L'Odyssée
- traduction Leconte de Lisle (1867)
Chant I |
Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si
longtemps, après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè. Et il
vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans
son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et
le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son
désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant mangé les
boeufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l'heure du
retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus.
Tous ceux qui avaient évité la noire mort, échappés de la guerre et de
la mer, étaient rentrés dans leurs demeures ; mais Odysseus restait
seul, loin de son pays et de sa femme, et la vénérable Nymphe Kalypsô,
la très noble Déesse, le retenait dans ses grottes creuses, le désirant
pour mari.
Et quand le temps vint, après le déroulement des années, où les Dieux
voulurent qu'il revît sa demeure en Ithakè, même alors il devait subir
des combats au milieu des siens. Et tous les Dieux le prenaient en
pitié, excepté Poseidaôn, qui était toujours irrité contre le divin
Odysseus, jusqu'à ce qu'il fût rentré dans son pays.
Et Poseidaôn était allé chez les Aithiopiens qui habitent au loin et
sont partagés en deux peuples, dont l'un regarde du côté de Hypériôn, au
couchant, et l'autre au levant. Et le Dieu y était allé pour une
hécatombe de taureaux et d'agneaux. Et comme il se réjouissait, assis à
ce repas, les autres Dieux étaient réunis dans la demeure royale de Zeus
Olympien.
Et le Père des hommes et des Dieux commença de leur parler, se rappelant
dans son coeur l'irréprochable Aigisthos que l'illustre Orestès
Agamemnonide avait tué. Se souvenant de cela, il dit ces paroles aux
Immortels :
- Ah ! combien les hommes accusent les Dieux ! Ils disent que leurs maux
viennent de nous, et, seuls, ils aggravent leur destinée par leur
démence. Maintenant, voici qu'Aigisthos, contre le destin, a épousé la
femme de l'Atréide et a tué ce dernier, sachant quelle serait sa mort
terrible ; car nous l'avions prévenu par Herméias, le vigilant tueur
d'Argos, de ne point tuer Agamemnôn et de ne point désirer sa femme, de
peur que l'Atréide Orestès se vengeât, ayant grandi et désirant revoir
son pays. Herméias parla ainsi, mais son conseil salutaire n'a point
persuadé l'esprit d'Aigisthos, et, maintenant, celui-ci a tout expié
d'un coup.
Et Athènè, la Déesse aux yeux clairs, lui répondit :
- O notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! celui-ci du moins a été
frappé d'une mort juste. Qu'il meure ainsi celui qui agira de même !
Mais mon coeur est déchiré au souvenir du brave Odysseus, le malheureux
! qui souffre depuis longtemps loin des siens, dans une île, au milieu
de la mer, et où en est le centre. Et, dans cette île plantée d'arbres,
habite une Déesse, la fille dangereuse d'Atlas, lui qui connaît les
profondeurs de la mer, et qui porte les hautes colonnes dressées entre
la terre et l'Ouranos. Et sa fille retient ce malheureux qui se lamente
et qu'elle flatte toujours de molles et douces paroles, afin qu'il
oublie Ithakè ; mais il désire revoir la fumée de son pays et souhaite
de mourir. Et ton coeur n'est point touché, Olympien, par les sacrifices
qu'Odysseus accomplissait pour toi auprès des nefs Argiennes, devant la
grande Troiè. Zeus, pourquoi donc es-tu si irrité contre lui ?
Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi :
- Mon enfant, quelle parole s'est échappée d'entre tes dents ? Comment
pourrais-je oublier le divin Odysseus, qui, par l'intelligence, est
au-dessus de tous les hommes, et qui offrait le plus de sacrifices aux
Dieux qui vivent toujours et qui habitent le large Ouranos ? Mais
Poseidaôn qui entoure la terre est constamment irrité à cause du Kyklôps
qu'Odysseus a aveuglé, Polyphèmos tel qu'un Dieu, le plus fort des
Kyklôpes. La Nymphe Thoôsa, fille de Phorkyn, maître de la mer sauvage,
l'enfanta, s'étant unie à Poseidaôn dans ses grottes creuses. C'est pour
cela que Poseidaôn qui secoue la terre, ne tuant point Odysseus, le
contraint d'errer loin de son pays. Mais nous, qui sommes ici, assurons
son retour ; et Poseidaôn oubliera sa colère, car il ne pourra rien,
seul, contre tous les Dieux Immortels.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- O notre Père, Kronide, le plus haut des Rois ! s'il plaît aux Dieux
heureux que le sage Odysseus retourne en sa demeure, envoyons le
Messager Herméias, tueur d'Argos, dans l'île Ogygiè, afin qu'il
avertisse la Nymphe à la belle chevelure que nous avons résolu le retour
d'Odysseus à l'âme forte et patiente. Et moi j'irai à Ithakè, et
j'exciterai son fils et lui inspirerai la force, ayant réuni l'agora des
Akhaiens chevelus, de chasser tous les Prétendants qui égorgent ses
brebis nombreuses et ses boeufs aux jambes torses et aux cornes
recourbées. Et je l'enverrai à Spartè et dans la sablonneuse Pylos, afin
qu'il s'informe du retour de son père bien-aimé, et qu'il soit très
honoré parmi les hommes.
Ayant ainsi parlé, elle attacha à ses pieds de belles sandales
ambroisiennes, dorées, qui la portaient sur la mer et sur l'immense
terre comme le souffle du vent. Et elle prit une forte lance, armée d'un
airain aigu, lourde, grande et solide, avec laquelle elle dompte la
foule des hommes héroïques contre qui, fille d'un père puissant, elle
est irritée. Et, s'étant élancée du faite de l'Olympos, elle descendit
au milieu du peuple d'Ithakè, dans le vestibule d'Odysseus, au seuil de
la cour, avec la lance d'airain en main, et semblable à un étranger, au
chef des Taphiens, à Mentès.
Et elle vit les Prétendants insolents qui jouaient aux jetons devant les
portes, assis sur la peau des boeufs qu'ils avaient tués eux-mêmes. Et
des hérauts et des serviteurs s'empressaient autour d'eux ; et les uns
mêlaient l'eau et le vin dans les kratères ; et les autres lavaient les
tables avec les éponges poreuses ; et, les ayant dressées, partageaient
les viandes abondantes.
Et, le premier de tous, le divin Tèlémakhos vit Athènè. Et il était
assis parmi les Prétendants, le coeur triste, voyant en esprit son brave
père revenir soudain, chasser les Prétendants hors de ses demeures,
ressaisir sa puissance et régir ses biens. Or, songeant à cela, assis
parmi eux, il vit Athènè : et il alla dans le vestibule, indigné qu'un
étranger restât longtemps debout à la porte. Et il s'approcha, lui prit
la main droite, reçut la lance d'airain et dit ces paroles ailées :
- Salut, Etranger. Tu nous seras ami, et, après le repas, tu nous diras
ce qu'il te faut.
Ayant ainsi parlé, il le conduisit, et Pallas Athènè le suivit. Et
lorsqu'ils furent entrés dans la haute demeure, il appuya la lance
contre une longue colonne, dans un arsenal luisant où étaient déjà
rangées beaucoup d'autres lances d'Odysseus à l'âme ferme et patiente.
Et il fit asseoir Athènè, ayant mis un beau tapis bien travaillé sur le
thrône, et, sous ses pieds, un escabeau. Pour lui-même il plaça auprès
d'elle un siège sculpté, loin des Prétendants, afin que l'étranger ne
souffert point du repas tumultueux, au milieu de convives injurieux, et
afin de l'interroger sur son père absent.
Et une servante versa, pour les ablutions, de l'eau dans un bassin
d'argent, d'une belle aiguière d'or ; et elle dressa auprès d'eux une
table luisante. Puis, une Intendante vénérable apporta du pain et
couvrit la table de mets nombreux et réservés ; et un découpeur servit
les plats de viandes diverses et leur offrit des coupes d'or ; et un
héraut leur servait souvent du vin.
Et les Prétendants insolents entrèrent. Ils s'assirent en ordre sur des
sièges et sur des thrônes : et des hérauts versaient de l'eau sur leurs
mains ; et les servantes entassaient le pain dans les corbeilles, et les
jeunes hommes emplissaient de vin les kratères. Puis, les Prétendants
mirent la main sur les mets ; et, quand leur faim et leur soif furent
assouvies, ils désirèrent autre chose, la danse et le chant, ornements
des repas.
Et un héraut mit une très belle kithare aux mains de
Phèmios, qui chantait là contre son gré. Et il joua de la kithare et
commença de bien chanter. Mais Tèlémakhos dit à Athènè aux yeux clairs,
en penchant la tête, afin que les autres ne pussent entendre :
- Cher Etranger, seras-tu irrité de mes paroles ? La kithare et le chant
plaisent aisément à ceux-ci, car ils mangent impunément le bien
d'autrui, la richesse d'un homme dont les ossements blanchis pourrissent
à la pluie, quelque part, sur la terre ferme ou dans les flots de la mer
qui les roule. Certes, s'ils le voyaient de retour à Ithakè, tous
préféreraient des pieds rapides à l'abondance de l'or et aux riches
vêtements ! Mais il est mort, subissant une mauvaise destinée ; et il ne
nous reste plus d'espérance, quand même un des habitants de la terre
nous annoncerait son retour, car ce jour n'arrivera jamais. Mais
parle-moi, et réponds sincèrement. Qui es-tu, et de quelle race ? Où est
ta ville et quels sont tes parents ? Sur quelle nef es-tu venu ? Quels
matelots t'ont conduit à Ithakè, et qui sont-ils ? Car je ne pense pas
que tu sois venu à pied. Et dis-moi vrai, afin que je sache : viens-tu
pour la première fois, ou bien es-tu un hôte de mon père ? Car beaucoup
d'hommes connaissent notre demeure, et Odysseus aussi visitait les
hommes.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Je te dirai des choses sincères. Je me vante d'être Mentès, fils du
brave Ankhialos, et je commande aux Taphiens, amis des avirons. Et voici
que j'ai abordé ici avec une nef et des compagnons, voguant sur la noire
mer vers des hommes qui parlent une langue étrangère, vers Témésè, où je
vais chercher de l'airain et où je porte du fer luisant. Et ma nef s'est
arrêtée là, près de la campagne, en dehors de la ville, dans le port
Rhéitrôs, sous le Néios couvert de bois. Et nous nous honorons d'être
unis par l'hospitalité, dès l'origine, et de père en fils. Tu peux aller
interroger sur ceci le vieux Laertès, car on dit qu'il ne vient plus à
la ville, mais qu'il souffre dans une campagne éloignée, seul avec une
vieille femme qui lui sert à manger et à boire, quand il s'est fatigué à
parcourir sa terre fertile plantée de vignes. Et je suis venu, parce
qu'on disait que ton père était de retour ; mais les Dieux entravent sa
route. Car le divin Odysseus n'est point encore mort sur la terre ; et
il vit, retenu en quelque lieu de la vaste mer, dans une île entourée
des flots ; et des hommes rudes et farouches, ses maîtres, le retiennent
par la force. Mais, aujourd'hui, je te prédirai ce que les Immortels
m'inspirent et ce qui s'accomplira, bien que je ne sois point un
divinateur et que j'ignore les augures. Certes, il ne restera point
longtemps loin de la chère terre natale, même étant chargé de liens de
fer. Et il trouvera les moyens de revenir, car il est fertile en ruses.
Mais parle, et dis-moi sincèrement si tu es le vrai fils d'Odysseus
lui-même. Tu lui ressembles étrangement par la tête et la beauté des
yeux. Car nous nous sommes rencontrés souvent, avant son départ pour
Troiè, où allèrent aussi, sur leurs nefs creuses, les autres chefs
Argiens. Depuis ce temps je n'ai plus vu Odysseus, et il ne m'a plus vu.
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Etranger, je te dirai des choses très sincères. Ma mère dit que je
suis fils d'Odysseus, mais moi, je n'en sais rien, car nul ne sait par
lui-même qui est son père. Que ne suis-je plutôt le fils de quelque
homme heureux qui dût vieillir sur ses domaines ! Et maintenant, on le
dit, c'est du plus malheureux des hommes mortels que je suis né, et
c'est ce que tu m'as demandé.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Les Dieux ne t'ont point fait sortir d'une race sans gloire dans la
postérité, puisque Pènélopéia t'a enfanté tel que te voilà. Mais parle,
et réponds-moi sincèrement. Quel est ce repas ? Pourquoi cette assemblée
? En avais-tu besoin ? Est-ce un festin ou une noce ? Car ceci n'est
point payé en commun, tant ces convives mangent avec insolence et
arrogance dans cette demeure ! Tout homme, d'un esprit sensé du moins,
s'indignerait de te voir au milieu de ces choses honteuses.
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Etranger, puisque tu m'interroges sur ceci, cette demeure fut
autrefois riche et honorée, tant que le héros habita le pays ; mais,
aujourd'hui, les Dieux, source de nos maux, en ont décidé autrement, et
ils ont fait de lui le plus ignoré d'entre tous les hommes. Et je ne le
pleurerais point ainsi, même le sachant mort, s'il avait été frappé avec
ses compagnons, parmi le peuple des Troiens, ou s'il était mort entre
des mains amies, après la guerre. Alors les Panakhaiens lui eussent bâti
un tombeau, et il eût légué à son fils une grande gloire dans la
postérité. Mais, aujourd'hui, les Harpyes l'ont enlevé obscurément, et
il est mort, et nul n'a rien su, ni rien appris de lui, et il ne m'a
laissé que les douleurs et les lamentations. Mais je ne gémis point
uniquement sur lui, et les Dieux m'ont envoyé d'autres peines amères.
Tous ceux qui commandent aux îles, à Doulikios, à Samè, à Zakyntos
couverte de bois, et ceux qui commandent dans la rude Ithakè, tous
recherchent ma mère et épuisent ma demeure. Et ma mère ne peut refuser
des noces odieuses ni mettre fin à ceci ; et ces hommes épuisent ma
demeure en mangeant, et ils me perdront bientôt aussi.
Et, pleine de pitié, Pallas Athènè lui répondit :
- Ah ! sans doute, tu as grand besoin d'Odysseus qui mettrait la main
sur ces Prétendants injurieux ! Car s'il survenait et se tenait debout
sur le seuil de la porte, avec le casque et le bouclier et deux piques,
tel que je le vis pour la première fois buvant et se réjouissant dans
notre demeure, à son retour d'Ephyrè, d'auprès d'Illos Merméridaïde ; -
car Odysseus était allé chercher là, sur une nef rapide, un poison
mortel, pour y tremper ses flèches armées d'une pointe d'airain ; et
Illos ne voulut point le lui donner, redoutant les Dieux qui vivent
éternellement, mais mon père, qui l'aimait beaucoup, le lui donna ; - si
donc Odysseus, tel que je le vis, survenait au milieu des Prétendants,
leur destinée serait brève et leurs noces seraient amères ! Mais il
appartient aux Dieux de décider s'il reviendra, ou non, les punir dans
sa demeure. Je t'exhorte donc à chercher comment tu pourras les chasser
d'ici. Maintenant, écoute, et souviens-toi de mes paroles. Demain, ayant
réuni l'agora des héros Akhaiens, parle-leur, et prends les Dieux à
témoin. Contrains les Prétendants de se retirer chez eux. Que ta mère,
si elle désire d'autres noces, retourne dans la demeure de son père qui
a une grande puissance. Ses proches la marieront et lui donneront une
aussi grande dot qu'il convient à une fille bien-aimée. Et je te
conseillerai sagement, si tu veux m'en croire. Arme ta meilleure nef de
vingt rameurs, et va t'informer de ton père parti depuis si longtemps,
afin que quelqu'un des hommes t'en parle, ou que tu entendes un de ces
bruits de Zeus qui dispense le mieux la gloire aux hommes. Rends-toi
d'abord à Pylos et interroge le divin Nestôr ; puis à Spartè, auprès du
blond Ménélaos, qui est revenu le dernier des Akhaiens cuirassés
d'airain. Si tu apprends que ton père est vivant et revient, attends
encore une année, malgré ta douleur ; mais si tu apprends qu'il est
mort, ayant cessé d'exister, reviens dans la chère terre natale, pour
lui élever un tombeau et célébrer de grandes funérailles comme il
convient, et donner ta mère à un mari. Puis, lorsque tu auras fait et
achevé tout cela, songe, de l'esprit et du coeur, à tuer les Prétendants
dans ta demeure, par ruse ou par force. Il ne faut plus te livrer aux
choses enfantines, car tu n'en as plus l'âge. Ne sais-tu pas de quelle
gloire s'est couvert le divin Orestès parmi les hommes, en tuant le
meurtrier de son père illustre, Aigisthos aux ruses perfides ? Toi
aussi, ami, que voilà grand et beau, sois brave, afin que les hommes
futurs te louent. Je vais redescendre vers ma nef rapide et mes
compagnons qui s'irritent sans doute de m'attendre. Souviens-toi, et ne
néglige point mes paroles.
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Etranger, tu m'as parlé en ami, comme un père à son fils, et je
n'oublierai jamais tes paroles. Mais reste, bien que tu sois pressé,
afin que t'étant baigné et ayant charmé ton coeur, tu retournes vers ta
nef, plein de joie, avec un présent riche et précieux qui te viendra de
moi et sera tel que des amis en offrent à leurs hôtes.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Ne me retiens plus, il faut que je parte. Quand je reviendrai, tu me
donneras ce présent que ton coeur me destine, afin que je l'emporte dans
ma demeure. Qu'il soit fort beau, et que je puisse t'en offrir un
semblable.
Et Athènè aux yeux clairs, ayant ainsi parlé, s'envola et disparut comme
un oiseau ; mais elle lui laissa au coeur la force et l'audace et le
souvenir plus vif de son père. Et lui, le coeur plein de crainte, pensa
dans son esprit que c'était un Dieu. Puis, le divin jeune homme
s'approcha des Prétendants.
Et l'Aoide très illustre chantait, et ils étaient assis, l'écoutant en
silence. Et il chantait le retour fatal des Akhaiens, que Pallas Athènè
leur avait infligé au sortir de Troiè. Et, de la haute chambre, la fille
d'Ikarios, la sage Pènélopéia, entendit ce chant divin, et elle
descendit l'escalier élevé, non pas seule, mais suivie de deux
servantes. Et quand la divine femme fut auprès des Prétendants, elle
resta debout contre la porte, sur le seuil de la salle solidement
construite, avec un beau voile sur les joues, et les honnêtes servantes
se tenaient à ses côtés. Et elle pleura et dit à l'Aoide divin :
- Phèmios, tu sais d'autres chants par lesquels les Aoides célèbrent les
actions des hommes et des Dieux. Assis au milieu de ceux-ci, chante-leur
une de ces choses, tandis qu'ils boivent du vin en silence ; mais cesse
ce triste chant qui déchire mon coeur dans ma poitrine, puisque je suis
la proie d'un deuil que je ne puis oublier. Car je pleure une tête bien
aimée, et je garde le souvenir éternel de l'homme dont la gloire emplit
Hellas et Argos.
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Ma mère, pourquoi défends-tu que ce doux Aoide nous réjouisse, comme
son esprit le lui inspire ? Les Aoides ne sont responsables de rien, et
Zeus dispense ses dons aux poètes comme il lui plaît. Il ne faut point
t'indigner contre celui-ci parce qu'il chante la sombre destinée des
Danaens, car les hommes chantent toujours les choses les plus récentes.
Aie donc la force d'âme d'écouter. Odysseus n'a point perdu seul, à
Troiè, le jour du retour, et beaucoup d'autres y sont morts aussi.
Rentre dans ta demeure ; continue tes travaux à l'aide de la toile et du
fuseau, et remets tes servantes à leur tâche. La parole appartient aux
hommes, et surtout à moi qui commande ici.
Etonnée, Pènélopéia s'en retourna chez elle, emportant dans son coeur
les sages paroles de son fils. Remontée dans les hautes chambres, avec
ses femmes, elle pleura Odysseus, son cher mari, jusqu'à ce que Athènè
aux yeux clairs eût répandu un doux sommeil sur ses paupières.
Et les Prétendants firent un grand bruit dans la sombre demeure, et tous
désiraient partager son lit. Et le sage Tèlémakhos commença de leur
parler :
- Prétendants de ma mère, qui avez une insolence arrogante, maintenant
réjouissons-nous, mangeons et ne poussons point de clameurs, car il est
bien et convenable d'écouter un tel Aoide qui est semblable aux Dieux
par sa voix ; mais, dès l'aube, rendons-nous tous à l'agora, afin que je
vous déclare nettement que vous ayez tous à sortir d'ici. Faites
d'autres repas, mangez vos biens en vous recevant tour à tour dans vos
demeures ; mais s'il vous paraît meilleur de dévorer impunément la
subsistance d'un seul homme, dévorez-la. Moi, je supplierai les Dieux
qui vivent toujours, afin que Zeus ordonne que votre action soit punie,
et vous périrez peut-être sans vengeance dans cette demeure.
Il parla ainsi, et tous, se mordant les lèvres, s'étonnaient que
Tèlémakhos parlât avec cette audace. Et Antinoos, fils d'Eupeithès, lui
répondit :
- Tèlémakhos, certes, les Dieux mêmes t'enseignent à parler haut et avec
audace ; mais puisse le Kroniôn ne point te faire roi dans Ithakè
entourée des flots, bien qu'elle soit ton héritage par ta naissance !
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Antinoos, quand tu t'irriterais contre moi à cause de mes paroles, je
voudrais être roi par la volonté de Zeus. Penses-tu qu'il soit mauvais
de l'être parmi les hommes ? Il n'est point malheureux de régner. On
possède une riche demeure, et on est honoré. Mais beaucoup d'autres rois
Akhaiens, jeunes et vieux, sont dans Ithakè entourée des flots. Qu'un
d'entre eux règne, puisque le divin Odysseus est mort. Moi, du moins, je
serai le maître de la demeure et des esclaves que le divin Odysseus a
conquis pour moi.
Et Eurymakhos, fils de Polybos, lui répondit :
- Tèlémakhos, il appartient aux Dieux de décider quel sera l'Akhaien qui
régnera dans Ithakè entourée des flots. Pour toi, possède tes biens et
commande en ta demeure, et que nul ne te dépouille jamais par violence
et contre ton gré, tant que Ithakè sera habitée. Mais je veux, ami,
t'interroger sur cet étranger. D'où est-il ? De quelle terre se
vante-t-il de sortir ? Où est sa famille ? Où est son pays ?
Apporte-t-il quelque nouvelle du retour de ton père ? Est-il venu
réclamer une dette ? Il est parti promptement et n'a point daigné se
faire connaître. Son aspect, d'ailleurs, n'est point celui d'un
misérable.
Et le sage Tèlémakhos lui répondit :
- Eurymakhos, certes, mon père ne reviendra plus, et je n'en croirais
pas la nouvelle, s'il m'en venait ; et je ne me soucie point des
prédictions que ma mère demande au Divinateur qu'elle a appelé dans
cette demeure. Mais cet hôte de mes pères est de Taphos ; et il se vante
d'être Mentès, fils du brave Ankhialos, et il commande aux Taphiens,
amis des avirons.
Et Tèlémakhos parla ainsi ; mais, dans son coeur, il avait reconnu la
Déesse immortelle. Donc, les Prétendants, se livrant aux danses et au
chant, se réjouissaient en attendant le soir, et comme ils se
réjouissaient, la nuit survint. Alors, désirant dormir, chacun d'eux
rentra dans sa demeure.
Et Tèlémakhos monta dans la chambre haute qui avait été construite pour
lui dans une belle cour, et d'où l'on voyait de tous côtés. Et il se
coucha, l'esprit plein de pensées.
Et la sage Eurykléia portait des flambeaux allumés et elle était fille
d'Ops Peisènôride, et Laertès l'avait achetée, dans sa première
jeunesse, et payée du prix de vingt boeufs, et il l'honorait dans sa
demeure, autant qu'une chaste épouse ; mais il ne s'était point uni à
elle, pour éviter la colère de sa femme.
Elle portait des flambeaux allumés auprès de Tèlémakhos, étant celle qui
l'aimait le plus, l'ayant nourri et élevé depuis son enfance. Elle
ouvrit les portes de la chambre solidement construite. Et il s'assit sur
le lit, ôta sa molle tunique et la remit entre les mains de la vieille
femme aux sages conseils. Elle plia et arrangea la tunique avec soin et
la suspendit à un clou auprès du lit sculpté. Puis, sortant de la
chambre, elle attira la porte par un anneau d'argent dans lequel elle
poussa le verrou à l'aide d'une courroie. Et Tèlémakhos, couvert d'une
toison de brebis, médita, pendant toute la nuit, le voyage que Athènè
lui avait conseillé.
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