I. Les lettres de C. César ayant été remises par
Fabius aux consuls, ce ne fut qu'avec beaucoup de peine et sur les vives
instances des tribuns du peuple qu'on obtint d'eux qu'il en fût fait lecture
dans le sénat ; mais, quand il fut proposé que le sénat délibérât sur le contenu
de ces lettres, on ne put l'obtenir. Les consuls ne parlent que du danger de la
république. Le consul L. Lentulus promet de défendre la république et le sénat,
si l'on opine hardiment et courageusement ; "mais, si l'on ne cherche qu'à
ménager César et à gagner ses bonnes grâces, comme on a fait jusqu'alors, il ne
prendra conseil que de lui-même et ne déférera plus à l'autorité du sénat ; il
a, lui aussi, un asile dans l'amitié de César." Scipion parle dans le même sens.
"Pompée, dit-il, est prêt à soutenir la république, pourvu que le sénat le
seconde; mais, si l'on hésite, si l'on agit mollement, ce sera en vain que plus
tard le sénat implorera son secours".
II. Ce discours de Scipion, tenu dans Rome en plein
sénat, tandis que Pompée était aux portes de la ville, semblait sorti de la
bouche même de Pompée. Quelques-uns avaient proposé des avis plus modérés.
Ainsi, d'abord, M. Marcellus, parlant sur ce sujet, demanda qu'on ne fît au
sénat aucun rapport sur cette affaire avant d'avoir levé par toute l'Italie une
armée à l'abri de laquelle le sénat pût librement et sans crainte ordonner ce
qui lui plairait ; ainsi M. Calidius voulait que Pompée se rendît dans les
provinces de son gouvernement pour ôter tout prétexte de guerre, parce que
César, à qui l'on avait retiré deux légions, pouvait craindre qu'on ne les
employât contre lui tant que Pompée les retiendrait aux portes de Rome ; ainsi,
encore, M. Rufus avait, à peu de chose près, opiné comme Calidius. Mais tous les
trois furent fortement réprimandés par le consul L. Lentulus, qui même refusa de
mettre aux voix l'avis de Calidius. Marcellus, effrayé par ces reproches, retira
le sien. Ainsi les cris du consul, la présence d'une armée, les menaces des amis
de Pompée entraînent la plupart des sénateurs et les forcent, malgré eux, à se
ranger à l'avis de Scipion. L'on décrète "que César licenciera son armée dans un
délai prescrit ; et que, s'il y manque, il sera déclaré ennemi de la
république". M. Antonius et Q. Cassius, tribuns du peuple, s'opposent au décret.
Un rapport est fait aussitôt sur l'opposition des tribuns : on ouvre des avis
pleins de violence ; et plus les mesures qu'on propose sont acerbes et cruelles,
plus on est applaudi par les ennemis de César.
III. Sur le soir, au sortir de l'assemblée, Pompée
mande tous les sénateurs. Il loue les uns et les encourage pour l'avenir ; il
réprimande et excite ceux qui se sont montrés timides. En même temps il rappelle
de tous côtés un grand nombre de vétérans de ses armées, par l'espoir des
récompenses et de l'avancement; et la plupart des soldats des deux légions
envoyées par César sont également appelés sous les drapeaux. Rome est remplie de
compagnons d'arme de Pompée, tribuns, centurions, rengagés. Les amis des
consuls, les partisans de Pompée, tous ceux qui avaient de vieilles inimitiés
contre César, se rendent en foule au sénat : par leurs cris et par leur
concours, ils intimident les faibles, rassurent ceux qui hésitent, enfin
enlèvent au plus grand nombre le pouvoir d'exprimer franchement leur opinion. Le
censeur L. Pison offre d'aller vers César pour l'informer de ce qui se passe ;
le préteur L. Roscius fait la même proposition : ils ne demandent pour cela
qu'un délai de six jours. Quelques-uns même sont d'avis qu'on envoie à César des
députés qui lui exposent la volonté du sénat.
IV. Ces divers avis sont rejetés; on oppose à chacun
d'eux le discours du consul, de Scipion et de Caton. D'anciennes inimitiés et le
chagrin d'un refus animent Caton contre César. Lentulus, accablé de dettes,
espère obtenir une armée, des provinces, compte sur les largesses des rois qui
désirent notre alliance, et se vante parmi ses amis d'être un autre Sylla, qui
arrivera un jour à l'empire. Scipion se flatte également d'avoir une province et
une armée, dont il partagera le commandement avec Pompée dont il est l'ami :
ajoutez à cela la crainte d'un jugement, l'intérêt de sa vanité, et la faveur
des hommes qui avaient alors le plus de pouvoir dans la république et dans les
tribunaux. Pompée lui-même, excité par les ennemis de César, et ne voulant pas
avoir d'égal, s'était séparé entièrement de lui, et réconcilié avec leurs
ennemis communs, qu'il avait attirés en grande partie à César dans le temps de
leur alliance. D'ailleurs, honteux de sa conduite peu loyale par rapport aux
deux légions destinées pour l'Asie et la Syrie, et qu'il avait retenues pour
établir par elles son pouvoir et sa domination, il souhaitait qu'on en vint aux
armes.
V. Par ces motifs, tout se décide à la hâte et en
tumulte ; on ne donne pas le temps aux parents de César de l'avertir ; on ne
laisse pas aux tribuns du peuple le moyen de détourner le péril qui les menace,
ou de faire valoir leur dernier privilège, le droit d'opposition que L. Sylla
avait respecté. Ils sont forcés, dès le septième jour, de songer à leur sûreté ;
or, auparavant, les tribuns les plus séditieux ne rendaient aucun compte et
n'étaient pas inquiétés avant le huitième mois. Enfin on a recours à ce
sénatus-consulte, qui, par son importance, venait le dernier de tous, alors que
Rome était, pour ainsi dire, menacée d'incendie, et que chacun désespérait de
son salut : "Que les consuls, les préteurs, les tribuns du peuple, et les
consulaires qui sont près de Rome, veillent à ce que la république ne reçoive
aucun dommage." Ce décret fut rendu le sept des ides de janvier. Ainsi, des cinq
premiers jours du consulat de Lentulus où le sénat put s'assembler, deux furent
employés à la tenue des comices, et le reste à porter les décrets les plus
hautains et les plus durs contre l'autorité de César et contre les tribuns du
peuple, si dignes de respect. Les tribuns du peuple s'enfuient aussitôt de la
ville et se rendent près de César. Celui-ci était alors à Ravenne, où il
attendait une réponse à ses offres pleines de modération, souhaitant que
l'équité des hommes pût permettre le maintien de la paix.
VI. Les jours suivants, le sénat s'assemble hors de
Rome. Pompée y répète tout ce que Scipion a déjà dit de sa part ; il loue le
courage et la fermeté du sénat ; il énumère ses forces ; il a toutes prêtes dix
légions ; en outre il sait d'une manière certaine que les soldats ne sont pas
affectionnés à César, et qu'on ne pourra les persuader de le défendre ou de le
suivre. Pour le reste, on en réfère au sénat : on propose de faire des levées
dans toute l'Italie, d'envoyer Faustus Sylla en Mauritanie en qualité de
propréteur, et de tirer de l'argent du trésor public pour Pompée. On parle aussi
de déclarer le roi Juba ami et allié, du peuple romain. Mais Marcellus dit qu'il
ne le souffrira pas ; et Philippus, tribun du peuple, s'oppose de son côté à ce
qu'on a demandé pour Faustus. Le reste passe en décrets. On accorde des
gouvernements à de simples particuliers : deux de ces gouvernements étaient
consulaires, les autres prétoriens. À Scipion échoit la Syrie ; à L. Domitius la
Gaule. Philippus et Cotta sont oubliés par des intrigues particulières; leurs
noms ne sont pas tirés au sort. On envoie des préteurs dans les autres
provinces, et ils partent sans attendre, comme cela se pratiquait les autres
années, que le peuple ait ratifié leur élection, qu'ils aient revêtu l'habit de
guerre, et prononcé les voeux accoutumés. Ce qui ne s'était jamais vu jusque là,
les consuls sortent de la ville; et de simples particuliers se font précéder de
licteurs à Rome et au Capitole, contre tous les exemples du passé. On fait des
levées par toute l'Italie, on commande des armes, on exige de l'argent des
villes municipales, on en prend dans les temples: tous les droits divins et
humains sont confondus.
VII. Informé de ce qui se passe, César harangue ses troupes. Il rappelle
les injures dont ses ennemis l'ont accablé dans tous les temps, et se plaint que
les efforts d'une malignité envieuse lui aient à ce point aliéné Pompée dont il
a toujours favorisé, secondé le crédit et la puissance. Il se plaint que par une
nouveauté, jusqu'alors sans exemple dans la république, on en soit venu à
diffamer, à étouffer, par les armes, le droit d'opposition tribunitienne,
rétabli les années précédentes. Sylla, quoiqu'il eût dépouillé le tribunal de
tout crédit, lui avait du moins laissé la liberté d'opposition : Pompée, qui
passe pour lui avoir rendu ses anciens droits, lui a même ôté ceux qu'il
possédait auparavant. Il ajoute que, toutes les fois que l'on a décrété que les
magistrats eussent à veiller au salut de la république (lequel sénatus-consulte
appelle aux armes tout le peuple romain), ce décret n'a été rendu qu'à
l'occasion de lois désastreuses, de quelque violence tribunitienne, d'une
révolte du peuple, alors que les temples et les lieux fortifiés ont été
envahis ; que ces excès des siècles passés ont été expiés par la mort de
Saturninus et des Gracques ; que, pour le présent, il n'a été rien fait, rien
pensé de semblable ; aucune loi n'a été promulguée, aucune proposition soumise
au peuple, aucune séparation consommée. Il les exhorte à défendre contre ses
ennemis l'honneur et la dignité du général sous lequel ils ont, pendant neuf
ans, si glorieusement servi la république, gagné tant de batailles, soumis toute
la Gaule et la Germanie. À ce discours, les soldats de la treizième légion
(César l'avait rappelée auprès de lui dès le commencement des troubles ; les
autres n'étaient pas encore arrivées) s'écrient, d'une voix unanime, qu'ils sont
prêts à venger les injures de leur général et des tribuns du peuple.
VIII. Assuré des dispositions des soldats, César part avec cette légion
pour Ariminium, et y rencontre les tribuns du peuple qui venaient se réfugier
vers lui. Il tire ses autres légions de leurs quartiers d'hiver, et leur ordonne
de le suivre. Là, le jeune L. César, dont le père était un de ses lieutenants,
vient le joindre. Ce jeune homme, après lui avoir rendu compte des motifs qui
l'amènent, lui annonce "qu'il a été chargé par Pompée d'une mission
particulière : que Pompée désire justifier sa conduite aux yeux de César, afin
que ce qu'il a fait pour le bien de la république ne lui soit pas imputé à
crime ; qu'il a toujours préféré l'intérêt public à ses affections
particulières ; que c'est aussi un devoir pour César de sacrifier ses passions
et ses ressentiments au bien de l'état, de peur qu'en voulant, dans sa colère,
frapper ses ennemis, il n'atteigne la république." Lucius ajoute quelques mots
de ce genre, tendant à la justification de Pompée. Le préteur Roscius s'exprime,
sur le même sujet, à peu près dans les mêmes termes, et déclare parler au nom de
Pompée.
IX. Bien que cette démarche ne parût en rien pouvoir
réparer les anciennes injures, néanmoins, croyant ces deux hommes propres à
rapporter à Pompée ce qu'il avait à lui dire, César les pria, l'un et l'autre,
puisqu'ils s'étaient chargés du message, de vouloir bien aussi se charger de la
réponse ; ils pourraient peut-être, sans prendre trop de peine, mettre fin à une
querelle déplorable et délivrer toute l'Italie de ses craintes. "Lui aussi, il
avait toujours considéré avant tout la gloire de la république, qui lui était
plus chère que la vie : il avait vu avec douleur que ses ennemis voulussent lui
arracher, par un affront, la faveur du peuple romain, lui ôter les six derniers
mois de son gouvernement et le forcer de retourner à Rome, quoique le peuple eût
autorisé son absence des prochains comices : toutefois, dans l'intérêt de la
république, il avait souffert patiemment ce tort fait à sa gloire: il avait
écrit au sénat pour demander que toutes les armées fussent licenciées, et
n'avait pu l'obtenir ; on faisait des levées dans toute l'Italie ; on retenait
deux légions qu'on lui avait retirées sous prétexte d'une guerre contre les
Parthes: toute la ville était sous les armes. Tous ces mouvements avaient-ils
d'autre but que sa perte ? Cependant il était prêt à consentir à tous les
sacrifices, à tout souffrir pour l'amour de la république. Que Pompée se rende
dans son gouvernement ; que tous deux licencient leurs troupes ; que chacun pose
les armes en Italie ; que Rome soit délivrée de ses craintes; que les comices
soient libres, et les affaires publiques remises au sénat et au peuple romain.
Enfin, pour aplanir ces difficultés, pour arrêter les conditions d'un accord, et
les sanctionner par un serment, que Pompée s'approche ou qu'il se laisse
approcher par César : une entrevue pourra terminer leurs différends."
X. Après avoir accepté la mission, Roscius se rend à
Capoue avec L. César, et là il trouve les consuls et Pompée. Il leur rapporte
les demandes de César. Ceux-ci, après en avoir délibéré, le renvoient avec une
réponse par écrit, laquelle portait : "Que César retournerait en Gaule,
sortirait d'Ariminium, licencierait son armée : que, moyennant cela, Pompée
irait en Espagne. En attendant, jusqu'à ce que César eût garanti l'exécution de
ses promesses, les consuls et Pompée ne discontinueraient point les levées.
XI. Il était injuste de demander que César sortît d'Ariminium
et retournât dans son gouvernement, tandis que Pompée retiendrait des provinces
et des légions qui n'étaient pas à lui ; que César licenciât son armée pendant
qu'on faisait des levées ; que Pompée promît de se rendre dans son gouvernement,
et de ne pas fixer le délai dans lequel il partirait : de sorte que si, à la fin
du consulat de César, Pompée n'était pas parti, on ne pourrait l'accuser d'avoir
faussé son serment. D'ailleurs, ne marquer aucun temps pour une entrevue, ne pas
s'engager à se rapprocher de César, c'était ôter tout espoir d'accommodement. En
conséquence, César fait partir M. Antoine d'Ariminium, et l'envoie à Arrétium
avec cinq cohortes : pour lui, il reste à Ariminium avec deux légions, et y
ordonne des levées. Il occupe Pisaurum, Fanum, Ancône, en mettant une cohorte
dans chacune de ces places.
XII. Cependant, informé que le préteur Thermus tenait Iguvium avec cinq
cohortes, et qu'il faisait fortifier cette ville, mais que les habitants lui en
étaient tout dévoués, César y envoya Curion avec trois cohortes qu'il tira de
Pisaurum et d'Ariminium. Ayant appris leur arrivée, Thermus, se défiant des
dispositions des citoyens, retire ses cohortes et s'enfuit : ses soldats
l'abandonnent en chemin et retournent chez eux. Curion entre dans Iguvium à la
grande satisfaction des habitants. Après ce succès, plein de confiance dans les
sentiments des villes municipales, César tire des garnisons les cohortes de la
treizième légion, et part pour Auximum où Attius s'était jeté avec quelques
cohortes, et d'où il envoyait des sénateurs faire des levées dans tout le
Picénum.
XIII. À la nouvelle de l'arrivée de César, les
décurions d'Auximum se rendent en grand nombre vers Attius Varus. Ils lui disent
"qu'ils n'ont pas à juger la querelle présente, mais que ni eux-mêmes, ni leurs
concitoyens ne peuvent souffrir que C. César, après avoir si bien mérité de la
république par tant de belles actions, soit exclu de la ville et des murs :
qu'ainsi il songe à son nom dans l'avenir, et pourvoie à sa sûreté." Effrayé par
ces paroles, Attius Varus retire la garnison qu'il avait amenée, et s'enfuit.
Quelques soldats de César, appartenant aux premiers rangs, le poursuivent et le
forcent à s'arrêter : on en vient aux mains, et Varus est abandonné de ses
troupes : une partie de ses soldats se retirent chez eux, le reste va joindre
César, amenant avec eux prisonnier L. Pupius, premier centurion, qui avait déjà
eu ce même grade dans l'armée de Pompée. Quant à César, il donne aux soldats d'Attius
les éloges qu'ils méritent, renvoie Pupius, remercie les Auximates, et leur
promet de se souvenir de leur belle conduite.
XIV. Ces nouvelles étant arrivées à Rome, la terreur y
fut si grande, que le consul Lentulus, qui était venu, d'après un décret du
sénat, ouvrir le trésor pour en tirer de l'argent qu'on devait porter à Pompée,
s'enfuit tout à coup de la ville en laissant le trésor ouvert, parce qu'il
courut un faux bruit que César approchait et que déjà sa cavalerie avait paru.
Marcellus, son collègue, et la plupart des magistrats le suivirent. Pompée était
parti le jour précédent pour aller joindre les deux légions qu'il avait reçues
de César et mises en quartiers d'hiver dans l'Apulie. On suspendit les levées
qui se faisaient dans la ville, et personne ne se crut en sûreté en deçà de
Capoue. À Capoue seulement on se rassure, on se réunit, on s'occupe d'enrôler
les colons qui y avaient été conduits d'après la loi Julia ; et, comme César y
entretenait une troupe de gladiateurs, Lentulus les rassemble sur la place
publique, leur assure la liberté et leur donne des chevaux en leur commandant de
le suivre ; mais bientôt, averti par ses affidés que tout le monde blâmait cette
mesure, il les distribua dans les environs de la Campanie pour veiller à la
garde des esclaves.
XV. César, sorti d'Auximum, parcourut tout le Picénum.
Il n'y eut pas une préfecture de ce pays qui ne l'accueillît avec joie, et ne
fournît à son armée toute espèce de secours. La ville même de Cingulum, que
Labiénus avait fondée et bâtie à ses frais, lui envoie des députés, et lui
promet de faire avec le plus grand zèle tout ce qu'il ordonnera. Il demande des
soldats : on les donne. Cependant la douzième légion le rejoint. Avec ces deux
légions César marche sur Asculum Picénum. Lentulus Spinther tenait cette place
avec dix cohortes. À la nouvelle de l'arrivée de César, il se hâte d'en sortir,
et, après de vains efforts pour emmener ses cohortes, il est abandonné par la
plus grande partie de ses troupes. Laissé en chemin avec un petit nombre de
soldats, il rencontre Vibullius Rufus que Pompée envoyait dans le Picénum pour y
rassurer les esprits. Vibullius, ayant appris de Lentulus Spinther ce qui se
passe dans le Picénum, prend ses soldats et le laisse aller. Il rassemble,
autant que possible, les cohortes que Pompée avait levées dans les pays
voisins ; ayant rencontré Lucilius Hirrus qui s'enfuyait de Camérinum avec six
cohortes qu'il y avait eues en garnison, il les joint aux siennes ; en sorte
qu'il se trouve en avoir treize. Avec ces troupes il se rend à grandes journées
à Corfinium vers Domitius Ahénobarbus, et lui annonce que César arrive avec deux
légions. De son côté, Domitius avait levé environ vingt cohortes à Albe, chez
les Marses, les Péligniens, et dans les pays voisins.
XVI. Après la prise de Firmum, d'où Lentulus s'était
sauvé, César fit rechercher les soldats qui l'avaient abandonné, et ordonna de
nouvelles levées. Pour lui, après s'être arrêté un jour à Asculum, à cause des
approvisionnements, il marche sur Corfinium. Lorsqu'il y arriva, cinq cohortes
envoyées, détachées de la ville par Domitius, travaillaient à rompre un pont qui
était environ à trois milles pas. Là, un combat s'étant engagé entre les
éclaireurs de César et la troupe de Domitius, celle-ci fut bientôt repoussée
loin du pont, et se sauva dans la ville. César fit passer ses légions, et vint
camper sous les murs de la place.
XVII. Instruit de ces faits, Domitius dépêcha en
Apulie vers Pompée des hommes qui connaissent le pays ; il leur promet de
grandes récompenses et les charge de lettres par lesquelles il demande
instamment du secours. "Avec deux armées, dit-il, on pourra aisément enfermer
César dans ces défilés et lui couper les vivres. Mais si Pompée ne vient pas
lui-même avec plus de trente cohortes et un grand nombre de sénateurs et de
chevaliers romains, il se trouvera dans le plus grand péril." En même temps il
exhorte ses troupes, dispose ses machines sur le rempart, et assigne à chacun
son poste : ayant assemblé les soldats, il promet à chacun d'eux quatre arpents
de ses propriétés, et autant à proportion aux centurions et aux vétérans.
XVIII. Sur ces entrefaites, on apprend à César que
ceux de Sulmone, ville à sept milles de Corfinium, voulaient se donner à lui,
mais qu'ils en étaient empêchés par le sénateur Q. Lucrétius et par Attius
Pélignus qui la gardaient avec sept cohortes. César y envoie M. Antoine avec
cinq cohortes de la treizième légion. Ceux de Sulmone, dès qu'ils virent nos
enseignes, ouvrirent leurs portes, et tous ensemble, citoyens et soldats,
vinrent avec joie au-devant d'Antoine. Lucrétius et Attius se jetèrent du haut
des murs. Attius, conduit vers Antoine, demanda d'être envoyé à César. Antoine
revient avec Attius et les cohortes le même jour qu'il était parti. César joint
ces cohortes à son armée, et renvoie Attius sain et sauf. Dès les premiers jours
du siège, César s'occupe de fortifier son camp, fait venir du blé des villes
municipales des environs, et attend le reste de ses troupes. Dans les trois
premiers jours, arrivent vers lui la huitième légion, vingt-deux cohortes
nouvellement levées dans la Gaule, et environ trois cents cavaliers envoyés par
le roi de la Norique. Avec ce renfort, il forme un autre camp de l'autre côté de
la ville : il en donne le commandement à Curion. Les jours suivants il travaille
à entourer la place de retranchements et de forts. La plus grande partie de ces
ouvrages était achevée presque en même temps que les députés envoyés vers Pompée
étaient de retour.
XIX. Après avoir lu la lettre, Domitius en cache le
contenu et annonce que Pompée viendra bientôt à leur secours : il les exhorte à
ne pas perdre courage et à tout disposer pour la défense de la ville. Cependant
il a une conférence secrète avec quelques-uns de ses familiers, et forme le
projet de s'enfuir. Comme la contenance de Domitius démentait son langage, comme
il montrait dans sa conduite moins d'assurance et de fermeté qu'auparavant, et
que, contre sa coutume, il était sans cesse à tenir des conseils secrets avec
ses amis, en évitant de paraître en public, la vérité ne put demeurer plus
longtemps cachée. Au reste, Pompée avait répondu "qu'il n'était pas disposé à
courir une chance si périlleuse; que ce n'était ni par son conseil ni par son
ordre que Domitius s'était jeté dans Corfinium ; qu'ainsi il tâchât de venir le
joindre avec toutes ses troupes." Mais cela ne se pouvait; le siège et la
circonvallation de la place ne le permettaient pas.
XX. Le projet de Domitius ayant été divulgué, les
soldats qui étaient à Corfinium se rassemblent sur le soir, et s'entretiennent
alors de la situation avec leurs tribuns, leurs centurions et les principaux
d'entre eux. "Ils sont assiégés par César; les ouvrages, les fortifications sont
presque entièrement achevés; leur général Domitius, en qui ils ont placé leur
confiance et leur espoir, les trahit et songe à fuir : c'est donc à eux de
pourvoir à leur sûreté." Les Marses s'y opposent et s'emparent de la partie de
la ville la plus fortifiée; la querelle s'échauffe au point qu'ils sont près
d'en venir aux mains : mais bientôt, après quelques pourparlers, les Marses
apprennent l'abandon de Domitius qu'ils ignoraient. Alors tous d'un commun
accord, ayant amené Domitius sur la place, l'entourent, le surveillent, et
envoient des députés à César pour l'assurer qu'ils sont près à lui ouvrir leurs
portes, à obéir à ses ordres, et à remettre Domitius en son pouvoir.
XXI. A cette nouvelle, César, bien que persuadé qu'il
lui importait d'être au plus tôt maître de la ville, et de joindre à ses troupes
les cohortes qui s'y trouvaient, de crainte que des largesses, une harangue ou
de fausses nouvelles ne vinssent à changer les esprits, tout, à la guerre,
dépendant du moment ; craignant néanmoins que, dans la licence d'une entrée
nocturne, la ville ne fût pillée par ses soldats, il se contenta de donner de
grands éloges aux députés, et les renvoya en leur recommandant de s'assurer des
portes et des remparts. En même temps il place ses troupes le long des lignes,
non plus de distance en distance, comme les jours précédents, mais de façon que
les gardes et les sentinelles se touchent l'un l'autre et garnissent tous les
retranchements. Il fait faire des rondes par les tribuns et les préfets
militaires, et leur recommande d'avoir toujours l'oeil, non seulement sur les
sorties, mais encore sur toute évasion d'individus isolés. Personne dans l'armée
n'eut le coeur assez mou, assez languissant, pour se permettre cette nuit-là un
moment de repos. Tous les esprits étaient dans l'attente de ce qui allait
arriver ; tous, emportés loin d'eux-mêmes, se demandaient avec inquiétude ce que
deviendraient et les habitants de Corfinium, et Domitius, et Lentulus, et les
autres, et quelle serait la suite de ces événements.
XXII. Vers la quatrième veille, Lentulus Spinther
adresse la parole du haut de la muraille à nos sentinelles et à nos gardes,
disant qu'il désire qu'on lui permette de parler à César. La permission lui en
ayant été accordée, il sort de la ville, et les soldats de Domitius ne le
quittent que lorsqu'il est en présence de César. Alors il lui demande la vie, il
le conjure de l'épargner, invoque leur ancienne amitié, et lui rappelle les
grandes bontés que César a eues pour lui : ainsi il l'avait fait admettre dans
le collège des pontifes, lui avait fait obtenir le gouvernement de l'Espagne au
sortir de sa préture, et avait appuyé sa demande pour le consulat. César
l'interrompt, et lui dit qu'il n'a point quitté sa province avec de mauvaises
intentions, mais pour se défendre des injures de ses ennemis, pour rétablir dans
leur dignité les tribuns du peuple qu'on n'a bannis de la ville qu'à cause de
lui, et pour recouvrer sa liberté et celle du peuple romain qu'opprime une
faction. Rassuré par ces paroles, Lentulus demande qu'il lui soit permis de
retourner à la ville, afin que la grâce qu'il a obtenue serve aux autres de
consolation et d'espoir ; car, dans leur effroi, plusieurs ne voient plus
d'autre ressource que de s'arracher la vie. Cette permission lui est accordée;
il se retire.
XXIII. Dès que le jour parut, César fit venir devant
lui tous les sénateurs, leurs enfants, les tribuns militaires et les chevaliers
romains. Il y avait, de l'ordre des sénateurs, L. Domitius, P. Lentulus Spinther,
L. Cécilius Rufus, Sex. Quintilius Varus, questeur, L. Rubrius ; en outre le
fils de Domitius, une foule d'autres jeunes gens, et un grand nombre de
chevaliers romains et de décurions que Domitius avait fait venir des villes
municipales. Quand ils furent en sa présence, César les garantit des insultes et
des reproches des soldats ; se plaignit en peu de mots de l'ingratitude dont
plusieurs d'entre eux payaient ses nombreux bienfaits, et les renvoya tous sans
leur faire aucun mal. Comme les duumvirs de Corfinium lui offraient six millions
de sesterces que Domitius avait apportés et déposés au trésor, il les rendit à
Domitius pour qu'on ne pensât pas qu'il avait plus de respect pour la vie des
hommes que pour leur argent ; et cependant il était certain que cette somme
provenait du trésor public, et qu'elle avait été donnée par Pompée pour la solde
des troupes. Quand il a pris le serment des troupes de Domitius, César lève son
camp après être resté sept jours devant Corfinium, fait une marche ordinaire,
et, longeant les frontières des Marrucins, des Frentani et des Larinates, arrive
en Apulie.
XXIV. Pompée, instruit de ce qui s'était passé à
Corfinium, va de Lucéria à Canusium, et de là à Brindes. Il y fait venir de
toutes parts les troupes nouvellement levées, arme les esclaves et les pâtres,
et leur donne des chevaux : il forme avec eux un corps d'environ trois cents
cavaliers. Le préteur L. Manlius s'enfuit d'Albe avec six cohortes ; le préteur
Rutilius Lupus de Terracine avec trois: ces dernières, ayant aperçu de loin la
cavalerie de César, commandée par Vibius Curius, abandonnent le préteur et
passent du côté de Curius avec leurs enseignes. Quelques-unes, fuyant par
d'autres chemins, rencontrent les légions de César, d'autres sa cavalerie. On
arrête et l'on amène à César N. Magius de Crémone, commandant des ouvriers de
Pompée. César le renvoie à Pompée, avec ordre de lui dire que, n'ayant pu jusque
là conférer avec lui, et devant bientôt le joindre à Brindes, il importe à la
république et au salut commun qu'ils aient ensemble une entrevue ; qu'il est,
d'ailleurs, bien différent de communiquer de loin et par des tiers, ou de
discuter ensemble toutes les conditions.
XXV. Bientôt après, il arrive devant Brindes avec six
légions, dont trois de vétérans, et trois nouvellement levées qu'il avait
complétées en chemin ; car, pour les troupes de Domitius, il les avait tout
d'abord envoyées de Corfinium en Sicile. En arrivant, il trouve que les consuls
sont partis pour Dyrrachium avec une grande partie de l'armée, et que Pompée est
resté à Brindes avec vingt cohortes. On ne savait pas si, en restant, son
intention avait été de garder cette place, afin de dominer plus facilement toute
la mer Adriatique par les extrémités de l'Italie et de la Grèce, et de pouvoir
ainsi diriger la guerre des deux côtés, ou s'il avait été retenu par le manque
de vaisseaux. César, craignant que Pompée ne voulût pas quitter l'Italie,
résolut de fermer la sortie du port de Brindes, et d'empêcher le service. Voici
les travaux qu'il fit pour cela. Là où l'entrée du port était le plus resserrée,
il jeta aux deux côtés du rivage un môle et des digues, chose que les bas-fonds
rendaient facile en cet endroit. Plus loin, comme la digue ne pouvait se
maintenir à cause de la profondeur des eaux, il plaça, à trente pieds des
digues, deux radeaux qu'il fixa aux quatre angles par des ancres, pour que les
vagues ne pussent les ébranler. Quand ces radeaux furent posés et établis, il en
ajouta d'autres de pareille grandeur, et les couvrit de terre et de fascines,
afin qu'on pût marcher dessus librement quand il s'agirait de les défendre. Sur
le front et sur les côtés, il les garnit de parapets et de claies ; et de quatre
en quatre de ces radeaux il éleva des tours à deux étages, pour les mieux
garantir de l'attaque des vaisseaux et de l'incendie.
XXVI. À ces travaux Pompée opposa de grands vaisseaux
de transport qu'il avait trouvés dans le port de Brindes. Il éleva dessus des
tours à trois étages, les remplit de machines et de toute sorte de traits, et
les envoya contre les ouvrages de César pour rompre les radeaux et troubler les
travailleurs. Ainsi chaque jour on combattait de loin avec les frondes, les
flèches et les autres traits. Cependant, malgré ces hostilités, César ne
renonçait pas à un accommodement. Quoiqu'il s'étonnât que Magius, qu'il avait
dépêché vers Pompée avec des propositions, ne lui fût pas renvoyé, et bien que
ces tentatives réitérées fussent autant de retards dont souffraient son activité
et ses entreprises, il résolut de persévérer à tout prix dans son premier
dessein. En conséquence il envoya Caninius Rébilus, son lieutenant, ami intime
de Scribonius Libon, conférer avec ce dernier. Il le charge d'exhorter Libon à
procurer la paix ; il demande surtout à parler lui-même à Pompée. Il ne peut
douter qu'une entrevue consentie par ce dernier ne rétablisse la paix à des
conditions équitables ; si, par l'entremise de Libon, les deux partis se
décidaient à poser les armes, une grande partie de l'honneur lui en reviendrait.
Celui-ci, après avoir entendu Caninius, va trouver Pompée. Un moment après, il
revient et lui dit que les consuls sont sortis, et qu'on ne peut traiter sans
eux d'un accommodement. Après toutes ces tentatives inutiles, César croit devoir
enfin renoncer à son projet et ne plus songer qu'à la guerre.
XXVII. César en était à peu près à la moitié des
travaux, à quoi il avait employé neuf jours, quand les vaisseaux qui avaient
transporté les consuls et la première partie de l'armée revinrent de Dyrrachium
à Brindes. Pompée, soit qu'il fût effrayé des travaux de César, soit qu il eût
résolu, dès le commencement de la guerre, de quitter l'Italie, se disposa à
partir dès qu'il vit ses vaisseaux de retour ; et pour mieux retarder une
attaque de César, pour empêcher l'ennemi d'entrer dans la ville au moment où il
en sortirait, il fit murer les portes, barricader les carrefours et les places,
creuser des fossés en travers des rues. On enfonça des bâtons pointus et des
pieux, qu'on recouvrit légèrement de claies et de terre. Quant aux deux avenues
ou chemins qui conduisaient du dehors de la ville au port, il les ferma au moyen
de hautes poutres pointues. Lorsque tout est prêt, il ordonne à ses troupes de
s'embarquer sans bruit, et dispose çà et là sur le rempart et sur les tours des
vétérans, des archers, des frondeurs. Ceux-ci ont l'ordre de partir à un certain
signal, quand ils verront toutes les troupes embarquées ; et pour cela il leur
laisse dans un lieu sûr quelques barques légères.
XXVIII. Les habitants de Brindes, mécontents des
outrages de Pompée et des insultes de ses soldats, favorisaient le parti de
César. Aussi, dès qu'ils apprennent le départ de Pompée, tandis que ses soldats
courent çà et là pour s'y préparer, ils en donnent avis du haut des toits :
alors César, ne voulant pas laisser échapper l'occasion, fait prendre les armes
et préparer les échelles. Pompée, vers la nuit, lève l'ancre. Les gardes placés
sur la muraille quittent leur poste au signal convenu, et gagnent leurs
vaisseaux par des chemins qu'ils connaissent. Nos soldats escaladent le mur ;
mais, avertis par les habitants de prendre garde aux fossés et aux pièges, ils
s'arrêtent ; puis, guidés par ceux-ci, ils prennent un long détour qui les
conduit au port, et là se rendent maîtres, avec des esquifs et des bateaux, de
deux navires chargés de soldats qui avaient échoué contre la digue de César.
XXIX. César pouvait espérer de terminer à souhait
cette affaire, s'il assemblait des vaisseaux et poursuivait Pompée avant que
celui-ci eût tiré des secours d'outre-mer ; mais il craignit d'être obligé
d'attendre trop longtemps, parce que Pompée avait emmené avec lui tous les
vaisseaux, et par là lui avait ôté, pour le moment, tout moyen de le poursuivre.
Il n'avait donc qu'à attendre des vaisseaux des contrées lointaines de la Gaule,
du Picénum et du détroit de Sicile; mais la saison était un grand obstacle.
Cependant il craignait que les vieilles troupes et les deux Espagnes, dont l'une
avait été comblée de bienfaits par Pompée, ne s'attachassent à lui encore plus,
qu'on n'assemblât des secours, de la cavalerie, et qu'on n'attaquât la Gaule et
l'Italie en son absence.
XXX. Il renonce donc pour le moment à poursuivre
Pompée, se décide à partir pour l'Espagne, et ordonne aux décemvirs de toutes
les villes municipales de lui chercher des vaisseaux et de les amener à Brindes.
Il envoie en Sardaigne Valérius, son lieutenant, avec une légion, et Curion en
Sicile, comme propréteur avec quatre légions, lui recommandant de passer en
Afrique aussitôt que la Sicile sera soumise. M. Cotta commandait alors en
Sardaigne, M. Caton en Sicile ; l'Afrique était échue à Tubéron. Dès que les
habitants de Caralis apprirent qu'on leur envoyait Valérius, sans même attendre
qu'il fût parti d'Italie, ils chassèrent spontanément Cotta de la ville.
Celui-ci, effrayé de voir que toute la province était d'intelligence, s'enfuit
de Sardaigne en Afrique. En Sicile, Caton faisait réparer les vieilles galères
et s'en faisait fournir de nouvelles par les villes. II y portait le plus grand
zèle. Il faisait faire par ses lieutenants dans la Lucanie et le Bruttium des
levées de citoyens romains, et exigeait des villes de Sicile un nombre déterminé
de cavaliers et de fantassins. À peine ces préparatifs sont-ils achevés, qu'il
apprend l'arrivée de Curion : sur quoi il assemble le peuple et se plaint d'être
abandonné, trahi par Pompée, qui, sans être prêt en rien, a commencé une guerre
sans nécessité, en affirmant dans le sénat, devant lui et les autres, sur leur
demande, qu'il avait pourvu à tout. Après avoir exhalé ces plaintes, Caton
s'enfuit de son gouvernement.
XXXI. Valérius et Curion arrivent avec leurs troupes,
l'un en Sardaigne, l'autre en Sicile. Ils trouvent ces deux provinces sans
commandants. À l'arrivée de Tubéron en Afrique, la province était occupée par
Attius Varus, qui, comme on l'a dit, après la perte de ses cohortes à Auximum,
s'était retiré en Afrique. N'ayant trouvé personne qui y commandât, il s'en
était emparé, y avait fait des levées, et formé deux légions ; ce qui ne lui
avait pas été trop difficile, connaissant les hommes et les localités de cette
province, dont, peu d'années auparavant, il avait été gouverneur au sortir de sa
préture. II refusa à Tubéron, qui arrivait avec sa flotte, l'entrée du port et
de la ville d'Utique, ne lui permit pas même de mettre à terre son fils qui
était malade, et le força de lever l'ancre et de se retirer.
XXXII. Cela fait, César, pour donner du repos à ses
troupes, les distribue dans les villes municipales voisines ; quant à lui, il
part pour Rome. Après y avoir assemblé le sénat, il rappelle les outrages de ses
ennemis. "Il n'a, dit-il, sollicité aucune faveur extraordinaire ; il a attendu
le temps prescrit pour briguer le consulat, se contentant de prendre les voies
qui sont ouvertes à tous les citoyens ; et il a été soutenu par les dix tribuns
du peuple, qui, malgré ses ennemis et la résistance de Caton, accoutumé à perdre
le temps en vains discours, ont ordonné que justice lui fût rendue en son
absence, sous le consulat même de Pompée. Si ce dernier n'approuvait pas le
décret, pourquoi l'a-t-il laissé rendre ? S'il l'approuvait, pourquoi empêcher
César de profiter de la bienveillance du peuple romain ? César parla de sa
modération : il avait demandé de son propre mouvement qu'on licenciât les
armées, quelque tort que cela dût faire à sa considération et à son honneur. Il
montra l'acharnement de ses ennemis, qui exigeaient de lui une chose à laquelle
ils ne voulaient pas se soumettre, et qui aimaient mieux voir tout bouleverser
que de renoncer au commandement des troupes et au pouvoir. Il représenta
l'injustice avec laquelle on lui avait ôté deux légions, la cruauté et
l'insolence avec laquelle on avait poursuivi les tribuns du peuple, les offres
qu'il avait faites, les entrevues demandées par lui, et refusées. En
conséquence, il priait et conjurait les sénateurs de prendre en main la
république et de la gouverner avec lui. Si la crainte les en détournait, il ne
leur serait pas à charge et gouvernerait seul la république. Il faut députer
vers Pompée pour traiter d'un accommodement. II n'a pas les préventions que
Pompée a exprimées naguère dans le sénat, en disant que députer vers un homme
c'est reconnaître son autorité ou témoigner qu'on le craint. De tels sentiments
sont, à ses yeux, d'une âme petite et faible ; et pour lui, comme il s'est
appliqué à se distinguer par ses exploits, il veut aussi surpasser les autres en
droiture et en équité."
XXXIII. Le sénat approuva l'envoi d'une députation ;
mais ne trouvait personne qui voulût en être : chacun, effrayé, refusait
d'encourir les risques. En effet, Pompée, à son départ, avait dit dans le sénat
qu'il ne ferait aucune différence entre les citoyens qui resteraient à Rome et
ceux qui iraient au camp de César. Ainsi trois jours se passent en discussions
et en excuses. De plus, L. Métellus, tribun du peuple, est suscité par les
ennemis de César pour écarter sa proposition et entraver tous ses autres
desseins. S'en étant aperçu, César, après quelques jours de sollicitations
inutiles, ne voulant pas perdre le temps qui lui reste, part de Rome sans avoir
rien terminé, et se rend dans la Gaule ultérieure.
XXXIV. À son arrivée, César apprit que Pompée avait
envoyé en Espagne Vibullius Rufus, que peu de jours auparavant on avait pris à
Corfinium et relâché par son ordre ; qu'en outre, Domitius était parti pour
aller se jeter dans Marseille avec sept galères qu'il avait enlevées par force à
des particuliers dans l'île d'Igilium et dans le Cosanum, et qu'il avait
remplies de ses esclaves, de ses affranchis, et de colons de ses terres ; et en
outre, que Pompée, à son départ de Rome, avait expédié devant lui, comme
députés, dans leur patrie, de jeunes Marseillais de nobles familles, en les
exhortant à ne pas oublier ses anciens bienfaits pour les obligations plus
récentes qu'ils pouvaient avoir à César. Conformément à ces instructions, les
Marseillais avaient fermé leurs portes à César, en appelant à leur secours les
Albiques, peuple sauvage qui, de tout temps, leur était dévoué et qui habitait
les montagnes au-dessus de Marseille ; ils avaient fait entrer dans leur ville
tout le blé des contrées et des châteaux du voisinage, avaient établi des
fabriques d'armes, et réparaient leurs murailles, leurs portes, leurs navires.
XXXV. César mande quinze des principaux Marseillais ;
il les engage à n'être pas les premiers à commencer la guerre, leur remontrant
qu'ils doivent plutôt suivre le sentiment de toute l'Italie que de déférer à la
volonté d'un seul. Il ajoute à cela tout ce qu'il croit capable de les guérir de
leur témérité. Les députés reportent ces paroles à leurs concitoyens, et, par
leur ordre, reviennent dire à César: "Que voyant le peuple romain divisé en deux
partis, ils ne sont ni assez éclairés, ni assez puissants pour décider laquelle
des deux causes est la plus juste ; que les chefs de ces partis, Cn. Pompée et
C. César, sont l'un et l'autre les patrons de leur ville; que l'un leur a
publiquement accordé les terres des Volques Arécomiques et des Helviens ; et que
l'autre, après avoir soumis les Gaules, a aussi augmenté leur territoire et
leurs revenus. En conséquence ils doivent pour des services égaux témoigner une
reconnaissance égale, ne servir aucun des deux contre l'autre, ne recevoir ni
l'un ni l'autre dans leur ville et dans leurs ports.
XXXVI. Pendant que ces choses se passent, Domitius
arrive à Marseille avec ses vaisseaux, et, reçu par les habitants, prend le
commandement de la ville. On lui donne aussi la conduite de la guerre. Par son
ordre ils expédient leur flotte dans toutes les directions, vont chercher de
côté et d'autre les vaisseaux de charge, et les amènent dans le port: ceux qui
sont en mauvais état leur fournissent des clous, du bois, des agrès, pour
radouber et armer les autres ; ils mettent dans les greniers publics tout le blé
qu'ils peuvent recueillir, et serrent les autres approvisionnements et tout ce
qui peut leur être d'usage en cas de siège. Irrité de cette injure, César vient
avec trois légions à Marseille, élève, pour l'attaque de la ville, des tours et
des mantelets, fait équiper, à Arles, douze galères. Achevées et armées dans
l'espace de trente jours, y compris celui où l'on avait coupé le bois, elles
sont amenées à Marseille ; César en donne le commandement à D. Brutus, et laisse
C Trébonius, son lieutenant, pour conduire le siège.
XXXVII. Tout en faisant ces préparatifs, il envoie en
Espagne C. Fabius, son lieutenant, avec trois légions qu'il avait mises en
quartiers d'hiver à Narbonne et aux environs. Il lui ordonne de s'emparer
promptement des passages des Pyrénées alors occupés par L. Afranius ; les autres
légions qui hivernaient plus loin ont ordre de le suivre. Fabius exécute l'ordre
de César avec toute la promptitude que celui-ci lui avait recommandée, chasse
des passages les troupes qui les gardaient, et marche à grandes journées contre
Afranius.
XXXVIII. À l'arrivée de L. Vibullius Rufus, que
Pompée, comme nous l'avons dit, avait envoyé en Espagne, Afranius, Pétréius et
Varron, lieutenants de Pompée, se partagèrent entre eux le commandement : le
premier occupait, avec trois légions, l'Espagne citérieure ; le second, avec
deux, depuis les défilés de Castulo, jusqu'au fleuve Anas ; le troisième, avec
un pareil nombre, le territoire des Vettones et la Lusitanie. Il fut convenu que
Pétréius partirait de la Lusitanie et viendrait par le pays des Vettones joindre
Afranius avec toutes ses troupes, tandis que Varron protégerait, avec ses
légions, toute l'Espagne ultérieure. Les choses ainsi réglées, Pétréius fait des
levées d'hommes et de chevaux dans la Lusitanie, et Afranius en ordonne
également chez les Celtibères, les Cantabres, et tous les Barbares qui habitent
les côtes de l'océan. Après avoir rassemblé les troupes, Pétréius traverse
rapidement le pays des Vettones et va joindre Afranius. Tous deux décident, d'un
commun accord, de porter la guerre près d'Ilerda, à cause de l'avantage de ce
poste.
XXXIX. Ainsi qu'il a été dit plus haut, Afranius avait
trois légions, et Pétréius deux, sans compter environ quatre-vingts cohortes,
tant de la province citérieure que de l'Espagne ultérieure, et environ cinq
mille chevaux de ces deux provinces. César y avait envoyé en avant trois
légions, avec six mille auxiliaires et trois mille chevaux qui avaient servi
sous lui dans toutes les guerres précédentes, et un pareil nombre de Gaulois
qu'il avait réunis en tirant de chaque ville ce qu'il y avait de plus illustre
et de plus brave, principalement en Aquitaine et dans les montagnes qui touchent
à la province romaine. En apprenant que Pompée venait en Espagne par la
Mauritanie avec ses légions, et qu'il était sur le point d'arriver, César
emprunta de l'argent aux tribuns des soldats et aux centurions, et le distribua
aux troupes. À cela il trouva deux avantages : il s'assurait, par cet emprunt,
de la fidélité des centurions, et par ses largesses gagnait l'affection des
soldats.
XL. Fabius, de son côté, travaillait par lettres et
par messages à s'attacher les villes voisines. Il avait jeté deux ponts sur le
Sicoris, à quatre mille pas l'un de l'autre, et s'en servait pour envoyer au
fourrage, ayant consommé les jours précédents tout ce qu'il y en avait en deçà
du fleuve. Les chefs de l'armée de Pompée, par la même raison, faisaient à peu
près de même, d'où résultaient de fréquentes escarmouches entre les cavaliers
des deux partis. Un jour, deux légions de Fabius, qui, selon leur coutume,
escortaient les fourrageurs, ayant passé le fleuve, suivies de la cavalerie et
du bagage, tout à coup, par suite de la violence des vents et de la crue des
eaux, le pont fut rompu et l'armée séparée. Pétréius et Afranius s'aperçoivent
de cet accident aux débris de bois et de claies que la rivière emportait :
aussitôt Afranius prend quatre légions et toute sa cavalerie, traverse le pont
qu'il avait construit entre son camp et la ville, et marche au devant des deux
légions de Fabius. Instruit de son arrivée, L. Plancus, qui les commandait, se
vit obligé de gagner une hauteur et de faire face des deux côtés pour ne pas
être enveloppé par la cavalerie. Là, malgré l'inégalité du nombre, il soutient
les vives attaques des légions et de la cavalerie d'Afranius. L'action ainsi
engagée par la cavalerie, les deux partis aperçurent au loin les enseignes des
deux légions que C. Fabius avait fait passer sur l'autre pont pour secourir les
nôtres ; car il avait soupçonné avec raison que les chefs ennemis profiteraient
de l'occasion et de cette faveur de la fortune pour nous accabler. L'arrivée de
nos troupes fit cesser le combat, et chacun ramena ses légions au camp.
XLI. Deux jours après, César arriva au camp avec neuf
cents chevaux qu'il avait gardés pour lui servir d'escorte. Le pont, que la
tempête avait rompu, était presque entièrement rétabli ; il le fit terminer dans
la nuit. Ensuite, ayant reconnu le pays, il laissa six cohortes à la garde du
pont, du camp et du bagage, marcha le lendemain à Ilerda avec toutes ses troupes
rangées sur trois lignes, et s'arrêta devant le camp d'Afranius : il y resta
quelque temps sous les armes, et lui présenta le combat en rase campagne.
Afranius, de son côté, fit sortir ses troupes et les rangea sur le milieu d'une
colline en avant de son camp. César, voyant qu'Afranius ne voulait pas en venir
aux mains, résolut de camper au pied de la montagne, à quatre cents pas environ
de distance ; et, pour que ses troupes ne fussent pas alarmées par quelque
attaque soudaine de l'ennemi, ni interrompues dans leurs travaux, au lieu
d'élever un rempart qui, nécessairement, se serait vu de loin, il fit creuser à
la tête du camp un fossé de quinze pieds. La première et la seconde ligne
restaient sous les armes comme elles avaient été placées d'abord, et les travaux
se faisaient par la troisième ligne cachée derrière elles. Par ce moyen tout fut
achevé avant qu'Afranius s'aperçut que l'on fortifiait le camp. Sur le soir,
César fait entrer ses troupes dans ce retranchement, et y passe la nuit sous les
armes.
XLII. Le lendemain, il retient toute son armée dans le
camp; et comme il eût fallu aller trop loin chercher les matériaux, il se
contenta, pour le moment, de faire continuer l'ouvrage sur le même plan; il
chargea deux légions de fortifier les deux côtés du camp, d'ouvrir des fossés de
la même largeur, et tint les autres légions en bataille vis-à-vis l'ennemi.
Afranius et Pétréius, dans le but d'effrayer et de troubler nos travailleurs,
conduisent leurs troupes au pied de la colline et nous provoquent au combat;
mais, malgré cela, César ne fait point cesser le travail, sûr d'être assez
défendu par ses trois légions et par son retranchement. L'ennemi demeure là
quelque temps sans quitter presque le pied de la colline, et puis se retire dans
son camp. Le troisième jour, César fortifie son camp d'un rempart, et y fait
venir les bagages et les cohortes qu'il avait laissés dans l'autre.
XLIII. Entre la ville d'Ilerda et la colline voisine
où Afranius et Pétréius étaient campés, il y avait une plaine d'environ trois
cents pas, et vers le milieu une petite hauteur : si César pouvait s'en rendre
maître et s'y fortifier, il ne doutait pas qu'il n'ôtât aux ennemis toute
communication avec le pont et la ville d'où ils tiraient leurs subsistances.
Dans cet espoir, il fait sortir du camp trois légions, et après les avoir
rangées en bataille dans un lieu favorable, ordonne au premier rang de l'une
d'elles de courir en avant et de s'emparer de la hauteur. En voyant ce
mouvement, Afranius détache aussitôt les cohortes qui étaient de garde à la tête
de son camp, et les envoie par un chemin plus court s'emparer du même poste. Le
combat s'engage ; mais les soldats d'Afranius étaient arrivés les premiers à la
hauteur; ils repoussent donc les nôtres, et, ayant reçu un renfort, ils les
obligent à tourner le dos et à rejoindre les légions.
XLIV. La manière de combattre de ces soldats était
celle-ci : ils couraient vivement sur l'ennemi, s'emparaient d'une position
hardiment, ne s'inquiétant pas de garder leurs rangs, et ne combattant que
dispersés et par petites troupes ; s'ils étaient pressés, ils reculaient et
cédaient le terrain, sans croire qu'il y eût à cela de la honte. Ils avaient
pris cette manière de combattre des Lusitaniens et des autres Barbares ; car il
arrive d'ordinaire que le soldat finit par adopter les habitudes des peuples
chez lesquels il a fait un long séjour. Cette tactique ne laissa pas que
d'étonner les nôtres, qui n'y étaient point habitués: en voyant ainsi l'ennemi
courir sans ordre, ils s'imaginaient qu'on voulait les prendre en flanc et les
envelopper ; car, pour eux, ils étaient accoutumés à garder leurs rangs, à ne
pas s'éloigner des enseignes, à ne pas quitter, sans de fortes raisons, le poste
où on les avait placés. Aussi, le désordre s'étant mis dans les premiers rangs,
la légion qui était de ce côté abandonna le poste et se retira sur un coteau
voisin.
XLV. César, voyant presque tous les siens épouvantés,
contre son attente et contre leur coutume, encourage les soldats et mène la
neuvième légion au secours des troupes en péril. L'ennemi poursuivait les nôtres
avec autant d'acharnement que d'audace : il l'arrête, le force à fuir à son
tour, et à se retirer vers Ilerda, jusque sous les murs de la ville. Mais tandis
que les soldats de la neuvième légion, emportés par le désir de la vengeance,
poursuivent imprudemment les fuyards, ils s'engagent dans une position
dangereuse, au pied même de la montagne sur laquelle la ville est assise.
Lorsqu'ils voulurent se retirer, l'ennemi, qui avait l'avantage du terrain, les
accabla. L'endroit était escarpé, à pic des deux côtés, et n'avait que tout
juste assez de largeur pour contenir trois cohortes en bataille ; en sorte qu'on
ne pouvait ni les secourir par les flancs, ni les faire soutenir par la
cavalerie. Or, du côté de la ville, le terrain descendait en pente douce dans
une étendue d'environ cinq cents pas. C'est par là que les nôtres cherchaient à
sortir du passage où leur ardeur inconsidérée les avait engagés. Ils
combattaient ; mais, resserrés dans un lieu étroit, et placés au pied d'une
montagne, ils avaient le désavantage; aucun des traits lancés contre eux n'était
perdu : cependant, à force de valeur et de patience, ils se soutenaient, et ne
se laissaient pas décourager par leurs blessures. À tout moment le nombre des
ennemis augmentait, et des cohortes fraîches sorties du camp traversaient la
ville et venaient relever celles qui étaient fatiguées. César, également, était
obligé d'envoyer au même lieu des cohortes nouvelles pour remplacer ses soldats
épuisés.
XLVI. Le combat durait depuis cinq heures sans qu'on
l'eût suspendu, et les nôtres étaient serrés de plus près par la multitude des
ennemis, lorsque, ayant épuisé tous leurs traits, ils mettent l'épée à la main,
s'élancent impétueusement sur la colline, et, après avoir culbuté quelques
cohortes, contraignent les autres à tourner le dos. Repoussés jusque sous les
murs, et même, en plus d'un endroit, chassés par la peur jusque dans la ville,
les ennemis donnèrent ainsi aux nôtres la facilité de se retirer. Cependant
notre cavalerie, quoique placée désavantageusement des deux côtés au pied de la
montagne, en gagne le sommet par sa valeur, et, voltigeant entre les deux
armées, rend la retraite plus aisée et plus sûre. Ainsi, les chances de ce
combat furent partagées. À la première attaque nous perdîmes environ
soixante-dix des nôtres, et entre autres Q. Fulginius, premier hastaire de la
quatrième légion, qui, par sa valeur, s'était élevé des derniers rangs de la
milice jusqu'à ce grade. Le nombre de nos blessés monta à plus de six cents. Du
côté d'Afranius périrent T. Cécilius, centurion primipile, quatre autres
centurions, et plus de deux cents soldats.
XLVII. Cependant chacun s'attribuait l'honneur de la
journée, et pensait avoir eu l'avantage : les soldats d'Afranius, parce que,
malgré leur infériorité reconnue, ils avaient néanmoins longtemps résisté et
soutenu notre attaque, conservé d'abord la hauteur disputée, et, au premier
choc, obligé les nôtres à tourner le dos ; nos soldats, au contraire, parce que,
malgré le désavantage du poste et l'infériorité du nombre, ils avaient soutenu
le combat pendant cinq heures, gravi la montagne l'épée à la main, chassé
l'ennemi de sa position, et l'avaient poussé jusque dans la ville. Afranius
fortifia, par de grands ouvrages, le poste pour lequel on avait combattu et y
plaça une forte garde.
XLVIII. Deux jours après, il arriva un accident qu'il
n'était pas possible de prévoir. En effet, il s'éleva un si violent orage qu'on
ne se rappelait pas avoir jamais vu une telle crue d'eau dans ces contrées ; en
même temps une masse de neiges fondues coula des montagnes, la rivière surmonta
ses rives, et les deux ponts, construits par Fabius, furent emportés le même
jour. Cet accident causa beaucoup d'embarras à l'armée de César ; car son camp,
ainsi qu'on l'a dit, était situé dans une plaine d'environ trente milles entre
le Sicoris et la Cinga, qui n'étaient point guéables, en sorte qu'il n'avait
aucun moyen de sortir de cet espace étroit. Ni les peuples alliés de César ne
pouvaient lui apporter des vivres, ni les fourrageurs, arrêtés par ces rivières,
revenir au camp, ni les grands convois, qui venaient de l'Italie et de la Gaule,
arriver jusqu'à lui. C'était le moment de l'année le plus difficile; il ne
restait plus rien des approvisionnements d'hiver, et le temps de la moisson
n'était pas loin. Le pays était épuisé, parce que avant l'arrivée de César,
Afranius avait fait partir pour Ilerda presque tout le blé ; et que César avait
consommé le reste les jours précédents. Les bestiaux, qui eussent été d'un grand
secours dans cette disette, avaient été éloignés par les habitants de ces
contrées, à cause de la guerre. Enfin, ceux de nos soldats qui sortaient pour
aller aux vivres ou au fourrage étaient harcelés par les Lusitaniens armés à la
légère et par les troupes de l'Espagne citérieure, qui connaissaient bien le
pays et pouvaient aisément traverser la rivière, leur coutume étant de ne jamais
se mettre en marche sans porter des outres avec eux.
XLIX. L'armée d'Afranius, au contraire, avait tout en
abondance. Il avait fait d'avance de grandes provisions de blé, on lui en
apportait de toute la province, et il avait du fourrage en quantité. Le pont d'Ilerda
lui facilitait sans péril tous ces transports, et lui ouvrait, de l'autre côté
du fleuve, un pays neuf où César ne pouvait pénétrer.
L. Les eaux demeurèrent pendant plusieurs jours fort
élevées. César s'efforça de rétablir les ponts; mais la profondeur du fleuve et
les cohortes ennemies placées sur l'autre bord ne laissaient pas faire ses
travailleurs. C'était chose facile aux ennemis, parce que le fleuve
naturellement rapide l'était devenu encore davantage par suite de cette crue
d'eaux, et parce que, de toute la rive, ils lançaient leurs traits sur un point
unique et resserré : or, il nous était bien difficile de travailler tout à la
fois dans un fleuve aussi rapide, et de nous garantir des traits de l'ennemi.
LI. Cependant on annonce à Afranius qu'un grand
convoi, destiné à César, est arrêté près du fleuve. II lui venait des archers du
pays des Rutènes, et des cavaliers Gaulois, traînant à leur suite, selon la
coutume de ce peuple, quantité de chariots et de bagages. Il y avait en outre
environ six mille hommes de toute condition avec leurs esclaves et leurs
affranchis, mais sans ordre, sans chef, chacun d'eux se gouvernant à sa
fantaisie, et suivant son chemin sans précaution, comme ils avaient fait au
début de leur marche. Dans le nombre se trouvaient des jeunes gens de noble
famille, des fils de sénateurs et de chevaliers romains, des députés des villes,
des lieutenants de César. Toute cette troupe était arrêtée sur la rive du
fleuve. Afranius part de nuit avec toute sa cavalerie et trois légions pour les
aller accabler ; la cavalerie prend les devants et les attaque au dépourvu.
Cependant la cavalerie gauloise se met promptement en défense et engage le
combat. Tant qu'elle n'eut affaire qu'à des troupes de même arme, elle résista
malgré la supériorité du nombre ; mais lorsqu'elle vit approcher les enseignes
des légions, elle se retira, avec peu de perte, sur les montagnes voisines. Ce
combat sauva les autres: ils purent, pendant ce temps, s'échapper et gagner les
hauteurs. On perdit ce jour-là environ deux cents archers, plusieurs cavaliers,
des valets et quelque bagage.
LII. Cependant toutes ces circonstances augmentèrent
la cherté des vivres, suite ordinaire de la disette du moment et de la crainte
de l'avenir. Déjà le boisseau de blé se vendait cinquante deniers ; le soldat,
mal nourri, perdait ses forces ; et le mal allait sans cesse croissant. En peu
de jours la face des affaires changea tellement, et notre fortune avait
tellement fléchi que nos soldats manquaient des choses les plus nécessaires,
tandis que ceux d'Afranius regorgeaient de tout et semblaient nous être
supérieurs. César, ne pouvant avoir du blé, demandait du bétail aux peuples qui
s'étaient déclarés ses alliés, renvoyait les valets de l'armée dans les pays
plus éloignés, et pourvoyait lui-même, autant qu'il lui était possible, aux
nécessités du moment.
LIII. Les embarras de notre situation étaient encore
exagérés par Afranius, Pétréius et leurs amis, dans les lettres qu'ils
écrivaient à Rome. Le bruit public y ajoutait encore ; de sorte que la guerre
semblait presque finie. Quand ces lettres et ces nouvelles arrivèrent à Rome, on
courut en foule chez Afranius pour féliciter sa famille, et beaucoup de citoyens
partirent d'Italie pour aller joindre Pompée: les uns voulaient être les
premiers à lui porter ces nouvelles; les autres, craignant de paraître avoir
attendu l'événement, ou de venir les derniers de tous.
LIV. Dans cette extrémité, tous les passages étant
fermés par l'infanterie et la cavalerie d'Afranius, et comme on ne pouvait
achever les ponts, César ordonne aux soldats de construire des bateaux pareils à
ceux dont il avait autrefois appris à se servir, en Bretagne : la quille et les
bancs étaient d'un bois léger, et le reste du corps de ces bateaux d'osier
tressé et recouvert de cuir. Lorsqu'ils sont terminés, il les fait transporter
la nuit sur des chariots accouplés à vingt-deux mille pas de son camp, fait
passer le fleuve à ses soldats sur ces bateaux, et s'empare à l'improviste d'une
hauteur attenant au rivage. Aussitôt, avant que l'ennemi se soit aperçu de son
mouvement, il la fortifie. Ensuite il y envoie une légion, et, en deux jours, un
pont, auquel on travaille des deux côtés, est établi. Par ce moyen, les convois
et les fourrageurs lui reviennent en sûreté, et il commence à avoir des vivres.
LV. Le même jour une grande partie de sa cavalerie
passe le fleuve, surprend les fourrageurs ennemis qui s'étaient dispersés sans
précaution, et leur enlève un grand nombre d'hommes et de chevaux ; puis, des
cohortes espagnoles ayant été envoyées au secours de l'ennemi ; elle se partage
habilement en deux troupes, l'une, pour garder le butin; l'autre, pour faire
tête à ceux qui se présentent et les repousser. Une cohorte s'étant imprudemment
avancée, les nôtres l'enveloppent et la massacrent, et ils reviennent au camp
par le même pont, sans aucune perte et avec un butin considérable.
LVI. Tandis que ces choses se passent du côté d'Ilerda,
les Marseillais équipent, par le conseil de L. Domitius, dix-sept galères, dont
onze pontées. Ils y ajoutent beaucoup de barques légères, afin d'effrayer notre
flotte par la quantité, y mettent une multitude d'archers et de ces Albiques
dont on a parlé plus haut, et n'épargnent, pour les exciter, ni récompenses, ni
promesses. Domitius demande pour lui-même quelques navires, et les remplit des
cultivateurs et des pâtres qu'il a amenés. Alors, leur flotte étant prête, ils
s'avancent avec assurance contre nos vaisseaux, commandés par D. Brutus, et qui
étaient à l'ancre près d'une île située vis-à-vis Marseille.
LVII. La flotte de Brutus était de beaucoup inférieure
en nombre ; mais César l'avait composée de l'élite de toutes ses légions, de
soldats choisis dans les premiers rangs, et de centurions qui avaient eux-mêmes
demandé cet emploi. Tous s'étaient pourvus de mains de fer, de harpons, d'une
grande quantité de javelots, de dards et d'autres traits. En conséquence à
l'approche de l'ennemi, ils sortent du port et attaquent ceux de Marseille. On
combattit vivement et avec vigueur de part et d'autre. Les Albiques, montagnards
robustes et aguerris, ne le cédaient guère aux nôtres en courage, et, à peine
sortis de la ville, ils avaient encore l'esprit plein des promesses qu'on leur
avait faites. Quant aux pâtres de Domitius, ces hommes féroces, animés par
l'espoir de la liberté, et par la présence de leur maître, s'efforçaient de lui
montrer ce qu'ils savaient faire.
LVIII. Les Marseillais, forts de la vitesse de leurs
navires et de l'adresse de leurs pilotes, évitaient ou soutenaient aisément le
choc des nôtres, et, étendant leurs ailes autant que l'espace le permettait, ils
tâchaient de nous envelopper, réunissaient plusieurs de leur vaisseaux contre un
des nôtres, et s'appliquaient à briser nos rames en passant. S'ils étaient
forcés d'en venir à l'abordage, l'expérience et l'habileté de leurs pilotes
faisaient place à la valeur des montagnards. Pour les nôtres, ils n'avaient que
des rameurs et des pilotes mal exercés, tirés tout à coup des vaisseaux de
transport, et ignorant même les termes de la manoeuvre; d'autre part la
pesanteur de leurs vaisseaux en gênait les mouvements, et, faits à la hâte et de
bois vert, ils ne pouvaient avoir la même vitesse. Mais aussi, dès que l'on
venait à s'approcher, ils ne s'inquiétaient nullement d'avoir affaire à deux
vaisseaux à la fois ; et lançant la main de fer, ils les retenaient tous les
deux, combattaient à droite et à gauche, et montaient à l'abordage. Après un
grand carnage des Albiques et des pâtres, ils coulèrent à fond une partie de
leurs vaisseaux, en prirent plusieurs, avec l'équipage, et chassèrent les autres
dans le port. Ce jour-là les Marseillais perdirent neuf galères, en comptant
celles qui furent prises.
LIX. Lorsque cette nouvelle arriva à César, dans son
camp près d'Ilerda, son pont venait d'être achevé : les affaires changèrent de
face aussitôt. Les ennemis, effrayés du courage de notre cavalerie, ne
s'aventuraient plus à courir avec la même liberté et la même audace. Tantôt ils
fourrageaient à peu de distance de leur camp, afin de pouvoir s'y réfugier
promptement ; tantôt ils prenaient de longs détours: ils évitaient nos gardes et
nos postes de cavalerie, et au moindre échec, ou seulement à la vue de
quelques-uns de nos cavaliers, ils jetaient leur charge au milieu du chemin et
s'enfuyaient. À la fin, ils avaient pris le parti de passer plusieurs jours sans
aller au fourrage, et, contre la coutume, ils n'y allaient que la nuit.
LX. Cependant les Oscenses et les Callagurritains, qui
dépendaient des Oscenses, envoient des députés à César, promettant d'obéir à ses
ordres. Les Tarraconnais, les Jacétains, les Ausétains, et peu de jours après
les Illurgavoniens, peuple voisin de l'Èbre, suivent cet exemple. César leur
demande à tous du blé. Ils en promettent, et ayant rassemblé de toutes parts des
bêtes de somme, en portent à son camp. En outre, une cohorte d'lllurgavoniens,
apprenant la résolution de leurs concitoyens, passe à lui avec ses enseignes.
Tout avait changé de face en un instant. Le pont achevé, cinq grandes cités
s'étaient ralliées à César ; il avait du blé en abondance, on ne parlait plus de
ces légions que Pompée devait amener par la Mauritanie, et plusieurs nations
éloignées quittèrent le parti d'Afranius pour embrasser celui de César.
LXI. Voyant les ennemis effrayés par ses succès, et ne
voulant pas être obligé d'envoyer sa cavalerie chercher un pont au loin, César
choisit un endroit convenable, et fit faire plusieurs fossés de trente pieds de
large pour détourner une partie du Sicoris et la rendre guéable. L'ouvrage à
peine achevé, Afranius et Pétréius ont peur que César, avec sa cavalerie
redoutée, ne leur coupe tout à fait les vivres et le fourrage, et en conséquence
ils se décident à se retirer et à porter la guerre en Celtibérie. Ce qui
contribua encore à les déterminer, c'est que, dans la scission qui avait éclaté
lors de la dernière guerre, les peuples vaincus qui s'étaient déclarés pour
Sertorius redoutaient le nom du vainqueur même absent, et ceux qui avaient
persisté dans leur alliance avec Pompée lui étaient d'autant plus affectionnés
qu'il les avait comblés de bienfaits : le nom de César, an contraire, était
presque ignoré de ces Barbares. Afranius et Pétréius en attendaient beaucoup de
cavalerie et de grands secours, et ils se flattaient que dans un pays, qui était
sous leur dépendance, ils pourraient prolonger la guerre jusqu'à l'hiver. Cette
résolution prise, ils rassemblent de tous côtés des vaisseaux sur l'Èbre et les
font conduire à Octogésa. Cette ville était située sur ce fleuve, à vingt mille
pas de leur camp. Là ils établissent un pont formé de bateaux rapprochés les uns
des autres, font passer le Sicoris à deux légions, et fortifient le camp par un
retranchement de douze pieds.
LXII. César, en ayant été instruit par ses éclaireurs,
fit travailler ses soldats jour et nuit à détourner le cours du Sicoris, et déjà
il y avait si bien réussi que la cavalerie, quoique avec peine et difficilement,
pouvait et osait traverser le fleuve ; mais l'infanterie, qui avait de l'eau
jusqu'aux épaules, était retenue autant par la profondeur que par la rapidité du
fleuve. Enfin, à peu près dans le même temps, on apprit que le pont sur l'Èbre
était presque achevé, et le Sicoris se trouva guéable.
LXIII. Ce fut pour les ennemis un nouveau motif de
hâter leur départ. Laissant donc deux cohortes auxiliaires à la garde d'Ilerda,
ils passent le Sicoris avec toutes leurs troupes, et rejoignent les deux légions
qui l'avaient déjà passé les jours précédents. Il ne restait à César qu'à
envoyer sa cavalerie après eux pour les harceler et les troubler dans leur
marche : car il lui fallait faire un trop grand détour pour gagner le pont qu'il
avait construit, et les ennemis avaient un chemin beaucoup plus court pour
arriver à l'Èbre. Sa cavalerie part et traverse le fleuve ; puis, se montrant
tout à coup à l'arrière-garde d'Afranius et de Pétréius, qui avaient levé leur
camp à la troisième veille, elle l'enveloppe de tous côtés, la retarde et
l'arrête dans sa marche.
LXIV. Au point du jour, des hauteurs voisines du camp
de César on voyait notre cavalerie, aux prises avec cette arrière-garde, la
presser vivement et parfois la forcer à s'arrêter et à faire face ; ensuite
toutes leurs cohortes se portaient contre les nôtres et les repoussaient par
cette attaque ; puis, dès qu'elles s'étaient remises en marche, les nôtres
recommençaient à les poursuivre. À cette vue, les soldats s'assemblent par
groupes partout dans le camp, se plaignant qu'on laisse échapper l'ennemi de
leurs mains, et qu'on traîne la guerre en longueur sans nécessité : ils vont
trouver leurs centurions et leurs tribuns: ils les conjurent d'assurer à César
qu'il n'a besoin de leur épargner ni peines ni périls, qu'ils sont prêts à tout,
qu'ils ne manquent ni de force ni d'audace pour traverser le fleuve où la
cavalerie l'a passé. Touché de leur zèle et de leurs plaintes, César, bien qu'il
craignît d'exposer l'armée dans un si grand fleuve, crut devoir cependant tenter
et essayer le passage. En conséquence, il choisit dans toutes les centuries les
soldats qui ne lui paraissent ni assez robustes ni assez déterminés, et les
laisse à la garde du camp avec une légion; il emmène avec lui le reste des
troupes sans bagage, fait placer un grand nombre de chevaux de charge au-dessus
et au-dessous du courant, et passe le fleuve avec l'armée. Quelques soldats,
emportés par le courant, furent reçus et retirés de l'eau par la cavalerie:
aucun ne périt. Après avoir fait passer son armée sans perte, César rangea les
troupes en bataille sur trois lignes ; et telle fut l'ardeur des soldats, que,
malgré un détour de six milles, et malgré le retard qu'avait occasionné le
passage, ils atteignirent, avant la neuvième heure du jour, l'ennemi, qui était
parti à la troisième veille.
LXV. Afranius et Pétréius, les ayant aperçus de loin,
sont effrayés à cette vue, s'arrêtent sur les hauteurs et s'y mettent en
bataille. César fait reposer son armée dans la plaine, pour ne pas présenter au
combat des troupes fatiguées. Bientôt les ennemis voulant se remettre en marche,
il les suit et les arrête. Ceux-ci sont obligés d'asseoir leur camp plus tôt
qu'ils n'avaient résolu: car non loin étaient des montagnes, et, à cinq mille
pas de là, se trouvaient des chemins étroit et difficiles. C'était dans ces
montagnes qu'ils voulaient se retirer, pour échapper à la cavalerie de César, et
pour arrêter notre marche en plaçant des postes dans ces défiles, tandis
qu'eux-mêmes passeraient l'Èbre sans péril et sans crainte : c'était ce qu'ils
devaient s'efforcer de faire, par toutes sortes de moyens; mais, fatigués par le
combat et par la marche de toute cette journée, ils remirent cette chose au
lendemain. César, de son côté, alla camper sur une colline voisine.
LXVI. Vers le milieu de la nuit, la cavalerie ayant
saisi quelques soldats qui s'étaient éloignés du camp pour aller chercher de
l'eau, César apprit d'eux que les chefs ennemis faisaient décamper leurs troupes
en silence. Sur cet avis, il donne le signal et fait proclamer la marche,
suivant l'usage. L'ennemi entend ces cris, et craignant d'être obligé de
combattre de nuit chargé de son bagage, ou d'être enfermé dans les défilés par
la cavalerie de César, il s'arrête et rentre dans son camp. Le lendemain,
Pétréius part secrètement avec quelques cavaliers pour reconnaître le pays.
César fait de même. Il envoie hors du camp, avec quelques hommes, L. Décidius
Saxa pour étudier le terrain. Tous deux rapportent aux leurs qu'après avoir
traversé une plaine de cinq mille pas, on trouve un pays rude et montueux, et
que le premier qui occupera ces défilés n'aura pas de peine à en défendre
l'approche à l'ennemi.
LXVII. Pétréius et Afranius tiennent conseil : on
délibère sur le moment du départ. La plupart étaient d'avis de partir la nuit,
disant que l'armée aurait atteint les défilés avant qu'on s'en aperçût. Les
autres, sur ce que César avait, la nuit précédente, fait publier le départ,
concluaient de là qu'il n'était pas possible de partir secrètement : "La
cavalerie de César, disaient-ils, se répand la nuit dans la campagne et ferme
tous les chemins: il faut éviter un combat de nuit, surtout dans une guerre
civile, où d'ordinaire le soldat songe bien plus au danger qu'il court qu'à ses
serments : en plein jour, au contraire, la honte l'arrête, la présence des
tribuns militaires et des centurions lui impose, et tout cela retient le soldat
dans le devoir. Par tous ces motifs, c'est pendant le jour qu'il faut s'ouvrir
un passage : alors même que l'on éprouverait quelque perte, au moins le gros de
l'armée se sauvera et pourra gagner le poste que l'on désire prendre." Cet avis
l'emporte au conseil, et le départ est décidé pour le lendemain au point du
jour.
LXVIII. César, quand le pays a été exploré, fait, à
l'aube naissante, sortir du camp toutes ses troupes, et les conduit par un grand
détour sans tenir de route certaine, parce que les ennemis étaient campés sur
les divers chemins qui menaient à Octogésa et à l'Èbre. Les soldats de césar
eurent à traverser des vallées profondes et difficiles ; des roches escarpées
leur barraient le chemin à chaque instant ; ils étaient obligés de se donner
leurs armes de main en main, et de se soulever les uns les autres : ils firent
ainsi une partie de la route. Mais pas un ne se refusait à ces fatigues, dans
l'espoir qu'elles seraient les dernières, s'ils parvenaient à couper à l'ennemi
le chemin de l'Èbre et les vivres.
LXIX. D'abord les soldats d'Afranius sortirent joyeux
de leur camp pour nous voir passer, et nous poursuivirent de paroles
insultantes : "Le défaut de vivres, disaient-ils, nous obligeait à fuir et à
retourner à Ilerda. "En effet, selon eux, nous prenions un chemin tout opposé à
celui que nous aurions dû suivre. Quant aux chefs ennemis, ils s'applaudissaient
de s'être décidés à ne pas quitter le camp ; et comme ils nous voyaient partir
sans bêtes de somme ni équipage, ils se confirmaient dans leur opinion ; ils se
persuadaient que nous n'avions pu supporter plus longtemps la disette. Mais,
lorsqu'ils virent notre armée tourner peu à peu sur la droite, et que la tête de
nos troupes avait déjà dépassé la hauteur de leur camp, tous, jusqu'aux plus
lents, aux plus paresseux, pensèrent à sortir du camp et à marcher à notre
rencontre. On crie donc aux armes, et toutes les troupes, sauf quelques cohortes
laissées à la garde du bagage, sortent et vont droit à l'Èbre.
LXX. Ce n'était qu'un combat de vitesse, à qui le
premier occuperait les défilés et les montagnes. La difficulté des chemins
retardait l'armée de César, et la cavalerie de César arrêtait la marche des
troupes d'Afranius. D'ailleurs, telle était la position d'Afranius, que s'il
atteignait le premier ces montagnes, vers lesquelles tendait sa course, il
évitait pour lui le péril, mais ne pouvait sauver ni les bagages de toute
l'armée ni les cohortes qu'on avait laissées au camp, l'armée de César les
tenant alors enfermées sans qu'il fût possible de les secourir. César arriva le
premier; et, ayant trouvé une plaine au sortir de ces rochers, il s'y rangea en
bataille en face de l'ennemi. Afranius, dont l'arrière-garde était pressée par
notre cavalerie, et qui nous voyait devant lui, gagna une colline et s'y arrêta.
De cette position, il détacha quatre cohortes espagnoles vers une haute montagne
qui était en vue des deux armées. Il leur ordonna d'aller l'occuper en courant,
dans le dessein de s'y porter lui-même avec toutes ses troupes, et, changeant de
route, de gagner Octogésa par les hauteurs. Mais, tandis que ces cohortes se
dirigeaient vers ce poste par une marche oblique, la cavalerie de César, les
ayant aperçues, tomba sur elles: ces cohortes ne purent soutenir le choc un seul
instant, et elles furent enveloppées et taillées en pièces à la vue des deux
armées.
LXXI. L'occasion était favorable ; et César lui-même
pensait bien qu'après un tel échec, reçu sous ses yeux, l'armée ennemie ne
pourrait soutenir l'attaque, surtout étant enveloppée par sa cavalerie et forcée
de combattre dans un pays plat et découvert. De toutes parts on demandait le
signal ; les lieutenants, les centurions, les tribuns militaires, accouraient
vers lui, et l'engageaient à ne pas hésiter à livrer bataille: les soldats
étaient dans les meilleures dispositions : ceux d'Afranius, au contraire,
avaient donné plusieurs marques de crainte, n'ayant osé ni secourir les leurs,
ni descendre de la colline, ni soutenir le choc de notre cavalerie, et ayant
réuni leurs enseignes dans le même endroit, sans s'inquiéter de les défendre ni
de garder leurs rangs. Si ce qui l'arrêtait c'était le désavantage du terrain,
il ne faudrait pas moins tôt ou tard combattre ; car Afranius, ne pouvant rester
sans eau, quitterait nécessairement ce poste.
LXXII. César se flattait de pouvoir terminer l'affaire
sans combat et sans exposer ses troupes, en coupant les vivres à l'ennemi.
Pourquoi acheter même une victoire au prix du sang de quelques-uns des siens ?
Pourquoi exposer aux blessures des soldats qui avaient si bien mérité de lui ?
Pourquoi enfin tenter la fortune, alors que le devoir d'un général est de
vaincre par la prudence aussi bien que par l'épée ? D'ailleurs, il était ému de
pitié pour tant de citoyens dont il voyait la perte inévitable, et il aimait
mieux une victoire qui lui permit de les sauver. Cette résolution de César était
blâmée par le plus grand nombre : les soldats disaient entre eux à haute voix
que, puisqu'il laissait échapper une telle occasion de vaincre, ils ne se
battraient pas quand César le voudrait. Il demeure inébranlable, et s'éloigne un
peu afin de rassurer l'ennemi. Pétréius et Afranius, voyant qu'ils en ont la
facilité, rentrent aussitôt dans leur camp. César place des postes sur les
hauteurs, ferme tous les chemins qui conduisent à l'Èbre, et vient camper le
plus près qu'il peut des ennemis.
LXXIII. Le lendemain, leurs généraux, inquiets d'être
séparés de l'Èbre et de manquer de vivres, délibéraient sur ce qu'ils avaient à
faire. Il leur restait un chemin pour retourner à Ilerda, un autre pour aller à
Tarraco. Pendant qu'ils se consultent, on annonce que ceux de leurs gens qui
allaient à l'eau sont pressés par notre cavalerie. Sur cet avis, ils disposent
plusieurs postes de cavalerie et d'infanterie auxiliaire, les entremêlent de
cohortes légionnaires, et commencent un retranchement de leur camp jusqu'à l'eau
afin de pouvoir y aller à couvert, sans crainte et sans escorte. Afranius et
Pétréius se partagent le travail, et s'éloignent pour surveiller les
travailleurs.
LXXIV. Les soldats profitent de cette absence pour
s'entretenir librement avec les nôtres : ils sortent en foule du camp, et chacun
d'eux cherche et appelle, parmi nos soldats, ceux qui sont de sa connaissance ou
de son pays. D'abord ce sont de tous côtés des actions de grâces : ils nous
remercient de les avoir épargnés la veille, ils avouent qu'ils nous doivent la
vie. Ensuite ils demandent s'ils peuvent compter sur la clémence de César,
regrettant de n'y avoir pas eu recours plus tôt et de n'avoir pas pris les armes
avec leurs amis et leurs proches. De discours en discours ils demandent à César
sa parole pour la vie d'Afranius et de Pétréius, afin qu'on ne puisse les
accuser d'un crime, d'une odieuse trahison. Sur cette assurance, ils s'engagent
à passer aussitôt dans le camp de César avec leurs enseignes, et lui envoient
les centurions des premiers rangs pour traiter de l'accommodement. En attendant
ils s'invitent et se conduisent entre eux d'un camp à l'autre; de sorte que les
deux camps ne paraissent plus en former qu'un seul; même un grand nombre de
tribuns militaires et de centurions viennent trouver César et se recommandent à
lui. Les principaux Espagnols qu'ils avaient mandés au camp et qu'ils y
gardaient comme otages, font de même : ils cherchaient des amis et des hôtes qui
les présentassent à César. Le fils même d'Afranius, qui était un adolescent,
traitait de la vie de son père et de la sienne par l'entremise du lieutenant
Sulpicius. Ce n'était partout qu'allégresse et félicitations : les uns se
réjouissaient d'avoir échappé à un si grand péril, les autres d'avoir terminé,
sans répandre de sang, une affaire si importante. César recueillait, au jugement
de tous, le précieux fruit de sa clémence, et chacun applaudissait à sa
conduite.
LXXV. Informé de ce qui se passe, Afranius quitte les
travaux et revient au camp, disposé, à ce qu'il paraissait, à supporter avec
patience l'événement quel qu'il fût. Quant à Pétréius, il ne désespère point ;
il arme ses domestiques, y joint une cohorte prétorienne espagnole, et quelques
cavaliers barbares qu'il avait à sa solde et qui lui servaient de garde ; il
vole aussitôt aux retranchements, rompt les entretiens des soldats, chasse les
nôtres du camp, et tue ceux qu'il saisit. Les autres se rassemblent, effrayés
par ce danger imprévu, s'enveloppent le bras gauche de leurs manteaux, et tirent
l'épée ; puis, rassurés par la proximité du camp, ils se défendent contre
l'infanterie espagnole et la cavalerie, et rentrent dans les retranchements,
protégés par les cohortes qui étaient de garde aux portes.
LXXVI. Après cela Pétréius parcourt les rangs en
pleurant, exhortant les soldats, les conjurant de ne point livrer à leurs
ennemis et au supplice Pompée, leur général absent, et lui-même. Aussitôt il les
assemble dans le prétoire. Là il les invite à jurer tous de n'abandonner ni
l'armée, ni les chefs, de ne pas trahir, et de ne faire aucun traité
particulier. Il le jure le premier, Afranius prête le même serment ; les tribuns
militaires et tes centurions suivent cet exemple; les soldats viennent ensuite
par centuries. On ordonne à tous ceux qui ont en leur pouvoir quelque soldat de
César de le livrer: on les amène dans le prétoire, et là on les égorge. Mais la
plupart de ceux qui en avaient recueilli les cachent et les font sauver la nuit
par-dessus le retranchement. Ainsi, la crainte que les chefs inspirèrent à leur
armée, la cruauté dont ils usèrent envers nous, la religion d'un nouveau
serment, tout détruisit l'espoir d'un accommodement, changea les dispositions
des troupes, et ramena les anciennes idées de guerre.
LXXVII. César fit faire une exacte recherche des
soldats ennemis qui étaient venus dans son camp au moment des pourparlers, et
les renvoya ; mais il y eut quelques tribuns militaires et quelques centurions
qui voulurent rester avec lui. César, dans la suite, les eut en grand honneur ;
il éleva les centurions à des grades supérieurs, et fit les chevaliers romains
tribuns des soldats.
LXXVIII. Les soldats d'Afranius souffraient du manque
de fourrage et n'avaient de l'eau qu'avec peine. Les légionnaires, il est vrai,
avaient un peu de blé, parce qu'en partant d'Ilerda l'ordre leur avait été donné
de s'en pourvoir pour vingt-deux jours ; mais l'infanterie espagnole et les
troupes auxiliaires, qui avaient peu de moyens de s'en procurer, et qui
n'étaient pas habitués à porter des fardeaux, en manquaient absolument. Aussi en
venait-il chaque jour un grand nombre se rendre à César. Telle était la
difficulté de la situation. Des deux partis proposés, le plus sûr parut de
retourner à Ilerda, parce qu'ils y avaient laissé un peu de blé : là,
d'ailleurs, ils pourraient aviser au reste. Tarraco était plus éloignée, et le
trajet, selon eux, les exposait à plus de hasards. Cette résolution prise, ils
partent du camp. César envoie devant sa cavalerie, afin d'inquiéter leur
arrière-garde ; après quoi il suit avec les légions. La cavalerie ne leur
donnait pas un moment de relâche.
LXXIX. Voici comme on se battait : Des cohortes sans
bagage fermaient l'arrière-garde et faisaient souvent face dans la plaine.
Fallait-il franchir une hauteur, la nature même du terrain les protégeait, parce
que les premiers arrivés défendaient, de dessus la hauteur, ceux qui suivaient.
Mais, s'ils avaient un vallon ou une colline à descendre, les premiers ne
pouvaient plus secourir ceux qui venaient après eux, et notre cavalerie leur
lançait d'en haut une grêle de traits : alors ils étaient en grand péril. Aussi,
quand ils approchaient de semblables lieux, ils ordonnaient à leurs légions de
faire halte et de repousser notre cavalerie par une charge vigoureuse; ensuite,
l'ayant écartée, soudain, tous ensemble, ils précipitaient leur course dans les
vallées, et quand ils les avaient traversées, se reformaient de nouveau sur les
hauteurs. Quant à leur cavalerie, loin de leur être d'aucun secours, quoique
très nombreuse, elle était si effrayée des combats précédents, qu'ils étaient
forcés de la renfermer dans le centre, et de la défendre. Aucun homme ne sortait
de la ligne sans être enlevé par la cavalerie de César.
LXXX. Avec une telle manière de combattre, on avançait
peu et lentement ; et à chaque instant il fallait faire halte pour porter
secours aux derniers rangs. Aussi, après une marche de quatre milles, toujours
plus vivement poursuivis par notre cavalerie, ils sont forcés de gagner une
haute montagne, et là ils fortifient leur camp du côté qui fait face à l'ennemi,
sans décharger le bagage. Lorsqu'ils virent notre camp établi, nos tentes
dressées, et notre cavalerie partie pour le fourrage, ils se mettent en marche
aussitôt : c'était vers la sixième heure, et ils comptaient nous devancer,
tandis que nous attendrions notre cavalerie. César s'en étant aperçu, prend le
reste des légions, laisse quelques cohortes pour garder le bagage, et ordonne
qu'à la dixième heure les fourrageurs le suivent et que la cavalerie soit
rappelée. Celle-ci revient à la hâte reprendre son service journalier : on
combat si vivement à l'arrière-garde, que l'ennemi est prêt à tourner le dos :
un grand nombre de soldats et plusieurs centurions sont tués. Cependant l'armée
de César approchait et allait tomber sur eux.
LXXXI. Alors, ne pouvant ni chercher un lieu
convenable pour camper, ni continuer leur route, ils sont forcés de s'arrêter,
et assoient leur camp dans une position désavantageuse et éloignée de toute eau.
César, par les mêmes motifs que l'on a dit ci-dessus, ne voulut pas les
attaquer ; mais il défendit que l'on dressât les tentes afin d'être plus à
portée de les suivre, s'ils tentaient de s'échapper, soit de nuit, soit de jour.
L'ennemi, remarquant le désavantage de son poste, travaille toute la nuit à
étendre ses retranchements et à changer la disposition du camp. Ils font de même
le lendemain dès la pointe du jour, et emploient toute la journée à ce travail.
Mais plus ils s'étendaient et prolongeaient leur camp, plus ils s'éloignaient de
l'eau, et ainsi ils remédiaient à un mal par un autre. La première nuit personne
ne sortit du camp pour aller à l'eau: le jour suivant on laissa une garde au
camp, et toute l'armée y alla en masse; mais personne n'alla au fourrage. César
aimait mieux les réduire par ces privations à la nécessité de se rendre, que de
risquer un combat ; il travailla néanmoins à les enfermer par un retranchement
et par un fossé, pour empêcher, autant que possible, les irruptions soudaines
auxquelles il prévoyait bien qu'ils auraient recours. Alors, manquant de
fourrage et ne voulant pas être gênés dans leur marche, ils firent tuer toutes
leurs bêtes de somme.
LXXXII. Deux jours sont employés à ces préparatifs :
le troisième, les travaux de César étaient déjà fort avancés. Voulant les
interrompre, les chefs ennemis, à un signal donné, font sortir les légions, et
les rangent devant le camp. César rappelle les légions qui sont à l'ouvrage,
rassemble toute la cavalerie, et se met aussi en bataille : car paraître éviter
une action, contre l'attente des soldats et l'opinion de tous les siens, c'eût
été se faire grand tort. Cependant les motifs que l'on connaît l'empêchaient de
souhaiter le combat, d'autant plus que le peu d'étendue du terrain ne permettait
pas d'espérer, même après avoir mis l'ennemi en fuite, une victoire décisive :
en effet, d'un camp à l'autre il n'y avait guère que deux milles pieds. Les deux
tiers de cet espace étaient occupés par les deux armées; l'autre tiers, libre,
était pour l'élan et pour le choc. Si l'on en venait aux mains, la proximité des
camps donnait aux vaincus une facile retraite dans leur fuite. Cette raison
l'avait déterminé à tenir tête à l'attaque au lieu de l'engager le premier.
LXXXIII. L'armée d'Afranius était rangée sur deux
lignes composées de cinq légions ; les cohortes auxiliaires répandues sur les
ailes formaient un troisième rang. Celle de César était sur trois lignes ; dans
la première il avait placé quatre cohortes tirées de chacune des cinq légions ;
dans la seconde trois, et autant dans la troisième : au milieu étaient les
archers et les frondeurs, et la cavalerie sur les ailes. Dans cet ordre de
bataille, César et Afranius paraissaient l'un et l'autre s'en tenir à leur
projet, le premier de ne point combattre, le second d'empêcher les travaux de
César. Les deux armées restèrent en cet état jusqu'au soleil couché, après quoi
chacun rentra dans son camp. Le lendemain César essaie de continuer ses travaux,
et Afranius cherche un gué pour passer le Sicoris. César, s'en étant aperçu,
fait traverser le fleuve à l'infanterie légère des Germains et à une partie de
la cavalerie, et place sur le bord des postes nombreux.
LXXXIV. Enfin, assiégés de tous côtés, n'ayant pu,
depuis quatre jours, donner du fourrage à leurs chevaux, manquant d'eau, de
bois, de vivres, les généraux ennemis demandent une entrevue, et, autant que
possible, dans un lieu éloigné des troupes. César, avant refusé l'entrevue
secrète, et offert de les entendre publiquement, on lui donne pour otage le fils
d'Afranius, et l'on se rend au lieu qu'il a désigné. Là, en présence des deux
armées, Afranius prend la parole : "On ne doit pas, dit-il, leur reprocher à eux
et à leurs troupes d'avoir voulu rester fidèles à Cn. Pompée leur général. Mais
ils ont satisfait à leur devoir ; ils ont assez souffert, assez enduré de
privations de toute espèce. Maintenant, enfermés comme des femmes, ils n'ont pas
même la liberté d'aller chercher de l'eau, ni de changer de place ; leurs corps
ne sauraient plus longtemps supporter ces souffrances, ni leurs âmes cette
honte : ils s'avouent donc vaincus, et demandent avec prières que, s'il y a
encore quelque pitié chez leurs ennemis ; ils ne soient pas réduits à la
nécessité de se détruire eux-mêmes". Telles sont les paroles qu'il prononce du
ton le plus humble et le plus soumis.
LXXXV. À cela César répond qu'il n'est personne au
monde à qui il convienne moins de se plaindre et d'implorer la pitié. Tous les
autres ont fait leur devoir : lui, César, en s'abstenant de combattre alors
qu'il avait un poste et une occasion favorables, afin de préparer toutes les
voies à un accommodement; son armée, en conservant et mettant à couvert de toute
insulte les soldats ennemis qu'elle avait eus en son pouvoir, malgré une injure
cruelle et le massacre des siens ; enfin les soldats d'Afranius, en venant
traiter eux-mêmes de la paix, démarche inspirée par la pensée de pourvoir au
salut de tous. Ainsi, dans tous les rangs, on s'est arrêté au parti que la
générosité conseillait: les chefs seuls ont montré de l'éloignement pour la
paix; loin d'observer les lois des trêves et des pourparlers, ils ont surpris
nos soldats comme ils s'entretenaient avec les leurs sans défiance, et les ont
massacrés cruellement. Aujourd'hui il leur arrive ce qui est arrivé plus d'une
fois aux hommes opiniâtres et arrogants, ils recherchent, ils sollicitent avec
empressement ce que naguère ils dédaignaient. Il ne se prévaudra maintenant ni
de leur abaissement ni des circonstances favorables pour augmenter son pouvoir ;
mais il veut que les armées qu'on a si longtemps entretenues contre lui soient
licenciées. En effet, ce n'est pas pour aucun autre motif qu'on a envoyé six
légions en Espagne, qu'on y en a levé une septième, qu'on a équipé tant de
flottes, et fait partir de si habiles généraux ; rien de cela n'était nécessaire
ni pour pacifier l'Espagne, ni pour venir en aide à la province qui, après une
longue paix, n'avait besoin d'aucun secours : c'est contre lui que toutes ces
mesures ont été prises : c'est contre lui qu'on a établi des commandements d'une
nouvelle espèce, en sorte que, des portes de Rome, le même homme préside aux
délibérations intérieures; et, quoique absent, gouverne depuis tant d'années
deux provinces belliqueuses ; c'est contre lui que les droits sacrés des
magistrats ont été violés, et qu'au lieu de donner, selon l'usage, les
gouvernements à des hommes sortant de la préture ou du consulat, on y a nommé
des particuliers choisis par une faction; c'est contre lui qu'au mépris des
privilèges de l'âge, on rappelle au service des vétérans qui ont fait toutes les
guerres précédentes ; enfin, c'est à lui seul que l'on refuse ce que l'on a
toujours accordé aux généraux qui avaient bien servi la république, de rentrer
dans Rome avec honneur, ou du moins sans honte, et de congédier l'armée. Tous
ces outrages, il les a supportés et les supportera encore patiemment; il n'a pas
même l'intention de leur ôter leur armée pour la prendre sous ses ordres, ce qui
cependant ne lui serait pas difficile; mais seulement de les en priver pour
qu'ils ne s'en servent pas contre lui. Il faut donc, comme il a été proposé,
qu'ils sortent de la province et licencient leurs soldats: à ce prix-là, il ne
fera de mal à personne. Telle est l'unique et dernière condition qu'il met à la
paix.
LXXXVI. Ce discours fut très agréable aux soldats,
comme il parut à la joie qu'ils témoignèrent : ils s'attendaient à quelque juste
châtiment, et, ils recevaient leur congé comme une sorte de récompense. Aussi,
comme on agitait la question du lieu et de l'époque du licenciement, tous, du
rempart où ils étaient alors, demandèrent de la voix et du geste qu'il se fît
sur-le-champ ; si on le différait, aucun serment n'en assurerait l'exécution.
Après quelques paroles échangées sur ce sujet, on convient que ceux qui ont leur
domicile ou des propriétés en Espagne seront licenciés à l'instant, les autres
sur les bords du Var. Il est stipulé qu'il ne leur sera fait aucun tort, et que
nul ne sera forcé de prêter le serment militaire à César.
LXXXVII. César s'engagea à les nourrir à compter de ce
moment jusqu'à leur arrivée sur les bords du Var: il ajouta encore que tout ce
qu'ils avaient perdu à la guerre, et qui se trouverait entre les mains de ses
soldats, leur serait rendu ; il en fit faire l'estimation et en paya le prix à
ses troupes. Depuis lors, dans tous les différends qu'ils eurent, les soldats
prirent César pour arbitre. Pétréius et Afranius, refusant de payer la solde,
sous prétexte que le terme n'était pas encore échu, et les soldats la réclamant
d'une manière séditieuse, on pria César de prononcer : les uns et les autres
s'en tinrent à son jugement. Après avoir licencié environ le tiers de cette
armée en deux jours, César fit prendre les devants à deux légions et ordonna aux
autres de les suivre, de manière qu'elles ne fussent jamais campées trop loin
les unes des autres. Il donna la conduite de cette marche à son lieutenant Q.
Fufius Calénus. D'après son ordre on alla ainsi depuis l'Espagne jusqu'au Var,
et là le reste de l'armée fut licencié.