Médée
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Adresse.
Epitre de Corneille à Monsieur
P.T.N.G.
Monsieur,
Je vous donne Médée, toute
méchante qu'elle est, et ne vous dirai rien pour sa justification. Je vous
la donne pour telle que vous la voudrez prendre, sans tâcher à prévenir ou
violenter vos sentiments par un étalage des préceptes de l'art, qui doivent
être fort mal entendus et fort mal pratiqués quand ils ne nous font pas
arriver au but que l'art se propose. Celui de la poésie dramatique est de
plaire, et les règles qu'elle nous prescrit ne sont que des adresses pour en
faciliter les moyens au poète, et non pas des raisons qui puissent persuader
aux spectateurs qu'une chose soit agréable quand elle leur déplaît. Ici vous
trouverez le crime en son char de triomphe, et peu de personnages sur la
scène dont les moeurs ne soient plus mauvaises que bonnes; mais la peinture
et la poésie ont cela de commun, entre beaucoup d'autres choses, que l'une
fait souvent de beaux portraits d'une femme laide, et l'autre de belles
imitations d'une action qu'il ne faut pas imiter. Dans la portraiture, il
n'est pas question si un visage est beau, mais s'il ressemble; et dans la
poésie, il ne faut pas considérer si les moeurs sont vertueuses, mais si
elles sont pareilles à celles de la personne qu'elle introduit. Aussi nous
décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous
proposer les dernières pour exemple; et si elle nous en veut faire quelque
horreur, ce n'est point par leur punition, qu'elle n'affecte pas de nous
faire voir, mais par leur laideur, qu'elle s'efforce de nous représenter au
naturel. Il n'est pas besoin d'avertir ici le public que celles de cette
tragédie ne sont pas à imiter: elles paraissent assez à découvert pour n'en
faire envie à personne. Je n'examine point si elles sont vraisemblables ou
non: cette difficulté, qui est la plus délicate de la poésie, et peut-être
la moins entendue, demanderait un discours trop long pour une épître: il me
suffit qu'elles sont autorisées ou par la vérité de l'histoire, ou par
l'opinion commune des anciens. Elles vous ont agréé autrefois sur le
théâtre; j'espère qu'elles vous satisferont encore aucunement sur le papier,
et demeure,
Monsieur,
Votre très humble serviteur,
Corneille.
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Personnages
Créon, roi de
Corinthe.
Egée, roi
d'Athènes.
Jason, mari de
Médée.
Pollux,
argonaute, ami de Jason.
Créuse, fille
de Créon.
Médée, femme
de Jason.
Cléone,
gouvernante de Créuse.
Nérine,
suivante de Médée.
Theudas,
domestique de Créon.
Troupe des
gardes de Créon.
La scène est à
Corinthe.
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Acte premier
Scène première
Pollux, Jason
Pollux
Que je sens à la fois de surprise
et de joie!
Se peut-il qu'en ces lieux enfin
je vous revoie,
Que Pollux dans Corinthe ait
rencontré Jason?
Jason
Vous n'y pouviez venir en
meilleure saison;
Et pour vous rendre encor l'âme
plus étonnée,
Préparez-vous à voir mon second
hyménée.
Pollux
Quoi! Médée est donc morte, ami?
Jason
Non, elle vit;
Mais un objet plus beau la chasse
de mon lit.
Pollux
Dieux! et que fera-t-elle?
Jason
Et que fit Hypsipyle,
Que pousser les éclats d'un
courroux inutile?
Elle jeta des cris, elle versa
des pleurs,
Elle me souhaita mille et mille
malheurs;
Dit que j'étais sans foi, sans
coeur, sans conscience,
Et lasse de le dire, elle prit
patience.
Médée en son malheur en pourra
faire autant:
Qu'elle soupire, pleure, et me
nomme inconstant;
Je la quitte à regret, mais je
n'ai point d'excuse
Contre un pouvoir plus fort qui
me donne à Créuse.
Pollux
Créuse est donc l'objet qui vous
vient d'enflammer?
Je l'aurais deviné sans
l'entendre nommer.
Jason ne fit jamais de communes
maîtresses;
Il est né seulement pour charmer
les princesses,
Et haïrait l'amour, s'il avait
sous sa loi
Rangé de moindres coeurs que des
filles de roi.
Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase
Médée,
Et Créuse à Corinthe, autant
vaut, possédée,
Font bien voir qu'en tous lieux,
sans le secours de Mars,
Les sceptres sont acquis à ses
moindres regards.
Jason
Aussi je ne suis pas de ces
amants vulgaires;
J'accommode ma flamme au bien de
mes affaires;
Et sous quelque climat que me
jette le sort,
Par maxime d'Etat je me fais cet
effort.
Nous voulant à Lemnos rafraîchir
dans la ville,
Qu'eussions-nous fait, Pollux,
sans l'amour d'Hypsipyle?
Et depuis à Colchos, que fit
votre Jason,
Que cajoler Médée et gagner la
toison?
Alors, sans mon amour, qu'eût
fait votre vaillance?
Eût-elle du dragon trompé la
vigilance?
Ce peuple que la terre enfantait
tout armé,
Qui de vous l'eût défait, si
Jason n'eût aimé?
Maintenant qu'un exil m'interdit
ma patrie,
Créuse est le sujet de mon
idolâtrie;
Et j'ai trouvé l'adresse, en lui
faisant la cour,
De relever mon sort sur les ailes
d'Amour.
Pollux
Que parlez-vous d'exil? La haine
de Pélie...
Jason
Me fait, tout mort qu'il est,
fuir de sa Thessalie.
Pollux
Il est mort!
Jason
Écoutez, et vous saurez comment
Son trépas seul m'oblige à cet
éloignement.
Après six ans passés, depuis
notre voyage,
Dans les plus grands plaisirs
qu'on goûte au mariage,
Mon père, tout caduc, émouvant ma
pitié,
Je conjurai Médée, au nom de
l'amitié...
Pollux
J'ai su comme son art, forçant
les destinées,
Lui rendit la vigueur de ses
jeunes années:
Ce fut, s'il m'en souvient, ici
que je l'appris;
D'où soudain un voyage en Asie
entrepris
Fait que, nos deux séjours
divisés par Neptune,
Je n'ai point su depuis quelle
est votre fortune;
Je n'en fais qu'arriver.
Jason
Apprenez donc de moi
Le sujet qui m'oblige à lui
manquer de foi.
Malgré l'aversion d'entre nos
deux familles,
De mon tyran Pélie elle gagne les
filles,
Et leur feint de ma part tant
d'outrages reçus,
Que ces faibles esprits sont
aisément déçus.
Elle fait amitié, leur promet des
merveilles,
Du pouvoir de son art leur
remplit les oreilles;
Et pour mieux leur montrer comme
il est infini,
Leur étale surtout mon père
rajeuni.
Pour épreuve elle égorge un
bélier à leurs vues,
Le plonge en un bain d'eaux et
d'herbes inconnues,
Lui forme un nouveau sang avec
cette liqueur,
Et lui rend d'un agneau la taille
et la vigueur.
Les soeurs crient miracle, et
chacune ravie
Conçoit pour son vieux père une
pareille envie,
Veut un effet pareil, le demande,
et l'obtient;
Mais chacune a son but. Cependant
la nuit vient:
Médée, après le coup d'une si
belle amorce,
Prépare de l'eau pure et des
herbes sans force,
Redouble le sommeil des gardes et
du roi:
La suite au seul récit me fait
trembler d'effroi.
A force de pitié ces filles
inhumaines
De leur père endormi vont épuiser
les veines:
Leur tendresse crédule, à grands
coups de couteau,
Prodigue ce vieux sang, et fait
place au nouveau;
Le coup le plus mortel s'impute à
grand service;
On nomme piété ce cruel
sacrifice;
Et l'amour paternel qui fait agir
leurs bras
Croirait commettre un crime à
n'en commettre pas.
Médée est éloquente à leur donner
courage:
Chacune toutefois tourne ailleurs
son visage;
Une secrète horreur condamne leur
dessein,
Et refuse leurs yeux à conduire
leur main.
Pollux
A me représenter ce tragique
spectacle,
Qui fait un parricide et promet
un miracle,
J'ai de l'horreur moi-même, et ne
puis concevoir
Qu'un esprit jusque-là se laisse
décevoir.
Jason
Ainsi mon père Eson recouvra sa
jeunesse,
Mais oyez le surplus. Ce grand
courage cesse;
L'épouvante les prend; Médée en
raille, et fuit.
Le jour découvre à tous les
crimes de la nuit;
Et pour vous épargner un discours
inutile,
Acaste, nouveau roi, fait mutiner
la ville,
Nomme Jason l'auteur de cette
trahison,
Et pour venger son père assiège
ma maison.
Mais j'étais déjà loin, aussi
bien que Médée;
Et ma famille enfin à Corinthe
abordée,
Nous saluons Créon, dont la
bénignité
Nous promet contre Acaste un lieu
de sûreté.
Que vous dirai-je plus? mon
bonheur ordinaire
M'acquiert les volontés de la
fille et du père;
Si bien que de tous deux
également chéri,
L'un me veut pour son gendre, et
l'autre pour mari.
D'un rival couronné les grandeurs
souveraines,
La majesté d'Egée, et le sceptre
d'Athènes,
N'ont rien, à leur avis, de
comparable à moi,
Et banni que je suis, je leur
suis plus qu'un roi.
Je vois trop ce bonheur, mais je
le dissimule;
Et bien que pour Créuse un pareil
feu me brûle,
Du devoir conjugal je combats mon
amour,
Et je ne l'entretiens que pour
faire ma cour.
Acaste cependant menace d'une
guerre
Qui doit perdre Créon et
dépeupler sa terre;
Puis, changeant tout à coup ses
résolutions,
Il propose la paix sous des
conditions.
Il demande d'abord et Jason et
Médée:
On lui refuse l'un, et l'autre
est accordée;
Je l'empêche, on débat, et je
fais tellement,
Qu'enfin il se réduit à son
bannissement.
De nouveau je l'empêche, et Créon
me refuse;
Et pour m'en consoler il m'offre
sa Créuse.
Qu'eussé-je fait, Pollux, en
cette extrémité
Qui commettait ma vie avec ma
loyauté?
Car sans doute à quitter l'utile
pour l'honnête,
La paix allait se faire aux
dépens de ma tête;
Le mépris insolent des offres
d'un grand roi
Aux mains d'un ennemi livrait
Médée et moi.
Je l'eusse fait pourtant, si je
n'eusse été père:
L'amour de mes enfants m'a fait
l'âme légère;
Ma perte était la leur; et cet
hymen nouveau
Avec Médée et moi les tire du
tombeau:
Eux seuls m'ont fait résoudre, et
la paix s'est conclue.
Pollux
Bien que de tous côtés l'affaire
résolue
Ne laisse aucune place aux
conseils d'un ami,
Je ne puis toutefois l'approuver
qu'à demi.
Sur quoi que vous fondiez un
traitement si rude,
C'est montrer pour Médée un peu
d'ingratitude;
Ce qu'elle a fait pour vous est
mal récompensé.
Il faut craindre après tout son
courage offensé:
Vous savez mieux que moi ce que
peuvent ses charmes.
Jason
Ce sont à sa fureur
d'épouvantables armes;
Mais son bannissement nous en va
garantir.
Pollux
Gardez d'avoir sujet de vous en
repentir.
Jason
Quoi qu'il puisse arriver, ami,
c'est chose faite.
Pollux
La termine le ciel comme je le
souhaite!
Permettez cependant qu'afin de
m'acquitter,
J'aille trouver le roi pour l'en
féliciter.
Jason
Je vous y conduirais, mais
j'attends ma princesse
Qui va sortir du temple.
Pollux
Adieu: l'amour vous presse,
Et je serais marri qu'un soin
officieux
Vous fît perdre pour moi des
temps si précieux.
Scène II
Jason
Depuis que mon esprit est capable
de flamme,
Jamais un trouble égal n'a
confondu mon âme.
Mon coeur, qui se partage en deux
affections,
Se laisse déchirer à mille
passions.
Je dois tout à Médée, et je ne
puis sans honte
Et d'elle et de ma foi tenir si
peu de conte:
Je dois tout à Créon, et d'un si
puissant roi
Je fais un ennemi, si je garde ma
foi:
Je regrette Médée, et j'adore
Créuse;
Je vois mon crime en l'une, en
l'autre mon excuse;
Et dessus mon regret mes désirs
triomphants
Ont encor le secours du soin de
mes enfants.
Mais la princesse vient; l'éclat
d'un tel visage
Du plus constant du monde
attirerait l'hommage,
Et semble reprocher à ma fidélité
D'avoir osé tenir contre tant de
beauté.
Scène III
Jason, Créuse, Cléone
Jason
Que votre zèle est long, et que
d'impatience
Il donne à votre amant, qui meurt
en votre absence!
Créuse
Je n'ai pas fait pourtant au ciel
beaucoup de voeux;
Ayant Jason à moi, j'ai tout ce
que je veux.
Jason
Et moi, puis-je espérer l'effet
d'une prière
Que ma flamme tiendrait à faveur
singulière?
Au nom de notre amour, sauvez
deux jeunes fruits
Que d'un premier hymen la couche
m'a produits;
Employez-vous pour eux, faites
auprès d'un père
Qu'ils ne soient point compris en
l'exil de leur mère;
C'est lui seul qui bannit ces
petits malheureux,
Puisque dans les traités il n'est
point parlé d'eux.
Créuse
J'avais déjà pitié de leur tendre
innocence,
Et vous y servirai de toute ma
puissance,
Pourvu qu'à votre tour vous
m'accordiez un point
Que jusques à tantôt je ne vous
dirai point.
Jason
Dites, et quel qu'il soit, que ma
reine en dispose.
Créuse
Si je puis sur mon père obtenir
quelque chose,
Vous le saurez après; je ne veux
rien pour rien.
Cléone
Vous pourrez au palais suivre cet
entretien.
On ouvre chez Médée, ôtez-vous de
sa vue;
Vos présences rendraient sa
douleur plus émue,
Et vous seriez marris que cet
esprit jaloux
Mêlât son amertume à des plaisirs
si doux.
Scène IV
Médée
Souverains protecteurs des lois
de l'hyménée,
Dieux garants de la foi que Jason
m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une
immortelle ardeur
Quand par un faux serment il
vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite
son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune
injure:
S'il me peut aujourd'hui chasser
impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans
ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires
barbaries,
Filles de l'Achéron, pestes,
larves, Furies,
Fières soeurs, si jamais notre
commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna
quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les
mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous
gênez les âmes;
Laissez-les quelque temps reposer
dans leurs fers;
Pour mieux agir pour moi faites
trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres
de Mégère
La mort de ma rivale, et celle de
son père,
Et si vous ne voulez mal servir
mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon
perfide époux:
Qu'il coure vagabond de province
en province,
Qu'il fasse lâchement la cour à
chaque prince;
Banni de tous côtés, sans bien et
sans appui,
Accablé de frayeur, de misère,
d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs
aucun ne compatisse;
Qu'il ait regret à moi pour son
dernier supplice;
Et que mon souvenir jusque dans
le tombeau
Attache à son esprit un éternel
bourreau.
Jason me répudie! et qui l'aurait
pu croire?
S'il a manqué d'amour,
manque-t-il de mémoire?
Me peut-il bien quitter après
tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après
tant de forfaits?
Sachant ce que je puis, ayant vu
ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit
si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les
éléments forcés,
D'un frère dans la mer les
membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace
épuisée?
Lui font-ils présumer qu'à mon
tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où
s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne
à le servir?
Tu t'abuses, Jason, je suis encor
moi-même.
Tout ce qu'en ta faveur fit mon
amour extrême,
Je le ferai par haine; et je veux
pour le moins
Qu'un forfait nous sépare, ainsi
qu'il nous a joints;
Que mon sanglant divorce, en
meurtres, en carnage,
S'égale aux premiers jours de
notre mariage,
Et que notre union, que rompt ton
changement,
Trouve une fin pareille à son
commencement.
Déchirer par morceaux l'enfant
aux yeux du père
N'est que le moindre effet qui
suivra ma colère;
Des crimes si légers furent mes
coups d'essai:
Il faut bien autrement montrer ce
que je sai;
Il faut faire un chef-d'oeuvre,
et qu'un dernier ouvrage
Surpasse de bien loin ce faible
apprentissage.
Mais pour exécuter tout ce que
j'entreprends,
Quels dieux me fourniront des
secours assez grands?
Ce n'est plus vous, enfers,
qu'ici je sollicite:
Vos feux sont impuissants pour ce
que je médite.
Auteur de ma naissance, aussi
bien que du jour,
Qu'à regret tu dépars à ce fatal
séjour,
Soleil, qui vois l'affront qu'on
va faire à ta race,
Donne-moi tes chevaux à conduire
en ta place:
Accorde cette grâce à mon désir
bouillant.
Je veux choir sur Corinthe avec
ton char brûlant:
Mais ne crains pas de chute à
l'univers funeste;
Corinthe consumé garantira le
reste;
De mon juste courroux les
implacables voeux
Dans ses odieux murs arrêteront
tes feux.
Créon en est le prince, et prend
Jason pour gendre:
C'est assez mériter d'être réduit
en cendre,
D'y voir réduit tout l'isthme,
afin de l'en punir,
Et qu'il n'empêche plus les deux
mers de s'unir.
Scène V
Médée, Nérine
Médée
Et bien! Nérine, à quand, à quand
cet hyménée?
En ont-ils choisi l'heure? en
sais-tu la journée?
N'en as-tu rien appris? n'as-tu
point vu Jason?
N'appréhende-t-il rien après sa
trahison?
Croit-il qu'en cet affront je
m'amuse à me plaindre?
S'il cesse de m'aimer, qu'il
commence à me craindre.
Il verra, le perfide, à quel
comble d'horreur
De mes ressentiments peut monter
la fureur.
Nérine
Modérez les bouillons de cette
violence,
Et laissez déguiser vos douleurs
au silence.
Quoi! madame, est-ce ainsi qu'il
faut dissimuler?
Et faut-il perdre ainsi des
menaces en l'air?
Les plus ardents transports d'une
haine connue
Ne sont qu'autant d'éclairs
avortés dans la nue,
Qu'autant d'avis à ceux que vous
voulez punir,
Pour repousser vos coups, ou pour
les prévenir.
Qui peut sans s'émouvoir
supporter une offense,
Peut mieux prendre à son point le
temps de sa vengeance;
Et sa feinte douceur, sous un
appas mortel,
Mène insensiblement sa victime à
l'autel.
Médée
Tu veux que je me taise et que je
dissimule!
Nérine, porte ailleurs ce conseil
ridicule;
L'âme en est incapable en de
moindres malheurs,
Et n'a point où cacher de
pareilles douleurs.
Jason m'a fait trahir mon pays et
mon père,
Et me laisse au milieu d'une
terre étrangère,
Sans support, sans amis, sans
retraite, sans bien,
La fable de son peuple et la
haine du mien:
Nérine, après cela tu veux que je
me taise!
Ne dois-je point encore en
témoigner de l'aise,
De ce royal hymen souhaiter
l'heureux jour,
Et forcer tous mes soins à servir
son amour?
Nérine
Madame, pensez mieux à l'éclat
que vous faites.
Quelque juste qu'il soit,
regardez où vous êtes;
Considérez qu'à peine un esprit
plus remis
Vous tient en sûreté parmi vos
ennemis.
Médée
L'âme doit se roidir plus elle
est menacée,
Et contre la fortune aller tête
baissée,
La choquer hardiment, et sans
craindre la mort
Se présenter de front à son plus
rude effort.
Cette lâche ennemie a peur des
grands courages,
Et sur ceux qu'elle abat redouble
ses outrages.
Nérine
Que sert ce grand courage où l'on
est sans pouvoir?
Médée
Il trouve toujours lieu de se
faire valoir.
Nérine
Forcez l'aveuglement dont vous
êtes séduite,
Pour voir en quel état le sort
vous a réduite.
Votre pays vous hait, votre époux
est sans foi:
Dans un si grand revers que vous
reste-t-il?
Médée
Moi,
Moi, dis-je, et c'est assez.
Nérine
Quoi! vous seule, madame?
Médée
Oui, tu vois en moi seule et le
fer et la flamme,
Et la terre, et la mer, et
l'enfer, et les cieux,
Et le sceptre des rois, et le
foudre des dieux.
Nérine
L'impétueuse ardeur d'un courage
sensible
A vos ressentiments figure tout
possible:
Mais il faut craindre un roi fort
de tant de sujets.
Médée
Mon père, qui l'était, rompit-il
mes projets?
Nérine
Non; mais il fut surpris, et
Créon se défie.
Fuyez, qu'à ses soupçons il ne
vous sacrifie.
Médée
Las! je n'ai que trop fui; cette
infidélité
D'un juste châtiment punit ma
lâcheté.
Si je n'eusse point fui pour la
mort de Pélie,
Si j'eusse tenu bon dedans la
Thessalie,
Il n'eût point vu Créuse, et cet
objet nouveau
N'eût point de notre hymen
étouffé le flambeau.
Nérine
Fuyez encor, de grâce.
Médée
Oui, je fuirai, Nérine;
Mais, avant, de Créon on verra la
ruine.
Je brave la fortune, et toute sa
rigueur
En m'ôtant un mari ne m'ôte pas
le coeur;
Sois seulement fidèle, et sans te
mettre en peine,
Laisse agir pleinement mon savoir
et ma haine.
Nérine, seule.
Madame... Elle me quitte au lieu
de m'écouter,
Ces violents transports la vont
précipiter,
D'une trop juste ardeur
l'inexorable envie
Lui fait abandonner le souci de
sa vie.
Tâchons encore un coup d'en
divertir le cours.
Apaiser sa fureur, c'est
conserver ses jours.
Acte II
Scène première
Médée, Nérine
Nérine
Bien qu'un péril certain suive
votre entreprise,
Assurez-vous sur moi, je vous
suis toute acquise;
Employez mon service aux flammes,
au poison,
Je ne refuse rien; mais épargnez
Jason.
Votre aveugle vengeance une fois
assouvie,
Le regret de sa mort vous
coûterait la vie;
Et les coups violents d'un
rigoureux ennui...
Médée
Cesse de m'en parler et ne crains
rien pour lui:
Ma fureur jusque-là n'oserait me
séduire;
Jason m'a trop coûté pour le
vouloir détruire;
Mon courroux lui fait grâce, et
ma première ardeur
Soutient son intérêt au milieu de
mon coeur.
Je crois qu'il m'aime encore, et
qu'il nourrit en l'âme
Quelques restes secrets d'une si
belle flamme,
Qu'il ne fait qu'obéir aux
volontés d'un roi
Qui l'arrache à Médée en dépit de
sa foi.
Qu'il vive, et s'il se peut, que
l'ingrat me demeure;
Sinon, ce m'est assez que sa
Créuse meure;
Qu'il vive cependant, et jouisse
du jour
Que lui conserve encor mon
immuable amour.
Créon seul et sa fille ont fait
la perfidie!
Eux seuls termineront toute la
tragédie;
Leur perte achèvera cette fatale
paix.
Nérine
Contenez-vous, madame; il sort de
son palais.
Scène II
Créon, Médée, Nérine, soldats
Créon
Quoi! je te vois encore! Avec
quelle impudence
Peux-tu, sans t'effrayer,
soutenir ma présence?
Ignores-tu l'arrêt de ton
bannissement?
Fais-tu si peu de cas de mon
commandement?
Voyez comme elle s'enfle et
d'orgueil et d'audace!
Ses yeux ne sont que feu; ses
regards, que menace!
Gardes, empêchez-la de
s'approcher de moi.
Va, purge mes Etats d'un monstre
tel que toi;
Délivre mes sujets et moi-même de
crainte.
Médée
De quoi m'accuse-t-on? Quel
crime, quelle plainte
Pour mon bannissement vous donne
tant d'ardeur?
Créon
Ah! l'innocence même, et la même
candeur!
Médée est un miroir de vertu
signalée:
Quelle inhumanité de l'avoir
exilée!
Barbare, as-tu si tôt oublié tant
d'horreurs?
Repasse tes forfaits, repasse tes
erreurs,
Et de tant de pays nomme quelque
contrée
Dont tes méchancetés te
permettent l'entrée.
Toute la Thessalie en armes te
poursuit;
Ton père te déteste, et l'univers
te fuit:
Me dois-je en ta faveur charger
de tant de haines,
Et sur mon peuple et moi faire
tomber tes peines?
Va pratiquer ailleurs tes noires
actions;
J'ai racheté la paix à ces
conditions.
Médée
Lâche paix, qu'entre vous, sans
m'avoir écoutée,
Pour m'arracher mon bien vous
avez complotée!
Paix, dont le déshonneur vous
demeure éternel!
Quiconque sans l'ouïr condamne un
criminel,
Son crime eût-il cent fois mérité
le supplice,
D'un juste châtiment il fait une
injustice.
Créon
Au regard de Pélie, il fut bien
mieux traité;
Avant que l'égorger tu l'avais
écouté?
Médée
Écouta-t-il Jason, quand sa haine
couverte
L'envoya sur nos bords se livrer
à sa perte?
Car comment voulez-vous que je
nomme un dessein
Au-dessus de sa force et du
pouvoir humain?
Apprenez quelle était cette
illustre conquête,
Et de combien de morts j'ai
garanti sa tête.
Il fallait mettre au joug deux
taureaux furieux;
Des tourbillons de feux
s'élançaient de leurs yeux,
Et leur maître Vulcain poussait
par leur haleine
Un long embrasement dessus toute
la plaine;
Eux domptés, on entrait en de
nouveaux hasards;
Il fallait labourer les tristes
champs de Mars,
Et des dents d'un serpent
ensemencer leur terre,
Dont la stérilité, fertile pour
la guerre,
Produisait à l'instant des
escadrons armés
Contre la même main qui les avait
semés.
Mais, quoi qu'eût fait contre eux
une valeur parfaite,
La toison n'était pas au bout de
leur défaite:
Un dragon, enivré des plus
mortels poisons
Qu'enfantent les péchés de toutes
les saisons,
Vomissant mille traits de sa
gorge enflammée,
La gardait beaucoup mieux que
toute cette armée;
Jamais étoile, lune, aurore, ni
soleil,
Ne virent abaisser sa paupière au
sommeil:
Je l'ai seule assoupi; seule,
j'ai par mes charmes
Mis au joug les taureaux, et
défait les gendarmes.
Si lors à mon devoir mon désir
limité
Eût conservé ma gloire et ma
fidélité,
Si j'eusse eu de l'horreur de
tant d'énormes fautes,
Que devenait Jason, et tous vos
Argonautes?
Sans moi, ce vaillant chef, que
vous m'avez ravi,
Fût péri le premier, et tous
l'auraient suivi.
Je ne me repens point d'avoir par
mon adresse
Sauvé le sang des dieux et la
fleur de la Grèce:
Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et
Castor,
Et le charmant Orphée, et le sage
Nestor,
Tous vos héros enfin tiennent de
moi la vie;
Je vous les verrai tous posséder
sans envie:
Je vous les ai sauvés, je vous
les cède tous;
Je n'en veux qu'un pour moi, n'en
soyez point jaloux.
Pour de si bons effets
laissez-moi l'infidèle:
Il est mon crime seul, si je suis
criminelle;
Aimer cet inconstant, c'est tout
ce que j'ai fait:
Si vous me punissez, rendez-moi
mon forfait.
Est-ce user comme il faut d'un
pouvoir légitime,
Que me faire coupable et jouir de
mon crime?
Créon
Va te plaindre à Colchos.
Médée
Le retour m'y plaira.
Que Jason m'y remette ainsi qu'il
m'en tira:
Je suis prête à partir sous la
même conduite
Qui de ces lieux aimés précipita
ma fuite.
O d'un injuste affront les coups
les plus cruels!
Vous faites différence entre deux
criminels!
Vous voulez qu'on l'honore, et
que de deux complices
L'un ait votre couronne, et
l'autre des supplices!
Créon
Cesse de plus mêler ton intérêt
au sien.
Ton Jason, pris à part, est trop
homme de bien:
Le séparant de toi, sa défense
est facile;
Jamais il n'a trahi son père ni
sa ville;
Jamais sang innocent n'a fait
rougir ses mains;
Jamais il n'a prêté son bras à
tes desseins;
Son crime, s'il en a, c'est de
t'avoir pour femme.
Laisse-le s'affranchir d'une
honteuse flamme;
Rends-lui son innocence en
t'éloignant de nous;
Porte en d'autres climats ton
insolent courroux;
Tes herbes, tes poisons, ton
coeur impitoyable,
Et tout ce qui jamais a fait
Jason coupable.
Médée
Peignez mes actions plus noires
que la nuit;
Je n'en ai que la honte, il en a
tout le fruit;
Ce fut en sa faveur que ma
savante audace
Immola son tyran par les mains de
sa race;
Joignez-y mon pays et mon frère:
il suffit
Qu'aucun de tant de maux ne va
qu'à son profit.
Mais vous les saviez tous quand
vous m'avez reçue;
Votre simplicité n'a point été
déçue:
En ignoriez-vous un quand vous
m'avez promis
Un rempart assuré contre mes
ennemis?
Ma main, saignante encor du
meurtre de Pélie,
Soulevait contre moi toute la
Thessalie,
Quand votre coeur, sensible à la
compassion,
Malgré tous mes forfaits, prit ma
protection.
Si l'on me peut depuis imputer
quelque crime,
C'est trop peu que l'exil, ma
mort est légitime:
Sinon, à quel propos me
traitez-vous ainsi?
Je suis coupable ailleurs, mais
innocente ici.
Créon
Je ne veux plus ici d'une telle
innocence,
Ni souffrir en ma cour ta fatale
présence.
Va...
Médée
Dieux justes, vengeurs...
Créon
Va, dis-je, en d'autres lieux
Par tes cris importuns solliciter
les dieux.
Laisse-nous tes enfants: je
serais trop sévère,
Si je les punissais des crimes de
leur mère;
Et bien que je le pusse avec
juste raison,
Ma fille les demande en faveur de
Jason.
Médée
Barbare humanité, qui m'arrache à
moi-même,
Et feint de la douceur pour
m'ôter ce que j'aime!
Si Jason et Créuse ainsi l'ont
ordonné,
Qu'ils me rendent le sang que je
leur ai donné.
Créon
Ne me réplique plus, suis la loi
qui t'est faite;
Prépare ton départ, et pense à ta
retraite.
Pour en délibérer, et choisir le
quartier,
De grâce ma bonté te donne un
jour entier.
Médée
Quelle grâce!
Créon
Soldats, remettez-la chez elle;
Sa contestation deviendrait
éternelle.
(Médée rentre, et Créon
continue.)
Quel indomptable esprit! quel
arrogant maintien
Accompagnait l'orgueil d'un si
long entretien!
A-t-elle rien fléchi de son
humeur altière?
A-t-elle pu descendre à la
moindre prière?
Et le sacré respect de ma
condition
En a-t-il arraché quelque
soumission?
Scène III
Créon, Jason, Créuse, Cléone,
soldats
Créon
Te voilà sans rivale, et mon pays
sans guerres,
Ma fille: c'est demain qu'elle
sort de nos terres.
Nous n'avons désormais que
craindre de sa part;
Acaste est satisfait d'un si
proche départ;
Et si tu peux calmer le courage
d'Egée,
Qui voit par notre choix son
ardeur négligée,
Fais état que demain nous assure
à jamais
Et dedans et dehors une profonde
paix.
Créuse
Je ne crois pas, seigneur, que ce
vieux roi d'Athènes,
Voyant aux mains d'autrui le
fruit de tant de peines,
Mêle tant de faiblesse à son
ressentiment,
Que son premier courroux se
dissipe aisément.
J'espère toutefois qu'avec un peu
d'adresse
Je pourrai le résoudre à perdre
une maîtresse
Dont l'âge peu sortable et
l'inclination
Répondaient assez mal à son
affection.
Jason
Il doit vous témoigner par son
obéissance
Combien sur son esprit vous avez
de puissance;
Et s'il s'obstine à suivre un
injuste courroux,
Nous saurons, ma princesse, en
rabattre les coups;
Et nos préparatifs contre la
Thessalie
Ont trop de quoi punir sa flamme
et sa folie.
Créon
Nous n'en viendrons pas là:
regarde seulement
A le payer d'estime et de
remerciement.
Je voudrais pour tout autre un
peu de raillerie;
Un vieillard amoureux mérite
qu'on en rie:
Mais le trône soutient la majesté
des rois
Au-dessus du mépris, comme
au-dessus des lois.
On doit toujours respect au
sceptre, à la couronne.
Remets tout, si tu veux, aux
ordres que je donne;
Je saurai l'apaiser avec
facilité,
Si tu ne te défends qu'avec
civilité.
Scène IV
Jason, Créuse, Cléone
Jason
Que ne vous dois-je point pour
cette préférence,
Où mes désirs n'osaient porter
mon espérance!
C'est bien me témoigner un amour
infini,
De mépriser un roi pour un pauvre
banni!
A toutes ses grandeurs préférer
ma misère!
Tourner en ma faveur les volontés
d'un père!
Garantir mes enfants d'un exil
rigoureux!
Créuse
Qu'a pu faire de moindre un
courage amoureux?
La fortune a montré dedans votre
naissance
Un trait de son envie, ou de son
impuissance;
Elle devait un sceptre au sang
dont vous naissez,
Et sans lui vos vertus le
méritaient assez.
L'amour, qui n'a pu voir une
telle injustice,
Supplée à son défaut, ou punit sa
malice,
Et vous donne, au plus fort de
vos adversités,
Le sceptre que j'attends, et que
vous méritez.
La gloire m'en demeure; et les
races futures,
Comptant notre hyménée entre vos
aventures,
Vanteront à jamais mon amour
généreux,
Qui d'un si grand héros rompt le
sort malheureux.
Après tout, cependant, riez de ma
faiblesse;
Prête de posséder le phénix de la
Grèce,
La fleur de nos guerriers, le
sang de tant de dieux,
La robe de Médée a donné dans mes
yeux;
Mon caprice, à son lustre
attachant mon envie,
Sans elle trouve à dire au
bonheur de ma vie;
C'est ce qu'ont prétendu mes
desseins relevés,
Pour le prix des enfants que je
vous ai sauvés.
Jason
Que ce prix est léger pour un si
bon office!
Il y faut toutefois employer
l'artifice:
Ma jalouse en fureur n'est pas
femme à souffrir
Que ma main l'en dépouille afin
de vous l'offrir;
Des trésors dont son père épuise
la Scythie,
C'est tout ce qu'elle a pris
quand elle en est sortie.
Créuse
Qu'elle a fait un beau choix!
jamais éclat pareil
Ne sema dans la nuit les clartés
du soleil;
Les perles avec l'or confusément
mêlées,
Mille pierres de prix sur ses
bords étalées,
D'un mélange divin éblouissent
les yeux;
Jamais rien d'approchant ne se
fit en ces lieux.
Pour moi, tout aussitôt que je
l'en vis parée,
Je ne fis plus d'état de la
toison dorée;
Et dussiez-vous vous-même en être
un peu jaloux,
J'en eus presques envie aussitôt
que de vous.
Pour apaiser Médée et réparer sa
perte,
L'épargne de mon père entièrement
ouverte
Lui met à l'abandon tous les
trésors du roi,
Pourvu que cette robe et Jason
soient à moi.
Jason
N'en doutez point, ma reine, elle
vous est acquise.
Je vais chercher Nérine, et par
son entremise
Obtenir de Médée avec dextérité
Ce que refuserait son courage
irrité.
Pour elle, vous savez que j'en
fuis les approches,
J'aurais peine à souffrir
l'orgueil de ses reproches;
Et je me connais mal, ou dans
notre entretien
Son courroux s'allumant
allumerait le mien.
Je n'ai point un esprit
complaisant à sa rage,
Jusques à supporter sans réplique
un outrage;
Et ce seraient pour moi
d'éternels déplaisirs
De reculer par là l'effet de vos
désirs.
Mais sans plus de discours, d'une
maison voisine
Je vais prendre le temps que
sortira Nérine.
Souffrez, pour avancer votre
contentement,
Que malgré mon amour je vous
quitte un moment.
Cléone
Madame, j'aperçois venir le roi
d'Athènes.
Créuse
Allez donc, votre vue
augmenterait ses peines.
Cléone
Souvenez-vous de l'air dont il le
faut traiter.
Créuse
Ma bouche accortement saura s'en
acquitter.
Scène V
Egée, Créuse, Cléone
Egée
Sur un bruit qui m'étonne, et que
je ne puis croire,
Madame, mon amour, jaloux de
votre gloire,
Vient savoir s'il est vrai que
vous soyez d'accord,
Par un honteux hymen, de l'arrêt
de ma mort.
Votre peuple en frémit, votre
cour en murmure;
Et tout Corinthe enfin s'impute à
grande injure
Qu'un fugitif, un traître, un
meurtrier de rois,
Lui donne à l'avenir des princes
et des lois;
Il ne peut endurer que l'horreur
de la Grèce
Pour prix de ses forfaits épouse
sa princesse,
Et qu'il faille ajouter à vos
titres d'honneur:
"Femme d'un assassin et d'un
empoisonneur."
Créuse
Laissez agir, grand roi, la
raison sur votre âme,
Et ne le chargez point des crimes
de sa femme.
J'épouse un malheureux, et mon
père y consent,
Mais prince, mais vaillant, et
surtout innocent.
Non pas que je ne faille en cette
préférence;
De votre rang au sien je sais la
différence:
Mais si vous connaissez l'amour
et ses ardeurs,
Jamais pour son objet il ne prend
les grandeurs;
Avouez que son feu n'en veut qu'à
la personne,
Et qu'en moi vous n'aimiez rien
moins que ma couronne.
Souvent je ne sais quoi qu'on ne
peut exprimer
Nous surprend, nous emporte, et
nous force d'aimer;
Et souvent, sans raison, les
objets de nos flammes
Frappent nos yeux ensemble et
saisissent nos âmes.
Ainsi nous avons vu le souverain
des dieux,
Au mépris de Junon, aimer en ces
bas lieux,
Vénus quitter son Mars et
négliger sa prise,
Tantôt pour Adonis, et tantôt
pour Anchise;
Et c'est peut-être encore avec
moins de raison
Que, bien que vous m'aimiez, je
me donne à Jason.
D'abord dans mon esprit vous
eûtes ce partage:
Je vous estimai plus, et l'aimai
davantage.
Egée
Gardez ces compliments pour de
moins enflammés,
Et ne m'estimez point qu'autant
que vous m'aimez.
Que me sert cet aveu d'une erreur
volontaire?
Si vous croyez faillir, qui vous
force à le faire?
N'accusez point l'amour ni son
aveuglement;
Quand on connaît sa faute, on
manque doublement.
Créuse
Puis donc que vous trouvez la
mienne inexcusable,
Je ne veux plus, seigneur, me
confesser coupable.
L'amour de mon pays et le bien de
l'État
Me défendaient l'hymen d'un si
grand potentat.
Il m'eût fallu soudain vous
suivre en vos provinces,
Et priver mes sujets de l'aspect
de leurs princes.
Votre sceptre pour moi n'est
qu'un pompeux exil;
Que me sert son éclat? et que me
donne-t-il?
M'élève-t-il d'un rang plus haut
que souveraine?
Et sans le posséder ne me vois-je
pas reine?
Grâces aux immortels, dans ma
condition
J'ai de quoi m'assouvir de cette
ambition:
Je ne veux point changer mon
sceptre contre un autre;
Je perdrais ma couronne en
acceptant la vôtre.
Corinthe est bon sujet, mais il
veut voir son roi,
Et d'un prince éloigné
rejetterait la loi.
Joignez à ces raisons qu'un père
un peu sur l'âge,
Dont ma seule présence adoucit le
veuvage,
Ne saurait se résoudre à séparer
de lui
De ses débiles ans l'espérance et
l'appui,
Et vous reconnaîtrez que je ne
vous préfère
Que le bien de l'État, mon pays
et mon père.
Voilà ce qui m'oblige au choix
d'un autre époux;
Mais comme ces raisons font peu
d'effet sur vous,
Afin de redonner le repos à votre
âme,
Souffrez que je vous quitte.
Égée, seul.
Allez, allez, madame,
Étaler vos appas et vanter vos
mépris
A l'infâme sorcier qui charme vos
esprits.
De cette indignité faites un
mauvais conte;
Riez de mon ardeur, riez de votre
honte;
Favorisez celui de tous vos
courtisans
Qui raillera le mieux le déclin
de mes ans;
Vous jouirez fort peu d'une telle
insolence;
Mon amour outragé court à la
violence;
Mes vaisseaux à la rade, assez
proches du port,
N'ont que trop de soldats à faire
un coup d'effort.
La jeunesse me manque, et non pas
le courage:
Les rois ne perdent point les
forces avec l'âge;
Et l'on verra, peut-être avant ce
jour fini,
Ma passion vengée, et votre
orgueil puni.
Acte III
Scène première
Nérine
Malheureux instrument du malheur
qui nous presse,
Que j'ai pitié de toi, déplorable
princesse!
Avant que le soleil ait fait
encore un tour,
Ta perte inévitable achève ton
amour.
Ton destin te trahit, et ta
beauté fatale
Sous l'appas d'un hymen t'expose
à ta rivale;
Ton sceptre est impuissant à
vaincre son effort;
Et le jour de sa fuite est celui
de ta mort.
Sa vengeance à la main elle n'a
qu'à résoudre,
Un mot du haut des cieux fait
descendre le foudre,
Les mers, pour noyer tout,
n'attendent que sa loi;
La terre offre à s'ouvrir sous le
palais du roi;
L'air tient les vents tout prêts
à suivre sa colère,
Tant la nature esclave a peur de
lui déplaire;
Et si ce n'est assez de tous les
éléments,
Les enfers vont sortir à ses
commandements.
Moi, bien que mon devoir
m'attache à son service,
Je lui prête à regret un silence
complice;
D'un louable désir mon coeur
sollicité
Lui ferait avec joie une
infidélité:
Mais loin de s'arrêter, sa rage
découverte,
A celle de Créuse ajouterait ma
perte;
Et mon funeste avis ne servirait
de rien
Qu'à confondre mon sang dans les
bouillons du sien.
D'un mouvement contraire à celui
de mon âme,
La crainte de la mort m'ôte celle
du blâme;
Et ma timidité s'efforce
d'avancer
Ce que hors du péril je voudrais
traverser.
Scène II
Jason, Nérine
Jason
Nérine, eh bien, que dit, que
fait notre exilée?
Dans ton cher entretien
s'est-elle consolée?
Veut-elle bien céder à la
nécessité?
Nérine
Je trouve en son chagrin moins
d'animosité;
De moment en moment son âme plus
humaine
Abaisse sa colère, et rabat de sa
haine:
Déjà son déplaisir ne vous veut
plus de mal.
Jason
Fais-lui prendre pour tous un
sentiment égal.
Toi, qui de mon amour connaissais
la tendresse,
Tu peux connaître aussi quelle
douleur me presse.
Je me sens déchirer le coeur à
son départ:
Créuse en ses malheurs prend même
quelque part,
Ses pleurs en ont coulé; Créon
même soupire,
Lui préfère à regret le bien de
son empire
Et si dans son adieu son coeur
moins irrité
En voulait mériter la libéralité;
Si jusque-là Médée apaisait ses
menaces,
Qu'elle eût soin de partir avec
ses bonnes grâces,
Je sais (comme il est bon) que
ses trésors ouverts
Lui seraient sans réserve
entièrement offerts,
Et malgré les malheurs où le sort
l'a réduite,
Soulageraient sa peine et
soutiendraient sa fuite.
Nérine
Puisqu'il faut se résoudre à ce
bannissement,
Il faut en adoucir le
mécontentement.
Cette offre y peut servir; et par
elle j'espère,
Avec un peu d'adresse, apaiser sa
colère
Mais, d'ailleurs, toutefois
n'attendez rien de moi,
S'il faut prendre congé de Créuse
et du roi;
L'objet de votre amour et de sa
jalousie
De toutes ses fureurs l'aurait
tôt ressaisie.
Jason
Pour montrer sans les voir son
courage apaisé,
Je te dirai, Nérine, un moyen
fort aisé;
Et de si longue main je connais
ta prudence,
Que je t'en fais sans peine
entière confidence.
Créon bannit Médée, et ses ordres
précis
Dans son bannissement
enveloppaient ses fils:
La pitié de Créuse a tant fait
vers son père,
Qu'ils n'auront point de part au
malheur de leur mère.
Elle lui doit par eux quelque
remerciement;
Qu'un présent de sa part suive
leur compliment:
Sa robe, dont l'éclat sied mal à
sa fortune,
Et n'est à son exil qu'une charge
importune,
Lui gagnerait le coeur d'un
prince libéral,
Et de tous ses trésors l'abandon
général.
D'une vaine parure, inutile à sa
peine,
Elle peut acquérir de quoi faire
la reine:
Créuse, ou je me trompe, en a
quelque désir,
Et je ne pense pas qu'elle pût
mieux choisir.
Mais la voici qui sort; souffre
que je l'évite:
Ma rencontre la trouble, et mon
aspect l'irrite.
Scène III
Médée, Jason, Nérine
Médée
Ne fuyez pas, Jason, de ces
funestes lieux.
C'est à moi d'en partir: recevez
mes adieux.
Accoutumée à fuir, l'exil m'est
peu de chose;
Sa rigueur n'a pour moi de
nouveau que sa cause.
C'est pour vous que j'ai fui,
c'est vous qui me chassez.
Où me renvoyez-vous, si vous me
bannissez?
Irai-je sur le Phase, où j'ai
trahi mon père,
Apaiser de mon sang les mânes de
mon frère?
Irai-je en Thessalie, où le
meurtre d'un roi
Pour victime aujourd'hui ne
demande que moi?
Il n'est point de climat dont mon
amour fatale
N'ait acquis à mon nom la haine
générale;
Et ce qu'ont fait pour vous mon
savoir et ma main
M'a fait un ennemi de tout le
genre humain.
Ressouviens-t'en, ingrat;
remets-toi dans la plaine
Que ces taureaux affreux
brûlaient de leur haleine;
Revois ce champ guerrier dont les
sacrés sillons
Élevaient contre toi de soudains
bataillons;
Ce dragon qui jamais n'eut les
paupières closes
Et lors préfère-moi Créuse, si tu
l'oses.
Qu'ai-je épargné depuis qui fût
en mon pouvoir?
Ai-je auprès de l'amour écouté
mon devoir?
Pour jeter un obstacle à
l'ardente poursuite
Dont mon père en fureur touchait
déjà ta fuite,
Semai-je avec regret mon frère
par morceaux?
A ce funeste objet épandu sur les
eaux,
Mon père trop sensible aux droits
de la nature,
Quitta tous autres soins que de
sa sépulture;
Et par ce nouveau crime émouvant
sa pitié,
J'arrêtai les effets de son
inimitié.
Prodigue de mon sang, honte de ma
famille,
Aussi cruelle soeur que déloyale
fille,
Ces titres glorieux plaisaient à
mes amours;
Je les pris sans horreur pour
conserver tes jours.
Alors, certes, alors mon mérite
était rare;
Tu n'étais point honteux d'une
femme barbare.
Quand à ton père usé je rendis la
vigueur,
J'avais encor tes voeux, j'étais
encor ton coeur;
Mais cette affection mourant avec
Pélie,
Dans le même tombeau se vit
ensevelie:
L'ingratitude en l'âme et
l'impudence au front,
Une Scythe en ton lit te fut lors
un affront;
Et moi, que tes désirs avaient
tant souhaitée,
Le dragon assoupi, la toison
emportée,
Ton tyran massacré, ton père
rajeuni,
Je devins un objet digne d'être
banni.
Tes desseins achevés, j'ai mérité
ta haine,
Il t'a fallu sortir d'une
honteuse chaîne,
Et prendre une moitié qui n'a
rien plus que moi,
Que le bandeau royal que j'ai
quitté pour toi.
Jason
Ah! que n'as-tu des yeux à lire
dans mon âme,
Et voir les purs motifs de ma
nouvelle flamme!
Les tendres sentiments d'un amour
paternel
Pour sauver mes enfants me
rendent criminel,
Si l'on peut nommer crime un
malheureux divorce,
Où le soin que j'ai d'eux me
réduit et me force.
Toi-même, furieuse, ai-je peu
fait pour toi
D'arracher ton trépas aux
vengeances d'un roi?
Sans moi ton insolence allait
être punie;
A ma seule prière on ne t'a que
bannie.
C'est rendre la pareille à tes
grands coups d'effort:
Tu m'as sauvé la vie, et
j'empêche ta mort.
Médée
On ne m'a que bannie! ô bonté
souveraine!
C'est donc une faveur, et non pas
une peine!
Je reçois une grâce au lieu d'un
châtiment!
Et mon exil encor doit un
remerciement!
Ainsi l'avare soif du brigand
assouvie,
Il s'impute à pitié de nous
laisser la vie;
Quand il n'égorge point, il croit
nous pardonner,
Et ce qu'il n'ôte pas, il pense
le donner.
Jason
Tes discours, dont Créon de plus
en plus s'offense,
Le forceraient enfin à quelque
violence.
Éloigne-toi d'ici tandis qu'il
t'est permis:
Les rois ne sont jamais de
faibles ennemis.
Médée
A travers tes conseils je vois
assez ta ruse;
Ce n'est là m'en donner qu'en
faveur de Créuse.
Ton amour, déguisé d'un soin
officieux,
D'un objet importun veut délivrer
ses yeux.
Jason
N'appelle point amour un change
inévitable,
Où Créuse fait moins que le sort
qui m'accable.
Médée
Peux-tu bien, sans rougir,
désavouer tes feux?
Jason
Eh bien, soit; ses attraits
captivent tous mes voeux:
Toi, qu'un amour furtif souilla
de tant de crimes,
M'oses-tu reprocher des ardeurs
légitimes?
Médée
Oui, je te les reproche, et de
plus...
Jason
Quels forfaits?
Médée
La trahison, le meurtre, et tous
ceux que j'ai faits.
Jason
Il manque encor ce point à mon
sort déplorable,
Que de tes cruautés on me fasse
coupable.
Médée
Tu présumes en vain de t'en
mettre à couvert;
Celui-là fait le crime à qui le
crime sert.
Que chacun, indigné contre ceux
de ta femme,
La traite en ses discours de
méchante et d'infâme,
Toi seul, dont ses forfaits ont
fait tout le bonheur,
Tiens-la pour innocente et
défends son honneur.
Jason
J'ai honte de ma vie, et je hais
son usage,
Depuis que je la dois aux effets
de ta rage.
Médée
La honte généreuse, et la haute
vertu!
Puisque tu la hais tant, pourquoi
la gardes-tu?
Jason
Au bien de nos enfants, dont
l'âge faible et tendre
Contre tant de malheurs ne
saurait se défendre:
Deviens en leur faveur d'un
naturel plus doux.
Médée
Mon âme à leur sujet redouble son
courroux,
Faut-il ce déshonneur pour comble
à mes misères,
Qu'à mes enfants Créuse enfin
donne des frères?
Tu vas mêler, impie, et mettre en
rang pareil
Des neveux de Sisyphe avec ceux
du Soleil!
Jason
Leur grandeur soutiendra la
fortune des autres;
Créuse et ses enfants
conserveront les nôtres.
Médée
Je l'empêcherai bien ce mélange
odieux,
Qui déshonore ensemble et ma race
et les dieux.
Jason
Lassés de tant de maux, cédons à
la fortune.
Médée
Ce corps n'enferme pas une âme si
commune;
Je n'ai jamais souffert qu'elle
me fît la loi,
Et toujours ma fortune a dépendu
de moi.
Jason
La peur que j'ai d'un sceptre...
Médée
Ah! coeur rempli de feinte,
Tu masques tes désirs d'un faux
titre de crainte;
Un sceptre est l'objet seul qui
fait ton nouveau choix.
Jason
Veux-tu que je m'expose aux
haines de deux rois
Et que mon imprudence attire sur
nos têtes,
D'un et d'autre côté, de
nouvelles tempêtes?
Médée
Fuis-les, fuis-les tous deux,
suis Médée à ton tour,
Et garde au moins ta foi, si tu
n'as plus d'amour.
Jason
Il est aisé de fuir, mais il
n'est pas facile
Contre deux rois aigris de
trouver un asile.
Qui leur résistera, s'ils
viennent à s'unir?
Médée
Qui me résistera, si je te veux
punir,
Déloyal? Auprès d'eux crains-tu
si peu Médée?
Que toute leur puissance, en
armes débordée,
Dispute contre moi ton coeur
qu'ils m'ont surpris,
Et ne sois du combat que le juge
et le prix!
Joins-leur, si tu le veux, mon
père et la Scythie,
En moi seule ils n'auront que
trop forte partie.
Bornes-tu mon pouvoir à celui des
humains?
Contr'eux, quand il me plaît,
j'arme leurs propres mains;
Tu le sais, tu l'as vu, quand ces
fils de la Terre
Par leurs coups mutuels
terminèrent leur guerre.
Misérable! je puis adoucir des
taureaux;
La flamme m'obéit, et je commande
aux eaux;
L'enfer tremble, et les cieux,
sitôt que je les nomme,
Et je ne puis toucher les
volontés d'un homme!
Je t'aime encor, Jason, malgré ta
lâcheté;
Je ne m'offense plus de ta
légèreté:
Je sens à tes regards décroître
ma colère;
De moment en moment ma fureur se
modère;
Et je cours sans regret à mon
bannissement,
Puisque j'en vois sortir ton
établissement.
Je n'ai plus qu'une grâce à
demander ensuite:
Souffre que mes enfants
accompagnent ma fuite;
Que je t'admire encore en chacun
de leurs traits,
Que je t'aime et te baise en ces
petits portraits;
Et que leur cher objet,
entretenant ma flamme,
Te présente à mes yeux aussi bien
qu'à mon âme.
Jason
Ah! reprends ta colère, elle a
moins de rigueur.
M'enlever mes enfants, c'est
m'arracher le coeur;
Et Jupiter tout prêt à m'écraser
du foudre,
Mon trépas à la main, ne pourrait
m'y résoudre.
C'est pour eux que je change; et
la Parque, sans eux,
Seule de notre hymen pourrait
rompre les noeuds.
Médée
Cet amour paternel, qui te
fournit d'excuses,
Me fait souffrir aussi que tu me
les refuses,
Je ne t'en presse plus; et prête
à me bannir,
Je ne veux plus de toi qu'un
léger souvenir.
Jason
Ton amour vertueux fait ma plus
grande gloire;
Ce serait me trahir qu'en perdre
la mémoire:
Et le mien envers toi, qui
demeure éternel,
T'en laisse en cet adieu le
serment solennel.
Puissent briser mon chef les
traits les plus sévères
Que lancent des grands dieux les
plus âpres colères;
Qu'ils s'unissent ensemble afin
de me punir,
Si je ne perds la vie avant ton
souvenir!
Scène IV
Médée, Nérine
Médée
J'y donnerai bon ordre; il est en
ta puissance
D'oublier mon amour, mais non pas
ma vengeance;
Je la saurai graver en tes
esprits glacés
Par des coups trop profonds pour
en être effacés.
Il aime ses enfants, ce courage
inflexible:
Son faible est découvert; par eux
il est sensible,
Par eux mon bras, armé d'une
juste rigueur,
Va trouver des chemins à lui
percer le coeur.
Nérine
Madame, épargnez-les, épargnez
vos entrailles;
N'avancez point par là vos
propres funérailles:
Contre un sang innocent pourquoi
vous irriter,
Si Créuse en vos lacs se vient
précipiter?
Elle-même s'y jette, et Jason
vous la livre.
Médée
Tu flattes mes désirs.
Nérine
Que je cesse de vivre,
Si ce que je vous dis n'est pure
vérité!
Médée
Ah! ne me tiens donc plus l'âme
en perplexité!
Nérine
Madame, il faut garder que
quelqu'un ne nous voie,
Et du palais du roi découvre
notre joie:
Un dessein éventé succède
rarement.
Médée
Rentrons donc, et mettons nos
secrets sûrement.
Acte IV
Scène première
Médée, Nérine
Médée, seule dans sa grotte
magique.
C'est trop peu de Jason que ton
oeil me dérobe,
C'est trop peu de mon lit, tu
veux encor ma robe,
Rivale insatiable; et c'est encor
trop peu,
Si, la force à la main, tu l'as
sans mon aveu;
Il faut que par moi-même elle te
soit offerte,
Que perdant mes enfants, j'achète
encor leur perte;
Il en faut un hommage à tes
divins attraits,
Et des remerciements au vol que
tu me fais.
Tu l'auras; mon refus serait un
nouveau crime:
Mais je t'en veux parer pour être
ma victime,
Et sous un faux semblant de
libéralité,
Soûler, et ma vengeance, et ton
avidité.
Le charme est achevé, tu peux
entrer, Nérine.
(Nérine entre, et Médée
continue.)
Mes maux dans ces poisons
trouvent leur médecine:
Vois combien de serpents à mon
commandement
D'Afrique jusqu'ici n'ont tardé
qu'un moment,
Et contraints d'obéir à mes
charmes funestes,
Ont sur ce don fatal vomi toutes
leurs pestes.
L'amour à tous mes sens ne fut
jamais si doux
Que ce triste appareil à mon
esprit jaloux.
Ces herbes ne sont pas d'une
vertu commune;
Moi-même en les cueillant je fis
pâlir la lune,
Quand, les cheveux flottants, le
bras et le pied nu,
J'en dépouillai jadis un climat
inconnu.
Vois mille autres venins: cette
liqueur épaisse
Mêle du sang de l'hydre avec
celui de Nesse;
Python eut cette langue; et ce
plumage noir
Est celui qu'une harpie en fuyant
laissa choir;
Par ce tison Althée assouvit sa
colère,
Trop pitoyable soeur et trop
cruelle mère;
Ce feu tomba du ciel avecque
Phaéthon,
Cet autre vient des flots du
pierreux Phlégéthon;
Et celui-ci jadis remplit en nos
contrées
Des taureaux de Vulcain les
gorges ensoufrées.
Enfin, tu ne vois là poudres,
racines, eaux,
Dont le pouvoir mortel n'ouvrît
mille tombeaux;
Ce présent déceptif a bu toute
leur force,
Et bien mieux que mon bras
vengera mon divorce.
Mes tyrans par leur perte
apprendront que jamais...
Mais d'où vient ce grand bruit
que j'entends au palais?
Nérine
Du bonheur de Jason et du malheur
d'Egée:
Madame, peu s'en faut, qu'il ne
vous ait vengée.
Ce généreux vieillard, ne pouvant
supporter
Qu'on lui vole à ses yeux ce
qu'il croit mériter,
Et que sur sa couronne et sa
persévérance
L'exil de votre époux ait eu la
préférence,
A tâché par la force à repousser
l'affront
Que ce nouvel hymen lui porte sur
le front.
Comme cette beauté, pour lui
toute de glace,
Sur les bords de la mer
contemplait la bonace,
Il la voit mal suivie, et prend
un si beau temps
A rendre ses désirs et les vôtres
contents.
De ses meilleurs soldats une
troupe choisie
Enferme la princesse, et sert sa
jalousie;
L'effroi qui la surprend la jette
en pâmoison;
Et tout ce qu'elle peut, c'est de
nommer Jason.
Ses gardes à l'abord font quelque
résistance,
Et le peuple leur prête une
faible assistance;
Mais l'obstacle léger de ces
débiles coeurs
Laissait honteusement Créuse à
leurs vainqueurs:
Déjà presque en leur bord elle
était enlevée...
Médée
Je devine la fin, mon traître l'a
sauvée.
Nérine
Oui, madame, et de plus Egée est
prisonnier;
Votre époux à son myrte ajoute ce
laurier:
Mais apprenez comment.
Médée
N'en dis pas davantage:
Je ne veux point savoir ce qu'a
fait son courage;
Il suffit que son bras a
travaillé pour nous,
Et rend une victime à mon juste
courroux.
Nérine, mes douleurs auraient peu
d'allégeance,
Si cet enlèvement l'ôtait à ma
vengeance;
Pour quitter son pays en est-on
malheureux?
Ce n'est pas son exil, c'est sa
mort que je veux;
Elle aurait trop d'honneur de
n'avoir que ma peine,
Et de verser des pleurs pour être
deux fois reine.
Tant d'invisibles feux enfermés
dans ce don,
Que d'un titre plus vrai
j'appelle ma rançon,
Produiront des effets bien plus
doux à ma haine.
Nérine
Par là vous vous vengez, et sa
perte est certaine:
Mais contre la fureur de son père
irrité
Où pensez-vous trouver un lieu de
sûreté?
Médée
Si la prison d'Egée a suivi sa
défaite,
Tu peux voir qu'en l'ouvrant je
m'ouvre une retraite,
Et que ses fers brisés, malgré
leurs attentats,
A ma protection engagent ses
Etats.
Dépêche seulement, et cours vers
ma rivale
Lui porter de ma part cette robe
fatale:
Mène-lui mes enfants, et
fais-les, si tu peux,
Présenter par leur père à l'objet
de ses voeux.
Nérine
Mais, madame, porter cette robe
empestée,
Que de tant de poisons vous avez
infectée,
C'est pour votre Nérine un trop
funeste emploi:
Avant que sur Créuse ils
agiraient sur moi.
Médée
Ne crains pas leur vertu, mon
charme la modère,
Et lui défend d'agir que sur elle
et son père;
Pour un si grand effet prends un
coeur plus hardi,
Et sans me répliquer, fais ce que
je te di.
Scène II
Créon, Pollux, soldats
Créon
Nous devons bien chérir cette
valeur parfaite
Qui de nos ravisseurs nous donne
la défaite.
Invincible héros, c'est à votre
secours
Que je dois désormais le bonheur
de mes jours;
C'est vous seul aujourd'hui dont
la main vengeresse
Rend à Créon sa fille, à Jason sa
maîtresse,
Met Égée en prison et son orgueil
à bas,
Et fait mordre la terre à ses
meilleurs soldats,
Pollux
Grand roi, l'heureux succès de
cette délivrance
Vous est beaucoup mieux dû qu'à
mon peu de vaillance:
C'est vous seul et Jason, dont
les bras indomptés
Portaient avec effroi la mort de
tous côtés;
Pareils à deux lions dont
l'ardente furie
Dépeuple en un moment toute une
bergerie.
L'exemple glorieux de vos faits
plus qu'humains
Échauffait mon courage et
conduisait mes mains:
J'ai suivi, mais de loin, des
actions si belles,
Qui laissaient à mon bras tant
d'illustres modèles.
Pourrait-on reculer en combattant
sous vous,
Et n'avoir point de coeur à
seconder vos coups?
Créon
Votre valeur, qui souffre en
cette repartie,
Ôte toute croyance à votre
modestie:
Mais puisque le refus d'un
honneur mérité
N'est pas un petit trait de
générosité,
Je vous laisse en jouir. Auteur
de la victoire,
Ainsi qu'il vous plaira,
départez-en la gloire;
Comme elle est votre bien, vous
pouvez la donner.
Que prudemment les dieux savent
tout ordonner!
Voyez, brave guerrier, comme
votre arrivée
Au jour de nos malheurs se trouve
réservée,
Et qu'au point que le sort osait
nous menacer,
Ils nous ont envoyé de quoi le
terrasser.
Digne sang de leur roi, demi-dieu
magnanime,
Dont la vertu ne peut recevoir
trop d'estime,
Qu'avons-nous plus à craindre? et
quel destin jaloux,
Tant que nous vous aurons,
s'osera prendre à nous?
Pollux
Appréhendez pourtant, grand
prince,
Créon
Et quoi?
Pollux
Médée,
Qui par vous de son lit se voit
dépossédée.
Je crains qu'il ne vous soit
malaisé d'empêcher
Qu'un gendre valeureux ne vous
coûte bien cher.
Après l'assassinat d'un monarque
et d'un frère,
Peut-il être de sang qu'elle
épargne ou révère?
Accoutumée au meurtre, et savante
en poison,
Voyez ce qu'elle a fait pour
acquérir Jason;
Et ne présumez pas, quoi que
Jason vous die,
Que pour le conserver elle soit
moins hardie.
Créon
C'est de quoi mon esprit n'est
plus inquiété;
Par son bannissement j'ai fait ma
sûreté;
Elle n'a que fureur et que
vengeance en l'âme,
Mais, en si peu de temps, que
peut faire une femme?
Je n'ai prescrit qu'un jour de
terme à son départ.
Pollux
C'est peu pour une femme, et
beaucoup pour son art;
Sur le pouvoir humain ne réglez
pas les charmes.
Créon
Quelques puissants qu'ils soient,
je n'en ai point d'alarmes;
Et quand bien ce délai devrait
tout hasarder,
Ma parole est donnée, et je la
veux garder.
Scène III
Créon, Pollux, Cléone
Créon
Que font nos deux amants, Cléone?
Cléone
La princesse,
Seigneur, près de Jason reprend
son allégresse;
Et ce qui sert beaucoup à son
contentement,
C'est de voir que Médée est sans
ressentiment.
Créon
Et quel dieu si propice a calmé
son courage?
Cléone
Jason, et ses enfants, qu'elle
vous laisse en gage.
La grâce que pour eux madame
obtient de vous
A calmé les transports de son
esprit jaloux.
Le plus riche présent qui fût en
sa puissance
A ses remerciements joint sa
reconnaissance.
Sa robe sans pareille, et sur qui
nous voyons
Du Soleil son aïeul briller mille
rayons,
Que la princesse même avait tant
souhaitée,
Par ces petits héros lui vient
d'être apportée,
Et fait voir clairement les
merveilleux effets
Qu'en un coeur irrité produisent
les bienfaits.
Créon
Eh bien, qu'en dites-vous?
Qu'avons-nous plus à craindre?
Pollux
Si vous ne craignez rien, que je
vous trouve à plaindre!
Créon
Un si rare présent montre un
esprit remis.
Pollux
J'eus toujours pour suspects les
dons des ennemis.
Ils font assez souvent ce que
n'ont pu leurs armes;
Je connais de Médée et l'esprit
et les charmes,
Et veux bien m'exposer au plus
cruel trépas,
Si ce rare présent n'est un
mortel appas.
Créon
Ses enfants si chéris qui nous
servent d'otages,
Nous peuvent-ils laisser quelque
sorte d'ombrages?
Pollux
Peut-être que contre eux s'étend
sa trahison,
Qu'elle ne les prend plus que
pour ceux de Jason,
Et qu'elle s'imagine, en haine de
leur père,
Que n'étant plus sa femme, elle
n'est plus leur mère.
Renvoyez-lui, seigneur, ce don
pernicieux,
Et ne vous chargez point d'un
poison précieux.
Cléone
Madame cependant en est toute
ravie,
Et de s'en voir parée elle brûle
d'envie.
Pollux
Où le péril égale et passe le
plaisir,
Il faut se faire force, et
vaincre son désir.
Jason, dans son amour, a trop de
complaisance
De souffrir qu'un tel don
s'accepte en sa présence.
Créon
Sans rien mettre au hasard, je
saurai dextrement
Accorder vos soupçons et son
contentement.
Nous verrons dès ce soir, sur une
criminelle,
Si ce présent nous cache une
embûche mortelle.
Nise, pour ses forfaits destinée
à mourir,
Ne peut par cette épreuve
injustement périr;
Heureuse, si sa mort nous rendait
ce service,
De nous en découvrir le funeste
artifice!
Allons-y de ce pas, et ne
consumons plus
De temps ni de discours en débats
superflus.
Scène IV
Egée en prison.
Demeure affreuse des coupables,
Lieux maudits, funeste séjour,
Dont jamais avant mon amour
Les sceptres n'ont été capables.
Redoublez puissamment votre
mortel effroi,
Et joignez à mes maux une si vive
atteinte,
Que mon âme chassée, ou
s'enfuyant de crainte,
Dérobe à mes vainqueurs le
supplice d'un roi.
Le triste bonheur où j'aspire!
Je ne veux que hâter ma mort,
Et n'accuse mon mauvais sort
Que de souffrir que je respire.
Puisqu'il me faut mourir, que je
meure à mon choix;
Le coup m'en sera doux, s'il est
sans infamie:
Prendre l'ordre à mourir d'une
main ennemie,
C'est mourir, pour un roi,
beaucoup plus d'une fois.
Malheureux prince, on te méprise
Quand tu t'arrêtes à servir:
Si tu t'efforces de ravir,
Ta prison suit ton entreprise.
Ton amour qu'on dédaigne et ton
vain attentat
D'un éternel affront vont
souiller ta mémoire:
L'un t'a déjà coûté ton repos et
ta gloire;
L'autre te va coûter ta vie et
ton État.
Destin, qui punis mon audace,
Tu n'as que de justes rigueurs;
Et s'il est d'assez tendres
coeurs
Pour compatir à ma disgrâce,
Mon feu de leur tendresse étouffe
la moitié,
Puisqu'à bien comparer mes fers
avec ma flamme,
Un vieillard amoureux mérite plus
de blâme
Qu'un monarque en prison n'est
digne de pitié.
Cruel auteur de ma misère,
Peste des coeurs, tyran des rois,
Dont les impérieuses lois
N'épargnent pas même ta mère,
Amour, contre Jason tourne ton
trait fatal;
Au pouvoir de tes dards je remets
ma vengeance:
Atterre son orgueil, et montre ta
puissance
A perdre également l'un et
l'autre rival.
Qu'une implacable jalousie
Suive son nuptial flambeau;
Que sans cesse un objet nouveau
S'empare de sa fantaisie;
Que Corinthe à sa vue accepte un
autre roi;
Qu'il puisse voir sa race à ses
yeux égorgée;
Et, pour dernier malheur, qu'il
ait le sort d'Égée,
Et devienne à mon âge amoureux
comme moi!
Scène V
Égée, Médée
Égée
Mais d'où vient ce bruit sourd?
quelle pâle lumière
Dissipe ces horreurs et frappe ma
paupière?
Mortel, qui que tu sois, détourne
ici tes pas,
Et de grâce m'apprends l'arrêt de
mon trépas,
L'heure, le lieu, le genre; et si
ton coeur sensible
A la compassion peut se rendre
accessible,
Donne-moi les moyens d'un
généreux effort
Qui des mains des bourreaux
affranchisse ma mort.
Médée
Je viens l'en affranchir. Ne
craignez plus, grand prince;
Ne pensez qu'à revoir votre chère
province;
(Elle donne un coup de baguette
sur la porte de la prison, qui s'ouvre aussitôt; et en ayant tiré Égée, elle
en donne encore un sur ses fers, qui tombent.)
Ni grilles ni verrous ne tiennent
contre moi.
Cessez, indignes fers, de
captiver un roi;
Est-ce à vous à presser les bras
d'un tel monarque?
Et vous, reconnaissez Médée à
cette marque,
Et fuyez un tyran dont le
forcènement
Joindrait votre supplice à mon
bannissement;
Avec la liberté reprenez le
courage.
Égée
Je les reprends tous deux pour
vous en faire hommage,
Princesse, de qui l'art propice
aux malheureux
Oppose un tel miracle à mon sort
rigoureux;
Disposez de ma vie, et du sceptre
d'Athènes;
Je dois et l'une et l'autre à qui
brise mes chaînes.
Si votre heureux secours me tire
de danger,
Je ne veux en sortir qu'afin de
vous venger;
Et si je puis jamais avec votre
assistance
Arriver jusqu'aux lieux de mon
obéissance,
Vous me verrez, suivi de mille
bataillons,
Sur ces murs renversés planter
mes pavillons,
Punir leur traître roi de vous
avoir bannie,
Dedans le sang des siens noyer sa
tyrannie,
Et remettre en vos mains et
Créuse et Jason,
Pour venger votre exil plutôt que
ma prison.
Médée
Je veux une vengeance et plus
haute et plus prompte;
Ne l'entreprenez pas, votre offre
me fait honte:
Emprunter le secours d'aucun
pouvoir humain,
D'un reproche éternel diffamerait
ma main.
En est-il, après tout, aucun qui
ne me cède?
Qui force la nature, a-t-il
besoin qu'on l'aide?
Laissez-moi le souci de venger
mes ennuis,
Et par ce que j'ai fait, jugez ce
que je puis;
L'ordre en est tout donné, n'en
soyez point en peine:
C'est demain que mon art fait
triompher ma haine;
Demain je suis Médée, et je tire
raison
De mon bannissement et de votre
prison.
Égée
Quoi! madame, faut-il que mon peu
de puissance
Empêche les devoirs de ma
reconnaissance?
Mon sceptre ne peut-il être
employé pour vous?
Et vous serai-je ingrat autant
que votre époux?
Médée
Si je vous ai servi, tout ce que
j'en souhaite,
C'est de trouver chez vous une
sûre retraite,
Où de mes ennemis menaces ni
présents
Ne puissent plus troubler le
repos de mes ans.
Non pas que je les craigne; eux
et toute la terre
A leur confusion me livreraient
la guerre;
Mais je hais ce désordre, et
n'aime pas à voir
Qu'il me faille pour vivre user
de mon savoir.
Égée
L'honneur de recevoir une si
grande hôtesse
De mes malheurs passés efface la
tristesse.
Disposez d'un pays qui vivra sous
vos lois,
Si vous l'aimez assez pour lui
donner des rois;
Si mes ans ne vous font mépriser
ma personne,
Vous y partagerez mon lit et ma
couronne:
Sinon, sur mes sujets faites état
d'avoir,
Ainsi que sur moi-même, un absolu
pouvoir.
Allons, madame, allons; et par
votre conduite
Faites la sûreté que demande ma
fuite.
Médée
Ma vengeance n'aurait qu'un
succès imparfait:
Je ne me venge pas, si je n'en
vois l'effet;
Je dois à mon courroux l'heur
d'un si doux spectacle.
Allez, prince, et sans moi ne
craignez point d'obstacle.
Je vous suivrai demain par un
chemin nouveau.
Pour votre sûreté conservez cet
anneau;
Sa secrète vertu, qui vous fait
invisible,
Rendra votre départ de tous côtés
paisible.
Ici, pour empêcher l'alarme que
le bruit
De votre délivrance aurait
bientôt produit,
Un fantôme pareil et de taille et
de face,
Tandis que vous fuirez, remplira
votre place.
Partez sans plus tarder, prince
chéri des dieux,
Et quittez pour jamais ces
détestables lieux.
Égée
J'obéis sans réplique, et je pars
sans remise.
Puisse d'un prompt succès votre
grande entreprise
Combler nos ennemis d'un mortel
désespoir,
Et me donner bientôt le bien de
vous revoir!
Acte V
Scène première
Médée, Theudas
Theudas
Ah, déplorable prince! ah,
fortune cruelle!
Que je porte à Jason une triste
nouvelle!
Médée, lui donnant un coup de
baguette qui le fait demeurer immobile.
Arrête, misérable, et m'apprends
quel effet
A produit chez le roi le présent
que j'ai fait.
Theudas
Dieux! je suis dans les fers
d'une invisible chaîne!
Médée
Dépêche, ou ces longueurs
attireront ma haine.
Theudas
Apprenez donc l'effet le plus
prodigieux
Que jamais la vengeance ait
offert à nos yeux.
Votre robe a fait peur, et sur
Nise éprouvée,
En dépit des soupçons, sans péril
s'est trouvée;
Et cette épreuve a su si bien les
assurer,
Qu'incontinent Créuse a voulu
s'en parer;
Mais cette infortunée à peine l'a
vêtue,
Qu'elle sent aussitôt une ardeur
qui la tue:
Un feu subtil s'allume, et ses
brandons épars
Sur votre don fatal courent de
toutes parts;
Et Cléone et le roi s'y jettent
pour l'éteindre;
Mais (ô nouveau sujet de pleurer
et de plaindre!)
Ce feu saisit le roi; ce prince
en un moment
Se trouve enveloppé du même
embrasement.
Médée
Courage! enfin il faut que l'un
et l'autre meure.
Theudas
La flamme disparaît, mais
l'ardeur leur demeure;
Et leurs habits charmés, malgré
nos vains efforts,
Sont des brasiers secrets
attachés à leurs corps;
Qui veut les dépouiller lui-même
les déchire,
Et ce nouveau secours est un
nouveau martyre.
Médée
Que dit mon déloyal? que fait-il
là-dedans?
Theudas
Jason, sans rien savoir de tous
ces accidents,
S'acquitte des devoirs d'une
amitié civile
A conduire Pollux hors des murs
de la ville,
Qui va se rendre en hâte aux
noces de sa soeur,
Dont bientôt Ménélas doit être
possesseur;
Et j'allais lui porter ce funeste
message.
Médée lui donne un autre coup de
baguette.
Va, tu peux maintenant achever
ton voyage.
Scène II
Médée
Est-ce assez, ma vengeance,
est-ce assez de deux morts?
Consulte avec loisir tes plus
ardents transports.
Des bras de mon perfide arracher
une femme,
Est-ce pour assouvir les fureurs
de mon âme?
Que n'a-t-elle déjà des enfants
de Jason,
Sur qui plus pleinement venger sa
trahison!
Suppléons-y des miens; immolons
avec joie
Ceux qu'à me dire adieu Créuse me
renvoie:
Nature, je le puis sans violer ta
loi;
Ils viennent de sa part, et ne
sont plus à moi.
Mais ils sont innocents; aussi
l'était mon frère;
Ils sont trop criminels d'avoir
Jason pour père;
Il faut que leur trépas redouble
son tourment;
Il faut qu'il souffre en père
aussi bien qu'en amant.
Mais quoi! j'ai beau contre eux
animer mon audace,
La pitié la combat, et se met en
sa place:
Puis, cédant tout à coup la place
à ma fureur,
J'adore les projets qui me
faisaient horreur:
De l'amour aussitôt je passe à la
colère,
Des sentiments de femme aux
tendresses de mère.
Cessez dorénavant, pensers
irrésolus,
D'épargner des enfants que je ne
verrai plus.
Chers fruits de mon amour, si je
vous ai fait naître,
Ce n'est pas seulement pour
caresser un traître:
Il me prive de vous, et je l'en
vais priver.
Mais ma pitié renaît, et revient
me braver;
Je n'exécute rien, et mon âme
éperdue
Entre deux passions demeure
suspendue.
N'en délibérons plus, mon bras en
résoudra.
Je vous perds, mes enfants; mais
Jason vous perdra;
Il ne vous verra plus... Créon
sort tout en rage;
Allons à son trépas joindre ce
triste ouvrage.
Scène III
Créon, domestiques
Créon
Loin de me soulager vous croissez
mes tourments;
Le poison à mon corps unit mes
vêtements;
Et ma peau, qu'avec eux votre
secours m'arrache,
Pour suivre votre main de mes os
se détache.
Voyez comme mon sang en coule à
gros ruisseaux:
Ne me déchirez plus, officieux
bourreaux;
Votre pitié pour moi s'est assez
hasardée;
Fuyez, ou ma fureur vous prendra
pour Médée.
C'est avancer ma mort que de me
secourir;
Je ne veux que moi-même à m'aider
à mourir.
Quoi! vous continuez, canailles
infidèles!
Plus je vous le défends, plus
vous m'êtes rebelles!
Traîtres, vous sentirez encor ce
que je puis;
Je serai votre roi, tout mourant
que je suis;
Si mes commandements ont trop peu
d'efficace,
Ma rage pour le moins me fera
faire place:
Il faut ainsi payer votre cruel
secours.
(Il se défait d'eux et les chasse
à coups d'épée.)
Scène IV
Créon, Créuse, Cléone
Créuse
Où fuyez-vous de moi, cher auteur
de mes jours?
Fuyez-vous l'innocente et
malheureuse source
D'où prennent tant de maux leur
effroyable course?
Ce feu qui me consume et dehors
et dedans
Vous venge-t-il trop peu de mes
voeux imprudents?
Je ne puis excuser mon indiscrète
envie
Qui donne le trépas à qui je dois
la vie:
Mais soyez satisfait des rigueurs
de mon sort,
Et cessez d'ajouter votre haine à
ma mort.
L'ardeur qui me dévore, et que
j'ai méritée,
Surpasse en cruauté l'aigle de
Prométhée,
Et je crois qu'Ixion au choix des
châtiments
Préférerait sa roue à mes
embrasements.
Créon
Si ton jeune désir eut beaucoup
d'imprudence,
Ma fille, j'y devais opposer ma
défense.
Je n'impute qu'à moi l'excès de
mes malheurs,
Et j'ai part en ta faute ainsi
qu'en tes douleurs.
Si j'ai quelque regret, ce n'est
pas à ma vie,
Que le déclin des ans m'aurait
bientôt ravie:
La jeunesse des tiens, si beaux,
si florissants,
Me porte au fond du coeur des
coups bien plus pressants.
Ma fille, c'est donc là ce royal
hyménée
Dont nous pensions toucher la
pompeuse journée!
La Parque impitoyable en éteint
le flambeau,
Et pour lit nuptial il te faut un
tombeau!
Ah! rage, désespoir, destins,
feux, poisons, charmes,
Tournez tous contre moi vos plus
cruelles armes:
S'il faut vous assouvir par la
mort de deux rois,
Faites en ma faveur que je meure
deux fois,
Pourvu que mes deux morts
emportent cette grâce
De laisser ma couronne à mon
unique race,
Et cet espoir si doux, qui m'a
toujours flatté,
De revivre à jamais en sa
postérité.
Créuse
Cléone, soutenez, je chancelle,
je tombe;
Mon reste de vigueur sous mes
douleurs succombe;
Je sens que je n'ai plus à
souffrir qu'un moment.
Ne me refusez pas ce triste
allégement,
Seigneur, et si pour moi quelque
amour vous demeure,
Entre vos bras mourants permettez
que je meure.
Mes pleurs arrouseront vos
mortels déplaisirs;
Je mêlerai leurs eaux à vos
brûlants soupirs.
Ah! je brûle, je meurs, je ne
suis plus que flamme;
De grâce, hâtez-vous de recevoir
mon âme.
Quoi! vous vous éloignez!
Créon
Oui, je ne verrai pas,
Comme un lâche témoin, ton
indigne trépas:
Il faut, ma fille, il faut que ma
main me délivre
De l'infâme regret de t'avoir pu
survivre.
Invisible ennemi, sors avecque
mon sang.
(Il se tue avec un poignard.)
Créuse
Courez à lui, Cléone; il se perce
le flanc.
Créon
Retourne; c'en est fait. Ma
fille, adieu; j'expire,
Et ce dernier soupir met fin à
mon martyre:
Je laisse à ton Jason le soin de
nous venger.
Créuse
Vain et triste confort!
soulagement léger!
Mon père...
Cléone
Il ne vit plus; sa grande âme est
partie.
Créuse
Donnez donc à la mienne une même
sortie;
Apportez-moi ce fer qui, de ses
maux vainqueur,
Est déjà si savant à traverser le
coeur.
Ah! je sens fers, et feux, et
poison tout ensemble;
Ce que souffrait mon père à mes
peines s'assemble.
Hélas! que de douceurs aurait un
prompt trépas!
Dépêchez-vous, Cléone, aidez mon
faible bras.
Cléone
Ne désespérez point: les dieux,
plus pitoyables,
A nos justes clameurs se rendront
exorables,
Et vous conserveront, en dépit du
poison,
Et pour reine à Corinthe, et pour
femme à Jason.
Il arrive, et surpris, il change
de visage;
Je lis dans sa pâleur une secrète
rage,
Et son étonnement va passer en
fureur.
Scène V
Jason, Créuse, Cléone, Theudas
Jason
Que vois-je ici, grands dieux!
quel spectacle d'horreur!
Où que puissent mes yeux porter
ma vue errante,
Je vois ou Créon mort, ou Créuse
mourante.
Ne t'en va pas, belle âme,
attends encore un peu,
Et le sang de Médée éteindra tout
ce feu;
Prends le triste plaisir de voir
punir son crime,
De te voir immoler cette infâme
victime;
Et que ce scorpion, sur la plaie
écrasé,
Fournisse le remède au mal qu'il
a causé.
Créuse
Il n'en faut point chercher au
poison qui me tue:
Laisse-moi le bonheur d'expirer à
ta vue,
Souffre que j'en jouisse en ce
dernier moment:
Mon trépas fera place à ton
ressentiment;
Le mien cède à l'ardeur dont je
suis possédée;
J'aime mieux voir Jason que la
mort de Médée.
Approche, cher amant, et retiens
ces transports:
Mais garde de toucher ce
misérable corps;
Ce brasier, que le charme ou
répand ou modère,
A négligé Cléone, et dévoré mon
père:
Au gré de ma rivale il est
contagieux.
Jason, ce m'est assez de mourir à
tes yeux:
Empêche les plaisirs qu'elle
attend de ta peine:
N'attire point ces feux esclaves
de sa haine.
Ah, quel âpre tourment! quels
douloureux abois!
Et que je sens de morts sans
mourir une fois!
Jason
Quoi! vous m'estimez donc si
lâche que de vivre,
Et de si beaux chemins sont
ouverts pour vous suivre?
Ma reine, si l'hymen n'a pu
joindre nos corps,
Nous joindrons nos esprits, nous
joindrons nos deux morts;
Et l'on verra Caron passer chez
Rhadamante,
Dans une même barque, et l'amant
et l'amante.
Hélas! vous recevez, par ce
présent charmé,
Le déplorable prix de m'avoir
trop aimé;
Et puisque cette robe a causé
votre perte,
Je dois être puni de vous l'avoir
offerte.
Quoi! ce poison m'épargne, et ces
feux impuissants
Refusent de finir les douleurs
que je sens!
Il faut donc que je vive, et vous
m'êtes ravie!
Justes dieux! quel forfait me
condamne à la vie?
Est-il quelque tourment plus
grand pour mon amour
Que de la voir mourir, et de
souffrir le jour?
Non, non; si par ces feux mon
attente est trompée,
J'ai de quoi m'affranchir au bout
de mon épée;
Et l'exemple du roi, de sa main
transpercé,
Qui nage dans les flots du sang
qu'il a versé,
Instruit suffisamment un généreux
courage
Des moyens de braver le destin
qui l'outrage.
Créuse
Si Créuse eut jamais sur toi
quelque pouvoir,
Ne t'abandonne point aux coups du
désespoir.
Vis pour sauver ton nom de cette
ignominie
Que Créuse soit morte, et Médée
impunie;
Vis pour garder le mien en ton
coeur affligé,
Et du moins ne meurs point que tu
ne sois vengé.
Adieu: donne la main; que, malgré
ta jalouse,
J'emporte chez Pluton le nom de
ton épouse.
Ah, douleurs! C'en est fait, je
meurs à cette fois,
Et perds en ce moment la vie avec
la voix.
Si tu m'aimes...
Jason
Ce mot lui coupe la parole;
Et je ne suivrai pas son âme qui
s'envole!
Mon esprit, retenu par ses
commandements,
Réserve encor ma vie à de pires
tourments!
Pardonne, chère épouse, à mon
obéissance;
Mon déplaisir mortel défère à ta
puissance,
Et de mes jours maudits tout prêt
de triompher,
De peur de te déplaire, il n'ose
m'étouffer.
Ne perdons point de temps,
courons chez la sorcière
Délivrer par sa mort mon âme
prisonnière.
Vous autres, cependant, enlevez
ces deux corps:
Contre tous ses démons mes bras
sont assez forts,
Et la part que votre aide aurait
en ma vengeance
Ne m'en permettait pas une
entière allégeance.
Préparez seulement des gênes, des
bourreaux;
Devenez inventifs en supplices
nouveaux,
Qui la fassent mourir tant de
fois sur leur tombe,
Que son coupable sang leur vaille
une hécatombe;
Et si cette victime, en mourant
mille fois,
N'apaise point encor les mânes de
deux rois,
Je serai la seconde; et mon
esprit fidèle
Ira gêner là-bas son âme
criminelle,
Ira faire assembler pour sa
punition
Les peines de Titye à celle
d'Ixion.
(Cléone et le reste emportent le
corps de Créon et de Créuse, et Jason continue seul.)
Mais leur puis-je imputer ma mort
en sacrifice?
Elle m'est un plaisir, et non pas
un supplice.
Mourir, c'est seulement auprès
d'eux me ranger,
C'est rejoindre Créuse, et non
pas la venger.
Instruments des fureurs d'une
mère insensée,
Indignes rejetons de mon amour
passée,
Quel malheureux destin vous avait
réservés
A porter le trépas à qui vous a
sauvés?
C'est vous, petits ingrats, que,
malgré la nature,
Il me faut immoler dessus leur
sépulture.
Que la sorcière en vous commence
de souffrir;
Que son premier tourment soit de
vous voir mourir.
Toutefois qu'ont-ils fait,
qu'obéir à leur mère?
Scène VI
Médée, Jason
Médée, en haut sur un balcon.
Lâche, ton désespoir encore en
délibère?
Lève les yeux, perfide, et
reconnais ce bras
Qui t'a déjà vengé de ces petits
ingrats;
Ce poignard que tu vois vient de
chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les
restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et
leur tombeau
Laissent la place vide à ton
hymen nouveau.
Rejouis-t'en, Jason, va posséder
Créuse:
Tu n'auras plus ici personne qui
t'accuse;
Ces gages de nos feux ne feront
plus pour moi
De reproches secrets à ton manque
de foi.
Jason
Horreur de la nature, exécrable
tigresse!
Médée
Va, bienheureux amant, cajoler ta
maîtresse:
A cet objet si cher tu dois tous
tes discours;
Parler encore à moi, c'est trahir
tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares
aventures,
Et contre mes effets ne combats
point d'injures.
Jason
Quoi! tu m'oses braver, et ta
brutalité
Pense encore échapper à mon bras
irrité?
Tu redoubles ta peine avec cette
insolence.
Médée
Et que peut contre moi ta débile
vaillance?
Mon art faisait ta force, et tes
exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu'ils
ont de lauriers.
Jason
Ah! c'est trop en souffrir; il
faut qu'un prompt supplice
De tant de cruautés à la fin te
punisse.
Sus, sus, brisons la porte,
enfonçons la maison;
Que des bourreaux soudain m'en
fassent la raison.
Ta tête répondra de tant de
barbaries.
Médée, en l'air dans un char tiré
par deux dragons.
Que sert de t'emporter à ces
vaines furies?
Épargne, cher époux, des efforts
que tu perds;
Vois les chemins de l'air qui me
sont tous ouverts;
C'est par là que je fuis, et que
je t'abandonne
Pour courir à l'exil que ton
change m'ordonne.
Suis-moi, Jason, et trouve en ces
lieux désolés
Des postillons pareils à mes
dragons ailés.
Enfin je n'ai pas mal employé la
journée
Que la bonté du roi, de grâce,
m'a donnée;
Mes désirs sont contents. Mon
père et mon pays,
Je ne me repens plus de vous
avoir trahis;
Avec cette douceur j'en accepte
le blâme.
Adieu, parjure: apprends à
connaître ta femme,
Souviens-toi de sa fuite, et
songe, une autre fois,
Lequel est plus à craindre ou
d'elle ou de deux rois.
Scène VII
Jason
O dieux! ce char volant, disparu
dans la nue,
La dérobe à sa peine, aussi bien
qu'à ma vue;
Et son impunité triomphe
arrogamment
Des projets avortés de mon
ressentiment.
Créuse, enfants, Médée, amour,
haine, vengeance,
Où dois-je, désormais, chercher
quelque allégeance?
Où suivre l'inhumaine, et dessous
quels climats
Porter les châtiments de tant
d'assassinats?
Va, furie, exécrable, en quelque
coin de terre
Que t'emporte ton char, j'y
porterai la guerre.
J'apprendrai ton séjour de tes
sanglants effets,
Et te suivrai partout au bruit de
tes forfaits.
Mais que me servira cette vaine
poursuite,
Si l'air est un chemin toujours
libre à ta fuite,
Si toujours tes dragons sont
prêts à t'enlever,
Si toujours tes forfaits ont de
quoi me braver?
Malheureux, ne perds point contre
une telle audace
De ta juste fureur l'impuissante
menace;
Ne cours point à ta honte, et
fuis l'occasion
D'accroître sa victoire et ta
confusion
Misérable! perfide! ainsi donc ta
faiblesse
Épargne la sorcière, et trahit ta
princesse!
Est-ce là le pouvoir qu'ont sur
toi ses désirs,
Et ton obéissance à ses derniers
soupirs?
Venge-toi, pauvre amant, Créuse
le commande;
Ne lui refuse point un sang
qu'elle demande;
Écoute les accents de sa mourante
voix,
Et vole sans rien craindre à ce
que tu lui dois.
A qui sait bien aimer il n'est
rien d'impossible.
Eusses-tu pour retraite un roc
inaccessible,
Tigresse, tu mourras; et malgré
ton savoir,
Mon amour te verra soumise à son
pouvoir;
Mes yeux se repaîtront des
horreurs de ta peine:
Ainsi le veut Créuse, ainsi le
veut ma haine.
Mais quoi! je vous écoute,
impuissantes chaleurs!
Allez, n'ajoutez plus de comble à
mes malheurs.
Entreprendre une mort que le ciel
s'est gardée,
C'est préparer encore un triomphe
à Médée.
Tourne avec plus d'effet sur
toi-même ton bras,
Et punis-toi, Jason, de ne la
punir pas.
Vains transports, où sans fruit
mon désespoir s'amuse,
Cessez de m'empêcher de rejoindre
Créuse.
Ma reine, ta belle âme, en
partant de ces lieux,
M'a laissé la vengeance, et je la
laisse aux dieux;
Eux seuls, dont le pouvoir égale
la justice,
Peuvent de la sorcière achever le
supplice.
Trouve-le bon, chère ombre, et
pardonne à mes feux
Si je vais te revoir plus tôt que
tu ne veux.
(Il se tue.)
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