ÉPÎTRE SERVANT DE PRÉFACE.
Mon désir, frère Castalius, était de faire aborder la petite
barque qui me porte à un tranquille rivage, où je pusse, à mon choix, pêcher,
comme le dit quelqu'un, de petits pois-sons dans les étangs des anciens, et
voilà que vous me contraignez à faire voile vers la haute mer. Vous exigez de
moi que j'interrompe le petit ouvrage auquel j'ai commencé à mettre la main, je
veux dire mon Abrégé des chroniques, et que j'entreprenne de resserrer en un
seul et court volume les douze livres du Sénateur, sur l'origine et l'histoire
des Goths, en descendant de génération en génération, de roi en roi, depuis
l'antiquité jusqu'à nos jours: tâche suffisamment rude, et dont celui qui
l'impose semble ne pas vouloir envisager le poids. Vous ne songez donc pas que
j'ai bien peu de souffle pour emboucher la trompette d'un historien aussi
éloquent. Et, pour aggraver encore la difficulté de l'entreprise, on ne nous
laisse la faculté d'user de ces livres qu'à la condition de n'en point suivre
littéralement le sens. A ne point mentir toutefois, j'ai préalablement passé
jusqu'à trois jours à les relire ces livres, grâce à l'obligeance de l'intendant
de l'auteur; et, bien que je n'en aie pas retenu les mots, je me flatte du moins
d'en posséder parfaitement les pensées et le sujet. J'ai enrichi mon travail de
quelques citations tirées des histoires grecques et latines qui s'y
rapportaient. Enfin j'ai entremêlé au commencement, à la fin, et principalement
au milieu de cet abrégé, plusieurs choses qui m'appartiennent. Ainsi donc ce
livre que vous m'avez forcé d'écrire, sans que je me sois offensé de votre
exigence, recevez-le avec bienveillance; avec plus de bienveillance encore
puissiez-vous le lire! Que si vous y découvrez quelques omissions, vous qui
vivez dans le voisinage des Goths, les faits vous sont présents, ajoutez-les.
Priez pour moi, mon très-cher frère.
CHAPITRE I.
Nos
pères, au rapport d'Orose, divisèrent en trois parties toute la circonférence de
la terre que l'Océan entoure, et les appelèrent Asie, Europe, et Afrique. Le
rond de la terre dans ces trois divisions a été décrit par une quantité
d'auteurs presque innombrable, qui font connaître, non-seulement la situation
des villes et des contrées, mais, ce qui est encore plus exact, le nombre de pas
et de milles dont leur étendue se compose; ils ont même poussé leurs recherches
jusqu'à déterminer, à travers l'immensité de la mer, la position des îles
entremêlées aux flots, tant grandes que petites, auxquelles ils ont donné les
noms de Cyclades ou de Sporades. Quant aux dernières limites de
l'infranchissable Océan, non seulement personne n'a tenté de les décrire, mais
il n'a pas même été donné à qui que ce soit d'y pénétrer: on en a senti
l'impossibilité, des plantes marines arrêtant les vaisseaux, et le souffle des
vents manquant; aussi nul ne les connaît, que celui-là seul qui les a créées. En
récompense, la terre étant habitée, les rivages situés en deçà de cette mer,
laquelle, ainsi que nous l'avons dit, entoure le disque du monde comme une
couronne, ont été parfaitement connus des hommes que leur curiosité a portés à
écrire sur ce sujet. Il y a encore dans la même mer plusieurs îles habitables;
par exemple, du côté de l'Orient et dans l'océan Indien, les Hippodes, la
Jamnésie, brûlées par le soleil : celles-ci sont désertes, il est vrai, mais ne
laissent pas d'avoir une étendue considérable en long et en large. Il y a aussi
la Taprobane, où, sans parler des bourgs et des maisons de campagne, se
trouvent, dit-on, des villes très fortes, la belle Sédalia, Silestantine au
séjour enchanteur, Ethéron. Ces villes, bien qu'aucun auteur ne les ait
décrites, n'en sont pas moins remplies d'une population nombreuse et née dans
leur sein. Dans la partie occidentale, ce même océan contient pareillement
quelques lies, presque toutes connues à cause de l'affluence des allants et
venants. De ce nombre sont, après le détroit de Gadès et non loin de ce détroit,
les deux îles dont l'une porte le nom d'Heureuse et l'autre de Fortunée.
Quelques-uns même comptent parmi les îles de l'Océan les deux promontoires de la
Gallicie et de la Lusitanie, sur l'un desquels on voit encore aujourd'hui un
temple d'Hercule, et sur l'autre le monument de Scipion. Toutefois, comme ils
tiennent à l'extrémité de la terre de Gallicie, ils font plutôt partie du grand
continent de l'Europe que des îles de l'Océan. Quoi qu'il en soit, cette mer a
au sein de ses flots d'autres îles encore, qui portent le nom de Baléares; elle
a l'île Mévania, ainsi que les Orcades, au nombre de trente-quatre, mais non pas
toutes habitées. Elle a aussi à son extrémité occidentale une autre île, du nom
de Thylé, dont le poète de Mantoue a dit:
Que Thylé t'obéisse aux limites du monde.
Elle a enfin cette mer immense du côté de l'Ourse, c'est-à-dire au septentrion,
une grande île qui se nomme Scanzia, dont il nous faudra parler, avec l'aide du
Seigneur; car c'est du sein de cette île que la nation dont vous voulez tant
connaître l'origine sortit comme un essaim d'abeilles pour faire irruption sur
la terre d'Europe. Comment et pourquoi cela arriva-t-il? c'est ce qu'avec la
grâce du Seigneur nous expliquerons dans la suite de cette histoire.
CHAPITRE II.
Maintenant je vais décrire, autant qu'il sera en moi, et en peu de mots, l'île
de Bretagne, située au sein de l'Océan, entre les Espagnes, les Gaules et la
Germanie. Quoique, selon Tite-Live, personne de son temps n'en eût encore fait
le tour et n'en connût la grandeur, un grand nombre d'auteurs n'ont pas laissé
d'émettre sur cette île diverses opinions, d'après lesquelles nous pouvons en
parler. Que de temps n'était-elle pas restée fermée aux armes romaines, quand
Jules César en ouvrit l'accès par des combats où il ne cherchait que la gloire!
Plus tard, le commerce et d'autres causes y appelèrent grand nombre d'hommes; et
l'âge suivant, par le soin qu'il mit à l'explorer, acquit sur ce pays des
notions plus exactes. En voici la description telle que nous la trouvons dans
les auteurs grecs et latins : elle est triangulaire, au dire de plusieurs,
semblable à un cône ; elle s'étend en longueur du septentrion à l'occident; elle
forme un grand angle en regard de l'embouchure du Rhin; ensuite sa largeur se
rétrécit par une ligne qui rentre obliquement et revient sur elle-même pour
pousser deux nouveaux angles. Deux de ces côtés font face l'un à la Gaule,
l'autre à la Germanie. Sa plus grande largeur est, dit-on, de deux mille trois
cent dix stades; sa longueur ne va pas au delà de sept mille cent trente-deux.
C'est une plaine partie couverte de bois, partie de bruyères, où surgissent
aussi quelques montagnes. Elle est entourée d'une mer paresseuse, qui cède
difficilement à l'impulsion des rames et que soulève rarement le souffle des
vents. Les terres sont si éloignées, que leur résistance ne cause aucune
agitation aux flots : en effet, la mer s'étend plus loin en cet endroit que
partout ailleurs. Strabon, célèbre écrivain grec, rapporte que cette île exhale
des brouillards si épais, imbibée qu'elle est par les fréquentes irruptions de
l'Océan, qu'ils obscurcissent la clarté ordinaire du soleil pendant presque tout
le jour, et dérobent cet astre au regard ; mais que les nuits y sont plus
claires. A son extrémité se trouve l'île de Memma, dont parle l'historien
Tacite, riche en métaux, abondante en pâturages, et d'une fertilité plus propre
à nourrir les troupeaux que les hommes. Des fleuves grands et nombreux la
sillonnent en tous sens, et roulent des perles et des pierres précieuses. Parmi
les habitants de la Grande-Bretagne, les Silures ont le teint brun ; ils
naissent pour la plupart avec les cheveux noirs et bouclés; les Calédoniens, au
contraire, ont les cheveux roux, de grands corps, mais mous. On leur trouve de
la ressemblance avec les Gaulois ou les Espagnols : aussi quelques-uns ont- ils
conjecturé que cette île avait eu de tout temps recours à ces nations pour se
peupler. Ces peuples, les rois de ces peuples, tous sont également barbares.
Dion, historien fort renommé, nous apprend que le nom qu'ils se donnent en
commun est celui d'un métal de la Calédonie. Ils habitent des cabanes d'osier,
pêle-mêle avec leurs trou-peaux; souvent même ils n'ont d'autre abri que les
forêts. Je ne sais si c'est pour se parer, ou pour tout autre motif, qu'ils
peignent leur corps à l'aide du fer. Ils se font souvent la guerre entre eux,
soit par l'ambition de commander, soit pour accroître ce qu'ils possèdent. Ils
combattent à cheval ou à pied, mais encore sur des chars à deux chevaux et sur
des chariots armés de faux, qu'ils appellent essèdes en leur langue. Mais c'est
assez parler de l'île de Bretagne.
CHAPITRE III.
Revenons à l'île Scanzia, que nous avons tantôt abandonnée. C'est d'elle que
fait mention, au second livre de son ouvrage, l'illustre géographe Claudius
Ptolémée, quand il dit: " Il y a dans l'Océan du nord une grande île qui
s'appelle Scanzia ; elle figure la feuille du cèdre; ses côtes se prolongent au
loin, et puis se resserrent pour l'enclore; l'Océan s'introduit sur ses rivages.
Elle est située vis-à-vis le fleuve de la Vistule, qui sort des montagnes de la
Sarmatie, et qui, en regard de l'île Scanzia, se jette dans l'Océan
septentrional par trois embouchures séparant la Germanie de la Scythie. A
l'orient, au sein des terres, cette île a un lac fort vaste; c'est de ce lac,
comme d'un ventre, que sort le fleuve Vagi, qui roule à grands flots vers
l'Océan. A l'occident, elle est entourée d'une mer immense. Au septentrion, elle
est bornée pareillement par cet Océan infini sur lequel on n'a jamais navigué,
et d'où se détache, comme une sorte de bras, le vaste bassin de la mer
Germanique. Là sont des nations qui ne vivent que de chair. Là se trouve encore,
à ce qu'on raconte, un groupe de petites îles où les loups, assure-t-on, perdent
la vue, s'ils viennent à y passer quand la mer est gelée par les froids
excessifs de l'hiver. Ainsi cette terre est non seulement inhospitalière aux
hommes, mais elle est même cruelle aux bêtes féroces. Quant à l'île Scanzia, qui
fait le sujet de notre discours, elle est habitée par un grand nombre de nations
diverses, quoique Ptolémée n'en nomme que sept. On n'y trouve en aucun temps des
essaims d'abeilles, à cause de la rigueur du froid : dans sa partie
septentrionale demeure la nation Adogit, qui passe pour jouir sans interruption
de la clarté du soleil pendant quarante jours et quarante nuits au milieu de
l'été, et qui en revanche, en hiver, se trouve privée de la lumière pendant le
même nombre de jours et de nuits. Ainsi, alternativement dans la tristesse et
dans la joie, elle jouit d'une faveur et souffre d'une privation ignorées des
autres pays. Veut-on savoir pourquoi? C'est que dans les jours les plus longs
les habitants voient le soleil repasser à l'orient en longeant l'extrémité de
l'axe de la terre, tandis qu'au contraire dans les jours les plus courts ils ne
peuvent plus l'apercevoir, parce qu'il parcourt alors les signes du sud. Aussi
ce même soleil, qui nous parait se lever d'en bas, ils disent, eux, qu'il tourne
le long du bord de la terre. Il y a encore dans cette île d'autres nations,
celles des Crefennes, au nombre de trois, qui dédaignent de se nourrir de
froment, et ne vivent que de la chair des bêtes sauvages et des oiseaux, dont
les nichées dans les marais sont si multipliées, qu'elles suffisent à
l'accroissement des espèces, et fournissent surabondamment à la nourriture des
habitants. Là demeurent aussi les Suethans, qui se servent, comme les
Thuringiens, d'excellents chevaux. Ce sont eux qui, par le moyen du commerce,
font passer aux Romains, à travers des nations innombrables, les peaux de
martres dont ceux-ci font usage. La belle couleur noire de leurs fourrures les a
rendus fameux. Mais ils vivent pauvrement, tandis qu'ils sont vêtus avec la plus
grande richesse. Après eux vient une foule de nations diverses : celles des
Theusthes, de Vagoth, de Bergio, de Hallin, de Liothida, qui toutes ont leurs
demeures sur une plaine unie et fertile, ce qui les expose aux incursions et aux
ravages des autres nations. On trouve après ces peuples les Athelnil, les
Finnaïthes, les Fervir, les Gautigoth, race d'hommes intrépides, et toujours
prêts à combattre. Ensuite les Évagères, mêlés aux Othinges. Toutes ces
peuplades habitent, à la manière des bêtes sauvages, dans les creux des rochers,
comme dans des forts. Par delà ces nations demeurent les Ostrogoths, les
Raumariks, les Raugnariks, les Finnes pleins de douceur, les plus doux même de
tous les habitants de Scanzia, les Vinoviloth, les Suéthides, les Cogènes, qui
leur ressemblent : il est pourtant vrai que ces derniers sont la souche des
Danois, par qui les Hérules ont été chassés des terres qu'ils possédaient. Les
Cogènes surpassent tous ces autres peuples par l'élévation de leur taille; et
c'est à cause de leur haute stature qu'ils aiment à se donner ce nom, qui les
distingue de toutes les nations de Scanzia. Du même côté sont encore les
Graniens, les Aganzies, les Unixes, les Ethelruges, les Arochirans, dont fut
roi, non pas dans les temps les plus reculés, mais il y a bien des années,
Rodulf, qui, prenant en dégoût son royaume, se jeta dans le sein du roi des
Goths Théoderic, auprès duquel il trouva ce qu'il désirait. Toutes ces nations
dépassent les Romains en taille et en bravoure, et sont terribles par leur
fureur dans les combats.
CHAPITRE IV.
C'est
de cette île Scanzia, qu'on peut appeler la fabrique des nations ou bien le
réservoir des peuples, que les Goths passent pour être sortis anciennement, avec
leur roi nommé Berig. A peine furent-ils descendus de leurs vaisseaux et
eurent-ils touché la terre, qu'ils donnèrent leur nom au lieu où ils venaient
d'aborder. Il s'appelle encore aujourd'hui, assure-t-on, Gothiscanzia. De là ils
marchèrent incontinent contre les Ulmeruges, alors établis sur le rivage de
l'Océan, les attaquèrent après avoir assis leur camp, et les chassèrent des
terres qu'ils occupaient. Aussitôt après ils subjuguèrent les Vandales, voisins
de ce peuple, et les ajoutèrent à leurs conquêtes. Et comme le nombre des Goths
s'était extrêmement accru pendant leur séjour dans ce pays, Filimer, fils de
Gandarich, et le cinquième de leurs rois depuis Berig, prit, au commencement de
son règne, la détermination d'en sortir. Il partit à la tête d'une armée de
Goths; suivis de leurs familles, et s'étant mis à la recherche d'une contrée qui
lui convint et où il pût s'établir commodément, il parvint sur les terres de la
Scythie, que les Goths appelaient Ovim dans leur langue. Mais l'armée, après
avoir joui de la grande fertilité de ces contrées, ayant voulu traverser un
fleuve à l'aide d'un pont, et la moitié étant déjà passée de l'autre côté, le
pont croula, dit-on, malheureusement, et il ne fut plus possible à personne
d'avancer ou de rétrograder; car, à ce qu'on raconte, ce lieu est fermé par un
gouffre qu'entourent des marais au sol tremblant, de sorte qu'en confondant
ainsi la terre et l'eau la nature paraît avoir voulu le rendre inaccessible. La
vérité est qu'encore aujourd'hui l'on y entend des mugissements de troupeaux, et
qu'on y découvre des traces d'hommes : c'est ce qu'attestent les voyageurs,
auxquels il est permis d'ajouter foi, bien qu'ils aient appris ces choses de
loin. Quant à ceux d'entre les Goths qui, sous la conduite de Filimer,
parvinrent sur la terre de Scythie après avoir passé le fleuve, comme il a été
dit, ils prirent possession de ce pays objet de leurs désirs. Puis, sans perdre
de temps, ils marchèrent contre la nation des Spali, les combattirent, et
remportèrent la victoire. Enfin, de là ils s'avancèrent rapidement et en
vainqueurs jusqu'à l'extrémité de cette partie de la Scythie qui avoisine le
Pont-Euxin. Ainsi le racontent en général leurs anciennes poésies, à peu près
dans la forme historique. C'est ce qu'atteste encore, dans sa très-véridique
histoire, Ablabius, auteur distingué qui a écrit sur la nation des Goths; et
c'est aussi le sentiment de quelques autres anciens écrivains. Quant à Josèphe,
cet historien toujours fidèle à la vérité et si digne de foi, comment lui, qui
fouille dans les temps les plus reculés, garde-t-il le silence sur ces
commencements de la nation des Goths, tels que nous venons de les exposer? Nous
l'ignorons. Disons pourtant que, faisant mention des Goths depuis leur arrivée
en Scythie, il assure qu'on les regardait comme des Scythes, et qu'on leur en
donnait le nom. Mais puisque nous venons de nommer la Scythie, avant de passer à
autre chose il nous faut décrire ce pays et en marquer les limites.
CHAPITRE V.
La
Scythie confine avec la Germanie, soit au point où commence l'Hister, soit par
la mer de Mysie. Elle s'étend jusqu'aux fleuves Tyras, Danastre, Vagosola, et
jusqu'à cet autre grand fleuve qui porte, comme l'Hister, le nom de Danube; elle
s'avance jusqu'au mont Taurus, non celui de l'Asie, mais un autre qui fait
partie de son sol, c'est-à-dire le Taurus Scythique; elle suit tous les contours
de la Méotide, et, au delà de la Méotide, le détroit du Bosphore, jusqu'au mont
Caucase et au fleuve Araxe ; ensuite, revenant à gauche et passant derrière la
mer Caspienne, elle ne se termine qu'aux dernières limites de l'Asie, au bord de
l'océan Euroboréen. Elle a la figure d'un champignon : d'abord étroite, elle
grandit et s'épanouit au loin, et va aboutir aux pays des Huns, des Albanais et
des Sères. La Scythie, dans sa longueur infinie, dans sa vaste largeur, est donc
bornée, du côté de l'orient et au point même où elle commence, par les Sères,
qui demeurent auprès des rivages de la mer Caspienne ; à l'occident, par les
Germains et le fleuve de la Vistule ; du côté de l'Ourse ou du septentrion, elle
est entourée par l'Océan, et au midi par la Perse, l'Albanie, l'Hibérie, le
Pont, et l'extrémité du cours de l'Hister, appelé Danube depuis son embouchure
jusqu'à sa source. Celui de ses côtés qui touche au Pont-Euxin est bordé de
villes dont les noms sont loin d'être obscurs : Boristhénide, Olbia, Callipode,
Chersone, Théodosia, Pareone, Mirmycione et Trapezunte, villes que les nations
indomptées des Scythes permirent aux Grecs de fonder, afin de pouvoir commercer
avec eux. Au milieu de la Scythie il est un lieu qui sépare l'Asie de l'Europe;
ce sont les monts Riphées : ils versent le Tanaïs, ce fleuve immense qui se
jette dans la Méotide, marais dont le circuit est de cent quarante-quatre mille
pas, et dont la profondeur ne dépasse nulle part huit aunes. La première des
nations qui habitent la Scythie, à l'occident, est celle des Gépides, dont le
pays est entouré par des fleuves grands et renommés : il est en effet borné, à
l'A-quilon et au Corus, par le cours du Tisianus; au vent d'Afrique par le
Danube ; du côté de l'Eurus par le lit escarpé du Tausis, dont les flots rapides
et tournoyants se précipitent en furie dans ceux de l'Hister. Il comprend dans
son sein la Dacie, défendue par des monts escarpés, disposés en forme de
couronne. C'est contre leur côté gauche, lequel regarde l'Aquilon et s'avance à
travers des espaces immenses jusqu'à la source de la Vistule, qu'est établie la
nation nombreuse des Vuinides. Bien que le nom de ce peuple varie aujourd'hui,
suivant les diverses tribus qui le composent et les lieux qu'il habite,
toutefois on le désigne principalement par le nom de Sclavins et par ce lui
d'Antes. Les Selavins s'étendent depuis Civitas-Nova, le lieu appelé Sclavinus
Rumunnensis et le lac Musianus, jusqu'au Danastre; et au nord jusqu'à la
Vistule. Ils n'ont pour villes que les marais et les bois. Les Antes, qui sont
les plus braves des deux, s'avancent en cercle au bord de la mer du Pont, et
s'étendent depuis le Danastre jusqu'au Danube. Ces fleuves sont éloignés l'un de
l'autre d'un grand nombre de jour-nées de chemin. Sur le rivage de l'Océan, à
l'endroit où, par trois embouchures, les flots de la Vistule s'y absorbent,
habitent les Vidioariens, assemblage d'hommes de diverses nations. Après eux et
toujours au bord de l'Océan, sont établis les Itemestes, race d'hommes tout à
fait pacifique. Au midi de ceux-ci et près d'eux demeurent les Agazzires, nation
très-brave, ignorant l'usage des fruits, et ne vivant que de ses troupeaux et de
la chasse. Au delà de ces derniers s'étendent, sur la mer du Pont, les
établissements des Bulgares, devenus malheureusement trop célèbres pour nos
péchés. C'est là que les nations belliqueuses des Huns foisonnèrent jadis comme
l'herbe épaisse, pour faire une double et furieuse irruption sur les peuples;
car les Huns sont divisés en deux branches, celle des Aulziagres et celle des
Avires, et habitent des contrées différentes. Les Aulziagres fréquentent les
environs de la ville de Cherson, où l'avide marchand transporte les riches
produits de l'Asie. Pendant l'été ils errent dans de grandes plaines ouvertes ,
ne s'arrêtant que là où ils trouvent des pâturages pour leurs troupeaux ;
l'hiver ils se retirent sur la mer du Pont. Quant aux Hunugares, ils sont connus
par les fourrures de martre qu'ils fournissent au commerce. Ce sont là ces Huns
qui se sont rendus redoutables à des hommes d'une intrépidité pourtant bien
grande. Ceux dont nous voulons parler ici ont habité, comme les livres nous
l'apprennent , premièrement en Scythie, au bord du Palus-Méotide; secondement
dans la Moesie, la Thrace et la Dacie ; troisièmement sur la mer du Pont, et
enfin encore unefoisdans la Scythie. Mais nous n'avons trouvé dans aucun auteur
le récit fabuleux qui les fait tomber anciennement en esclavage, soit dans la
Bretagne , soit dans toute autre île , où ils se seraient rachetés au prix d'un
cheval. Que si quelqu'un raconte autrement que nous leur apparition dans la
partie de l'univers que nous habitons, ce n'est là qu'un bruit mal sonnant pour
nos oreilles; car nous aimons mieux nous en rapporter à ce que nous avons lu ,
que d'ajouter foi à des contes de vieille. Mais pour revenir à notre sujet,
pendant que la nation dont nous parlions demeurait dans la partie de la Scythie
qui avoisine la Méotide, elle eut, comme on sait, Filimer pour roi. Dans les
contrées qu'elle habita en second lieu, c'est-à-dire, dans la Dacie, la Thrace,
la Moesie, elle fut gouvernée par Zamolxes, philosophe dont la plupart des
historiens attestent la science prodigieuse. Déjà même avant Zamolxes elle avait
eu des hommes d'un grand savoir, tels que Diceneus, et avant celui-ci Zeutas.
Ainsi les Goths ne manquèrent pas de maîtres pour apprendre la philosophie.
Voilà pourquoi ils furent toujours plus éclairés que la plupart des barba-res,
et qu'ils égalèrent presque les Grecs, au rapport de Dion , qui a écrit leur
histoire en langue grecque. Cet écrivain dit que les nobles parmi eux portèrent
d'abord le nom de Zarabi Téréi, et ensuite celui de Piléati. C'était de cette
classe qu'on tirait les rois et les prêtres. Enfin les Gètes furent en si grande
estime, qu'anciennement on fit naître chez eux Mars, le dieu de la guerre,
suivant les fictions des poètes. Aussi Virgile a-t-il dit :
L'infatigable Mars, adoré chez les Gètes.
Les Goths rendirent à ce dieu, durant des siècles, un culte barbare; car,
persuadés que rien ne pouvait être plus agréable à l'arbitre des batailles que
l'effusion du sang humain, ils ne lui sacrifiaient d'autres victimes que les
prisonniers qu'ils avaient faits. C'est encore à lui qu'ils consacraient les
prémices du butin ; c'est en son honneur qu'ils suspendaient des dépouilles aux
arbres; et leur zèle pour son culte, préférablement à tout autre, venait de ce
qu'en invoquant son nom ils croyaient invoquer celui de leur père commun. Les
Goths habitèrent, en troisième lieu, sur la mer du Pont. A cette époque ils
étaient devenus plus humains et plus éclairés, comme nous l'avons déjà dit. La
nation était divisée par familles ; les Visigoths obéissaient à celle des
Balthes, les Ostrogoths aux illustres Amales. Ils se distinguaient des peuples
voisins par leur habileté à tirer de l'arc, comme l'atteste Lucain, plus
historien que poète :
Bander l'arc d'Arménie à la corde gétique.
Avant de se livrer à cet exercice, ils célébraient par des chants, en
s'accompagnant de la cithare, les actions de leurs ancêtres, Ethespamara, Hanala,
Fridigerne, Widicula et d'autres, qui sont en grande estime dans cette nation,
et auxquels l'antiquité, qu'on propose sans cesse à notre admiration, peut à
peine comparer ses héros tant vantés. Ce fut alors, dit-on, que Vésosis porta
chez les Scythes une guerre qui tourna contre lui-même. Je veux parler ici de
ceux que d'anciens témoignages nous donnent comme les époux des Amazones, ces
femmes guerrières dont parle expressément Orose, au premier livre de son
histoire ; d'où nous tirons la preuve incontestable que ce fut contre les Goths
que combattit ce roi, alors qu'il attaqua, comme nous en avons la certitude, les
époux des Amazones. Ceux-ci demeuraient alors autour du Palus-Méotide, depuis le
fleuve Boristhène, que les habitants de ses bords appellent Danube, jusqu'au
fleuve Ta-nais. Le Tanaïs dont je parle est celui qui, tombant des monts Riphées,
se précipite avec tant de rapidité, que tandis que les fleuves voisins ou même
la Méotide et le Bosphore se gèlent, lui seul, échauffé par sa course à travers
d'âpres montagnes, résiste au froid rigoureux de la Scythie, et ne prend jamais.
C'est ce fleuve qui forme la limite célèbre de l'Asie et de l'Europe. Autre est
le Tanaïs qui prend sa source dans les monts des Chrinnes et se perd dans la mer
Caspienne. Quant au Danube, il sort d'un vaste marais, d'où il se répand comme
d'une mer. Jusqu'au milieu de son cours, ses eaux sont bonnes et potables; il
produit des poissons d'un goût exquis, lesquels sont sans arêtes et n'ont qu'un
cartilage pour soutenir leur corps; mais en approchant du Pont il reçoit une
petite source qui se nomme Amphée, laquelle est tellement amère, que, bien qu'il
ait encore la longueur de quarante jours de navigation, ce filet d'eau le
change, le corrompt et le rend méconnaissable, jusqu'à ce qu'il se jette dans la
mer, entre les villes grecques Callipidas et Bypanis. En regard de son
embouchure se trouve une île appelée Achillis. Entre ces deux fleuves est une
terre fort vaste, hérissée de forêts et couverte de marais perfides.
CHAPITRE VI.
Les
Goths demeuraient donc en Scythie, quand Vésosis, roi des Égyptiens, vint leur
faire la guerre. Ils avaient alors pour roi Taunasis. Ce fut au bord du Phase,
ce fleuve d'où nous viennent ces oiseaux phasiens qui par tout le monde abondent
aux festins des grands, que le roi des Goths Taunasis rencontra celui des
Égyptiens, Vésosis. ll le battit rudement, et le poursuivit jusqu'en Égypte; et
si les eaux du Nil, ou les fortifications que Vésosis avait fait construire
anciennement, à cause des incursions des Éthiopiens, ne l'eussent arrêté, il
l'eût exterminé dans son propre pays. Mais ne pouvant l'entamer dans ses
positions, qu'il ne quitta point, il s'en retourna, et subjugua presque toute
l'Asie; et comme il était lié d'amitié avec Sornus, roi des Mèdes, il lui laissa
son trône, à condition qu'il lui payerait un tribut. Cependant quelques-uns de
son armée victorieuse, considérant l'extrême abondance des provinces conquises,
se détachèrent volontairement de leurs compagnons, et s'établirent en Asie.
C'est d'eux, suivant Trogue-Pompée, que les Parthes tirent leur nom et leur
origine. Voilà pourquoi aujourd'hui même en langue scythe ils sont appelés
fuyards : car c'est ce que signifie le mot Parthe. Ils ne démentent pas leur
race, car ils sont presque les seuls des peuples de l'Asie qui sachent tirer de
l'arc, et qui montrent une grande intrépidité dans les combats. A l'égard du nom
de Parthes ou fuyards, que nous leur avons donné, en voici l'étymologie, d'après
quelques-uns : ils furent appelés Parthes, comme ayant abandonné leurs parents.
Ce Taunasis, roi des Goths, étant mort, ses peuples le mirent au rang des dieux.
CHAPITRE VII.
Après
sa mort, tandis que son armée, sous les ordres de son successeur, faisait une
expédition dans d'autres contrées , un peuple voisin attaqua les femmes des
Goths, et voulut en faire sa proie; mais celles-ci résistèrent vaillamment à
leurs ravisseurs, et repoussèrent l'ennemi qui fondait sur elles, à sa grande
honte. Cette victoire affermit et accrut leur audace : s'excitant les unes les
autres, elles prennent les armes, et choisissent pour les commander Lampeto et
Marpesia, d'eux d'entre elles qui avaient montré le plus de résolution.
Celles-ci voulant porter la guerre au dehors, et pourvoir en même temps à la
défense du pays, consultèrent le sort, qui décida que Lampeto resterait pour
garder les frontières. Alors Marpesia se mit à la tête d'une armée de femmes, et
conduisit en Asie ces soldats d'une nouvelle espèce. Là, de diverses nations
soumettant les unes par les armes, se conciliant l'amitié des autres, elle
parvint jusqu'au Caucase; et y étant demeuré un certain temps, elle donna son
nom au lieu où elle s'était arrêtée : le rocher de Marpesia. Aussi Virgile
a-t-il dit:
Comme le dur caillou ou le roc Marpésien.
C'est en ce lieu que, plus tard, Alexandre le Grand établit des portes, qu'il
appela Pyles Caspiennes. Aujourd'hui la nation des Lazes les garde, pour la
défense des Romains. Après être restées quelque temps dans ce pays, les Amazones
reprirent courage; elles en sortirent, et, passant le fleuve Atys, qui coule
auprès de la ville de Garganum, elles subjuguèrent, avec un bonheur qui ne se
démentit pas, l'Arménie, la Syrie, la Cilicie, la Galatie, la Pisidie, et toutes
les villes de l'Asie: puis elles se tournèrent vers l'Ionie et l'Éolie, et
soumirent ces provinces. Leur domination s'y prolongea; elles y fondirent même
des villes et des forteresses, auxquelles elles donnèrent leur nom. A Éphèse,
elles élevèrent à Diane, à cause de sa passion pour le tir de l'arc et la
chasse, exercices auxquels elles s'étaient toujours livrées, un temple d'une
merveilleuse beauté, où elles prodiguèrent les richesses. La fortune ayant ainsi
rendu les femmes de la nation des Scythes maitresses de l'Asie, elles la
gardèrent environ cent ans, et à la fin retournèrent auprès de leurs compagnes,
aux rochers Marpésiens, dont nous avons déjà parlé, c'est-à-dire sur le mont
Caucase. Et puisqu'il est de nouveau question de ce mont, je crois qu'il ne sera
pas hors de mon sujet d'en décrire la chaîne et la position, d'autant que, comme
on sait, il entoure sans interruption la plus grande partie du monde. Le Caucase
surgit de l'océan Indien ; celle de ses pentes qui regarde le midi est desséchée
et embrasée par le soleil, tan-dis que celle qui est exposée au septentrion est
assaillie par des vents rigoureux et par les neiges. Ce mont se replie ensuite
vers la Syrie, où il forme un angle arrondi; il verse un grand nombre des
fleuves de l'Asie, entre autres l'Euphrate et le Tigre, qu'il tait couler de
leurs sources éternelles comme de fécondes mamelles. Ces fleuves navigables,
suivant l'opinion la plus répandue, embrassent les terres des Assyriens, donnent
à la Mésopotamie son nom , y portent les voyageurs, et déchargent leurs eaux au
sein de la mer Rouge. Le Caucase revient en-suite vers le nord, et court dans la
Scythie, où il fait de longs circuits. Là, il verse à la mer Caspienne d'autres
fleuves fort connus, tels que l'Araxe, le Cyssus, le Cambyse, et s'avance sans
interruption jusqu'aux monts Riphées. De là il descend jusqu'au Pont, et son dos
sert de barrière aux nations scythiques. Enfin ses cimes s'unis-sent, et il
vient toucher à I'Hister à l'endroit où ce fleuve se divise. Outre le nom de
Caucase, il porte encore en Scythie celui de Taurus. Tel est donc ce mont si
grand, le plus grand peut-être de tous, ce mont dont les sommets ardus offrent
aux nations un rempart naturel et inexpugnable. Par intervalle sa chaîne se
rompt et s'entr'ouvre, pour faire place à un défilé : ce sont tantôt les portes
Caspiennes, tantôt les Arméniennes, tantôt les Ciliciennes, selon les pays où le
défilé se trouve. Toutefois un char peut à peine y passer, et les côtés en sont
coupés à pic. Le nom du Caucase varie, suivant les diverses nations : l'In-dien
l'appelle Jamnius, puis Propanismus; le Parthe le nomme d'abord Castra , ensuite
Niface; le Syrien et l'Arménien, Taurus; le Scythe, Caucase et Riphée; et là où
il finit encore une fois, Taurus. Il y a bien d'autres noms encore que les
peuples ont donnés à ce mont : mais nous en avons assez parlé; revenons aux
Amazones, que nous avons laissées.
CHAPITRE VIII.
Celles-ci, craignant que leur race ne vînt à s'éteindre, demandèrent des époux
aux peuples voisins. Elles convinrent avec eux de se réunir une fois l'année, en
sorte que par la suite, quand ceux-ci reviendraient les trouver, tout ce
qu'elles auraient mis au monde d'enfants mâles seraient rendus aux pères, tandis
que les mères instruiraient aux combats tout ce qu'il serait né d'enfants de
sexe féminin. Ou bien, comme d'autres le racontent différemment, quand elles
donnaient le jour à des enfants mâles, elles vouaient à ces infortunés une haine
de marâtre, et leur arrachaient la vie. Ainsi l'enfantement, salué, comme on
sait, par des transports de joie dans le reste du monde, chez elles était
abominable. Cette réputation de barbarie répandait une grande terreur autour
d'elles; car, je vous le demande, que pouvait espérer l'ennemi prisonnier de
femmes qui se faisaient une loi de ne pas même épargner leurs propres enfants?
On raconte qu'Hercule combattit contre les Amazones, et que Mélanès les soumit
plutôt par la ruse que par la force. Thésée, à son tour, fit sa proie
d'Hippolyte, et l'emmena ; il en eut son fils Hippolyte. Après elle les Amazones
eurent pour reine Penthésilée, dont les hauts faits à la guerre de Troie sont
arrivés jusqu'à nous. L'empire de ces femmes passe pour avoir duré jusqu'à
Alexandre le Grand.
CHAPITRE IX.
Mais
afin que vous ne me demandiez pas pourquoi, m'étant proposé de parler des Goths,
j'insiste si longtemps sur leurs femmes, apprenez maintenant les grands et
glorieux exploits des hommes de cette nation. Un historien très exact dans la
recherche des antiquités, Dion, dans l'ouvrage qu'il a intitulé Gétique (et nous
avons prouvé plus haut que les Gètes étaient Goths, d'après le témoignagede Paul
Orose), Dion, dis-je, parle d'un de leurs rois appelé Télèphe, qui vivait dans
des temps beaucoup moins reculés que ceux dont nous avons parlé. Et qu'on ne
dise pas que ce nom-là est étranger à la langue des Goths; car personne n'ignore
que l'usage rend familiers aux nations bien des noms qu'elles s'approprient:
ainsi les Romains en ont emprunté fréquemment des Macédoniens, les Grecs des
Romains, les Sarmates des Germains, les Goths des Huns. Ce Telèphe donc, fils
d'Hercule et d'Augé, soeur de Priam, fut marié; il était remarquable par sa
haute taille, mais plus encore par sa force redoutable; et son courage égalait
celui de son père Hercule, dont on retrouvait en lui les traits et le caractère.
ll eut pour royaume le pays que nos pères appelèrent Moesie, lequel est borné à
l'orient par l'embouchure du Danube, par la Macédoine au midi, au couchant par
l'Histrie, et encore par le Danube au septentrion. Télèphe donc eut la guerre
avec les Grecs, et tua Thessandre leur chef. Et comme durant le combat il allait
attaquant Ajax et poursuivant Ulysse, son cheval s'abattit, le renversa, et
Achille de sa lance lui fit à la cuisse une blessure dont il ne put guérir de
longtemps; néanmoins, bien que blessé, il repoussa les Grecs de ses frontières.
A la mort de Télèphe, Eurypile son fils lui succéda. La mère d'Eurypile était
soeur de Priam, roi des Phrygiens. Par amour pour Cassandre, et dans le désir de
porter secours au père de celle-ci ainsi qu'à ses proches, il voulut prendre
part à la guerre de Troie; mais il périt dès son arrivée.
CHAPITRE X.
Il
s'était écoulé bien du temps depuis lors, environ l'espace de six cent trente
ans, quand, selon le témoignage de Trogue-Pompée, Cyrus, roi des Perses,
entreprit contre Thamiris, reine des Gètes, une guerre qui lui fut fatale à
lui-même. Enflé de la conquête de l'Asie , il tenta de subjuguer les Gètes, sur
lesquels régnait Thamiris, comme nous venons de le dire. Celle-ci pouvait
arrêter Cyrus au passage de l'Araxe; mais elle le lui laissa traverser, aimant
mieux devoir la victoire à son bras qu'à la position avantageuse qu'elle
occupait : elle y réussit. Dès l'arrivée de Cyrus, la fortune fut d'abord si
favorable aux Parthes, qu'ils massacrèrent le fils de Thamiris, et une nombreuse
armée qu'il commandait; mais dans une seconde bataille les Gètes, conduits par
leur reine, vainquirent les Parthes, en firent un grand carnage, et leur
enlevèrent un riche butin. Ce fut alors que les Goths virent pour la première
fois des tentes de soie. Après la victoire, la reine Thamiris, se trouvant en
possession de cet immense butin pris sur l'ennemi, passa dans la partie de la
Moesie qui s'appelle à présent Scythie mineure, nom qu'elle a emprunté de la
grande Scythie, et fonda dans ce pays, où elle fut depuis adorée, une ville
qu'elle appela, de son nom, Thamiris. Plus tard, Darius, roi des Perses et fils
d'Hystaspe, demanda en mariage la fille d'Antriregire, roi des Goths, employant
d'abord les prières et enfin les menaces , au cas où sa demande ne lui serait
point accordée. Mais les Goths rejetèrent avec mépris cette alliance, et
frustrèrent l'espoir de ses ambassadeurs. Enflammé de fureur de se voir refusé,
Darius fit marcher contre eux une armée de quatre-vingt mille hommes, sacrifiant
ainsi le sang de ses sujets à la vengeance d'une injure personnelle. ll établit
un pont de bateaux depuis les environs de Chalcédoine jusqu'à Byzance, et passa
en Thrace et ensuite en Moesie. Il avait construit encore un pont semblable sur
le Danube ; mais, fatigué par des attaques réitérées dans lesquelles il perdit
huit mille hommes en deux mois, et craignant que l'ennemi ne se rendît maître de
son pont sur le Danube, il prit la fuite précipitamment, et regagna la Thrace,
sans oser même s'arrêter dans la Moesie, où il ne se trouvait pas assez en
sûreté. Après sa mort, Xerxès, son fils, pensant venger la défaite de son père,
marcha contre les Goths à la tête de deux cent mille Perses et de trois cent
mille auxiliaires. Il avait en outre sept cents navires de guerre et trois mille
bâtiments de transport : néanmoins il échoua dans son entreprise, et il lui
fallut céder à la bravoure opiniâtre des Goths. Il s'en retourna donc comme il
était venu, sans avoir livré aucun combat, et n'emportant que de la honte. Plus
tard Philippe, père d'Alexandre le Grand, fit amitié avec les Goths et prit pour
épouse Médopa, fille du roi Gothila. Cette alliance, en le rendant plus fort, le
mettait à même d'affermir l'empire macédonien ; et pourtant vars le même temps,
au rapport de Dion, Philippe, pressé d'argent, rassembla une armée dans le
dessein de piller la ville d'Udisitana dans la Moesie, laquelle, étant voisine
de celle de Thamiris, obéissait alors aux Goths. Mais à son approche une partie
des prêtres des Goths, ceux qu'on appelait les pieux, s'empressèrent d'ouvrir
les portes de la ville, et sortirent au-devant de lui portant des cithares et
vêtus de blanc. Dans des chants suppliants, ils demandaient aux dieux de leurs
pères de leur être propices, et d'éloigner d'eux les Macédoniens. Ceux-ci, les
voyant venir vers eux avec cette confiance, furent saisis de surprise; et, s'il
est permis de parler ainsi, des guerriers en armes se trouvèrent maîtrisés par
des hommes faibles et désarmés. Cette armée rassemblée pour combattre se
dispersa sur-le-champ; et non seulement les Macédoniens épargnèrent cette ville,
dont la destruction semblait assurée, mais même ils rendirent ceux de ses
habitants qui, se trouvant hors de ses murs, étaient tombés en leur pouvoir
d'après les lois de la guerre, et s'en retournèrent dans leur pays, après avoir
fait un traité avec les Goths. Ce fut en souvenir de cette perfidie que,
longtemps après, l'illustre chef des Goths Sitacle, à la tête de cent cinquante
mille guerriers, alla faire la guerre aux Athéniens, ou plutôt à Perdiccas, roi
de Macédoine; car Alexandre mourant à Babylone, du breuvage empoisonné que la
trahison d'un de ses officiers lui avait préparé, avait désigné Perdiccas pour
régner après lui sur les Athéniens. Sitacle lui livra un grand combat, dans
lequel les Goths restèrent vainqueurs; et c'est ainsi que, pour venger une
injure qu'ils avaient anciennement reçue des Grecs dans la Moesie, les Goths
firent irruption dans la Grèce, et ravagèrent toute la Macédoine.
CHAPITRE XI.
Plus
tard, et au temps que Sylla s'empara de la dictature à Rome, Boroïsta Dicénéus
vint en Gothie. Les Goths avaient alors pour roi Sitacle, que Dicénéus Boroïsta
prit en affection, et qu'il investit d'une autorité presque souveraine. Ce fut
par son conseil que les Goths ravagèrent les terres des Germains, celles que les
Francs occupent maintenant. César, qui le premier de tous s'arrogea le pouvoir
suprême à Rome ; César, qui soumit le monde presque entier à son pouvoir, et
subjugua non seulement tous les royaumes, mais encore les îles que l'Océan
sépare de notre continent; César, qui rendit tributaires des Romains ceux même
qui n'avaient jamais entendu prononcer leur nom; César, dis-je, essaya plusieurs
fois de subjuguer les Goths, mais sans succès. Tibère règne, c'est déjà le
troisième empereur que comptent les Romains; néanmoins les Goths conser vent
leur indépendance. Ceux-ci n'aspiraient alors qu'à une chose, la seule utile à
leurs yeux, la seule importante: c'était de suivre les conseils de Dicénéus,
d'accomplir eu tout point ses préceptes. Celui-ci, voyant leur docilité à lui
obéir en tout, et découvrant en eux une intelligence naturelle, leur enseigna
presque toutes les branches de la philosophie; car c'était un maître habile en
cette science. Il leur apprit la morale, afin de les dépouiller de leurs moeurs
barbares; la physique, pour les porter à vivre conformément à la nature sous des
lois qu'il leur donna, lois dont les Goths conservent encore le texte écrit, et
qu'ils appellent Bellagines. Il leur enseigna la logique , et rendit par là leur
raison supérieure à celle des autres peuples. Il leur montra la pratique enfin,
les exhortant à ne faire de leur vie qu'une suite de bonnes actions. Ensuite il
leur fit connaître la théorie ; et, leur dévoilant tous les secrets de
l'astronomie, il leur expliqua les douze signes du zodiaque, la marche des
planètes à travers ces signes, comment l'orbe de la lune prend de
l'accroissement, comment il diminue; il leur fit voir combien le globe embrasé
du soleil surpasse en grandeur celui de la terre. Enfin il leur apprit les noms
de trois cent quarante-quatre étoiles, et par quels signes elles passent pour se
rapprocher ou s'écarter du pôle céleste, dans leur course rapide d'orient en
occident. Quelle devait être, je vous le demande, la constance de cos vaillants
hommes, pour sacrifier ainsi à l'étude de la philosophie le peu de jours qu'ils
passaientsans combattre? Vous eussiez vu l'un observer l'état du ciel, l'autre
les propriétés des herbes et des fruits; celui-ci étudier les influences
diverses de la lune ; celui-là, soit une éclipse de soleil, soit la loi qui
ramène cet astre à l'orient, alors qu'emporté dans la révolution du ciel il
précipite sa course vers l'occident. Dicénéus, ayant appris aux Goths ces choses
et encore bien d'autres, fut regardé par eux comme un être surnaturel. Aussi
gouverna-t-il non seulement les peuples, mais même les rois. ll choisit les
hommes les plus nobles et les plus sages parmi eux, les instruisit des choses de
la religion, les initia au culte de certaines divinités et de leurs autels, et
en fit des prêtres auxquels il donna le nom Piléati : la raison en est, je
pense, qu'ils sacrifiaient la tête couverte d'une tiare, laquelle nous nommons
aussi piléus. Il commanda qu'on appelât Capillati le reste de la nation; et ce
nom est en tel honneur chez les Goths, qu'ils le mentionnent encore aujourd'hui
dans leurs chants. Après la mort de Dicénéus, ils eurent presque autant de
vénération pour Comosicus, dont la science égalait la sienne. Celui-ci, à cause
de ses vastes connaissances, fut à la fois roi et pontife des Goths, et il
jugeait les peuples dans sa justice.
CHAPITRE XII.
Comosicus étant mort , Corillus monta sur le trône, et régna pendant quarante
ans sur les Goths, dans la Dacie. Je veux parler de l'ancienne Dacie, celle que
les Gépides occupent aujourd'hui, comme on sait. Cette contrée, située en regard
de la Moesie, au delà du Danube, est ceinte d'une couronne de montagnes, et n'a
que deux issues, dont l'une se nomme Boutas, et l'autre Tabas. Appelée Dacie
anciennement, ensuite Gothie sous les Goths, elle porte maintenant, comme nous
l'avons dit, le nom de Gépidie. Elle est bornée à l'orient par les Roxolans, au
couchant par les Tamazites, au septentrion par les Sarmates et les Bastarnes ,
au midi par le cours du Danube. Les Tamazites et les Boxalans ne sont séparés
que par le lit du fleuve. Mais puisque je viens de nommer le Danube, il ne sera
pas, je crois, hors de propos d'en indiquer ici quelques particularités
remarquables. Il prend sa source dans le pays des Alemannes, et reçoit soixante
fleuves depuis sa source jusqu'au Pont-Euxin, où il a son embouchure. Ces
fleuves, qui sillonnent ses bords à droite et à gauche sur un espace de douze
cent mille pas, lui donnent la figure d'une arête de poisson. Quand il prend le
nom d'Hister, que les Besses lui donnent dans leur langue, il acquiert une
prodigieuse largeur, et ses eaux ont jusqu'à deux cents pieds de profondeur.
Aussi ce fleuve immense surpasse-t-il en grandeur tous les autres fleuves, et
n'a que le Nil pour rival. Mais c'est assez parler du Danube : avec l'aide du
Seigneur, revenons à notre sujet, dont nous nous sommes écarté.
CHAPITRE XIII.
Longtemps après, sous le règne de l'empereur Domitien, les Goths, se défiant de
son avarice, rompirent l'alliance qu'ils avaient faite anciennement avec
d'autres empereurs, mirent en fuite soldats et généraux romains, et ravagèrent
la rive du Danube, dont l'empire était en possession depuis longtemps. Poppæus
Sabinus avait succédé à Agrippa dans le gouvernement de cette province; les
Goths, de leur côté, avaient pour roi Dorpanéus : on en vint aux mains; les
Goths battirent les Romains, coupèrent la tête à Poppaeus Sabinus, et, s'étant
rendus maîtres d'un grand nombre de forteresses et de villes appartenant à
l'empereur, ils les saccagèrent. Dans cette extrémité où se trouvaient réduits
ses sujets, Domitien se hâta de passer en Illyrie avec toutes ses forces, et
donna l'ordre à Fuscus, auquel il confia le commandement de presque toutes les
troupes de l'empire, de passer le Danube sur un pont de bateaux avec l'élite de
ses soldats, et de marcher contre l'armée de Dorpanéus; mais les Goths ne se
laissèrent pas surprendre. Ils prirent les armes, et dès le premier combat
défirent les Romains, tuèrent Fuscus leur général, et pillèrent leur camp après
l'avoir forcé. Ce fut à l'occasion de cette grande victoire que les Goths
donnèrent le nom d'Anses, c'est-à-dire de demi-dieux, à leurs chefs, ceux-ci
leur paraissant trop constamment favorisés de la fortune pour n'être que de
simples mortels. Je vais maintenant exposer leur généalogie en peu de mots. Vous
qui me lisez sans partialité, écoutez-moi donc; je vous dirai avec exactitude de
quel père descend chacun d'eux, quel fut l'auteur de leur race, et quel en fut
le dernier rejeton.
CHAPITRE XIV.
Le
premier de tous, comme les Goths eux-mêmes le racontent dans leurs poésies, fut
Gapt, qui engendra Halmal; Halmal engendra Augis; Augis engendra celui qui porta
le nom d'Amala, et qui est la souche des Amales. Amala engendra Isarna ; Isarna
engendra Ostrogotha ; Ostrogotha engendra Unilt; Unilt engendra Athal; Athal
engendra Achiulf; Achiulf engendra Ansila et Ediulf, Vuldulf et Herméric.
Vuldulf engendra Valeravans; Valeravans engendra Winithar; Winithar engendra
Théodemir, Walemir et Widemir. Théodemir engendra Théoderic; Théoderic engendra
Amalasuente; Amalasuente engendra Athalaric et Mathasuente, qu'elle eut d'Uthéric
son époux, et du même sang qu'elle; car Herméric, fils d'Achiulf, celui dont
j'ai parlé plus haut, engendra Hunnimund; Hunnimund engendra Thorismund;
Thorismund engendra Bérimund; Bérimund engendra Widéric; Widéric engendra
Eutharic, et celui-ci, devenu l'époux d'Amalasuente, engendra Athalaric et
Mathasuente. Athalaric étant mort dans son jeune âge, Mathasuente épousa
Witichis; elle n'en eut point d'enfants. Ils furent amenés tous deux à
Constantinople par Bélisaire ; et Witichis y étant mort, le patrice Germanus,
fils d'un frère de notre seigneur l'empereur Justinien, prit pour femme cette
même Mathasuente, et l'éleva au rang de patrice ordinaire; il en eut un fils,
qui s'appela Germanus comme lui. Germanus étant mort, sa veuve prit la
résolution de ne jamais se remarier. Nous ferons connaître en son lieu (si telle
est la volonté du Seigneur) comment prit fin le règne des Amales : maintenant
revenons à notre sujet, dont nous nous sommes écarté, et parlons du temps où la
nation dont il est question mit enfin un terme à ses courses. L'historien
Ablavius rapporte que tandis que les Goths demeuraient, comme nous l'avons dit,
en Scythie et sur le rivage du Pont-Euxin, ceux d'entre eux qui demeuraient du
côté de l'orient, et qui avaient pour chef Ostrogotha, furent appelés Ostrogoths
(on ignore si ce fut à cause du nom de leur roi, ou de leur position orientale )
; et que les autres, ceux qui s'étaient établis à l'occident, reçurent le nom de
Visigoths. Nous avons déjà dit qu'après avoir franchi le Danube, ils avaient
quelque temps habité dans la Moesie et dans la Thrace.
CHAPITRE XV.
Ce fut
d'entre ceux des Goths restés dans ces contrées que sortit Maximin, empereur
après la mort d'Alexandre, fils de Mammée. Ainsi le rapporte Symmaque au
cinquième livre de son histoire. Alexandre César étant mort, dit-il, l'armée fit
empereur Maximin, né en Thrace de parents obscurs. Son père était Goth, ayant
nom Mecca; sa mère était Alaine, et s'appelait Ababa. La troisième année de son
règne, et durant la persécution qu'il faisait souffrir aux chrétiens, il perdit
ensemble l'empire et la vie. Sévère était empereur, et célébrait le jour de
naissance d'un de ses fils, quand, au sortir d'une enfance passée dans les bois,
il quitta la vie de pâtre pour celle de soldat. Le prince donnait des jeux
militaires; parmi les spectateurs se trouvait Maximin, qui, jeune et à demi
sauvage, à la vue des prix qu'on avait étalés, demanda à l'empereur, dans sa
langue barbare, la permission de lutter avec des soldats d'une adresse éprouvée.
Sévère, surpris à l'excès de sa haute taille, qui dépassait huit pieds, dit-on,
ordonna qu'on le mît aux prises avec des goujats, ne voulant pas exposer les
soldats à quelque outrage de la part de ce rustre. Le bonheur de Maximin fut
tel, qu'il terrassa seize goujats les uns après les autres, sans se donner un
moment de repos : le prix lui fut adjugé, et il reçut l'ordre d'entrer dans la
milice. Il fut reçu, en commençant, dans la cavalerie. Trois jours après,
l'empereur étant allé au camp de manoeuvre, et le voyant s'ébattre d'une façon
barbare, ordonna au tribun de le punir, pour le plier à la discipline romaine.
Maximin s'apercevant que le prince parlait de lui, s'en approcha, et se mit à
devancer son cheval à la course. Alors l'empereur, pressant l'animal de l'éperon
et le lançant au galop, lui fit faire diverses évolutions, décrivant de côté et
d'autre des cercles nombreux, jusqu'à ce qu'il crût Maximin rendu; et ensuite il
lui dit: « Est-ce que tu ne
veux pas, après la course, lutter à la thracienne? - Empereur, lui répondit-il,
comme il vous plaira.» Sévère, sautant aussitôt de dessus son cheval, ordonna
qu'on le fît lutter avec les soldats les plus récemment enrôlés; mais lui en
jeta par terre sept des plus vigoureux, sans se donner le temps de reprendre
haleine : aussi fut-il le seul à qui l'empereur décerna un collier d'or, outre
le prix d'argent, et il le fit aussitôt passer dans ses gardes. Plus tard, sous
Antonin Caracalla, il fut placé à la tête de son corps; sa réputation s'accrut
avec ses belles actions, et sa bravoure fut récompensée par divers grades dans
la milice, jusqu'à celui de centurion. Toutefois, à l'avènement de Macrin à
l'empire, il refusa de servir pendant environ trois ans ; et bien qu'il eût
alors le grade de tribun, il ne se présenta jamais aux yeux du nouvel empereur,
le regardant comme indigne de régner, pour avoir enlevé par un crime le trône à
Héliogabale. Il reprit ensuite du service sous le règne de celui qu'on regardait
comme le fils de Caracalla, et il exerça sa charge de tribun. Après sa mort il
combattit héroïquement contre les Parthes, sous Alexandre fils de Mammée. Enfin,
celui-ci ayant été tué à Mayence dans une révolte de ses soldats, l'armée, sans
consulter le sénat, fit Maximin empereur; mais il souilla toutes ses bonnes
qualités par la funeste résolution qu'il prit de persécuter les chrétiens, et
fut tué à Aquilée par Pupion, laissant l'empire à Philippe. Nous n'avons
emprunté de l'histoire de Symmaque le morceau qu'on vient de lire, qu'afin de
faire voir que la nation dont il est question en ce livre est parvenue jusqu'au
falte des grandeurs romaines. Mais il nous faut revenir au point où notre
digression a commencé.
CHAPITRE XVI.
Cette
nation jeta un éclat extraordinaire dans les contrées qu'elle habita d'abord, je
veux dire dans la Scythie, au bord du Pont-Euxin. Occupant, comme on ne saurait
en douter, de si grands espaces de terre, maîtresse de tant de mers, du cours de
tant de fleuves, combien de fois ne fit-elle pas tomber sous sa main le Vandale,
n'imposa-t-elle pas tribut au Marcoman, ne réduisit-elle pas en servitude les
princes des Quades? Sous l'empereur Philippe, le même dont j'ai parlé plus haut,
qui fut le seul prince chrétien, avec Philippe son fils, avant Constantin, et
vit, la seconde année de son règne, Rome accomplir sa millième année, les Goths,
justement mécontents de ce qu'on ne leur payait plus leur solde, devinrent
ennemis, d'amis qu'ils étaient; car, bien qu'ils vécussent sous leurs rois dans
un pays reculé , ils étaient néanmoins fédérés de l'empire, et recevaient un don
annuel. Que vous dirai-je? Ostrogotha passa le Danube avec les siens, et dévasta
la Maesie et la Thrace. Philippe envoya contre lui le sénateur Décius. Celui-ci
s'étant mis à la tête des troupes, et ne remportant aucun avantage, cassa ses
soldats et les renvoya dans leurs foyers, comme si c'eût été par leur négligence
que les Goths eussent passé le Danube. S'étant ainsi vengé sur les siens de son
insuccès, il retourna auprès de Philippe. Mais les soldats indignés de se voir
licenciés, après les fatigues qu'ils avaient essuyées, coururent offrir leur
secours au roi des Goths Ostrogotha. Il les accueillit bien ; et, enflammé par
leurs discours, il marche bientôt contre les Romains à la tête de trente mille
hommes, auxquels se joignirent des Thaphiles, des Astringiens, trois mille
Carpiens, race d'hommes fort aguerris et souvent funestes aux Romains, mais que
plus tard cependant Galérius Maximin, césar, soumit à l'empire, sous le règne de
Dioclétien. Pour revenir à Ostrogotha, ayant réuni des Goths et des Peucéniens
de l'île de Peucé, adjacente à l'embouchure du Danube dans le Pont-Euxin, il
leur donna pour chefs Argaït et Gunthéric, les premiers de la nation des Goths
en noblesse. Ceux-ci sans tarder passèrent à gué le Danube, ravagèrent une
seconde fois la Moesie, et attaquèrent Marcianopolis, métropole célébre de cette
province. Mais après l'avoir assiégée longtemps, ils se retirèrent pour une
somme d'argent que leur donnèrent les habitants. Qu'il nous soit permis, puisque
nous avons nommé Marcianapolis, de dire quelques mots sur la fondation de cette
ville. Voici à quelle occasion l'empereur Trajan la fit bâtir: On rapporte
qu'une jeune fille de sa soeur Marcia se baignait dans ce fleuve, dont les eaux
limpides et d'un goût exquis prennent leur source au milieu de la ville, et qui
sappelle Potamos. Comme elle voulait puiser de l'eau , elle laissa échapper par
mégarde un vase d'or dont elle se servait, lequel tomba au fond, entraîné par le
poids du métal, mais reparut sur l'eau plus loin. C'était assurément une chose
surnaturelle que ce vase fût submergé étant vide, ou qu'il surnageât, rejeté par
les flots, après avoir été englouti; aussi Trajan, en apprenant ces
circonstances, fut-il dans un grand étonnement; et augurant que quelque divinité
résidait dans cette source, il y bâtit une ville qu'il nomma Marcianopolis, du
nom de sa soeur.
CHAPITRE XVII.
Comme
nous le disions donc, les Gètes se retirèrent de devant cette ville après un
long siège, et retournèrent dans leur pays, enrichis par l'argent qu'ils avaient
reçu. Les Gépides, les voyant possesseurs tout à coup d'un grand butin et
partout vainqueurs, se laissèrent entraîner par leur jalousie, et prirent les
armes contre eux malgré leur parenté. Or comment les Gètes et les Gépides
sont-ils parents? Si vous désirez le savoir, je vous le dirai en peu de mots.
J'ai dit en commençant, vous devez vous le rappeler, que les Goths étaient
sortis de l'île Scanzia avec leur roi Bérich, et que, sur trois vaisseaux
seulement, ils avaient abordé aux rivages en deçà de l'Océan. Un de ces trois
vaisseaux allant plus lentement que les autres, comme il arrive, fit donner,
assure-t-on, le nom de Gépides à ceux qui le montaient; car dans la langue des
Goths, paresseux se dit gépanta. De là vint qu'avec le temps, et par corruption,
les Gépides tirèrent leur nom d'un terme de reproche. ll est, du reste, hors de
doute que les Gépides ont la même origine que les Goths ; mais, comme je l'ai
dit, gépanta signifiant paresseux, traînard, ce terme de reproche donné sans
intention est devenu leur nom. Et je pense qu'il leur convient à merveille; car
leur esprit est moins prompt, leur corps plus lent et plus pesant que ceux des
Goths. La jalousie s'empara donc des Gépides, qui, dédaignés jusqu'alors,
habitaient une île du fleuve Viscla, entourée de gués que, dans la langue de
leurs pères, ils appelaient Gépidos. C'est là même qu'habite aujourd'hui, à ce
qu'on rapporte, la nation des Vividariens, depuis que les Gépides se sont
établis sur de meilleures terres. On sait que ces Vividariens, sortis de
diverses nations, se sont rassemblés dans cette île comme en un asile, et ont
ainsi fondé un peuple. Comme nous le disions donc, le roi des Gépides, Fastida,
excitant sa nation, recula par ses con-quêtes les frontières de son pays. Après
avoir écrasé les Burgundions , qu'il extermina presque entièrement, et dompté
encore quelques autres nations, l'insensé, provoquant les Goths eux-mêmes, viola
le premier les liens du sang par une agression coupable, et, poussé par son
orgueil excessif, se mit à dépeupler les terres qu'il voulait ajouter à celles
de son peuple. Il envoya d'abord des députés à Ostrogotha, sous l'empire duquel
se trouvaient encore réunis les Ostrogoths et les Visigoths, deux peuples, comme
on sait, de la même nation. Il se plaignait de ce qu'il était enfermé dans
d'âpres montagnes et resserré par d'épaisses forêts, et lui demandait de deux
choses l'une: ou de se préparer à la guerre, ou de lui céder une partie de ses
terres. Alors Ostrogotha, roi des Goths, avec la fermeté de caractère qui le
distinguait, répondit aux envoyés qu'une telle guerre lui faisait horreur
assurément; qu'il lui serait dur, qu'il regardait comme un crime d'en venir aux
mains avec ses proches; mais qu'il ne cédait point de terres. Que vous dirai-je?
Les Gépides courent aux armes : pour qu'on ne les crût pas les plus forts,
Ostrogotha marcha contre eux. Les deux armées se joignirent devant la ville de
Galtis, au pied de laquelle coule le fleuve Aucha. Là, on combattit avec un
grand courage des deux parts, car des deux parts étaient les mêmes armes et la
même manière de combattre; mais les Goths furent aidés par la bonté de leur
cause et par un génie plus vif. L'armée des Gépides finit par plier, et la nuit
termina le combat. Alors, abandonnant les cadavres des siens, Fastida, roi des
Gépides, retourna précipitamment dans son pays, autant humilié par cette
honteuse défaite qu'il avait été enflé d'orgueil auparavant. Les Goths
reviennent vainqueurs, joyeux de la retraite des Gépides; et tant que vécut leur
chef Ostrogotha, les nôtres demeurèrent en paix dans leur pays.
CHAPITRE XVIII.
Après
sa mort, Cniva divisant l'armée en deux parts, en envoya une pour ravager la
Moesie, sachant qu'elle se trouvait dégarnie de troupes par la négligence des
empereurs ; et lui-même, à la tête de soixante et dix mille hommes, il monta
vers Eustesium, qui s'appelle aussi Novae. Repoussé par le duc Gallus, il
s'avança vers Nicopolis, ville située sur le fleuve Iatrus et fort célèbre,
parce que Trajan la fit bâtir après avoir défait les Sarmates, et la nomma la
ville de la Victoire. Là, Cniva, apprenant que l'empereur Décius marchait contre
lui, se retira dans l'Haemonie, dont il se trouvait peu éloigné ; et après y
avoir fait ses préparatifs, il marcha rapidement contre Philippopolis.
L'empereur Décius, informé de son départ, et voulant porter secours à cette
ville qui lui appartenait, franchit une haute montagne, et se porta sur Berroea.
Tandis qu'il y refaisait ses chevaux et son armée fatiguée, Cniva avec ses Goths
fondit tout à coup sur lui comme la foudre, tailla en pièces l'armée romaine, et
poursuivit l'empereur ainsi qu'un petit nombre des siens, qui trouvèrent la
possibilité de s'enfuir jusque dans la Toscane; puis à travers les Alpes encore
une fois jusque dans la Moesie, où se trouvait alors Gallus, duc de la
frontière, avec des forces considérables. Réunissant aux troupes de ce dernier
ceux de ses soldats qui avaient échappé à l'ennemi, Décius forma une nouvelle
armée pour continuer la guerre. Quant à Cniva, il s'empara de Philippopolis
après un long siège, la pilla, et se ligua avec le duc Priscus, qui l'avait
défendue, et qui s'engagea à combattre contre Décius. Ils attaquèrent en effet
ce dernier, dont le fils, dès le commencement du combat, fut percé d'une flèche
qui le blessa mortellement. On rapporte que le père, en l'apprenant, ne dit que
ces paroles, pour rassurer sans doute le courage de ses soldats : « Il ne faut
point s'affliger; la perte d'un soldat ne diminue en rien les forces de l'État.
» Cependant, ne pouvant résister à sa douleur paternelle, il se jeta au milieu
de l'ennemi, demandant de mourir, ou de venger son fils. Parvenu dans Abrut,
ville de la Moesie, il fut enveloppé par les Goths, qui lui donnèrent la mort.
C'est ainsi qu'il perdit l'empire et la vie. Ce lieu s'appelle encore
aujourd'hui l'autel de Décius, parce qu'avant la bataille le malheureux y avait
sacrifié aux idoles.
CHAPITRE XIX.
Décius
étant mort, Gallus et Volusianus régnèrent sur les Romains. De leur temps une
maladie pestilentielle, presque semblable à celle dont nous avons été affligés
avant ces derniers neuf ans, souilla la face de tout l'univers, et désola
surtout Alexandrie et l'Égypte. L'historien Denys a fait le récit lamentable de
ce fléau, qui a été aussi décrit par notre vénérable martyr l'évêque du Christ
Cyprien, dans son livre intitulé De la mortalité. Dans le même temps, un certain
Emylianus, voyant que la négligence des empereurs laissait les Goths dévaster
impunément la Moesie, et qu'on ne pouvait les en éloigner sans soumettre
l'empire à de grands sacrifices, se persuada que la fortune ne lui serait pas
moins favorable. Il s'empara donc de la tyrannie dans la Moesie, et, ayant
attiré à lui toutes les troupes, il se mit à désoler les villes et les
habitants. Mais en peu de mois la multitude qui le suivait se révolta contre
lui, et ne causa pas de modiques pertes à l'empire. Quant à lui, il périt au
commencement de sa tentative criminelle, et perdit en même temps la vie et
l'empire qu'il usurpait. A l'égard des empereurs Gallus et Volusianus, dont j'ai
parlé plus haut , bien qu'ils aient quitté ce monde après un règne qui dura à
peine deux ans, néanmoins dans ces deux années, où ils ne firent qu'apparaître,
leur règne fut partout paisible, partout aimé. Une seule chose leur fut imputée
à malheur, savoir, la maladie générale; encore ce fut de la part des ignorants
et des calomniateurs, qui se plaisent à déchirer la vie d'autrui de leur dent
envenimée. Dès leur avénement à l'empire ils firent un traité d'alliance avec
les Goths; et après leur mort, arrivée bientôt après, Gallien se saisit du
pouvoir suprême.
CHAPITRE XX.
Tandis
que cet empereur se plongeait dans toutes sortes de dissolutions, Respa et
Véduco, Thuro et Varo, chefs des Goths, prirent des vaisseaux et passèrent en
Asie. Ayant traversé le détroit de l'Hellespont, ils ravagèrent un grand nombre
de villes de cette province, et brûlèrent le temple si renommé de Diane
d'Ephèse, fondé jadis par les Amazones, comme nous l'avons dit, ils abordèrent
ensuite dans la Bithynie, où ils saccagèrent Chalcédoine, que restaura plus tard
en partie Cornélius Avitus , mais qui même aujourd'hui, bien qu'elle jouisse des
privilèges de la capitale de l'empire, conserve encore des traces de dévastation
qui perpétueront le souvenir de ses malheurs. Chargés de butin, les Goths
repassèrent l'Hellespont avec le même bonheur qu'ils l'avaient passé pour entrer
en Asie, et ravagèrent sur leur route Troie et Ilion, qui commençaient à
respirer un peu depuis la guerre d'Agamemnon, et. qui furent de nouveau
détruites par le glaive ennemi. Après avoir ainsi désolé l'Asie, ils portèrent
la dévastation dans la Thrace, où ils assiégèrent et prirent bientôt la ville d'Anchiale,
située au pied de l'Hémus et dans le voisinage de la mer, la même qu'avait jadis
fondée, entre la mer et l'Hémus, Sardanapale, roi des Parthes. On rapporte
qu'ils y restèrent plusieurs jours, se délectant à prendre des bains d'eaux
chaudes qui sortent de leur source de feu à quinze milles de cette ville, et, de
toutes les eaux thermales sans nombre qui sont dans le monde, les plus efficaces
pour rendre la santé aux malades. De là les Goths regagnèrent leur pays.
CHAPITRE XXI.
Plus
tard, l'empereur Maximien les prit à la solde des Romains contre les Parthes,
que combattirent fidèlement les troupes auxiliaires qu'ils avaient fournies.
Mais après que le césar Maximien, presque avec leur seule assistance, eut mis en
fuite le roi des Perses Narsès, petit-fils de Sapor le Grand, s'emparant de
toutes ses richesses, de ses femmes, de ses fils, et que, de concert avec
Dioclétien , il eut vaincu Achille dans Alexandrie; après que Maximien Herculius
eut défait les Quinquégentiens en Afrique, l'empire pacifié commença de négliger
les Goths. Depuis longtemps pourtant l'armée romaine pouvait se passer
difficilement de leur secours contre quelque nation que ce fût; aussi voit-on
fréquemment l'empire recourir à eux, et par exemple sous Constantin, alors
qu'ils portèrent les armes contre son parent Licinius, le vainquirent,
l'enfermèrent dans Thessalonique, et le firent tomber, dépouillé de l'empire,
sous le glaive de Constantin victorieux. Quand celui-ci fonda cette ville
célèbre, qui devint la rivale de Rome, et à laquelle il donna son nom, les Goths
lui prêtèrent encore leur assistance, et, par un traité conclu avec l'empereur,
ils lui fournirent quarante mille hommes pour l'aider à repousser diverses
nations. Ce corps est resté jusqu'à ce jour au service de l'empire, en égal
nombre et sous le même nom, celui de Fédérés. Les Goths florissaient de la sorte
sous l'empire d'Avarie et d'Aoric, leurs rois, lesquels, après leur mort, eurent
pour successeur Gébérich, aussi grand par son courage que par sa noblesse.
CHAPITRE XXII.
Gébérich eut pour père Heldérich, pour aïeul Ovida, Cnivida pour bisaïeul; il
égala par ses hauts faits la gloire de ses ancêtres. Dès le commencement de son
règne, désireux d'étendre son autorité sur la nation des Wandales, il attaqua
Visumar, leur roi. Ce dernier sortait de la tribu des Asdinges, la première de
toutes parmi eux, et l'une des plus braves que l'on connaisse. Ainsi le rapporte
l'historien Dexippe, lequel assure que cette nation mit presque toute une année
pour parvenir des bords de l'Océan à nos frontières, à cause de l'immense
étendue de terres qu'il lui fallut traverser. Elle occupait alors le pays
qu'habitent les Gépides entre les fleuves Marisia, Miliare, Gilfll et le fleuve
Grissia, qui dépasse les trois autres en grandeur. Les Vandales avaient en ce
temps là les Goths à l'orient, à l'occident les Marcomans, au septentrion les
Hermundures, et au midi l'Hister, appelé aussi Danube. C'est donc pendant qu'ils
demeuraient dans ce pays qu'ils furent attaqués par Gébérich, roi des Goths, au
bord du fleuve Marisia, que j'ai nommé, et où l'on combattit longtemps à forces
égales. Mais enfin le roi des Vandales Visumar fut porté par terre, ainsi qu'une
grande partie de sa nation. Quant à Gébérich, le chef glorieux des Goths, après
avoir vaincu et dépouillé ses ennemis, il retourna dans le pays d'où il était
sorti. Alors le petit nombre de Vandales qui s'étaient sauvés rassemblèrent tous
ceux d'entre eux qui ne pouvaient porter les armes, et abandonnèrent leur patrie
désolée. Ils demandèrent la Pannonie à l'empereur Constantin, et y établirent
leur demeure pendant environ quarante ans, se soumettant aux lois de l'empire
comme les habitants de cette province. Longtemps après cependant ils en
sortirent à l'appel de Stilicon, maître de la milice, ex-consul et patrice, pour
envahir les Gaules, où ils pillèrent leurs voisins, sans se fixer nulle part.
CHAPITRE XXIII.
Quelque temps après que le roi des Goths Gébérich fut mort, Ermanaric, de la
noble famille des Amales, lui succéda, et subjugua un grand nombre de nations
belliqueuses du septentrion, qu'il fit obéir à ses lois. C'est avec raison que,
parmi nos ancêtres, quelques uns l'ont comparé à Alexandre le Grand; car il
avait soumis et tenait sous son autorité les Goths, les Scythes, les Thuides de
l'Aünx, les Vasinabronkes, les Mérens, les Mordensimnis, les Caris, les Rokes,
les Tadzans, les Athual, les Navego, les Bubegentes, les Coldes. Adoré des
peuples pour avoir asservi de si puissantes nations, il voulut encore réduire
sous son obéissance les Hérules, dont Alaric était roi, et les soumit après en
avoir exterminé une grande partie. Les Hérules, ainsi nommés, au rapport de
l'historien Ablavius, du mot ele, qui en grec veut dire marais, parce qu'ils
habitaient des terres marécageuses auprès des Palus-Méotides, étaient doués
d'une agilité extraordinaire, qui les rendait d'autant plus orgueilleux, qu'il
n'y avait point de peuple en ce temps-là qui ne voulût avoir dans ses armées de
leur infanterie légère. Mais quoique cette agilité leur eût souvent donné
l'avantage sur d'autres combattants, elle fut forcée de céder à la pesanteur et
à la fermeté des Goths; et la fortune voulut qu'eux aussi, parmi les autres
nations gétiques, ils subissent la domination du roi Ermanaric. Aprês la défaite
des Hérules, le même Ermanaric tourna ses armes contre les Vénètes, qui, peu
aguerris, mais forts de leur nombre, essayèrent d'abord de lui résister. Mais le
nombre seul ne peut rien à la guerre, surtout en présence du nombre et de la
valeur disciplinée: aussi ces peuples, qui, bien que sortis de la même souche,
comme nous l'avons déjà dit au commencement de cette histoire, ou nous en avons
donné la liste, portent aujourd'hui trois noms, savoir, ceux de Venètes, d'Antes
et de Sclaves, et que nous voyons présentement déchainés de tous côtés à cause
de nos péchés, rendirent-ils alors obéissance, tous tant qu'ils étaient, à
Ermanaric. Celui-ci subjugua également par sa prudence la nation des Aetres,
établie sur les rivages les plus reculés de l'océan Germanique ; et, comme pour
prix de ses fatigues, il domina sur tous les peuples de la Scythie et de la
Germanie.
CHAPITRE XXIV.
Or,
peu de temps après, au rapport d'Orose, les Huns, la plus féroce de toutes les
nations barbares, éclatèrent contre les Goths. Si l'on consulte l'antiquité,
voici ce qu'on apprend sur leur origine: Filimer, fils de Gandaric le Grand, et
roi des Goths, le cinquième de ceux qui les avaient gouvernés depuis leur sortie
de file Scanzia, étant entré sur les terres de la Scythie à la tête de sa
nation, comme nous l'avons dit, trouva parmi son peuple certaines sorcières que,
dans la langue de ses pères, il appelle lui-même Aliorumnes. La défiance
qu'elles lui inspiraient les lui fit chasser du milieu des siens; et, les ayant
poursuivies loin de son armée, il les refoula dans une terre solitaire. Les
esprits immondes qui vaguaient par le désert les ayant vues, s'accouplèrent à
elles, se mêlant à leurs embrassements, et donnèrent le jour à cette race, la
plus farouche de toutes. Elle se tint d'abord parmi les marais, rabougrie,
noire, chétive : à peine appartenait-elle à l'espêce humaine, à peine sa langue
ressemblait-elle à la langue des hommes. Telle était l'origine de ces Huns, qui
arrivèrent sur les frontières des Goths. Leur féroce nation, comme l'historien
Priscus le rapporte, demeura d'abord sur le rivage ultérieur du Palus-Méotide,
faisant son unique occupation de la chasse, jusqu'à ce que, s'étant multipliée,
elle portât le trouble chez les peuples voisins par ses fraudes et ses rapines.
Des chasseurs d'entre les Huns étant, selon leur coutume, en quête du gibier sur
le rivage ultérieur du Palus-Méotide, virent tout à coup une biche se présenter
devant eux. Elle entra dans le marais, et, tantôt s'avançant, tantôt s'arrêtant,
elle semblait leur indiquer un chemin. Les chasseurs la suivirent, et
traversèrent à pied le Palus-Méotide, qu'ils imaginaient aussi peu guéable que
la mer; et puis quand la terre de Scythie, qu'ils ignoraient, leur apparut,
soudain la biche disparut. Ces esprits dont les Huns sont descendus machinèrent
cela, je crois, en haine des Scythes. Les Huns, qui ne se doutaient nullement
qu'il y eût un autre monde au delà du Palus-Méotide, furent saisis d'étonnement
à la vue de la terre de Scythie ; et comme ils ont de la sagacité, il leur
sembla voir une protection surnaturelle dans la révélation de ce chemin que
peut-être personne n'avait connu jusqu'alors. Ils retournent auprès des leurs,
racontent ce qui s'est passé, vantent la Scythie, tant qu'enfin ils persuadent
leur nation de les suivre, et se mettent en marche tous ensemble vers ces
contrées, par le chemin que la biche leur a montré. Tous les Scythes qui
tombêrent dans leurs mains dès leur arrivée, ils les immolèrent à la victoire;
le reste fut vaincu et subjugué. A peine en effet eurent-ils passé cet immense
marais, qu'ils entraînèrent comme un tourbillon les Alipzures, les Alcidzures,
les Itamares, les Tuncasses et les Boïsques, qui demeuraient sur cette côte de
la Scythie. Ils soumirent également par des attaques réitérées les Alains, leurs
égaux dans les combats, mais ayant plus de douceur dans les traits et dans la
manière de vivre. Aussi bien ceux-là même qui peut-être auraient pu résister à
leurs armes ne pouvaient soutenir la vue de leurs effroyables visages, et
s'enfuyaient à leur aspect, saisis d'une mortelle épouvante. En effet, leur
teint est d'une horrible noirceur; leur face est plutôt, si l'on peut parler
ainsi, une masse informe de chair, qu'un visage; et ils ont moins des yeux que
des trous. Leur assurance et leur courage se trahissent dans leur terrible
regard. Ils exercent leur cruauté jusque sur leurs enfants dès le premier jour
de leur naissance; car à l'aide du fer ils taillent les joues des mâles, afin
qu'avant de sucer le lait ils soient forcés de s'accoutumer aux blessures. Aussi
vieillissent-ils sans barbe aprês une adolescence sans beauté, parce que les
cicatrices que le fer laisse sur leur visage y étouffent le poil à l'âge où il
sied si bien. Ils sont petits, mais déliés; libres dans leurs mouvements, et
pleins d'agilité pour monter à cheval; les épaules larges; toujours armés de
l'arc et prêts à lancer la flèche; le port assuré, la tête toujours dressée
d'orgueil; sous la figure de l'homme, ils vivent avec la cruauté des bêtes
féroces. Les mouvements rapides des Huns, leurs brigandages sur un grand nombre
de peuples dont le bruit venait jusqu'à eux, jetèrent les Goths dans la
consternation, et ils tinrent conseil avec leur roi sur ce qu'il fallait faire
pour se mettre à couvert d'un si terrible ennemi. Ermanaric lui-même, malgré ses
nombreux triomphes dont nous avons parlé plus haut, ne laissait pas d'être
préoccupé de l'approche des Huns, quand il se vit trahi par la perfide nation
des Roxolans, l'une de celles qui reconnaissaient son autorité. Voici à quelle
occasion : Le mari d'une femme nommée Sanielh et de cette nation, l'ayant
perfidement abandonné, le roi, transporté de fureur, commanda qu'on attachât
cette femme à des chevaux sauvages, dont on excita encore la fougue, et qui la
mirent en lambeaux. Mais ses frères, Ammius et Sarus, pour venger la mort de
leur soeur, frappèrent de leur glaive Ermanaric au côté; et depuis cette
blessure celui-ci ne fit plus que traîner dans un corps débile une vie
languissante. Profitant de sa mauvaise santé, Balamir, roi des Huns, attaqua les
Ostrogoths, qui dès lors furent abandonnés par les Visigoths , avec lesquels ils
étaient unis depuis longtemps. Au milieu de ces événements, Ermanaric, accablé
tant par les souffrances de sa blessure que par le chagrin de voir les courses
des Huns, mourut fort vieux et rassasié de jours, à la cent dixième année de sa
vie; et sa mort fournit aux Huns l'occasion de l'emporter sur ceux d'entre les
Goths qui demeuraient, comme nous l'avons dit, du côté de l'orient, et qui
portaient le nom d'Ostrogoths.
CHAPITRE XXV.
Les
Visigoths, c'est-à-dire ceux d'entre les Goths qui demeuraient à l'occident,
étaient, à cause des Huns, dans les mêmes alarmes que leurs frères, et ne
savaient à quoi se résoudre. A la fin, après s'être longtemps consultés, ils
tombèrent d'accord d'envoyer une députation en Romanie auprès de l'empereur
Valens, frère de l'empereur Valentinien Ier, pour lui demander de leur céder une
partie de la Thrace ou de la Moesie pour s'y établir. Ils s'engageaient en
retour a vivre sous ses lois et à se soumettre à sou autorité; et, afin de lui
inspirer plus de confiance, ils promettaient de se faire chrétiens, pourvu qu'il
leur envoyât des prêtres qui parlassent leur langue. Valens leur accorda
aussitôt avec joie une demande qu'il eût voulu leur adresser le premier. Il
reçut les Goths.dans la Moesie, et les établit dans cette province comme le
rempart de l'empire contre les attaques des autres nations. Et comme en ce
temps-là cet empereur, infecté des erreurs perfides des ariens, avait fait
fermer toutes les églises de notre croyance, il envoya vers eux des prédicateurs
de sa secte, qui d'abord versèrent le venin de leur hérésie dans l'âme de ces
nouveaux venus incultes et ignorants. C'est ainsi que, par les soins de
l'empereur Valens, les Visigoths devinrent non pas chrétiens, mais ariens.
Ceux-ci à leur tour annoncèrent l'Évangile tant aux Ostrogoths qu'aux Gépides,
auxquels les unissaient les liens du sang et de l'amitié; ils leur transmirent
leurs croyances hérétiques, et attirèrent de toutes parts aux pratiques de cette
secte tous les peuples qui parlaient leur langue. En même temps ils passèrent le
Danube, comme il a été dit, et s'établirent, avec le consentement de l'empereur,
dans la Dacie Ripuaire, la Moesie et la Thrace.
CHAPITRE XXVI.
Il
leur arriva ce qui d'ordinaire arrive à toute nation encore mal établie dans un
pays : ils eurent la famine. Alors Fridigerne, Alathéus et Safrach , les plus
considérables d'entre eux et leurs chefs, qui les gouvernaient à défaut de rois,
prenant en pitié la disette de l'armée, supplièrent les généraux romains,
Lupicinus et Maximus, de leur vendre des vivres. Mais à quels excès la soif
impie de l'or ne porte-t-elle pas! Poussés par la cupidité, ceux-ci se mirent à
leur vendre non seulement de la viande de brebis et de boeuf, mais encore de la
chair de chien et d'animaux dégoûtants morts de maladie, et si chèrement, qu'ils
exigeaient un esclave pour une livre de pain, dix livres pour un peu de viande.
Bientôt les esclaves manquèrent, et les meubles aussi : alors ces sordides
marchands, ne pouvant plus rien leur ôter, en vinrent jusqu'à leur de-mander
leurs enfants; et les pères se résignèrent à les livrer, aimant mieux, dans leur
sollicitude pour ces gages si chers, leur voir perdre la liberté que la vie. N'y
a-t-il pas en effet plus d'humanité à vendre un homme pour lui assurer sa
nourriture, qu'à le laisser mourir de faim pour le sauver de l'esclavage? Or il
arriva, dans ce temps d'affliction, que Lupicinus, le général des Romains,
invita Fridigerne, régule des Goths, à un festin : c'était un piège qu'il lui
tendait, comme la suite le prouva. Fridigerne, sans défiance, vint au banquet
avec une suite peu nombreuse; et voilà qu'étant à table dans l'intérieur du
prétoire, il entendait les cris des malheureux qui mouraient de faim. Puis il
s'aperçut qu'on avait renfermé ceux qui l'accompagnaient dans un lieu séparé, et
que des soldats romains, par ordre de leur général, s'efforçaient de les
massacrer. Les cris pénibles des mourants tonnaient à ses oreilles, et le
remplissaient de soupçons. Tout à coup, ne pouvant plus douter des embûches
qu'on lui tend, Fridigerne tire son glaive au milieu du festin; il sort
précipitamment, non sans courir un grand danger, délivre les siens d'une mort
certaine, et les excite à exterminer les Romains. Voyant s'offrir une occasion
qu'ils appelaient de leurs voeux, ces vaillants hommes aimèrent mieux s'exposer
à périr en combattant que par la famine, et prirent aussitôt les armes pour
immoler les généraux Lupicinus et Maximus. Ce jour-là mit lin à la disette des
Goths et à la sécurité des Romains. Les Goths commencèrent dès lors à ne plus
être des étrangers et des fugitifs, mais des citoyens, et les maîtres absolus
des possesseurs des terres; et ils tinrent sous leur autorité toutes les
provinces septentrionales jusqu'au Danube. L'empereur Valens en apprit la
nouvelle à Antioche, et aussitôt il fit prendre les armes à son armée, et se
dirigea sur la Thrace. II y livra une bataille qui lui fut fatale, car les Goths
le vainquirent. Blessé lui-même et fugitif, il se réfugia dans une ferme auprès
d'Hadrianopolis. Les Goths, ne sachant point que cette chétive masure recelât
l'empereur, y mirent le feu, qui, redoublant de violence, comme il arrive, le
consuma dans sa pompe royale. Ainsi s'accomplit le jugement de Dieu, qui voulut
qu'il fût brûlé par ceux qu'il avait égarés vers l'hérésie, quand ils lui
demandaient d'être instruits dans la vraie foi, et qu'il avait détournés du feu
de la charité pour les vouer aux flammes de l'enfer. Après cette victoire si
glorieuse pour eux, les Goths, devenus maîtres de la Thrace et de la Dacie
Ripuaire, s'y établirent, comme si ces contrées leur eussent tou jours
appartenu.
CHAPITRE XXVII.
Cependant l'empereur Gratien choisit pour succéder à Valens son oncle Théodose,
qu'il rappela d'Espagne et mit à la tête de l'empire d'O-rient. Bientôt la
discipline militaire fut remise en vigueur; et les Goths, voyant bannies la
mollesse et la négligence des anciens princes, eurent une grande crainte. Le
nouvel empereur, pour relever le courage de l'armée, tempérait la sévérité du
commandement par sa libéralité et sa douceur. Doué d'ailleurs d'un génie plein
d'activité, il se faisait remarquer par sa bravoure autant que par sa prudence.
Dès que I'avénement d'un prince plus digne de commander eut rendu la confiance
aux troupes, elles s'enhardirent à attaquer les Goths, et les chassèrent de la
Thrace; mais Théodose étant tombé si dangereusement malade qu'on désespérait
presque de ses jours, les Goths reprirent de nouveau courage. Ils divisèrent
leur armée : Fridigerne alla ravager la Thessalie, l'Épire et l'Achaïe, tandis
qu'Alathéus et Safrach gagnaient la Pannonie avec le reste des troupes.
L'empereur Gratien avait quitté Rome pour passer dans les Gaules à cause de
l'irruption des Wandales, quand il apprit cette nouvelle. Voyant que, tandis que
Théodose succombait sans espoir à une maladie fatale, les Goths étendaient leurs
ravages, il rassembla une armée, et marcha aussitôt contre eux; mais ne se fiant
point en ses forces, il aima mieux les réduire par des avances et des présents;
et leur ayant accordé la paix et des vivres, il conclut avec eux un traité. PIus
tard, quand l'empereur Théodose se rétablit, et qu'il eut connaissance des
conventions que Gratien avait conclues entre les Goths et les Romains, cette
alliance, que lui-même avait désirée, le combla de joie et il se tint au traité
de paix.
CHAPITRE XXVIII.
Il
s'attacha aussi par des présents, et par ses manières pleines de bonté, le roi
Athanaric, qui venait de succéder à Fridigerne, et il l'invita à se rendre
auprès de lui à Constantinople. Celui-ci accepta son offre avec empressement; et
comme il entrait dans la ville impériale, transporté d'admiration :
« Je vois à présent,
s'écria-t-il, ce dont j'avais souvent oui parler sans le croire, savoir, la
splendeur de cette grande cité.» Et, portant ses regards de côté et d'autre, il
contemplait avec surprise tantôt la position de la ville, et les vaisseaux qui
partaient et arrivaient, tantôt ses rem-parts célèbres, où se rendaient les
peuples de diverses contrées, comme on voit de divers côtés sourdre les eaux
dans une source. Mais quand il vit les soldats en ordre de bataille :
« Il ne faut pas en douter,
dit-il, l'empereur est un dieu sur la terre; et quiconque aura levé la main
contre lui, il doit l'expier de son sang. » Ce fut au milieu de ces transports
d'admiration, au sein des honneurs dont le comblait de jour en jour l'empereur,
qu'il passa de ce monde quelques mois après son arrivée. Dans son affection pour
lui, Théodose lui rendit peut-être plus d'honneurs après sa mort que pendant sa
vie; car il lui donna une sépulture digne de son rang, et voulut même précéder
en personne son cercueil dans le convoi funèbre. Après la mort d'Athanaric,
toute l'armée continua à demeurer au service de l'empereur Théodose, se
reconnaissant sujette de l'empire romain, et ne faisant en quelque sorte qu'un
même corps avec la milice. On rétablit en égal nombre et sous le même nom les
fédérés de l'empereur Constantin ; et Théodose, comptant sur leur fidélité et
leur attachement, en emmena avec lui plus de vingt mille contre le tyran Eugène,
qui s'était emparé de la Gaule après que Gratien avait perdu la vie; et la
victoire ayant fait tomber cet usurpateur entre ses mains, il tira vengeance de
sa rébellion.
CHAPITRE XXIX.
Mais
après que Théodose, qui aimait la paix et la nation des Goths, fut mort, ses
enfants se mirent à ruiner l'un et l'autre empire par leur vie fastueuse, et
cessèrent de payer à leurs auxiliaires, c'est-à-dire aux Goths, les subsides
accoutumés. Ceux-ci éprouvèrent bientôt pour ces princes un dégoût qui ne fit
que s'accroître; et, dans la crainte que leur courage ne se perdit dans une trop
longue paix, ils élurent pour roi Alaric. Il était de la famille des Balthes,
race héroïque, la seconde noblesse après les Amales. Et ce nom de Balthe, qui
veut dire brave, lui avait été donné depuis longtemps parmi les siens, à cause
de sa hardiesse et de son intrépidité. Aussitôt qu'il eut été fait roi, Alaric
tenant conseil avec les siens leur persuada de chercher à conquérir des royaumes
par leurs fatigues, plutôt que de rester oisivement sous la domination
étrangère; et s'étant mis à la tête de l'armée, sous le consulat de Stilicon et
d'Aurélien, il traversa les deux Pannonies, laissant Firmium à droite, et entra
dans l'Italie, alors à peu près vide de défenseurs. Ne rencontrant aucun
obstacle, il campa auprès du pont Condinianus, à trois milles de la ville royale
de Ravenne. Cette ville, entre des marais, la mer et le Pô, n'est accessible que
par un seul côté. Elle fut autrefois habitée, suivant une ancienne tradition,
par les Enètes, nom qui signifie digne d'éloge. Située au sein de l'empire
romain, au bord de la mer Ionienne, elle est entourée et comme submergée par les
eaux. Elle a à l'orient la mer; et si, partant de Corcyre et de la Grèce, et
prenant à droite, on traverse directement cette mer, on passe d'abord devant
l'Épire, ensuite devant la Dalmatie, la Liburnie, l'Histrie, et l'on vient
effleurer de son aviron la Vénétie. A l'occident, elle est défendue par des
marais, à travers lesquels on a laissé un étroit passage comme une sorte de
porte. Elle est entourée au septentrion par une branche du Pô appelée le canal
d'Ascon, et enfin au midi par le Pô lui-même, qu'on désigne encore sous le nom
d'Eridan, et qui porte sans partage le surnom de roi des fleuves. Auguste
abaissa son lit, et le rendit très profond; il promène dans la ville la septième
partie de ses eaux, et son embouchure forme un port excellent, où jadis, au
rapport de Dion, pouvait stationner en toute sûreté une flotte de deux cent
cinquante vaisseaux. Aujourd'hui, comme le dit Fabius, à l'ancienne place du
port on voit de vastes jardins remplis d'arbres, d'où pendent non pas des
voiles, mais des fruits. La ville a trois noms, dont elle se glorifie, comme des
trois quartiers qui la divisent et auxquels ils répondent : le premier est
Ravenne, le dernier Classis, celui du milieu Césarée, entre Ravenne et la mer.
Bâti sur un terrain sablonneux, ce dernier quartier est d'un abord doux et
facile, et commodément situé pour les transports.
CHAPITRE XXX.
Ainsi
donc quand l'armée des Wisigoths fut arrivée devant cette ville, elle envoya une
députation à l'empereur Honorius qui s'y trouvait renfermé, pour lui dire, ou de
permettre aux Goths de demeurer paisiblement en Italie, et qu'alors ils
vivraient avec les Romains de telle sorte que les deux nations pourraient
sembler n'en faire qu'une ; ou de se préparer au combat, et que le plus fort
chasserait l'autre, et dominerait en paix après la victoire. Ces deux
propositions épouvantèrent Honorius, qui, tenant conseil avec son sénat,
délibérait sur les moyens de faire sortir les Goths de l'Italie. Il se détermina
enfin à leur faire une donation, confirmée par un rescrit impérial, de la Gaule
et de l'Espagne, provinces éloignées qu'il avait dès lors presque perdues, et
que ravageait Gizérie, roi des Wandales ; et il autorisa Alaric et sa nation à
s'en emparer s'ils le pouvaient, comme si elles leur eussent toujours appartenu.
Les Goths consentirent à cet arrangement, et se mirent en marche vers les
contrées qui venaient de leur être cédées. Mais comme ils se retiraient de
l'Italie, où ils n'avaient commis aucun désordre, le patrice Stilicon, beau-père
de l'empereur Honorius ( car ce prince épousa l'une après l'autre ses deux
filles Marie et Ermancia, que Dieu enleva de ce monde chastes et vierges toutes
deux), Stilicon, dis-je, s'avança perfidement jusqu'à Pollentia, ville située
dans les Alpes Cottiennes; et tandis que les Goths ne se défiaient de rien, il
fondit sur eux, allumant ainsi une guerre qui devait tourner à la ruine de
l'Italie et à sa propre honte. Cette attaque imprévue jeta d'abord l'épouvante
parmi les Goths; mais bientôt, reprenant courage et s'excitant les uns les
autres, suivant leur coutume, ils mettent en fuite l'armée presque entière de
Stilicon, la poursuivent, la taillent en pièces : dans la fureur qui les
possède, ils abandonnent leur route, et, revenant sur leurs pas, rentrent dans
la Ligurie, qu'ils venaient de traverser. Après y avoir fait un riche butin, ils
ravagent de même la province Emilia; et, parcourant la voie Flaminia entre le
Picénum et la Toscane, ils dévastent tout ce qui se trouve sur leur passage d'un
côté et de l'autre jusqu'à Rome. Entrés enfin dans cette ville, Marie la leur
laisse piller; mais il leur défend d'y mettre le feu, comme c'est l'habitude
chez les païens, ni de faire aucun mal à ceux qui s'étaient réfugiés dans les
églises des saints. Les Goths, en quittant Rome, allèrent dans le Bruttium en
passant par la Campanie et la Lucanie, où ils commirent les mêmes ravages. Après
y être restés longtemps, ils résolurent de passer en Sicile, et de là en
Afrique. Le pays des Bruttiens, situé à l'extrémité de l'Italie du côté du midi,
forme un angle, où commence le mont Apennin. Il est comme une langue qui
s'avance pour séparer la mer Tyrrhénienne de la mer Adriatique, et tire son nom
de Bruttia, qu'il eut jadis pour reine. Le roi des Visigoths étant donc venu
dans ce pays avec toutes les richesses de l'Italie, dont il avait fait sa proie,
s'apprêtait, comme il a été dit, à traverser la Sicile pour aller s'établir
paisiblement en Afrique; mais, quelques projets que fasse l'homme, ils ne se
réalisent point sans la volonté de Dieu : dans cet orageux détroit plusieurs de
ses vaisseaux furent submergés, d'autres, en très grand nombre, furent
dispersés; et tandis que, repoussé par ce revers, Alaric délibérait en lui-même
sur ce qu'il ferait, la mort le surprit tout à coup, et l'ôta de ce monde. Les
Goths, pleurant leur chef bien-aimé, détournèrent de son lit le fleuve
Barentinus, auprès de Consentia; car ce fleuve coule du pied d'une montagne, et
baigne cette ville de ses flots bienfaisants. Au milieu de son lit ils firent
creuser par une troupe de captifs une place pour l'ensevelir, et au fond de
cette fosse ils enterrèrent Alaric, avec un grand nombre d'objets précieux. Puis
ils ramenèrent les eaux dans leur premier lit; et afin que la place où était son
corps ne pût jamais être connue de personne, ils massacrèrent tous les
fossoyeurs.
CHAPITRE XXXI.
Alaric
mort, les Visigoths élurent pour roi Athaulfe, son parent, aussi remarquable par
la supériorité de son esprit que par sa beauté; car bien que sa taille ne fût
pas très élevée, son visage était beau et son corps parfaitement proportionné.
Dès qu'il eut pris le commandement, il retourna à Rome, et acheva de ronger,
comme font les sauterelles, ce qui pouvait avoir échappé au premier pillage. Il
dépouilla de leurs richesses, en Italie, non seulement les particuliers, mais
encore l'État, sans que l'empereur Honorius pût s'y opposer ; et même il emmena
en captivité Placidie, sœur de ce dernier et fille de l'empereur Théodose, mais
d'une autre femme. Toutefois, attiré par la noblesse de sa race, sa beauté et sa
chasteté sans tache, il la prit en légitime mariage dans la ville de Forli ,
dans la province Emilia, afin qu'en apprenant cette alliance, qui réunissait en
quelque sorte l'empire et la nation des Goths, les peuples éprouvassent une
crainte salutaire. Et quoique les ressources d'Honorius fussent épuisées, en
considération de sa parenté avec lui, il l'abandonna généreusement, et gagna la
Gaule. Dès qu'il y fut entré, les nations voisines, Francs et Burgondes, qui
auparavant infestaient cruellement ce pays, commencèrent à se renfermer dans
leurs limites. Quant aux Wandales et aux Alains, qui s'étaient établis, avec
l'autorisation des empereurs, dans les deux Pannonies, comme nous l'avons déjà
dit, craignant, s'ils retournaient dans ces provinces, de n'y pas être en
sûreté, à cause du voisinage des Goths, ils passèrent dans la Gaule. Mais après
l'avoir occupée peu de temps, ils se réfugièrent en Espagne, où ils se
renfermèrent. Ils se rappelaient encore tout le mal que, d'après le récit de
leurs pères, le roi des Goths Gébérich avait fait à leur nation, et comme sa
valeur les avait chassés de la terre de leurs aïeux. Telles furent les
circonstances qui ouvrirent les Gaules à Athaulfe dès son arrivée. Quand il eut
affermi la domination des Goths dans ces contrées, il commença d'être touché des
malheurs des Espagnols. Il prit donc le parti de les délivrer des incursions des
Wandales, et s'introduisit, au moyen de ses richesses, dans Barcelone et
l'intérieur de l'Espagne avec des guerriers choisis et fidèles, et une populace
peu propre à la guerre. Il y combattit souvent les Wandales, et périt trois ans
après avoir soumis la Gaule et l'Espagne, percé au flanc d'un coup d'épée par
Vernulfe, qu'il avait coutume de railler sur sa taille. Après sa mort, Régéric
fut élu roi; mais lui aussi périt par les piéges des siens, et perdit encore
plus tôt le trône et la vie.
CHAPITRE XXXII.
Ensuite on élut pour roi Valia, guerrier aussi brave que prudent : c'était déjà
le quatrième depuis Alaric. L'empereur Honorius envoya contre lui, avec une
armée, Constantin, homme habile dans l'art militaire, et qui s'était illustré
dans un grand nombre de combats. Il craignait que Valia ne rompit le traité
conclu depuis longtemps avec Athaulfe, et qu'après avoir vaincu les nations qui
l'avoisinaient, il ne dressât quelques nouvelles embûches à l'empire. En même
temps il voulait délivrer d'une sujétion honteuse sa soeur Placidie. Aussi
convint-il avec Constantin que s'il la faisait rentrer dans ses Etats, soit en
faisant la paix, soit en faisant la guerre , ou par quelque moyen que ce fût, il
la lui donnerait en mariage. Plein d'une joie triomphante à cette promesse,
Constantin prit des troupes; et, dans un appareil qui déjà ressemblait presque à
celui d'un roi, il se dirigea sur l'Espagne. Valia vint à sa rencontre aux
défilés des Pyrénées, avec des forces égales aux siennes. Là des députés furent
envoyés de part et d'autre ; et il fut convenu que Valia rendrait Placidie à
l'empereur son frère, et qu'il marcherait au secours de l'empire dès que le cas
l'exigerait. Or, en ce temps-là un certain Constantin s'était déclaré empereur
en Gaule, et avait fait César son fils Constant, de moine qu'il était; mais il
ne jouit pas longtemps du pouvoir qu'il avait usurpé. Les Goths et les Romains
marchèrent de concert contre lui ; il fut tué à Arles, et son fils à Vienne.
Après eux, Jovinus et Sébastien voulurent également usurper l'empire ; mais,
comme ils avaient eu la même témérité, ils eurent le même sort. La douzième
année de son règne, et à
la même époque où les Romains et les Goths chassèrent les Huns de la Pannonie,
dont ceux-ci s'étaient emparés il y avait environ cinquante ans, Valia, voyant
que les Wandales avaient eu l'audace de sortir de l'intérieur de la Gaule, où
les avait autrefois refoulés Athaulfe, et qu'ils dévastaient tout sur ses
frontières, c'est-à-dire en Espagne, mena aussitôt son armée contre eux. Hiérius
et Ardaburius étaient alors consuls.
CHAPITRE XXXIII.
Vers
ce temps Gizéric, roi des Wandales, fut appelé en Afrique par Boniface, qui,
étant tombé dans la disgrâce de Valentinien, ne trouva le moyen de se venger de
l'empereur qu'au détriment de l'empire. Ce fut donc à sa prière que les Wandales
passèrent en Afrique , où il les fit entrer par l'étroit passage appelé le
détroit de Gadès, lequel sépare l'Afrique de l'Espagne sur une largeur d'environ
sept milles, et porte les eaux de l'Océan dans la mer de Tyrrhène. Gizéric était
déjà fort connu à Rome par le mal qu'il avait fait aux Romains. Sa taille était
moyenne, et une chute de cheval l'avait rendu boiteux. Profond dans ses
desseins, parlant peu, méprisant le luxe, colère à en perdre la raison, avide de
richesses, plein d'art et de prévoyance pour solliciter les peuples; infatigable
à semer des germes de division, à confondre les haines, tel il envahit
l'Afrique, se rendant, comme nous l'avons dit, aux prières de Boniface. On
rapporte qu'après y avoir régné longtemps avec l'autorité d'un dieu, il assembla
autour de lui, avant sa mort, ses nombreux enfants, et fit ses dispositions pour
que l'ambition de régner ne suscitât entre eux aucune dissension. Le survivant ,
les autres venant à mourir, devait par ordre et à son degré succéder
immédiatement à son aîné, et à celui-là pareillement celui qui venait après lui.
Ils observèrent cette règle pendant un long espace de temps, et régnèrent
heureusement. Ils ne se souillèrent point de guerres intestines, comme il arrive
chez les autres nations; mais, montant l'un après l'autre sur le trône chacun à
son tour, ils gouvernèrent en paix les peuples. Voici dans quel ordre ils se
succédèrent: d'abord Gizéric, qui fut leur seigneur et père; après lui Hunnéric;
le troisième fut Gundamund, le quatrième Transamund, le cinquième Hildéric. Pour
le malheur de sa nation, Gélimer, oubliant les préceptes de son aïeul, renversa
le dernier du trône, le fit périr, et usurpa le pouvoir. Mais son action ne
demeura point impunie; car sur lui éclata la vengeance de l'empereur Justinien.
Le très glorieux Bélisaire, maître de la milice d'Orient , consul ordinaire et
patrice, l'emmena à Constantinople lui, ses enfants et ses richesses, dont, tel
qu'un pirate, il ne se séparait jamais. Il y fut en grand spectacle au peuple
dans le cirque; et, quoique touché d'un tardif repentir en se voyant renversé du
faite de la royauté, il ne voulut point se plier à la vie obscure à laquelle il
était réduit, et mourut. Ainsi l'Afrique, qui dans la division de la terre
forme: la troisième partie du monde, fut affranchie du joug des Wandales après
un espace d'environ cent ans, et rendue à l'empire romain et à son ancienne
liberté; et cette contrée, que, sous de lâches maîtres et des généraux
infidèles, avait jadis été détachée du corps de l'empire une armée païenne, y
fut de nouveau réunie alors sous un prince habile et un fidèle général ; et la
joie de sa délivrance dure encore. Il est vrai que plus tard elle a eu quelque
temps à souffrir d'une guerre intestine et de la perfidie des Maures. Néanmoins,
ce qu'avait commencé la victoire dont Dieu favorisa l'empereur Justinien a fini
par avoir une bonne issue. Mais pourquoi raconter des choses étrangères à cette
histoire? Revenons à notre sujet. Valia, roi des Goths, était si acharné contre
les Wandales, qu'il eût voulu les poursuivre jusqu'en Afrique ; mais les mêmes
désastres qu'avait autrefois éprouvés Alaric, quand il avait voulu passer dans
cette contrée, l'en empêchèrent. Victorieux cette fois sans que le sang eût
coulé, il quitta l'Espagne, où il s'était couvert de gloire, et retourna à
Toulouse. Il y tomba malade longtemps après, et mourut, après avoir abandonné à
l'empire ro-main, selon sa promesse, quelques provinces dont il avait chassé les
ennemis. Ce fut en ce temps que Bérimund, fils de Torismund, le même dont nous
avons parlé plus haut, en faisant la généalogie de la famille des Amales, passa
dans le royaume des Visigoths avec son fils Witérich, abandonnant les
Ostrogoths, alors opprimés en Scythie sous le joug des Huns. Il avait la
conscience de son courage et de la noblesse de sa race; et il espérait que ses
parents placeraient sur le trône , de préférence à tout autre, le rejeton
reconnu d'un grand nombre de rois. Comment hésiter, en effet, à élire un Amale,
le trône venant à vaquer? Néanmoins il ne voulut pas faire connaître qui il
était; et les Visigoths, aussitôt après la mort de Valia, lui donnèrent
Théodéric pour successeur. Bérimund vint auprès de lui; et, avec la réserve qui
le distinguait, il garda sagement le silence sur l'élévation de sa naissance,
sachant bien que ceux qui règnent regardent toujours avec défiance les
descendants de rois. Il se résigna donc à vivre ignoré, pour ne pas troubler
l'ordre établi. Le roi Théodérie le reçut lui et son fils avec de grands
honneurs , l'admettant à son conseil et le faisant manger à sa table; et ce
n'était point à cause de sa noblesse, qu'il ignorait, mais en considération de
son courage et de la force qui lui était commune avec sa nation, et qu'il ne
pouvait pas cacher.
CHAPITRE XXXIV.
Valia
étant mort pour revenir à ce que nous avons dit plus haut, son successeur fut
Théodéric, homme doué d'une grande énergie et d'une force de corps
extraordinaire, mais en même temps d'une modération extrême, et dont le règne
fut aussi heureux pour la Gaule que celui de Valia l'avait été peu. Sous le
consulat de Théodose et de Festus, les Romains, ayant pour auxiliaires les Huns
qui s'étaient joints à eux, rompirent la paix, et marchèrent contre lui dans les
Gaules. Ils voulaient venger les désordres commis par une troupe de Goths
fédérés qui, à Constantinople, avaient pris parti pour le comte Caina. Le
patrice Aétius était alors maître de la milice. Né de Gaudentius, dans la ville
de Dorostène, il appartenait à la race belliqueuse des Moesiens. Endurci à
toutes les fatigues de la guerre, un tel homme semblait avoir été créé exprès
pour soutenir l'empire romain, auquel il avait assujetti naguère les orgueilleux
Suèves et les barbares Francs, après leur avoir fait essuyer de sanglantes
défaites. C'était Litorius qui commandait les Huns auxiliaires de l'armée
romaine qui s'avançait contre les Goths. Quand les deux armées furent en
présence, elles restèrent longtemps l'une et l'autre rangées en bataille; mais à
la fin, voyant que le courage était égal des deux côtés, et qu'aucune des deux
ne l'emporterait, elles se tendirent la main, et la concorde se rétablit; on
renouvela l'ancien traité, on se promit mutuellement de garder avec fidélité la
paix, et l'on se retira de part et d'autre. Cet accord calma l'irritation
d'Attila, chef suprême de tous les Huns, et le premier, depuis que le monde
existe, dont la domination ait embrassé la Scythie presque entière. Aussi sa
gloire éclatante faisait-elle l'étonnement de tous les peuples. Voici, entre
autres choses qui le concernent, ce que rapporte Priseus, envoyé en ambassade
auprès de lui par Théodose le Jeune. Après avoir passé de grands fleuves, le
Tysias, le Tibisias, la Dricca, nous arrivâmes à l'endroit où jadis le plus
brave des Goths, Vidicula , périt par les embûches des Sarmates; et non loin de
là nous atteignîmes au village où le roi Attila faisait sa résidence. Je dis un
village, mais qui ressemblait à une ville fort grande. Nous y remarquâmes un
palais de bois, construit avec des planches polies et brillantes, dont les
joints étaient si bien dissimulés, qu'à peine avec beaucoup d'attention
pouvait-on les découvrir. On y voyait des salles spacieuses pour les festins,
des portiques d'une architecture pleine d'élégance; et la cour du palais,
entourée d'une longue palissade, était si vaste, que son étendue seule suffisait
pour faire reconnaître l'habitation royale. C'était là la demeure de cet Attila
qui tenait sous sa domination toute la barbarie; c'était là le séjour qu'il
préférait aux villes conquises.
CHAPITRE XXXV.
Attila
eut pour père Mundzuc, dont les frères Octar et Boas passent pour avoir régné
avant lui sur les Huns, mais non pas sur la nation entière. A leur mort, il
partagea le trône avec son frère Bléta ; et, afin de se procurer des forces qui
pussent seconder ses projets, il devint parricide, et préluda par la mort de ses
proches à sa lutte avec le monde. Ses coupables ressources s'accrurent en dépit
de la justice, et sa barbarie eut un succès qui fait horreur. Après avoir fait
périr dans ses piéges Bléta, son frère, qui régnait sur une grande partie des
Huns, il réduisit ce peuple entier sous sou pouvoir; et, ayant réuni un grand
nombre d'autres nations qui lui obéissaient, il aspirait à la conquête des deux
premiers peuples de l'univers, les Romains et les Visigoths. Son armée était,
dit-on, de cinq cent mille hommes. Cet homme était venu au monde pour ébranler
sa nation et faire trembler la terre. Par je ne sais quelle fatalité, des bruits
formidables le devançaient, et semaient partout l'épouvante. Il était superbe en
sa démarche, promenant ses regards deçà et delà autour de lui; l'orgueil de sa
puissance se révélait jusque dans les mouvements de son corps. Aimant les
batailles , mais se maîtrisant dans l'action; excellent dans le conseil; se
laissant fléchir aux prières; bon quand il avait une fois accordé sa protection.
Sa taille était courte, sa poitrine large, sa tête forte. De petits yeux, la
barbe clairsemée, les cheveux grisonnants, le nez écrasé, le teint noirâtre, il
reproduisait tous les traits de sa race. Bien que naturellement sa confiance en
lui-même fût grande et ne l'abandonnât jamais, elle s'était encore accrue par la
découverte du glaive de Mars, ce glaive pour lequel les rois des Scythes avaient
toujours eu de la vénération. Voici, au rapport de Priscus, comment se fit cette
découverte : « Un pâtre, dit-il, voyant boiter une génisse de son troupeau, et
ne pouvant imaginer ce qui l'avait ainsi blessée, se mit à suivre avec
sollicitude la trace de son sang. II vint jusqu'au glaive sur lequel la génisse
en broutant avait mis le pied sans le voir, et l'ayant tiré de la terre, il
l'apporta à Attila. Celui-ci, fier de ce don, pensa, dans sa magnanimité, qu'il
était appelé à être le maître du monde, et que le glaive de Mars mettait en sa
main le sort des batailles. »
CHAPITRE XXXVI.
Gizéric, roi des Wandales, le même dont nous avons parlé plus haut, découvrant
dans Attila ce penchant qui le portait à ravager le monde, l'entraîna par de
grands présents à faire la guerre aux Visigoths. Il craignait la vengeance de
Théodéric leur roi, pour l'indigne traitement qu'il avait fait souffrir à sa
fille. Celle-ci, mariée à Hunéric, fils de Gizéric, avait d'abord trouvé le
bonheur dans une alliance si élevée; mais dans la suite Gizéric, dont le
caractère cruel n'épargnait pas même ses enfants, sur le simple soupçon qu'elle
avait voulu l'empoisonner, l'avait renvoyée à son père dans les Gaules, après l'a-voir
dépouillée de sa beauté naturelle en lui faisant couper le nez et les oreilles,
condamnant ainsi cette infortunée à porter éternellement la marque de son hideux
supplice. Mais cet excès de barbarie, capable de soulever même les étrangers, ne
devait rendre que plus inévitable la vengeance d'un père. Attila, gagné par
Gizéric, se résolut donc à faire éclore cette guerre, qu'il couvait depuis
longtemps. Il envoya des députés à l'empereur Valentinien en Italie, pour semer
la discorde entre les Goths et les Romains. Son but était d'épuiser par des
divisions intestines ceux qu'il ne pouvait vaincre par les armes. Il protestait
qu'il ne voulait nullement rompre l'amitié qui l'unissait à l'empire; que
c'était une guerre entre lui et Théodéric, roi des Visigoths, à laquelle il
désirait de bon coeur que Valentinien restât étranger. Il avait rempli la fin de
sa lettre, comme de coutume, de salutations flatteuses, s'étudiant à donner à
son mensonge l'apparence de la vérité. Il écrivit une lettre semblable à
Théodéric, roi des Visigoths, l'engageant à abandonner l'alliance des Romains,
et à se rappeler la guerre que ces derniers lui avaient faite peu de temps avant
avec tant d'acharnement. Cet homme rusé combattit par l'artifice avant de
combattre par les armes. Alors l'empereur Valentinien envoya aux Visigoths et à
leur roi Théodéric des ambassadeurs, qui leur parlèrent en ces termes :
« Il est de votre prudence, ô
le plus vaillant des hommes, de vous unir à nous contre ce tyran de Rome, qui
aspire à réduire en servitude le monde entier, sans s'enquérir des motifs qu'il
peut avoir de faire la guerre, et tenant pour légitime tout ce qu'il fait. Son
bras trace un cercle autour de lui, et la licence trouve toujours grâce devant
son orgueil. Il méprise toute justice, et se pose en ennemi du genre humain :
haine donc à celui qui se fait gloire de haïr indistinctement tous les hommes!
Rappelez-vous, de grâce, et certes il est impossible de l'oublier, rappelez-vous
que les Huns sont venus nous attaquer. Mais ce n'est pas là ce qui rend Attila
dangereux ; ce sont les pièges qu'il tend pour venir à bout de ses desseins.
D'ailleurs, sans parler de nous, comment pouvez-vous laisser tant d'orgueil
impuni? Ah ! venez en aide à nos douleurs, vous dont les armes sont redoutées ;
unissez vos bras aux nôtres, secourez l'empire, cet empire dont vous possédez
vous-mêmes une portion. Quant à nous, que notre désir autant que notre intérêt
nous commandent de nous unir étroitement à vous, les conseils de notre ennemi
vous le disent assez. » Par ce
discours et d'autres semblables les ambassadeurs de Valentinien entraînèrent le
roi Théodéric. Il leur répondit :
« Voilà vos désirs satisfaits, Romains ; vous nous avez rendus, nous aussi,
ennemis d'Attila. Nous le poursuivrons partout où nous appellera sa présence,
et, bien que ses victoires sur plusieurs puissantes nations l'aient enflé
d'orgueil, les Goths savent pourtant combattre les superbes. Il n'y a,
croyez-moi, de guerre à redouter que celle qui manque d'un motif légitime; mais
nul revers n'est à craindre à qui peut compter sur la protection du ciel.
» A cette réponse du chef, les
compagnons poussent des acclamations; la foule transportée les imite. Le désir
de combattre s'empare de tous; on brûle déjà d'en venir aux mains avec les Huns.
Le roi Théodéric se met donc à la tête d'une multitude innombrable de Visigoths
; et, laissant dans son palais quatre de ses fils, savoir, Fridéric, Turic,
Rotmer et Himmerit, il n'amène avec lui, pour partager ses fatigues, que les
deux ainés Thorismund et Théodéric. Heureuse armure, que d'avoir autour de soi
pour auxiliaires et pour soutiens ceux qu'on aime, et pour qui c'est un bonheur
de s'exposer aux mêmes dangers que nous! Telle fut, du côté des Romains, la
prévoyante activité du patrice Aétius, sur qui s'appuyait alors l'empire
d'Occident, qu'ayant rassemblé des guerriers de toute parts , il marcha contre
cette formidable multidude d'ennemis, avec des forces qui ne leur étaient pas
inférieures. Aux Romains, en effet, se joignirent, comme auxiliaires, des
Francs, des Sarmates, des Armoricains, des Litiens, des Burgundes, des Saxons,
des Ripuaires, des Ibrions, jadis soldats de l'empire, mais alors appelés
seulement comme auxiliaires, et quelques autres nations celtiques ou
germaniques. On se rassembla dans les champs Catalauniques, appelés aussi
Mauriciens. Ces champs ont cent lieues eu longueur, comme les appellent les
Gaulois, et soixante-dix en largeur. Or, la lieue gauloise se compose de quinze
cents pas. Voilà donc ce coin du monde devenu l'arène de peuples innombrables.
Les deux armées sont en présence; elles sont l'une et l'autre remplies de
courage. Rien ne se fait par ruse; c'est à la force ouverte qu'on en appelle.
Quelle peut-être la cause de l'agitation de tant de peuples? Quelles haines ont
pu les porter à s'armer ainsi les uns contre les autres? Il a été prouvé que
l'espèce humaine vivait par ses rois, le jour où l'aveugle emportement d'un seul
homme a fait couler le sang des nations, et où la fantaisie d'un monarque
orgueilleux a détruit en un moment ce que la nature avait mis tant de siècles à
produire.
CHAPITRE XXXVII.
Mais,
avant de rendre compte de la bataille, il nous paraît nécessaire de raconter les
mouvements qui eurent lieu dans les deux armées ; car cette action fut aussi
féconde en accidents et en chances diverses qu'elle est devenue mémorable
depuis. Sangiban, roi des Alains, envisageant l'avenir avec terreur, promet de
se ranger du côté d'Attila, et de lui livrer la ville gauloise d'Orléans, où il
se trouvait alors. Aussitôt que Théodéric et Aétius ont connaissance de ses
desseins, ils se rendent maîtres de cette ville au moyen de grands ouvrages de
terre, la détruisent avant l'arrivée d'Attila; et, veillant sur Sangiban, devenu
suspect, ils le placent, lui et ses Alains, au milieu de leurs auxiliaires.
Cependant un événement si grave fit une profonde impression sur le roi des Huns
: se défiant de ses troupes, n'osant engager le combat, et roulant déjà dans son
esprit la pensée de fuir, extrémité plus cruelle que la mort même, il se décida
à consulter ses devins pour connaître l'avenir. Ceux-ci, après avoir observé
tantôt les entrailles des victimes, tantôt certaines veines qui apparaissent sur
leurs os mis à nu, présagèrent aux Huns de funestes événements. Toutefois, ce
qui rendait leurs prédictions un peu moins sinistres, c'est qu'ils annonçaient,
comme devant succomber du côté des ennemis, un de leurs chefs suprêmes, destiné
à périr avant la victoire des siens, sans jouir d'un triomphe rendu funeste par
sa mort. Attila, qui jugeait devoir acheter, même par sa propre ruine, la mort
d'Aétius, parce que c'était lui qui entravait ses mouvements, préoccupé de cette
prédiction, et accoutumé d'ailleurs à prendre conseil dans les affaires de la
guerre, engagea le combat en tremblant, vers la neuvième heure du jour, afin
que, s'il était forcé de plier, l'approche (le la nuit vint le secourir. Comme
nous l'avons dit, les deux armées se trouvaient alors en présence dans les
champs Catalauniques.
CHANTRE XXXVIII.
Sur le
terrain incliné du champ de bataille s'élevait une éminence qui formait comme
une petite montagne. Chacune des deux armées désirant s'en emparer, parce que
cette position importante devait donner un grand avantage à qui s'en rendrait
maître, les Huns et leurs alliés en occupèrent le côté droit, et les Romains,
les Visigoths et leurs auxiliaires, le côté gauche. Le point le plus élevé de
cette hauteur ne fut pas disputé, et demeura inoccupé. Théodéric et ses
Visigoths tenaient l'aile droite ; Aétius, la gauche avec les Romains. Ils
avaient placé au centre Sangiban, ce roi des Alains, dont nous avons parlé plus
haut; et, par un stratagème de guerre, ils avaient pris la précaution d'enfermer
au milieu de troupes d'une fidélité assurée celui sur les dispositions duquel
ils pouvaient le moins compter; car celui-là se soumet sans difficulté à la
nécessité de combattre, à qui est ôtée la possibilité de fuir. Quant à l'armée
des Huns, elle fut rangée en bataille dans un ordre contraire; Attila se placa
au centre avec les plus braves d'entre les siens. Par cette disposition, le roi
des Huns songeait principalement à lui-même, et son but, en se plaçant ainsi au
milieu de l'élite de ses guerriers, était de se mettre à l'abri des dangers qui
le menaçaient; les peuples nombreux, les nations diverses qu'il avait soumis à
sa domination, formaient ses ailes. Entre eux tous se faisait remarquer l'armée
des Ostrogoths, commandée par Walamir, Théodémir et Widémir, trois frères qui
surpassaient en noblesse le roi même,sous les ordres duquel ils marchaient alors
; car ils étaient de l'illustre et puissante race des Amales. On y voyait aussi,
à la têle d'une troupe innombrable de Gépides, Ardaric, leur roi, si brave et si
fameux, que sa grande fidélité à Attila faisait admettre par ce dernier à ses
conseils. Le roi des Huns avait su apprécier sa sagacité : aussi lui et Walamir,
roi des Ostrogoths, étaient-ils de tous les rois qui lui obéissaient ceux qu'il
aimait le plus. Walamir était fidèle à garder le secret, d'une parole
persuasive, incapable de trahison; Ardaric était renommé pour sa fidélité, comme
nous l'avons dit, et pour sa raison. En marchant avec Attila contre les
Visigoths leurs parents, l'un et l'autre justifiaient assez sa confiance. La
foule des autres rois, si l'on peut ainsi parler, et les chefs des diverses
nations, semblables à ses satellites, épiaient les moindres mouvements d'Attila;
et dès qu'il leur faisait un signe du regard, chacun d'eux en silence, avec
crainte et tremblement, venait se placer devant lui, ou exécutait les ordres
qu'il en avait reçus. Cependant le roi de tous les rois, Attila, seul veillait
sur tous et pour tous. On combattit donc pour se rendre maître de la position
avantageuse dont nous avons parlé. Attila fit marcher ses guerriers, pour
s'emparer du haut de la colline; mais il fut prévenu par Thorismund et Aétius,
qui, ayant uni leurs efforts pour gravir à son sommet, y arrivèrent les
premiers, et repoussèrent facilement les Huns, à la faveur du point élevé qu'ils
occupaient.
CHAPITRE XXXIX.
Alors
Attila, s'apercevant que cette circonstance avait porté le trouble dans son
armée, jugea aussitôt devoir la rassurer, et lui tint ce discours :
« Après vos victoires sur tant de grandes nations, après avoir dompté le monde,
si vous tenez ferme aujourd'hui, ce serait ineptie, je pense, que de vous
stimuler par des paroles; comme des guerriers d'un jour. De tels moyens peuvent
convenir à un chef novice, ou à une armée peu aguerrie : quant à moi, il ne
m'est point permis de rien dire, ni à vous de rien écouter de vulgaire. Car
qu'avez-vous accoutumé, sinon de combattre? Ou qu'y a-t-il de plus doux pour le
brave que de se venger de sa propre main? C'est un grand présent que nous a fait
la nature, que de nous donner la faculté de rassasier notre âme de vengeance.
Marchons donc vivement à l'ennemi; ce sont toujours les plus braves qui
attaquent. N'ayez que mépris pour ce ramas de nations discordantes; c'est signe
de peur, que de s'associer pour se défendre. Voyez! même avant l'attaque,
l'épouvante déjà les entraîne; elles cherchent les hauteurs, s'emparent des
collines, et, dans leurs tardifs regrets, sur le champ de bataille elles
demandent avec instance des remparts. Nous savons par expérience combien peu de
poids ont les armes des Romains; ils succombent, je ne dis pas aux premières
blessures, mais à la première poussière qui s'élève. Tandis qu'ils se serrent
sans ordre, et s'entrelacent pour faire la tortue, combattez, vous, avec la
supériorité de courage qui vous distingue, et, dédaignant leurs légions, fondez
sur les Alains, précipitez-vous sur les Visigoths. Ce sont ceux qui
entretiennent la guerre qu'il nous faut tâcher de vaincre au plus tôt. Les nerfs
une fois coupés, les membres aussitôt se laissent aller; et le corps ne peut se
soutenir si on lui arrache les os. Que votre courage grandisse, que votre fureur
monte et éclate. Huns, voici le moment d'apprêter vos armes, voici le moment
aussi de vous montrer résolus, soit que blessés vous demandiez la mort de votre
ennemi, soit que sains et saufs vous ayez soif de carnage. Nuls traits
n'atteignent ceux qui doiveut vivre, tandis que, même dans la paix, les destins
précipitent les jours de ceux qui doivent mourir. Enfin, pourquoi la fortune
aurait-elle assuré les victoires des Huns sur tant de peuples, sinon parce
qu'elle les destinait aux joies de cette bataille ? Et encore qui a ouvert à nos
ancêtres le chemin des Palus-Méotides, fermé et ignoré pendant tant de siècles ?
Qui faisait fuir des peuples armés devant des hommes qui ne l'étaient pas ? Non,
cette multitude rassemblée à la hâte ne pourra pas même soutenir la vue des
Huns. L'événement ne me démentira pas; c'est ici le champ de bataille qui nous
avait été promis par tant d'heureux succès. Le premier je lancerai mes traits à
l'ennemi. Que si quelqu'un pouvait rester oisif quand Attila combattra, il est
mort. » Enflammés par ces paroles tous se précipitent au combat.
CHAPITRE XL.
Quelque effrayant que fût l'état des choses, néanmoins la présence du roi
rassurait ceux qui eussent pu hésiter. On en vint aux mains : bataille terrible,
complexe, furieuse, opiniâtre, et comme on n'en avait jamais vu de pareille
nulle part. De tels exploits y furent faits, à ce qu'on rapporte, que le brave
qui se trouva privé de ce merveilleux spectacle ne put rien voir de semblable
durant sa vie : car, s'il faut en croire les vieillards, un petit ruisseau de
cette plaine, qui coule dans un lit peu profond, s'enfla tellement, non par la
pluie, comme il lui arrivait quelquefois, mais par le sang des mourants, que,
grossi outre mesure par ces flots d'une nouvelle sorte, il devint un torrent
impétueux qui roula du sang; en sorte que les blessés qu'amena sur ses bords une
soif ardente y puisèrent une eau mêlée de débris humains , et se virent forcés,
par une déplorable nécessité, de souiller leurs lèvres du sang que venaient de
répandre ceux que le fer avait frappés. Pendant que le roi Théodéric par-courait
son armée pour l'encourager, son cheval le renversa; et les siens l'ayant foulé
aux pieds, il perdit la vie, déjà dans un âge avancé. D'autres disent qu'il
tomba percé d'un trait lancé par Andax du côté des Ostrogoths, qui se trouvaient
alors sous les ordres d'Attila. Ce fut l'accomplissement de la prédiction faite
au roi des Huns peu de temps avant par ses devins, bien que celui-ci conjecturât
qu' elle regardait Aétius. Alors les Visigoths, se séparant des Alains, fondent
sur les bandes des Huns; et peut-être Attila lui-même serait-il tombé sous leurs
coups, s'il n'eût prudemment pris la fuite sans les attendre, et ne se fût tout
d'abord renfermé, lui et les siens, dans son camp, qu'il avait retranché avec
des chariots. Ce fut derrière cette frêle barrière que cherchèrent un refuge
contre la mort ceux-là devant qui naguère ne pouvaient tenir les remparts les
plus forts. Thorismund, fils du roi Théodérie, et le même qui s'était emparé le
premier de la colline avec Aétius et en avait chassé les Huns, croyant retourner
au milieu des siens , vint donner à son insu, et trompé par l'obscurité de la
nuit, contre les chariots des ennemis; et, tandis qu'il combattait bravement,
quelqu'un le blessa à la tête, et le jeta à bas de son cheval ; mais les siens
qui veillaient sur lui le sauvèrent, et il se retira du combat. Aétius, de son
côté, s'étant également égaré dans la confusion de cette nuit, errait au milieu
des ennemis, tremblant qu'il ne fût arrivé malheur aux Goths. A la fin il
retrouva le camp des alliés après l'avoir longtemps cherché, et passa le reste
de la nuit à faire la garde derrière un rempart de boucliers. Le lendemain, dès
qu'il fut jour, voyant les champs couverts de cadavres, et les Huns qui
n'osaient sortir de leur camp, convaincus d'ailleurs qu'il fallait qu'Attila eût
éprouvé une grande perte, pour avoir abandonné le champ de bataille, Aétius et
ses alliés ne doutèrent plus que la victoire ne fût à eux. Toutefois, même après
sa défaite, le roi des Huns gardait une contenance fière ; et, faisant sonner
ses trompettes au milieu du cliquetis des armes, il menaçait de revenir à la
charge. Tel un lion, pressé par les épieux des chasseurs, rôde à l'entrée de sa
caverne ; il n'ose pas s'élancer sur eux, et pourtant il ne cesse d'épouvanter
les lieux d'alentour de ses rugissements; tel ce roi belliqueux, tout assiégé
qu'il était, faisait encore trembler ses vainqueurs. Aussi les Goths et les
Romains s'assemblèrent-ils pour délibérer sur ce qu'ils feraient d'Attila
vaincu; et comme on savait qu'il lui restait peu de vivres, et que d'ailleurs
ses archers, postés derrière les retranchements du camp, en défendaient
incessamment l'abord à coups de flèches, il fut convenu qu'on le lasserait en le
tenant bloqué. On rapporte que, dans cette situation désespérée, le roi des
Huns, toujours grand jusqu'à l'extrémité, fit dresser un bûcher formé de selles
de chevaux, prêt à se précipiter dans les flammes si les ennemis forçaient son
camp ; soit pour que nul ne pût se glorifier de l'avoir frappé, soit pour ne pas
tomber lui, le maître des nations, au pouvoir d'ennemis si redoutables.
CHAPITRE XLI.
Durant
le répit que donna ce siège, les Visigoths et les fils de Théodéric s'enquirent
les uns de leur roi, les autres de leur père, étonnés de son absence au milieu
du bonheur qui venait de leur arriver. L'ayant cherché longtemps, seIon la
coutume des braves, ils le trouvèrent enfin sous un grand monceau de cadavres,
et, après après avoir chanté des chants à sa louange, l'emportèrent sous les
yeux des ennemis. Vous eussiez vu des bandes de Goths aux voix rudes et
discordantes s'occuper des soins pieux des funérailles, au milieu des fureurs
d'une guerre qui n'était pas encore éteinte. Les larmes coulaient, mais de
celles que savent répandre les braves. Pour nous était la perte, mais les Huns
témoignaient combien elle était glorieuse ; et c'était, ce semble, une assez
grande humiliation pour leur orgueil, de voir, malgré leur présence, emporter
avec ses insignes le corps d'un si grand roi. Avant d'avoir fini de rendre les
derniers devoirs à Théodéric, les Goths, au bruit des armes, proclamèrent roi le
vaillant et glorieux Thorismund ; et celui-ci acheva les obsèques de son père
bien-aimé, comme il convenait à un fils. Après l'accomplissement de ces choses,
emporté par la douleur de sa perte et par l'impétuosité de son courage,
Thorismund brûlait de venger la mort de son père sur ce qui restait de Huns. Il
consulta le patrice Aétius, à cause de son âge et de sa prudence consommée, pour
savoir ce qu'il fallait qu'il fit dans cette conjoncture. Mais celui-ci,
craignant qu'une fois les Huns écrasés, les Goths ne tombassent sur l'empire
romain, le décida par ses conseils à retourner dans ses foyers, et à se saisir
du trône que son père venait de laisser, de peur que ses frères, s'emparant du
trésor royal, ne se rendissent maîtres du royaume des Visigoths, et qu'il n'eût
ensuite à soutenir contre les siens une guerre sérieuse et, qui pis est,
malheureuse. Thorismund reçut ce conseil sans se douter de la duplicité qui
l'avait dicté ; il y vit plutôt de la sollicitude pour ses intérêts, et,
laissant là les Huns, il partit pour la Gaule. Voilà comme, en s'abandonnant aux
soupçons, la fragilité humaine se laisse enlever l'occasion de faire de grandes
choses. On rapporte que dans cette fameuse bataille que se livrèrent les plus
vaillantes nations il périt des deux côtés cent soixante-deux mille hommes, sans
compter quatre-vingt-dix mille Gépides et Francs qui avant l'action principale
tombèrent des coups qu'ils se portèrent mutuellement dans une rencontre nocturne
; les Francs combattant pour les Romains, et les Gépides pour les Huns. En
apprenant le départ des Goths, Attila, comme il arrive ordinairement dans les
événements imprévus, sentit redoubler sa défiance, pensant que ses ennemis lui
tendaient un piège, et se tint longtemps renfermé dans son camp. Mais à la fin,
détrompé par le long silence qui avait succédé à leur retraite, son courage se
releva jusqu'à s'attribuer la victoire; il fit éclater une vaine joie, et les
pensées du puissant roi se reportèrent aux anciennes prédictions. Quant à
Thorismund, élevé subitement à la dignité royale dès la mort de son père, sur
les champs Catalauniques où il venait de combattre, témoins de son courage, il
fit son entrée dans Toulouse ; et là, quelque joie que lui témoignassent ses
frères et les premiers de la nation, il fit paraître de son côté tant de
modération dans les commencements, que personne ne lui disputa la succession au
trône de son père.
CHAPlTRE XLII.
Attila, profitant de l'occasion que lui offrait la retraite des Visigoths, et
rassuré sur l'avenir en voyant, comme il l'avait souvent souhaité, la ligue des
ennemis dissoute, marcha aussitôt à la conquête de l'Italie. Il commença
l'attaque par le siége d'Aquilée, ville métropole de la Vénétie, située sur une
pointe ou langue de terre du golfe Adriatique, et dont les murs sont baignés à
l'orient par le fleuve Natissa, qui coule du mont Picis. Il y avait longtemps
qu'il l'assiégeait et n'obtenait aucun succès, parce que les meilleurs soldats
de la milice romaine y étaient renfermés et la défendaient. Son armée commençait
à murmurer, et voulait se retirer. Attila, faisant le tour des remparts,
délibérait s'il lèverait le siège ou s'il le continuerait encore, quand il
aperçut des cigognes, ces oiseaux blancs qui nichent aux faites des maisons,
emportant leurs petits de la ville, et, contre leur habitude, allant les déposer
dans la campagne. Doué comme il était d'un esprit observateur et pénétrant, il
en fut soudain frappé; et s'adressant aux siens : Regardez, leur dit-il, ces
oiseaux, qui, pressentant ce qui doit arriver, abandonnent une ville vouée à la
destruction, et désertent des remparts près de crouler devant les périls qui les
menacent ! Qu'on ne s'y trompe point, il n'y a rien là d'insignifiant, rien
d'équivoque : quand des êtres doués de prévision changent ainsi leurs habitudes,
c'est toujours pour fuir un danger imminent..
» Bref, les Huns reprennent le
siège d'Aquilée avec une nouvelle ardeur. Ils construisent toutes sortes de
machines de guerre, les font jouer, et se rendent bientôt maîtres de la ville,
dont ils se partagent les dépouilles, et qu'ils saccagent si cruellement après
l'avoir pillée, qu'à peine en laissent-ils subsister quelques vestiges. Enhardis
par ce succès, et toujours altérés de sang romain, ils promènent ensuite leur
fureur à travers les autres villes de la Vénétie, se jettent dans la Ligurie,
dévastent Milan, métropole de cette province, et jadis ville royale; ravagent
pareillement Pavie ainsi que les lieux qui l'avoisinent, et font enfin de
l'Italie presque entière un monceau de ruines. L'intention d'Atti la était de
s'avancer jusqu'à Rome; mais, comme le rapporte l'historien Priscus, les siens
l'en détournèrent, non par intérêt pour la ville, qu'ils eussent voulu détruire,
mais par crainte qu'il n'arrivât malheur à leur roi , auquel ils rappelèrent
l'exemple d'Alaric, l'ancien roi des Visigoths, qui n'avait pas survécu
longtemps après avoir pris Rome, mais était mort presque aussitôt.Tandis
qu'Attila flottait indécis s'il irait ou s'il n'irait pas, et perdait du temps à
se consulter, une ambassade partie de cette ville arriva auprès de lui, et eu
fut bien accueillie. Elle avait à sa tête le pape Léon, qui vint en personne à
sa rencontre au lieu nommé Acroventus Mamboleius, où tous les jours de nombreux
voyageurs passent le Mincius. Attila consentit à faire la paix; et, arrêtant les
ravages de son armée, il s'en retourna au delà du Danube, dans les provinces
d'où il était venu; mais en déclarant publiquement et avec menaces qu'il
reparaîtrait plus terrible en Italie si on ne remettait entre ses mains Honoria,
soeur de l'empereur Valentinien et fille de l'impératrice Placidie, avec la part
qui lui revenait du trésor impérial. Or, on racontait que, tandis que cette
princesse Honoria était étroitement gardée par les ordres de son frère, qui
craignait qu'elle ne manquât aux devoirs de son sexe et ne déshonorât sa cour,
elle avait envoyé clandestinement un eunuque à Attila pour l'inviter à venir,
afin de se servir de sa protection contre le pouvoir de son frère : action
infâme assurément, car c'était acheter par la ruine de son pays la liberté de se
livrer à ses passions.
CHAPITRE XLIII.
Attila
était donc retourné dans ses foyers; mais ayant comme du remords de son
inaction, et s'indignant de vivre sans combattre, il envoya des députés à
Marcien, empereur d'Orient, pour lui signifier que, puisqu'il ne lui payait pas
le tribut que l'empereur Théodose lui avait autrefois promis, il allait ravager
ses provinces, et reparaître plus terrible que jamais au milieu de ses ennemis.
Néanmoins, suivant son habileté et sa finesse ordinaire, après avoir menacé un
point, il porta ses armes sur un autre, et, n'écoutant que son ressentiment, il
tourna sa face contre les Visigoths. Mais il n'eut point avec eux le même succès
qu'avec les Romains. Il accourut de nouveau par une route différente de la
première fois, dans le dessein de réduire sous son obéissance les Alains établis
au delà de la Loire, afin que leur défaite, changeant la face de la guerre,
accrût la terreur qu'il inspirait. Étant donc sorti de la Dacie et de la
Pannonie, provinces qu'occupaient alors les Huns avec diverses nations qui leur
étaient soumises, Attila marcha contre les Alains. Mais Thorismund, roi des
Visigoths, découvrit le stratagème du roi des Huns avec autant de finesse que
celui-ci en avait mis à l'imaginer: il accourut adroitement chez les Alains
avant lui; et quand survint Attila, il se trouva prêt, et marcha à sa rencontre.
Le combat s'étant engagé, Thorismund lui ôta bientôt l'espoir de vaincre, à peu
près de la même manière qu'il l'avait déjà fait dans les champs Catalauniques;
et l'ayant battu et mis en déroute, il l'obligea d'abandonner la Gaule et de
s'enfuir dans son pays. Ainsi ce fameux Attila, qui tant de fois avait maitrisé
la victoire, au lieu de faire oublier, comme il le voulait, l'échec que lui
avaient déjà fait souffrir les Visigoths, et de se laver de la honte de sa
première défaite, en essuya une seconde, et se retira ignominieusement. Quant à
Thorismund, après avoir délivré les Alains des bandes des Huns, il se mit en
marche pour Toulouse, sans que les siens eussent éprouvé de perte. II y vivait
au sein de la paix qu'il avait rétablie, quand, la troisième année de son règne,
étant tombé malade et s'étant fait saigner, il fut assassiné par son client
Asealcruus, qui lui dénonçait des ennemis après lui avoir soustrait ses armes.
Toutefois, d'une main qui lui restait libre s'armant d'un escabeau, il vengea
son sang en assommant quelques-uns des conspirateurs.
CHAPITRE XLIV.
Après
sa mort, son successeur au trône des Visigoths fut son frère Théodéric, qui ne
tarda pas à découvrir qu'il avait pour ennemi Riciaire, roi des Suèves et son
parent. Ce Riciaire, se targuant de son alliance avec Théodéric, crut pouvoir
s'emparer de presque toute l'Espagne, et jugea que le moment le plus favorable
pour une tentative d'empiétement était le commencement d'un règne encore mal
assuré. Les Suèves occupaient auparavant la Gallicie et la Lusitanie, qui
s'étendent le long du rivage de l'Océan, sur le côté droit de l'Espagne, et
avaient pour limites à l'orient l'Austrogonie, à l'occident le promontoire où
s'élève le tombeau de Scipion, général romain ; au septentrion l'Océan, et au
midi la Lusitanie et le Tage, dont le sable est mêlé d'un riche métal, et qui
charrie de l'or avec un vil limon. Ce fut donc de ces provinces que sortit
Ri-claire, roi des Suèves, pour entreprendre de se rendre maître de toute
l'Espagne. Théodéric, son parent, suivant sa modération accoutumée, lui envoya
des députés chargés de lui dire avec douceur, non seulement de se retirer d'un
territoire qui n'était point le sien, mais même de ne plus y prétendre à
l'avenir, et que son ambition ne pouvait lui attirer que de la haine. Mais lui,
le coeur enflé d'orgueil, lui fit cette réponse : « Si tu murmures et que tu
prétendes m'empêcher d'avancer, je viendrai à Toulouse, où tu demeures: là tu
m'arrêteras si tu peux. » Ce
langage déplut à Théodéric; il se mit en paix avec les autres nations, et marcha
contre les Suèves, assisté de Gnudiae et d'Hilpéric, roi des Burgundions, et
tous deux dévoués à sa personne. On se trouva en présence au bord du fleuve
Urbius, qui coule entre l'Asturie et l'Ibérie ; et la bataille s'étant engagée,
Théodéric et les Visigoths, qui combattaient pour la bonne cause, demeurèrent
vainqueurs, et taillèrent en pièces presque toutes les tribus des Suèves.
Riciaire, leur roi, abandonnant la victoire à son ennemi, et fuyant devant lui,
se sauva sur un vaisseau; mais, rejeté en arrière par une tempête au moment
d'entrer dans la mer de Tyrrhène, il fut livré entre les mains des Visigoths,
qui le firent bientôt mourir, sans qu'il lui eût servi de rien de changer
d'élément. Théodéric, après la victoire, pardonna aux vaincus, et fit cesser le
carnage; puis il donna pour chef aux Suèves soumis son client Athiulfe. Mais
dans peu celui-ci changea de sentiment, et trahit son maître à l'instigation des
Suèves, ne tenant aucun compte de ses ordres, se conduisant avec toute
l'arrogance d'un usurpateur, et se flattant de pouvoir conserver par sa valeur
un pays que, peu de temps avant, sa valeur avait aidé son maître à conquérir.
Cet homme au reste était de la race des Warnes, et d'un sang fort inférieur en
noblesse à celui des Goths; aussi n'avait-il ni franchise ni fidélité pour son
patron. En apprenant sa trahison, Théodéric envoya aussitôt des troupes contre
lui pour le dépouiller de l'empire qu'il s'arrogeait. Dès leur arrivée ces
troupes l'attaquèrent, le vainquirent à la première bataille, et firent une
prompte justice de ses crimes; car les siens l'ayant abandonné, il fut pris et
puni de mort : il sentit alors le courroux de ce maitre dont il avait osé
méconnaître la bonté. Alors les Suèves, voyant leur chef mort, envoyèrent vers
Théodéric, pour le fléchir, des prêtres du pays. Il les reçut avec le respect dû
à leur ministère, se laissant toucher à la pitié; et non seulement il leur
accorda le pardon des Suèves, mais même il consentit à ce que ceux-ci se
donnassent un roi de leur race; ce qu'ils firent en choisissant Rémismund pour
régner sur eux. Cela venait de se passer, et la paix était partout rétablie,
quand Théodéric mourut, la treizième année de son règne.
CHAPITRE XLV.
Son
frère Euric, par l'avide empressement qu'il mit à lui succéder, fit peser sur
soi de violents soupçons. Or, pendant que ces choses et d'autres encore se
passaient dans la nation des Visigoths, l'empereur Valentinien périt par les
embûches de Maxime, qui lui-même usurpa l'empire. A cette nouvelle Gizéric, roi
des Wandales, équipa une flotte pour passer d'Afrique en Italie; et étant entré
dans Rome, il dévasta tout. Quant à Maxime, il prit la fuite; mais il fut tué
par un certain Ursus, soldat romain. Après sa mort, l'empereur d'Orient,
Marcien, invita Majorien à prendre les rênes de l'empire d'Occident. Mais
celui-ci à son tour ne régna pas longtemps, et fut tué à Dertona auprès du
fleuve nommé Ira, tandis qu'il marchait contre les Alains qui infestaient les
Gaules. Sévère prit sa place, et mourut à Rome la troisième année de son règne.
Voyant cela, l'empereur Léon, qui avait succédé à Marcien dans l'empire
d'Orient, choisit pour empereur d'Occident Anthémius, son patrice. Celui-ci, en
arrivant à Rome, envoya aussitôt contre les Alains Ricimer, son gendre, homme de
talent, et peut-être alors le seul en Italie qui fût propre à commander une
armée. Il défit en effet les Alains dès la première rencontre, et en tua un
grand nombre, ainsi que leur roi Beurgus. Or, Euric, roi des Visigoths, voyant
ces fréquents changements d'empereurs romains, entreprit d'étendre son autorité
sur la Gaule entière. Informé de ses desseins, l'empereur Anthémius demanda
aussitôt des secours aux Bretons. Leur roi Riothime en amena douze mille, et fut
reçu dans la ville de Bourges à sa sortie des vaisseaux qui l'avaient porté sur
l'Océan. Euric, roi des Visigoths, à la tête d'une armée innombrable, marcha à
leur rencontre; et, après un long combat, Riothime, roi des Bretons, fut défait
avant que les Romains eussent pu se joindre à lui. Après avoir perdu une grande
partie de son armée, il s'enfuit avec ceux qu'il put sauver, et se retira chez
les Burgundions, nation dont il se trouvait rapproché, et qui, en ce temps,
était alliée des Romains. Peu après le roi des Visigoths s'empara de la ville d'Arverna,
dans la Gaule. L'empereur Anthémius était déjà mort : après avoir foulé la
Romanie par une guerre intestine qui s'était allumée entre lui et Ricimer sou
gendre, il avait péri par la main de ce dernier, laissant l'empire à Olibrius.
Ce fut vers le même temps qu'Aspar, de la noble race des Goths, et premier
patrice à Constantinople, périt dans le palais par l'épée des eunuques, avec ses
fils Ardabure et Patriciolus , dont l'un avait été patrice, et l'autre était
césar, et gendre de l'empereur Léon. Olibrius étant mort aussi avant le huitième
mois de son règne, Glycérins prit la pourpre à Ravenne, et prévint plutôt qu'il
n'obtint l'élection du sénat. Mais une année s'était à peine écoulée, que Népos,
fils d'une soeur de Marcellinus, ancien patrice, le renversa du trône, et le fit
ordonner évêque au port de Rome. Euric voyant tant de changements, comme nous
l'avons déjà dit, tant de vicissitudes, s'empara donc de la ville d'Arverna, où
commandait alors pour les Romains le très illustre Décius, sénateur, fils de cet
empereur Avitus qui, s'étant saisi du pouvoir avant Olibrius, ne garda l'empire
qu'un petit nombre de jours, et se retira volontairement à Placentia, où il fut
ordonné évêque. Le fils donc de celui-ci, Décius, livra de nombreux combats aux
Visigoths ; mais, ne pouvant leur résister, il abandonna sa patrie et la ville
d'Arverna elle-même à l'ennemi, et se retira dans des lieux plus sûrs. Dès que
l'empereur Népos en fut instruit, il commanda à Décius de quitter les Gaules et
de se rendre auprès de lui; en même temps il nomma pour le remplacer Oreste,
maître de la milice. Oreste prit des trou-pes, et se mit en marche contre les
ennemis; mais étant venu de Rome à Ravenne, il s'arrêta dans cette ville, et
proclama son fils Augustule empereur. A cette nouvelle Népos s'enfuit en
Dalmatie, et, après avoir perdu l'empire, mourut dans cette province, où
demeurait déjà Glycérius, autrefois empereur, et alors évêque de Salone. Ce fut
dans ces entrefaites qu'Augustule fut proclamé empereur à Ravenne par son père
Oreste.
CHAPITRE XLVI.
Peu de
temps après, Odoacre, roi des Turcilinges, ayant avec lui des Scyres, des
Hérules et des auxiliaires de diverses nations, se rendit maître de l'Italie,
et, après avoir tué Oreste, renversa du trône son fils Augustule, qu'il relégua
dans la forteresse de Lucullus, en Campanie, Ainsi l'empire romain d'Occident,
qui avait commencé l'an 709 de la fondation de Rome, à l'avènement d'Octavien
Auguste, premier empereur, tomba avec cet Augustule, cinq cent vingt-deux ans à
compter de l'époque où les prédécesseurs de ce dernier avaient commencé de
régner. Depuis lors les rois des Goths furent maîtres de Rome et de l'Italie.
Cependant Odoacre, roi des nations, ayant subjugué toute l'Italie, et voulant
imprimer aux Romains la terreur de son nom, tua dans Ravenne, dès le
commencement de son règne, le comte Brachila. II affermit par là sa domination,
et régna pendant quatorze ans environ, jusqu'à l'apparition de Théodéric, dont
nous parlerons dans la suite de cette histoire. En attendant, reprenons notre
récit où nous l'avons interrompu.
CHAPITRE XLVII.
Enric,
roi des Visigoths, voyant chanceler l'empire romain, réduisit sous sa domination
Arles et Marseille. Il s'engagea dans cette entre-prise gagné par les présents
de Gezéric, roi des Vandales, qui, pour se mettre lui-même à couvert des
embûches que lui dressait Léon ou Zénon, porta par ses menées les Ostrogoths à
ravager l'empire d'Orient, et les Visigoths celui d'Occident, afin que l'un et
l'autre empire, ayant la guerre dans leur sein, ne pussent venir le troubler en
Afrique. Euric s'empressa donc de le seconder; et, déjà maître de toute
l'Espagne et d'une grande partie des Gaules, il soumit encore les Burgundions,
et mourut à Arles, où il se tenait la dix-neuvième année de son règne. II eut
pour successeur son fils Alaric, qui fut le neuvième roi des Visigoths depuis le
grand Alaric : or, on sait que ce que nous avons remarqué plus haut, touchant
Augustule, arriva pareillement pour les Alaric; tant il est vrai que souvent les
empires finissent sous des princes du même nom que ceux qui les ont fondés. Mais
laissons cela pour le présent, et rassemblons tous les fils de l'histoire des
Goths, selon notre promesse. Nous avons raconté de notre mieux, en nous aidant
du témoignage des anciens, l'histoire tant des Ostrogoths que des Visigoths,
pendant que ces deux nations n'en formaient qu'une. Nous avons ensuite conduit
jusqu'à la fin celle des Visigoths, depuis leur séparation d'avec les
Ostrogoths; il nous faut retourner de rechef en Scythie, dans l'ancien pays des
Goths, et exposer de la même manière la généalogie et les gestes des Ostrogoths.
CHAPITRE XLVIII.
Les
Ostrogoths et les Visigoths s'étant séparés à la mort de leur roi Ermanaric, les
premiers devinrent sujets des Huns, et continuèrent d'habiter le même pays;
toutefois l'Amale Winithar conserva les marques de la royauté. Aussi brave que
son aïeul Athaulfe, qu'il s'était proposé pour exemple, mais moins heureux qu'Ermanarie,
Winithar souffrait impatiemment le joug des Huns, et se dérobait insensiblement
à leur domination. Cherchant à montrer son courage, il envahit les frontières
des Antes, et fut vaincu dans le premier combat qu'il leur livra. Plus tard il
se comporta bravement, et fit mettre en croix leur roi nommé Box, avec ses fils
et soixante et dix chefs, dont les cadavres restèrent snspendus à la potence,
pour servir d'exemple aux vaincus et leur imprimer la terreur. II régnait avec
cette indépendance depuis environ une année; mais Balamber, roi des Huns, ne le
souffrit pas plus longtemps. Il appela auprès de lui Sigismund, fils d'Hunimund
le Grand, qui, fidèle à son serment et à la foi promise, était resté soumis aux
Huns, avec une grande partie des Goths; et, après avoir renouvelé avec lui
l'ancienne alliance, il mena son armée contre Winithar. La guerre fut longue :
dans le premier et le second combat, Winithar fut vainqueur, et l'on ne saurait
dire quel carnage il fit de l'armée des Huns; mais dans le troisième, donné au
bord du fleuve qu'on nomme Érac, les deux rois ayant marché par surprise l'un
contre l'autre, Balamber décocha une flèche contre Winithar, l'atteignit à la
tête, et le tua. Il prit ensuite pour femme Waladamarca, nièce de ce dernier, et
dès lors toute la nation des Goths reconnut son autorité sans difficulté : de
telle sorte néanmoins que ce peuple eut toujours un roi particulier pour le
gouverner, mais dans la dépendance des Huns. Après la mort de Winithar, les
Goths obéirent à Hunimund, fils d'Ermanaric, ce roi jadis si puissant. Hunimund
était plein d'intrépidité dans les combats, et d'une beauté de corps singulière.
Durant son règne, il combattit avec succès contre les Suèves. Il eut pour
successeur, à sa mort, son fils Thorismund, encore dans la fleur de la jeunesse.
Celui-ci ayant attaqué les Gépides, la seconde année de son règne, remporta sur
eux une grande victoire, et périt, dit-on, d'une chute de cheval. Sa perte causa
tant d'affliction aux Ostrogoths, que , pour que rien ne pût les distraire de
son souvenir, ils n'eurent point de roi pour le remplacer pendant quarante ans,
et jusqu'à ce que vînt le temps où Walamir pût les dédommager du malheur de
l'avoir perdu. Ce dernier était fils de Wandalar, cousin germain de Thorismund,
dont le fils Bérimund, comme nous l'avons dit plus haut, avait suivi la nation
des Visigoths en Occident, par mépris pour les Ostrogoths depuis qu'ils
s'étaient soumis aux Huns. C'est de Bérimund que naquit Védéric, lequel à son
tour eut pour fils Eutharic, qui épousa Amalasnenta, fille de Théodéric, et
réuni ainsi la race des Amales, divisée depuis longtemps. ll engendra Athalaric
et Mathesuenta. Or, Athalaric étant mort dans son jeune âge, Mathesuenta fut
amenée à Constantinople, où elle épousa en secondes noces le fils d'un frère de
l'empereur Justinien, nommé Germanus, dont elle eut un fils posthume qu'elle
appela Germanus, comme son père. Mais, pour ne pas nous écarter de l'ordre que
nous désirons suivre, il nous faut revenir à la lignée de Wandalar, composée de
trois florissants rejetons; car ce Wandalar, neveu d'Ermanaric et cousin de
Thorismund, dont nous avons déjà parlé, eut trois fils qui le rendirent illustre
entre les Amales, savoir, Walamir, Théodemir et Widemir. Walamir, par la
succession de ses parents, monta sur le trône au temps que les Ostrogoths, et
avec eux d'autres nations, étaient encore sous la domination des Huns. Et
c'était alors une belle chose à voir que ces trois frères, quand l'héroïque
Théodemir combattait pour soutenir le trône de Walamir, quand Walamir à son tour
n'usait de sa supériorité que pour combler d'honneurs son frère, et que Widemir
s'estimait heureux d'obéir pour la gloire de l'un et de l'autre. Ainsi soutenus
par leur mutuelle affection, ils étaient en quelque sorte tous rois, et
régnaient en commun par leur bonne intelligence. Toutefois, ainsi qu'il a été
dit plusieurs fois, leur autorité était subordonnée à celle d'Attila, roi des
Huns, en sorte qu'ils n'auraient pu refuser de combattre quand ç'aurait été
contre les Visigoths, leurs parents; car ce que l'intérêt du maître commande,
serait-ce un parricide, il faut l'accomplir. Aucune des nations scythiques ne
put s'affranchir de la domination des Huns jusqu'à la mort d'Attila, cette mort
unanimement souhaitée par tous les peuples aussi bien que par les Romains, et
dont le bienfait excita autant de joie que sa vie avait causé d'étonnement.
CHAPITRE XLIX.
Attila, comme l'historien Priscus le rapporte, épousa, au temps de sa mort, une
jeune fille fort belle appelée ldlico, après avoir eu un grand nombre de femmes,
selon la coutume de sa nation. Le jour de ses noces, il se livra à une grande
gaieté; puis comme, appesanti par le vin et le sommeil, il s'était couché sur le
dos, son sang trop abondant ne put pas s'épancher par ses narines comme à
l'ordinaire, et, prenant une direction funeste, il lui tomba sur la poitrine et
l'étouffa. C'est ainsi que ce roi, qui s'était illustré dans tant de guerres,
trouva une mort honteuse dans l'ivresse. Le lendemain, la journée touchait à sa
fin, quand les serviteurs du roi, ayant de sinistres appréhensions, brisèrent
les portes après l'avoir appelé à grands cris. Ils trouvèrent Attila étouffé par
son sang, sans blessure, et la jeune fille, la tête baissée, pleurant sous son
voile. Alors, selon la coutume de leur nation, ils coupèrent une partie de leur
chevelure, et se firent à la face de profondes blessures qui les rendirent
encore plus hideux. Ils voulaient pleurer ce grand guerrier, non, comme des
femmes, avec des gémissements et des larmes, mais avec du sang, comme des hommes
qu'ils étaient. Voici un prodige qui arriva en cette occasion : L'empereur
d'Orient, Marcien, au milieu des inquiétudes que lui causait un ennemi si
terrible, vit cette nuit-là, pendant son sommeil, la divinité lui apparaître et
lui montrer l'arc d'Attila brisé, cet arc sur lequel la nation des Huns
elle-même fondait tant d'espoir. L'historien Priscus prétend avoir à l'appui de
ce fait des témoignages irrécusables. Il est vrai de dire qu'Attila s'était
rendu si redoutable aux grands empires, que le ciel semblait accorder une grâce
aux rois en le faisant mourir. Nous ne devons pas négliger de raconter, mais en
abrégeant, de quelle manière sa nation célébra ses funérailles. On exposa
solennellement son corps au milieu des champs, dans une tente de soie, afin que
tous pussent le contempler. Cependant les cavaliers les plus distingués parmi
les Huns couraient, ainsi qu'on le pratique aux jeux du cirque, autour du lieu
où il était placé, et racontaient ses actions dans un chant funèbre que voici :
« Le plus grand entre les rois des Huns, c'est Attila, fils de Mundzuc. Il a été
le maître des nations les plus braves; seul il a possédé la Scythie et la
Germanie, réunissant sur sa tête un pouvoir jusque-là inouï. C'est encore lui
qui a porté la terreur dans les deux empires de Rome; lui qui, après avoir pris
les villes, a sauvé le reste du pillage, se laissant fléchir aux prières, et se
contentant d'un tribut annuel. Et c'est après avoir accompli toutes ces choses
par l'effet de son bonheur, qu'il est mort, non par la main de l'ennemi, non par
la trahison des siens, mais sans douleur, au milieu de la joie, au sein de sa
nation florissante. Celui que personne ne croit devoir venger, peut-on dire
qu'il soit mort? » Après avoir exprimé leur
désolation de la sorte, ils célèbrent sur son tombeau un grand festin, une
strave, comme ils l'appellent; et, se livrant tour à tour aux sentiments les
plus opposés, ils mêlent la joie au deuil des funérailles. Ils enfermèrent le
corps d'Attila dans trois cercueils, le premier d'or, le second d'argent, le
troisième de fer, faisant entendre par là que ce roi si puissant avait eu tout
en partage : le fer, pour dompter les nations; l'or et l'argent, en signe des
honneurs dont l'avaient revêtu les deux empires. A ces emblèmes on ajouta des
trophées d'armes prises sur les ennemis, des colliers enrichis de différentes
pierres précieuses, enfin les ornements divers dont on décore les palais des
rois. Et afin de défendre tant de richesses de la convoitise des hommes, ils
massacrèrent les ouvriers employés aux funérailles, leur accordant ainsi un
horrible salaire; de sorte qu'un moment la mort plana sur le corps enseveli et
sur ceux qui venaient de l'ensevelir.
CHAPITRE L.
Cela
venait de se passer, quand, selon l'esprit de la jeunesse que l'ambition de
commander aiguillonne, il s'éleva des dissensions entre les fils d'Attila pour
la succession au trône; et tandis qu'ils aspiraient tous follement à l'empire,
ils le perdirent tous en même temps : ainsi souvent ce qui entraîne la ruine
d'un Etat, ce n'est pas le défaut de successeurs à la couronne, c'est leur trop
grand nombre. Les enfants que, dans sa passion effrénée pour les femmes, Attila
avait eus, formaient presque un peuple; ils voulaient se diviser par égales
parts les nations qu'ils regardaient comme l'héritage du roi belliqueux, et
tirer au sort à qui d'entre eux chacune de ces parts appartiendrait. Quand
Ardaric, roi des Gépides, le sut, il s'indigna qu'on osât traiter tant de
peuples comme un vil troupeau d'esclaves; et, se soulevant le premier contre les
fils d'Attila, il effaça par ses succès la honte du joug qu'il avait été
contraint de porter. Et ce ne fut pas seulement sa nation qu'il affranchit en se
séparant des Huns, mais encore toutes celles sur qui pesait leur domination ;
car l'homme est prompt et ardent à toute entreprise dont le bien général est
l'objet. On s'arma donc de part et d'autre pour une guerre à mort, et l'on en
vint aux mains en Pannonie, au bord du fleuve nommé Netad : c'est là qu'eut lieu
le choc des diverses nations qu'Attila avait tenues sous son empire. Les
royaumes, les peuples se divisent; d'un seul corps il se forme des membres
divers qui n'obéissent plus à une volonté unique, mais qui, privés de leur tête,
s'abandonnent à de mutuelles fureurs ; et ces vaillantes nations, qui n'avaient
jamais trouvé leurs égales, n'éprouvèrent de résistance digne de leur courage
que le jour où elles tournèrent leurs armes contre elles-mêmes pour
s'entr'égorger. Ce fut, je pense, un admirable spectacle pour le monde, de voir
le Goth en furie frappant de son épée le Gépide, brisant dans les blessures des
siens tous les traits dont ils étaient atteints; le Suève orgueilleux de son
infanterie, le Hun de son adresse à lancer la flèche, l'Alain pesamment armé,
I'Hérule à l'armure légère. Après une lutte longue et meurtrière, la victoire
favorisa inopinément les Gépides, et près de trente mille hommes, tant des Huns
que d'autres nations auxiliaires des Huns, tombèrent sous le glaive d'Ardaric et
de ceux qui s'étaient ligués avec lui. Dans cette bataille fut tué le fils aîné
d'Attila qui s'appelait Ellac. On disait que sou père avait eu pour lui tant de
prédilection, qu'il l'avait choisi de préférence à tous ses autres fils pour lui
succéder; mais la fortune ne seconda point les voeux du père. Toutefois il
mourut si bravement après avoir fait tomber sous ses coups de nombreux ennemis,
que son père, s'il avait vécu, lui aurait envié une fin si glorieuse. Après
qu'il eut été tué, ses autres frères s'enfuirent au bord de la mer du Pont, et
dans les mêmes contrées où, comme nous l'avons dit, les Goths avaient demeuré en
premier lieu. Ainsi furent vaincus les Huns, eux qui semblaient devoir vaincre
le monde entier; et tels sont les tristes effets de la discorde, que cet empire
que leur union rendait si redoutable, ils le virent crouler le jour où la
division éclata parmi eux. Cette victoire d'Ardaric, roi des Gépides, fut un
heureux événement pour les diverses nations qui obéissaient aux Huns à regret :
elle releva leur courage longtemps abattu de tristesse, et leur âme s'élança aux
joies d'une liberté ardemment désirée. Beaucoup d'entre elles envoyèrent des
députés dans le pays des Romains, auprès de Marcien, alors empereur, qui les
reçut favorablement et leur assigna des terres pour s'y établir; car les Gépides
s'étaient emparés de vive force des terres des Huns, et tenaient en maîtres la
Dacie entière, comme par droit de conquête. Aussi ces vaillants hommes ne
demandèrent-ils autre chose à l'empire, pour faire amitié avec lui, que la paix
et un don annuel, à quoi l'empereur consentit volontiers; et ce don a continué
de leur être fait jusqu'à ce jour, car cette nation est encore à la solde des
empereurs romains. Quant aux Goths, voyant les Gépides jaloux de conserver les
terres des Huns, et les Huns à leur tour maîtres de celles qui leur avaient
anciennement appartenu, ils aimèrent mieux en demander à l'empire romain que de
courir les risques d'une invasion sur les terres d'autrui, et furent autorisés à
occuper la Pannonie, province qui, s'étendant en longues plaines, est bornée à
l'orient par la haute Moesie, au midi par la Dalmatie, par le Norique au
couchant, au septentrion par le Danube, et où s'élèvent de nombreuses cités,
dont la première est Sirmis, et Vindomina la dernière. Les Sauromates ou
Sarmates, comme nous les avons appelés, et les Cémandres, suivis de quelques
Huns, reçurent des terres dans l'IIlyrie, auprès de Castrum-Martena, où ils
s'établirent. C'est d'eux que sont sortis Blivilas, duc de la Pentapole, et son
frère Froïlas, et Bessa que de nos jours nous avons vu patrice. Les Scires, les
Satagaires, et un reste d'Alains dont le chef se nommait Candax, eurent en
partage la petite Scythie et la basse Moesie. C'est de ce Candax, tant qu'il
vécut , que fut notaire Péria, père de mon père Alanowamuth, c'est-à-dire mon
aïeul; et la soeur de Candax fut la mère de Gunthix, qu'on appelait aussi Baza,
lequel fut maître de la milice, et eut pour père Andax, fils d'Andala, de la
race des Amales. Et moi aussi, Jornandès, bien que sans lettres, j'ai été
notaire avant ma conversion. Les Ruges, avec quelques autres nations,
demandèrent de s'établir à Biozimétas et à Scandiopolis. A leur exemple, Hernac,
le plus jeune des fils d'Attila, choisit pour demeure avec les siens l'extrémité
de la petite Scythie; et ses cousins Emnedzar et Uzindur, la Dacie Ripuaire.
Cette province était déjà occupée par Uto et Iscalm , qui en sortirent alors de
divers côtés avec une multitude de Huns, et se jetèrent dans la Romanie. Ce sont
leurs descendants qui portent aujourd'hui les noms de Sacromontisiens et de
Fosatisiens.
CHAPITRE LI.
Il y
avait encore d'autres Goths appelés Mineurs, peuple immense, ayant pour évêque
et pour chef Vulfilas, qui passe pour leur avoir enseigné l'art de l'écriture :
ce sont les mêmes qui demeurent aujourd'hui à Eucopolis dans la Moesie. Pauvres
et peu guerriers, ils s'établirent au pied d'une montagne, où toutes leurs
richesses consistent encore en troupeaux de bétail de diverses espèces, en
pâturages et en forêts. Leurs terres, d'ailleurs fécondes eu fruits de toutes
sortes, produisent peu de froment; et quant aux vignes, il en est parmi eux qui
ne sauront jamais s'il en existe au monde, puisque ce n'est qu'en commerçant
avec les nations voisines qu'ils peuvent se procurer du vin : aussi ne
vivent-ils que de lait.
CHAPITRE LII.
Pour
revenir à la nation dont il s'agit, les Ostrogoths, qui demeuraient dans la
Pannonie sous les ordres du roi Walemir et de ses frères Théodemir et Widemir,
vivaient entre eux dans une étroite union, quoique leurs territoires fussent
séparés ; car Walemir s'était établi entre les fleuves Scarniunga et Aqua-Nigra,
Théodemir au bord du lac de Pelso, et Widemir entre ses deux frères. Or il
arriva que les fils d'Attila, revendiquant les Goths comme des déserteurs de
leur domination, des esclaves fugitifs , vinrent contre eux, et firent irruption
sur les terres de Walemir, à l'insu de ses frères. Celui-ci, bien qu'avec peu de
forces, soutint leur attaque; et, après les avoir longtemps harcelés, il leur
fit essuyer une telle défaite, qu'à peine en laissa-t-il échapper quelques-uns
qui s'enfuirent, et gagnèrent les contrées de la Scythie situées au delà de
cette partie du cours du Danube, à laquelle ils donnent, dans leur langue, le
nom d'Hunnivar. Walemir ayant envoyé sur-le-champ un messager à son frère
Théodemir pour lui annoncer sa joie, le messager arriva le même jour dans la
maison de ce dernier, et la trouva remplie d'une joie plus grande encore que
celle dont il portait la nouvelle; car ce jour-là Théodemir avait vu naître son
fils Théodéric, jeune enfant de belle espérance, quoique pourtant sa mère,
Erelieva, ne fût qu'une concubine. Peu de temps après, le roi Walemir et ses
frères Théodemir et Widemir ayant envoyé des ambassadeurs à l'empereur Marcien
pour recevoir les dons que l'empire avait coutume de leur faire, ainsi qu'à leur
vaillante nation, pour la conservation de la paix, ils apprirent que Théodéric,
fils de Triarius, de la nation des Goths, il est vrai, mais d'une autre race que
celle des Amales, jouissait, lui et les siens, de la plus grande faveur; qu'il
était lié d'amitié avec les Romains , recevait les présents annuels, tandis
qu'eux seuls étaient dédaignés. Transportés d'une fureur soudaine, ils prennent
les armes, et, courant presque toute l'lllyrie, ils la pillent et la ravagent;
mais l'empereur, changeant aussitôt de sentiments, leur rendit son ancienne
amitié : il leur envoya des ambassadeurs non seulement pour les supplier de
recevoir les présents qui leur étaient dus pour le passé, mais encore pour leur
promettre qu'à l'avenir ils leur seraient accordés sans difficulté, et reçut
d'eux, comme otage de la paix, Théodéric le jeune enfant de Théodemir; dont nous
avons parlé plus haut. Il avait alors accompli sa septième année, et était entré
dans sa huitième; et comme son père hésitait à le donner, son oncle Walemir l'en
supplia, uniquement afin qu'une paix solide s'établit entre les Goths et les
Romains. Les Goths ayant donc livré Théodéric en otage, il fut conduit dans la
ville de Constantinople, auprès de l'empereur Léon; et comme c'était un jeune
enfant plein de gentillesse, il eut bientôt gagné la faveur impériale.
CHAPITRE LIII.
Après
que les Goths et les Romains eurent fait entre eux une paix solide, les Goths,
voyant que les subsides qu'ils recevaient de l'empereur ne leur suffisaient pas,
et désirant en outre faire voir leur courage, se mirent à butiner alentour sur
les nations voisines, et tournèrent premièrement leurs armes contre les Satages,
qui occupaient l'intérieur de la Pannonie. Quand Dinzio, roi des Huns et fils
d'Attila, l'apprit, il rassembla autour de lui le petit nombre de nations qui
semblaient reconnaître encore son autorité, savoir les Ulzingures, les
Angiscires, les Biitugores et les Bardores ; et venant devant Bassiana, ville de
la Pannonie, il en fit le siège et se mit à ravager son territoire. La nouvelle
en étant venue aux Goths, dans le pays où ils étaient, ils abandonnèrent
l'expédition qu'ils avaient entreprise contre les Salages, et se tournèrent
contre les Huns, qu'ils chassèrent de leurs frontières avec tant d'ignominie
pour ces derniers, que, depuis ce temps jusqu'à ce jour, ceux des Huns qui
survécurent à leur défaite ont conservé une grande crainte des armes des Goths.
La nation des Huns laissait enfin les Goths en repos, quand Hunimund, roi des
Suèves, en passant pour aller butiner dans la Dalmatie, enleva le bétail des
Goths errant dans la campagne ; car la Dalmatie était voisine de la Suévie, et
peu éloignée de la Pannonie, notamment de la partie où demeuraient alors les
Goths. Bref, comme Hunimund et les Suèves, après avoir ravagé la Dalmatie,
retournaient dans leurs terres, Théodemir, frère de Walemir, roi des Goths,
moins sensible à la perte du bétail qu'à la crainte de voir les Suèves redoubler
d'audace, si leur larcin demeurait impuni, surveilla si bien leur passage, que,
pendant qu'ils dormaient au milieu d'une nuit profonde, il fondit sur eux auprès
du lac de Pelso; et, les ayant forcés de combattre à l'improviste, il les écrasa
à tel point, que le roi Hunimund lui-même fut pris, et que tous ceux de son
armée qui échappèrent au glaive des Goths furent réduits par eux en servitude.
Et comme Théodemir était fort enclin à faire miséricorde, une fois vengé des
Suèves, il les reçut à merci; et s'étant réconcilié avec eux, il adopta pour
fils ce même Hunimund, son captif , et le renvoya avec les siens en Suévie. Mais
lui, sans reconnaissance pour les bontés de son nouveau père, fit éclater
quelque temps après la perfidie qu'il couvait. Il excita la nation des Scires,
alors établie sur le Danube, et vivant en paix avec les Goths, à déserter leur
alliance pour s'unir à lui, et à prendre les armes contre eux. Les Goths ne
s'attendaient alors à rien de mal , surtout de la part de ces deux nations
voisines, sur l'amitié desquelles ils comptaient; et tout à coup la guerre
éclate. Pressés par la nécessité, ils courent aux armes; et, s'étant portés au
combat avec leur bravoure ordinaire, ils vengent l'injure qu'ils ont reçue. Ce
fut dans cette bataille que périt Walemir, leur roi; il était à cheval, et
galoppait devant les rangs pour exhorter les siens, quand le cheval, s'étant
effrayé, s'abattit et renversa son cavalier, qui fut aussitôt percé par les
lances des ennemis. Les Goths combattirent les rebelles avec tant de fureur pour
venger la mort de leur roi et leur propre injure, qu'ils exterminèrent presque
toute la nation des Scires, à l'exception de ceux qui, portant le même nom, ne
s'étaient point trouvés à cette bataille, et n'en avaient point partagé la
honte.
CHAPITRE LIV.
Craignant que la ruine des Scires n'entraînât la leur, Hunimund et Alaric, rois
des Suèves, prirent les armes contre les Goths. Ils furent soutenus par les
Sarmates, qui vinrent à leur aide avec leurs rois Beuga et Babaï; par ce qui
restait de Scires sous la conduite d'Édica et de Vulfo, leurs chefs, que les
Suèves appelèrent, comme devant combattre avec d'autant plus d'acharnement
qu'ils avaient leur vengeance à satisfaire; enfin par les Gépides, qui se
joignirent à eux, ainsi qu'un assez grand renfort de Ruges. Ils ramassèrent en
outre d'autres guerriers de divers côtés, et, réunissant en corps cette immense
multitude, ils allèrent camper auprès de la rivière Bollia, en Pannonie. Walemir
étant mort, les Goths eurent recours dans cette conjoncture à son frère
Théodemir, qui, bien qu'il régnât depuis longtemps conjointement avec ses
frères, ne prit néanmoins qu'alors les insignes du pouvoir suprême. II manda
Widemir, son plus jeune frère, lui confia une partie des soins de cette guerre;
puis il obéit à la nécessité, et courut aux armes. Le combat s'étant engagé,
l'armée des Goths eut le dessus, et fit un tel carnage de l'ennemi, que le champ
de bataille, inondé de sang, ressemblait à une mer rouge, où s'élevaient, comme
des collines, des tas d'armes et de cadavres, et que plus de dix mille guerriers
restèrent sur la place. A cette vue, les Goths furent transportés d'une joie
indicible; car, en faisant cet immense carnage, ils avaient vengé le sang de
leur roi Walemir et leur propre injure. Quant à cette innombrable foule
d'ennemis divers, ceux qui purent échapper prirent la fuite, et ne regagnèrent
leurs pays qu'à grand'peine et couverts de honte.
CHAPITRE LV.
Après
un certain temps, et durant les froids de l'hiver, le Danube étant gelé comme à
l'ordinaire (car l'eau de ce fleuve durcit alors à tel point, que, semblable à
un roc, elle peut porter une armée de terre, et chariots et traîneaux, et toutes
sortes de voitures, sans qu'il soit besoin de barques), le Danube étant donc
gelé, Théodemir, roi des Goths, se mit à la tête d'une armée de gens de pied, et
apparut à l'improviste sur les derrières des Suèves, dont le pays a les
Baïobares à l'orient, à l'occident les Francs, au midi les Burgundions, et au
septentrion les Thuringiens. Aux Suèves étaient joints encore alors les
Alemannes, et ceux-ci tenaient en maîtres les hauteurs des Alpes, d'où
descendent à grand bruit quelques-uns des cours d'eau qui se jettent dans le
Danube. Ce fut donc dans ce pays d'une assiette si forte, et dans la saison de
l'hiver, que le roi Théodemir mena l'armée des Goths : cependant il ne laissa
pas de vaincre tant la nation des Suèves que celle des Alemannes, malgré leur
alliance réciproque, ravagea leurs terres, et les subjugua presque entièrement.
De là il revint dans ses foyers, c'est-à-dire en Pannonie, où il eut la joie de
recevoir son fils Théodéric, qu'il avait envoyé en otage à Constantinople, et
que lui rendait, avec de grands présents, l'empereur Léon. Théodéric était déjà
sorti de l'enfance et entrait dans l'âge de l'adolescence, n'ayant pas encore
accompli sa dix-huitième année. Il attira à lui des gardes de son père, se fit
parmi les Goths des partisans et des clients, au nombre de près de six mille
hommes; et à leur tête il passa le Danube à l'insu de son père, et se mit en
course contre Babaï, roi des Sarmates, alors enflé d'orgueil par la victoire
qu'il venait de remporter sur Camundus, duc des Romains. Théodéric le surprit,
le tua; et, s'étant saisi de sa famille et de son trésor, il s'en retourna
triomphant auprès de son père. Peu après il se rendit maître de la ville de
Singidonum, dont les Sarmates s'étaient emparés; mais, au lieu de la rendre aux
Romains, il la garda sous son autorité.
CHAPITRE LVI.
Ensuite le butin diminuant de tous côtés chez les nations voisines, les Goths
vinrent à manquer de vivres et de vêtements; et ces hommes, qui depuis longtemps
ne vivaient que de la guerre, commencèrent à trouver la paix insupportable. Ils
allèrent donc tous ensemble et à grands cris au roi Théodemir, le conjurant de
mener l'armée où il lui plairait. Celui-ci manda son frère; et, après qu'ils
eurent tiré au sort, il l'engagea à marcher sur l'Italie, où régnait alors
l'empereur Glycérius, tandis que lui-même, dont l'armée était la plus forte,
envahirait le plus fort des deux empires , celui d'Orient. Ainsi fut-il fait; et
bientôt Widemir entra dans les terres d'Italie. Mais il y paya le dernier tribut
à la destinée, et passa de ce monde, laissant pour successeur Widemir, son fils,
que l'empereur Glycérius détermina par des présents à passer de l'Italie dans
les Gaules, alors opprimées par diverses nations d'alentour, l'assurant que les
Visigoths ses parents y avaient établi leur domination dans le voisinage de
l'empire. Bref, Widemir accepta les présents et l'invitation de l'empereur
Glycérius, et partit pour les Gaules, où il se réunit aux Visigoths ses parents,
avec lesquels il ne fit plus qu'un seul corps. Ils tinrent ainsi sous leur
autorité les Gau les et les Espagnes, et les défendirent si bien qu'aucun autre
peuple ne put prévaloir contre eux. Quant à Théodemir, rainé des deux frères, il
passa la Save avec les siens, menaçant de la guerre les Sarmates et les milices
de l'empire, si quelqu'un d'entre eux osait s'opposer à lui. Ceux-ci, dans cette
crainte, se tinrent en repos ; ils n'auraient pu résister d'ailleurs à des
forces aussi considérables que les siennes. Théodemir, voyant que le succès le
suivait partout, s'empara de Naïssus, première ville de l'Illyrie; et, s'y étant
arrêté pour associer son fils Théodéric à l'empire, il donna ordre à ses comtes
de passer par le fort d'Hercule, et de marcher contre Ulpiana. Ceux-ci dès leur
arrivée reçurent la soumission de cette ville, qu'ils pillèrent, et pénétrèrent
dans quelques autres places de l'Illyrie, où les Goths n'étaient jamais entrés
jusqu'alors. Ils prirent également et pillèrent Héraclée et Larisse, villes de
la Thessalie. Mais ni ses propres succès, ni ceux de son fils, ne contentaient
encore Théodemir : il quitta la ville de Naïssus , n'y laissant qu'un petit
nombre des siens pour la garder, et se dirigea sur Thessalonique, où se trouvait
avec des troupes le patrice Clarianus, envoyé contre lui par l'empereur. Le
patrice voyant les Goths élever des palissades autour de la ville, et n'espérant
pas pouvoir se défendre, envoya une députation vers le roi Théodemir, et le
décida par des présents à lever le siége. Un traité fut conclu entre les Goths
et le général romain, lequel consentit à leur abandonner certaines places pour
s'y établir, savoir : Céropelle, Europa, Médiana, Pétina, Béréum, et autres
lieux compris sous le nom de Sium , où les Goths et leur roi vécurent en repos,
après avoir conclu la paix et déposé les armes. Peu de temps après, Théodemir,
atteint d'une maladie mortelle dans la ville de Cerres, appela auprès de lui les
Goths, leur désigna pour son successeur Théodéric, son fils, et passa de ce
monde.
CHAPITRE LVII.
L'empereur Zénon apprit avec plaisir que Théodéric avait été proclamé roi par sa
nation ; et, lui ayant adressé un message, il l'appela aupres de lui à
Constantinople, où il l'accueillit avec les honneurs qu'il méritait, et lui
donna une des premières dignités de son palais. Quelque temps après, voulant
l'honorer encore plus , il l'adopta pour fils d'armes, lui décerna à ses frais
le triomphe dans Constantinople, et le nomma consul ordinaire, ce qui passe pour
le comble de la grandeur et de la gloire dans le monde. Enfin, ne pouvant se
lasser d'accorder de nouvelles faveurs à ce grand homme, il lui fit ériger une
statue équestre dans la cour de son palais. Or, pendant qu'à Constantinople
Théodéric jouissait de tous les biens dans l'alliance de l'empereur Zénon, il
apprenait que sa nation établie en Illyrie, comme nous l'avons dit, ne s'y
trouvait pas entièrement à l'abri de la gêne et des privations. Il aima donc
mieux chercher sa vie dans les fatigues, selon la coutume de sa nation, que de
jouir seul, dans l'oisiveté, des délices de la cour impériale, tandis que les
siens ne subsistaient qu'avec peine; et, prenant son parti, il dit à l'empereur:
« Bien que rien ne manque aux serviteurs de votre empire , toutefois que votre
piété, si elle le juge à propos, écoute favorablement le désir de mon coeur.
» Et après qu'il eut obtenu,
comme à l'ordinaire, la permission de parler librement : « L'Hespérie, dit-il,
sur laquellé ont jadis régné vos prédécesseurs, et cette ville capitale et
maîtresse du monde, pourquoi flottent-elles aujourd'hui sous la tyrannie d'un
roi des Ruges et des Turcilinges? Ordonnez-moi d'aller contre lui avec ma
nation, afin que les dépenses de l'expédition ne pèsent point sur vous , et que
si je suis vainqueur, avec l'aide du Seigneur, votre gloire éclate dans ces
contrées. Car il convient que moi , qui suis votre serviteur et votre fils, je
possède et tienne en don de vous ce royaume, si j'en fais la conquête; et vous
ne pouvez tolérer que cet autre, à vous inconnu, fasse peser un joug tyrannique
sur votre sénat, et tienne une partie de l'empire dans l'asservissement et
l'esclavage. Pour ce qui est de moi, je regarderai ma conquête, si je suis
vainqueur, comme un don et une faveur me venant de vous : et quant à vous, si je
suis vaincu, vous n'aurez fait aucun sacrifice ; vous aurez au contraire
épargné, comme je l'ai dit, les frais de l'expédition. » L'empereur consentit à
sa demande pour ne pas l'affliger, quoiqu'il lui fût pénible de se séparer de
lui; et, l'ayant comblé de riches présents, il lui donna congé, en lui
recommandant le sénat et le peuple romain. Théodéric quitta donc Constantinople,
et retourna parmi les siens. Il prit toute la nation des Goths, qui d'ailleurs
lui avait offert de le suivre , et se mit en marche vers I'Hespérie, en montant
en droite ligne par la ville de Sirmas, qui touche à la Pannonie. De là il entra
dans la Vénétie, et campa auprès du pont appelé Sontius. Il y était resté
quelque temps pour y refaire ses hommes et ses chevaux , quand Odoacre, à la
tête d'une armée, vint à sa rencontre. Théodéric le joignit sur le territoire de
Vérone, et le défit avec un grand carnage; puis, redoublant de confiance, il
leva son camp et franchit les frontières de l'Italie. Ayant passé le Pô, il
établit son camp devant la ville royale de Ravenne, à trois milles environ de
ses murs, en un lieu qui porte le nom de Pinéta : ce que voyant, Odoacre se
fortifia dans la ville. Il en sortait fréquemment la nuit à l'improviste avec
les siens, pour harceler l'armée des Goths; et cela, non pas une fois ni deux,
mais presque sans relâche. Il se défendit de la sorte pendant près de trois ans
entiers. Efforts inutiles ; car déjà toute l'Italie reconnaissait Théodéric pour
maître, et le voeu public s'accordait avec celui du roi des Goths. Odoacre seul,
avec un petit nombre de ses satellites et quelques Romains restés fidèles, se
voyait de jour en jour réduit à l'extrémité dans Ravenne par la famine et les
armes des assiégeants. A la fin, n'ayant plus d'espoir, il envoya une
députation, et demanda grâce. Théodéric la lui accorda d'abord, mais ensuite il
le fit mourir. Ainsi, trois ans après son entrée en Italie, comme nous l'avons
dit, Théoderic, avec l'exprès consente-ment de l'empereur Zénon, déposa le
vêtement de sa nation et revêtit la pourpre royale, comme appelé dorénavant à
régner sur les Goths et sur les Romains.
CHAPITRE LVIII.
Théodéric ayant envoyé une ambassade à Lodoïn, roi des Francs, pour lui demander
sa fille Audeflède en mariage, celui-ci la lui accorda de bon cœur, se flattant
que cette alliance mettrait l'union entre ses fils Ildebert, Cheldepert et
Thuidepert, et la nation des Goths. Mais ce mariage ne contribua guère à la paix
et à la concorde , et n'empêcha pas les deux nations de se livrer, à plusieurs
reprises, de sanglants combats pour les terres de la Gaule: néanmoins, tant que
vécut Théodéric, jamais le Goth ne céda au Franc. Avant d'avoir des enfants d'Audefiède,
ce prince avait eu d'une concubine, pendant qu'il était encore en Moesie, deux
filles naturelles, dont l'une se nommait Theudicodo, et l'autre Ostrogotho. Dès
qu'il fut venu en Italie, il les donna en mariage à des rois voisins, savoir :
l'une à Alaric, roi des Visigoths, et l'autre à Sigismund, roi des Burgundions.
Ce fut d'Alaric que naquit Amalaric : ce dernier ayant perdu son père et sa mère
dans son jeune âge, Théodéric son aïeul l'avait pris sous sa tutelle et
l'élevait soigneusement, quand il vint à savoir qu'en Espagne vivait Eutharic,
fils de Witéric, et petit-fils de Bérémund et deThorismund, de la famille des
Amales, lequel était à la fleur de l'âge, et se faisait remarquer par sa
prudence, sa bravoure, et par sa vigoureuse santé : il le fit venir auprès de
lui , et l'unit en mariage à sa fille Amalasuente. Et, pour multiplier autant
que possible sa postérité, il fit partir sa soeur Amalafrède, mère de Théodat,
qui fut roi depuis, pour aller épouser Trasémund , roi des Vandales et de
l'Afrique, et maria Amalaberge, fille de cette dernière et sa propre nièce, au
roi des Thuringiens, Hermenfred. Ensuite il désigna, parmi les premiers des
Goths, son comte Petzamin, pour aller se saisir de la ville de Sirmium. Celui-ci
en chassa le roi Transaric, fils de Trafstile, dont il retint la mère
prisonnière, et s'en empara. De là il marcha contre Sabinianus, maître de la
milice en Illyrie , comme celui-ci s'apprêtait à combattre Mundo auprès de la
ville appelée Margoplano, entre le Danube et le fleuve Martianus; et s'étant
porté au secours de Mundo avec deux mille hommes de pied et cinq cents
cavaliers, il détruisit l'armée d'lllyrie. Ce Mundo descendait d'Attila; pour
fuir la nation des Gépides, il avait passé le Danube, et s'était mis en course
dans des lieux incultes et dépeuplés d'habitants. Il avait ramassé de tous pays
des voleurs de bestiaux, des bandits, des sicaires, et s'était établi dans la
tour appelée Herta, située sur les bords du Danube, où il menait une vie
sauvage, pillant ses voisins, et se faisant donner le nom de roi par les
complices de ses brigandages. Il était dans une situation désespérée, et
songeait même à se rendre, quand survint Petza, qui l'arracha des mains de
Sabinianus, et reçut, avec des actions de grâces de sa part, sa soumission à
Théodéric. Cette victoire fut bientôt suivie, pour ce prince, d'une autre non
moins éclatante que remporta sur les Francs, dans les Gaules, son comte Hibbas,
dans une bataille où plus de trente mille Francs furent tués. Après la mort
d'Alaric son gendre, Théodéric nomma Thiodis, son écuyer, tuteur de son
petit-fils Amalaric, roi d'Espagne. Mais Amalaric, encore dans l'adolescence, se
laissa envelopper dans les piéges des Francs, et perdit en même temps le trône
et la vie. A sa mort, Thiodis, son tuteur, mit la couronne sur sa tête; il
bannit de l'Espagne les menées perfides des Francs, et contint les Visigoths
tant qu'il vécut. Thiodigisglossa monta sur le trône après lui; mais, avant
d'exercer l'autorité royale, il périt par la main des siens. Son successeur est
Hacténusagil, qui règne encore, et contre lequel vient de s'insurger Athanagilde,
sollicitant l'appui de l'empire romain, qui envoie en Espagne le patrice
Libérius avec une armée. Mais, pour en revenir à Théodérie, il n'y eut point de
nation en Occident, tant qu'il vécut, qui ne fût dans sa dépendance, soit comme
amie, soit comme sujette.
CHAPITRE LIX.
Mais
parvenu à la vieillesse, et sentant qu'il allait bientôt quitter cette vie, il
appela près de lui les comtes des Goths et les premiers de sa nation, et
proclama roi le fils de sa fille Amalasuente, Athalaric, jeune enfant à peine
âgé de dix ans, dont le père, Eutharic, avait cessé de vivre. Et comme s'il eût
fait ses dispositions testamentaires, il leur recommanda entre autres choses de
révérer leur roi, d'aimer le sénat et le peuple romain, afin de vivre toujours
en paix avec l'empereur d'Orient, et de cultiver sa bienveillance. Le roi
Athalaric et sa mère suivirent en tout ses préceptes tant qu'ils vécurent, et
régnèrent paisiblement durant huit années presque entières. Et comme les Francs,
loin d'être intimidés par la puissance d'un enfant, ne la regardaient qu'avec
mépris, et s'apprêtaient à lui faire la guerre, celui-ci leur céda les conquêtes
de son père et de son aïeul dans les Gaules, et posséda le reste de ses Etats
dans une paix profonde. Quand Athalaric fut sorti de l'enfance, il mit son
adolescence et le veuvage de sa mère, sous la protection de l'empereur d'Orient;
mais bientôt après, surpris par une mort prématurée, l'infortuné passa de ce
monde. Alors sa mère, craignant que la fragilité de son sexe ne la fit mépriser
des Goths, prit le parti de faire venir son cousin Théodat de la Toscane, où il
menait une vie privée, s'occupant de ses propres affaires, et, en considération
de leur parenté, le plaça sur le trône. Mais lui, sans égard pour les liens du
sang, l'arracha quelque temps après du palais de Ravenne, et la rélégua dans une
île du lac Bulsinensis, où elle passa fort peu de jours dans la tristesse, et
fut étranglée dans le bain par les satellites de Théodat.
CHAPITRE LX.
Dès
que Justinien, empereur d'Orient, apprit sa mort, il en fut vivement ému,
regardant le meurtre de celle qu'il couvrait de sa protection comme une injure
qui rejaillissait sur lui-même. Il venait alors de triompher des Wandales en
Afrique, par son très fidèle patrice Bélisaire; les armes étaient encore teintes
de leur sang, et sur-le-champ il commanda au même général de marcher contre les
Goths. L'extrême prudence de Bélisaire lui fit juger qu'il ne pourrait soumettre
cette nation, s'il n'occupait d'abord la Sicile, qui la nourrissait; c'est ce
qu'il fit : et dès qu'il y fut entré, les Goths qui gardaient la ville de
Syracuse, voyant qu'ils ne pouvaient avoir l'avantage, se livrèrent à lui
d'eux-mêmes avec leur chef Sindéric. Quand Théodat apprit que le général romain
avait envahi la Sicile, il envoya Evermor, son gendre, avec une armée pour
garder le détroit qui sépare cette île de la Campanie, et par lequel la mer de
Tyrrhène s'épanche à grands flots dans l'Adriatique. Evermor y étant arrivé
établit son camp devant la ville de Rhégium; mais aussitôt, voyant les affaires
des siens compromises, il passa du côté du vainqueur avec un petit nombre
d'hommes à lui, d'une fidélité éprouvée et complices de sa défection ; et ,
s'étant jeté aux pieds de Bélisaire, il lui témoigna le désir de passer au
service de l'empire. Aussitôt que son action fut connue dans l'armée des Goths,
ils s'écrièrent que Théodat les trahissait; qu'il fallait le chasser du trône,
et élever sur le bouclier Witigis, qui les commandait, et qui avait été son
écuyer; ce qui fut aussitôt fait : et Witigis, élevé sur le bouclier dans les
champs barbares, entre bientôt dans Rome, et se fait précéder à Ravenne d'hommes
entièrement dévoués à sa personne, chargés par lui de tuer Théodat. Ceux-ci en
arrivant exécutent ses ordres; et un messager du nouveau roi, pendant qu'il est
encore dans les champs barbares, vient annoncer aux peuples la mort de Théodat
et l'avénement de Witigis. Sur ces entrefaites l'armée romaine franchit le
détroit, pénètre dans la Campanie, saccage Naples, et entre dans Rome. Le roi
Witigis en était sorti peu de jours avant, et s'était dirigé sur Ravenne, où il
avait pris pour épouse Mathasuente, fille d'Amalasuente, et petite-fille du roi
Théodéric. Tandis qu'enfermé dans le palais royal de Ravenne, il savoure la joie
de son récent mariage, l'armée impériale sort de Rome, et se rend maitresse des
places fortes des deux Toscanes. Des messagers en informent Witigis, qui dirige
sur Pérusia le duc des Goths Cumunilas, avec des forces considérables. Dans
cette ville se trouvait avec peu de troupes un comte de grande distinction : les
Goths, brûlant d'envie de l'en chasser, l'assiégeaient depuis longtemps, quand
survint l'armée romaine, qui les mit en déroute eux mêmes, et n'en laissa pas
échapper un seul. A cette nouvelle, Witigis, comme un lion en furie, rassemble
toutes les forces des Goths, sort de Ravenne, et marche sur Rome, à laquelle il
fait endurer les horreurs d'un long siége; mais son audace se trouve frustrée,
et, après avoir assiégé cette ville quatorze mois, il se retire, se disposant à
surprendre Ariminum. Trompé encore une fois dans son attente, et se voyant
poursuivi , il se jette dans Ravenne; on l'y assiége, et aussitôt il se livre de
lui-même au vainqueur avec Mathasuente son épouse, et le trésor royal. C'est
ainsi que, l'an 1300 de Rome, l'empereur Justinien, vainqueur de diverses
nations, soumit enfin, par le très fidèle consul Bélisaire, cette nation
intrépide, dont l'empire fameux subsistait depuis si longtemps; et Witigis ayant
été emmené à Constantinople, il l'éleva au rang de patrice. Ce fut dans cette
ville que ce dernier mourut, après y avoir passé plus de deux ans, comblé de
marques d'affection par l'empereur. Après sa mort, Justinien maria sa veuve
Mathasuente au patrice Germanus, son frère. De ce mariage est né un fils venu au
monde après la mort de son père, et nommé Germanus comme lui ; et cet enfant, en
qui se trouvent unies la famille des Amales et celle des Anitiens, donne encore
aujourd'hui l'espoir qu'avec la grâce du Seigneur ces deux familles ne
s'éteindront point. Jusqu'ici l'antique race les Gètes et la noblesse des Amales,
et les exploits des braves du temps passé et ceux de leurs louables rejetons,
tout a cédé à un prince que rien n'égale, et, devant un général plus intrépide
qu'eux, les Goths se sont avoués vaincus; mais dans tous les siècles, dans tous
les âges, il sera parlé de leur gloire. On voit maintenant pourquoi le
victorieux, le triomphateur empereur Justinien et le consul Bélisaire sont
appelés Wandaliques, Africains et Gétiques. Toi qui me lis, apprends que j'ai
pris pour guides les anciens écrivains, et que c'est dans leurs prairies
spacieuses que j'ai cueilli ce peu de fleurs, pour en tresser, selon mon talent,
une couronne à qui voudra s'instruire. Et qu'on n'aille pas croire, de ce que je
suis originaire de la nation des Goths, que j'aie rien ajouté, en faveur de
cette nation, à ce que m'ont appris les livres ou mes propres recherches. Que si
d'autre part je n'ai pas compris dans mon ouvrage tout ce qu'on écrit ou
rapporte d'elle, c'est que je ne l'ai pas tant composé en son honneur qu'en
l'honneur de celui qui l'a vaincue.
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