I.
Titus Aurélius Fulvius Boionius Antonin le Pieux était, du côté de son père, originaire de la ville de Nîmes dans la Gaule Transalpine. Il eut pour aïeul Titus Aurélius Fulvius, qui, après avoir passé par différentes magistratures, fut deux fois consul, et enfin préfet de Rome ; pour père, Aurélius Fulvius, qui fut aussi consul, homme intègre et de moeurs pures ; pour aïeule maternelle, Boionia Procilla ; pour mère, Arria Fadilla ; pour grand-père du côté de sa mère, Arrius Antonin, deux fois consul, homme irréprochable, et qui plaignit Nerva d'occuper le trône ; pour soeur utérine, Julia Fadilla ; pour beau-père, par un second mariage de sa mère, Julius Lupus, personnage consulaire ; pour femme, Annia Faustina, fille d'Annius Vérus. Il eut deux fils et deux filles. L'aînée de celles-ci lui donna pour gendre Lamia Syllanus, et la plus jeune, Marc Antonin.
Antonin le Pieux naquit dans une maison de campagne près de Lanuvium, le treize des calendes d'octobre, sous le douzième consulat de Domitien et le premier de Cornélius Dolabella. Il fut élevé à Lauris, sur la voie Aurélienne, et il y bâtit, dans la suite, un palais dont on voit encore aujourd'hui les restes. Il passa son enfance avec son grand-père maternel, puis avec son aïeul paternel, et il aima religieusement toute sa famille ; aussi ses cousins, le mari de sa mère et la plupart de ses parents, lui laissèrent-ils leur héritage.
II.
Il avait une beauté remarquable, l'esprit brillant, des goûts modérés, beaucoup de noblesse dans le visage et d'aménité dans le caractère, une éloquence peu commune, de belles connaissances en littérature. Il était singulièrement sobre, protecteur éclairé de l'agriculture, bon, libéral, point envieux du bien d'autrui, et tout cela avec mesure et sans ostentation. C'était, en un mot, un prince accompli, et qui, de l'avis de tous les gens de bien, mérite d'être comparé à Numa Pompilius. Il reçut du sénat le surnom de Pieux, soit parce qu'un jour, en présence de cette assemblée, il présenta la main à son beau-père affaibli par l'âge (ce qui, en vérité, ne justifie pas suffisamment ce titre, car il y a plus d'impiété à ne pas s'acquitter de ce devoir que de piété à le remplir) ; soit pour avoir sauvé la vie à ceux qu'Adrien, pendant sa maladie, avait ordonné de tuer ; soit parce qu'après la mort de ce prince il lui fit rendre, contre le sentiment général, des honneurs sans fin et sans mesure ; soit parce qu'Adrien ayant voulu se donner la mort, il sut, à force de vigilance et de soins, l'empêcher d'accomplir cette résolution ; soit enfin, ce qui est plus vraisemblable, à cause de sa bonté immense et du bonheur constant dont on jouit sous son règne. Il plaça son argent au denier trois, c'est-à-dire au plus bas intérêt, et il aida de son patrimoine un grand nombre de personnes. Il signala sa questure par des libéralités, sa préture par ses magnificences. Il partagea le consulat avec Catilius Sévère. Il passa presque tout le temps de sa vie privée à la campagne, et il se conduisit partout avec distinction. Adrien le mit au nombre des quatre consulaires à qui était confiée l'administration de l'Italie, et lui donna le gouvernement de la partie de ce territoire où il avait le plus de possessions, conciliant ainsi la gloire et la tranquillité d'un tel homme.
III.
Tandis qu'il gouvernait l'Italie, un présage lui fut donné de son avénement à l'empire. En effet, au moment où il montait sur son tribunal, il entendit, entre autres acclamations, ces paroles : «Auguste, que les dieux vous conservent !» Il surpassa dans son proconsulat d'Asie la gloire de son aïeul, demeurée jusqu'à lui sans rivale. Il reçut encore, durant ces fonctions, un présage de l'empire ; car la prêtresse de Tralles, au lieu de le saluer de son titre, comme elle le faisait pour tous les autres, et de dire, «Salut, proconsul,» lui dit : «Salut, empereur.» Dans la ville de Cyzique, une couronne fut transportée de la statue d'un dieu sur la sienne. Après son consulat, un taureau en marbre, placé dans un verger, se trouva suspendu par les cornes aux branches d'un arbre, qui l'avait soulevé en grandissant. La foudre tomba, par un beau temps, dans sa maison, sans y causer aucun dommage. En Etrurie, des tonneaux qu'on avait enfouis furent trouvés sur le sol. Des essaims d'abeilles couvrirent ses statues dans toute l'étendue de ce pays. Il fut souvent averti en songe de placer l'image d'Adrien parmi ses dieux pénates.
Il perdit sa fille aînée, au moment de partir pour son proconsulat. On a beaucoup parlé de sa femme, à cause de sa vie déréglée et licencieuse, qui lui causa d'amers et secrets chagrins.
Après son proconsulat, il vécut habituellement à Rome, fut souvent appelé aux conseils d'Adrien, et se déclara toujours, dans les affaires soumises à son expérience, pour le parti de la douceur.
IV.
Voici comme on prétend que se fit son adoption. Après la mort d'Elius Vérus, à qui Adrien avait donné, en l'adoptant, le titre de César, on assembla le sénat. Arrius Antonin s'y rendit, aidant son beau-père à marcher ; et ce fut, dit-on, ce qui le fit adopter par Adrien. Mais ce motif ne peut ni ne doit certainement avoir été le seul, Antonin ayant toujours bien mérité de la république, et s'étant distingué, dans son proconsulat, par la pureté de ses moeurs et par l'utilité de ses actes. Lors donc qu'Adrien eut fait connaître qu'il voulait l'adopter, on fixa un terme à Antonin pour déclarer s'il agréait l'adoption. La loi de cette adoption fut que, comme Adrien adoptait Antonin, celui-ci, à son tour, adopterait M. Antonin, fils de son beau-frère, et L. Vérus, connu dans la suite sous le nom de Vérus Antonin, et fils de cet Elius Vérus adopté par Adrien. Antonin fut adopté le cinq des calendes de mars. Il remercia son père, en présence du sénat, de sa bienveillance à son égard, et il fut nommé collègue de l'empereur dans le commandement proconsulaire et la puissance tribunitienne.
Le premier trait qu'on cite de lui depuis son adoption, c'est que sa femme ayant blâmé sa réserve dans je ne sais quelle largesse faite à ses gens, il lui dit : «Sachez donc, insensée, que, depuis que nous sommes appelés à l'empire, ce que nous avions ne nous appartient plus.» Il donna, sur sa propre fortune, un congiaire aux soldats et au peuple, et tout ce qu'Adrien avait promis. Il contribua, pour une grande part, à l'achèvement des ouvrages commencés par ce prince. Il remit à l'Italie tout le coronaire offert à l'occasion de son adoption, et la moitié aux provinces.
V.
II fut religieusement soumis à Adrien, pendant toute la vie de cet empereur. Celui-ci étant mort à Baies, il transporta ses restes à Rome avec de grandes marques de respect et de vénération, et il les déposa dans les jardins de Domitia. Il le plaça même au rang des dieux, malgré une opposition unanime. Il permit au sénat de donner à sa femme Faustine le titre d'Augusta et il accepta le surnom de Pieux. Il agréa les statues qu'on décerna à son père, à sa mère, à ses aïeux et à ses frères, qui étaient déjà morts. A l'exception des jeux du cirque, destinés à célébrer l'anniversaire de sa naissance, il refusa tous les honneurs qu'on voulut lui rendre. Il consacra un bouclier magnifique à Adrien et lui donna des prêtres. A son avénement au trône, il ne remplaça aucun de ceux à qui cet empereur avait donné des charges. Il était si constant dans ses choix, qu'il laissa pendant sept ans et même pendant neuf, dans leurs provinces, les gouverneurs qui s'y conduisaient bien.
Il fit plusieurs guerres par ses lieutenants. C'est ainsi que Lollius Urbicus vainquit les Bretons, et fit élever un second mur de gazon après avoir repoussé ces barbares. Les Maures furent réduits à demander la paix. Les gouverneurs de provinces et ses généraux soumirent les Germains, les Daces, plusieurs autres peuples, et les Juifs, qui s'étaient révoltés. Il étouffa aussi des rébellions en Achaïe et en Egypte.
VI.
Il réprima plus d'une fois les Alains, qui se remuaient. Il prescrivit à ses délégués de mettre beaucoup de douceur dans la perception des impôts, et il fit rendre un compte exact de leur conduite à ceux qui sortaient des bornes de la modération. On ne le vit jamais se réjouir d'un profit qui était une charge pour les provinces. Il écoutait avec bonté les plaintes qu'on lui faisait de ses intendant. Il demanda au sénat la grâce de ceux qu'Adrien avait condamnés, disant que ce prince la leur eût donnée, s'il eût vécu. Il tempéra par une extrême affabilité la majesté impériale, qui ne fit qu'y gagner, au grand regret des courtisans, lesquels ne pouvaient plus, sous un prince habitué à tout faire par lui-même, ni effrayer les peuples, ni vendre en secret les emplois. Il eut, empereur, autant d'égards pour le sénat qu'il avait désiré, simple citoyen, que l'empereur en eût pour lui. Il reçut avec la plus vive reconnaissance le titre de Père de la Patrie, que lui offrit le sénat, et qu'il avait refusé une première fois.
Il perdit son épouse Faustine, la troisième année de son règne. Le sénat lui rendit les honneurs divins, et lui décerna des jeux dans le cirque, un temple, des prêtresses, et des statues d'or et d'argent. Lui-même consentit que l'image de cette impératrice fût portée dans tous les jeux du cirque, et il accepta la statue d'or que le sénat voulut lui ériger.
Sur la demande de cette assemblée, il créa consul M.Antonin, qui était questeur; et il désigna pour la questure, avant l'âge, Annius Vérus, qui fut dans la suite appelé Antonin. Il ne statuait rien concernant les provinces, il ne prenait aucune mesure importante, avant d'en avoir conféré avec ses amis, et ses édits n'étaient que l'expression de leur opinion. Il les recevait vêtu comme un simple particulier, et occupé de ses affaires domestiques.
VII.
Il gouverna les peuples qui lui furent soumis avec un soin aussi vigilant que si eux et leurs biens lui eussent appartenu. Toutes les provinces furent florissantes sous son règne. Les délateurs disparurent. La confiscation des biens devint plus rare que jamais ; un seul citoyen, Attilius Tatien, coupable d'avoir aspiré à la tyrannie, vit mettre ses biens en vente, et ce fut le sénat qui lui infligea cette peine. L'empereur ne voulut pas qu'on recherchât ses complices, et il aida son fils dans toutes les occasions. Convaincu du même crime, Priscien périt, mais par une mort volontaire ; et Antonin fit défense d'approfondir cette conjuration.
Antonin le Pieux mit dans sa manière de vivre une opulence sans faste et une économie sans avarice. Ses propres esclaves, ses oiseleurs, ses pêcheurs, ses chasseurs, pourvoyaient seuls aux besoins de sa table. Il ouvrait gratuitement ses bains au peuple, quand il s'était baigné. Il ne changea rien aux habitudes de sa vie privée. Il supprima les honoraires de plusieurs citoyens, qui les recevaient sans les gagner ; et il disait «qu'il n'y avait rien de plus contraire à la justice et même à l'humanité, que de laisser la république en proie à des oisifs qui ne lui rendaient aucun service.» C'est aussi ce qui lui fit diminuer la pension du poète lyrique Mésomède. Il connaissait exactement les revenus et les impôts des provinces. Il assura à sa fille le bien qu'il possédait en propre, mais il en donna les revenus à la république. Il vendit ceux des meubles et des biens de la couronne qui lui parurent superflus, et il vécut dans chacune de ses propres terres alternativement et selon les saisons. Il n'entreprit de voyages que pour visiter les possessions qu'il avait dans la Campanie, disant «Que le train d'un prince, même économe, est toujours à charge aux provinces» ; et quoiqu'il se tînt à Rome, afin de recevoir plus tôt les nouvelles qui y affluaient comme au centre de l'empire, il n'en eut pas moins une grande autorité sur toutes les nations.
VIII.
Il donna le congiaire au peuple et y ajouta le donatif aux soldats. Il consacra, en mémoire de Faustine, un fonds spécial à l'entretien de jeunes filles qui furent appelées Faustiniennes.
Les ouvrages que lui doit Rome sont le temple d'Adrien, dédié à ce prince ; le Grécostade, rebâti après un incendie ; l'amphithéâtre réparé ; le sépulcre d'Adrien, le temple d'Agrippa, le pont sur pilotis, la restauration du Phare, le port de Caïète, des réparations à celui de Terracine, les bains d'Ostie, les aqueducs d'Antium, les temples de Lanuvium. Il accorda des secours en argent à un grand nombre de villes, soit pour construire de nouveaux édifices, soit pour en réparer d'anciens.
Il donna aussi à des magistrats et à des sénateurs de Rome les moyens de soutenir leur dignité. Il refusa les successions de tous ceux qui avaient des fils. Il statua le premier qu'un legs fait àquelqu'un qui aurait mérité un châtiment ne serait pas valable. Il ne donna jamais de successeur à un bon juge, de son vivant, excepté au préfet de Rome, Orphitus, lequel en demanda un. Gavius Maximus fut sous lui préfet du prétoire durant vingt ans : c'était un homme fort austère ; il eut pour successeur Tatius Maximus. Celui-ci mort, l'empereur créa deux préfets, Fabius Répentinus et Cornélius Victorin. Mais le premier resta flétri du soupçon d'avoir obtenu cette place par une concubine du prince. Il est si vrai qu'aucun sénateur ne fut mis à mort sous Antonin, qu'un membre de cet ordre, qui s'avoua parricide, fut jeté dans une île déserte, parce que les lois de la nature le condamnaient à mourir. On vit Antonin remédier à une disette en achetant de ses propres deniers du vin, de l'huile et du blé, qu'il fit distribuer gratuitement au peuple.
IX.
Son règne fut marqué par les malheurs suivants : la famine dont nous venons de parler ; la chute du cirque ; un tremblement de terre, qui détruisit, dans l'île de Rhodes en Asie, plusieurs villes que ce prince fit reconstruire entièrement. Il y eut à Rome un incendie qui consuma trois cent quarante maisons isolées ou contiguës. La cité de Narbonne, la ville d'Antioche et le forum de Carthage furent la proie des flammes. Le Tibre déborda ; il parut une comète chevelue ; un enfant naquit avec deux têtes, et une femme accoucha de cinq enfants à la fois. On vit en Arabie un serpent à crinière, d'une grandeur extraordinaire, et qui se dévora depuis la queue jusqu'au milieu du corps. Ce pays fut aussi affligé de la peste. On vit, dans la Mésie, de l'orge croître sur la cime des arbres. Enfin quatre lions, dépouillant leur férocité, se laissèrent prendre volontairement en Arabie.
Le roi Pharasmane vint trouver Antonin à Rome, et lui témoigna plus de déférence qu'à Adrien. L'empereur donna Pacore pour roi aux Lades. Il n'eut besoin que d'une lettre pour détourner le roi des Parthes du dessein d'attaquer les Arméniens. Son autorité suffit pour éloigner de l'Orient le roi Abare. Il termina les démêlés qu'avaient entre eux quelques rois. Il refusa au roi des Parthes, qui le réclamait, le siège royal que leur avait pris Trajan. Il renvoya Riméthalce dans le royaume du Bosphore, après avoir pris connaissance des différends qui s'étaient élevés entre lui et l'intendant de la province. Il envoya dans le Pont des secours aux Olbiopolites contre les Tauro-Scythes, et il obligea ceux-ci à donner des otages aux premiers. Personne n'eut plus d'ascendant que lui sur les nations étrangères, quoiqu'il eût toujours recherché la paix ; et il répétait souvent ce mot de Scipion : «Qu'il aimait mieux conserver un seul citoyen que de tuer mille ennemis.»
X.
Le sénat avait décrété que les mois de septembre et d'octobre seraient appelés Antonien et Faustinien ; mais il s'y refusa. Il célébra avec une grande magnificence le mariage de sa fille Faustine avec Marc Antonin, et il accorda même, à cette occasion, un donatif aux soldats. Il nomma Vérus Antonin consul après sa questure. Il avait fait venir de Chalcis le philosophe Apollonius, et l'avait mandé au palais de Tibère, où il habitait, pour lui confier l'éducation de Marc Antonin. Le philosophe lui ayant dit «que ce n'était pas au maître à aller trouver le disciple, mais au disciple à venir trouver le maître,» Antonin lui répondit en riant : «Il a été plus facile à Apollonius de venir de Chalcis à Rome que de sa maison dans ce palais.» Il remarqua aussi sa cupidité dans la question des honoraires. Une preuve, entre autres, de la bonté d'Antonin, c'est que, voyant Marcus pleurer la mort de son gouverneur, et les courtisans l'empêcher d'en témoigner son chagrin, il leur dit : «Permettez-lui d'être homme : ni la philosophie ni le diadème ne détruisent les affections.»
Il enrichit ses préfets et les gratifia des ornements consulaires. S'il condamna quelques citoyens pour crime de concussion, il rendit leur patrimoineà leurs enfants, mais à la charge de restituer aux provinces ce qui leur avait été extorqué. Il se montra toujours très disposé à faire grâce. Il donna des jeux dans lesquels on vit des éléphants, des léocrocottes, des strepsicérotes, des crocodiles, des hippopotames, des tigres, et une infinité d'animaux tirés de toutes les contrées de la terre. Il fit aussi lâcher cent lions à la fois.
XI.
Sur le trône, il ne se conduisit pas autrement avec ses amis qu'il n'avait fait avant d'y monter. Aussi n'eurent-ils jamais recours, pour trafiquer de leur crédit, à l'entremise de ses affranchis, envers lesquels il était fort sévère. Il aima le talent des acteurs : ses plus grands plaisirs étaient la pêche, la chasse, la promenade avec ses amis et la conversation. Il passait avec eux, comme un simple particulier, le temps des vendanges. Il accorda, dans toutes les provinces, des distinctions et des appointements aux rhéteurs et aux philosophes. Quelques écrivains attribuent à d'autres les discours publiés sous son nom ; mais Marius Maximus prétend qu'ils sont bien de lui. Ses amis étaient invités àses repas particuliers ou publics. Jamais il ne se fit suppléer pour un sacrifice, à moins qu'il ne fût malade. Quand il sollicitait des dignités pour lui ou pour ses fils, il le faisait comme les autres citoyens. Lui-même assista souvent aux festins de ses amis. Entre autres preuves manifestes de la douceur de son caractère, on cite le trait suivant : Il s'était rendu chez Omulus, et, frappé de la beauté de certaines colonnes de porphyre, il lui demanda d'où il les avait tirées ; à quoi Omulus répondit : «Quand tu entres dans la maison d'autrui, sois muet et sourd» ; plaisanterie que le prince prit fort bien, comme il prenait d'ailleurs toutes celles d'Omulus.
XII.
Il s'occupa beaucoup de la jurisprudence, aidé des lumières de Vinidius Vérus, de Salvius Valens, de Volusius Métianus, d'Ulpius Marcellus, et de Jabolénus. Il apaisa, sans recourir à des moyens cruels, par sa prudence et son autorité, toutes les séditions qui éclatèrent. Il défendit d'enterrer les morts dans l'enceinte des villes. Il régla la dépense des combats de gladiateurs. Il mit une extrême attention à modérer l'usage des voitures. Il rendit compte au sénat et au peuple de tout ce qu'il fit.
Il mourut âgé de soixante et dix ans, et il fut regretté comme s'il eût été enlevé à la fleur de l'âge. Sa mort arriva, dit-on, ainsi : ayant mangé, un soir, avec trop d'avidité d'un fromage des Alpes, il eut des vomissements pendant la nuit, et, le lendemain, quelque ressentiment de fièvre. Le troisième jour, voyant que le mal empirait, il recommanda à M. Antonin la république et sa fille, en présence des préfets ; et il fit porter chez ce prince la statue d'or de la Fortune, qui est toujours dans la chambre à coucher des empereurs. Il donna pour mot d'ordre au tribun de service : égalité d'âme ; et se tournant ensuite, comme s'il voulait dormir, il rendit l'esprit dans sa maison de Lori. Dans les moments où la fièvre affectait sa tête, il ne parlait que de la république et des rois qui l'avaient mécontenté. Il laissa son patrimoine à sa fille, et, dans son testament, des legs convenables à tous les siens.
XIII.
Il était grand et bien fait. Mais l'âge l'ayant à la fin courbé, il portait, pour se tenir droit en marchant, une espèce de corps fait de tablettes de tilleul. Dans sa vieillesse, il prenait, avant de recevoir ceux qui venaient le saluer, un peu de pain sec pour soutenir ses forces. Sa voix, quoique un peu rauque, était sonore et même agréable.
Le sénat le mit au rang des dieux, de concert avec tous les citoyens, qui louaient à l'envi sa piété filiale, sa clémence, son esprit, et la pureté de ses moeurs. On lui décerna aussi tous les honneurs accordés jusque là aux meilleurs princes. Il eut un flamine, des jeux dans le cirque, un temple, et des prêtres appelés Antoniniens.
De tous les empereurs, il fut le seul qui, autant que cela put dépendre de lui, vécut sans répandre ni le sang des citoyens ni celui des ennemis ; et on peut avec raison le comparer à Numa, dont il eut le bonheur, la piété, la tranquillité sur le trône, et les honneurs après sa mort.