La
quinzième année du roi Childebert [en 590], notre diacre revenant
de la ville de Rome avec des reliques de saints, rapporta qu’au neuvième mois de
l’année précédente, le fleuve du Tibre avait couvert la ville de Rome d’une
telle inondation que les édifices antiques en avaient été renversés, et les
greniers de l’État emportés ; on y perdit plusieurs milliers de mesures de
grains. Il arriva aussi qu’une multitude de serpents et un grand dragon
semblable à une grosse solive, descendirent à la mer entraînés par les eaux du
fleuve ; mais ces animaux étouffés dans les flots orageux de la mer salée,
furent rejetés sur le rivage. Aussitôt après survint une contagion qu’ils
appellent maladie des aines. Elle arriva vers le milieu dit onzième mois, et
selon ce qu’on lit dans le prophète Ézéchiel [9, 6] :
Commencez par mon sanctuaire, elle frappa d’abord le pape Pélage,
qui en mourut presque aussitôt. Après sa mort la maladie causa de grands ravages
parmi les habitants ; et comme l’Église de Dieu ne pouvait demeurer sans chef,
tout le peuple élut le diacre Grégoire. Il était sorti d’une des premières
familles de sénateurs, et dévot à Dieu depuis son adolescence. Il avait de son
propre bien construit six monastères en Sicile ; il en institua un septième dans
les murs de Rome, leur donna à tous les terres nécessaires pour fournir aux
aliments quotidiens de la communauté, vendit tout le reste avec tout le mobilier
de sa maison et le distribua aux pauvres ; et lui qui avait coutume de marcher
par la ville couvert de vêtements de soie et brillant de pierres précieuses,
maintenant vêtu d’un humble habit, se consacra au service des autels du
Seigneur, et fut appelé par le pape pour le seconder en qualité de septième
lévite. Il usait d’une telle abstinence dans sa nourriture, était si vigilant à
l’oraison, si sévère dans ses jeûnes qu’à peine son estomac affaibli pouvait-il
y résister. Il était si instruit dans les sciences de la grammaire, de la
dialectique et de la rhétorique, que dans la ville il n’y avait personne qu’on
crût pouvoir l’égaler. Il fit tous ses efforts pour éviter cet honneur, de peur
de retomber, par l’acquisition d’une telle dignité, dans les vanités du siècle,
qu’il avait rejetées. Il écrivit donc à l’empereur Maurice, dont il avait tenu
le fils sur les fonts sacrés, le conjurant et lui demandant avec beaucoup de
prières de ne point accorder au peuple son consentement pour l’élever aux
honneurs de ce rang ; mais Germain, préfet de la ville de Rome, devança son
messager, et l’ayant arrêté, déchira les lettres et envoya à l’empereur l’acte
de la nomination faite par le peuple. Maurice qui aimait le diacre, rendant
grâces à Dieu de cette occasion de l’élever en dignité, envoya son diplôme pour
le faire sacrer. Comme on tardait à le consacrer et que la contagion continuait
à faire des ravages dans le peuple, il s’adressa en ces mots à la multitude pour
l’exhorter à la pénitence :
Il convient, mes très chers frères, que nous craignions, du moins quand ils
arrivent et que nous les éprouvons, les fléaux de Dieu, que nous aurions dût
redouter d’avance. Que la douleur donne en nous entrée à la conversion, et que
la peine que nous souffrons amollisse la dureté de nos cœurs ; car, comme l’a
prédit le prophète [Jérémie, 4, 10],
l’épée les va percer jusqu’au fond du cœur. Voilà que tout ce peuple est
frappé de l’épée de la colère céleste, qui abat d’un coup subit chacun de nos
citoyens. La mort n’est point précédée de la maladie, mais devance, comme vous
le voyez, les langueurs du mal. Celui qui est frappé est enlevé avant d’avoir pu
se livrer aux gémissements de la pénitence. Pensez donc de quelle manière ils
sont forcés de se présenter devant le juge sans avoir eu le temps de pleurer
leurs actions. Nos habitants ne sont point ravis un à un, mais tous tombent à la
fois. Les maisons demeurent vides, les parents assistent aux obsèques de leurs
enfants, et leur mort est précédée de celle de leurs héritiers. Que chacun de
nous se réfugie donc dans les lamentations de la pénitence, tandis qu’il nous
reste le temps de pleurer avant d’être frappés. Rappelons devant les yeux de
notre esprit toutes les erreurs dont nous nous sommes rendus coupables, et
expions, par nos larmes, nos actions criminelles. Prévenons, par notre
confession, la présence du juge, et, selon l’avertissement du prophète, élevons
au ciel nos coeurs avec nos mains vers le Seigneur ; et, en élevant ainsi vers
Dieu nos coeurs avec nos mains élevons l’ardeur de nos prières aux mérites d’une
bonne couvre. Certes, il rend la confiance à nos frayeurs, celui qui nous a crié
par son prophète [Ézéchiel, 33, 11] : Je ne
veux point la mort de l’impie, mais qu’il vive et se convertisse. Que
personne donc ne désespère en raison de la grandeur de ses iniquités : il suffit
de trois jours de pénitence pour laver les crimes invétérés des Ninivites, et,
de la sentence même de sa mort, le larron converti reçut les récompenses de la
vie. Changeons donc notre cœur, et osons croire que nous avons déjà reçu ce que
nous demandons. Le juge est plus promptement fléchi par les prières, lorsque
celui qui le supplie est corrigé de sa perversité. Repoussons, par
l’importunité de nos pleurs, ce glaive de colère suspendu sur nos têtes.
L’importunité, fâcheuse d’ordinaire aux hommes, est agréable au juge de vérité,
car le Dieu clément et miséricordieux veut que nos prières lui arrachent son
pardon, et ne consent jamais à s’irriter contre nous autant que nous le
méritons, car c’est lui qui a dit, par la bouche du psalmiste
[Ps., 49, 16] : Invoquez-moi aux jours de
l’affliction, et je vous en délivrerai et vous aurez lieu de m’honorer.
En nous avertissant de l’invoquer, il se rend à lui-même témoignage qu’il
désire l’aire miséricorde à ceux qui l’invoquent. Ainsi donc, mes très chers
frères, le cœur contrit et amendés dans nos oeuvres, venons d’une âme dévouée
aux larmes, au point du jour de la quatrième férié, pour célébrer la litanie
septiforme dans l’ordre que je vais vous indiquer, afin que le juge soit forcé
de s’arrêter avant de punir nos fautes, et qu’il épargne même la condamnation à
ceux dont la sentence est déjà prononcée. Que le clergé donc sorte en
procession, avec les prêtres de la sixième région, de l’église des saints
martyrs Côme et Damien ; que tous les abbés et leurs religieux sortent, avec les
prêtres de la quatrième région, de l’église des saints martyrs Gervais et
Protais ; que toutes les abbesses, avec leurs congrégations, sortent de l’église
des saints martyrs Marcellin et Pierre, avec les prêtres de la première région ;
que tous les enfants sortent de l’église des saints martyrs Jean et Paul, avec
les prêtres de la deuxième région ; que tous les laïques sortent de l’église du
premier martyr saint Etienne avec les prêtres de la septième région ; que toutes
les femmes veuves sortent de l’église de sainte Euphémie avec les prêtres de la
cinquième région ; et toutes les femmes mariées de l’église du saint martyr
Clément, avec les prêtres de la troisième région ; afin que, venant avec prières
et avec larmes de ces différentes églises, nous nous réunissions à la basilique
de la bienheureuse Marie, toujours Vierge, mère de Jésus-Christ, notre Seigneur
Dieu ; et que là, suppliant longtemps le Seigneur avec des pleurs et des
gémissements, nous parvenions à obtenir le pardon de nos péchés.
Après avoir ainsi parlé, ayant rassemblé les différents clergés, il ordonna de
chanter des psaumes pendant trois jours, et d’implorer la miséricorde du
Seigneur. Toutes les trois heures, des choeurs, chantant les psaumes, venaient à
l’église, criant par les rues de la ville : Kyrie eleïson. Notre
diacre, qui était présent, assurait que, tandis que le peuple élevait ainsi vers
le Seigneur une voix suppliante, dans l’espace d’une heure, quatre-vingts
personnes tombèrent et rendirent l’esprit. Cependant l’évêque ne cessa pas de
prêcher le peuple pour l’engager à continuer ses oraisons. Notre diacre reçut de
Grégoire, comme nous l’avons dit, les reliques des Saints, tandis qu’il était
encore dans le diaconat. Comme il se préparait à fuir pour se cacher, il fut
pris, entraîné, et conduit à la basilique de l’apôtre saint Pierre, où il fut
sacré pape de la ville, et revêtu de l’office pontifical. Notre diacre ne le
quitta point jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’épiscopat, et fut de ses yeux
témoin de son sacre.
Grippon, revenant de sa mission prés l’empereur Maurice, raconta que, l’année
précédente, ayant pris un bâtiment, il était arrivé avec ses compagnons à un
port d’Afrique, et s’était rendu à Carthage la Grande. Tandis qu’ils y étaient,
attendant un ordre du préfet de la ville pour leur donner les moyens de se
rendre vers l’empereur, un des serviteurs venus avec Évance, ayant dérobé un
joyau de la main d’un marchand, l’emporta en leur logis. Celui à qui appartenait
la chose le poursuivit, le pressant de la lui rendre ; mais le serviteur le
refusa. Cette querelle s’échauffa de plus en plus ; et un jour le marchand,
ayant trouvé le serviteur dans la rue, le prit par son vêtement , et commença à
le retenir en disant : Je ne te lâcherai pas jusqu’à ce que tu m’aies restitué
ce que tu m’as enlevé par violence ; et lui, s’efforçant de s’échapper des mains
de cet homme, ne craignit pas de tirer son épée et de le tuer ; puis il revint
aussitôt au logis sans dire à ses compagnons ce qui s’était passé. Les envoyés
citaient Bodégésile , fils de Mummolène, de Soissons ; Évance, fils de Dynamius,
d’Arles, et Grippon, Franc de naissance. Ils venaient de se lever de table, et
s’étaient livrés au sommeil pour prendre leur repos. Lorsqu’on fut venu annoncer
aux principaux de la ville l’action de ce serviteur, ils rassemblèrent des
soldats, et, environnés de tout le peuple en armes, se rendirent au logis des
envoyés. Ceux-ci, éveillés en sursaut, demeurèrent saisis de surprise en voyant
ce qui se passait. Celui qui était à la tête du rassemblement leur criait :
Déposer vos armes, et sortez pour venir à nous, afin que nous sachions
paisiblement comment a été commis le meurtre. Ceux qui étaient en dedans, saisis
de crainte, ignorant encore ce qui était arrivé, demandèrent qu’on leur prêtât
serment qu’ils pouvaient sortir en sûreté sans leurs armes. Les autres
jurèrent, mais la colère ne leur permis pas de tenir leur parole ; et à
peine Bodégésile fut-il sorti qu’ils le frappèrent de leurs épées, ainsi qu’Évance
: ils tombèrent devant la porte du logis. Alors Grippon, prenant ses armes,
ainsi que les serviteurs qui étaient avec lui, marcha vers les gens de la ville
en disant : Nous ignorons ce qui s’est passé, et voilà que mes compagnons de
voyage qui avaient été envoyés vers l’empereur, ont été abattus par le glaive.
Dieu jugera notre injure, et la mort de ceux qui sont tombés sous vos coups, car
vous les avez tués lorsque nous venions en paix, et sans vous faire de mal ; et
il n’y aura plus de paix entre nos rois et votre empereur, car nous sommes venus
pour une mission de paix, et pour apporter secours à la république. Je prends
Dieu à témoin aujourd’hui que c’est votre crime qui est la cause que la paix
promise entre les princes ne sera pas gardée. Grippon ayant ainsi parlé, et dit
plusieurs autres choses dans le même sens, la troupe armée des Carthaginois se
dissipa, et chacun retourna chez soi. Le préfet vint trouver Grippon, et
s’efforça d’adoucir son esprit sur ce qui s’était passé, en lui donnant les
moyens de se rendre vers l’empereur. Arrivé à lui, après lui avoir rendu compte
de sa mission, Grippon lui fit connaître la mort de ses compagnons. L’empereur
en fut extrêmement affligé, et promit de la venger, conformément au jugement que
prononcerait le roi Childebert ; puis, après avoir reçu des présents de
l’empereur, Grippon revint avec la paix.
Grippon ayant rapporté la chose au roi Childebert, aussitôt celui-ci ordonna de
faire marcher une armée en Italie, et envoya vingt ducs faire la guerre à la
nation des Lombards. Je n’ai pas cru nécessaire d’insérer ici la suite de leurs
noms. Le duc Audovald avec Wintrion fit marcher les gens de la Champagne. En
arrivant à la ville de Metz qui était sur sa route, il commit tant de pillages,
tant de meurtres et maltraita les habitants de telle sorte, qu’on aurait dit
qu’il amenait l’ennemi dans son propre pays. Les autres ducs en firent autant
avec leurs phalanges, et désolèrent ainsi leur propre pays et ses habitants,
avant de remporter aucune victoire sur les ennemis. Lorsqu’ils arrivèrent sur
les confins de l’Italie, Audovald prit la droite avec ses ducs, et vint à la
ville de Milan. Ils placèrent leur camp dans la campagne, au-dessus de cette
ville ; mais Olon, un de ces ducs, s’étant approché lui prudemment de Bellinzone,
château dépendant de cette ville et situé dans les champs Canini, fut frappé
d’un trait sur la paupière, et tomba mort. Ceux qui étaient sortis du camp pour
aller au butin et tâcher de se procurer quelques vivres, furent en divers lieux
attaqués et tués par les Lombards. Il y avait dans le territoire de la ville de
Milan un lac appelé Corèse, d’où sort une petite rivière étroite mais profonde ;
ils avaient appris que les Lombards étaient campés sur le bord de ce lac ; comme
ils s’en approchaient, avant qu’ils passassent la rivière dont nous avons parlé,
un des Lombards couvert de son casque et de sa cuirasse, debout sur le rivage et
la lance à la main, éleva la voix vers l’armée des Francs, disant : C’est
aujourd’hui qu’on verra à qui Dieu veut accorder la victoire. D’où il y a lieu
de croire que, selon qu’il réussirait, ce guerrier devait servir aux Lombards
comme de présage. Un petit nombre de Francs passèrent la rivière, combattirent
contre le Lombard et le tuèrent, et voilà que toute l’armée des Lombards prit la
fuite. Les Francs ayant passé la rivière n’en trouvèrent plus aucun, mais
reconnurent seulement la place de leur camp, et le lieu où ils avaient fait des
feux et placé des tentes. Ils retournèrent à leur camp sans en avoir pris un
seul ; il leur vint en ce lieu des envoyés de l’empereur pour leur annoncer
qu’une armée arrivait à leur secours. Elle arrivera, dirent-ils, dans trois
jours. Vous reconnaîtrez sa venue à ce signal : quand vous verrez ce village
situé sur la montagne, embrasé par les flammes, et que la fumée de l’incendie
s’élèvera jusqu’au ciel, vous saurez que nous arrivons avec l’armée qui vous est
promise. Ils attendirent, comme il avait été convenu, pendant six jours, et ne
virent arriver personne.
Cédin, étant entré avec treize ducs dans la partie gauche de l’Italie, y prit
cinq châteaux, et exigea le serment des habitants. La dysenterie ravageait déjà
cruellement son armée, parce que l’air du pays était contraire à ses gens qui
n’y étaient pas accoutumés, en sorte qu’il en mourut plusieurs. Mais le vent
s’étant élevé et la pluie étant survenue, l’air commença à se rafraîchir un peu,
et apporta du soulagement à la maladie. Que dirai-je de plus ? Ils parcoururent
l’Italie pendant plus de trois mois sans y rien gagner et sans pouvoir prendre
vengeance de leurs ennemis qui se renfermaient dans des lieux très bien
fortifiés. Ils ne purent non plus prendre le roi qui s’était mis en sûreté dans
les murs de Pavie, et n’eurent aucun moyen d’en tirer vengeance. L’armée donc,
malade, comme nous l’avons dit, à cause de l’insalubrité de l’air, et exténuée
par la famine, se prépara à retourner dans son pays, soumettant à la puissance
du roi les lieux qu’avait possédés son père, où l’on fit prêter serment, et d’où
l’on emmena des captifs et du butin. En s’en retournant, les Francs furent
tellement tourmentés par la disette, qu’avant de revenir aux lieux de leur
naissance, ils vendirent leurs armes et leurs vêtements, pour acheter des
vivres. Aptachaire, roi des Lombards, envoya des ambassadeurs au roi Gontran,
chargés de lui dire ces paroles : Nous avons été, roi très pieux , et désirons
être encore soumis et fidèles à vous et à votre face. Nous n’avons point manqué
au serment que nos prédécesseurs ont juré aux vôtres, cessez, donc de nous
persécuter. Qu’il y ait entre nous paix et concorde, afin que nous nous
prêtions, au besoin, secours contre nos ennemis, que votre nation et la nôtre
soient en sûreté, et que les adversaires qui bruissent en foule autour de nous,
nous voyant en paix, aient plus lieu de s’effrayer de notre alliance que de se
féliciter de nos discordes. Le roi Gontran écouta ces paroles avec
bienveillance, et fit passer les envoyés vers son neveu le roi Childebert.
Pendant leur séjour près de lui, il en vint d’autres qui annoncèrent la mort du
roi Aptachaire et que Paul avait été mis à sa place ; ils apportaient aussi de
sa part des paroles semblables à celles que nous avons rapportées ; le roi
Childebert, étant convenu avec eux d’un ternie pour leur faire savoir ce qu’il
aurait décidé, leur ordonna de s’en retourner.
Maurice envoya , les mains liées et chargés de chaînes, au roi Childebert, douze
des Carthaginois qui, l’année précédente, avaient tué son ambassadeur, lui
donnant toute liberté de les faire mourir s’il le voulait, mais promettant que,
s’il voulait les relâcher pour une rançon, il lui donnerait trois cents pièces
d’or pour chacun d’eux. Il lui demandait de choisir, afin que tout sujet de
querelle étant assoupi, il ne s’élevât plus entre eux aucun motif d’inimitié.
Mais le roi Childebert refusa de recevoir ces hommes, et il dit : Nous ne savons
pas si les gens que vous nous amenez sont les meurtriers, ou si vous ne nous
amenez pas quelques esclaves, tandis que ceux des nôtres qui ont été tués chez
vous étaient bien de race libre. Grippon surtout, qui avait été envoyé en
ambassade avec eux au temps où ils furent tués, était présent et disait : Le
préfet vint tomber sur nous avec deux ou trois mille hommes rassemblés et tua
mes compagnons, et j’aurais péri moi-même dans ce tumulte si je n’avais pris le
parti de me défendre avec courage. Je pourrai donc, en retournant sur les lieux,
reconnaître ceux qui les ont tués, et si votre empereur, comme vous le dites,
est dans l’intention de demeurer en paix avec notre maître, il doit en exiger
vengeance. Le roi étant convenu d’un terme pour envoyer après eux vers
l’empereur, leur donna ordre de s’en retourner.
En
ces jours-là Cuppan , autrefois comte des écuries du roi Chilpéric, fit une
irruption sur le territoire de la ville de Tours, et se livrant au pillage,
voulut enlever les troupeaux et plusieurs autres choses ; mais les habitants
avertis se précipitèrent en foule à sa poursuite, lui reprirent son butin et
tuèrent deux de ses serviteurs ; il s’enfuit tout nu et deux autres de ses
serviteurs furent pris ; on les envoya enchaînés au roi Childebert qui les fit
jeter en prison et ordonna qu’ils fussent interrogés, afin de savoir par l’aide
de qui Cuppan s’était échappé et n’avait point été pris par ceux qui le
poursuivaient. Ils répondirent que c’était par l’artifice du vicaire Animodius,
qui exerçait l’autorité judiciaire dans le pays. Aussitôt le roi adressa des
lettres au comte de la ville pour lui ordonner de le lui envoyer enchaîna, et,
dans le cas où il s’exercerait de résister, le roi ordonnait au comte, s’il
voulait acquérir ses bonnes grâces, de le saisir par force et de le tuer ; mais
Animodius, sans résister, donna caution et se rendit où il lui était ordonné. Il
alla trouver le domestique Flavien, fut mis en cause avec son co-accusé, et
n’ayant point été jugé coupable, fut absous ainsi que lui. Il reçut l’ordre de
retourner chez lui, après avoir cependant fait auparavant des présents au
domestique. Ce même Cuppan, ayant réuni de nouveau quelques-uns des siens,
voulut enlever, pour l’épouser, la fille du défunt Bodégésile, évêque du Mans.
Dans cette intention donc, il tomba une nuit, avec la troupe de ses associés,
sur le village de Marolles. Mais la matrone Magnatrude, mère de la jeune fille
et maîtresse de la maison, avertie de cette surprise, sortit contre lui avec ses
serviteurs, le repoussa par la force et blessa plusieurs d’entre eux ; en sorte
que Cuppan s’en retourna non sans confusion.
Il
arriva qu’une nuit, en Auvergne, des hommes étant enchaînés dans les prisons,
leurs liens se rompirent par l’ordre de Dieu, et ayant ouvert les portes, ils
s’échappèrent des mains de ceux qui les gardaient et se réfugièrent dans
l’église. Le comte Eulalius ayant ordonné qu’on les chargeât de nouveau de
chaînes, à peine furent-elles posées sur eux qu’elles se brisèrent comme un
verre fragile, et, délivrés par l’intercession de l’évêque Avite, ils furent
rendus à leur liberté naturelle.
Le
roi Childebert remit à la même ville, par une pieuse munificence, tous les
tributs qui lui étaient dus, tant par l’église que par les monastères ou les
autres clercs attachés à l’église, ou par ceux qui cultivaient les biens de
l’église. Plusieurs de ceux qui étaient chargés de recueillir ces tributs
avaient déjà été ruinés, attendu que, par la longueur du temps et la suite des
générations, ces propriétés s’étant divisées en un grand nombre de portions, ils
ne pouvaient qu’à grand’peine recueillir le tribut. Le roi, par l’inspiration de
Dieu, remédia à la chose, de sorte que ce qui était dût au fisc ne tombât point
à la charge des collecteurs, et que les cultivateurs des biens de l’église ne
fussent pas obligés de payer les arrérages.
On
assembla, sur les confus du territoire de l’Auvergne, du Velay
[Gévaudan] et du Rouergue, un synode d’évêques contre Tétradie ,
veuve de défunt Didier, parce que le comte Eulalius réclamait ce qu’elle lui
avait emporté en s’enfuyant de chez lui. Mais je crois devoir rapporter plus au
long cette affaire, et comment Tétradie avait quitté Eulalius et s’était enfuie
vers Didier. Eulalius, jeune d’âge, agissait en plusieurs choses sans raison, en
sorte que, souvent réprimandé par sa mère, il avait conçu de la haine pour elle,
qu’il aurait dût aimer. Comme elle se prosternait souvent en prières dans
l’oratoire de sa maison, et pendant le sommeil de ses serviteurs passait
fréquemment les veilles de la nuit dans l’oraison et dans les larmes, il arriva
qu’un jour on la trouva étranglée dans le cilice dont elle était vêtue durant sa
prière. Personne ne sachant qui avait commis cette action, son fils fut accusé
du parricide. Il parut dans la cité d’Auvergne, et l’évêque Cautin lui refusa la
communion. A la fête de salut Julien, martyr, comme les citoyens étaient réunis
autour de l’évêque, Eulalius se prosterna à ses pieds, se plaignant qu’on l’eût
séparé de la communion sans qu’il eût été entendu. Alors l’évêque lui permit
d’assister à la messe avec les autres ; mais, lorsqu’on vint à la communion, et
qu’Eulalius s’approcha de l’autel, l’évêque lui dit : Le bruit populaire
t’accuse de parricide , mais j’ignore si tu as ou non commis ce crime ; j’en
remets donc le jugement à Dieu et au saint martyr Julien. Si donc tu es
innocent, comme tu l’affirmes, approche, prends une portion de l’eucharistie et
mets-la dans ta bouche ; Dieu verra la conscience. Celui-ci prit l’eucharistie
et s’en alla après avoir communié. Il avait pour femme Tétradie, née d’une mère
noble et d’un père de rang inférieur. Comme, dans sa maison, il vivait en
familiarité avec ses servantes il commença à négliger sa femme, et lorsqu’en
quittant ses concubines il retournait vers elle, souvent il lui faisait souffrir
beaucoup de mauvais traitements. Ses crimes nombreux lui avaient fiait
contracter beaucoup de dettes, et, pour les payer, il détournait souvent les
bijoux et l’or de sa femme. Tandis que celle-ci vivait dans cette infortune, et
dépouillée, dans la maison de son mari, des honneurs dont elle avait joui,
Eulalius alla vers le roi, et il arriva que Virus, son neveu, eut pour Tétradie
des désirs d’amour, et comme il avait perdu sa femme, il voulut la prendre en
mariage ; mais, craignant l’inimitié de son oncle, il l’envoya au duc Didier,
dans l’intention de l’épouser ensuite. Tétradie ayant emporté avec elle de ce
qui appartenait à son mari, tant en or qu’en argent et en vêtements, tout ce
qu’il était possible de déplacer, s’en alla, emmenant avec elle son fils aîné,
et en laissant dans la maison un autre plus jeune. Eulalius, revenant de son
voyage, apprit ce qui lui était arrivé, et, lorsque son premier chagrin fut un
peu apaisé, il courut sur son neveu Virus, et le tua dans les défilés des
vallées de l’Auvergne. Didier, qui lui-même avait dernièrement perdu sa femme,
apprenant que Virus avait été tué, prit en mariage Tétradie. Eulalius enleva une
religieuse du monastère de Lyon et l’épousa ; mais ses concubines, excitées à ce
qu’on assure par la jalousie, lui ôtèrent le sens par le moyen de maléfices.
Longtemps après Eulalius chercha secrètement Eymeri, cousin de cette fille, et
le tua. Il tua de même Socrate, que son père avait eu d’une concubine, et fît
beaucoup d’autres crimes qu’il serait trop long de raconter. Son fils Jean, qui
s’en était allé avec sa mère, s’échappa de la maison de Didier et vint en
Auvergne. Innocent sollicitait déjà l’évêché de Rodez : Eulalius s’adressa à lui
pour recouvrer, par son assistance, les biens qui devaient lui revenir dans le
territoire de cette cité ; mais Innocent lui dit : Si tu me donnes un de tes
fils afin que je le fasse clerc et qu’il demeure avec moi pour m’aider, je ferai
ce que tu désires. Il lui envoya le jeune homme nommé Jean, et recouvra ses
biens.
L’évêque Innocent ayant reçu ce jeune homme lui tondit la tête et le donna à
l’archidiacre de sa cathédrale. Il se voua à une telle abstinence qu’au lieu de
froment il mangeait de l’orbe, au lieu de vin buvait de l’eau, et au lieu de
cheval se servait d’un âne ; il s’habillait des vêtements les plus humbles. Les
prêtres et les grands du pays s’étant réunis, comme nous l’avons dit, sur les
confins du territoire de ladite ville, Eulalius se porta partie contre Tétradie
qui fut représentée par Agin. Eulalius redemanda ce qu’elle avait enlevé de sa
maison en allant trouver Didier, il fut décidé que Tétradie restituerait au
quadruple ce qu’elle avait emporté ; les fils qu’elle avait, eus de Didier
furent déclarés bâtards ; il lui fut accordé, en rendant à Eulalius ce qui était
ordonné, de pouvoir revenir en Auvergne et de jouir, sans que personne y trouvât
à redire, des biens qu’elle avait de la succession de son frère
[père] ; la chose fut exécutée ainsi.
Pendant ce temps-là, les Bretons commirent de grandes cruautés autour des villes
de Nantes et de Rennes, et le roi Gontran ordonna de faire marcher contre eux
une armée à la tête de laquelle il envoya Beppolène et Ébrachaire. Mais
Ébrachaire craignant que, s’il obtenait la victoire avec Beppolène, celui-ci ne
fût mis en possession de son duché, se prit d’inimitié contre lui, et, pendant
toute la route, ils s’accablèrent d’insultes, d’injures et de malédictions, et
commirent sur leur chemin un grand nombre d’incendies, de meurtres, de pillages
et beaucoup d’autres crimes. Ils vinrent à la rivière de la Vilaine, et l’avant
passée arrivèrent à celle de l’Aoust ; là ayant détruit les maisons du
voisinage, ils firent un pont sur la rivure et toute l’armée passa. En ce
temps-là un certain prêtre vint trouver Beppolène et lui dit : Si tu veux me
suivre, je te conduirai jusqu’au lieu où est Waroch et te montrerai tous les
Bretons réunis. Frédégonde, depuis longtemps ennemie de Beppolène, ayant appris
qu’il marchait à ce combat, envoya au secours de Waroch, des Saxons de Bayeux
qui portaient les cheveux coupés de la même manière que les Bretons et des
vêtements semblables. Beppolène ayant marché avec ceux qui avaient consenti à le
suivre, commença le combat, et, pendant deux jours, tua beaucoup de Bretons et
de Saxons. Ébrachaire était resté en arrière avec les gens du premier rang, et
ne voulut pas aller à lui qu’il n’eût appris sa mort. Le troisième jour, comme
ceux qui étaient avec Beppolène étaient déjà tués et qu’il combattait encore
blessé lui-même d’un coup de lance, Waroch, avec ceux dont j’ai parlé, tomba sur
lui et le tua. Les Bretons avaient enfermé les Francs entre des passages étroits
et des marais, où ils périrent plutôt dans la boue que tués par le glaive.
Ébrachaire arriva jusqu’à la ville de Vannes ; l’évêque Régal avait envoyé au
devant de lui son clergé qui le conduisit jusqu’à la ville en chantant des
psaumes. On rapportait en ce temps que Waroch ayant voulu fuir avec des navires
chargés d’or et d’argent et de ses autres effets, lorsqu’il eut pris le large,
le vent s’éleva, ses navires furent submergés, et il perdit tout ce qu’il y
avait mis. Cependant, il vint trouver Ébrachaire, lui demanda la paix, lui donna
des otages et beaucoup de présents, et promit à l’avenir de ne rien faire contre
les intérêts du roi Gontran. Lorsqu’il fut parti, l’évêque Régal, son clergé et
le peuple de sa cité prêtèrent le même serment, dirent : Nous ne sommes pas
coupables envers nos seigneurs les rois, et nous ne leur avons pas résisté avec
orgueil, mais nous sommes retenus en captivité par les bretons et accablés d’un
joug pesant. La paix ayant été conclue entre Waroch et Ébrachaire, Waroch dit :
Allez-vous-en maintenant et retournez dans votre pays, car j’aurai soin
d’accomplir de moi-même tout ce qu’ordonnera le roi, et afin que vous donniez à
mes paroles une entière créance, je vous remettrai mon neveu en otage. Il le fit
ainsi et la guerre cessa. Il y avait eu une grande multitude d’hommes tués, tant
de l’armée royale que de celle des bretons. Comme l’armée sortait de Bretagne,
les plus forts passèrent le fleuve, les faibles et les pauvres qui étaient avec
eux ne purent le passer en même temps. Tandis qu’ils demeuraient sur le bord de
la Vilaine, Waroch, oubliant ses sermons et l’otage qu’il avait donné, envoya
Conan son fils avec une armée, et celui-ci ayant pris les hommes qu’il trouva
sur le rivage, les chargea de liens, et tua ceux qui résistaient ; plusieurs qui
voulurent passer la rivière à cheval furent emportés à la mer par l’impétuosité
du courant. La femme de Waroch en renvoya ensuite plusieurs avec des cierges et
des lettres comme délivrés de servitude, et ils retournèrent chez eux. L’armée,
qui avait passé la première n’osa retourner par le chemin qu’elle avait pris en
venant, de peur qu’on ne lui rendit le mal qu’elle avait fait ; elle se dirigea
vers la ville d’Angers pour aller trouver le pont placé sur la Mayenne ; mais
une petite troupe qui passa la première fut dépouillée, maltraitée et réduite
aux dernières ignominies. En passant par Tours, ils pillèrent et dépouillèrent
beaucoup de gens, parce qu’ils avaient surpris les habitants à l’improviste.
Plusieurs de cette armée revinrent vers le roi Gontran, disant que le duc
Ébrachaire et le comte Wiliachaire avaient reçu de l’argent de Waroch pour faire
périr l’armée. Ébrachaire fut donc appelé devant le roi qui, après lui avoir dit
beaucoup d’injures, lui ordonna de se retirer de sa présence ; le comte
Wiliachaire s’enfuit, se cachant en divers lieux.
La
quinzième année du roi Childebert [en 590], qui était
la vingt-neuvième du roi Gontran, le roi Gontran, chassant dans la forêt des
Vosges, y trouva les restes d’un buffle qu’on avait tué. Le garde de la forêt,
sévèrement interrogé pour savoir qui avait osé tuer un buffle dans la forêt
royale, nomma Chaudon, chambellan du roi. Alors le roi ordonna qu’il fût saisi
et conduit à Chalons chargé de liens. Tous les deux ayant été confrontés en la
présence du roi, et Chaudon soutenant qu’il ne s’était nullement permis l’action
dont on l’accusait, le roi ordonna le combat. Le chambellan présenta son neveu
pour combattre à sa place. Tous deux se rendirent sur le champ, et le jeune
homme, ayant poussé sa lance contre le garde des forêts, lui perça le pied.
Celui-ci tomba aussitôt en arrière ; et comme le jeune homme, tirant le couteau
qui pendait à sa ceinture, tâchait de lui couper la gorge, l’autre lui perça le
ventre de son couteau. Tous deux tombèrent morts ; ce que voyant, Chaudon prit
la fuite pour se rendre à la basilique de Saint-Marcel [de
Chalon] ; mais le roi s’écriant qu’on le prit avant qu’il n’atteignit
le seuil de l’édifice sacré, il fut pris, attaché à un poteau, et lapidé. Le roi
eut ensuite un grand repentir de s’être laissé aller si promptement à la colère,
et d’avoir fait mourir avec tant de précipitation, pour une petite faute, un
homme qui lui était nécessaire et fidèle.
Clotaire, fils du défunt roi Chilpéric, tomba grièvement malade, et parut
tellement désespéré qu’on annonça sa mort au roi Gontran, en sorte qu’il partit
de Châlons pour aller à Paris, et vint jusqu’aux confins du territoire de la
ville de Sens : mais lui, ayant appris que Clotaire se portait mieux, il revint
sur ses pas. Sa mère Frédégonde, le voyant désespéré, avait doté une forte somme
à la basilique de Saint-Martin, et alors la santé de son fils commença à
s’améliorer. Elle envoya aussi des messagers à Waroch, afin qu’il délivrât, pour
racheter la vie à son fils, les hommes qu’il retenait encore en Bretagne, de
l’armée du roi Gontran. Waroch le fit comme elle le lui demandait d’où il fut
manifeste que c’était avec la connivence de cette femme que Beppolène avait été
tué et l’armée détruite.
La
religieuse Ingiltrude qui, comme nous l’avons raconté dans les livres
précédents, avait établi un monastère de filles dans la cour de la basilique de
Saint-Martin, étant tombée malade, institua sa nièce abbesse, ce qui fit
beaucoup murmurer le reste de la communauté ; mais, sur nos réprimandes , ces
murmures cessèrent. Ingiltrude, toujours brouillée avec sa fille parce qu’elle
lui avait enlevé ses richesses, adjura ceux qui l’entouraient de ne lui
permettre de prier ni sur son tombeau, ni dans le monastère qu’elle avait
institué. Elle mourut, à ce que je crois, dans la quatre-vingtième année de sa
vie, et fut ensevelie le 9 du premier mois [mars]. Sa
fille Berthegonde vint à Tours ; mais, n’ayant pas été reçue, elle alla vers le
roi Childebert, le sollicitant de permettre qu’elle gouvernât le monastère à la
place de sa mère. Le roi, oubliant le jugement qu’il avait rendu en faveur de sa
mère donna à Berthegonde un autre ordre corroboré de sa propre signature,
portant la permission de se mettre eu possession de tout ce qu’avaient eu son
père et sa mère, et d’emporter tout ce qu’Ingiltrude avait laissé au monastère.
Elle, arrivée avec cet ordre, enleva tout le mobilier du monastère, en telle
sorte qu’elle ne laissa à peu près rien dans les murs dépouillés. Elle rassembla
des hommes coupables de divers crimes, et enclins à tous les tumultes : ils
emportèrent tous les fruits venant des autres métairies données au monastère par
la dévotion des fidèles. Elle fit tant de mal en ce lien qu’à peine serait-il
possible de le raconter. Après avoir pris toutes les choses que j’ai dites, elle
rentra à Poitiers, vomissant beaucoup de faussetés contre l’abbesse qui était sa
proche parente.
En
ces jours-là, il y eut un de nos prêtres qui, infecté du venin de l’hérésie
saducéenne, niait la résurrection à venir ; et comme nous lui affirmions qu’elle
avait été prédite par les saintes Écritures, et enseignée par l’autorité des
traditions apostoliques, il répondit : Il est clair que c’est l’opinion générale
; mais nous ne sommes pas certains que cela soit, d’autant plus que le Seigneur,
irrité contre le premier homme qu’il avait formé de ses mains sacrées, lui dit :
Vous mangerez votre pain à la sueur de votre visage, jusqu’à ce que vous
retourniez en terre d’où vous avez été tiré ; car vous êtes poudre et vous
retournerez en poudre [Gen., 3, 19]. Que
répondez-vous à cela, vous qui prêchez une résurrection future, puisque la
Divinité ne promet pas de faire vivre de nouveau l’homme retourné dans la
poussière ? — Je pense, lui dis-je, qu’aucun catholique n’ignore ce qu’ont dit,
à cet égard, soit le Seigneur lui-même, notre rédempteur, soit les Pères qui
nous ont précédés. Ainsi, dans la Genèse, quand les Patriarches mouraient, Dieu
disait: Il fut réuni à son peuple, et il mourut dans une heureuse vieillesse
[ibid., 25, 8]. Et, il dit à Caïn : La voix du sang
de votre frère crie de la terre jusqu’à moi [ibid., 4, 10].
D’où il paraît évidemment que l’aîné vit après sa sortie du corps, et qu’elle
attend avec un saint désir la résurrection future. Et il est écrit de Job :
Il ressuscitera dans la résurrection des morts. Et le prophète David,
parlant au nom du Seigneur, prévoit la résurrection lorsqu’il dit : Celui qui
dort, ne pourra-t-il donc pas se relever ? [Ps., 40, 9]
Ce qui veut dire : Celui qui est accablé du sommeil de la mort ne sera-t-il pas
appelé à la résurrection ? Et Isaïe nous apprend que les morts doivent
ressusciter de leurs sépulcres. Et lorsque le prophète Ézéchiel nous raconte
qu’il a vu des os desséchés, recouverts de peau, rattachés par des nerfs, garnis
de veines et animés du souffle de l’esprit, et l’homme refait de nouveau, c’est
évidemment la résurrection future qu’il nous enseigne ; et lorsque Élisée,
touchant un cadavre, lui rend la vie par un effet de sa puissance, c’est encore
un indice manifeste de la résurrection. Notre Seigneur lui-même, le premier né
parmi les morts, a manifesté la résurrection lorsqu’il a fait mourir la mort, et
a ramené des morts à la vie. Le prêtre dit : Je ne doute pas que Dieu fait homme
ne soit mort et ressuscité ; mais je n’admets pas pour cela que les autres morts
ressuscitent. Et moi je lui dis : Quel besoin avait le fils de Dieu de descendre
du ciel, de se revêtir de chair, de pénétrer aux enfers, si ce n’est pour
empêcher que l’homme qu’il avait formé ne fût livré à une mort éternelle ? Les
âmes des justes qui jusqu’à sa passion étaient demeurées renfermées dans les
cachots de l’enfer, furent relâchées à sa venue ; descendant aux enfers, il fit
entrer dans leurs ténèbres une lumière nouvelle, et emmena avec lui les âmes de
ces justes, afin qu’ils ne fussent pas plus longtemps affligés d’une pareille
détresse, d’après ces paroles, et les morts se relèveront dans leurs
sépulcres. Et le prêtre dit : Comment des os réduits en poussière
pourraient-ils être ranimés de nouveau, et refaire un homme vivant ? Et je lui
répondis : Nous croyons qu’il ne sera pas difficile à Dieu de ressusciter à la
vie l’homme réduit en poussière, et dispersé dans les eaux et sur la terre par
la violence des vents. Le prêtre répondit : Je crois que vous errez grandement,
en tâchant de soutenir par des paroles mielleuses une fausseté très difficile à
croire, lorsque vous dites qu’on verra ressusciter celui qui a été déchiré par
les bêtes, plongé dans les eaux, dévoré par la gueule des poissons, réduit en
excréments, rejeté par la digestion, ou décomposé en séjournant dans l’eau, ou
détruit dans la terre par la putréfaction. Je lui répondis : Tu as mis en oubli,
je crois, ce que dit dans son Apocalypse Jean l’évangéliste, qui a reposé sur le
sein du Seigneur, et dévoilé les secrets des saints mystères : Alors,
dit-il, la mer rendit les morts qui étaient ensevelis dans ses eaux
[Apocalypse, 20, 13]. D’où il est manifeste que ce que
les poissons ont dévoré du corps humain, ce que les oiseaux ont enlevé, ce que
les bêtes féroces ont englouti, sera rassemblé par le Seigneur et rétabli lors
de la résurrection, car il ne lui sera pas difficile de réparer ce qui se sera
perdu, lui qui a crées de rien ce qui n’était pas né. Mais il remettra les
choses dans leur entier, comme elles étaient auparavant, afin que le corps qui a
vécu dans ce monde reçoive, selon son mérite, le châtiment ou la gloire. Le
Seigneur lui-même a dit dans l’Évangile : Le fils de l’homme doit venir dans
la gloire de son père avec ses anges, et alors il rendra à chacun selon ses
œuvres [Matth., 16, 27]. Marthe, doutant de la
résurrection actuelle de son frère Lazare, disait : Je sais qu’il
ressuscitera en la résurrection [Jean, 11, 24] ;
et le Seigneur lui dit : Je suis la résurrection et la vie
[ibid.]. Le prêtre répondit : Pourquoi donc est-il dit
aussi dans les Psaumes : Les impies ne ressusciteront point dans le jugement
des justes ? [Ps., 1, 6] » Et je répondis : Ils ne
ressusciteront pas pour juger, mais ressusciteront pour être jugés ; car le juge
ne peut s’asseoir avec les impies pour rendre compte de ses actes. Et il
répondit : Dieu dit dans son Évangile : Celui qui ne croit point est déjà
condamné [Jean, 3, 18]. Ainsi donc, il ne verra
pas de résurrection. Je répondis : Il est jugé que celui qui ne croit pas, au
Fils unique de Dieu ira aux tourments éternels. Cependant son corps
ressuscitera, afin de souffrir la punition des péchés qu’il a commis en son
corps. Et il ne peut y avoir de jugement à moins que les morts ne ressuscitent ;
car de même que ceux qui sont morts en sainteté habitent, à ce que nous croyons,
le ciel, et produisent souvent des miracles sur leur tombeau, comme rendre la
vue aux aveugles, faire marcher les boiteux, guérir les lépreux, et rendre à
tous les autres infirmes le bienfait de la santé ; de même, nous croyons que les
pécheurs sont retenus jusqu’au jugement dans les prisons de l’enfer. Et le
prêtre dit : Nous lisons aussi dans les psaumes : L’esprit ne fera que passer
dans l’homme, et il n’occupera plus son lieu comme auparavant
[Ps., 102, 15]. Et je lui dis : Voici ce que, dans la
parabole, a dit le Seigneur lui-même au riche tourmenté des flammes de l’enfer :
Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu vos biens dans votre vie, et que
Lazare n’y a eu que des maux [Luc, 16, 25]. En
effet le riche n’a point là sa pourpre et son lin si fin, ni les délices de ses
festins auxquels fournissaient la terre, l’air, la mer ; et Lazare n’a pas
retrouvé ses plaies, ni cette pourriture où il vivait lorsqu’il était couché
devant sa porte, maintenant que l’un repose dans le sein d’Abraham, et que
l’autre est tourmenté dans les flammes. Le prêtre dit : Nous lisons dans un
autre psaume : Leur âme étant sortie de leur corps, ils retourneront dans la
terre d’où ils sont sortis et ce jour-là même toutes leurs vaines pensées
périront [Ps., 145, 3]. » Je lui répondis: Tu dis
fort bien ; lorsque l’esprit est sorti de corps de l’homme, et que son corps est
étendu et mort, il ne pense plus aux choses qu’il a laissées dans ce monde.
C’est comme si tu disais : il ne pense pas à bâtir, à planter, à cultiver ses
champs, à amasser de l’or, de l’argent ou les autres richesses du monde. Cette
pensée périt dans le corps mort parce que l’esprit ne l’habite plus ; mais toi,
pourquoi doutes-tu de la résurrection, lorsque l’apôtre Paul, dans lequel le
Christ lui-même a parlé, l’annonce évidemment en disant : Nous avons été
enseveli avec lui par le baptême pour mourir au péché, afin que, comme
Jésus-Christ est ressuscité d’entre les morts par la gloire de son Père, nous
marchions aussi dans une nouvelle vie [Rom., 6, 4] ;
et ailleurs : Nous ressusciterons tous, mais nous ne serons pas tous
changés ; la trompette sonnera et les morts ressusciteront en un état
incorruptible, et alors nous serons changés [I Corinth., 15,
51-52] ; et ailleurs : Entre les étoiles, l’une est plus éclatante
que l’autre ; il en arrivera de même dans la résurrection des morts ; le corps,
comme une sentence, est maintenant mis en terre plein de corruption, et il
ressuscitera incorruptible... [ibid., 41-42] ; et
ailleurs : Nous devons tous comparaître devant le tribunal de Jésus-Christ,
afin que chacun reçoive ce qui est dû aux bonnes ou aux mauvaises actions qu’il
aura faites pendant qu’il était revêtu de son corps [II
Corinth., 5, 10] ; et en écrivant aux Thessaloniciens
[II Épît., 4, 13-18], il indique clairement la résurrection future en
disant : Nous ne voulons pas que vous ignoriez ce que vous devez savoir
touchant ceux qui donnent, afin que vous ne vous attristiez pas comme font les
autres hommes qui n’ont point d’espérance ; car si nous croyons que Jésus est
mort et ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux
qui se seront endormis en lui. Aussi nous vous déclarons, comme l’ayant appris
du Seigneur, que nous qui vivons et qui sommes réservés pour son avènement, nous
ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort. Car
aussitôt que le signal aura été donné par la voix de l’archange et par le son de
la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui seront
morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers ; puis nous autres qui sommes
vivants et qui seront demeurés jusqu’alors, nous serons emportés avec eux dans
les nuées pour aller au devant du Seigneur au milieu de l’air, et ainsi nous
vivrons pour jamais avec le Seigneur. Consolez-vous donc les uns les autres par
ces vérités. On a plusieurs témoignages qui confirment cette opinion ; mais
je ne sais pourquoi tu doutes de la résurrection que les Saints attendent à
cause de leurs mérites, que les pécheurs redoutent à cause de leurs crimes.
Cette résurrection nous est démontrée par les éléments visibles à nos yeux,
lorsque nous voyons les arbres, couverts de feuilles en été, s’en dépouiller à
l’arrivée de l’hiver, et lorsque revient l’époque du printemps, comme
ressuscités, ils reprennent leur manteau de feuillage comme par le passé. Elle
se reconnaît aussi dans les semences jetées en la terre ; confiées aux sillons,
si elles viennent d’abord à mourir, elles renaissent ensuite dans une abondance
de fruits, comme le dit l’apôtre Paul : Insensés que vous êtes, ne voyez-vous
pas que ce que vous semez ne prend point de vie s’il ne meurt auparavant ?
[I Corinth., 15, 36] Toutes ces choses sont
manifestées au monde pour qu’il croie à la résurrection ; car s’il ne doit pas y
avoir de résurrection, à quoi servira-t-il au juste de bien agir ? En quoi
nuira-t-il au pécheur de faire le mal ? Que chacun donc conduise par sa volonté
et fasse ce qui lui plaira, s’il ne doit point y avoir de jugement. Mais ne
crains-tu donc pas, méchant, ce qu’a dit le Seigneur lui-même à ses bienheureux
apôtres ? Quand le fils de l’homme viendra, dit-il, dans sa majesté,
accompagné de tous ses anges, il s’assiéra sur le trône de sa gloire ; et toutes
les nations étant assemblées devant lui, il séparera les uns d’avec les autres
comme un berger séparé les brebis d’avec les boucs : Et placera les brebis à la
droite et les boucs à la gauche ; alors le roi dira à ceux qui seront à sa
droite : Venez, vous qui avez été bénis par mon père ; possédez le royaume qui
vous et été préparé dès le commencement du monde.... Il dira ensuite à, ceux qui
seront à la gauche : Retirez-vous de moi, maudits ; allez au feu éternel
[Matth., 25, 31-34, 41]. Et quand le Seigneur agira
ainsi, ne penses-tu pas qu’il y aura une résurrection des morts et un jugement ?
Que l’apôtre Paul te réponde donc, comme aux autres incrédules : Si
Jésus-Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et votre foi est
vaine aussi [I Corinth., 15, 14]. Le prêtre se
retira attristé, promettant de croire en la résurrection, conformément à la
série de textes des saintes Écritures que nous avons rapportés.
Il
y avait en ce temps un diacre de la ville de Paris nommé Théodulf, une sorte de
demi savant, qui souvent à cause de cela faisait naître des disputes. Il vint de
Paris à Angers, et l’évêque Audovée le prit avec lui, à cause de l’ancienne
amitié qu’ils avaient liée étroitement, dans le temps qu’ils habitaient ensemble
à Paris. En sorte que Ragnemode, évêque de la ville de Paris, excommuniait
souvent Théodulf parce qu’il refusait de revenir à la cathédrale dans laquelle
il avait été ordonné diacre. Celui-ci était arrivé à une telle familiarité avec
l’évêque d’Angers que l’évêque ne pouvait se délivrer de lui, car il était bon
et rempli de bienveillance. Il arriva qu’il avait élevé sur les murs de la ville
une terrasse d’où, après son festin, il descendait pour souper, s’appuyant sur
le diacre ; celui-ci était tellement pris de vin qu’à peine pouvait-il avancer.
Irrité, je ne sais pourquoi, il frappa de son poing la tête du serviteur qui
marchait devant avec la lumière, et de l’impulsion qu’il s’était donnée, comme
il ne pouvait se soutenir, il tomba du haut du mur, avec la même violence,
saisissant dans sa cahute le mouchoir de l’évêque qui pendait à sa ceinture ; et
l’évêque serait tombé avec lui si son vicaire ne l’eût promptement embrassé par
les jambes. Théodulf tombant sur la pierre, se rompit les os et les côtes, et
vomissant le sang avec la bile, il rendit l’esprit. Il était adonné au vin et
abandonné à l’adultère.
Les scandales que le diable avait élevés dans le monastère de Poitiers
croissaient tous les jours en iniquité. Chrodielde ayant rassemblé autour
d’elle, comme nous l’avons dit, des meurtriers, des sorciers, des adultères et
des gens coupables de plusieurs autres crimes, se tenait toujours prête à
exciter quelque émeute ; elle leur ordonna une nuit de faire irruption dans le
monastère et d’en tirer l’abbesse. Lorsque celle-ci entendit le tumulte
s’approcher, tourmentée, comme elle était, des douleurs de la goutte, elle se
fit porter devant la châsse de la sainte croix, afin d’en obtenir assistance.
Ces hommes étant entrés allumèrent un flambeau de cire, et les armes à la main,
courant de côté et d’autre dans le monastère pour la chercher, ils entrèrent
dans son oratoire, où ils la trouvèrent prosternée à terre devant la chasse de
la sainte croix. Comme l’un d’eux, plus méchant que les autres, s’approchait de
l’abbesse, tout prêt au crime, pour la couper en deux avec son épée, un autre,
par le concours, je crois, de la divine Providence, le frappa d’un coup de
couteau ; il tomba à terre baigné dans son sang, et ne put accomplir le projet
conçu dans sa pensée insolente. Cependant Justine, prieure du couvent, aidée des
autres sœurs, ayant éteint le flambeau, cacha l’abbesse sous la couverture de
l’autel placé devant la châsse de la sainte croix ; mais les autres arrivant
avec des lances et des épées, déchirant les vêtements des religieuses et les
mettant elles-mêmes presque en pièces, prirent dans l’obscurité la prieure pour
l’abbesse, lui arrachèrent son voile, et l’entraînèrent par ses cheveux épars
jusque dans la basilique de saint Hilaire, pour la remettre entre les mains des
gardes : mais en s’approchant de la basilique, comme le ciel commençait un peu à
blanchir, ils reconnurent que ce n’était pas l’abbesse et aussitôt ordonnèrent
de la reconduire au monastère ; y retournant alors ils saisirent l’abbesse,
l’entraînèrent et l’enfermèrent auprès de la basilique de saint Hilaire, au lieu
où logeait Basine, mettant des gardes à la porte pour que personne ne vint au
secours de leur prisonnière. Comme ils étaient entrés dans le monastère à la
nuit noire et n’avaient pu trouver aucune lumière, ni flambeau allumé, ils
tirèrent du cellier une tonne enduite de poix alors séchée. Ils y mirent le feu
et s’en faisant un grand phare, enlevèrent à sa lueur tout le mobilier du
monastère, ne laissant que ce qu’ils ne purent emporter. Ces choses arrivèrent
sept jours avant Pâques. L’évêque, très affligé de ce qui se passait et ne
pouvant parvenir à apaiser cette diabolique sédition, envoya vers Chrodielde,
disant : Relâche l’abbesse, afin que, durant ces jours-ci, elle ne soit pas
retentie dans cette prison ; autrement je ne célébrerai pas la Pâque du
Seigneur, et aucun catéchumène ne recevra le baptême dans cette ville, à moins
que tu n’aies fait délivrer l’abbesse des liens qui la retiennent captive. Si
vous ne voulez pas la relâcher, je rassemblerai les citoyens et irai l’enlever.
A ces paroles, Chrodielde envoya sur-le-champ vers ses spadassins et leur dit :
Si on tente de l’enlever de force, frappez-la sur-le-champ de vos épées. En ces
jours-la Flavien, récemment nommé domestique, était à Tours, et par son secours
l’abbesse entra dans la basilique de Saint-Hilaire, et s’y cacha. Sur ces
entrefaites il se commit des meurtres au sépulcre de sainte Radegonde, et
plusieurs furent tués par les séditieux devant la chasse de la sainte croix.
L’orgueil de Chrodielde augmentant chaque jour les fureurs de la sédition, les
révoltés commettaient de continuels massacres, et, comme nous l’avons raconté,
beaucoup d’autres crimes ; et l’arrogance de Chrodielde croissait de telle
manière qu’elle regardait sa cousine Basine du haut de sa grandeur ; celle-ci
commença à se repentir, disant : J’ai erré en suivant l’orgueilleuse Chrodielde,
et voilà que j’en reçois des mépris et que je vis en rébellion avec mon abbesse.
Et étant revenue à son devoir elle s’humilia devant l’abbesse, lui demandant la
paix, et elle la trouva dans un même esprit et une même volonté. Une nouvelle
rumeur s’étant élevée, les serviteurs qui accompagnaient l’abbesse résistèrent à
la sédition élevée par la bande de Chrodielde et frappèrent un des serviteurs de
Basine qui tomba et mourut. Alors ils se réfugièrent, à la suite de l’abbesse,
dans la basilique du confesseur, et là-dessus Basine quitta l’abbesse et s’en
sépara. Mais les serviteurs s’étant échappés par la fuite, elles se remirent en
paix comme auparavant. Il s’éleva ensuite de grandes inimitiés entre leurs
diverses troupes. Quelles paroles pourraient jamais donner l’idée de tant de
plaies, de tant de meurtres, de tant de maux ! A peine se passait-il un jour
sans un meurtre, une heure sans querelles, un moment sans pleurs ! Le roi
Childebert, instruit de ces nouvelles, adressa des envoyés au roi Gontran, afin
que, réunissant les évêques des deux royaumes, on pût par un jugement canonique
remédier à ce qui se passait. Dans cette vue, le roi Childebert nomma pour être
présents à Poitiers notre médiocre personne, Ébrégésile, évêque de Cologne, et
Mérovée, évêque de la ville. Le roi Gontran y envoya Gondégésile, évêque de
Bordeaux, avec ses évêques suffragants, parce qu’il était métropolitain de la
ville de Poitiers. Mais nous commençâmes à refuser, disant que nous n’irions pas
dans cette ville jusqu’à ce que la violence de la sédition qu’avait élevée
Chrodielde eût été réprimée par la force judiciaire. Alors on fit passer à
Maccon, en ce temps-là comte de la ville, des lettres portant l’ordre de
réprimer la sédition par la force si l’on faisait résistance. Chrodielde,
l’ayant appris, ordonna à ses sicaires de se tenir en armes devant la porte de
l’oratoire, afin de résister au juge, et, s’il voulait employer la force, de lui
rendre la pareille. Le comte fut donc obligé d’y marcher avec des gens armés, de
les réduire en frappant les uns à coups de barres, perçant les autres de traits,
et usant de l’épée contre ceux qui résistaient plus violemment. Chrodielde
voyant ce qui arrivait prit la croix dominicale dont elle avait jusqu’alors
méprisé la puissance, et sortit au-devant des assaillants, disant : Gardez-vous,
je vous prie, d’user contre moi de violence, car je suis reine, fille d’un roi
et cousine d’un autre roi. Gardez-vous-en bien, de peur que, lorsque le temps en
sera venu, je ne prenne vengeance de vous. Mais la multitude, s’embarrassant
fort peu de ce qu’elle disait, se précipita, comme nous l’avons dit, sur les
gens qui faisaient résistance, et les tira enchaînés du monastère ; ils furent
attachés à des poteaux, sévèrement frappés ; on coupa aux uns les cheveux, aux
autres les mains, aux autres les oreilles et les narines, et la sédition fut
apaisée. Alors les évêques vinrent et siégèrent sur le tribunal ecclésiastique,
et Chrodielde se présenta devant eux proférant contre l’abbesse beaucoup
d’injures et d’accusations. Elle affirma que l’abbesse avait dans le monastère
un homme vêtu d’habillements de femme, et qu’elle faisait passer pour femme,
quoique ce fût bien clairement un homme et qu’il servit l’abbesse avec
assiduité. Elle le montra du doigt et dit : C’est lui. Celui-ci qui, comme nous
l’avons dit, était présent dans l’assemblée en habits de femme, dit qu’il ne
pouvait faire œuvre d’homme, et que c’était pourquoi il avait choisi cet
habillement. Il déclara ne connaître l’abbesse que de nom, ne l’avoir jamais vue
et ne lui avoir jamais parlé, d’autant qu’il vivait à plus de quarante milles de
la ville de Poitiers. Ne pouvant donc convaincre l’abbesse de ce crime,
Chrodielde ajouta : Quelle sainteté peut-on trouver clans une abbesse qui
rend les hommes eunuques, et les oblige d’habiter prés d’elle à la manière
impériale ? L’abbesse interrogée répondit qu’elle ne savait rien de cette
affaire. Cependant Chrodielde ayant dit le nom de ce serviteur eunuque, Réoval,
le médecin, qui se trouvait là présent dit : Ce jeune homme étant tout enfant,
il lui vint un mal dans la cuisse et on commença à désespérer de lui. Sa mère
vint trouver sainte Radegonde pour qu’elle en fit prendre soin. Celle-ci me fit
appeler, et m’ordonna, si je le pouvais, de le soulager. Alors, comme je l’avais
vu faire autrefois aux médecins de la ville de Constantinople, je lui coupai les
testicules et le rendis guéri à sa mère affligée. Je n’ai jamais su que
l’abbesse ait, eu la moindre connaissance de la chose. Chrodielde, ne pouvant la
trouver coupable de ce fait, commença à porter contre elle plusieurs autres
cruelles accusations. Ses assertions et les réponses de l’abbesse ayant été
insérées dans l’acte de leur procès, le mieux est de le rapporter ici en entier.
A nos seigneurs les rois très glorieux ; les évêques présents :
Avec la protection de la divinité, la religion expose ses affaires aux
princes pieux et catholiques donnés au peuple, et auxquels obéit ce pays ; car
elle sait, par les lumières du Saint-Esprit, qu’elle se fortifie et se consolide
par les décrets de ceux qui gouvernent. Comme par l’ordre de votre puissance,
nous nous sommes réunis dans la ville de Poitiers pour rétablir l’ordre dans le
monastère de Radegonde de bienheureuse mémoire, et pour connaître des
altercations qui se sont élevées entre l’abbesse et les religieuses, lesquelles
prenant un conseil très peu salutaire, se sont séparées du troupeau ; les
parties évoquées, nous avons interrogé Chrodielde et Basine sur les causes qui
leur avaient inspiré l’audace de briser les portes du monastère, et de le
quitter au mépris de leur règle, en sorte que la congrégation rassemblée en ce
lieu a été désunie à leur occasion. Elles ont répondu qu’elles l’avaient fait
pour échapper au danger de la faim, de la nudité, et par-dessus cela, des
mauvais traitements. Elles ont ajouté que diverses personnes venaient, contre
toute convenance, se laver dans leurs bains, que l’abbesse jouait aux dez,
que des séculiers venaient prendre leurs repas avec elle, et qu’on avait fait
des fiançailles dans l’enceinte du monastère. Elles ont dit encore que l’abbesse
avait eu la témérité de faire à sa nièce des robes d’une couverture d’autel en
étoffe de soie, qu’elle avait de sa propre autorité pris un feuillage d’or qui
entourait cette couverture d’autel, et l’avait criminellement mis au cou de sa
nièce ; qu’elle avait fait à sa nièce, par un luxe superflu, une bandelette
ornée d’or, pour jouer des scènes dans l’intérieur du couvent. L’abbesse,
interrogée sur ce qu’elle avait à répondre à ceci, a dit qu’autant que l’a
permis la pénurie des temps, elles n’ont jamais souffert une grande disette ;
quant aux vêtements, elle a dit que, si l’on voulait chercher dams leurs
coffres, on leur en trouverait plus que la nécessité n’en fait besoin. Quant à
l’accusation relative aux bains, elle a raconté que les bains avaient été
construits dans le temps du carême, et qu’à cause de l’âcreté de la chaux, et
pour que cette nouvelle bâtisse n’eût pas de danger pour les religieuses quand
elles viendraient se baigner, dame Radegonde avait ordonné que ceux qui
servaient le monastère puissent tous venir s’y baigner jusqu’à ce que toute
odeur capable de nuire fût dissipée. Ils furent donc à l’usage des serviteurs
durant tout le carême, et jusqu’à la Pentecôte. A quoi Chrodielde répondit que,
depuis, plusieurs venaient encore s’y laver. L’abbesse repartit qu’elle ne
prouvait pas ce qu’elle disait, et que pour elle, elle n’en savait rien. Mais
elle les inculpa là-dessus, demandant, puisqu’elles avaient vu la chose,
pourquoi elles n’étaient pas venues le dire à l’abbesse. Quant au jeu des dez,
elle répondit que comme on y jouait du vivant de madame Radegonde, elle n’avait
pas cru que ce fût une faute, et que cela n’était défendu ni par là règle ni par
les canons. Mais, sur l’ordre des évêques, elle promit d’accomplir avec
soumission la pénitence qu’ils lui imposeraient à cet égard. Quant aux repas,
elle dit qu’elle n’avait rien établi de nouveau que ce qui s’était fait du temps
de madame Radegonde, disant qu’elle donnait des eulogies aux fidèles, mais qu’on
ne pouvait prouver qu’elle eût jamais pris ses repas avec eux. A l’égard des
fiançailles, elle dit qu’elle avait accepté devant l’évêque, les clercs et les
principaux de la ville, des arrhes pour sa nièce Orphanule, que s’il y avait en
cela une faute, elle déclarait devant tous en demander pardon, mais qu’on
n’avait point fait alors de festin dans le monastère. Quant à ce qu’on lui
reprochait de la couverture de l’autel, elle produisit une religieuse noble qui
avait apporté de chez ses parents un manteau de soie, dont elle lui avait fait
présent, et qu’elle eu avait coupé une partie pour en faire ce qu’elle voudrait.
Elle ajouta qu’elle avait fait du reste, comme, il était convenable, une
couverture d’autel dignement arrangée, et qu’elle s’était servie du morceau qui
avait été coupé de ce manteau pour orner de pourpre une robe de sa nièce qui lui
avait été donnée, dit-elle, lorsqu’elle servait le monastère, et Didyme la
donatrice confirma tout ce que disait l’abbesse. Quant au feuillage d’or et à la
bandelette ornée d’or, votre serviteur Maccon, ici présent, attesta qu’il avait
reçu pour cela, par les mains de l’abbesse, vingt sols du fiancé de cette jeune
fille, que la chose avait été faite publiquement et qu’il n’y était rien allé
des biens du monastère. On demanda à Chrodielde, ainsi qu’à Basine, de déclarer
si, ce qu’à Dieu ne plaise, elles croyaient l’abbesse coupable de quelque
adultère, si elle avait commis quelque meurtre, quelque maléfice ou quelque
crime digne d’un châtiment capital. Les répondantes ont dit n’avoir contre elle
autre chose que ce qu’elles l’accusaient d’avoir fait au mépris de la règle.
Enfin, on nous produisit plusieurs filles, qui par suite du péché qu’elles ont
commis de violer leur clôture, et pour avoir eu, les malheureuses ! la liberté
de faire pendant tant de mois tout ce qu’elles ont voulu, sans se soumettre à la
discipline de l’abbesse, se sont trouvées grosses, tandis que nous les
regardions comme des religieuses innocentes. Ayant discuté la chose par ordre,
nous n’avons pas trouvé de crime en l’abbesse, qui dût la faire renvoyer ; et,
quant aux fautes plus légères, nous l’avons exhortée par des avertissements
paternels à ne plus faire par la suite les choses dont elle avait été reprise.
Alors nous avons examiné l’affaire des parties adverses, coupables de beaucoup
plus grands crimes, savoir, d’avoir dédaigné les prédications de leur évêque qui
était venu dans le monastère, et les exhortait à n’en point sortir ; d’avoir
foulé aux pieds le pontife, et de l’avoir laissé avec le dernier mépris dans le
monastère, après avoir brisé les portes et les serrures ; de s’en être allées
pour de vaines causes, et d’avoir, par leurs péchés, entraîné les autres à la
transgression. De plus, l’évêque Godégésile et ses évêques suffragants ayant été
mandés pour cette affaire, et étant venus par l’ordre du roi dans la ville de
Poitiers, les ont sommées de comparaître devant eux au monastère ; mais elles
ont méprisé cet ordre, et les évêques s’étant rendus, comme l’ordonnait leur
sollicitude pastorale, à la basilique du bienheureux Hilaire, confesseur, où
elles habitaient alors, tandis qu’ils les exhortaient, elles soulevèrent une
émeute, où les évêques et leurs prêtres furent frappés de bâtons, et le sang des
lévites fut répandu dans la basilique. Lorsque ensuite, par l’ordre des princes
nos seigneurs, le vénérable prêtre Teuthaire fut envoyé pour cette affaire, et
qu’on eut déterminé l’époque du jugement, alors, au lieu de l’attendre, elles
ont fait assaillir séditieusement le monastère, ont mis dans la cour le feu à
une tonne, ont brisé les poteaux des portes avec des leviers et des haches, et,
à la lueur du feu allumé, ont maltraité dans l’enceinte et blessé les
religieuses jusque dans leurs oratoires, et ont enlevé ce qui se trouvait dans
le monastère. L’abbesse, dépouillée et saisie par les cheveux, a été conduite,
traînée avec dérision à travers le carrefour, et ensuite renfermée dans un lieu
où, si elle n’était pas chargée de liens, qui moins elle n’était pas libre.
Survenant le jour de Paques, fête qui se célèbre dans tous les siècles, le
pontife offrit une rançon pour la prisonnière, afin qu’elle assistât au
baptême ; mais il ne put rien obtenir par ses supplications. Chrodielde répondit
qu’elle n’avait ni su ni commandé un tel forfait, et assura encore que c’était
sur le signe qu’elle-même avait fait, qu’on avait obtenu des siens de ne pas
tuer l’abbesse ; d’où l’on doit regarder compte certain ce qui est donné
à entendre à cet égard ; et ce qui ajoute à la cruauté, c’est qu’on a massacré,
sur le tombeau de sainte Radegonde, un serviteur de son monastère qui y avait
cherché un refuge ; et ces forcenés, toujours plus criminels, ne lui ont point
accordé de salut. Ensuite ils entrèrent dans le monastère et le prirent, et
refusant d’obéir aux injonctions de leurs supérieurs qui commandaient que ces
séditieux fussent mis en justice, ils résistèrent à main armée aux ordres du
roi, et s’élevèrent furieusement à coups de traits et de lances contre le comte
et le peuple ; ensuite de quoi, sortant pour se présenter en public, ces filles
ont, secrètement et à tort, indécemment et criminellement, tiré de l’église la
sainte croix qu’elles ont ensuite été forcées d’y remettre : tous crimes
reconnus capitaux, qui n’ont point été réprimés, mais se sont au contraire
continuellement accrus de nouveaux crimes ; et nous leur ayant dit qu’elles
devaient demander à l’abbesse pardon de leurs fautes, et réparer le mal commis
par leurs ordres, elles n’ont pas voulu le faire, mais se sont encore plus
confirmées dans le projet de la tuer, et l’ont déclaré publiquement. Ayant donc
ouvert et consulté les canons, nous y avons vu que, jusqu’à ce qu’elles aient
subi une pénitence suffisante, elles doivent être très justement privées de la
communion, et que l’abbesse doit être à demeure rétablie en sa place. Nous avons
donc, par votre ordre, autant qu’il appartient à l’autorité ecclésiastique,
après avoir consulté les canons, et sans aucune acception de personnes, ordonné
que les choses se passassent ainsi. Quant à ce qui concerne, d’ailleurs, les
effets du monastère enlevés, ainsi que les actes et chartes des seigneurs rois,
vos parents, que Chrodielde et les autres déclarent avoir, mais refusent de
rendre volontairement, comme nous leur avons ordonné, c’est à votre piété, à
votre puissance et à votre autorité royale, à prendre soin que les choses soient
reprises en état, et que vos bienfaits et ceux des princes vos prédécesseurs,
subsistent à perpétuité. Vous ne devez pas non plus permettre qu’elles
retournent ou aspirent à retourner dans le lieu qu’elles ont détruit par tant
d’impiétés et de sacrilèges, de peur qu’il n’en advienne encore de plus grands
maux, et afin qu’avec l’aide du Seigneur, tout ce qui a été acquis à Dieu étant
, sous des rois catholiques, restitué en son entier, la religion ne perde rien,
et que, conservant au même état tout ce qui a été établi tant par nos Pères que
les canons, le culte prospère, et que vous en recueilliez les fruits. Que
Notre-Seigneur le Christ vous soutienne, vous conduise, et vous accorde un long
règne !
Le
jugement rendu, ces femmes furent suspendues de la communion, et l’abbesse
rétablie dans le monastère. Alors elles s’adressèrent au roi Childebert,
ajoutant faute sur faute, et nommant au roi les personnes qui non seulement
commettaient l’adultère avec l’abbesse, mais encore portaient chaque jour des
messages à son ennemie Frédégonde.’ Le roi, ayant entendu ces accusations,
envoya des gens qui lui amenèrent enchaînés ceux qu’elles inculpaient ; mais
ayant été jugés, on ne les trouva coupables d’aucun crime, et ils furent
renvoyés.
Avant tout cela, le roi entrant dans l’oratoire de sa maison de Marlheim, ses
serviteurs virent de loin un homme inconnu qui se tenait debout, et lui dirent :
Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ici ? nous ne te connaissons pas. Et
comme il leur répondit : Je suis un de vous, ils le jetèrent aussitôt hors de
l’oratoire, et il fut interrogé. Il avoua, sans tarder, que la reine Frédégonde
l’avait envoyé pour tuer le roi, et dit : Elle nous a envoyés douze ; six sont
venus ici, et six sont demeurés à Soissons, pour surprendre le fils du roi ; et,
comme j’attendais l’occasion de frapper le roi Childebert dans cet oratoire,
j’ai été saisi de frayeur, et ne me suis point déterminé à ce que j’avais
projeté. Lorsqu’il eut ainsi parlé, on le livra à de cruels tourments , et il
nomma plusieurs de ses associés, qu’on alla rechercher en divers lieux. Les uns
furent condamnés à la prison, d’autres eurent les mains amputées ; plusieurs, le
nez et les oreilles coupés, furent livrés à la risée publique. Plusieurs de ceux
qui avaient été pris, craignant le genre de supplice auquel ils pouvaient être
condamnés, se percèrent eux-mêmes avec leur épée. Plusieurs moururent dans les
supplices, afin que le roi fût vengé.
Sumnégésile fut de nouveau livré aux tourments, et chaque jour frappé à coups de
verges et de courroies. Lorsque ses plaies venaient à suppurer, et, qu’après le
premier écoulement, elles commençaient à se fermer, on recommençait son
supplice. Dans les tourments il s’avoua coupable, non seulement de la mort du
roi Chilpéric, mais encore de divers autres crimes. Il ajouta dans ses aveux
qu’Ægudius, évêque de Reims, était un des associés de Rauchingue, d’Ursion et de
Bertfried, dans le complot qu’ils avaient formé pour tuer le roi Childebert. On
enleva aussitôt l’évêque, et on le conduisit à la ville de Metz, affaibli comme
il était par une longue maladie. Là, on le mit sous une sûre garde, et le roi
ordonna aux évêques de venir le juger, et, pour cela, de se rendre, au
commencement du huitième mois, dans la ville de Verdun. Alors, réprimandé par
les autres évêques de ce qu’il l’avait fuit, enlever de sa ville sans l’entendre
et l’avait privé de sa liberté, le roi lui permit de retourner à sa ville,
adressant, comme nous l’avons dit, des lettres à tous les évêques de son
royaume, pour qu’ils vinssent, au milieu du neuvième mois, dans la susdite
ville, lui faire son procès. Il y avait alors de fortes pluies ; la terre était
couverte d’une immensité d’eau ; la rigueur du froid était intolérable ; les
routes étaient détrempées de boue ; les rivières étaient sorties de leur lit ;
cependant les évêques n’osèrent résister aux ordres du roi, et, s’y étant tous
rendus, ils vinrent à la ville de Metz, où Ægidius vint aussi. Alors le roi
l’accusa d’être son ennemi et traître au pays, et chargea le duc Ennodius de la
poursuite de l’affaire. Sa première question fut celle-ci : Dis-moi, ô évêque !
comment t’est-il venu à la pensée d’abandonner le roi, dans la ville duquel tu
jouissais des honneurs de l’épiscopat, et de te lier d’amitié avec le roi
Chilpéric, qui s’est toujours montré l’ennemi du roi notre seigneur, qui a tué
son père, condamné sa mère à l’exil, envahi son royaume ? et comment as-tu
obtenu de lui des propriétés venant des dépouillés du fisc dans les villes que,
comme nous l’avons dit, il a soumises à sa puissance par une injuste invasion ?
Il répondit à cela : Je ne puis nier que je n’aie été ami du roi Chilpéric ;
mais cette amitié n’a rien engendré contre les intérêts du roi Childebert. J’ai
obtenu les métairies dont tu parles par des chartes de ce roi. Alors les chartes
furent produites publiquement, et le roi nia qu’il les eût accordées. On fit
appeler Othon, alors référendaire, et dont, après l’avoir examinée, on croyait
reconnaître la signature. Il vint et nia avoir signé. Sa main avait été
contrefaite dans ces diplômes. L’évêque fut donc trouvé d’abord faussaire en ce
point. Après cela on produisit des lettres écrites à Chilpéric, contenant
beaucoup de choses injurieuses contre Brunehault. De même il y en avait d’autres
envoyées par Chilpéric à l’évêque, et dans lesquelles, entre autres choses, on
trouvait ces paroles : Lorsque la racine n’est point coupée, la tige qui s’élève
sur la terre ne sèche point. D’où il est manifeste que le sens de ces paroles
est qu’il fallait venir à bout de Brunehault pour accabler ensuite son fils.
L’évêque nia que ces lettres eussent été envoyées en son nom, et en avoir reçu
réponse de Chilpéric. Mais il comparut un de ses serviteurs de confiance, qui
avait tenu note de ces écrits dans les volumes de chartes ; en sorte que les
juges ne purent douter qu’ils ne lui eussent été envoyés. Alors on produisit des
pactes faits au nom des rois Childebert et Chilpéric, et dans lesquels il était
convenu que les deux rois, après avoir chassé le roi Gontran, partageraient
entre eux son royaume. Le roi nia que la chose eût été faite de son consentement
et dit : Pourquoi as-tu commis ensemble mes oncles, afin d’élever entre eux la
guerre civile ; d’où il est résulté qu’une armée s’est mise en marche, et que la
ville de Bourges, le pays d’Étampes et le château de Melun ont été dévastés et
dépeuplés, et que, dans cette guerre, plusieurs ont été tués, dont je pense que
Dieu, en ses jugements, te redemandera les âmes. L’évêque ne put nier ces
choses, car on les avait trouvées par écrit en une cassette, dans le cabinet du
roi Chilpéric ; ces écrits étaient parvenus au roi lorsque après la mort de
Chilpéric, ses trésors avaient été enlevés à Chelles, maison des champs
dépendante de la ville de Paris, et lui avaient été apportés. La discussion
s’étant prolongée longtemps de cette manière, le vicaire Epiphane, supérieur clé
la basilique de saint Remi, vint et dit que l’évêque avait reçu deux mille
pièces d’or et beaucoup de joyaux pour demeurer fidèle en l’amitié qu roi
Chilpéric. Les envoyés qui étaient allés avec lui vers ce roi furent aussi
présents et dirent : Il nous laissa et parla longtemps avec lui ; nous
n’entendîmes rien de ce qu’ils se dirent, et ne le connûmes que par les malheurs
qui arrivèrent ensuite. L’évêque l’ayant nié, le vicaire, qui était toujours
entré dans le secret de ses conseils, nomma l’homme, le lieu et où, comme nous
l’avons dit, cet or avait été apporté, et raconta par ordre comment on était
convenu alors qu’on ravagerait, ainsi que cela s’était fait, les pays du roi
Gontran. Convaincu de ces choses, Ægidius les confessa. Ensuite les évêques qui
avaient été appelés ayant entendu tout cela, et soupirant de reconnaître un
prêtre du Seigneur coupable de tant de crimes, prièrent qu’on lui accordât
l’espace de trois jours, pendant lesquels Ægidius, se recueillant en lui-même,
pourrait trouver quelque moyen de se justifier des offenses qui lui étaient
imputées. Mais le troisième jour étant venu à luire, ils se rassemblèrent dans
l’église, interrogèrent l’évêque, et lui demandèrent de dire s’il avait quelque
excuse à donner; mais il répondit plein de confusion : Ne tardez pas à prononcer
la sentence d’un coupable. Je me reconnais digne de mort, pour le crime de
lèse-majesté, parce que j’ai toujours agi contre les intérêts du roi et de sa
mère, et que, par mon conseil, ont eu lieu beaucoup de combats qui ont dépeuplé
plusieurs pays des Gaules. Les évêques l’ayant ouï et déplorant l’opprobre de
leur frère, après avoir obtenu qu’on lui conservât la vie, le dépouillèrent,
d’après la loi canonique, de la dignité du sacerdoce, et il fut condamné à
l’exil et conduit dans la ville d’Argentoras, maintenant appelée
Strasbourg. On mit à sa place Romulf, fils du duc Loup, et déjà revêtu des
honneurs de la prêtrise. Épiphane, vicaire de la basilique de saint Remi, fut
privé de ses fonctions. On trouva dans le trésor de l’évêque un poids
considérable d’or et d’argent, ce qui vendit des profits de son iniquité, et on
le porta au trésor royal ; ce qu’on y trouva des tributs et autres choses
appartenant à l’église, y fut laissé.
Dans ce synode, Basine, fille du roi Chilpéric, qui, comme nous l’avons dit,
avait été, ainsi que Chrodielde, séparée de la communion, se jeta aux pieds des
évêques, demanda pardon, promettant de rentrer dans le monastère pour y vivre en
charité avec l’abbesse et de ne transgresser en rien la règle. Chrodielde
protesta que tant que l’abbesse Leubovère resterait dans ce monastère, elle n’y
entrerait jamais ; mais le roi pria qu’on leur pardonnât à toutes deux, et ainsi
elles furent reçues à la communion et envoyées à Poitiers, Basine pour rentrer
dans le monastère, comme nous venons de le dire, et Chrodielde dans une maison
des champs qui avait appartenu à défunt Waddon, duquel nous avons déjà parlé, et
que le roi lui avait concédée.
Les fils de Waddon parcouraient le territoire de Poitiers commettant divers
crimes, des meurtres et beaucoup de vols. Quelque temps auparavant ils étaient
entrés de force chez des marchands, et dans l’obscurité de la nuit, les avaient
fait périr par le glaive et leur avaient enlevé leurs marchandises. Ils tuèrent
encore, le faisant tomber dans un piège, un autre homme revêtu de la puissance
tribunitienne et s’emparèrent de ses effets. Le comte Maccon s’étant efforcé de
les réprimer, ils se rendirent en présence du roi ; le comte y vint aussi pour y
rapporter à l’ordinaire, selon son office, ce qui était dû au fisc. Ils vinrent
devant le roi, lui offrant un grand baudrier orné d’or et de pierres précieuses,
et une épée merveilleuse dont la poignée était faite d’or et de pierres
précieuses d’Espagne. Le roi, qui avait été informé de ces crimes et savait avec
certitude qu’ils avaient été commis par eux, ordonna qu’ils fussent chargés de
chaînes et livrés aux tourments. Pendant qu’on les tourmentait, ils commencèrent
à révéler le lieu où étaient cachés les trésors de leur père, composés de ceux
qu’il avait enlevés, comme nous l’avons dit, à Gondovald. On envoya aussitôt des
hommes pour les chercher, et ils trouvèrent une immense quantité d’or et
d’argent et de divers joyaux ornés d’or et de pierres précieuses, qu’ils
apportèrent au trésor royal. Après quoi l’aîné eut la tête coupée, et le plus
jeune fut condamné à l’exil.
Le
saxon Childéric, après divers crimes, meurtres, séditions et plusieurs autres
iniquités, vint dans la ville d’Auch où étaient les biens de sa femme. Comme le
roi, informé de tout ce qu’il avait fait, avait donné ordre de le tuer, une nuit
qu’il était pris de vin, on le trouva mort dans son lit, suffoqué par la
boisson. On assurait que c’était lui qui avait donné le signal du crime dont
nous avons parlé plus haut, lorsque les prêtres du Seigneur furent maltraités
par Chrodielde, dans la basilique de saint Hilaire. S’il en est ainsi, Dieu
vengea l’injure de ses serviteurs.
Dans cette année, la terre fut, durant les nuits, éclairée d’une telle lumière
qu’on se serait cru au milieu du jour. Car souvent, au temps de la nuit, des
lobes de feu parcouraient le ciel et éclairaient le monde. Il y eut des doutes
sur l’époque de la fête de Pâques, parce que Victorius avait écrit qu’elle se
trouvait à la quinzième lune. Cependant, de peur que les Chrétiens ne
célébrassent comme les Juifs la fête de Pâques sous cette lune, il ajouta : Pour
les Latins, c’est à la vingt-deuxième lune. A cause de cela plusieurs dans les
Gaules la célébrèrent à la quinzième lune ; nous la célébrâmes, nous, à la
vingt-deuxième. Cependant nous nous informâmes avec soin, et nous sûmes que les
sources qui en Espagne se remplissent à ce jour par un ordre spécial du
Seigneur, s’étaient remplies à l’époque que nous avions choisie pour la Pâques.
Le
14 juin, au moment où la lumière du matin commençait à paraître, il y eut un
grand tremblement de terre. Au milieu du huitième mois, le soleil fut éclipsé,
et sa lumière fut tellement diminuée qu’à peine en voyait-on reluire autant
qu’en donne le croissant au cinquième jour de la lune. Il y eut en automne de
grandes pluies et de violents tonnerres ; les eaux grossirent
extraordinairement. Le Vivarais et la ville d’Avignon furent dévastés par une
peste cruelle.
La
seizième année de Childebert [en 591] et la trentième
du roi Gontran il vint à la ville de Tours un évêque, nommé Simon, arrivant des
pays d’outre-mer. Il nous annonça la destruction de la ville d’Antioche, et
affirma qu’il avait été emmené captif d’Arménie en Perse. Le roi des Perses
avait fait une irruption en Arménie, avait enlevé du butin et consumé les
églises par le feu ; il avait emmené en captivité, comme nous l’avons dit, cet
évêque et tout son peuple. Les Perses s’efforcèrent de mettre le feu à la
basilique des quarante-huit saints martyrs mis à mort dans ce pays et dont j’ai
parlé dans le livre des Miracles. Ils la remplirent donc d’un amas de bois mêlé
de pois et de graisse de porc, et y appliquèrent des torches allumées ; mais le
feu ne put jamais prendre à ce qu’ils avaient préparé ; en telle sorte que
voyant les grandes merveilles de Dieu ils s’éloignèrent. Un certain évêque ayant
appris la captivité de celui dont nous avons parlé envoya par ses gens une
rançon au roi de Perse. Le roi ayant reçu la rançon délivra l’évêque des liens
de la captivité. En quittant ce pays il vint dans les Gaules où il reçut
quelques consolations des âmes dévotes, et nous raconta ce que nous venons de
rapporter. Il y avait à Antioche un homme très adonné à l’aumône, ayant une
femme et des enfants. Jamais, depuis qu’il avait commencé à posséder quelque
chose en propre, il n’avait passé un jour de sa vie sans quelque pauvre à sa
table. Un jour qu’il avait parcouru toute la ville jusqu’au soir sans pouvoir
trouver un nécessiteux avec qui prendre son repas, il sortit de la porte de la
ville au moment où la nuit commençait à tomber, et il trouva un homme vêtu de
blanc qui se tenait debout accompagné de deux autres. En les voyant, comme Loth
dont il est parlé dans les anciennes histoires [Gen., 19, 2],
saisi de frayeur, il dit : Peut-être, seigneurs, êtes-vous étrangers ? daignez
entrer dans la maison de votre serviteur, et, après y avoir pris votre repas, y
reposer dans un lit ; demain matin vous reprendrez votre route comme il vous
plaira. Celui qui était le plus considérable des trois, tenant un mouchoir dans
sa main, dit : Ne pourrais-tu, ô homme de Dieu, avec votre Simon, sauver cette
ville de sa destruction ? Et, levant la main, il secoua le mouchoir qu’il tenait
sur la moitié de la ville, et aussitôt tombèrent tous les édifices et toutes
sortes de constructions. Les vieillards furent écrasés avec les enfants, les
maris avec leurs femmes, et les gens de tout sexe périrent. Voyant cela, comme
privé de sens, tant de la présence de cet homme que du bruit de ce renversement,
il tomba à terre et demeura semblable à un mort. L’homme élevait de nouveau la
main qui tenait le mouchoir comme pour le secouer sur l’autre moitié de la
ville, lorsque ses deux compagnons le retinrent et le conjurèrent, au nom des
choses les plus redoutables, de permettre que cette moitié de ville ne fût pas
renversée. Sa colère s’étant donc apaisée, sa main demeura suspendue, et,
relevant l’homme qui était tombé à terre, il lui dit : Vas à ta maison et ne
crains rien ; tes fils et ta femme et toute ta maison sont sauvés ; aucun
d’entre eux n’a péri, tu as été préservé par l’assiduité de tes oraisons et la
charité que tu exerces journellement envers les pauvres. En parlant ainsi ils
disparurent de devant ses yeux et il ne les vit plus. Il rentra dans la ville et
en trouva la moitié tombée et renversée sur les hommes et les troupeaux, dont un
grand nombre ne purent être retirés que morts de dessous les ruines, et très peu
en sortirent vivants et fort blessés. Mais ce que l’ange du Seigneur avait dit à
cet homme ne fut en rien trouvé faux, car, de retour à sa maison, il la trouva
dans aucun mal et pleura la mort de ses proches qui avaient péri dans les autres
maisons. Au milieu des impies, la main de Dieu l’avait protégé avec sa famille ;
il fut sauvé du danger de la mort, comme il est rapporté que Loth l’avait été
autrefois dans Sodome.
La
maladie dont j’ai souvent parlé envahit dans les Gaules la province de
Marseille, et une grande famine désola les pays d’Angers, de Nantes et du Mans.
Ce fut le commencement de ces douleurs semblables à celles dont le Seigneur a
dit dans son Évangile [Matth., 24, 7, 24] : Il y
aura, en divers lieux des pestes et des famines et des tremblements de terre, et
il s’élèvera de faux Christs et de faux prophètes, qui feront de grands prodiges
et des choses étonnantes jusqu’à séduire même, s’il était possible, les élus.
Ce fut ainsi qu’il en arriva en ce temps. Il y eut un homme de Bourges, comme il
l’a dit lui-même ensuite, qui étant entré dans les forêts, afin d’y couper du
bois dont il avait besoin pour quelque ouvrage, fut entouré d’un essaim de
mouches, en sorte qu’il en demeura fou pendant deux ans. D’où il y a lieu de
croire qu’elles avaient été envoyées par la méchanceté du diable. Après cela,
passant à travers les villes voisines, il alla dans la province d’Arles ; là,
s’étant vêtu de peaux, il priait comme un religieux, et, trompé par l’ennemi des
hommes, il s’attribua le pouvoir de deviner l’avenir. Puis, passant à de plus
grands crimes, il changea de lieu, et quittant la province dont j’ai parlé,
entra dans le pays du Gévaudan, se déclarant puissant et ne craignant pas de se
donner pour le Christ. Il avait pris avec lui, comme sa sœur, une certaine femme
qu’il faisait appeler Marie. Le peuple accourait en foule autour de lui, lui
amenant des malades auxquels, en les touchant, il rendait la santé. Tous ceux
qui venaient à lui, lui apportaient de l’or, de l’argent et des vêtements ; et
lui, pour les mieux séduire, distribuait tout cela aux pauvres, se prosternant
sur la terre et se répandant en oraisons, ainsi que la femme dont j’ai parlé.
Puis, se relevant, il ordonnait de nouveau aux assistants de l’adorer. Il
prédisait l’avenir, et annonçait à quelques-uns des maladies, à d’autres des
malheurs prêts à leur arriver, et bien peu leur salut à venir ; il faisait
toutes ces choses par des artifices diaboliques, et je ne sais quels prestiges.
Il séduisit une immense multitude de peuple, et même des prêtres de l’Église. Il
était suivi de plus de trois mille personnes. Cependant il commença à dépouiller
et à piller ceux qu’il trouvait sur sa route ; mais il distribuait leurs
dépouilles à ceux qui n’avaient rien. Il menaçait de la mort les évêques et les
citoyens des villes, parce qu’ils refusaient de croire en lui ; étant entré dans
le territoire de la cité du Velay, il arriva dans un endroit appelé le Puy, et
s’arrêta avec toute son armée dans une basilique voisine, et là rangea son armée
en bataille, pour livrer combat à Aurèle, alors évêque de ce lieu. Il faisait
aller devant lui, pour annoncer sa venue, des hommes tout nus qui sautaient et
faisaient des tours. L’évêque saisi d’étonnement envoya à sa rencontre des
hommes courageux pour savoir ce que cela voulait dire. Un d’eux, qui était des
premiers de la ville, se baissa devant lui, comme pour lui embrasser les genoux,
et l’ayant fait tomber ordonna qu’on le prît et qu’on le dépouillât. Puis, sans
perdre de temps, tirant son épée, il le coupa en morceaux, et tua le Christ
qu’on aurait dut plutôt nommer Ante Christ , et il demeura mort. Ceux qui
l’accompagnaient se dispersèrent ; Marie, livrée aux tourments, avoua tous les
prestiges et les illusions dont il s’était servi ; mais ceux dont il avait
troublé l’esprit, par ses artifices diaboliques, pour les faire croire en lui,
ne revinrent jamais entièrement à la raison, et le confessèrent toujours pour le
Christ, déclarant que Marie participait aussi à sa divinité. Il s’en éleva
plusieurs dans toutes les Gaules ; par leurs prestiges, ils s’attachaient
quelques pauvres femmes qui, entrant dans une sorte de fureur, les déclaraient
des saints, et de cette manière ils obtinrent un grand crédit parmi les peuples.
Nous en avons vu plusieurs que nous nous sommes efforcés par nos réprimandes de
faire revenir de leur erreur.
Ragnemode, évêque de Paris, mourut, et son frère, le prêtre Pharamode ;
concourut pour l’épiscopat. Mais un certain marchand, nommé Eusèbe, Syrien de
naissance, donna beaucoup de présents, et obtint sa place. Arrivé à l’épiscopat,
il renvoya tous ceux qui avaient tenu le parti de son prédécesseur, et fit faire
tout le service de la maison épiscopale par des hommes de sa nation. Sulpice,
évêque de la ville de Bourges, mourut aussi, et Eustace, diacre d’Autun, fut
élevé à son siège.
Il
s’éleva entre les habitants de Tournai et les Francs une grande discorde, parce
que le fils de l’un d’entre eux reprenait souvent avec colère le fils d’un
autre, qui avait pris sa sœur en mariage, de ce qu’il laissait sa femme pour des
prostituées. Ces emportements ne réussissant pas à faire revenir l’autre de sa
mauvaise conduite, ils allèrent à ce point que le jeune homme se jeta sur son
beau-frère, et le tua avec l’aide des siens ; il fut tué lui-même par les gens
avec lesquels était venu son ennemi, et des deux troupes il n’en resta qu’un
seul qui avait manqué d’ennemi pour le frapper. Les parents des deux côtés
s’élevèrent alors les uns contre les autres. Plusieurs fois la reine Frédégonde
les pressa de renoncer à leur inimitié et de faire la paix, de peur que, de
l’obstination de leurs querelles, il n’advînt de plus grands désordres. Mais ne
pouvant les apaiser par des paroles de douceur, elle les réprima avec la hache.
Ayant invité un grand nombre de gens à un festin, elle les fit asseoir tous
trois sur un même banc. Lorsque le repas se fut prolongé un certain temps, comme
la nuit obscurcissait la terre, les tables emportées selon la coutume des
Francs, les convives demeuraient assis sur le banc où ils avaient été placés, et
après avoir pris beaucoup devin, tout le monde en était tellement appesanti que
les serviteurs ivres s’endormirent dans tous les coins de la maison où ils
étaient tombés ; alors cette femme ordonna à trois hommes de venir avec des
haches derrière les trois dont j’ai parlé, et, comme ils parlaient ensemble, en
un même moment, pour ainsi dire, les serviteurs laissèrent tomber leurs coups,
et ces trois hommes tués, on quitta le festin. Leurs noms étaient Charivald,
Leudovald et Waldin. La chose ayant été rapportée à leurs parents, ils gardèrent
étroitement Frédégonde, et envoyèrent des messagers au roi Childebert pour que,
l’ayant prise, on la fit mourir ; mais, pendant les délais de cette affaire,
elle souleva le peuple de Champagne, et délivrée par son secours, passa dans un
autre lieu.
Ensuite elle fit partir des envoyés pour aller trouver le roi Gontran, et lui
dire : que le roi, mon seigneur, vienne jusqu’à Paris, et y faisant venir mon
fils, son neveu, qu’il le fasse sanctifier par la grâce du baptême, et que le
tenant lui-même sur les fonts sacrés, il daigne le regarder comme son propre
enfant. Le roi, ayant entendu cette requête, fit partir Æthérius, évêque de
Lyon, Syagrius, évêque d’Autun, Flavius, évêque de Châlons, et tous ceux qu’il
voulut encore, et leur ordonna de se rendre à Paris, annonçant qu’il était prêt
à les suivre. Il vint aussi à cette assemblée beaucoup d’hommes de son royaume,
tant domestiques que comtes, pour faire les préparatifs nécessaires à la dépense
de la maison royale. Le roi, au moment où il avait projeté de partir, fut arrêté
par une douleur au pied ; mais ensuite il guérit, et vint à Paris, d’où, se
rendant à sa maison de Ruel, il y fit venir l’enfant, et ordonna qu’on préparât
son baptême dans le bourg de Nanterre. Tandis que cela se faisait, il arriva
vers lui des envoyés du roi Childebert qui lui dirent : Ce n’est pas là ce que
tu avais promis dernièrement au roi Childebert, de te lier d’amitié avec ses
ennemis ; autant que nous pouvons l’apercevoir, tu ne gardes nullement ta
parole, mais plutôt tu transgresses ce que tu avais promis, et tu places cet
enfant sur le siége royal dans la ville de Paris. Dieu te jugera, parce que tu
oublies ce que tu avais promis. Lorsqu’ils eurent ainsi parlé , le roi leur
dit : Je ne manque point à la promesse que j’ai faite à mon neveu le roi
Childebert, et il ne doit point se formaliser, si je tiens sur les fonts sacrés
son cousin, fils de mon frère, car c’est une requête à laquelle aucun Chrétien
ne doit se refuser. Je veux donc le faire, comme Dieu le sait très certainement,
sans aucune fraude et dans la simplicité d’un cœur pur, parce que je crains
d’offenser le Seigneur ; il n’est pas de l’humilité des hommes de notre race de
m’en faire un reproche ; car ,lorsque les maîtres tiennent sur les fonts sacrés
leurs serviteurs mêmes, comment ne me serait-il pas permis de tenir lui proche
parent, et d’en faire mon fils spirituel par la grâce du baptême ? Allez donc,
et rapportez ceci à votre maître : Je veux observer sans tache le traité que
j’ai fait avec toi, et s’il n’est pas rompu par ta faute, il ne le sera point
par la mienne. Lorsqu’il eut ainsi parlé, les envoyés s’en allèrent, et le roi
s’étant rendu aux fonts sacrés, présenta l’enfant au baptême ; il voulut le
nommer Clotaire, et dit : Que cet enfant croisse, et qu’il accomplisse les
promesses de ce nom, et qu’il parvienne à la meure puissance que celui qui l’a
autrefois porté. Le mystère célébré, il invita l’enfant à un festin, et le
combla de beaucoup de présents. Le roi en fut invité à son tour, et le quitta
après en avoir aussi reçu plusieurs dons, puis retourna à la ville de Châlons.
Arédius, rappelé de Dieu , quitta la terre cette année, et passa dans le ciel.
Il était natif de la ville de Limoges, et sorti de parents qui n’étaient pas des
moindres du pays, et y avaient tout à fait rang d’hommes libres. Envoyé au roi
Théodebert, il fut attaché au palais. En ce temps, la ville de Trêves avait pour
évêque Nicet, homme d’une grande sainteté, non seulement d’une admirable
éloquence dans la prédication, mais très célèbre aussi parmi le peuple par ses
bonnes œuvres et ses oeuvres merveilleuses. Rencontrant le jeune homme au palais
du roi, et remarquant dans sa figure je ne sais quoi de divin, il lui ordonna de
le suivre. Celui-ci quitta le palais du roi, et le suivit. Lorsqu’ils furent
arrivés dans sa cellule, et eurent parlé des choses de Dieu, l’adolescent
demanda au bienheureux évêque de le corriger, de l’instruire, de l’éclairer, et
de l’exercer dans la connaissance des livres divins. Tandis qu’il demeurait avec
l’évêque, se livrant avec ardeur â cette étude, et déjà tonsuré, il arriva qu’un
jour que les élèves chantaient des psaumes dans la cathédrale, une colombe
descendit de la voûte, et, voltigeant légèrement autour de lui, s’alla placer
sur sa tète, indiquant par-là, selon moi, qu’il était déjà rempli de la grâce du
Saint-Esprit. Lui s’efforçant de l’écarter, non sans une honte modeste, elle
voltigea encore un peu, puis revint se placer de nouveau sur sa tête ou son
épaule ; et non seulement dans l’église, mais lorsqu’il rentra dans la cellule
de l’évêque ; elle voulut continuer de demeurer avec lui. Cela dura pendant
plusieurs jours, ce que l’évêque ne voyait pas sans admiration. L’homme de Dieu,
rempli , comme nous l’avons dit, du Saint-Esprit, ayant perdu son père et son
frère, retourna dans son pays pour consoler sa mère Pélagie, qui n’avait plus de
parent que ce fils-là. Il la pria, tandis qu’il vaquerait au jeûne et à
l’oraison, de veiller à tous les soins de la maison, savoir, à la conduite des
domestiques, au travail des champs, à la culture des vignes, afin qu’aucun
embarras ne vînt l’empêcher de se livrer sans relâche à l’oraison. Il ne
revendiqua pour lui que le privilège de présider à la construction des églises.
Que dirai-je de plus ? Il construisit des temples de Dieu en l’honneur des
Saints, fit chercher leurs reliques, tonsura ses propres serviteurs, et en fit
des moines, fonda un couvent, dans lequel ils suivirent la règle non seulement
de Cassien, mais aussi de Basile, et des autres abbés qui avaient institué des
ordres monastiques. La sainte femme se chargeait de leur fournir à chacun la
nourriture et le vêtement. Chargée de tous ces embarras, elle n’en faisait pas
moins résonner les louanges du Seigneur, et assidûment, quelque chose qu’elle
fît, elle offrait à Dieu ses prières, comme l’odeur d’un agréable encens.
Cependant les malades commencèrent à affluer vers saint Arédius, et il
guérissait chacun d’eux en leur imposant les mains avec le signe de la croix. Je
ne pourrais ni raconter le nombre, ni rapporter les noms de ceux qu’il guérit,
pour les insérer ici l’un après l’autre. Je sais seulement une chose : c’est que
quiconque arrivait à lui malade, s’en revenait bien portant ; et parmi les
grands miracles qu’il a faits, j’en raconterai quelques petits.
Un
jour qu’il était en route avec, sa mère et qu’il se rendait à la basilique de
Saint-Julien martyr, ils arrivèrent le soir dans un lieu aride, et que l’absence
d’eaux courantes avait rendu stérile. Sa mère lui dit : Mon fils, nous n’avons
pas d’eau, comment pourrons-nous passer ici la nuit ? Lui se prosterna en
oraison, et offrit longtemps ses prières au Seigneur, puis se levant, il enfonça
en terre une baguette qu’il tenait à la main, et l’y ayant tournée deux ou trois
fois, la retira joyeux. Elle fût incontinent suivie d’une si grande abondance
d’eau que non seulement elle fournit pour le moment à leur boisson, mais par la
suite aussi à celle des troupeaux. Dernièrement aussi comme il voyageait, un
nuage de pluie commença à venir sur lui ; le voyant arriver, il abaissa un peu
sa tête sur son cheval, et éleva sa main vers le Seigneur. Son oraison finie,
les nuages se divisèrent en deux parts, et il tomba autour de lui une grande
pluie, tandis qu’il n’en reçut pas, s’il est permis de le dire, une seule
goutte. Un citoyen de Tours, Wistrimond, surnommé Tatton, souffrait d’un violent
mal de dents, qui avait fait enfler sa mâchoire. Il s’adressa au bienheureux, et
celui-ci ayant imposé sa main sur l’endroit où il souffrait, la douleur disparut
aussitôt, et jamais depuis ne s’est réveillée à son dommage. C’est celui à qui
cela est arrivé qui me l’a raconté. J’ai écrit dans les livres des Miracles,
comme il me les a rapportés lui-même, plusieurs de ceux que Dieu a opérés, entre
ses mains, par les mérites de saint Julien martyr et de saint Martin confesseur.
Après cela et plusieurs autres prodiges qu’il accomplit avec l’aide du Christ,
Arédius vint à Tours après la fête de saint Martin, et y étant demeuré quelque
temps, il nous dit qu’il n’avait plus de longs jours à demeurer dans ce monde,
et que certainement il mourrait bientôt. Il nous dit adieu, et s’en allant,
rendit grâces à Dieu de ce qu’avant de mourir, il avait obtenue baiser le
tombeau du bienheureux évêque. En arrivant à sa cellule, il lit son testament,
mit ordre à toutes ses affaires, et ayant institué pour ses héritiers les
évêques saint Martin et saint Hilaire, il commença à tomber malade, et à
souffrir de la dysenterie. Le sixième jour de sa maladie, une femme, souvent
tourmentée de l’esprit immonde, que le saint n’avait pu guérir, s’étant fait
lier les mains derrière le dos, commença à crier et à dire : Courez, citoyens,
sortez promptement, peuple de la ville, allez au-devant des martyrs et des
confesseurs qui viennent se réunir pour les obsèques du bienheureux Arédius.
Voilà Julien qui arrive de Brioude, Privat de Mende, Martin de Tours, Martial de
sa propre ville. Saturnin arrive de Toulouse, Denis de la ville de Paris, et en
voilà beaucoup d’autres de ceux qui habitent le ciel, et que vous adorez comme
martyrs et confesseurs de Dieu. Et comme elle commençait à crier ainsi dans les
premières heures de la nuit, elle fut attachée par son maître. Mais rien ne put
la contenir, elle rompit ses liens, et commença à marcher vers le monastère en
répétant les mêmes paroles. En même temps le bienheureux rendit l’esprit, non
sans un témoignage de cette vérité qu’il avait été revu par les anges. Lors de
ses funérailles, cette femme avec une autre que tourmentait aussi le malin
esprit, dès que le sépulcre fut fermé, se trouva délivrée de la malice des
démons qui la persécutaient, et je crois que ce fut par l’ordre de Dieu qu’il ne
put la guérir pendant sa vie mortelle, afin que par ce miracle ses funérailles
fussent glorifiées. Après ses obsèques une femme qui demeurait la bouche
ouverte, mais sans voix, vint à son tombeau, et après l’avoir baisé, obtint de
recouvrer l’usage de la parole.
Dans le second mois de cette année [avril], les
peuples de Tours et de Nantes furent accablés d’une cruelle contagion. A peine
atteint d’une médiocre douleur de tête, le malade rendait l’âme ; on fit des
rogations avec de grandes abstinences et beaucoup de jeûnes ; on y ajouta aussi
des aumônes, la colère divine adoucit à notre égard son impétuosité dans la
ville de Limoges ; plusieurs furent consumés du feu céleste, en réparation de
l’injure faite au jour du Seigneur pendant lequel ils se livraient à un travail
public ; car c’est un jour saint que celui-là qui, au commencement, vit le
premier la lumière créée, et dont, la clarté rendit témoignage de la
résurrection du Seigneur. Tout chrétien doit donc l’observer avec foi, et aucune
œuvre publique n’est permise pendant sa durée. Il y eut à Tours plusieurs
personnes brûlées de ce feu, mais non pas le jour du Seigneur ; et il y eut une
très grande sécheresse qui dépouilla d’herbes tous les pâturages, en sorte qu’il
s’éleva une fâcheuse maladie sur les brebis et les chevaux, et qu’il en resta
bien peu pour en renouveler la race, ainsi que l’avait annoncé le prophète
Habacuc : Les bergeries seront sans brebis, et il n’y aura plus de bœufs ni de
vaches dans les étables. Cette contagion s’étendit non seulement sur les animaux
domestiques, mais aussi sur la race sauvage des bêtes fauves. On rencontrait sur
son chemin par les forêts une multitude de cerfs et d’autres animaux couchés
morts. Le foin périt par les grandes pluies et les débordements des fleuves. Les
moissons furent maigres, les vendanges très abondantes, le fruit du chêne se
montra, mais ne parvint pas à la maturité.
Quoique dans les livres précédents, j’aie écrit quelque chose des évêques de
Tours, cependant je crois devoir les placer ici de nouveau, pour en indiquer
l’ordre, ainsi que le temps qui s’est écoulé depuis celui où arriva à la ville
de Tours le premier prédicateur des Gaules.
1°
Gatien, le premier évêque, fut envoyé, la première année de l’empire de Dèce,
par le pape du siège de Rome [l’an 250]. Dans la ville
de Tours était une grande multitude de païens adonnés à l’idolâtrie ; il en
convertit plusieurs au Seigneur, par ses prédications ; mais cependant il se
dérobait, en se cachant, aux attaques des puissants, qui souvent, lorsqu’ils le
trouvaient, l’accablaient de maux et d’outrages ; et il célébrait en secret les
saints mystères du jour du Seigneur, dans des souterrains et des lieux cachés,
avec un petit nombre de Chrétiens convertis par lui, ainsi que nous l’avons dit.
C’était un homme très religieux et craignant Dieu ; et, s’il n’eût été tel que
je le dis, il n’eût pas quitté, pour l’affection de l’amour de Dieu, sa maison,
ses parents et sa patrie. Il mena cette même vie , dans la même ville, cinquante
années, à ce que l’on rapporte, et mourut en paix et fut enterré dans un bourg
voisin, au cimetière des Chrétiens. L’épiscopat fut interrompu pendant
trente-sept ans.
2°
Litoire, le second évêque, fut sacré la première année de l’empire de Constans
[l’an 337]. C’était un citoyen de Tours et d’une haute
religion. Il bâtit la première église en la ville de Tours, où il y avait déjà
beaucoup de Chrétiens. Il fit aussi, d’une certaine maison de sénateur, la
première basilique. De son temps, saint Martin s’éleva pour prêcher dans les
Gaules. Litoire fut trente-trois ans en possession de son siège, mourut en paix,
et fut enseveli dans la basilique dont je viens de parler, et qui porte
aujourd’hui son nom.
3°
Le troisième, saint Martin, fut sacré évêque la huitième année de Valens et de
Valentinien [l’an 371] ; il était natif de Pannonie,
dans la cité de Sabarie. Il construisit, pour l’amour de Dieu, le premier
monastère de la ville de Milan, en Italie. Mais, comme il prêchait
courageusement la sainte Trinité, il fut battu de verges par les hérétiques, et
expulsé d’Italie. Il vint dans les Gaules. Il y convertit beaucoup de païens,
renversa leurs temples et leurs idoles, fit beaucoup de miracles parmi le
peuple, tellement qu’avant d’être évêque, il ressuscita deux morts. Il n’en
ressuscita qu’un seul depuis qu’il fut en possession de l’épiscopat. Il
transporta le corps du bienheureux Galien, l’ensevelit près du tombeau de saint
Litoire, dans la basilique construite sous son nom, comme je l’ai dit. Il
empêcha Maxime d’envoyer en Espagne faire périr les hérétiques par le glaive
établissant qu’il suffisait de les séparer de la communion des églises
catholiques. Après avoir consommé le cours de sa vie mortelle, il mourut à
Candes, bourg de sa ville, dans la quatre-vingt-unième année de son âge.
Transporté à Tours par eau, il y fût enseveli dans le lieu où l’on adore
maintenant son tombeau. Sulpice Sévère a écrit trois livres de sa vie. Il se
manifeste de notre temps par beaucoup de miracles. Il éleva dans le monastère
appelé maintenant le Grand Monastère, une basilique en honneur des saints
apôtres Pierre et Paul, et dans les bourgs de Langey, de Sonnay, d’Amboise, de
Chamisay, de Tournon et de Candes ; il détruisit les temples païens, baptisa les
Gentils et éleva des églises. Il siégea vingt-six ans quatre mois et vingt-neuf
jours. L’épiscopat fut interrompu pendant vingt jours.
4°
Brice, quatrième évêque, fut sacré la quatrième année d’Arcadius et d’Honorius,
alors gouvernant ensemble. C’était un citoyen de Tours ; et, la trente-troisième
année de son épiscopat, il fut accusé, par les citoyens de Tours, du crime
d’adultère. Ils le chassèrent et sacrèrent évêque Justinien. L’évêque Brice alla
trouver le pape de la ville de Rome. Justinien, s’y rendant après lui, mourut
dans la ville de Verceil. Les habitants de Tours, de nouveau poussés de
malveillance contre lui, établirent pour évêque Armance. Mais Brice, après avoir
habité sept ans près du pape de Rome, trouvé innocent du crime dont on
l’accusait, reçut ordre de retourner à sa ville. Il bâtit, sur le corps du
bienheureux Martin, une petite basilique dans laquelle lui-même a été enseveli.
Comme il entrait par une porte, Armance était emporté mort par une autre.
Celui-ci enseveli, Brice reprit son siége. On rapporte qu’il a bâti des églises
dans les bourgs de Clion, de Bray, de Larone, d’Autrèche et de Chinon. Il eut en
tout quarante-sept ans d’épiscopat. Il mourut ensuite, et fut enseveli dans la
basilique qu’il avait élevée sur le tombeau de saint Martin.
5°
Le cinquième fut Eustoche, homme saint et craignant Dieu, de naissance
sénatoriale. On dit qu’il institua des églises dans les bourgs de Brisay, d’Iseure,
de Loches et de Dol. Il bâti aussi, dans les murs de la cité, une église dans
laquelle il plaça les reliques des martyrs saints Gervais et Protais, apportées
d’Italie par saint Martin, comme le raconte saint Paulin dans son épître. Il
tint dix-sept ans le siège épiscopal , et fut enterré dans la basilique qu’avait
élevée l’évêque Brice sur le tombeau de saint Martin.
6°
Le sixième évêque fut Perpétuus, aussi, dit-on, de naissance sénatoriale et
parent de son prédécesseur, homme très riche et possédant des propriétés dans
beaucoup de cités. Il abattit la basilique que l’évêque Brice avait élevée sur
le tombeau de saint Martin, et en fit construire une autre plus grande et d’un
travail merveilleux, sous la voûta de laquelle il transporta le corps
bienheureux du vénérable saint. Il y institua des jeûnes et des vigiles à
observer pour tout le long de l’année. Nous les avons conservés par écrit et en
voici l’ordre.
DES JEÛNES. Après la Pentecôte, la quatrième et la
cinquième férie, jusqu’à la Nativité de saint Jean. — Des calendes de septembre
jusqu’aux calendes d’octobre, deux jeûnes par semaine. — Des calendes d’octobre
jusqu’à la mort de monseigneur Martin [le 11 novembre],
deux jeûnes par semaine. — De la mort de monseigneur Martin jusqu’à la Nativité
de Notre Seigneur, trois jeûnes par semaine. — De la Nativité de saint Hilaire
jusqu’au milieu de février, deux jeûnes par semaine. DES VIGILES.
A la Nativité du Seigneur, dans la cathédrale. — A l’Epiphanie, dans la
cathédrale. — A la Nativité de saint Jean, dans la basilique de monseigneur
Martin. — A la fête anniversaire de la chaire de saint Pierre, dans la
basilique. — Le 27 mars, jour de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
dans la basilique de saint Martin. — A Pâques, dans la cathédrale. — Le jour de
l’Ascension, dans la basilique de monseigneur Martin.— Le jour de la Pentecôte,
dans la cathédrale.— A la passion de saint Jean, dans la basilique, au
baptistère. — A la Nativité des saints apôtres Pierre et Paul, dans leur
basilique. — A la Nativité de saint Martin, dans sa basilique. — A la Nativité
de saint Symphorien, dans la basilique de saint Martin. — A la Nativité de saint
Litoire, dans sa basilique. — Item à la nativité de saint Martin, dans sa
basilique. — A la Nativité de saint Brice, dans la basilique de monseigneur
Martin. — A la Nativité de saint Hilaire clans la basilique de monseigneur
Martin.
Il
bâtit la basilique de saint Pierre, et y fit faire la voûte qui subsiste encore
aujourd’hui. Il construisit aussi la basilique de saint Laurent à Mont-Louis. De
son temps furent bâties des églises dans les bourgs d’Avoine, de Monnes, de
Barou , de Bala et de Vannes. Il fit un testament et donna ce qu’il possédait
dans les différentes cités, aux églises de ces cités, laissant aussi des
propriétés considérables à celles de Tours. Il tint le siége épiscopal durant
trente ans et fut enseveli dans la basilique de saint Martin.
7°
Le septième évêque sacré fut Volusien , de naissance sénatoriale, homme saint,
très riche et parent de son prédécesseur Perpétuus. De son temps Clovis régnait
déjà sur quelques villes des Gaules. D’où il arriva que cet évêque, soupçonné
par les Goths de vouloir se soumettre à la puissance des Francs, fut envoyé en
exil dans la ville de Toulouse, et y mourut. De son temps fut bâti le bourg de
Mantelan et la basilique de saint Jean dans le grand monastère. Il fut évêque
sept ans et deux mois.
8°
Le huitième évêque sacré fut Vérus qui, soupçonné par les Goths de zèle pour la
même cause, fut envoyé en exil et y finit ses jours. Il laissa ses biens aux
églises et à ses serviteurs. Il fut évêque onze ans et huit jours.
9°
Le neuvième fût Licinius, citoyen d’Angers, qui, pour l’amour de Dieu, alla en
Orient visiter les saints lieux. Lorsqu’il en fut revenu il institua, sous sa
direction, un monastère dans le territoire d’Angers, remplit ensuite la place
d’abbé dans le monastère où fut enseveli l’abbé saint Venance, et fut élu à
l’épiscopat. De son temps, le roi Clovis, vainqueur des Goths dans le combat,
revint à Tours. Il tint le siége épiscopal douze ans, deux mois et vingt-cinq
jours, et fut enseveli dans la basilique de Saint-Martin.
10° Les dixièmes furent Théodore et Procule, nommés par l’ordre de la
bienheureuse reine Clotilde, parce qu’auparavant sacrés évêques en Bourgogne,
ils l’avaient suivie et avaient été expulsés par la guerre de leurs villes
épiscopales. Ils étaient tous deux vieux et riches ; ils gouvernèrent ensemble
pendant deux ans la ville de Tours, et furent ensevelis dans la basilique de
Saint-Martin.
11° Le onzième évêque fut Denis, venu aussi de Bourgogne et élevé à l’épiscopat
par le choix du roi dont j’ai parlé, qui lui fit quelques largesses de son fisc,
et lui donna le pouvoir d’en faire ce qu’il voudrait. Ce qu’il avait de mieux il
le laissa en grande partie à son église ; il donna aussi quelque chose à ses
serviteurs. Il siégea dix mois, et fut enseveli dans la basilique de
Saint-Martin.
12° Le douzième fut Ommat, de race sénatoriale, et citoyen d’Auvergne, très
riche en terres. Il fit un testament, et laissa ses propriétés aux églises des
villes où elles étaient situées. Il construisit dans les murs de la ville de
Tours [adossée à la muraille] une église consacrée par
les reliques de saint Gervais et Saint Protais. Il commença à élever la
basilique de Sainte-Marie dans les murs de la ville, mais ne put l’achever. Il
siégea quatre ans et cinq mois, puis il mourut et fut enseveli dans la basilique
Saint-Martin.
13° Le treizième fut Léon, abbé de la basilique de Saint-Martin, et de là élevé
à l’épiscopat. Il était habile en charpente, et faisait des tours à toit doré
dont il existe encore quelques-unes. Il montra son habileté dans beaucoup
d’autres ouvrages. Il siégea six mois et fut enseveli dans la basilique
Saint-Martin.
14° Le quatorzième évêque sacré fut Francille, sénateur, citoyen de Poitiers. Il
avait une femme, nommée Claire, mais point d’enfants ; tous deux étaient fort
riches en biens de campagne, qu’ils donnèrent en grande partie à la basilique de
Saint-Martin ; ils en laissèrent quelques-uns à leurs parents. Il siégea deux
ans et six mois, puis mourut et fut enseveli dans la basilique Saint-Martin.
15° Le quinzième fut Injuriosus, citoyen de Tours, d’une naissance inférieure,
mais libre. De son temps la reine Clotilde passa de ce monde à l’autre. Il
acheva l’église de Sainte-Marie dans les murs de la ville de Tours. De son temps
fut bâtie la basilique de Saint-Germain et furent fondés les bourgs de Neuilly
et de Luzillé. Il institua dans l’église des prières à dire à Tierce et à Sexte,
et qui, par la grâce de Dieu, y sont encore conservées. Il siégea seize ans,
onze mois et vingt-sept jours, puis mourut et fut enseveli dans la basilique
Saint-Martin.
16° Le seizième fut Bodin, référendaire du roi Clotaire. Il avait un fils et
était fort adonné à l’aumône ; il partagea aux pauvres plus de vingt mille sous
d’or laissés par son prédécesseur. De son temps fut construit un autre bourg de
Neuilly. Il fonda la mense canonicale. Il siégea cinq ans et dix mois, puis
mourut et fut enseveli dans la basilique Saint-Martin.
17° Le dix-septième fait Gonthaire qui passa à l’évêché des fonctions d’abbé du
monastère de Saint-Venance ; homme très sage tandis qu’il remplissait son office
d’abbé, et souvent chargé d’ambassades entre les rois Francs ; mais, après avoir
été sacré évêque, il s’adonna au vin, et parut presque stupide. Il en avait
tellement perdu le sens qu’il ne pouvait reconnaître des convives dont la vue
lui était très familière. Souvent même il les accablait d’injures et de propos
désagréables. Il siégea deux ans, dix mois et vingt-deux jours. Il mourut et fut
enseveli dans la basilique de Saint-Martin. L’épiscopat fait interrompu pendant
une année.
18° Le dix-huitième évêque sacré fut le prêtre Euphronius, homme d’une naissance
que nous avons nommée sénatoriale, éminent en sainteté, et clerc dès son plus
jeune âge. De son temps la ville de Tours et toutes ses églises furent consumées
par un grand incendie. Il en répara deux, et laissa sans la réparer la troisième
qui était extrêmement vieille. Ensuite la basilique de Saint-Martin fût
elle-même brûlée par Williachaire, qui y avait cherché un refuge contre les
artifices de Chramne. Par la suite, avec le secours du roi Clotaire, ce même
pontife la recouvrit en étain. De son temps fût édifiée la basilique de
Saint-Vincent, et les églises des bourgs de Turé, Serré et Orbigny. Il siégea
dix-sept ans, mourut septuagénaire, et fut enseveli dans la basilique de
Saint-Martin. L’épiscopat fût interrompu pendant dix-neuf jours.
19° Le dix-neuvième fut moi, Grégoire, indigne. Je trouvai la cathédrale de la
ville de Tours, dans laquelle le bienheureux Martin et plusieurs autres prêtres
du Seigneur avaient été sacrés évêques, brûlée par l’incendie et toute détruite.
Je la rebâtis, plus grande et plus belle, et la dédiai la dix-septième année de
ma consécration. Comme je l’avais appris d’un vieux prêtre, les reliques de
saint Maurice et de ses compagnons y avaient été anciennement apportées. J’en
retrouvai la châsse dans le trésor de la basilique de Saint-Martin ; elle
contenait une relique apportée par dévotion pour lui, et que la corruption avait
dissoute. Célébrant des vigiles en leur honneur, il me vint le désir de les
visiter de nouveau, précédé d’un flambeau de cire ; et tandis que je les
examinais avec attention, le gardien de la basilique me dit : Il y a ici une
pierre fermée par un couvercle, j’ignore ce qu’elle renferme, et n’ai pu le
savoir de ceux de mes prédécesseurs commis à la garde de ce trésor. Je
l’apporterai, et vous examinerez avec soin ce qu’elle renferme. Lorsqu’il me
l’eut apportée, je l’ouvris, je le déclare, et y trouvai une capsule d’argent
dans laquelle non seulement étaient renfermées les reliques des bienheureux
martyrs de la légion sacrée, mais celles de beaucoup d’autres saints, tant
martyrs que confesseurs. Nous trouvâmes aussi d’autres pierres concaves connue
celle-là, et dans lesquelles étaient des reliques des saints Apôtres, et de
plusieurs autres martyrs. Plein d’admiration de ce présent que m’accordait la
volonté divine, et rendant des actions de grâces, je le plaçai dans la
cathédrale, célébrant des vigiles et disant des messes. Je mis dans une cellule
de l’église Saint-Martin, contiguë à la cathédrale, les reliques de saint Côme
et de saint Damien, martyrs. Je trouvai les basiliques de saint Perpétuus
consumées par les flammes, et j’ordonnai que des ouvriers les repeignissent et
les ornassent dans tout l’éclat qu’elles avaient eu d’abord. Je fis construire
un baptistère dans la basilique, où je mis les reliques de saint Jean et de
saint Serge, martyrs, et je plaçai dans l’ancien baptistère les reliques de
saint Bénigne, martyr. Je dédiai dans un grand nombre d’endroits du territoire
de Tours, des églises et des oratoires, et les honorai des reliques des Saints,
dont j’ai cru devoir rappeler au long la mémoire.
J’ai écrit dix livres d’Histoire, sept de Miracles, et un de la vie des Pères ;
j’ai commenté, dans un traité, un livre des Psaumes ; j’ai écrit un livre des
Heures ecclésiastiques. Quoique ces livres aient été écrits dans un style sans
art, cependant, prêtres du Seigneur, qui après moi, humble que je suis,
gouvernerez l’église de Tours, je vous conjure tous, par la venin de Notre
Seigneur Jésus-Christ et le jour du jugement, terrible à tous les coupables, si
vous ne voulez, au jour de ce jugement, aller remplis de confusion et condamnés
avec le diable, ne faites jamais détruire ces livres et ne les faites point
récrire, choisissant certaines parties et en omettant d’autres ; mais qu’ils
demeurent sans altération et en entier, tels que tous les avons laissés. Que si,
par hasard, évêque de Dieu, qui que tu sois, notre Martin t’a instruit dans les
sept sciences ; s’il t’a appris à lire selon les règles grammaticales ; à
rétorquer dans la dispute les arguments de la dialectique ; à connaître, par la
rhétorique, la nature des mètres ; à distinguer, par la géométrie, la longueur
des lignes et les mesures de la terre ; par l’astrologie, à contempler le cours
des astres ; par l’arithmétique, à rassembler les diverses parties des nombres ;
et, par l’harmonie, à faire résonner, sur les modulations de la musique, le doux
accent des vers ; fusses-tu exercé dans tous ces arts , quelque grossier que te
paraisse notre style, je t’en supplie, n’efface point ce que j’ai écrit. Mais si
tu y trouves quelque chose qui te plaise, je ne refuse point, en conservant
notre ouvrage tel qu’il est, que tu l’écrives en vers.
Nous avons terminé ces livres dans la vingt et unième année de notre
consécration. Mais, bien que dans ce que nous venons d’écrire des évêques de
Tours, nous ayons noté le nombre de leurs années, cependant nous n’avons pas
suivi ni calculé suivant l’ordre des chroniques, parce que nous n’avons pu
facilement retrouver les intervalles qui se sont écoulés entre les différentes
consécrations. Voici donc le total des années du monde :
Du
commencement jusqu’au déluge, deux mille deux cent quarante-deux ans ; du déluge
jusqu’au passage des enfants d’Israël à travers la mer Rouge, quatorze cent
quatre ans.
Du
passage de la mer Rouge jusqu’à la Résurrection du Seigneur, quinze cent
trente-huit ans.
De
la Résurrection du Seigneur jusqu’à la mort de saint Martin, quatre cent douze
ans.
Depuis la mort de saint Martin jusqu’à l’année dont nous venons de rendre
compte, savoir, la vingt et unième de notre consécration, la cinquième de
Grégoire, pape de Rome, la trente et unième du roi Gontran, et la dix-neuvième
de Childebert le Jeune, cent soixante-huit ans. Ce qui fait un total de cinq
mille huit cent quatorze ans.
FIN DE L’HISTOIRE
DES FRANCS.
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