I.
Nous ne pouvons dire quel fut le troisième nom de Marius, et
nous sommes dans la même ignorance sur Quintus Sertorius, celui qui fut
longtemps maître de l'Espagne, et sur Lucius Mummius, le destructeur de
Corinthe ; car le surnom d'Achaïcus que porta ce dernier, celui d'Africanus
donné à Scipion, et celui de Macédonicus dont Métellus fut honoré, étaient tirés
de leurs victoires. C'est par là que Posidonius croit convaincre d'erreur ceux
qui veulent que le troisième nom des Romains fût leur nom propre, comme Camille,
Marcellus, Caton ; il s'ensuivrait, dit-il, de leur opinion, que ceux qui
n'auraient que deux noms n'auraient pas eu de nom propre. Mais il ne prend pas
garde que, d'après son raisonnement, les femmes n'auraient pas non plus de nom
propre ; car on ne voit pas de femme qui porte le premier nom que Posidonius
donne pour le nom propre des Romains, en faisant du premier des deux autres le
nom commun de toute la famille, tels que les Pompéiens, les Manliens, les
Cornéliens, comme on dit les Héraclides, les Pélopides ; et du second, une sorte
d'épithète prise du caractère, des actions, des formes et des affections du
corps ; tels que Macrinus, Torquatus, Sylla. Il en était de même, chez les
Grecs, de Mnémon, de Grypus et de Callinicus. Mais sur ces points la diversité
des usages donnerait lieu à de grandes discussions.
II.
Quant à la figure de Marius, nous avons vu à Ravenne, dans
les Gaules, sa statue en marbre, qui justifie ce qu'on rapporte de l'austérité
et de la rudesse de ses moeurs. Doué d'une complexion robuste, courageux, et né
pour les armes, ayant reçu une éducation plus militaire que civile, il porta
dans l'exercice des emplois et des charges une violence de caractère qu'il ne
sut pas modérer. Il n'apprit jamais, dit-on, les lettres grecques, et ne voulut
pas même se servir de cette langue dans aucune affaire importante ; il trouvait
ridicule d'apprendre la langue d'un peuple esclave. Après son second triomphe,
il donna des jeux grecs pour la dédicace d'un temple ; et, étant venu au théâtre
pendant qu'on les célébrait, il s'assit un moment et sortit aussitôt. Platon
disait souvent au philosophe Xénocrate, dont les moeurs paraissaient trop
sauvages : « Mon cher Xénocrate, sacrifiez aux Grâces. » Si de même on avait pu
persuader Marius de sacrifier aux Grâces et aux Muses grecques, il n'aurait pas
terminé les belles actions qui l'avaient illustré dans la paix comme dans la
guerre, par la fin la plus honteuse ; et sa colère, son ambition déplacée, son
insatiable avarice, ne l'auraient pas jeté dans une vieillesse féroce, qu'il
souilla par les plus grandes cruautés.
III.
Il naquit de parents obscurs et pauvres, réduits à gagner
leur vie du travail de leurs mains. Son père s'appelait, comme lui, Marius, et
sa mère, Fulcinie. Il ne vint pas de bonne heure à Rome, et ne connut que tard
les moeurs et les usages de la ville. Il avait passé les premières années de sa
vie dans un bourg de l'Arpinum, nommé Cerrétinum, où il menait une vie
grossière, en comparaison de la politesse et de l'urbanité des villes, mais
tempérante, et semblable à celle des anciens Romains. Il fit sa première
campagne contre les Celtibériens, pendant que Scipion l'Africain faisait le
siège de Numance. Ce général eut bientôt reconnu dans Marius une grande
supériorité de courage sur tous les autres jeunes gens ; il lui vit embrasser
avec la plus grande facilité la nouvelle discipline que Scipion avait introduite
dans des armées corrompues par le luxe et par la mollesse. Il combattit un jour
un des ennemis à la vue de son général, et le tua. Scipion chercha depuis à se
l'attacher en le comblant d'honneurs ; et un soir que Marius était à sa table,
la conversation étant tombée, après le souper, sur les généraux de ce temps-là,
un des convives, soit qu'il fût véritablement dans le doute, soit qu'il voulût
flatter Scipion, lui demanda quel capitaine le peuple romain aurait après lui
pour le remplacer. Scipion, qui avait Marius au-dessous de lui, le frappa
doucement de la main sur l'épaule, en disant : « Ce sera peut-être celui-ci ; »
tant ces deux hommes étaient heureusement nés, l'un pour annoncer dès sa
jeunesse sa grandeur future, et l'autre pour conjecturer quelle fin aurait le
début de ce jeune homme !
IV.
Ce mot de Scipion fut, dit-on, pour Marius comme une voix
divine qui, l'élevant aux plus hautes espérances, le porta à se livrer à
l'administration des affaires ; et la faveur de Cécilius Métellus, dont la
maison avait toujours protégé la famille de Marius, le fit nommer tribun du
peuple. Pendant son tribunat, il proposa, sur la manière de donner les
suffrages, une loi qui paraissait priver les nobles de l'influence qu'ils
avaient dans les jugements. Le consul Cotta, ayant combattu cette loi, persuada
le sénat de s'y opposer, et de citer Marius pour rendre raison de sa conduite.
Le décret fut rendu, et Marius entra dans le sénat, non avec l'embarras d'un
jeune homme qui, sans être connu par aucune action d'éclat, ne faisait que
d'entrer dans le gouvernement ; mais, prenant d'avance l'air assuré que lui
donnèrent depuis ses grands exploits, il menaça le consul de le faire traîner en
prison, s'il ne faisait révoquer le décret. Cotta se tournant vers Métellus pour
prendre sa voix, ce sénateur se leva et soutint l'avis du consul. Marius fit
venir du dehors un licteur, et lui ordonna de conduire Métellus en prison.
Celui-ci en appela aux autres tribuns ; mais aucun d'eux n'ayant pris sa
défense, le sénat crut devoir céder, et retira son décret. Marius, fier de sa
victoire, sort du sénat, et se rend à l'assemblée du peuple, où il fait passer
la loi. Ce début fit juger qu'on ne le verrait jamais ni plier par crainte, ni
céder par honte, et que, pour servir les intérêts du peuple, il opposerait au
sénat la plus forte résistance, mais bientôt il effaça cette opinion par une
conduite toute contraire. Quelqu'un ayant proposé de faire aux citoyens une
distribution gratuite de blé, Marius s'y opposa fortement ; et, ayant fait
rejeter la loi, il obtint également l'estime des deux partis, qui le jugèrent
incapable de favoriser l'un ou l'autre contre l'intérêt de la république.
V.
Après son tribunat, il se mit sur les rangs pour la grande
édilité ; car il y a deux ordres d'édiles : le premier est celui des édiles
curules, ainsi nommés des sièges à pieds courbés sur lesquels ils s'asseyent
pour donner audience ; le second, bien inférieur en dignité, est celui des
édiles plébéiens. Après qu'on a élu les grands édiles, on procède tout de suite
à l'élection des autres. Marius, voyant bien qu'il allait être refusé pour la
première édilité, se présenta sur-le-champ pour la seconde. On vit dans cette
conduite une obstination et une audace qui le firent encore rejeter. Deux refus
essuyés en un jour, ce qui était sans exemple, ne lui firent rien rabattre de sa
fierté. Peu de temps après il brigua la préture, et se vit sur le point d'être
refusé. Élu enfin le dernier, il fut accusé d'avoir acheté les suffrages. Ce qui
l'en fit surtout soupçonner, c'est qu'on avait vu dans les barrières un esclave
de Cassius Sabacon au milieu de ceux qui donnaient leurs voix. Sabacon était
l'intime ami de Marius ; appelé devant les juges et interrogé sur ce fait, il
répondit que la chaleur lui ayant causé une soif extrême, il avait demandé de
l'eau fraîche ; que son esclave lui en avait apporté dans une tasse, et qu'à
peine il l'avait eu bue que l'esclave s'était retiré. Cependant il fut chassé du
sénat par les premiers censeurs nommés dans ces comices. On jugea qu'il avait
mérité cette flétrissure, ou pour avoir fait une fausse déposition, ou pour
avoir cédé à son intempérance. Caïus Hérennius fut aussi appelé en témoignage
contre Marius ; mais il observa qu'il n'était pas d'usage de déposer contre ses
clients, et que la loi dispensait les patrons de cette nécessité ; c'est le nom
sous lequel les Romains désignent les protecteurs : or, la famille de Marius, et
Marius lui-même, avaient été de tout temps les clients de la famille des
Hérennius. Les juges reçurent cette excuse ; mais Marius s'opposa à ce qu'elle
fût admise ; il soutint que, du moment qu'il avait été nommé à une charge
publique, sa clientèle avait cessé ; ce qui n'était cependant pas tout à fait
vrai, car toute magistrature ne dispense pas les clients eux-mêmes, ni leurs
descendants, de leurs devoirs envers les patrons : ce privilège n'est attaché
qu'aux charges qui donnent le droit de chaise curule : aussi, les premiers
jours, l'affaire de Marius allait-elle mal, et les juges ne se montraient pas
favorablement disposés pour lui. Cependant, contre l'attente du public, il fut
absous le dernier jour, parce que les suffrages se trouvèrent partagés. Il se
conduisit avec assez de modération dans sa préture.
VI.
En sortant de charge, il alla commander dans l'Espagne
ultérieure, qu'il délivra des brigandages dont elle était le théâtre. Cette
province avait encore des moeurs sauvages et barbares, et les Espagnols dans ce
temps-là ne connaissaient rien de plus beau que de vivre de vols et de rapines.
Revenu à Rome, il prit part aux affaires publiques ; mais il n'y apporta ni
richesses, ni éloquence, deux des plus puissants moyens qu'eussent alors, pour
gouverner, ceux qui avaient le plus de considération parmi le peuple. Ses
concitoyens néanmoins lui ayant tenu compte de la force de son caractère, de sa
constance infatigable dans les travaux, de sa manière de vivre toute populaire,
il parvint bientôt aux premiers honneurs, et acquit une telle puissance, que,
par l'alliance la plus honorable, il entra dans l'illustre maison des Césars ;
il épousa Julie, tante de ce Jules César, qui fut dans la suite le plus grand
des Romains, et qui, à raison de cette parenté, se fit gloire de rétablir les
honneurs de Marius, comme nous l'avons raconté dans sa vie. À la tempérance dont
Marius faisait profession, il joignait, dit-on, une patience invincible dans la
douleur, et il en donna une grande preuve dans une opération qu'il se fit faire.
Ses jambes étaient pleines de varices, dont il supportait avec peine la
difformité. Ayant donc appelé un chirurgien pour les lui couper, il lui présenta
une de ses jambes sans vouloir qu'on la lui liât, et souffrit les douleurs
cruelles que lui causèrent les incisions, sans faire aucun mouvement, sans jeter
un soupir ; avec un visage assuré, et dans un profond silence ; mais quand le
chirurgien voulut passer à l'autre jambe, il refusa de la lui donner, en
disant : « Je vois que la guérison ne vaut pas la douleur qu'elle cause. »
VII.
Vers ce temps-là le consul Cécilius Métellus, ayant été
chargé d'aller en Afrique faire la guerre contre Jugurtha, choisit Marius pour
son lieutenant. Marius, qui vit dans cette expédition un vaste champ à de grands
combats et à des actions glorieuses, n'eut garde, comme les autres lieutenants,
de servir à l'élévation de Métellus et de travailler pour sa gloire. Persuadé
que c'était moins Métellus qui l'avait choisi pour cet emploi, que la fortune
elle-même, qui, lui ménageant l'occasion la plus favorable, l'avait placé sur un
vaste et magnifique théâtre, où il pourrait se signaler par les plus belles
actions, il y déploya tout ce qu'il avait de talents militaires. Dans le cours
de cette guerre, qui offrait les plus grandes difficultés, on ne le vit jamais
ni craindre les travaux les plus rudes, ni dédaigner les fonctions les moins
importantes. Supérieur à tous ses égaux en bon sens et en prudence pour tout ce
qui pouvait contribuer à l'utilité commune, il disputait avec les simples
soldats de patience et de frugalité, et il acquit ainsi la bienveillance de
toute l'armée. C'est en général un grand soulagement dans les situations
difficiles, que d'avoir des compagnons qui en partagent volontairement les
peines, et qui semblent par là en ôter la contrainte et la nécessité. Il n'est
pas, pour le soldat romain, de spectacle plus doux que de voir son général
manger publiquement le même pain que lui, coucher sur une simple paillasse, et
travailler avec lui à ouvrir une tranchée ou à fortifier un camp. Il estime bien
moins les capitaines qui lui donnent de l'argent ou qui l'élèvent aux charges,
que ceux qui s'associent à ses travaux et à ses dangers ; il aime qu'ils
partagent ses fatigues, et non qu'ils le laissent vivre dans l'oisiveté. Marius,
en suivant cette conduite, gagna l'affection de tous les soldats, et remplit
bientôt l'Afrique entière et l'Italie même du bruit de son nom et de sa gloire.
Tous ceux qui, de l'armée, écrivaient à Rome, ne cessaient de répéter qu'on ne
verrait la fin de cette guerre contre ce roi barbare, que lorsque Marius, nommé
consul, en aurait seul la conduite.
VIII.
Une préférence si marquée déplaisait fort à Métellus ; mais
rien ne lui causa plus de chagrin que l'aventure de Turpilius. C'était un ami de
Métellus, et les deux familles étaient depuis longtemps liées par les nouds de
l'hospitalité. Turpilius avait alors à l'armée la charge d'intendant des
ouvriers. Préposé par Métellus à la garde d'une ville considérable, nommée Vacca,
il crut qu'en ne faisant aucune injustice aux habitants, en les traitant même
avec beaucoup de douceur et d'humanité, il s'assurerait de leur fidélité ; mais
leur perfidie le livra, sans qu'il s'en doutât, entre les mains des ennemis. Ils
reçurent Jugurtha dans leur ville ; mais ils ne firent point de mal à Turpilius,
et obtinrent pour lui, de ce prince, la vie et la liberté. Cité en justice comme
coupable de trahison, il eut pour un de ses juges Marius, qui, très indisposé
contre lui, aigrit tellement la plupart des autres, que Métellus se vit forcé
malgré lui, par la pluralité des suffrages, de le condamner à mort. Peu de temps
après, l'accusation ayant été reconnue fausse, et tous les autres juges
partageant la vive douleur de Métellus, Marius, au contraire, en témoigna
publiquement sa joie ; il se vanta que cette condamnation était son ouvrage, et
il n'eut pas honte de dire partout qu'il avait attaché à l'âme de Métellus une
furie vengeresse, qui le punissait d'avoir fait mourir son hôte. Il éclata dès
lors entre eux une haine implacable ; et Métellus lui dit un jour en le
raillant : « Vous voulez donc nous quitter, homme de bien ; vous pensez à vous
embarquer pour Rome, et à y briguer le consulat ; car vous n'auriez garde
d'attendre à être consul avec mon fils. » Ce fils de Métellus était encore dans
sa première jeunesse.
IX.
Cependant Marius sollicitait vivement son congé, que Métellus
différait toujours, et qu'il lui accorda enfin, lorsqu'il ne restait plus que
douze jours jusqu'à l'élection des consuls. Marius se rendit en deux jours et
une nuit à Utique, sur mer, quoiqu'elle fût à une distance considérable du camp.
Avant que de s'embarquer, il fit un sacrifice, et le devin lui assura, dit-on,
que le Dieu lui promettait des prospérités extraordinaires, et bien supérieures
à ses espérances. Le coeur enflé de ces promesses, il mit à la voile ; et ayant
eu constamment le vent le plus favorable, il fit la traversée en quatre jours.
Le peuple le reçut avec de vives démonstrations de joie. Conduit aux comices par
un des tribuns, après avoir présenté plusieurs chefs d'accusation contre
Métellus, il demanda le consulat, en promettant de tuer de sa main Jugurtha, ou
de l'amener prisonnier à Rome. Il fut nommé consul sans opposition, et aussitôt,
au mépris des lois et des coutumes des Romains, dans les nouvelles levées qu'il
fit, il enrôla des esclaves et des gens sans aveu. Tous les généraux, avant lui,
n'en recevaient pas dans les troupes ; ils ne confiaient les armes, comme les
autres honneurs de la république, qu'à des hommes qui en fussent dignes, et dont
la fortune connue répondit de leur fidélité. Ce ne fut pas néanmoins cette
nouveauté qui décria le plus Marius ; il offensa bien davantage les premiers de
Rome par des discours pleins de fierté, de mépris et d'insolence. Il criait
partout que son consulat était une dépouille qu'il enlevait à la mollesse des
patriciens et des riches ; que pour lui, il se glorifiait auprès du peuple, non
de vains monuments et d'images étrangères, mais de ses propres blessures.
Souvent même, en parlant des généraux qui avaient été défaits en Afrique, tels
que Bestia et Albinus, qui tous deux, issus de maisons anciennes, mais sans
capacité pour la guerre, n'avaient dû leurs défaites qu'à leur inexpérience :
« Croyez-vous, demandait-il à ceux qui étaient présents, que les ancêtres de ces
deux généraux n'auraient pas préféré de laisser des descendants qui me
ressemblent ? ne se sont-ils pas eux-mêmes rendus illustres bien moins par leur
noblesse et par leur rang, que par leurs vertus et par leurs exploits ?» Tous
ces discours ne lui étaient pas inspirés seulement par sa présomption et sa
vanité, par l'envie de s'attirer gratuitement la haine des patriciens ; il était
encore excité par le peuple, qui, charmé du mépris que ces propos attiraient au
sénat, et mesurant toujours l'élévation de l'âme à la fierté des paroles,
portait Marius jusqu'aux nues, et le poussait à ne pas épargner les nobles, pour
faire plaisir à la multitude.
X.
Quand il fut repassé en Afrique, Métellus, dominé par
l'envie, et outré de dépit de ce qu'après avoir presque terminé la guerre,
lorsqu'il n'avait plus qu'à se rendre maître de la personne de Jugurtha, Marius,
qui ne devait son élévation qu'à son ingratitude, venait lui enlever la couronne
et le triomphe, ne put se résoudre à le voir, et se retira de l'armée, dont
Rutilius, un de ses lieutenants, remit le commandement à Marius. Mais, avant la
fin de la guerre, la vengeance céleste punit Marius de sa perfidie. Sylla vint
lui ravir la gloire de la terminer, de la même manière qu'il l'avait enlevée
lui-même à Métellus. Comme j'ai raconté ce fait en détail dans la vie de Sylla,
je n'en dirai ici que peu de mots. Bocchus, roi de la haute Numidie, était
beau-père de Jugurtha. Cependant il ne lui donna que de faibles secours dans
cette guerre, sous prétexte de sa mauvaise foi ; mais, en effet, parce qu'il
redoutait son agrandissement. Quand Jugurtha, fugitif et errant, réduit à
n'avoir d'autre ressource que son beau-père, se fut réfugié près de lui, Bocchus
le reçut comme suppliant, plus par honte que par bienveillance. Maître de sa
personne, il feignait en public de solliciter sa grâce auprès de Marius. Il
écrivait même à ce général, avec une franchise apparente, qu'il ne livrerait pas
Jugurtha ; mais ayant formé secrètement le dessein de trahir ce prince, il manda
auprès de lui Sylla, alors questeur de Marius, et qui, dans cette guerre, avait
rendu quelques services à Bocchus. Sylla, se livrant à sa foi, se rendit à sa
cour ; mais quand il fut arrivé, le Barbare changea de sentiment, et parut se
repentir de son dessein. Il balança plusieurs ,jours s'il livrerait son gendre
ou s'il retiendrait Sylla. Enfin, se décidant pour la trahison qu'il avait
d'abord projetée, il remit Jugurtha vif entre les mains de Sylla : tel fut le
premier germe de cette haine implacable et cruelle qui éclata bientôt entre
Marius et Sylla, et qui manqua de renverser Rome. Ceux qui portaient envie à
Marius attribuaient à Sylla la prise du roi de Numidie ; et Sylla lui-même avait
fait graver un anneau, qu'il porta toujours depuis, et qui lui servait de
cachet, où il était représenté recevant Jugurtha des mains de Bocchus : rien
n'irritait tant Marius, l'homme le plus ambitieux et le moins disposé à partager
avec un autre la gloire de ses actions. Sylla d'ailleurs était excité par les
ennemis de Marius, qui affectaient de faire honneur à Métellus des premiers et
des plus grands succès de cette guerre, et de mettre les derniers sur le compte
de Sylla, qui avait eu la gloire de la terminer ; ils avaient pour but
d'empêcher que le peuple n'admirât tant Marius, et ne le regardât comme le
premier des capitaines romains.
XI.
Mais cette envie et cette haine, ces invectives contre
Marius, furent bientôt assoupies et dissipées par le danger qui, du côté du
couchant, vint menacer tout à coup l'Italie. Rome n'eut pas plutôt senti le
besoin qu'elle avait d'un général habile, et cherché des yeux quel était le
pilote qui pouvait la sauver dans une guerre qui s'élevait sur elle comme une
affreuse tempête, que voyant les citoyens des maisons les plus nobles et les
plus riches refuser de se mettre sur les rangs pour demander le consulat,
Marius, quoique absent, y fut nommé tout d'une voix. À peine on savait à Rome la
prise de Jugurtha, qu'on y porta la nouvelle de l'invasion des Teutons et des
Cimbres. Tout ce qu'on rapportait du nombre et de la force de leurs armées parut
d'abord incroyable ; mais ce qu'on disait se trouva bientôt au-dessous de la
vérité. Ils étaient trois cent mille combattants, tous bien armés, et ils
traînaient à leur suite une multitude beaucoup plus nombreuse de femmes et
d'enfants, pour qui ils cherchaient des terres capables de nourrir cette
multitude immense, et des villes où ils pussent s'établir ; car ils savaient
qu'avant eux les Celtes avaient conquis sur les Toscans la contrée la plus
fertile de l'Italie. Comme ces Barbares avaient peu de commerce avec les autres
peuples, et qu'ils habitaient des pays très éloignés, on ignorait à quelles
nations ils appartenaient, et de quelles contrées ils étaient partis, pour
venir, comme une nuée orageuse, fondre sur les Gaules et sur l'Italie. Leur
grande taille, leurs yeux noirs, et le nom de Cimbres, que les Germains donnent
aux brigands, faisaient seulement conjecturer qu'ils étaient de ces peuples de
la Germanie qui habitent sur les bords de l'océan Septentrional ; d'autres
disent que la Celtique, contrée vaste et profonde, s'étend depuis la mer
extérieure et les climats septentrionaux, situés à l'est, jusqu'aux Palus
Méotides, et touche à la Scythie Pontique ; que ces deux nations voisines,
s'étant unies ensemble, sortirent de leur pays, non en même temps et par une
seule émigration ; mais que chaque année, au printemps, elles se mettaient en
campagne, et attaquaient les peuples qui se trouvaient sur leur passage.
Bientôt, par des conquêtes successives, elles s'étendirent dans tout le
continent ; et quoique chaque peuple eût un nom différent, on donnait à toute
leur armée celui de Celto-Scythes. Selon d'autres enfin, une portion de ces
Cimmériens, qui furent les premiers connus des anciens Grecs, portion peu
considérable eu égard à la nation entière, prit la fuite, ou fut chassée de son
pays par les Scythes, à la suite de quelque sédition, et passa des
Palus-Méotides dans l'Asie, sous la conduite de Lygdamis. Les autres, qui
formaient la partie la plus nombreuse et la plus belliqueuse de la nation,
habitaient aux extrémités de la terre, près de l'océan Hyperboréen, dans un pays
couvert partout de bois et d'ombres épaisses, presque inaccessible aux rayons du
soleil, qui ne peuvent pénétrer dans ces forêts, si vastes et si profondes
qu'elles vont se joindre à la forêt Hercynie. Ils étaient placés sous cette
partie du ciel où l'inclinaison des cercles parallèles donne au pôle une telle
élévation, qu'il est presque le zénith de ces peuples, et que les jours étant,
dans leur plus, longue comme dans leur plus courte durée, toujours en égalité
avec les nuits, y partagent l'année en deux portions égales : ce qui a fourni à
Homère l'idée de sa fable des enfers.
XII.
Voilà d'où partirent pour se rendre en Italie ces Barbares
appelés d'abord Cimmériens, d'où leur vint ensuite vraisemblablement le nom de
Cimbres. Au reste, ces faits sont plus fondés sur des conjectures que sur des
preuves historiques ; mais la plupart des auteurs conviennent que leur nombre,
loin d'être au-dessous de ce que nous avons dit, était encore beaucoup plus
considérable. Leur courage et leur audace, leur force et leur vivacité dans les
combats, étaient comparables à la violence et à l'impétuosité de la foudre ;
rien ne pouvait leur résister, ni s'opposer à leur marche : tous les peuples,
sur leur passage, étaient entraînés comme une proie facile. Plusieurs généraux
romains, envoyés avec des armées puissantes pour commander dans la Gaule
Cisalpine, avaient été honteusement enlevés ; et ce fut la lâcheté que ces chefs
montrèrent contre les premières attaques de ces Barbares qui les enhardit à
marcher vers Rome, encouragés par la facilité de leurs victoires sur tous les
généraux qu'ils avaient eu à combattre, et par les richesses immenses qu'ils
avaient amassées. Ils résolurent de ne s'établir nulle part, qu'ils n'eussent
détruit Rome et ravagé toute l'Italie. Les Romains, à qui la nouvelle de cette
résolution venait de toutes parts, appelèrent Marius à la conduite de cette
guerre, et le nommèrent consul pour la seconde fois, quoiqu'il fût défendu
d'élire quelqu'un qui serait absent, et qui n'aurait pas mis entre les deux
consulats l'intervalle prescrit par la loi. Ceux qui voulurent s'opposer à son
élection, en alléguant cette défense, furent repoussés par le peuple. « Ce
n'était pas, disait-on, la première fois que la loi cédait à l'utilité publique,
et le motif qui y faisait déroger en cette circonstance n'était pas moins
pressant que celui qui avait déterminé leurs ancêtres à nommer, contre les lois,
Scipion consul ; et lorsqu'ils l'avaient élu, ils n'avaient pas à craindre la
ruine de leur ville ; ils ne voulaient que détruire Carthage. » Le peuple donc
passa outre, et confirma sa nomination.
XIII.
Marius, ayant ramené son armée d'Afrique, prit possession du
consulat le premier jour de janvier, jour où commence l'année romaine ; il entra
dans Rome en triomphe, et fit voir aux Romains un spectacle qu'ils avaient peine
à croire : c'était Jugurtha captif. Personne n'aurait osé se flatter de voir
finir cette guerre du vivant de ce prince, tant il savait se plier avec
souplesse à toutes les variations de la fortune ! tant son courage était secondé
par sa finesse ! On dit que pendant la marche du triomphe il perdit le sens, et
que, la pompe finie, il fut conduit dans une prison où les licteurs, pressés
d'avoir sa dépouille, déchirèrent sa robe, et lui arrachèrent les deux bouts des
oreilles pour avoir les anneaux d'or qu'il y portait. Jeté nu dans un cachot,
ayant l'esprit aliéné, il dit en souriant : « par Hercule, que vos étuves sont
froides ! » Après avoir lutté six jours entiers contre la faim, en conservant
toujours le désir et l'espérance de vivre, il trouva enfin, dans une mort
misérable, la juste punition de ses forfaits. On porta, dit-on, dans ce
triomphe, trois mille sept livres pesant d'or, cinq mille sept cent
soixante-quinze d'argent, et dix-sept mille vingt-huit drachmes d'espèces
monnayées.
XIV.
Marius, après son triomphe, assembla le sénat ; et, soit
distraction, soit abus insolent de sa fortune, il entra dans la salle avec sa
robe de triomphateur ; mais, s'étant aperçu sur-le-champ de l'indignation de
tout le sénat, il sortit ; et ayant remis sa robe prétexte, il revint prendre sa
place. Quand il partit pour son expédition, il exerça ses troupes jusque dans
leur marche ; il les accoutuma à faire toutes sortes de courses, et des traites
fort longues ; il les obligea de porter leur bagage, et de préparer eux-mêmes
leur nourriture : aussi, longtemps après, les soldats qui aimaient le travail,
et exécutaient paisiblement et en silence tout ce qu'on leur ordonnait,
étaient-ils appelés les mulets de Marius. D'autres, il est vrai, donnent une
origine différente à ce proverbe ; ils disent qu'au siège de Numance, Scipion
ayant voulu visiter non seulement les armes et les chevaux de ses soldats, mais
encore leurs chariots et leurs mulets, pour voir si chacun les tenait en bon
état et toujours prêts à servir, Marius amena son cheval qu'il pansait lui-même,
et qui était très bien tenu, ainsi que son mulet, qui par son embonpoint, sa
force et sa douceur, effaçait tous les autres mulets de l'armée. Le général,
charmé de l'état où il voyait les bêtes de service de Marius et en ayant depuis
souvent parlé, il passa en proverbe de dire, pour louer avec raillerie un homme
laborieux, assidu et patient au travail, que c'était un mulet de Marius.
XV.
Il semble que dans cette occasion ce fut pour Marius une
grande faveur de la fortune que les Barbares, par une sorte de reflux, aillent
d'abord inonder l'Espagne : ce retard lui donna le temps d'exercer ses soldats,
de leur inspirer du courage et de l'audace : et, ce qui était encore plus
important, de leur apprendre à connaître leur général. Sa dureté dans le
commandement, sa rigueur inflexible dans les punitions, une fois qu'ils eurent
pris l'habitude d'obéir et de ne plus manquer à leur devoir, leur parurent
également justes et salutaires. Quand ils eurent vécu quelque temps avec lui,
ils virent que sa colère et ses emportements, l'âpreté de sa voix, l'air
farouche de son visage, n'étaient plus redoutables pour eux, et ne le seraient
que pour les ennemis. Mais rien ne les charmait tant que sa droiture dans les
jugements.
XVI.
Ce jugement, connu à Rome, ne contribua pas peu à faire
obtenir à Marius un troisième consulat ; d'ailleurs, comme on s'attendait à voir
les Barbares se diriger sur l'Italie au printemps prochain, et comme les soldats
ne voulaient pas s'exposer à combattre contre eux sous un autre général que
Marius, on le porta pour la troisième fois au consulat ; mais ce consulat expira
avant qu'ils fussent arrivés. Quand le temps des comices approcha, la mort de
l'autre consul obligea Marius de laisser le commandement de l'armée à Manius
Acilius, et de se rendre à Rome. Plusieurs Romains des plus distingués s'étaient
mis sur les rangs ; mais Lucius Saturninus, celui des tribuns qui avait le plus
de pouvoir sur le peuple, gagné par Marius, haranguait dans toutes les
assemblées, pour persuader les citoyens de continuer Marius dans le consulat ;
et comme celui-ci faisait semblant de le refuser, qu'il affectait même de ne pas
s'en soucier, Saturninus l'accusait de trahir sa patrie, en ne voulant pas, dans
un danger si pressant, accepter le commandement de l'armée. On voyait bien que
ce n'était qu'une feinte, dans laquelle Saturninus jouait assez adroitement son
rôle ; mais le peuple, qui sentait que dans cette conjoncture on avait besoin de
la capacité et de la fortune de Marius, lui décerna ce quatrième consulat, et
lui donna pour collègue Catulus Lutatius, homme estimé des nobles, et qui
n'était pas désagréable au peuple. Marius, informé que les ennemis approchaient,
se hâta de repasser les Alpes ; et ayant placé son camp sur le bord du Rhône, il
le fortifia, et le fournit d'une telle abondance de provisions de bouche que
jamais la disette des vivres ne pouvait le forcer à combattre quand il n'y
trouverait pas son avantage. Mais comme il fallait faire venir par mer toutes
les provisions avec beaucoup de temps et de dépense, il trouva le moyen d'en
rendre le transport prompt et facile. Les marées avaient rempli de vase et de
gravier les embouchures du Rhône ; sa rive était couverte d'une bourbe profonde
que les flots y déposaient, et qui en rendait l'entrée aussi difficile que
dangereuse aux vaisseaux de charge. Marius, pour occuper son armée pendant ce
temps de loisir, fit creuser un large fossé, dans lequel il détourna une grande
partie du fleuve, et qu'il conduisit jusqu'à un endroit du rivage sûr et
commode. Le fossé avait assez de profondeur pour contenir de grands vaisseaux,
et son embouchure dans la mer était unie, et à l'abri du choc des vagues. Ce
fossé s'appelle encore aujourd'hui la fosse Mariane.
XVII.
Les Barbares s'étant séparés en deux armées, les Cimbres
gagnèrent la haute Germanie, pour aller par la Norique forcer les passages que
gardait Catulus ; les Teutons avec les Ambrons vinrent par la Ligurie, en
côtoyant la mer, et marchèrent contre Marius. Les Cimbres retardèrent assez
longtemps leur départ ; mais les Teutons et les Ambrons étant partis sans
différer, et ayant bientôt franchi l'espace qui les séparait des Romains,
parurent devant Marius. C'était un nombre infini de Barbares hideux à voir, et
dont la voix et les cris ne ressemblaient pas à ceux des autres hommes. Ils
embrassèrent dans l'assiette de leur camp une étendue immense ; et dès qu'il fut
établi, ils provoquèrent Marius au combat. Ce général, qui s'inquiétait peu de
leurs défis, retint ses soldats dans le camp, et fit de sévères réprimandes à
ceux qui, témoignant une fierté déplacée, et n'écoutant que leur colère,
voulaient aller combattre. Il les appelait traîtres à la patrie, et leur
représentait que l'objet de leur ambition devait être, non d'obtenir des
triomphes et d'élever des trophées, mais de dissiper cette nuée foudroyante qui
les menaçait, et de sauver l'Italie. C'était le langage qu'il tenait en
particulier aux capitaines et aux principaux officiers ; pour les soldats, il
les plaçait les uns après les autres sur les remparts du camp, d'où ils
pouvaient voir les ennemis, afin de les accoutumer à leur figure, au ton rude et
sauvage de leur voix, à leur armure et à leurs mouvements extraordinaires. Il
leur rendit ainsi familier, par l'habitude, ce qui d'abord leur avait paru si
effrayant ; car il savait que la nouveauté fait souvent illusion et exagère les
choses que l'on craint, au lieu que l'habitude ôte même à celles qui sont
redoutables une grande partie de l'effroi qu'elles inspirent. Cette vue
continuelle des ennemis diminua peu à peu l'étonnement dont ils avaient été
d'abord frappés ; et bientôt leur colère, ranimée par les menaces et les
bravades insupportables de ces Barbares, échauffa et enflamma leur courage. Car
les ennemis, non contents de piller et de ravager tous les environs, venaient
les insulter, jusque dans leur camp, avec une audace et une insolence si
révoltantes, qu'indignés de leur inaction, ils se livrèrent à des plaintes qui
parvinrent enfin jusqu'à Marius. « Quelle lâcheté, disaient-ils, Marius a-t-il
donc reconnue en nous, pour nous empêcher de combattre ; pour nous tenir, comme
des femmes, sous des clefs et des geôliers ? Osons lui faire voir que nous
sommes des hommes libres, allons lui demander s'il attend d'autres soldats qui
combattent pour la liberté, et s'il compte ne jamais nous employer que comme de
simples travailleurs, pour creuser des fossés, nettoyer des bourbiers, ou
détourner des rivières. C'est sans doute pour ces glorieux ouvrages qu'il nous a
exercés à tant de travaux ; ce sont là les exploits de ses deux consulats qu'il
se propose de présenter à ses concitoyens. Craint-il le sort de Carbon et de
Cépion, que les ennemis ont vaincus ? Mais ces généraux étaient bien au-dessous
de Marius en réputation et en courage, et leurs armées moins fortes que la
sienne. Encore vaudrait-il mieux essuyer quelque perte en combattant, que de
rester, dans l'inaction, spectateurs des dégâts que souffrent nos alliés. »
XVIII.
Marius, charmé de ces plaintes, s'étudiait cependant à les
calmer, en les assurant qu'il était bien éloigné de se défier d'eux ; mais que,
pour obéir à certains oracles, il attendait le temps et le lieu qui devaient lui
donner la victoire. Il menait partout avec lui une femme de Syrie, nommée
Marthe, qui passait pour avoir l'esprit prophétique. Il la faisait porter dans
une litière, avec de grands témoignages de respect, et il n'offrait jamais de
sacrifices que par son ordre. Elle avait d'abord voulu faire connaître ses
prophéties au sénat, qui refusa de l'écouter ; s'étant donc tournée du côté des
femmes, elle leur donna quelques preuves de sa connaissance de l'avenir ; elle
persuada surtout la femme de Marius, un jour qu'étant assise à ses pieds à un
combat de gladiateurs, elle lui annonça fort heureusement quel serait le
vainqueur. La femme de Marius l'envoya tout de suite à son mari, qui en fut dans
l'admiration, et, comme je viens de le dire, la mena toujours à sa suite dans
une litière. Quand elle allait aux sacrifices, elle était vêtue d'une robe de la
plus belle pourpre, attachée avec des agrafes, tenant à la main une pique
entourée de bandelettes et de guirlandes de fleurs. Cette comédie fit douter à
bien des gens si Marius, en produisant ainsi cette femme, était véritablement
persuadé de sa science prophétique, ou s'il faisait seulement semblant d'y
croire pour tirer parti de sa fourberie. Mais Alexandre le Myndien raconte une
histoire de vautours vraiment admirable. Il dit que deux de ces oiseaux se
montraient régulièrement dans le camp de Marius lorsqu'il devait gagner une
bataille, et qu'ils suivaient constamment son armée. On les reconnaissait à des
colliers d'airain que leur avaient mis des soldats qui les avaient pris et
lâchés ensuite. Depuis ce jour-là ils reconnurent ces soldats, et semblaient les
saluer de leurs cris : les soldats, de leur côté, étaient charmés de les voir,
parce qu'ils étaient pour eux l'augure d'un heureux succès. Il y eut alors
plusieurs signes, dont la plupart n'avaient rien d'extraordinaire. Mais on
apprit d'Améric et de Tuderte, deux villes d'Italie, qu'il avait paru la nuit,
dans le ciel, des lances de feu et des boucliers, qui, d'abord séparés,
s'étaient mêlés ensuite, et avaient figuré les dispositions et les mouvements de
deux armées qui combattent ; que les uns ayant cédé, et les autres s'étant mis à
leur poursuite, ils avaient tous pris leur direction vers le couchant. Dans le
même temps on vit arriver de Pessinonte, Batabacès, grand prêtre de la mère des
dieux, qui déclara que la déesse lui avait annoncé, du fond de son sanctuaire,
que la victoire et l'honneur de cette guerre demeureraient aux Romains. Le
sénat, ayant ajouté foi à ce rapport, ordonna qu'on bâtît un temple à la déesse
qui leur promettait la victoire. Batabacès voulut se présenter au peuple, pour
lui répéter la même promesse, mais le tribun Aulus Pompéius l'en empêcha, le
traita d'imposteur, et le chassa ignominieusement de la tribune. Ce fut surtout
cette violence qui fit croire à la prédiction du grand prêtre ; car, au sortir
de l'assemblée, le tribun, à peine rentré chez lui, fut saisi d'une fièvre
violente, dont il mourut le septième jour ; événement qui fut su et constaté
dans toute la ville.
XIX.
Les Teutons, voyant que Marius se tenait toujours tranquille
dans son camp, entreprirent de le forcer ; mais, accueillis d'une grêle de
traits qu'on fit pleuvoir sur eux des retranchements, et qui leur tuèrent
beaucoup de monde, ils résolurent de passer outre, persuadés qu'ils
franchiraient les Alpes sans obstacle. Ils plient donc bagage, et passent le
long du camp des Romains. Le temps que dura leur passage fit surtout connaître
combien leur nombre était prodigieux. Ils furent, dit-on, six jours entiers à
défiler sans interruption devant les retranchements de Marius ; et comme ils
passaient près des Romains, ils leur demandaient, en se moquant d'eux, s'ils
n'avaient rien à faire dire à leurs femmes ; qu'ils seraient bientôt auprès
d'elles. Quand ils furent tous passés, et qu'ils eurent pris quelque avance,
Marius décampa aussi, et se mit à leur suite. Il se postait toujours près d'eux,
choisissait pour camper des lieux forts d'assiette, qu'il fortifiait encore par
de bons retranchements, afin de passer les nuits en sûreté. En continuant ainsi
leur marche, les deux armées arrivèrent à un lieu qu'on appelle les Eaux de
Sextius, d'où il leur restait peu de chemin à faire pour être au pied des Alpes.
Ce fut là que Marius résolut de les combattre ; il prit un poste très
avantageux, mais où l'eau n'était pas abondante ; il le choisit, dit-on, à
dessein, pour animer le courage de ses troupes. Comme la plupart se plaignirent
qu'ils allaient souffrir une cruelle soif, Marius leur montrant de la main une
rivière qui baignait le camp des Barbares : « C'est là, leur dit-il, qu'il faut
aller acheter de l'eau au prix de votre sang. - Pourquoi donc, lui
répondirent-ils, ne nous y menez-vous pas tout à l'heure, pendant que le sang
coule encore dans nos veines ? - Il faut auparavant, reprit Marius avec douceur,
fortifier notre camp. » Les soldats, quoique mécontents, obéirent. Cependant les
valets de l'armée, qui n'avaient d'eau ni pour eux ni pour leurs bêtes,
descendent en foule vers la rivière avec leurs cruches, armés les uns de haches,
les autres de cognées, quelques-uns d'épées ou de piques, parce qu'ils
s'attendaient à être obligés de combattre pour avoir de l'eau. Ils furent en
effet attaqués par les Barbares, qui ne vinrent d'abord qu'en petit nombre,
parce que la plupart étaient à se baigner ou à prendre le repas après le bain.
Ce lieu est rempli de sources d'eaux chaudes ; et une partie des Barbares,
attirés par la beauté du lieu et par la douceur du bain, ne pensaient qu'à
s'amuser et à faire bonne chère, lorsqu'ils furent surpris par les Romains.
XX.
Les cris des combattants en ayant bientôt attiré un plus
grand nombre, il eût été difficile à Marius de retenir ses soldats, qui
craignaient pour leurs valets. D'ailleurs, les plus belliqueux d'entre les
Barbares, ceux qui avaient taillé en pièces les armées de Manlius et de Cépion
(c'étaient les Ambrons, et ils faisaient seuls plus de trente mille hommes),
coururent précipitamment prendre leurs armes. Ils avaient le corps appesanti par
l'excès de la bonne chère ; mais le vin qu'ils avaient bu, en leur donnant plus
de gaieté, ne leur avait inspiré que plus d'audace. Ils s'avancèrent donc, non
avec le désordre et l'emportement de gens furieux, ou en jetant des cris
inarticulés, mais, frappant leurs armes en mesure, ils marchaient tous ensemble
en cadence, au son qu'elles rendaient ; et, soit pour s'animer les uns les
autres, soit pour effrayer les ennemis, en se faisant connaître, ils répétaient
souvent le nom d'Ambrons. Les premiers d'entre les Italiens qui marchèrent
contre eux étaient les Liguriens, qui entendirent et reconnurent leur cri ; et,
comme ils donnent généralement à toute leur nation le nom d'Ambrons, ils
répondirent aux Barbares par le même cri, qui fut ainsi répété plusieurs fois
dans les deux armées, avant qu'elles en vinssent aux mains. Les officiers ayant
des deux côtés joint leurs cris à ceux de leurs soldats, et cherchant à se
surpasser les uns les autres par la force de leurs voix, ces clameurs ainsi
multipliées irritèrent et enflammèrent encore les courages. Mais les Ambrons, en
passant la rivière, rompirent leur ordonnance, et ils n'avaient pas eu le temps
de la rétablir, lorsque les Liguriens chargèrent les premiers rangs avec
vigueur, et engagèrent le combat. Les Romains, accourant aussitôt pour soutenir
les Liguriens, fondirent de leurs postes élevés sur les Barbares, et les
heurtèrent avec tant de roideur, qu'ils les obligèrent de prendre la fuite. La
plupart, en se précipitant les uns sur les autres, furent tués sur les bords de
la rivière, dont le lit regorgea bientôt de sang et de morts. Les Romains
taillèrent en pièces ceux qui étaient passés, et qui, n'osant pas faire tête à
l'ennemi, s'enfuirent jusqu'à leur camp et à leurs chariots. Leurs femmes, étant
sorties au-devant d'eux avec des épées et des haches, grinçant les dents de rage
et de douleur, frappent également et les fuyards et ceux qui les poursuivent ;
les premiers comme traîtres, les autres comme ennemis. Elles se jettent au
milieu des combattants, et de leurs mains nues s'efforcent d'arracher aux
Romains leurs boucliers, saisissent leurs épées, et, couvertes de blessures,
voient leurs corps en pièces, sans rien perdre, jusqu'à la mort, de leur courage
invincible. Ce premier combat, donné sur le bord du fleuve, fut plutôt l'effet
du hasard que de la volonté du général.
XXI.
Les Romains, après avoir taillé en pièces la plus grande
partie des Ambrons, regagnèrent leur poste, à la nuit tombante ; mais l'armée ne
fit pas entendre, comme il était naturel après un si grand avantage, des chants
de joie et de victoire. Loin de penser à boire dans leurs tentes, à s'égayer en
prenant ensemble leurs repas, ils ne se permirent même pas le délassement le
plus agréable pour des hommes qui ont heureusement combattu, la douceur d'un
sommeil paisible : ils passèrent toute la nuit dans le trouble et dans la
frayeur. Leur camp n'avait ni clôture, ni retranchement. Il restait encore
plusieurs milliers de Barbares qui n'avaient pas combattu ; et ceux des Ambrons
qui s'étaient sauvés de la défaite s'étant joints à eux, ils poussèrent toute la
nuit des cris horribles, qui ressemblaient non à des plaintes ou à des
gémissements humains, mais à des hurlements, à des mugissements de bêtes
féroces, mêlés de menaces et de lamentations ; les cris de cette multitude
immense faisaient retentir les montagnes voisines et les concavités du fleuve.
Ce bruit affreux remplissait toute la plaine ; les Romains étaient saisis de
terreur, et Marius lui-même, frappé d'étonnement, s'attendait à un combat de
nuit, dont il craignait le désordre. Mais ils ne sortirent de leur camp, ni
cette nuit, ni le jour du lendemain : ils les employèrent à se préparer et à se
disposer pour la bataille. Cependant Marius, sachant qu'au-dessus du camp des
Barbares il y avait des creux assez profonds et des vallons couverts de bois, y
envoya Marcellus avec trois mille hommes de pied, pour s'y mettre en embuscade,
et charger les ennemis par derrière, quand l'action serait engagée. Il ordonna
au reste de ses troupes de prendre leur repas de bonne heure, et ensuite de se
reposer. Le lendemain, dès la pointe du jour, il les range en bataille devant
les retranchements, et envoie sa cavalerie dans la plaine. Dès que les Teutons
l'eurent aperçue, ils n'attendirent pas que les Romains fussent descendus au
pied de la colline, où ils auraient pu les combattre à avantage égal, sur un
terrain uni. Frémissant de colère, ils s'arment avec précipitation, et vont les
attaquer sur la hauteur même. Alors Marius envoie ses officiers porter dans tous
les rangs l'ordre de s'arrêter, et d'attendre que l'ennemi soit à la portée du
trait ; de lancer alors leurs javelots, de mettre ensuite l'épée à la main, et
de le pousser vigoureusement en le heurtant de leurs boucliers. Comme on était
sur un terrain glissant, il avait prévu que les coups portés par les Barbares
n'auraient point de force, et que leur ordonnance ne pourrait se maintenir,
parce que leurs corps seraient sur ce terrain inégal, comme sur une mer
orageuse, dans une agitation continuelle.
XXII.
Marius, aussi adroit que personne à manier les armes, et
supérieur à tous en audace, était le premier à exécuter les ordres qu'il
donnait. Les Barbares, arrêtés par les Romains, qu'ils s'efforçaient d'aller
joindre sur la hauteur, pressés ensuite vivement, lâchèrent pied, et regagnèrent
peu à peu la plaine, où les premiers rangs commençaient à se mettre en bataille
sur un terrain uni, lorsque tout à coup on entendit de grands cris partis des
derniers rangs, qui étaient dans la confusion et dans le désordre. Marcellus
avait saisi le moment favorable : le bruit de la première attaque n'était pas
plutôt parvenu sur les hauteurs qu'il occupait, que, faisant lever sa troupe, il
avait fondu avec impétuosité sur les Barbares en poussant de grands cris, et,
les prenant en queue, il avait fait main-basse sur les derniers. Cette attaque
imprévue, en obligeant ceux qui étaient les plus proches de se retourner pour
soutenir les autres, eut bientôt mis le trouble dans l'armée entière. Chargés
vigoureusement en tête et en queue, ils ne purent résister longtemps à ce double
choc ; ils furent mis en déroute, et prirent ouvertement la fuite. Les Romains,
s'étant mis à leur poursuite, en tuèrent ou en firent prisonniers plus de cent
mille. Devenus maîtres de leurs tentes, de leurs chariots et de tout leur
bagage, ils arrêtèrent, d'un commun consentement, de tout donner à Marius,
excepté ce qui aurait été pillé. Quelque magnifique que fut ce présent, il parut
encore bien au-dessous du service que ce général venait de rendre à sa patrie en
la délivrant d'un si grand danger. Quelques historiens ne conviennent pas du don
de ces dépouilles, ni du nombre des morts ; ils disent seulement que depuis
cette bataille les Marseillais firent enclore leurs vignes avec les ossements de
ceux qui avaient été tués ; que les corps consumés dans les champs, par les
pluies qui tombèrent pendant l'hiver, engraissèrent tellement la terre, et la
pénétrèrent à une si grande profondeur, que l'été suivant elle rapporta une
quantité prodigieuse de fruits ; ce qui vérifie ce mot d'Archiloque, que rien
n'engraisse plus la terre que les corps qui y pourrissent. On dit aussi, avec
beaucoup de vraisemblance, que les grandes batailles sont presque toujours
suivies de pluies abondantes : soit qu'un dieu bienfaisant, pour laver et
purifier la terre, l'inonde de ces eaux pures qu'il lui envoie du ciel, ou que
l'air, qui s'altère facilement et éprouve de plus grands changements pour la
plus légère cause, se condense par les vapeurs humides et pesantes qui
s'exhalent du sein de cette corruption.
XXIII.
Après la bataille, Marius ayant choisi parmi les armes et les
dépouilles des Barbares les plus belles, les mieux conservées, les plus propres
à relever la pompe de son triomphe, fit entasser tout le reste sur un grand
bûcher, et en fit aux dieux un sacrifice magnifique. Toute son armée environnait
le bûcher, couronnée de laurier : lui-même, vêtu de pourpre et ceint à la
romaine, prit un flambeau allumé, et, l'élevant de ses deux mains vers le ciel,
il allait mettre le feu au bûcher, lorsqu'on vit venir à toute bride
quelques-uns de ses amis, dont l'arrivée fit faire un grand silence, dans
l'attente des nouvelles qu'ils apportaient. Dès qu'ils furent près de Marius,
ils sautèrent à terre, et courant l'embrasser, ils lui annoncèrent qu'il était
consul pour la cinquième fois, et lui remirent les lettres qui lui annonçaient
sa nomination. La joie vive que causa cette nouvelle mit le comble à celle qu'on
ressentait déjà d'une si grande victoire. Toute l'armée témoigna le plaisir
qu'elle en avait par des cris de triomphe, qu'elle accompagna du bruit guerrier
des armes ; et les officiers ayant de nouveau couronné Marius de laurier, il mit
le feu au bûcher, et acheva le sacrifice.
XXIV.
Mais la puissance qui ne souffre jamais que la joie des plus
grands succès soit pure et sans mélange, qui jette tant de variété dans la vie
humaine par des vicissitudes continuelles de bien et de mal, soit qu'on
l'appelle fortune, vengeance divine, ou enfin nécessité naturelle des choses
humaines, fit arriver peu de jours après, à Marius, de tristes nouvelles de
Catulus son collègue, dont le malheur fut pour la ville de Rome un nouveau sujet
de terreur, et comme un nuage funeste, une tempête menaçante, au milieu d'un
temps calme et serein. Catulus, qu'on avait envoyé pour défendre contre les
Cimbres le passage des Alpes, désespérant de garder ces défilés, et craignant,
s'il était obligé de diviser son armée en plusieurs corps, qu'elle ne fût trop
affaiblie, redescendit en Italie, et, mettant devant lui la rivière d'Abesis, il
éleva des deux côtés de bons retranchements, afin d'en empêcher le passage, et
bâtit un pont qui lui donna la facilité de couvrir les places qui étaient au
delà du fleuve, si les Cimbres, après avoir franchi les détroits, allaient les
attaquer. Mais ils méprisaient tellement leurs ennemis, et les insultaient si
ouvertement, que sans aucune nécessité, et seulement pour faire parade de leur
audace et de leur force, ils s'exposaient tout nus à la neige, grimpaient sur
les montagnes, à travers des monceaux de neige et de glace ; et parvenus au
sommet, ils s'asseyaient sur leurs boucliers, et glissant le long des rochers,
ils s'abandonnaient à la rapidité de la pente sur le bord de précipices d'une
profondeur effrayante. Quand enfin ils eurent transporté leur camp près de celui
des Romains, et qu'ils eurent examiné comment ils pourraient passer la rivière,
ils résolurent de la combler. Coupant donc, comme autrefois les géants, les
tertres des environs, déracinant les arbres, détachant d'énormes rochers et de
grandes masses de terre, ils les roulaient dans le fleuve, pour en resserrer le
cours. Ils jetaient en même temps, au-dessus du pont que les Romains avaient
construit, des masses d'un grand poids, qui, entraînées par le courant, venaient
battre le pont, et en ébranlaient les fondements. La plupart des soldats
romains, effrayés d'une pareille entreprise, abandonnèrent le grand camp, et se
retirèrent. Catulus se conduisit alors en habile et parfait général, qui préfère
à sa propre gloire celle de ses concitoyens. Quand il vit qu'il ne pouvait
persuader ses soldats de rester, et que, cédant à leur frayeur, ils pliaient
bagage, il ordonna qu'on levât l'aigle ; et courant aux premiers rangs, qui
étaient déjà en marche, il se mit à leur tête, aimant mieux que la honte de
cette retraite tombât sur lui seul plutôt que sur sa patrie, et que les soldats
eussent l'air, non de prendre la fuite, mais de suivre leur général. Les
Barbares s'emparèrent du fort que Catulus avait construit au delà du fleuve.
Remplis d'admiration pour les soldats romains, qui l'avaient défendu avec la
plus grande valeur, et s'étaient exposés si courageusement pour leur patrie, ils
les laissèrent aller à des conditions honorables, dont ils convinrent en jurant
sur leur taureau d'airain. On dit que ce taureau fut pris après la bataille, et
porté dans la maison de Catulus, comme les prémices de sa victoire. Les
Barbares, trouvant le pays sans défense, firent partout un horrible dégât.
XXV.
Cette conjoncture fâcheuse fit appeler Marius à Rome : en l'y
voyant arriver, tout le monde crut qu'il allait recevoir les honneurs du
triomphe, et le sénat s'empressa de les lui décerner ; mais il les refusa, soit
qu'il ne voulût pas priver de leur part de cette gloire les soldats qui avaient
partagé ses périls, ou que son motif fût de rassurer le peuple sur ses craintes,
en déposant, entre les mains de la fortune de Rome, la gloire de ses premiers
succès, et se promettant de l'en retirer plus brillante après de nouveaux
exploits. Il tint dans le sénat les discours qu'exigeait la circonstance ; après
quoi il se hâta d'aller joindre Catulus, dont il releva le courage par sa
présence ; il fit venir aussi son armée des Gaules. Dès qu'elle fut arrivée, il
passa le Pô, afin d'empêcher les Barbares de pénétrer dans l'Italie cispadane.
Mais ceux-ci différaient de combattre, parce qu'ils attendaient, disaient-ils,
les Teutons, dont le retard les étonnait fort, soit qu'ils ignorassent
réellement leur défaite, soit qu'ils voulussent paraître n'y pas croire : car
ils accablaient d'outrages ceux qui venaient leur en porter la nouvelle. Ils
envoyèrent même à Marius des ambassadeurs chargés de lui demander, pour eux et
pour leurs frères, des terres et des villes où ils pussent s'établir. Marius
ayant demandé aux ambassadeurs de quels frères ils voulaient parler, ils
répondirent que c'étaient les Teutons. Tous ceux qui étaient présents éclatèrent
de rire, et Marius leur dit en plaisantant : « Ne vous inquiétez plus de vos
frères ; ils ont la terre que nous leur avons donnée, et qu'ils conserveront à
jamais. » Les Barbares, ayant senti l'ironie, s'emportèrent en injures et en
menaces, et lui déclarèrent qu'il allait être puni de ses railleries, d'abord
par les Cimbres, et ensuite par les Teutons, lorsqu'ils seraient arrivés. « Ils
le sont, répliqua Marius ; et il serait peu honnête de vous en aller sans avoir
salué vos frères. » En même temps il ordonna qu'on amenât, chargés de chaînes,
les rois des Teutons, que les Séquaniens avaient faits prisonniers, comme ils
s'enfuyaient dans les Alpes.
XXVI.
Les Cimbres n'eurent pas plutôt entendu le rapport de leurs
ambassadeurs, qu'ils marchèrent sur-le-champ contre Marius, qui se tenait
tranquille dans son camp, et se contentait de le garder. Ce fut, dit-on, pour
cette bataille que Marius mit au javelot un changement utile. Jusqu'alors le fer
et la hampe étaient cloués ensemble par deux chevilles de fer ; Marius n'en
laissa qu'une, et, à la place de l'autre, il en mit une de bois, beaucoup plus
aisée à rompre : changement bien imaginé, afin que la pique, en s'attachant au
bouclier de l'ennemi, n'y restât pas droite, mais que la cheville de bois en se
rompant fit plier la hampe à l'endroit du fer, et que, tenant encore au
bouclier, elle traînât à terre et embarrassât l'ennemi. Boïorix, roi des
Cimbres, à la tête d'un détachement peu nombreux de cavalerie, s'étant approché
du camp de Marius, provoqua ce général à fixer le jour et le lieu du combat,
pour décider qui resterait maître du pays. Marius lui répondit que les Romains
ne prenaient jamais conseil de leurs ennemis pour combattre ; que cependant il
voulait bien satisfaire les Cimbres sur ce qu'ils demandaient. Ils convinrent
donc que la bataille se donnerait dans trois jours, et dans la plaine de
Verceil, lieu commode aux Romains pour y déployer leur cavalerie, et aux
Barbares pour étendre leur nombreuse armée. Les deux partis, arrivés au
rendez-vous, se mirent en bataille. Catulus avait sous ses ordres vingt mille
trois cents hommes, et Marius trente-deux mille, qui, placés aux deux ailes,
environnaient Catulus, dont les troupe occupaient le centre. C'est ainsi que
l'écrit Sylla, qui fut présent à cette bataille. On dit que Marius donna cette
disposition aux deux corps de son armée, parce qu'il espérait tomber, avec ses
deux ailes, sur les phalanges ennemies, et ne devoir la victoire qu'aux troupes
qu'il commandait, sans que Catulus y eût aucune part, et pût même se mêler avec
les ennemis. En effet, lorsque le front d'une bataille est fort étendu, il est
ordinaire que les ailes débordent sur le centre, qui se trouve alors très
enfoncé. On ajoute que Catulus en fit l'observation dans l'apologie qu'il fut
obligé de faire, et qu'il se plaignit hautement de la perfidie de Marius.
XXVII.
L'infanterie des Cimbres sortit en bon ordre de ses
retranchements ; et s'étant rangée en bataille, elle forma une phalange carrée,
qui avait autant de front que de profondeur, et dont chaque côté couvrait trente
stades de terrain. Leurs cavaliers, au nombre de quinze mille, étaient
magnifiquement parés ; leurs casques se terminaient en gueules béantes et en
mufles de bêtes sauvages : surmontés de hauts panaches semblables à des ailes,
ils ajoutaient encore à la hauteur de leur taille. Ils étaient couverts de
cuirasses de fer et de boucliers dont la blancheur jetait le plus grand éclat ;
ils avaient chacun deux javelots à lancer de loin, et dans la mêlée ils se
servaient d'épées longues et pesantes. Dans cette bataille, ils n'attaquèrent
pas les Romains de front ; mais s'étant détournés à droite, ils s'étendirent
insensiblement, dans le dessein de les enfermer entre eux et leur infanterie,
qui occupait la gauche. Les généraux romains s'aperçurent à l'instant de leur
ruse ; mais ils ne purent retenir leurs soldats, dont l'un, s'étant mis à crier
que les ennemis fuyaient, entraîna tous les autres à leur poursuite. Cependant
l'infanterie des Barbares s'avançait, semblable aux vagues d'une mer immense.
Marius, après s'être lavé les mains, les éleva au ciel, et fit voeu d'offrir aux
dieux une hécatombe. Catulus, de son côté, ayant levé les mains au ciel, promit
de consacrer la fortune de ce jour, et de lui bâtir un temple. Marius fit aussi
un sacrifice ; et lorsque le prêtre lui eut montré les entrailles de la victime,
il s'écria : « La victoire est à moi. » Mais à peine les deux armées
commençaient à se charger, qu'il survint un accident qui, au rapport de Sylla,
parut l'effet de la vengeance céleste sur Marius. Le mouvement d'une multitude
si prodigieuse fit lever un tel nuage de poussière, que les deux armées ne
purent plus se voir. Marius, qui s'était avancé le premier avec ses troupes,
pour tomber sur l'ennemi, le manqua dans cette obscurité ; et ayant poussé bien
au delà de leur bataille, il erra longtemps dans la plaine, tandis que la
fortune conduisit les Barbares vers Catulus, qui seul eut à soutenir tout leur
effort avec ses soldats, au nombre desquels était Sylla. L'ardeur du jour et les
rayons brûlants du soleil, qui donnait dans le visage des Cimbres, secondèrent
les Romains. Ces Barbares, nourris dans des lieux froids et couverts, et
endurcis aux plus fortes gelées, ne pouvaient supporter la chaleur ; inondés de
sueur et tout haletants, ils se couvraient le visage de leurs boucliers, pour se
défendre de l'ardeur du soleil ; car cette bataille se donna après le solstice
d'été, trois jours avant la nouvelle lune du mois d'août, appelé alors sextilis.
Ce nuage de poussière servit même à soutenir le courage des Romains, en leur
cachant la multitude des ennemis ; chaque bataillon ayant couru charger ceux
qu'il avait en face, ils en vinrent aux mains avant que la vue du grand nombre
des Barbares eût pu les effrayer. D'ailleurs l'habitude du travail et de la
fatigue avait tellement endurci leurs corps, que, malgré l'extrême chaleur et
l'impétuosité avec laquelle ils étaient allés à l'ennemi, on ne vit pas un seul
Romain suer ou haleter : c'est le témoignage que Catulus lui-même leur rend en
faisant l'éloge de ses troupes.
XXVIII.
La plupart des ennemis, et surtout les plus braves d'entre
eux, furent taillés un pièces ; car, pour empêcher que ceux des premiers rangs
ne rompissent leur ordonnance, ils étaient liés ensemble par de longues chaînes
attachées à leurs baudriers. Les vainqueurs poussèrent les fuyards jusqu'à leurs
retranchements ; et ce fut là qu'on vit le spectacle le plus tragique et le plus
affreux. Les femmes, vêtues de noir et placées sur les chariots, ruaient
elles-mêmes les fuyards, dont les uns étaient leurs maris, les autres leurs
frères, ou leurs pères ; elles étouffaient leurs enfants de leurs propres mains,
les jetaient sous les roues des chariots ou sous les pieds des chevaux, et se
tuaient ensuite elles-mêmes. Une d'entre elles, à ce qu'on assure, après avoir
attaché ses deux enfants à ses deux talons, se pendit au timon de son chariot.
Les hommes, faute d'arbres pour se pendre, se mettaient au cou des nouds
coulants, qu'ils attachaient aux cornes ou aux jambes des boufs, et, les piquant
ensuite pour les faire courir, ils périssaient étranglés, ou foulés aux pieds de
ces animaux. Malgré le grand nombre de ceux qui se tuèrent ainsi de leurs mains,
on fit plus de soixante mille prisonniers, et on en tua deux fois autant. Les
soldats de Marius pillèrent le bagage : mais les dépouilles, les étendards et
les trompettes furent portés, dit-on, au camp de Catulus : ce qu'il allégua
comme une preuve certaine que la victoire était son ouvrage. Il s'éleva à cette
occasion une vive dispute entre ses troupes et celles de Marius ; afin de la
terminer à l'amiable, on prit pour arbitres les ambassadeurs de Parme, qui
étaient alors au camp. Les soldats de Catulus les menèrent au milieu des morts
restés sur le champ de bataille, et leur firent voir qu'ils étaient tous percés
de leurs piques ; il était facile de les reconnaître, parce que Catulus avait
fait graver son nom sur les bois des piques de tous ses soldats. Cependant on
fit honneur à Marius de ce succès, soit à cause de sa première victoire, soit
par égard pour sa dignité. Le peuple même lui donna le titre de troisième
fondateur de Rome, parce qu'il avait délivré sa patrie d'un aussi grand danger
que celui dont les Gaulois l'avaient autrefois menacée. Lorsque les Romains, au
milieu de leurs femmes et de leurs enfants, se livraient dans leurs repas
domestiques aux transports de la joie la plus douce, ils offraient à Marius, en
même temps qu'à leurs dieux, les prémices de leurs mets, et lui faisaient les
mêmes libations ; ils voulaient ne décerner qu'à lui seul les deux triomphes ;
mais il refusa de triompher sans Catulus ; il crut devoir se montrer modeste
dans une si grande prospérité : peut-être aussi craignait-il les soldats de
Catulus, bien déterminés, si l'on privait leur général de cet honneur, de
s'opposer au triomphe de Marius.
XXIX.
Son cinquième consulat étant près de finir, il aspira au
sixième avec plus d'ardeur que personne n'en avait jamais mis à briguer le
premier. Courtisan assidu de la multitude, attentif à lui complaire en tout, il
relâcha non seulement du faste et de la dignité de sa charge, mais encore de la
fierté de son naturel, et affecta, dans toute sa conduite, une douceur et une
popularité qui n'étaient point dans son caractère. Timide par ambition dans ce
qui tenait au gouvernement et dans les intrigues populaires, la constance et
l'intrépidité qu'il montrait dans les combats l'abandonnaient dans les
assemblées du peuple ; là, un mot de louange ou de blâme le mettait hors de
lui-même. On dit pourtant qu'ayant donné le droit dé cité, à Rome, à deux mille
habitants de Cameries, qui avaient servi avec distinction, privilège qui parut
contraire aux lois, il répondit à ceux qui l'en blâmaient, que le bruit des
armes l'avait empêché d'entendre la loi : mais il paraissait redouter les cris
tumultueux des assemblées publiques. Dans les camps, le besoin qu'on avait de
ses talents lui donnait de la dignité et de la puissance ; mais n'ayant pu, dans
les affaires politiques, s'élever au premier degré d'honneur et de crédit, il se
jeta dans les bras du peuple, dont il brigua la bienveillance et la faveur, ne
se souciant point d'être le plus homme de bien, pourvu qu'il fût le plus grand.
Il encourut par cette conduite la haine des nobles ; mais celui d'entre eux
qu'il redoutait le plus, c'était Métellus, dont il n'avait payé les bienfaits
que par la plus noire ingratitude ; qui, naturellement vertueux et ami de la
vérité, s'opposait avec force à ceux qui s'insinuaient par des voies peu
honnêtes dans la faveur du peuple, en ne parlant que pour lui complaire. Marius
résolut donc de le chasser de Rome : pour y parvenir, il se lia intimement avec
Glaucias et Saturninus, les plus audacieux des hommes, et qui avaient à leurs
ordres une tourbe d'indigents et de séditieux. Il se servit d'eux pour proposer
de nouvelles lois, et fit venir à Rome des gens de guerre, qu'il mêla dans les
assemblées, pour faire bannir Métellus.
XXX.
L'historien Rutilius, homme de bien d'ailleurs, et très
véridique, mais ennemi particulier de Marius, rapporte qu'il n'obtint son
sixième consulat qu'en faisant aux tribus des largesses considérables ; que
l'ayant ainsi acheté à beaux deniers comptants, il réussit à en éloigner
Métellus, et à faire nommer Valérius, moins pour consul que pour ministre de ses
volontés. Jamais le peuple n'avait donné à personne avant lui autant de
consulats, si ce n'est à Valérius Corvinus ; avec cette différence que, du
premier consulat de Corvinus à son dernier, il y eut quarante-cinq ans
d'intervalle, et que Marius, deux ans après son premier consulat, parcourut de
suite les cinq autres, poussé d'un seul trait par la fortune. Mais dans ce
dernier il devint l'objet de la haine publique, en se rendant complice des
crimes de Saturninus, et en particulier du meurtre de Nonnius que ce scélérat
massacra de sa main, parce qu'il était son concurrent au tribunat. Saturninus,
devenu tribun, proposa pour le partage des terres une loi qui portait que le
sénat viendrait jurer, dans l'assemblée du peuple, de ratifier ce que le peuple
aurait ordonné, et de ne s'opposer à aucune de ses lois. Marius feignit, dans le
sénat, de désapprouver cet article de la loi, et déclara que ni lui, ni aucun
sénateur qui eût du sens, ne prêterait un pareil serment : « Car, ajouta-t-il,
si la loi proposée n'était pas mauvaise, ce serait faire injure au sénat que de
le forcer par le serment à ce qu'il devrait faire par persuasion et de bonne
volonté. » Ce n'était pas qu'il pensât réellement ce qu'il disait : mais il
tendait à Métellus un piège inévitable. Persuadé que le mensonge faisait partie
de la vertu et de l'habileté, il ne se croyait pas lié par ce qu'il aurait dit
dans le sénat ; mais sachant que Métellus était d'un caractère ferme, qu'il
pensait, avec Pindare, que la vérité est le fondement de la vertu parfaite, il
voulait le prendre dans ses propres paroles, afin que le refus qu'il aurait déjà
fait dans le sénat, et qu'il répéterait devant l'assemblée, attirât sur lui la
haine implacable du peuple. La chose arriva comme il l'avait espéré : Métellus
ayant refusé le serment, le sénat leva la séance.
XXXI.
Peu de jours après, Saturninus avant appelé les sénateurs à
ta tribune pour exiger d'eux le serment, Marius se présenta. Il se fit aussitôt
un grand silence, et tous les yeux se fixèrent sur lui. Alors s'embarrassant
fort peu de ce qu'il avait si hardiment avancé dans le sénat, mais à la vérité,
du bout des lèvres, il dit qu'il n'avait pas le cou assez gros pour s'en tenir,
sur une si grande affaire, à ce qu'il avait dit une première fois ; qu'il
jurerait donc et obéirait à la loi, si toutefois c'était une loi : restriction
qu'il ajouta avec adresse, comme un voile pour cacher sa honte. Dès qu'il eut
fait le serment, le peuple ravi de joie battit des mains et fit entendre les
plus vives acclamations ; mais les nobles furent aussi affligés qu'indignés d'un
pareil changement. Les sénateurs, qui craignaient la colère du peuple, jurèrent
tous, jusqu'à Métellus. Pour lui, quelques instances que lui fissent ses amis
pour l'engager à faire le serment, et à ne pas s'exposer aux peines rigoureuses
dont Saturninus menaçait ceux qui refuseraient de le prêter, il ne perdit rien
de sa fermeté, et ne jura point. Toujours invariable dans son caractère, prêt à
tout souffrir plutôt que de rien faire de honteux, il sortit de l'assemblée, et
dit à ceux qui l'accompagnaient : « Que faire le plus léger mal était une
lâcheté ; que faire le bien quand il n'y avait pas de danger, c'était une
disposition commune ; mais que le faire en s'exposant à de grands périls,
c'était agir en homme véritablement vertueux. » Saturninus fit à l'instant même
un décret par lequel il était ordonné aux consuls de faire publier qu'on
interdisait à Métellus le feu et l'eau, et qu'il était défendu à tout citoyen de
le recevoir chez lui. La plus vile populace s'offrait même pour aller le tuer ;
mais tous les bons citoyens ; touchés de l'injustice qu'on lui faisait,
coururent en foule chez lui pour le défendre. Métellus ne voulut pas être la
cause d'une sédition, et prit le sage parti de sortir de Rome : « Ou les
affaires, disait-il, prendront une meilleure tournure, et le peuple se repentira
de ce qu'il fait aujourd'hui, alors il me rappellera lui-même ; ou elles
resteront dans le même état, et dans ce cas il vaut mieux être éloigné. » Le
récit des témoignages de bienveillance et d'estime que Métellus reçut à Rhodes
pendant son exil, et de l'application qu'il y donna à la philosophie, trouvera
mieux place dans sa vie, que je me propose d'écrire.
XXXII.
Le service important que Saturninus venait de rendre à Marius
imposait à celui-ci la nécessité de souffrir toutes ses violences ; il ne
sentait pas que c'était faire à la république une plaie incurable ; que ses
lâches complaisances pour ce tribun audacieux l'autorisaient à se frayer par les
armes et par les meurtres un chemin à la tyrannie et à la ruine du gouvernement.
Conservant donc quelques égards pour les nobles, et voulant toujours se ménager
la faveur du peuple, il fit l'action de l'homme le plus vil et le plus faux. Les
principaux citoyens étant allés chez lui pendant la nuit pour l'engager à
réprimer les excès de Saturninus, et ce tribun y étant venu aussi, il le fit
entrer, à leur insu, par une autre porte. Ensuite feignant une indisposition, et
allant, sous ce prétexte, des uns aux autres, il ne fit que les aigrir et les
irriter davantage. Enfin, le sénat et les chevaliers s'étant réunis, et ayant
fait éclater leur indignation, Marius fut obligé de faire venir sur la place des
gens armés, qui chassèrent les séditieux et les poursuivirent jusqu'au Capitole,
où on les prit par la soif, en coupant les conduits d'eau. N'ayant donc plus
aucun espoir, ils appelèrent Marius et se rendirent à lui, sous la sauvegarde de
la foi publique. Il fit son possible pour les sauver ; mais toutes ses démarches
furent inutiles : à peine descendus sur la place, ils furent assommés par la
multitude. Cette conduite lui avait tellement aliéné la noblesse et le peuple,
que le temps de la nomination des censeurs étant venu, quoiqu'on s'attendît
qu'il se mettrait sur les rangs, il n'osa pas se présenter, et, craignant un
refus, il laissa choisir des censeurs qui lui étaient inférieurs en dignité. Il
voulut cependant s'en faire un mérite, en disant qu'il ne s'était pas présenté,
de peur que la recherche sévère qu'il aurait été obligé de faire des moeurs et
de la conduite des citoyens ne lui eût attiré la haine du peuple.
XXXIII.
Le décret pour le rappel de Métellus ayant été proposé,
Marius parla et agit de tout son pouvoir pour en empêcher l'effet ; mais voyant
tous ses efforts inutiles, il y renonça. Le peuple montra le plus grand
empressement à ratifier le décret ; et Marius ne pouvant supporter de voir
Métellus de retour, s'embarqua pour la Cappadoce et la Galatie, sous prétexte
d'aller accomplir les sacrifices qu'il avait voués à la mère des dieux ; mais ce
voyage avait un autre motif qui n'était pas connu du peuple. La nature ne
l'ayant fait ni pour la paix, ni pour les affaires politiques, il ne devait
qu'aux armes sa grandeur et sa fortune. Voyant donc que sa gloire et sa
puissance se flétrissaient dans le repos et dans l'inaction, il travaillait à
susciter aux Romains de nouvelles affaires. Il espérait qu'en irritant les rois
de l'Asie, et surtout Mithridate, qui paraissait assez porté de lui-même à faire
la guerre, les Romains le nommeraient sur-le-champ pour combattre contre ce
prince ; que bientôt il remplirait Rome de nouveaux triomphes, et sa maison des
dépouilles du Pont et des trésors de Mithridate. Aussi tous les témoignages
d'honneur et d'estime que ce prince lui prodigua ne purent rien gagner sur
Marius, qui, inflexible dans ses résolutions, lui dit avec dureté : « Prince, ou
essayez de devenir plus puissant que les Romains, ou faites sans rien dire ce
qu'ils vous commandent. » Ces paroles étonnèrent Mithridate, qui avait souvent
entendu parler de la liberté du langage romain, mais qui ne l'avait pas encore
éprouvée. Marius, de retour à Rome, fit bâtir une maison près de la place
publique, soit, comme il le disait, afin d'épargner à ceux qui venaient lui
faire leur cour la peine d'aller si loin, soit qu'il regardât l'éloignement de
son ancienne demeure comme l'obstacle qui empêchait un grand nombre de gens de
se présenter à sa porte. Mais ce n'était point là ce qui éloignait d'aller chez
lui : la véritable cause, c'est que, peu propre aux affaires civiles, manquant
de cette douceur et de cette affabilité qui caractérisaient les autres
personnages de son rang, on le négligeait pendant la paix, comme un instrument
qui n'était bon que pour la guerre.
XXXIV.
Il n'était pas fort affecté de voir sa réputation éclipsée
par celle de beaucoup d'autres ; mais il ne pouvait supporter que l'envie des
nobles contre lui fût la cause de l'élévation de Sylla, et que son rival ne dût
son pouvoir dans le gouvernement qu'aux dissensions qu'ils avaient eues
ensemble. Mais quand Bocchus, roi de Numidie, reconnu pour allié des Romains,
eut consacré dans le Capitole des Victoires qui portaient des trophées, et
auprès d'elles des images d'or qui représentaient Jugurtha remis par Bocchus
entre les mains de Sylla ; Marius fut tellement outré de colère de voir Sylla
lui enlever la gloire de ses exploits et se l'attribuer à lui seul, qu'il se
disposait à employer la violence pour abattre ces monuments. Sylla, de son côté,
s'opiniâtrant à les maintenir, la sédition allait éclater dans Rome, lorsqu'elle
fut tout à coup réprimée par la guerre des alliés. Les nations les plus
belliqueuses de l'Italie, celles dont la population était la plus nombreuse,
s'étant liguées contre les Romains, et réunissait à la force des armes, à la
multitude des troupes, l'audace et la capacité de leurs généraux, qui n'étaient
en rien inférieurs aux plus grands capitaines de Rome, furent sur le point de
renverser l'empire. Cette guerre, si féconde en événements, si variée dans ses
succès, accrut autant la gloire et la puissance de Sylla qu'elle diminua celle
de Marius. Celui-ci se montra lent et irrésolu dans tout ce qu'il entreprit,
cherchant toujours à différer : soit que, parvenu à plus de soixante-cinq ans,
la vieillesse eût éteint son activité et sa chaleur ordinaires ; soit, comme il
le disait lui-même, que des maux de nerfs dont il était travaillé l'empêchassent
d'agir avec liberté, il ne soutint les fatigues de cette guerre, qui étaient
au-dessus de ses forces, que par honte de rester oisif. Il ne laissa pas
cependant de remporter une grande victoire, où il tua six mille hommes aux
ennemis : dans toute cette guerre, il ne leur donna jamais aucune prise sur
lui ; on eut beau l'environner de tranchées, l'accabler de railleries, le
provoquer au combat, il fut toujours maître de lui-même. On dit à ce sujet que
Popédius Silo, le premier des généraux ennemis en considération et en puissance,
lui ayant dit un jour : « Marius, si tu es un si grand capitaine, viens
combattre contre nous. - Et toi-même, lui répondit Marius, si tu es un si grand
capitaine, force-moi de combattre malgré moi. » Une autre fois les ennemis lui
ayant donné la plus belle occasion de les attaquer, et les Romains l'ayant
manquée par timidité, Marius, après que les deux partis furent rentrés dans
leurs camps, fit assembler ses soldats. «Je ne sais, leur dit-il, qui des
ennemis ou de vous je dois appeler les plus lâches ; ils n'ont pas osé vous
regarder quand vous avez tourné le dos, et vous avez craint de les regarder par
derrière. » Enfin, sa faiblesse l'empêchant d'agir de sa personne, il quitta le
commandement.
XXXV.
Les peuples de l'Italie étant presque soumis, plusieurs
généraux employaient le crédit des orateurs du peuple pour obtenir la conduite
de la guerre contre Mithridate, lorsque tout à coup, au grand étonnement de tout
le monde, le tribun Sulpicius, homme d'une audace singulière, mit en avant
Marius, et le nomma pour aller combattre contre ce prince, avec le titre de
proconsul. Le peuple se partagea : les uns approuvèrent le choix du tribun ; les
autres, appelant Sylla à ce commandement, envoyaient Marius aux bains chauds de
Baies, lui conseillant d'y soigner son corps affaibli, comme il le disait
lui-même, par la vieillesse et les maladies. Marius avait près de Misène une
superbe maison de campagne, où il menait une vie plus délicieuse et plus
efféminée qu'il ne convenait à un homme qui, dans un si grand nombre
d'expéditions, s'était signalé par tant d'exploits. Cornélie l'acheta, dit-on,
soixante-quinze mille drachmes, et peu de temps après elle coûta à Lucullus cinq
cent mille deux cents drachmes : tant le prix des biens-fonds avait promptement
haussé à Rome ! tant le luxe y avait fait des progrès rapides ! Cependant
Marius, par une ambition excusable tout au plus dans un jeune homme, forçant son
âge et sa vieillesse, descendait tous les jours au champ de Mars, s'y exerçait
avec la jeunesse romaine, montrait un corps souple et léger sous les armes,
propre encore à tous les exercices du manège, quoique, devenu replet et pesant
dans sa vieillesse, il conservât peu d'activité. Il plut par là à quelques
personnes qui allaient exprès au champ de Mars pour assister à ses exercices, et
être témoins des efforts qu'il faisait afin de surpasser les autres. Mais les
gens sensés voyaient avec pitié cette avarice, ce désir insatiable de gloire,
dans un homme qui, de l'état le plus obscur, parvenu au plus haut rang et à la
plus grande opulence, ne savait pas se borner dans sa prospérité ; qui, pouvant
jouir en repos de l'estime et de l'admiration publiques et des biens immenses
qu'il possédait, voulait, comme s'il eût manqué de tout, s'en aller, après tant
de triomphes et tant de gloire, traîner en Cappadoce et dans le Pont-Euxin les
restes languissants de sa vieillesse, pour y combattre les satrapes de
Mithridate, Archélaos et Néoptolème. Il cherchait à se justifier, en disant
qu'il voulait former lui-même son fils au métier des armes ; mais cette raison
même paraissait frivole.
XXXVI.
C'est là ce qui fit éclater enfin le mal secret que Rome
couvait depuis longtemps dans son sein ; et Marius en fut l'occasion, parce
qu'il avait trouvé dans l'audace de Sulpicius l'instrument le plus propre à
opérer la ruine entière de la république. Ce tribun, qui dans tout le reste
était l'admirateur et l'émule de Saturninus, ne lui reprochait que deux choses
en administration, sa timidité et sa lenteur. Pour lui, ne voulant pas perdre de
temps, il avait toujours autour de sa personne six cents chevaliers romains, qui
lui servaient de gardes, et qu'il appelait l'anti-sénat. Un jour donc que les
consuls présidaient l'assemblée du peuple, Sulpicius arrive avec une troupe de
gens armés, met les consuls en fuite, et se saisissant du fils de Pompéius, l'un
d'eux, il le massacre de sa propre main. Sylla, vivement poursuivi par les
factieux, passait devant la maison de Marius, et, contre l'attente de tout le
monde, il s'y jeta, sans être aperçu de ceux qui le poursuivaient, et qui,
courant avec précipitation, passèrent outre. On dit que Marius lui-même le fit
sortir en sûreté par la porte de derrière, et qu'il partit de là pour se rendre
à son camp. Mais Sylla, dans ses Commentaires, ne dit pas qu'il eût pris la
maison de Marius pour asile ; il rapporte qu'il y fut conduit pour y délibérer
sur ce que Sulpicius voulait le forcer de faire malgré lui, en l'environnant
d'épées nues, et qu'il fut traîné ainsi chez Marius ; il n'en sortit que pour
aller sur la place, où, suivant le désir du tribun, il cassa l'édit que son
collègue et lui avaient fait, pour ordonner la suspension de toutes les
affaires. Sulpicius, devenu le maître, fit décerner le commandement de la guerre
contre Mithridate à Marius, qui sur-le-champ se disposant à partir, envoya deux
tribuns des soldats à Sylla, pour lui ordonner de leur remettre son armée. Sylla
ayant soulevé ses soldats, qui se montaient à trente mille hommes de pied et à
cinq mille chevaux, les fit marcher vers Rome. Ils commencèrent par massacrer
les deux tribuns que Marius avait envoyés ; celui-ci, de son côté, fit égorger à
Rome plusieurs amis de Sylla, et promit, à son de trompe, la liberté à tous les
esclaves qui s'armeraient en sa faveur. Il ne s'en présenta que trois : et
Marius, après une légère résistance contre Sylla lorsqu'il entrait dans Rome,
prit précipitamment la fuite. À peine sorti de Rome, il se vit abandonné de tous
ceux qui l'accompagnaient, et qui se dispersèrent chacun de son côté comme il
était déjà nuit, il se retira dans une petite maison de campagne, appelée
Salonium ; elle était voisine des terres de Mucius son beau-père, où il envoya
son fils, pour y prendre quelques provisions ; et descendant à Ostie, où
Numérius, un de ses amis, lui tenait une barque toute prête, il partit sans
attendre son fils, et n'emmena avec lui qu'un fils de sa femme, nommé Granius.
XXXVII.
Le jeune Marius étant arrivé dans les terres de Mucius, y
ramassait les provisions dont il avait besoin. Surpris par le jour, il fut sur
le point d'être découvert par ses ennemis. Quelques cavaliers, soupçonnant que
Marius était dans cette maison, allèrent l'y chercher ; mais l'intendant de
Mucius les ayant aperçus de loin, cacha le jeune homme dans un chariot chargé de
fèves, y attela ses boeufs, et ayant fait marcher son chariot du côté de Rome,
il alla au-devant de ces cavaliers. Marius conduit ainsi jusqu'à la maison de sa
femme, y prit tout ce qui lui était nécessaire ; et s'étant rendu la nuit au
bord de la mer, il s'embarqua sur un vaisseau qui partait pour l'Afrique.
Cependant le vieux Marius, ayant mis à la voile, côtoyait l'Italie, poussé par
un vent favorable ; mais craignant de tomber entre les mains d'un des principaux
habitants de Terracine, nommé Géminius, son ennemi personnel, il avait averti
ses matelots d'éviter cette ville. Ils auraient bien voulu faire ce qu'il
désirait ; mais le vent ayant changé, et venant à souffler de la haute mer, il
s'éleva une si furieuse tempête, qu'ils crurent que le vaisseau ne résisterait
pas à l'effort des vagues. D'ailleurs, Marius se trouvant fort incommodé de la
mer, ils gagnèrent avec peine le rivage de Circé. La tempête, qui devenait
toujours plus violente, et le défaut de vivres les ayant forcés de descendre à
terre, ils errèrent de côté et d'autre, sans avoir de but certain ; et, comme il
arrive toujours dans les dangers pressants, ils cherchaient à éviter celui qui
était présent, comme le plus redoutable, et mettaient leur espérance dans ce
qu'ils ne connaissaient pas. La terre n'était pas pour eux moins dangereuse que
la mer ; et s'ils avaient à redouter la rencontre des hommes, ils n'avaient pas
moins à craindre, dans l'extrême disette où ils étaient, de n'en pas rencontrer.
Enfin, sur le soir, ils trouvèrent des bouviers qui n'eurent rien à leur donner,
mais qui, ayant reconnu Marius, l'avertirent de s'éloigner promptement, parce
qu'ils venaient de voir passer plusieurs cavaliers qui le cherchaient. Privé de
toute ressource, affecté surtout de voir ceux qui l'accompagnaient près de
mourir de faim, il quitta le grand chemin, et se jeta dans un bois épais, où il
passa la nuit.
XXXVIII.
Le lendemain, cédant à la nécessité, et voulant avant que ses
force fussent épuisées, les employer utilement, il se remit en chemin le long de
la mer ; en marchant il encourageait les gens de sa suite ; il les exhortait à
attendre encore une dernière espérance pour laquelle il se réservait, par la
confiance qu'il avait eu d'anciens oracles. Il leur raconta qu'un jour, dans son
enfance, pendant qu'il vivait à la campagne, il était tombé dans sa robe l'aire
d'un aigle, qui contenait sept aiglons ; que ses parents, surpris de cette
singularité, consultèrent les devins, qui leur répondirent que cet enfant
deviendrait un des hommes les plus célèbres ; qu'il obtiendrait sept fois la
première dignité de la république, et jouirait de la plus grande autorité. Les
uns disent que ce prodige arriva réellement à Marius ; d'autres assurent que
ceux qui le suivaient le lui ayant entendu raconter alors, et dans une autre de
ses fuites, y ajoutèrent foi, et écrivirent ensuite ce récit, qui n'était qu'une
fable de son invention, car l'aigle ne fait jamais plus de deux aiglons ; aussi
accuse-t-on de mensonge le poète Musée pour avoir dit de cet oiseau : Un aile
pond trois neufs, mais il en casse deux, Et n'en couve qu'un seul, qu'il rend
plus vigoureux. Quoi qu'il en soit, tout le monde convient que Marius dans sa
fuite, et dans ses plus grandes détresses, disait souvent qu'il parviendrait au
septième consulat.
XXXIX.
Ils n'étaient plus qu'à vingt stades de Minturnes, ville
d'Italie, lorsqu'ils aperçurent de loin une troupe de cavaliers qui venaient à
eux, et ils virent en même temps deux barques qui côtoyaient le rivage. Ils
coururent de toutes leurs forces vers la mer ; et ayant gagné à la nage les deux
barques, ils montèrent sur l'une, qui était précisément celle de Granius, et
passèrent vis-à-vis, dans l'île d'Énaria. Marius, qui, gros et pesant, ne se
remuait qu'avec peine, fut porté par deux esclaves, qui, le soulevant sur l'eau
avec beaucoup d'efforts, le mirent dans l'autre barque au moment même que les
cavaliers, arrivant sur le rivage, crièrent aux mariniers de ramener la barque à
terre, ou de jeter Marius à la mer, et de continuer ensuite leur route. Marius
les ayant conjurés, les larmes aux yeux, de ne pas le sacrifier à ses ennemis,
les maîtres de la barque, après avoir formé en quelques instants plusieurs
résolutions contraires, répondirent enfin qu'ils ne trahiraient pas Marius. Les
cavaliers s'étant retirés en leur faisant des menaces, les mariniers changèrent
de sentiment, et gagnant la terre, ils allèrent mouiller près de l'embouchure du
Liris dont les eaux, en se répandant hors de leur lit, forment un marais. Ils
conseillèrent à Marius de descendre pour prendre de la nourriture sur le rivage
et réparer ses forces épuisées par la fatigue de la mer, et d'attendre que le
vent devînt favorable ; ce qui arrivait toujours à une certaine heure que le
vent de mer venant à s'amortir, il s'élevait du marais un vent frais qui
suffisait pour naviguer.
XL.
Marius les crut, et suivit leur conseil ; ils le descendirent
donc sur le rivage, et il se coucha sur l'herbe, bien éloigné de prévoir ce qui
devait lui arriver. Les mariniers, remontant aussitôt dans leur barque, lèvent
les ancres et prennent la fuite ; ils avaient pensé qu'il n'était ni honnête de
livrer Marius, ni sûr pour eux de le sauver. Abandonné ainsi de tout le monde,
il resta longtemps couché sur le rivage, sans proférer une parole. Enfin,
reprenant, non sans peine, son courage et ses forces, il prit des chemins
détournés, où il ne marchait qu'avec beaucoup de fatigue. Après avoir traversé
des marais profonds, des fossés pleins d'eau et de boue, il arrive à la cabane
d'un vieillard qui travaillait dans ces marais ; il se jette à ses pieds, et le
supplie de sauver et de secourir un homme qui, s'il échappait à son malheur
présent, le récompenserait un jour bien au delà de ses espérance. Le vieillard,
soit qu'il connût depuis longtemps Marius, soit que son air majestueux lui fit
juger que c'était un personnage distingué, lui dit que s'il ne voulait que se
reposer, sa cabane lui suffirait ; mais que s'il errait pour fuir ses ennemis,
il le cacherait dans un lieu plus sûr et plus tranquille. Marius l'ayant prié de
le faire, cet homme le mena près de la rivière, dans un endroit creux du marais,
où il le fit coucher, et le couvrit de roseaux et d'autres plantes légères, dont
le poids ne pouvait le blesser. Il n'y avait pas longtemps qu'il y était caché,
lorsqu'il entendit un grand bruit du côté de la cabane. Géminius avait envoyé de
Terracine plusieurs cavaliers à sa poursuite ; quelques-uns d'eux étant venus
par hasard en cet endroit, cherchèrent à effrayer le vieillard, en lui criant
qu'il cachait un ennemi des Romains. Marius, qui les entendit, se leva du lieu
où il était caché, et, s'étant dépouillé, il s'enfonça dans l'endroit où l'eau
était le plus épaisse et le plus bourbeuse ; et c'est ce qui le fit découvrir
par ceux qui le cherchaient.
XLI.
Retiré de là tout nu et couvert de fange, il fut conduit à
Minturnes, où on le remit entre les mains des magistrats ; car le décret du
sénat qui ordonnait à tout Romain de le poursuivre et de le tuer, s'il était
pris, avait été déjà publié dans toutes les villes. Les magistrats, avant de
mettre ce décret à exécution, voulurent en délibérer ; et en attendant ils
déposèrent Marius dans la maison d'une femme nommée Fannia, qu'on croyait
indisposée contre lui, pour une cause déjà ancienne. Fannia avait eu pour mari
un homme nommé Tinnius, dont elle se sépara en redemandant une très riche dot
qu'elle lui avait apportée. Tinnius, pour se dispenser de la rendre, l'accusa
d'adultère, et l'affaire fut portée devant Marius, alors consul pour la sixième
fois. D'après l'instruction du procès, il parut que Fannia, avant son mariage,
avait mené une mauvaise vie, et que Tinnius, qui ne l'ignorait pas, n'avait pas
laissé de l'épouser et de vivre longtemps avec elle. Marius, les jugeant tous
deux coupables, condamna le mari à rendre la dot, et nota la femme d'infamie, en
lui imposant une amende d'un sou. Fannia, dans cette occasion, ne se conduisit
pas en femme offensée : dès qu'elle eut Marius entre ses mains, bien loin de lui
témoigner du ressentiment, elle le secourut de tout son pouvoir, et chercha à
lui redonner du courage. Marius la remercia de sa générosité, et l'assura qu'il
était plein de confiance, d'après un signe favorable qu'il avait eu, et qu'il
lui raconta. Lorsqu'on le menait chez elle, et qu'il était près d'entrer dans sa
maison, on eut à peine ouvert la porte, qu'il vit sortir un âne, qui allait tout
courant boire à une fontaine voisine. Il s'était arrêté devant Marius, l'avait
regardé d'un air gai et enjoué, et dans sa joie il s'était mis à braire de
toutes ses forces, et à bondir autour de lui. Marius en avait conjecturé que le
dieu lui marquait par ce signe que son salut lui viendrait plutôt de la mer que
de la terre, parce que l'âne, en partant d'auprès de lui, ne s'était pas arrêté
à sa pâture, mais était allé tout de suite boire à la fontaine. Après avoir
exposé sa conjecture à Fannia, il voulut reposer, demanda qu'on le laissât seul,
et qu'on fermât la porte sur lui.
XLII.
Les magistrats et les décurions de Minturnes, après une
longue délibération, résolurent d'exécuter sans retard le décret, et de faire
périr Marius ; mais aucun des citoyens ne voulut s'en charger. Enfin il se
présenta un cavalier gaulois ou cimbre (car on a dit l'un et l'autre), qui entra
l'épée à la main dans la chambre où Marius reposait. Comme elle recevait peu de
jour, et qu'elle était fort obscure, le cavalier, à ce qu'on assure, crut voir
des traits de flamme s'élancer des yeux de Marius ; et de ce lieu ténébreux il
entendit une voix terrible lui dire : « Oses-tu, misérable, tuer Caïus
Marius ! » À l'instant le Barbare prend la fuite, et jetant son épée, il sort
dans la rue, en criant ces seuls mots : « Je ne puis tuer Gaïus Marius. »
L'étonnement d'abord, ensuite la compassion et le repentir, gagnèrent bientôt
toute la ville. Les magistrats se reprochèrent la résolution qu'ils avaient
prise, comme un excès d'injustice et d'ingratitude envers un homme qui avait
sauvé l'Italie, et à qui l'on ne pouvait sans crime refuser du secours. « Qu'il
s'en aille, disaient-ils, errer où il voudra, et accomplir ailleurs sa
destinée ; et prions les dieux de ne pas nous punir de ce que nous rejetons de
notre ville Marius, nu et dépourvu de tout secours. » D'après ces réflexions,
ils se rendent en foule dans sa chambre, et l'ayant tous environné, ils le font
sortir, et le conduisent au bord de la mer. Comme chacun lui donnait de bon
coeur ce qui pouvait lui être utile, il se passa un temps assez considérable ;
d'ailleurs il y a, sur le chemin qui mène à la mer, le bois sacré de la nymphe
Marica, singulièrement respectée de tous les Minturniens, qui ont grand soin de
n'en rien laisser sortir de ce qu'on y a une fois porté. Ne pouvant donc le
traverser pour se rendre à la mer, il aurait fallu prendre un long circuit, qui
les aurait fort retardés. Enfin, un des plus vieux de la troupe se mit à crier
qu'il n'y avait point de chemin où il pût être défendu de passer pour sauver
Marius ; et lui-même le premier, saisissant quelqu'une des provisions qu'on
portait au vaisseau, il prit son chemin à travers le bois. On lui fournit avec
le même zèle et la même promptitude tout ce qui lui était nécessaire ; et un
certain Béléus lui donna un vaisseau pour faire son voyage. Dans la suite, il
fit représenter toute cette histoire en un grand tableau qu'il consacra dans le
temple de Marica, d'où il s'était embarqué par un vent favorable.
XLIII.
Il fut heureusement porté à l'île d'Énaria, où il trouva
Granius et quelques autres amis, avec qui il fit voile vers l'Afrique. Mais
l'eau leur ayant manqué, ils furent obligés de relâcher en Sicile, près de la
ville d'Éryx. Il y avait là un questeur romain, chargé de garder cette côte, qui
pensa se saisir de Marius, et tua seize de ceux qui étaient allés faire de
l'eau. Marius s'étant rembarqué précipitamment, traversa la mer, et s'arrêta à
l'île de Méninge, où il eut pour première nouvelle que son fils s'était sauvé de
Rome avec Céthégus, et qu'ils étaient allés à la cour d'Hiempsal, roi de
Numidie, pour implorer son secours. Encouragé par cette nouvelle favorable, il
osa partir de Méninge pour aller à Carthage. L'Afrique avait alors un gouverneur
romain, nommé Sextilius. Marius, qui ne lui avait jamais fait ni bien ni mal,
espérait que la compassion seule lui en ferait obtenir quelques secours. Mais à
peine il fut descendu avec un petit nombre des siens, qu'un licteur de Sextilius
vint à sa rencontre, et s'arrêtant devant lui : « Marius, lui dit-il, Sextilius
vous fait dire de ne pas mettre le pied en Afrique, si vous ne voulez pas qu'il
exécute contre vous les décrets du sénat, et qu'il vous traite en ennemi de
Rome. » Cette défense accabla Marius d'une tristesse et d'une douleur si
profondes, qu'il n'eut pas la force de répondre, et qu'il garda longtemps le
silence, en jetant sur l'officier des regards terribles. Le licteur lui ayant
enfin demandé ce qu'il le chargeait de dire au gouverneur : « Dis-lui, répondit
Marius en poussant un profond soupir, que tu as vu Marius assis sur les ruines
de Carthage » : paroles d'un grand sens, qui mettaient sous les yeux de
Sextilius la fortune de cette ville et la sienne, comme deux grands exemples des
vicissitudes humaines.
XLIV.
Cependant Hiempsal, roi des Numides, porté tour à tour par
ses réflexions à des résolutions contraires, traitait avec honneur le fils de
Marius ; mais lorsque ce jeune homme voulait s'en aller, le roi trouvait
toujours quelque prétexte pour le retenir ; et l'on voyait clairement que, dans
tous ces délais, il n'avait rien moins que des intentions favorables ; mais
Marius dut son salut à une circonstance assez ordinaire. Sa beauté intéressa à
ses malheurs une des concubines d'Hiempsal ; et cette compassion fut le
commencement et le prétexte de l'amour qu'il lui inspira. Il repoussa d'abord
l'aveu qu'elle lui en fit ; mais ensuite voyant que c'était le seul chemin qu'il
pût s'ouvrir pour la fuite, et que l'amour de cette femme avait pour motif un
désir honnête de le servir plutôt qu'une passion honteuse, il reçut les
témoignages de sa tendresse ; et ayant eu par elle les moyens de se sauver avec
ses amis, il alla retrouver son père. Après s'être embrassés, ils se mirent en
route en marchant le long du rivage, ils virent deux scorpions qui se battaient,
ce qui parut à Marius un mauvais présage. Ils se pressèrent donc de monter sur
un bateau de pêcheur, pour passer dans l'île de Cercina, qui est à peu de
distance du continent. Ils avaient à peine levé l'ancre, qu'ils virent des
cavaliers arriver à l'endroit même qu'ils venaient de quitter. Marius avoua
qu'il n'avait pas encore échappé à péril plus pressant. Cependant à Rome, sur la
nouvelle qu'on y apprit que Sylla faisait la guerre en Béotie contre les
généraux de Mithridate, les consuls se divisèrent, et prirent les armes.
Octavius, resté le plus fort, chassa de la ville Cinna, qui voulait y exercer un
pouvoir tyrannique, et nomma consul à sa place Cornélius Mérula. Cinna ayant
levé des troupes chez les autres peuples d'Italie, fit la guerre aux deux
consuls. Marius ne fut pas plutôt instruit de ces mouvements, qu'il résolut de
partir sans différer ; et prenant des cavaliers maurusiens, avec quelques-uns de
ceux qui lui étaient venus d'Italie, ce qui lui faisait en tout environ mille
hommes, il mit à la voile, aborda au port de Télamon, en Étrurie ; et à peine
débarqué, il fit publier à son de trompe qu'il donnerait la liberté aux esclaves
qui, viendraient se joindre à lui. Les laboureurs et les bergers du pays, tous
de condition libre, accoururent sur la côte, attirés par la réputation de
Marius, qui, s'attachant les plus robustes, eut formé en peu de jours une armée,
qu'il embarqua sur quarante navires.
XLV.
Il connaissait Octavius pour un homme de bien, qui voulait
gouverner avec la plus exacte justice ; il savait au contraire que Cinna était
suspect à Sylla, et qu'il voulait renverser le gouvernement actuel ; résolu donc
d'aller le joindre avec son armée, il lui fit dire qu'il était prêt à lui obéir
et à le reconnaître pour consul. Cinna le reçut avec joie, lui donna le titre de
proconsul, et lui envoya les faisceaux, avec les autres marques de sa dignité.
Marius les refusa, en disant que ces ornements ne convenaient point à sa fortune
présente ; il continua de porter une méchante robe, et de laisser croître ses
cheveux, comme il avait toujours fait depuis le jour qu'il avait été banni, à
l'âge de plus de soixante-dix ans. Il affectait de marcher lentement, afin
d'exciter la compassion ; mais sous cette extérieur abattu éclatait toujours
l'air de fierté qui lui était naturel, et qui paraissait fait pour inspirer la
terreur plutôt que la pitié ; sa tristesse même faisait assez voir que ses
revers avaient plus aigri qu'abattu son courage. Dès qu'il eut salué Cinna et
parlé aux troupes, il agit sans perdre de temps, et fit bientôt changer de face
aux affaires. D'abord, tenant la mer avec ses vaisseaux, il s'empara des
convois, pilla les marchands qui apportaient des vivres à Rome, et se rendit
ainsi maître des provisions. Il prit ensuite les villes maritimes qui étaient le
long de la côte ; enfin, on lui livra par trahison la ville d'Ostie, qu'il mit
au pillage, et dont il fit périr la plupart des habitants ; il jeta un pont sur
le Tibre, pour empêcher que les Romains ne pussent tirer par mer aucune
provision. De là, marchant droit à Rome avec son armée, il s'empara du mont
Janicule ; et cela par la faute d'Octavius, qui ruinait les affaires, moins
encore par son incapacité que par un attachement scrupuleux à la justice, par
une obéissance servile aux lois, contre l'utilité publique. Il répondit à ceux
qui lui proposaient d'appeler les esclaves à la liberté, qu'il ne donnerait pas
aux esclaves le moindre droit dans une patrie dont il tenait Marius éloigné, par
respect pour les lois.
XLVI.
Cécilius Métellus, fils de celui qui avait commandé en
Afrique, et que Marius avait fait exiler, étant arrivé à Rome, tous les soldats,
qui le regardaient comme un général bien supérieur à Octavius, abandonnèrent ce
consul, et, se rangeant autour de Métellus, ils le prièrent de les commander et
de sauver la ville, en lui promettant que lorsqu'ils auraient à leur tête un
général actif et expérimenté, ils combattraient avec courage, et triompheraient
de leurs ennemi. Métellus, vivement offensé de cette proposition, les renvoya au
consul ; mais ils allèrent se rendre aux ennemis, et Métellus lui-même se
retira, désespérant du salut de la ville. Octavius, sur la foi des Chaldéens,
des devins et des sibyllistes, qui lui promettaient un changement favorable,
prit le parti de rester à Rome. Ce consul, doué d'un sens droit autant qu'aucun
autre Romain, qui ne laissa jamais corrompre la dignité de sa charge par le
poison de la flatterie, et qui se tenait fortement attaché aux coutumes et aux
lois de la patrie, comme à des formules invariables, avait malheureusement le
plus grand faible pour la divination, et passait beaucoup plus de temps avec des
devins et des charlatans, qu'avec des militaires et des hommes d'État. Marius
avant d'entrer dans Rome, envoya des satellites qui arrachèrent Octavius de son
tribunal, et l'égorgèrent sur la place publique. On trouva, dit-on, dans son
sein, après sa mort, un horoscope de sa naissance, dressé par un Chaldéen ; et
il parut singulier que, de ces deux généraux célèbres, la même confiance en la
divination eût remis Marius sur pied, et perdu Octavius.
XLVII.
Dans cette conjoncture critique, le sénat s'assembla, et
envoya des députés à Marius et à Cinna, pour les prier d'entrer dans la ville,
et d'épargner les citoyens. Cinna, en qualité de consul, leur donna audience sur
son tribunal, et leur répondit avec beaucoup d'humanité. Marius, debout derrière
son siège, gardait le silence ; mais son air sévère et ses regards farouches ne
faisaient que trop connaître qu'il allait bientôt remplir la ville de sang.
Après l'audience, ils prirent tous deux le chemin de Rome. Cinna y entra entouré
de ses gardes ; Marius, s'arrêtant à la porte, dit, avec une ironie que lui
inspirait la colère, que les lois l'avaient banni de sa patrie, et lui en
défendaient l'entrée ; que si sa présence y était nécessaire, il fallait casser
par une nouvelle loi celle qui l'avait banni : comme s'il eût été un religieux
observateur des lois, et qu'il fût entré dans une ville libre. Il fit donc
assembler le peuple sur la place ; mais trois ou quatre tribus n'avaient pas
encore donné leur suffrage, que, levant le masque, et laissant cette vaine
formalité de son prétendu rappel, il entra dans la ville avec ses satellites,
choisis, entre tous les esclaves qui avaient pris parti pour lui, et à qui il
avait donné le nom de Bardiéens. À une seule parole, à un seul signe de Marius,
ils tuaient indistinctement tous ceux qu'il leur désignait : un sénateur, nommé
Ancharius, qui avait été préteur, étant venu le saluer et Marius ne lui ayant
rien répondu, ils l'égorgèrent à ses pieds. Ce fut dès lors un signal pour
massacrer dans les rues tous ceux à qui Marius ne rendait point le salut ou
n'adressait pas la parole ; aussi ses amis eux-mêmes ne l'abordaient-ils qu'avec
une frayeur extrême. Cinna, rassasié de sang, voulait mettre fin à tant de
meurtres ; mais Marius, plus aigri chaque jour, plus altéré de vengeance,
continuait de faire égorger tous ceux qui lui étaient suspects. On voyait sur
tous les chemins et dans toutes les villes des gens courir, comme des chiens de
chasse, à la poursuite de ceux qui s'étaient cachés ou qui avaient pris la
fuite. On éprouva, dans cette occasion, que la fidélité aux liens de
l'hospitalité et de l'amitié résiste rarement à la mauvaise fortune, car on vit
peu de personnes ne pas dénoncer ceux qui étaient venus leur demander un asile.
C'est aussi ce qui rend plus dignes de notre admiration et de notre estime les
esclaves de Cornutus, qui, ayant caché leur maître dans sa maison, prirent un de
ceux qu'on avait tués dans la rue, le pendirent par le cou, lui mirent au doigt
un anneau d'or, et le montrèrent aux satellites de Marius ; après quoi,
l'ensevelissant comme si c'eût été leur maître, ils l'enterrèrent sans que
personne se doutât de la supposition ; Cornutus, ainsi sauvé par ses esclaves,
se retira dans la Gaule.
XLVIII.
L'orateur Marcus Antonius, qui avait aussi trouvé un ami sûr,
n'eut pas le même bonheur que Cornutus. Son hôte était un homme du peuple, fort
pauvre, qui, ayant chez lui un des premiers personnages de Rome, et voulant le
traiter aussi bien que ses moyens le lui permettaient, envoya son esclave
acheter du vin dans un cabaret du voisinage. L'esclave ayant goûté le vin avec
plus de soin qu'il ne faisait ordinairement, en voulut de meilleur. Le
cabaretier lui demanda pourquoi il ne prenait pas, comme de coutume, du vin
nouveau et commun, et qu'il en voulait du meilleur et du plus cher. L'esclave
lui répondit tout bonnement, comme à un homme qu'il connaissait depuis longtemps
et qu'il croyait son ami, que son maître avait Marcus Antonins caché dans sa
maison, et qu'il voulait le bien traiter. L'esclave ne fut pas plutôt sorti, que
le cabaretier, homme scélérat et impie, court chez Marius, qui était déjà à
table ; il est introduit, et annonce qu'il va lui livrer Marcus Antonius. À
cette nouvelle, Marius, transporté de joie, jette un grand cri, et bat des
mains. Peu s'en fallut qu'il ne se levât de table, pour aller lui-même sur le
lieu ; mais ses amis le retinrent, et il se contenta d'y envoyer Annius à la
tête de quelques soldats, avec ordre de lui apporter sur-le-champ la tête de
Marcus Antonius. Lorsqu'ils furent à la maison où il était caché, Annius se tint
à la porte, et les soldats étant montés dans la chambre, la vue d'Antonius leur
imposa tellement qu'ils se renvoyaient l'un à l'autre l'exécution de l'ordre
dont ils étaient chargés. L'éloquence de ce célèbre orateur, telle qu'une sirène
enchanteresse, avait tant de douceur et de charme, qu'aussitôt qu'il eut ouvert
la bouche pour demander la vie à ces soldats, il n'y en eut pas un qui osât le
frapper, ou même le regarder en face ; ils baissèrent tous les yeux en versant
des larmes. Annius, impatienté de ce retard, monte dans la chambre ; il voit
Antonius parler à ses soldats, charmés et attendris par son éloquence ; il leur
reproche leur lâcheté, et, courant à Antonius, il lui coupe la tête de sa propre
main. Catulus Lutatius, celui qui avait été collègue de Marius au consulat, et
avait partagé avec lui les honneurs du triomphe, employa ses amis pour
intercéder auprès de Marius ; mais ils n'en purent tirer que cette parole.
terrible : « Il faut qu'il meure. » Catulus s'enferma dans une chambre, et y fit
allumer un grand brasier, dont la vapeur l'étouffa. Les corps de ceux à qui l'on
avait coupé la tête étaient jetés dans les rues, et foulés aux pieds ; et cette
vue, au lieu d'exciter la compassion, glaçait tous les cours d'effroi. Mais rien
n'affligeait tant le peuple que la brutalité des Bardiéens, qui, après avoir
égorgé les maîtres dans les maisons, déshonoraient les enfants et les femmes,
sans qu'on pût réprimer leur avarice et leur cruauté. Enfin, Cinna et Sertorius
s'étant réunis, les surprirent pendant qu'ils dormaient dans leur camp, et les
massacrèrent tous.
XLIX.
Dans cette situation déplorable, tout à coup, par un retour
inattendu, on apprit de plusieurs côtés que Sylla, après avoir terminé la guerre
contre Mithridate et recouvré les provinces usurpées, revenait à Rome avec une
puissante armée. Cette nouvelle fit suspendre pour quelque temps les maux
inexprimables que souffrait cette malheureuse ville ; ceux qui en étaient les
auteurs se voyaient menacés eux-mêmes d'une guerre prochaine. Marius fut donc
nommé consul pour la septième fois ; et lorsqu'il sortit le premier jour de
janvier, qui était aussi le commencement de l'année, pour aller prendre
possession de sa charge, il fit précipiter Sextus Lucinus de la roche
Tarpéienne. Ce prélude de son consulat fut le présage des horreurs dont la ville
allait encore être le théâtre, et le parti de Marius la victime. Lui-même,
épuisé par ses travaux passés, l'esprit dévoré de chagrins, tourmenté par la
pensée de cette nouvelle guerre et des combats qu'il aurait à livrer, des
terreurs auxquelles il serait bientôt en proie, et dont son expérience lui
faisait pressentir tous les dangers et les peines cuisantes, il ne put soutenir
la vue des inquiétudes cruelles qui l'assiégeaient de toutes parts. Il
considérait que ce n'était point un Mérula, un Octavius qu'il aurait à
combattre, ces généraux qui n'avaient sous leurs ordres que des séditieux
ramassés au hasard ; que c'était un Sylla qui marchait contre lui, Sylla qui
autrefois l'avait chassé de sa patrie, et qui venait de repousser Mithridate
jusqu'au fond du Pont-Euxin. Accablé par ces réflexions, et se remettant devant
les yeux son long exil, ses fuites, ses dangers sur terre et sur mer, il tomba
dans les plus cruelles angoisses ; des frayeurs nocturnes, des songes affreux
troublaient son repos ; et à tout moment il croyait entendre une voix menaçante
lui crier : Le gîte du lion, même absent, est terrible. Mais comme il ne
craignait rien tant que l'insomnie, il se plongea dans des excès de bonne chère
et de vin, que son âge n'était pas en état de supporter ; cherchant dans le
sommeil, qu'il voulait par là se procurer, un remède à ses chagrins.
L.
Enfin, les nouvelles qu'il reçut de la mer le jetèrent dans
de nouvelles frayeurs. Tremblant pour l'avenir, abattu sous le poids du présent,
il ne lui fallut que le plus léger accident pour le faire tomber dans une
maladie grave. Il fut attaqué d'une pleurésie, au rapport du philosophe
Posidonius qui alla le voir dans son lit, pour lui parler des affaires relatives
à son ambassade. Mais l'historien Caïus Pison dit qu'un soir que Marius se
promenait après souper avec ses amis, il mit la conversation sur ses aventures ;
que, reprenant l'histoire de sa vie, il leur raconta toutes les vicissitudes de
bien et de mal que la fortune lui avait fait éprouver. Il ajouta qu'il n'était
pas d'un homme sage de se fier davantage à son inconstance. En finissant ces
mots, il les embrassa, leur fit ses adieux, et alla se mettre dans son lit, où
il mourut au bout de sept jours. On dit qu'étant tombé dans le délire pendant sa
maladie, son ambition se manifesta d'une manière bien frappante. Il croyait
commander l'armée romaine contre Mithridate, et faisait dans son lit les mêmes
mouvements, prenait les mêmes attitudes que dans les combats ; il parlait d'une
voix forte, et poussait des cris de victoire : tant sa jalousie naturelle et sa
soif de commander avaient allumé dans son âme un désir insurmontable d'être
chargé de cette guerre ! Tel était l'excès de son ambition, qu'à l'âge de
soixante-dix ans, étant le premier des Romains qui eût été sept fois consul,
possédant des richesses qui auraient pu suffire à plusieurs rois, il se
plaignait de la fortune, comme si elle l'eût fait mourir pauvre, et avant
d'avoir obtenu ce qu'il désirait. Platon, au contraire, étant sur le point de
mourir, remercia son génie et la fortune de ce qu'il était né homme et non
animal, Grec et non Barbare ; mais surtout de ce que sa vie avait concouru avec
celle de Socrate. Antipater de Tarse, se rappelant aussi, peu d'instants avant
sa mort, ce qu'il avait eu d'heureux dans sa vie, n'oublia pas sa navigation
favorable de sa patrie à Athènes ; il savait gré à la fortune de ses moindres
faveurs, et les conserva jusqu'à la fin dans sa mémoire, le dépositaire le plus
fidèle à qui l'homme puisse confier ses biens.
LI.
Mais les ingrats et les insensés laissent s'écouler avec le
temps le souvenir de tout ce qui leur arrive. Comme ils ne mettent rien en
réserve dans leur mémoire, toujours vides de biens présents, toujours remplis
d'espérances, pendant qu'ils portent leurs regards dans l'avenir le présent leur
échappe. Mais la fortune, qui peut leur ôter l'avenir, ne saurait leur enlever
le présent. Cependant ils rejettent les biens qu'ils ont déjà reçus d'elle,
comme s'ils leur étaient étrangers ; et ils rêvent sans cesse à un avenir
incertain : juste punition de leur ingratitude. Trop pressés d'amasser le plus
qu'ils peuvent de ces biens extérieurs, avant que de leur avoir donné pour
fondement et pour appui la raison et la saine doctrine, ils ne sauraient jamais
satisfaire la soif insatiable qui les tourmente.
LII.
Marius mourut le dix-septième jour de son consulat, et sa
mort causa d'abord à Rome la plus grande joie, par la confiance qu'elle eut
d'être délivrée d'une tyrannie si cruelle. Mais en peu de jours les Romains
sentirent qu'ils n'avaient fait que changer un maître vieux et cassé, pour un
maître jeune et plein de vigueur : tant le fils de Marius montra de cruauté et
de barbarie, en faisant mourir les personnes les plus distinguées par leur
naissance et par leurs vertus ! L'audace et l'intrépidité dans les dangers, dont
il avait d'abord donné des preuves, l'avaient fait appeler le fils de Mars ;
mais ensuite ses actions ayant montré en lui des qualités tout opposées, on
l'appela le fils de Vénus. Enfin, renfermé dans Préneste par Sylla, après avoir
inutilement tout tenté pour sauver sa vie, la prise de la ville ne lui laissant
plus aucun moyen d'échapper, il se donna lui-même la mort.