Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui
oppose, et, enfin, les renverser dans un moment et couvrir les campagnes
qu’elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit
insensiblement et renversa sous Tibère avec violence.
Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient
quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi et
l’appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce
qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions
qui tombaient dans le cas de cette loi, mais des paroles, des signes et des
pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de coeur que la
conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées.
Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les
parentés, de fidélité dans les esclaves ; la dissimulation et la tristesse du
prince se communiquant partout, l’amitié fut regardée comme un écueil,
l’ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait
rappeler dans l’esprit des peuples le bonheur des temps précédents.
Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on
exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va, pour
ainsi dire, noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étaient
sauvés.
Et, comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué
d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner
autant de gens qu’il en put soupçonner. Du temps de la République, le Sénat, qui
ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une
délégation du peuple, des crimes qu’on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya
de même le jugement de tout ce qu’il appelait crime de lèse-majesté contre lui.
Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s’exprimer : les sénateurs
allaient au-devant de la servitude ; sous la faveur de Séjan, les plus illustres
d’entre eux faisaient le métier de délateurs.
Il me semble que je vois plusieurs causes de cet esprit de
servitude qui régnait pour lors dans le Sénat. Après que César eut vaincu le
parti de la République, les amis et les ennemis qu’il avait dans le Sénat
concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa
puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs : les uns cherchaient à lui
plaire ; les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent
jusqu’à proposer qu’il lui fût permis de jouir de toutes les femmes qu’il lui
plairait. Cela fit qu’il ne se défia point du Sénat, et qu’il y fut assassiné ;
mais cela fit aussi que, dans les règnes suivants, il n’y eut point de flatterie
qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.
Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des
principaux Romains étaient immenses, quelles que fussent les voies qu’ils
employaient pour les acquérir. Elles furent presque toutes ôtées sous les
Empereurs : les sénateurs n’avaient plus ces grands clients qui les comblaient
de biens ; on ne pouvait guère rien prendre dans les provinces que pour César,
surtout lorsque ses procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourd’hui
nos intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût
coupée, les dépenses subsistaient toujours, le train de vie était pris, et on ne
pouvait plus le soutenir que par la faveur de l’Empereur.
Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire des lois et
celle de juger les crimes publics ; mais il lui avait laissé ou, du moins, avait
paru lui laisser celle d’élire les magistrats. Tibère, qui craignait les
assemblées d’un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilège et le donna au
Sénat, c’est-à-dire à lui-même : or on ne saurait croire combien cette décadence
du pouvoir du peuple avilit l’âme des Grands. Lorsque le peuple disposait des
dignités, les magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses ; mais
elles étaient jointes à une certaine magnificence qui les cachait, soit qu’ils
donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit qu’ils lui
distribuassent de l’argent ou des grains. Quoique le motif fût bas, le moyen
avait quelque chose de noble, parce qu’il convient toujours à un grand homme
d’obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais, lorsque le peuple n’eut
plus rien à donner, et que le prince, au nom du Sénat, disposa de tous les
emplois, on les demanda et on les obtint par des voies indignes : la flatterie,
l’infamie, les crimes, furent des arts nécessaires pour y parvenir.
Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le
Sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps
à la servitude ; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus. Mais il était
comme la plupart des hommes : il voulait des choses contradictoires ; sa
politique générale n’était point d’accord avec ses passions particulières. Il
aurait désiré un sénat libre et capable de faire respecter son gouvernement ;
mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses
jalousies, ses haines ; enfin, l’homme d’État cédait continuellement à l’homme.
Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des
patriciens qu’il aurait des magistrats de son corps, qui le défendraient contre
les insultes et les injustices qu’on pourrait lui faire. Afin qu’ils fussent en
état d’exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables, et on ordonna
que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par parole, serait
sur-le-champ puni de mort. Or, les Empereurs étant revêtus de la puissance des
tribuns, ils en obtinrent les privilèges, et c’est sur ce fondement qu’on fit
mourir tant de gens, que les délateurs purent enfin faire leur métier tout à
leur aise, et que l’accusation de lèse-majesté, ce crime, dit Pline, de ceux à
qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce qu’on voulut.
Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d’accusation
n’étaient pas si ridicules qu’ils nous paraissent aujourd’hui, et je ne puis
penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la
statue de l’Empereur, que Domitien eût fait condamner à mort une femme pour
s’être déshabillée devant son image, et un citoyen parce qu’il avait la
description de toute la terre peinte sur les murailles de sa chambre, si ces
actions n’avaient réveillé dans l’esprit des Romains que l’idée qu’elles nous
donnent à présent. Je crois qu’une partie de cela est fondée sur ce que, Rome
ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait
l’être pour lors. J’en juge par ce que nous voyons aujourd’hui chez une nation
qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où il est défendu de boire à la
santé d’une certaine personne.
Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie
du peuple romain. Il s’était si fort accoutumé à obéir et à faire toute sa
félicité de la différence de ses maîtres qu’après la mort de Germanicus il donna
des marques de deuil, de regret et de désespoir que l’on ne trouve plus parmi
nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique, si grande, si
longue, si peu modérée ; et cela n’était point joué : car le corps entier du
peuple n’affecte, ne flatte, ni ne dissimule.
Le peuple romain, qui n’avait plus de part au gouvernement,
composé presque d’affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens
du trésor public, ne sentait que son impuissance ; il s’affligeait comme les
enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse : il
était mal ; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de
Germanicus, et, cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.
Il n’y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que
ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire
avec Andromaque « Plût à Dieu que je craignisse ! » Il y a aujourd’hui à Naples
cinquante mille hommes qui ne vivent que d’herbes et n’ont pour tout bien que la
moitié d’un habit de toile. Ces gens-là, les plus malheureux de la Terre,
tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve ; ils ont la
sottise de craindre de devenir malheureux. |