Iphigénie en Aulid e
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Préface.
Il n'y a rien de plus célèbre dans les poètes que le
sacrifice d'Iphigénie. Mais ils ne s'accordent pas tous ensemble sur les
plus importantes particularités de ce sacrifice. Les uns, comme Eschyle
dans Agamemnon, Sophocle dans Electra, et après eux Lucrèce, Horace et
beaucoup d'autres, veulent qu'on ait en effet répandu le sang
d'Iphigénie, fille d'Agamemnon, et qu'elle soit morte en Aulide. Il ne
faut que lire Lucrèce, au commencement de son premier livre:
"Aulide quo pacto Triviaï virginis aram
Iphianassa turparunt sanguine foede
Ductores Danaum, etc.
Et Clytemnestre dit, dans Eschyle, qu'Agamemnon son
mari qui vient d'expirer, rencontrera dans les enfers Iphigénie, sa
fille, qu'il a autrefois immolée.
D'autres ont feint que Diane, ayant eu pitié de cette
jeune princesse, l'avait enlevée et portée dans la Tauride, au moment
qu'on l'allait sacrifier, et que la déesse avait fait trouver en sa
place ou une biche, ou une autre victime de cette nature. Euripide a
suivi cette fable, et Ovide l'a mise au nombre des métamorphoses.
Il y a une troisième opinion, qui n'est pas moins
ancienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs auteurs, et entre
autres Stésichorus, l'un des plus fameux et des plus anciens poètes
lyriques, ont écrit qu'il était bien vrai qu'une princesse de ce nom
avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie était une fille qu'Hélène
avait eue de Thésée. Hélène, disent ces auteurs, ne l'avait osé avouer
pour sa fille, parce qu'elle n'osait déclarer à Ménélas qu'elle eût été
mariée en secret avec Thésée. Pausanias rapporte et le témoignage et les
noms des poètes qui ont été de ce sentiment, et il ajoute que c'était la
créance commune de tout le pays d'Argos.
Homère enfin, le père des poètes, a si peu prétendu
qu'Iphigénie, fille d'Agamemnon, eût été sacrifiée en Aulide, ou
transportée dans la Scythie que, dans le neuvième livre de l'Iliade,
c'est-à-dire près de dix ans depuis l'arrivée des Grecs devant Troie,
Agamemnon fait offrir en mariage à Achille sa fille Iphigénie, qu'il a,
dit-il, laissée à Mycène, dans sa maison.
J'ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout
le passage de Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je dois
l'heureux personnage d'Eriphile, sans lequel je n'aurais jamais osé
entreprendre cette tragédie. Quelle apparence que j'eusse souillé la
scène par le meurtre horrible d'une personne aussi vertueuse et aussi
aimable qu'il fallait représenter Iphigénie? Et quelle apparence encore
de dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, et
par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps
d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous?
Je puis dire donc que j'ai été très heureux de
trouver dans les anciens cette autre Iphigénie, que j'ai pu représenter
telle qu'il m'a plu, et qui, tombant dans le malheur où cette amante
jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d'être
punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le
dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce, et il ne faut
que l'avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai fait au
spectateur, et en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il
s'est si fort intéressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant
par une autre voie que par un miracle qu'il n'aurait pu souffrir, parce
qu'il ne le saurait jamais croire.
Le voyage d'Achille à Lesbos, dont ce héros se rend
maître, et d'où il enlève Eriphile avant que de venir en Aulide, n'est
pas non plus sans fondement. Euphorion de Chalcide, poète très connu
parmi les anciens et dont Virgile et Quintilien font une mention
honorable, parlait de ce voyage de Lesbos. Il disait dans un de ses
poèmes, au rapport de Parthénius, qu'Achille avait fait la conquête de
cette île avant que de joindre l'armée des Grecs, et qu'il y avait même
trouvé une princesse qui s'était éprise d'amour pour lui.
Voilà les principales choses en quoi je me suis un
peu éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce qui regarde
les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J'avoue
que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés
dans ma tragédie. Et je l'avoue d'autant plus volontiers, que ces
approbations m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénération que j'ai
toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de l'Antiquité. J'ai
reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce
que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison
étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé
conforme à celui d'Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes
choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la
Grèce, et qui ont fait dire qu'entre les poètes, Euripide était
extrêmement tragique, c'est-à-dire qu'il avait merveilleusement excité
la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la
tragédie.
Je m'étonne, après cela, que des modernes aient
témoigné depuis tant de dégoût pour ce grand poète, dans le jugement
qu'ils ont fait de son Alceste. Il ne s'agit point ici de l'Alceste.
Mais en vérité j'ai trop d'obligation à Euripide pour ne pas prendre
quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l'occasion de le
réconcilier avec ces messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal dans leur
esprit que parce qu'ils n'ont pas bien lu l'ouvrage sur lequel ils l'ont
condamné. J'ai choisi la plus importante de leurs objections, pour leur
montrer que j'ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de
leurs objections, car ils la répètent à chaque page, et ils ne
soupçonnent pas seulement que l'on puisse répliquer.
Il y a dans l'Alceste d'Euripide une scène
merveilleuse, où Alceste qui se meurt et qui ne peut plus se soutenir,
dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de
reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste,
qui a l'image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi:
Je vois déjà la rame et la barque fatale;
J'entends le vieux nocher sur la rive infernale.
Impatient, il crie: "On t'attend ici-bas;
Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas".
J'aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers
les grâces qu'ils ont dans l'original; mais au moins en voilà le sens.
Voici comme ces messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les
mains une malheureuse édition d'Euripide, où l'imprimeur a oublié de
mettre dans le latin à côté de ces vers un Al., qui signifie que c'est
Alceste qui parle, et à côté des vers suivants un Ad., qui signifie que
c'est Admète qui répond. Là-dessus, il leur est venu dans l'esprit la
plus étrange pensée du monde. Ils ont mis dans la bouche d'Admète les
paroles qu'Alceste dit à Admète, et celles qu'elle se fait dire par
Caron. Ainsi ils supposent qu'Admète, quoiqu'il soit en parfaite santé,
pense voir déjà Caron qui le vient prendre, et au lieu que, dans ce
passage d'Euripide, Caron impatient presse Alceste de le venir trouver,
selon ces messieurs, c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui
presse Alceste d'expirer de peur que Caron ne le prenne. Il l'exhorte ce
sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas faire une lâcheté, et à
mourir de bonne grâce; il interrompt les adieux d'Alceste pour lui dire
de se dépêcher de mourir. Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la
fasse mourir lui-même. Ce sentiment leur a paru fort vilain, et ils ont
raison. Il n'y a personne qui n'en fût très scandalisé. Mais comment
l'ont-ils pu attribuer à Euripide? En vérité, quand toutes les autres
éditions où cet Al. n'a point été oublié ne donneraient pas un démenti
au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers,
et tous les discours qu'Admète tient dans la même scène, étaient plus
que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si
déraisonnable, car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir,
s'écrie que "toutes les morts ensemble lui seraient moins cruelles que
de la voir dans l'état où il la voit. Il la conjure de l'entraîner avec
elle; il ne peut plus vivre si elle meurt. Il vit en elle, il ne respire
que pour elle".
Ils ne sont pas plus heureux dans les autres
objections. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux époux
surannés d'Admète et d'Alceste, que l'un est un vieux mari, et l'autre
une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris soin de leur répondre en
un seul vers, où il fait dire par le choeur qu'Alceste, toute jeune, et
dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux.
Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands
enfants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire en cent
endroits, et surtout dans ce beau récit où l'on dépeint Alceste
"mourante au milieu de ses deux petits enfants qui la tirent, en
pleurant, par la robe, et qu'elle prend sur ses bras l'un après l'autre
pour les baiser"?
Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la
force de celle-ci. Mais je crois qu'en voilà assez pour la défense de
mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si
légèrement sur les ouvrages des Anciens. Un homme tel qu'Euripide
méritait au moins qu'ils l'examinassent, puisqu'ils avaient envie de le
condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien:
"Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à prononcer sur les
ouvrages de ces grands hommes, de peur qu'il ne nous arrive, comme à
plusieurs, de condamner ce que nous n'entendons pas. Et s'il faut tomber
dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans
leurs écrits, qu'en y blâmant beaucoup de choses". Modeste tamen et
circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne (quod
plerisque accidit) damnent quoe non intelligunt. Ac si necesse est in
alteram errare partem, omnia eorum legentibus placere quam multa
displicere maluerim".
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Personnages
Agamemnon.
Achille.
Ulysse.
Clytemnestre, femme d'Agamemnon.
Iphigénie,
fille d'Agamemnon.
Eriphile,
fille d'Hélène et de Thésée.
Arcas,
domestique d'Agamemnon.
Eurybate,
domestique d'Agamemnon.
Aegine,
femme de la suite de Clytemnestre.
Doris,
confidente d'Eriphile.
Troupe de
gardes.
La scène
est en Aulide, dans la tente d'Agamemnon.
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Acte premier
Scène première
Agamemnon, Arcas
Agamemnon
Oui, c'est
Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille:
Viens, reconnais
la voix qui frappe ton oreille.
Arcas
C'est vous-même,
Seigneur! Quel important besoin
Vous a fait
devancer l'aurore de si loin?
A peine un faible
jour vous éclaire et me guide.
Vos yeux seuls et
les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans
les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous
auraient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort,
et l'armée, et les vents, et Neptune.
Agamemnon
Heureux qui,
satisfait de son humble fortune,
Libre du joug
superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état
obscur où les dieux l'ont caché!
Arcas
Et depuis quand,
Seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant
d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos
désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils
méconnaître et haïr leurs présents?
Roi, père, époux
heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des
Grecs la plus riche contrée.
Du sang de
Jupiter issu de tous côtés,
L'hymen vous lie
encore aux dieux dont vous sortez:
Le jeune Achille
enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le
ciel promet tant de miracles,
Recherche votre
fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie
embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire,
Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle
pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille
vaisseaux qui, chargés de vingt rois,
N'attendent que
les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il
est vrai, retarde vos conquêtes;
Ces vents depuis
trois mois enchaînés sur nos têtes
D'Ilion trop
longtemps vous ferment le chemin.
Mais parmi tant
d'honneurs, vous êtes homme enfin:
Tandis que vous
vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point
promis un bonheur sans mélange.
Bientôt... Mais
quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent,
Seigneur, les pleurs que vous versez?
Votre Oreste au
berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous
Clytemnestre, ou bien Iphigénie?
Qu'est-ce qu'on
vous écrit? Daignez m'en avertir.
Agamemnon
Non, tu ne
mourras point; je n'y puis consentir.
Arcas
Seigneur...
Agamemnon
Tu vois mon
trouble; apprends ce qui le cause,
Et juge s'il est
temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du
jour qu'en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par
les vents semblaient être appelés.
Nous partions, et
déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de
loin les rivages de Troie.
Un prodige
étonnant fit taire ce transport:
Le vent qui nous
flattait nous laissa dans le port.
Il fallut
s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement
une mer immobile.
Ce miracle inouï
me fit tourner les yeux
Vers la divinité
qu'on adore en ces lieux.
Suivi de Ménélas,
de Nestor et d'Ulysse,
J'offris sur ses
autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa
réponse! et quel devins-je, Arcas,
Quand j'entendis
ces mots prononcés par Calchas:
"Vous armez
contre Troie une puissance vaine,
Si, dans un
sacrifice auguste et solennel,
Une fille du sang
d'Hélène,
De Diane en ces
lieux n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les
vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez
Iphigénie".
Arcas
Votre fille!
Agamemnon
Surpris, comme tu
peux penser,
Je sentis dans
mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans
voix, et n'en repris l'usage
Que par mille
sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les
dieux, et sans plus rien ouïr,
Fis voeu sur
leurs autels de leur désobéir.
Que n'en
croyais-je alors ma tendresse alarmée?
Je voulais
sur-le-champ congédier l'armée.
Ulysse, en
apparence, approuvant mes discours,
De ce premier
torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt,
rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta
l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple,
ces rois à mes ordres soumis,
Et l'empire
d'Asie à la Grèce promis.
De quel front,
immolant tout l'Etat à ma fille,
Roi sans gloire,
j'irais vieillir dans ma famille.
Moi-même (je
l'avoue avec quelque pudeur)
Charmé de mon
pouvoir, et plein de ma grandeur,
Ce nom de roi des
rois et de chef de la Grèce
Chatouillait de
mon coeur l'orgueilleuse faiblesse.
Pour comble de
malheur, les dieux toutes les nuits,
Dès qu'un léger
sommeil suspendait mes ennuis,
Vengeant de leurs
autels le sanglant privilège,
Me venaient
reprocher ma pitié sacrilège,
Et présentant la
foudre à mon esprit confus,
Le bras déjà
levé, menaçaient mes refus.
Je me rendis,
Arcas; et vaincu par Ulysse,
De ma fille, en
pleurant, j'ordonnai le supplice.
Mais des bras
d'une mère il fallait l'arracher.
Quel funeste
artifice il me fallut chercher!
D'Achille, qui
l'aimait, j'empruntai le langage.
J'écrivis en
Argos, pour hâter ce voyage,
Que ce guerrier,
pressé de partir avec nous,
Voulait revoir ma
fille, et partir son époux.
Arcas
Et ne
craignez-vous point l'impatient Achille?
Avez-vous
prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros,
qu'armera l'amour et la raison,
Vous laisse pour
ce meurtre abuser de son nom?
Verra-t-il à ses
yeux son amante immolée?
Agamemnon
Achille était
absent; et son père Pélée,
D'un ennemi
voisin redoutant les efforts,
L'avait, tu t'en
souviens, rappelé de ces bords;
Et cette guerre,
Arcas, selon toute apparence,
Aurait dû plus
longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut
dans sa course arrêter ce torrent?
Achille va
combattre et triomphe en courant;
Et ce vainqueur,
suivant de près sa renommée,
Hier avec la nuit
arriva dans l'armée.
Mais des noeuds
plus puissants me retiennent le bras;
Ma fille qui
s'approche, et court à son trépas,
Qui loin de
soupçonner un arrêt si sévère,
Peut-être
s'applaudit des bontés de son père,
Ma fille... Ce
nom seul, dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon
sang, n'est pas ce que je plains.
Je plains mille
vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour
moi, ma tendresse pour elle,
Un respect qu'en
son coeur rien ne peut balancer,
Et que j'avais
promis de mieux récompenser.
Non, je ne
croirai point, ô ciel, que ta justice
Approuve la
fureur de ce noir sacrifice.
Tes oracles sans
doute ont voulu m'éprouver,
Et tu me punirais
si j'osais l'achever.
Arcas, je t'ai
choisi pour cette confidence;
Il faut montrer
ici ton zèle et ta prudence.
La reine, qui
dans Sparte avait connu ta foi,
T'a placé dans le
rang que tu tiens près de moi.
Prends cette
lettre; cours au-devant de la reine;
Et suis sans
t'arrêter le chemin de Mycène.
Dès que tu la
verras, défends-lui d'avancer,
Et rends-lui ce
billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte
point; prends un fidèle guide.
Si ma fille une
fois met le pied dans l'Aulide,
Elle est morte:
Calchas, qui l'attend en ces lieux,
Fera taire nos
pleurs, fera parler les dieux;
Et la religion,
contre nous irritée,
Par les timides
Grecs sera seule écoutée,
Ceux même dont ma
gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur
brigue et leur prétention,
M'arracheront
peut-être un pouvoir qui les blesse...
Va, dis-je,
sauve-la de ma propre faiblesse.
Mais surtout ne
va point, par un zèle indiscret,
Découvrir à ses
yeux mon funeste secret.
Que s'il se peut,
ma fille, à jamais abusée,
Ignore à quel
péril je l'avais exposée.
D'une mère en
fureur épargne-moi les cris,
Et que ta voix
s'accorde avec ce que j'écris.
Pour renvoyer la
fille et la mère offensée,
Je leur écris
qu'Achille a changé de pensée,
Et qu'il veut
désormais jusques à son retour
Différer cet
hymen que pressait son amour.
Ajoute, tu le
peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en
secret cette jeune Eriphile
Que lui-même
captive amena de Lesbos,
Et qu'auprès de
ma fille on garde dans Argos.
C'est leur en
dire assez: le reste, il le faut taire.
Déjà le jour plus
grand nous frappe et nous éclaire,
Déjà même l'on
entre et j'entends quelque bruit.
C'est Achille.
Va, pars. Dieux! Ulysse le suit!
Scène II
Agamemnon,
Achille, Ulysse
Agamemnon
Quoi! Seigneur,
se peut-il que d'un cours si rapide
La victoire vous
ait ramené dans l'Aulide?
D'un courage
naissant sont-ce là les essais?
Quels triomphes
suivront de si nobles succès!
La Thessalie
entière, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même
conquise en attendant l'armée,
De toute autre
valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille
oisif que les amusements.
Achille
Seigneur, honorez
moins une faible conquête,
Et que puisse
bientôt le ciel qui nous arrête
Ouvrir un champ
plus noble à ce coeur excité
Par le prix
glorieux dont vous l'avez flatté!
Mais cependant,
Seigneur, que faut-il que je croie
D'un bruit qui me
surprend et me comble de joie?
Daignez-vous
avancer le succès de mes voeux?
Et bientôt des
mortels suis-je le plus heureux?
On dit
qu'Iphigénie en ces lieux amenée,
Doit bientôt à
son sort unir ma destinée.
Agamemnon
Ma fille? Qui
vous dit qu'on la doit amener?
Achille
Seigneur, qu'a
donc ce bruit qui vous doive étonner?
Agamemnon, à
Ulysse
Saurait-il mon
funeste artifice?
Juste ciel!
Ulysse
Seigneur,
Agamemnon s'étonne avec justice.
Songez-vous aux
malheurs qui nous menacent tous?
O ciel! pour un
hymen quel temps choisissez-vous?
Tandis qu'à nos
vaisseaux la mer toujours fermée
Trouble toute la
Grèce et consume l'armée,
Tandis que, pour
fléchir l'inclémence des dieux,
Il faut du sang
peut-être, et du plus précieux,
Achille seul,
Achille à son amour s'applique?
Voudrait-il
insulter à la crainte publique,
Et que le chef
des Grecs, irritant les destins,
Préparât d'un
hymen la pompe et les festins?
Ah! Seigneur,
est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur
des Grecs, et chérit la patrie?
Achille
Dans les champs
phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le
plus, ou d'Ulysse ou de moi;
Jusque-là je vous
laisse étaler votre zèle;
Vous pouvez à
loisir faire des voeux pour elle.
Remplissez les
autels d'offrandes et de sang,
Des victimes
vous-même interrogez le flanc;
Du silence des
vents demandez-leur la cause:
Mais moi, qui de
ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez,
Seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les
dieux ne sauraient s'irriter.
Transporté d'une
ardeur qui ne peut être oisive,
Je rejoindrai
bientôt les Grecs sur cette rive.
J'aurais trop de
regret si quelque autre guerrier
Au rivage troyen
descendait le premier.
Agamemnon
O ciel! pourquoi
faut-il que ta secrète envie
Ferme à de tels
héros le chemin de l'Asie?
N'aurai-je vu
briller cette noble chaleur
Que pour m'en
retourner avec plus de douleur?
Ulysse
Dieux! qu'est-ce
que j'entends?
Achille
Seigneur,
qu'osez-vous dire?
Agamemnon
Qu'il faut,
Princes, qu'il faut que chacun se retire;
Que d'un crédule
espoir trop longtemps abusés,
Nous attendons
les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protège
Troie, et par trop de présages
Son courroux nous
défend d'en chercher les passages.
Achille
Quels présages
affreux nous marquent son courroux?
Agamennon
Vous-même
consultez ce qu'il prédit de vous.
Que sert de se
flatter? On sait qu'à votre tête
Les dieux ont
d'Ilion attaché la conquête;
Mais on sait que,
pour prix d'un triomphe si beau,
Ils ont aux
champs troyens marqué votre tombeau,
Que votre vie,
ailleurs et longue et fortunée,
Devant Troie en
sa fleur doit être moissonnée.
Achille
Ainsi, pour vous
venger, tant de rois assemblés
D'un opprobre
éternel retourneront comblés,
Et Pâris,
couronnant son insolente flamme,
Retiendra sans
péril la soeur de votre femme!
Agamemnon
Hé quoi! votre
valeur, qui nous a devancés,
N'a-t-elle pas
pris soin de nous venger assez?
Les malheurs de
Lesbos, par vos mains ravagée,
Épouvantent encor
toute la mer Égée:
Troie en a vu la
flamme, et jusque dans ses ports,
Les flots en ont
poussé les débris et les morts.
Que dis-je? les
Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez
captive envoyée à Mycène.
Car, je n'en
doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un
secret que trahit sa fierté,
Et son silence
même, accusant sa noblesse,
Nous dit qu'elle
nous cache une illustre princesse.
Achille
Non, non, tous
ces détours sont trop ingénieux.
Vous lisez de
trop loin dans le secret des dieux.
Moi, je
m'arrêterais à de vaines menaces?
Et je fuirais
l'honneur qui m'attend sur vos traces?
Les Parques à ma
mère, il est vrai, l'ont prédit,
Lorsqu'un époux
mortel fut reçu dans son lit:
Je puis choisir,
dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours
suivis d'une longue mémoire.
Mais puisqu'il
faut enfin que j'arrive au tombeau,
Voudrais-je, de
la terre inutile fardeau,
Trop avare d'un
sang reçu d'une déesse,
Attendre chez mon
père une obscure vieillesse,
Et toujours de la
gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun
nom, et mourir tout entier?
Ah! ne nous
formons point ces indignes obstacles;
L'honneur parle,
il suffit: ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de
nos jours les maîtres souverains;
Mais, Seigneur,
notre gloire est dans nos propres mains,
Pourquoi nous
tourmenter de leurs ordres suprêmes?
Ne songeons qu'à
nous rendre immortels comme eux-mêmes,
Et laissant faire
au sort, courons où la valeur
Nous promet un
destin aussi grand que le leur.
C'est à Troie, et
j'y cours; et quoi qu'on me prédise,
Je ne demande aux
dieux qu'un vent qui m'y conduise,
Et quand moi seul
enfin il faudrait l'assiéger,
Patrocle et moi,
Seigneur, nous irons vous venger.
Mais non, c'est
en vos mains que le destin la livre;
Je n'aspire en
effet qu'à l'honneur de vous suivre.
Je ne vous presse
plus d'approuver les transports
D'un amour qui
m'allait éloigner de ces bords:
Ce même amour,
soigneux de votre renommée,
Veut qu'ici mon
exemple encourage l'armée,
Et me défend
surtout de vous abandonner
Aux timides
conseils qu'on ose vous donner.
Scène III
Agamemnon, Ulysse
Ulysse
Seigneur, vous
entendez: quelque prix qu'il en coûte
Il veut voler à
Troie et poursuivre sa route.
Nous craignions
son amour; et lui-même aujourd'hui
Par une heureuse
erreur nous arme contre lui.
Agamemnon
Hélas!
Ulysse
De ce soupir que
faut-il que j'augure?
Du sang qui se
révolte est-ce quelque murmure?
Croirai-je qu'une
nuit a pu vous ébranler?
Est-ce donc votre
coeur qui vient de nous parler?
Songez-y: vous
devez votre fille à la Grèce,
Vous nous l'avez
promise; et sur cette promesse,
Calchas, par tous
les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des
vents l'infaillible retour.
A ses prédictions
si l'effet est contraire,
Pensez-vous que
Calchas continue à se taire,
Que ses plaintes,
qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir
les dieux sans vous en accuser?
Et qui sait ce
qu'aux Grecs, frustrés de leur victime,
Peut permettre un
courroux qu'ils croiront légitime?
Gardez-vous de
réduire un peuple furieux,
Seigneur, à
prononcer entre vous et les dieux.
N'est-ce pas vous
enfin de qui la voix pressante
Nous a tous
appelés aux campagnes du Xante,
Et qui de ville
en ville attestiez les serments
Que d'Hélène
autrefois firent tous les amants,
Quand presque
tous les Grecs, rivaux de votre frère,
La demandaient en
foule à Tyndare son père?
De quelque
heureux époux que l'on dût faire choix,
Nous jurâmes dès
lors de défendre ses droits;
Et si quelque
insolent lui volait sa conquête,
Nos mains du
ravisseur lui promirent la tête.
Mais sans vous,
ce serment que l'amour a dicté,
Libres de cet
amour, l'aurions-nous respecté?
Vous seul, nous
arrachant à de nouvelles flammes,
Nous avez fait
laisser nos enfants et nos femmes.
Et quand, de
toutes parts assemblés en ces lieux,
L'honneur de vous
venger brille seul à nos yeux,
Quand la Grèce,
déjà vous donnant son suffrage,
Vous reconnaît
l'auteur de ce fameux ouvrage,
Que ses rois, qui
pouvaient vous disputer ce rang,
Sont prêts pour
vous servir de verser tout leur sang,
Le seul
Agamemnon, refusant la victoire,
N'ose d'un peu de
sang acheter tant de gloire?
Et dès le premier
pas se laissant effrayer,
Ne commande les
Grecs que pour les renvoyer?
Agamemnon
Ah, Seigneur!
qu'éloigné du malheur qui m'opprime
Votre coeur
aisément se montre magnanime!
Mais que si vous
voyiez ceint du bandeau mortel
Votre fils
Télémaque approcher de l'autel,
Nous vous
verrions, troublé de cette affreuse image,
Changer bientôt
en pleurs ce superbe langage,
Éprouver la
douleur que j'éprouve aujourd'hui,
Et courir vous
jeter entre Calchas et lui!
Seigneur, vous le
savez, j'ai donné ma parole,
Et si ma fille
vient, je consens qu'on l'immole.
Mais, malgré tous
mes soins, si son heureux destin
La retient dans
Argos, ou l'arrête en chemin,
Souffrez que sans
presser ce barbare spectacle,
En faveur de mon
sang j'explique cet obstacle,
Que j'ose pour ma
fille accepter le secours
De quelque dieu
plus doux qui veille sur ses jours.
Vos conseils sur
mon coeur n'ont eu que trop d'empire,
Et je rougis...
Scène IV
Agamemnon, Ulysse,
Eurybate
Eurybate
Seigneur...
Agamemnon
Ah! que vient-on me
dire?
Eurybate
La reine, dont ma
course a devancé les pas,
Va remettre bientôt
sa fille entre vos bras.
Elle approche. Elle
s'est quelque temps égarée
Dans ces bois qui du
camp semblent cacher l'entrée.
A peine nous avons,
dans leur obscurité,
Retrouvé le chemin
que nous avions quitté.
Agamemnon
Ciel!
Eurybate
Elle amène aussi
cette jeune Eriphile,
Que Lesbos a livrée
entre les mains d'Achille,
Et qui de son destin
qu'elle ne connaît pas
Vient, dit-elle, en
Aulide interroger Calchas.
Déjà de leur abord la
nouvelle est semée,
Et déjà de soldats
une foule charmée,
Surtout d'Iphigénie
admirant la beauté,
Pousse au ciel mille
voeux pour sa félicité.
Les uns avec respect
environnaient la reine;
D'autres me
demandaient le sujet qui l'amène;
Mais tous ils
confessaient que si jamais les dieux
Ne mirent sur le
trône un roi plus glorieux,
Egalement comblé de
leurs faveurs secrètes,
Jamais père ne fut
plus heureux que vous l'êtes.
Agamemnon
Eurybate, il suffit.
Vous pouvez nous laisser;
Le reste me regarde,
et je vais y penser.
Scène V
Agamemnon, Ulysse
Agamemnon
Juste ciel, c'est ainsi
qu'assurant ta vengeance
Tu romps tous les
ressorts de ma vaine prudence!
Encor si je pouvais,
libre dans mon malheur,
Par des larmes au moins
soulager ma douleur!
Triste destin des rois!
Esclaves que nous sommes
Et des rigueurs du sort
et des discours des hommes,
Nous nous voyons sans
cesse assiégés de témoins,
Et les plus malheureux
osent pleurer le moins!
Ulysse
Je suis père, Seigneur,
et faible comme un autre.
Mon coeur se met sans
peine en la place du vôtre,
Et frémissant du coup qui
vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos
pleurs, je suis prêt de pleurer.
Mais votre amour n'a plus
d'excuse légitime;
Les dieux ont à Calchas
amené leur victime;
Il le sait, il l'attend,
et s'il la voit tarder,
Lui-même à haute voix
viendra la demander.
Nous sommes seuls encor:
hâtez-vous de répandre
Des pleurs que vous
arrache un intérêt si tendre;
Pleurez ce sang, pleurez;
ou plutôt, sans pâlir,
Considérez l'honneur qui
doit en rejaillir:
Voyez tout l'Hellespont
blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie
abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos
fers, Priam à vos genoux,
Hélène par vos mains
rendue à son époux.
Voyez de vos vaisseaux
les poupes couronnées
Dans cette même Aulide
avec vous retournées,
Et ce triomphe heureux
qui s'en va devenir
L'éternel entretien des
siècles à venir.
Agamemnon
Seigneur, de mes efforts
je connais l'impuissance.
Je cède et laisse aux
dieux opprimer l'innocence.
La victime bientôt
marchera sur vos pas,
Allez. Mais cependant
faites taire Calchas;
Et m'aidant à cacher ce
funeste mystère,
Laissez-moi de l'autel
écarter une mère.
Acte II
Scène première
Eriphile, Doris
Eriphile
Ne les
contraignons point, Doris, retirons-nous.
Laissons-les dans
les bras d'un père et d'un époux,
Et tandis qu'à
l'envi leur amour se déploie,
Mettons en
liberté ma tristesse et leur joie.
Doris
Quoi, Madame!
toujours irritant vos douleurs,
Croirez-vous ne
plus voir que des sujets de pleurs?
Je sais que tout
déplaît aux yeux d'une captive,
Qu'il n'est point
dans les fers de plaisir qui la suive.
Mais dans le
temps fatal que repassant les flots,
Nous suivions
malgré nous le vainqueur de Lesbos,
Lorsque dans son
vaisseau, prisonnière timide,
Vous voyiez
devant vous ce vainqueur homicide,
Le dirai-je? vos
yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos
malheurs étaient moins occupés.
Maintenant tout
vous rit: l'aimable Iphigénie
D'une amitié
sincère avec vous est unie;
Elle vous plaint,
vous voit avec des yeux de soeur,
Et vous seriez
dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir
l'Aulide où son père l'appelle,
Et l'Aulide vous
voit arriver avec elle.
Cependant, par un
sort que je ne conçois pas,
Votre douleur
redouble et croît à chaque pas.
Eriphile
Hé quoi! te
semble-t-il que la triste Eriphile
Doive être de
leur joie un témoin si tranquille?
Crois-tu que mes
chagrins doivent s'évanouir
A l'aspect d'un
bonheur dont je ne puis jouir?
Je vois Iphigénie
entre les bras d'un père;
Elle fait tout
l'orgueil d'une superbe mère;
Et moi, toujours
en butte à de nouveaux dangers,
Remise dès
l'enfance en des bras étrangers,
Je reçus et je
vois le jour que je respire,
Sans que père ni
mère ait daigné me sourire,
J'ignore qui je
suis, et pour comble d'horreur
Un oracle
effrayant m'attache à mon erreur,
Et quand je veux
chercher le sang qui m'a fait naître,
Me dit que sans
périr je ne me puis connaître.
Doris
Non, non, jusques
au bout vous devez le chercher.
Un oracle
toujours se plaît à se cacher,
Toujours avec un
sens il en présente un autre.
En perdant un
faux nom vous reprendrez le vôtre.
C'est là tout le
danger que vous pouvez courir;
Et c'est
peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre
nom fut changé dès l'enfance.
Eriphile
Je n'ai de tout
mon sort que cette connaissance,
Et ton père, du
reste infortuné témoin,
Ne me permit
jamais de pénétrer plus loin.
Hélas! dans cette
Troie où j'étais attendue,
Ma gloire,
disait-il, m'allait être rendue;
J'allais, en
reprenant et mon nom et mon rang,
Des plus grands
rois en moi reconnaître le sang.
Déjà je
découvrais cette fameuse ville;
Le ciel mène à
Lesbos l'impitoyable Achille:
Tout cède, tout
ressent ses funestes efforts;
Ton père,
enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans
les fers à moi-même inconnue,
Et de tant de
grandeurs dont j'étais prévenue,
Vile esclave des
Grecs, je n'ai pu conserver
Que la fierté
d'un sang que je ne puis prouver.
Doris
Ah! que perdant,
Madame, un témoin si fidèle,
La main qui vous
l'ôta vous doit sembler cruelle!
Mais Calchas est
ici, Calchas si renommé,
Qui des secrets
des dieux fut toujours informé.
Le ciel souvent
lui parle: instruit par un tel maître,
Il sait tout ce
qui fut et tout ce qui doit être.
Pourrait-il de
vos jours ignorer les auteurs?
Ce camp même est
pour vous tout plein de protecteurs.
Bientôt
Iphigénie, en épousant Achille,
Vous va sous son
appui présenter un asile;
Elle vous l'a
promis et juré devant moi;
Ce gage est le
premier qu'elle attend de sa foi.
Eriphile
Que dirais-tu,
Doris, si passant tout le reste
Cet hymen de mes
maux était le plus funeste?
Doris
Quoi, Madame?
Eriphile
Tu vois avec
étonnement
Que ma douleur ne
souffre aucun soulagement.
Écoute, et tu te
vas étonner que je vive.
C'est peu d'être
étrangère, inconnue et captive:
Ce destructeur
fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille,
l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante
main m'enleva prisonnière,
Qui m'arracha
d'un coup ma naissance et ton père,
De qui jusques au
nom tout doit m'être odieux,
Est de tous les
mortels le plus cher à mes yeux.
Doris
Ah! que me
dites-vous!
Eriphile
Je me flattais
sans cesse
Qu'un silence
éternel cacherait ma faiblesse;
Mais mon coeur
trop pressé m'arrache ce discours,
Et te parle une
fois pour se taire toujours.
Ne me demande
point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour
je me vis possédée.
Je n'en accuse
point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir
Achille honorer mes malheurs.
Le ciel s'est
fait sans doute une joie inhumaine
A rassembler sur
moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je
encor le souvenir affreux
Du jour qui dans
les fers nous jeta toutes deux?
Dans les cruelles
mains par qui je fus ravie
Je demeurai
longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes
yeux cherchèrent la clarté;
Et me voyant
presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissais,
Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de
rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son
vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours
détournant ma vue avec horreur.
Je le vis: son
aspect n'avait rien de farouche;
Je sentis le
reproche expirer dans ma bouche,
Je sentis contre
moi mon coeur se déclarer,
J'oubliai ma
colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai
conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à
Lesbos, et je l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain
s'offre à me protéger,
Et me tend une
main prompte à me soulager:
Triste effet des
fureurs dont je suis tourmentée,
Je n'accepte la
main qu'elle m'a présentée
Que pour m'armer
contre elle, et sans me découvrir,
Traverser son
bonheur que je ne puis souffrir.
Doris
Et que pourrait
contre elle une impuissante haine?
Ne valait-il pas
mieux, renfermée à Mycène,
Éviter les
tourments que vous venez chercher,
Et combattre des
feux contraints de se cacher?
Eriphile
Je le voulais,
Doris. Mais quelque triste image
Que sa gloire à
mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me
traînait il fallut consentir:
Une secrète voix
m'ordonna de partir,
Me dit qu'offrant
ici ma présence importune,
Peut-être j'y
pourrais porter mon infortune;
Que peut-être,
approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes
malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui
m'amène, et non l'impatience
D'apprendre à qui
je dois une triste naissance.
Ou plutôt leur
hymen me servira de loi:
S'il s'achève, il
suffit; tout est fini pour moi;
Je périrai,
Doris, et par une mort prompte,
Dans la nuit du
tombeau j'enfermerai ma honte,
Sans chercher des
parents si longtemps ignorés,
Et que ma folle
amour a trop déshonorés.
Doris
Que je vous
plains, Madame! et que la tyrannie...
Eriphile
Tu vois Agamemnon
avec Iphigénie.
Scène II
Agamemnon,
Iphigénie, Eriphile, Doris
Iphigénie
Seigneur, où
courez-vous? et quels empressements
Vous dérobent
sitôt à nos embrassements?
A qui dois-je
imputer cette fuite soudaine?
Mon respect a
fait place aux transports de la reine;
Un moment à mon
tour ne vous puis-je arrêter?
Et ma joie à vos
yeux n'ose-t-elle éclater?
Ne puis-je...
Agamemnon
Eh bien, ma
fille, embrassez votre père;
Il vous aime
toujours.
Iphigénie
Que cette amour
m'est chère!
Quel plaisir de
vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel
éclat dont je vous vois briller!
Quels honneurs!
Quel pouvoir! Déjà la renommée
Par d'étonnants
récits m'en avait informée;
Mais que voyant
de près ce spectacle charmant,
Je sens croître
ma joie et mon étonnement!
Dieux! avec quel
amour la Grèce vous révère!
Quel bonheur de
me voir la fille d'un tel père!
Agamemnon
Vous méritiez, ma
fille, un père plus heureux.
Iphigénie
Quelle félicité
peut manquer à vos voeux?
A de plus grands
honneurs un roi peut-il prétendre?
J'ai cru n'avoir
au ciel que des grâces à rendre.
Agamemnon
Grands dieux! à
son malheur dois-je la préparer?
Iphigénie
Vous vous cachez,
Seigneur, et semblez soupirer;
Tous vos regards
sur moi ne tombent qu'avec peine.
Avons-nous sans
votre ordre abandonné Mycène?
Agamemnon
Ma fille, je vous
vois toujours des mêmes yeux;
Mais les temps
sont changés, aussi bien que les lieux.
D'un soin cruel
ma joie est ici combattue.
Iphigénie
Hé! mon père,
oubliez votre rang à ma vue,
Je prévois la
rigueur d'un long éloignement.
N'osez-vous sans
rougir être père un moment?
Vous n'avez
devant vous qu'une jeune princesse
A qui j'avais
pour moi vanté votre tendresse.
Cent fois lui
promettant mes soins, votre bonté,
J'ai fait gloire
à ses yeux de ma félicité.
Que va-t-elle
penser de votre indifférence?
Ai-je flatté ses
voeux d'une fausse espérance?
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis?
Agamemnon
Ah! ma fille!
Iphigénie
Seigneur,
poursuivez.
Agamemnon
Je ne puis.
Iphigénie
Périsse le Troyen
auteur de nos alarmes!
Agamemnon
Sa perte à ses
vainqueurs coûtera bien des larmes.
Iphigénie
Les dieux
daignent surtout prendre soin de vos jours!
Agamemnon
Les dieux depuis
un temps me sont cruels et sourds.
Iphigénie
Calchas, dit-on,
prépare un pompeux sacrifice?
Agamemnon
Puissé-je
auparavant fléchir leur injustice!
Iphigénie
L'offrira-t-on
bientôt?
Agamemnon
Plus tôt que je
ne veux.
Iphigénie
Me sera-t-il
permis de me joindre à vos voeux?
Verra-t-on à
l'autel votre heureuse famille?
Agamemnon
Hélas!
Iphigénie
Vous vous taisez!
Agamemnon
Vous y serez, ma
fille.
Adieu.
Scène III
Iphigénie,
Eriphile, Doris
Iphigénie
De cet accueil
que dois-je soupçonner?
D'une secrète
horreur je me sens frissonner.
Je crains, malgré
moi-même, un malheur que j'ignore.
Justes dieux,
vous savez pour qui je vous implore!
Eriphile
Quoi! parmi tous
les soins qui doivent l'accabler,
Quelque froideur
suffit pour vous faire trembler!
Hélas! à quels
soupirs suis-je donc condamnée,
Moi qui de mes
parents toujours abandonnée,
Etrangère
partout, n'ai pas même en naissant,
Peut-être reçu
d'eux un regard caressant!
Du moins, si vos
respects sont rejetés d'un père,
Vous en pouvez
gémir dans le sein d'une mère,
Et de quelque
disgrâce enfin que vous pleuriez,
Quels pleurs par
un amant ne sont point essuyés?
Iphigénie
Je ne m'en
défends point: mes pleurs, belle Eriphile,
Ne tiendront pas
longtemps contre les soins d'Achille;
Sa gloire, son
amour, mon père, mon devoir,
Lui donnent sur
mon âme un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même
ici que faut-il que je pense?
Cet amant, pour
me voir brûlant d'impatience,
Que les Grecs de
ces bords ne pouvaient arracher,
Qu'un père de si
loin m'ordonne de chercher,
S'empresse-t-il
assez pour jouir d'une vue
Qu'avec tant de
transports je croyais attendue?
Pour moi, depuis
deux jours qu'approchant de ces lieux,
Leur aspect
souhaité se découvre à nos yeux,
Je l'attendais
partout; et d'un regard timide
Sans cesse
parcourant les chemins de l'Aulide,
Mon coeur pour le
chercher volait loin devant moi,
Et je demande
Achille à tout ce que je voi.
Je viens,
j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
Je n'ai percé
qu'à peine une foule inconnue;
Lui seul ne
paraît point. Le triste Agamemnon
Semble craindre à
mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il? Qui
pourra m'expliquer ce mystère?
Trouverai-je
l'amant glacé comme le père?
Et les soins de
la guerre auraient-ils en un jour
Eteint dans tous
les coeurs la tendresse et l'amour?
Mais non; c'est
l'offenser par d'injustes alarmes.
C'est à moi que
l'on doit le secours de ses armes.
Il n'était point
à Sparte entre tous ces amants
Dont le père
d'Hélène a reçu les serments:
Lui seul de tous
les Grecs maître de sa parole,
S'il part contre
Ilion, c'est pour moi qu'il y vole;
Et satisfait d'un
prix qui lui semble si doux,
Il veut même y
porter le nom de mon époux.
Scène IV
Clytemnestre,
Iphigénie, Eriphile, Doris
Clytemnestre
Ma fille, il faut
partir sans que rien nous retienne,
Et sauver en
fuyant votre gloire et la mienne.
Je ne m'étonne
plus qu'interdit et distrait
Votre père ait
paru nous revoir à regret.
Aux affronts d'un
refus craignant de vous commettre,
Il m'avait par
Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s'est vu
trompé par notre égarement,
Et vient de me la
rendre en ce même moment.
Sauvons, encore
un coup, notre gloire offensée:
Pour votre hymen
Achille a changé de pensée,
Et refusant
l'honneur qu'on lui veut accorder,
Jusques à son
retour il veut le retarder.
Eriphile
Qu'entends-je?
Clytemnestre
Je vous vois
rougir de cet outrage.
Il faut d'un
noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de
l'ingrat approuvant le dessein,
Je vous l'ai dans
Argos présenté de ma main,
Et mon choix, que
flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec
joie au fils d'une déesse.
Mais puisque
désormais son lâche repentir
Dément le sang
des dieux, dont on le fait sortir,
Ma fille, c'est à
nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en
lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous
penser, par un plus long séjour,
Que vos voeux de
son coeur attendent le retour?
Rompons avec
plaisir un hymen qu'il diffère.
J'ai fait de mon
dessein avertir votre père;
Je ne l'attends
ici que pour m'en séparer,
Et pour ce prompt
départ je vais tout préparer.
(A Eriphile.)
Je ne vous presse
point, Madame, de nous suivre;
En de plus chères
mains ma retraite vous livre.
De vos desseins
secrets on est trop éclairci,
Et ce n'est pas
Calchas que vous cherchez ici.
Scène V
Iphigénie,
Eriphile, Doris
Iphigénie
En quel funeste
état ces mots m'ont-ils laissée!
Pour mon hymen
Achille a changé de pensée!
Il me faut sans
honneur retourner sur mes pas;
Et vous cherchez
ici quelque autre que Calchas?
Eriphile
Madame, à ce
discours je ne puis rien comprendre.
Iphigénie
Vous m'entendez
assez, si vous voulez m'entendre.
Le sort injurieux
me ravit un époux;
Madame, à mon
malheur m'abandonnerez-vous?
Vous ne pouviez
sans moi demeurer à Mycène;
Me verra-t-on
sans vous partir avec la reine?
Eriphile
Je voulais voir
Calchas avant que de partir.
Iphigénie
Que tardez-vous,
Madame, à le faire avertir?
Eriphile
D'Argos, dans un
moment, vous reprenez la route.
Iphigénie
Un moment
quelquefois éclaircit plus d'un doute.
Mais, Madame, je
vois que c'est trop vous presser;
Je vois ce que
jamais je n'ai voulu penser:
Achille... Vous
brûlez que je ne sois partie.
Eriphile
Moi? Vous me
soupçonnez de cette perfidie?
Moi, j'aimerais,
Madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout
sanglant se présente à mes yeux?
Qui, la flamme à
la main et de meurtres avide,
Mit en cendres
Lesbos...
Iphigénie
Oui, vous
l'aimez, perfide!
Et ces mêmes
fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans
le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette
Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits
dont l'amour l'a gravé dans votre âme,
Et loin d'en
détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez
encore à m'en entretenir.
Déjà plus d'une
fois, dans vos plaintes forcées,
J'ai dû voir, et
j'ai vu, le fond de vos pensées;
Mais toujours sur
mes yeux ma facile bonté
A remis le
bandeau que j'avais écarté.
Vous l'aimez. Que
faisais-je? et quelle erreur fatale
M'a fait entre
mes bras recevoir ma rivale?
Crédule, je
l'aimais; mon coeur même aujourd'hui
De son parjure
amant lui promettait l'appui.
Voilà donc le
triomphe où j'étais amenée!
Moi-même à votre
char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne,
hélas! des voeux intéressés,
Et la perte d'un
coeur que vous me ravissez.
Mais que sans
m'avertir du piège qu'on me dresse,
Vous me laissiez
chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat qui ne
m'attend que pour m'abandonner,
Perfide, cet
affront se peut-il pardonner?
Eriphile
Vous me donnez
des noms qui doivent me surprendre,
Madame: on ne m'a
pas instruite à les entendre;
Et les dieux,
contre moi dès longtemps indignés,
A mon oreille
encor les avaient épargnés.
Mais il faut des
amants excuser l'injustice.
Et de quoi
vouliez-vous que je vous avertisse?
Avez-vous pu
penser qu'au sang d'Agamemnon
Achille préférât
une fille sans nom,
Qui de tout son
destin ce qu'elle a pu comprendre,
C'est qu'elle
sort d'un sang qu'il brûle de répandre?
Iphigénie
Vous triomphez,
cruelle, et bravez ma douleur.
Je n'avais pas
encor senti tout mon malheur,
Et vous ne
comparez votre exil et ma gloire,
Que pour mieux
relever votre injuste victoire.
Toutefois vos
transports sont trop précipités.
Ce même Agamemnon
à qui vous insultez,
Il commande à la
Grèce, il est mon père, il m'aime,
Il ressent mes
douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par
avance avaient su le toucher;
J'ai surpris ses
soupirs qu'il me voulait cacher.
Hélas! de son
accueil condamnant la tristesse,
J'osais me
plaindre à lui de son peu de tendresse!
Scène VI
Achille, Iphigénie,
Eriphile, Doris
Achille
II est donc vrai, Madame,
et c'est vous que je vois!
Je soupçonnais d'erreur
tout le camp à la fois.
Vous en Aulide? Vous? Eh!
qu'y venez-vous faire?
D'où vient qu'Agamemnon
m'assurait le contraire?
Iphigénie
Seigneur, rassurez-vous.
Vos voeux seront contents:
Iphigénie encor n'y sera
pas longtemps.
Scène VII
Achille. Eriphile, Doris
Achille
Elle me fuit! Veillé-je? ou
n'est-ce point un songe?
Dans quel trouble nouveau
cette fuite me plonge!
Madame, je ne sais si sans
vous irriter
Achille devant vous pourra se
présenter;
Mais si d'un ennemi vous
souffrez la prière,
Si lui-même souvent a plaint
sa prisonnière,
Vous savez quel sujet conduit
ici leurs pas;
Vous savez...
Eriphile
Quoi! Seigneur, ne le
savez-vous pas,
Vous qui depuis un mois,
brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté
leur voyage?
Achille
De ce même rivage absent
depuis un mois,
Je le revis hier pour la
première fois.
Eriphile
Quoi? Lorsque Agamemnon
écrivait à Mycène,
Votre amour, votre main n'a
pas conduit la sienne?
Quoi! vous qui de sa fille
adoriez les attraits...
Achille
Vous m'en voyez encore épris
plus que jamais,
Madame, et si l'effet eût
suivi ma pensée,
Moi-même dans Argos je
l'aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel
crime ai-je commis?
Mais je ne vois partout que
des yeux ennemis.
Que dis-je? en ce moment
Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence
employant l'artifice,
Combattaient mon amour, et
semblaient m'annoncer
Que si j'en crois ma gloire,
il faut y renoncer.
Quelle entreprise ici
pourrait être formée?
Suis-je, sans le savoir, la
fable de l'armée?
Entrons: c'est un secret
qu'il leur faut arracher.
Scène VIII
Eriphile, Doris
Eriphile
Dieux, qui voyez ma honte, où
me dois-je cacher?
Orgueilleuse rivale, on
t'aime, et tu murmures?
Souffrirai-je à la fois ta
gloire et tes injures?
Ah! plutôt... Mais, Doris, ou
j'aime à me flatter,
Ou sur eux quelque orage est
tout prêt d'éclater.
J'ai des yeux. Leur bonheur
n'est pas encor tranquille.
On trompe Iphigénie; on se
cache d'Achille;
Agamemnon gémit. Ne
désespérons point;
Et si le sort contre elle à
ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette
intelligence
Pour ne pas pleurer seule et
mourir sans vengeance.
Acte III
Scène première
Agamemnon,
Clytemnestre
Clytemnestre
Oui, Seigneur,
nous partions; et mon juste courroux
Laissait bientôt
Achille et le camp loin de nous.
Ma fille dans
Argos courait pleurer sa honte.
Mais lui-même,
étonné d'une fuite si prompte,
Par combien de
serments, dont je n'ai pu douter,
Vient-il de me
convaincre, et de nous arrêter!
Il presse cet
hymen qu'on prétend qu'il diffère,
Et vous cherche,
brûlant d'amour et de colère:
Prêt d'imposer
silence à ce bruit imposteur,
Achille en veut
connaître et confondre l'auteur.
Bannissez ces
soupçons qui troublaient notre joie.
Agamemnon
Madame, c'est
assez. Je consens qu'on le croie.
Je reconnais
l'erreur qui nous avait séduits,
Et ressens votre
joie autant que je le puis.
Vous voulez que
Calchas l'unisse à ma famille;
Vous pouvez à
l'autel envoyer votre fille,
Je l'attends.
Mais avant que de passer plus loin,
J'ai voulu vous
parler un moment sans témoin.
Vous voyez en
quels lieux vous l'avez amenée:
Tout y ressent la
guerre, et non point l'hyménée,
Le tumulte d'un
camp, soldats et matelots,
Un autel hérissé
de dards, de javelots,
Tout ce spectacle
enfin, pompe digne d'Achille,
Pour attirer vos
yeux n'est point assez tranquille,
Et les Grecs y
verraient l'épouse de leur roi
Dans un état
indigne et de vous et de moi.
M'en
croirez-vous? Laissez, de vos femmes suivie,
A cet hymen, sans
vous, marcher Iphigénie.
Clytemnestre
Qui? moi? que
remettant ma fille en d'autres bras,
Ce que j'ai
commencé, je ne l'achève pas?
Qu'après l'avoir
d'Argos amenée en Aulide,
Je refuse à
l'autel de lui servir de guide!
Dois-je donc de
Calchas être moins près que vous?
Et qui présentera
ma fille à son époux?
Quelle autre
ordonnera cette pompe sacrée?
Agamemnon
Vous n'êtes point
ici dans le palais d'Atrée.
Vous êtes dans un
camp...
Clytemnestre
Où tout vous est
soumis,
Où le sort de
l'Asie en vos mains est remis,
Où je vois sous
vos lois marcher la Grèce entière,
Où le fils de
Thétis va m'appeler sa mère.
Dans quel palais
superbe et plein de ma grandeur
Puis-je jamais
paraître avec plus de splendeur?
Agamemnon
Madame, au nom
des dieux auteurs de notre race,
Daignez à mon
amour accorder cette grâce.
J'ai mes raisons.
Clytemnestre
Seigneur, au nom
des mêmes dieux,
D'un spectacle si
doux ne privez point mes yeux.
Daignez ne point
ici rougir de ma présence.
Agamemnon
J'avais plus
espéré de votre complaisance.
Mais puisque la
raison ne vous peut émouvoir,
Puisque enfin ma
prière a si peu de pouvoir,
Vous avez entendu
ce que je vous demande,
Madame: je le
veux, et je vous le commande.
Obéissez.
Scène II
Clytemnestre,
seule.
D'où vient que
d'un soin si cruel
L'injuste
Agamemnon m'écarte de l'autel?
Fier de son
nouveau rang, m'ose-t-il méconnaître?
Me croit-il à sa
suite indigne de paraître?
Ou de l'empire
encor timide possesseur,
N'oserait-il
d'Hélène ici montrer la soeur?
Et pourquoi me
cacher? et par quelle injustice
Faut-il que sur
mon front sa honte rejaillisse?
Mais n'importe;
il le veut, et mon coeur s'y résout.
Ma fille, ton
bonheur me console de tout!
Le ciel te donne
Achille, et ma joie est extrême
De t'entendre
nommer... Mais le voici lui-même.
Scène III
Achille,
Clytemnestre
Achille
Tout succède,
Madame, à mon empressement.
Le roi n'a point
voulu d'autre éclaircissement;
Il en croit mes
transports; et sans presque m'entendre,
Il vient, en
m'embrassant, de m'accepter pour gendre.
Il ne m'a dit
qu'un mot. Mais vous a-t-il conté
Quel bonheur dans
le camp vous avez apporté?
Les dieux vont
s'apaiser; du moins Calchas publie
Qu'avec eux, dans
une heure, il nous réconcilie,
Que Neptune et
les vents, prêts à nous exaucer,
N'attendent que
le sang que sa main va verser.
Déjà dans les
vaisseaux la voile se déploie,
Déjà sur sa
parole, ils-se tournent vers Troie.
Pour moi, quoique
le ciel, au gré de mon amour,
Dût encore des
vents retarder le retour,
Que je quitte à
regret la rive fortunée
Où je vais
allumer les flambeaux d'hyménée,
Puis-je ne point
chérir l'heureuse occasion
D'aller du sang
troyen sceller notre union,
Et de laisser
bientôt, sous Troie ensevelie,
Le déshonneur
d'un nom à qui le mien s'allie?
Scène IV
Achille,
Clytemnestre, Iphigénie, Eriphile, Aegine, Doris
Achille
Princesse, mon
bonheur ne dépend que de vous.
Votre père à
l'autel vous destine un époux:
Venez y recevoir
un coeur qui vous adore.
Iphigénie
Seigneur, il
n'est pas temps que nous partions encore,
La reine
permettra que j'ose demander
Un gage à votre
amour, qu'il me doit accorder.
Je viens vous
présenter une jeune princesse.
Le ciel a sur son
front imprimé sa noblesse.
De larmes tous
les jours ses yeux sont arrosés;
Vous savez ses
malheurs, vous les avez causés.
Moi-même, (où
m'emportait une aveugle colère!)
J'ai tantôt, sans
respect, affligé sa misère.
Que ne puis-je
aussi bien, par d'utiles secours,
Réparer
promptement mes injustes discours!
Je lui prête ma
voix, je ne puis davantage,
Vous seul pouvez,
Seigneur, détruire votre ouvrage:
Elle est votre
captive, et ses fers que je plains,
Quand vous
l'ordonnerez, tomberont de ses mains.
Commencez donc
par là cette heureuse journée.
Qu'elle puisse à
nous voir n'être plus condamnée.
Montrez que je
vais suivre au pied de nos autels.
Un roi qui non
content d'effrayer les mortels,
A des
embrasements ne borne point sa gloire,
Laisse aux pleurs
d'une épouse attendrir sa victoire,
Et par les
malheureux quelquefois désarmé,
Sait imiter en
tout les dieux qui l'ont formé.
Eriphile
Oui, Seigneur,
des douleurs soulagez la plus vive.
La guerre dans
Lesbos me fit votre captive,
Mais c'est
pousser trop loin ses droits injurieux,
Qu'y joindre le
tourment que je souffre en ces lieux.
Achille
Vous, Madame?
Eriphile
Oui, Seigneur; et
sans compter le reste,
Pouvez-vous
m'imposer une loi plus funeste
Que de rendre mes
yeux les tristes spectateurs
De la félicité de
mes persécuteurs?
J'entends de
toutes parts menacer ma patrie;
Je vois marcher
contre elle une armée en furie;
Je vois déjà
l'hymen, pour mieux me déchirer,
Mettre en vos
mains le feu qui la doit dévorer.
Souffrez que loin
du camp, et loin de votre vue,
Toujours
infortunée et toujours inconnue,
J'aille cacher un
sort si digne de pitié,
Et dont mes
pleurs encor vous taisent la moitié.
Achille
C'est trop, belle
princesse. Il ne faut que nous suivre.
Venez, qu'aux
yeux des Grecs Achille vous délivre,
Et que le doux
moment de ma félicité.
Soit le moment
heureux de votre liberté.
Scène V
Achille,
Clytemnestre, Iphigénie, Eriphile, Arcas, Aegine, Doris
Arcas
Madame, tout est
prêt pour la cérémonie.
Le roi près de
l'autel attend Iphigénie;
Je viens la
demander. Ou plutôt contre lui,
Seigneur, je
viens pour elle implorer votre appui.
Achille
Arcas, que
dites-vous?
Clytemnestre
Dieux! que
vient-il m'apprendre?
Arcas, à Achille.
Je ne vois plus
que vous qui la puisse défendre.
Achille
Contre qui?
Arcas
Je le nomme et
l'accuse à regret.
Autant que je
l'ai pu j'ai gardé son secret.
Mais le fer, le
bandeau, la flamme est toute prête:
Dût tout cet
appareil retomber sur ma tête,
Il faut parler.
Clytemnestre
Je tremble.
Expliquez-vous, Arcas.
Achille
Qui que ce soit,
parlez, et ne le craignez pas.
Arcas
Vous êtes son
amant, et vous êtes sa mère:
Gardez-vous
d'envoyer la princesse à son père.
Clytemnestre
Pourquoi le
craindrons-nous?
Achille
Pourquoi m'en
défier?
Arcas
Il l'attend à
l'autel pour la sacrifier.
Achille
Lui!
Clytemnestre
Sa fille!
Iphigénie
Mon père!
Eriphile
O ciel! quelle
nouvelle!
Achille
Quelle aveugle
fureur pourrait l'armer contre elle?
Ce discours sans
horreur se peut-il écouter?
Arcas
Ah, Seigneur!
plût au ciel que je pusse en douter!
Par la voix de
Calchas l'oracle la demande;
De toute autre
victime il refuse l'offrande,
Et les dieux,
jusque-là protecteurs de Pâris,
Ne nous
promettent Troie et les vents qu'à ce prix.
Clytemnestre
Les dieux
ordonneraient un meurtre abominable?
Iphigénie
Ciel! pour tant
de rigueur, de quoi suis-je coupable?
Clytemnestre
Je ne m'étonne
plus de cet ordre cruel
Qui m'avait
interdit l'approche de l'autel.
Iphigénie, à
Achille
Et voilà donc
l'hymen où j'étais destinée!
Arcas
Le roi, pour vous
tromper, feignait cet hyménée.
Tout le camp même
encore est trompé comme vous.
Clytemnestre
Seigneur, c'est
donc à moi d'embrasser vos genoux.
Achille, la
relevant
Ah! Madame!
Clytemnestre
Oubliez une
gloire importune:
Ce triste
abaissement convient à ma fortune,
Heureuse si mes
pleurs vous peuvent attendrir!
Une mère à vos
pieds peut tomber sans rougir.
C'est votre
épouse, hélas! qui vous est enlevée.
Dans cet heureux
espoir je l'avais élevée.
C'est vous que
nous cherchions sur ce funeste bord,
Et votre nom,
Seigneur, l'a conduite à la mort.
Ira-t-elle, des
dieux implorant la justice,
Embrasser leurs
autels parés pour son supplice?
Elle n'a que vous
seul. Vous êtes en ces lieux
Son père, son
époux, son asile, ses dieux.
Je lis dans vos
regards la douleur qui vous presse.
Auprès de votre
époux, ma fille, je vous laisse.
Seigneur, daignez
m'attendre, et ne la point quitter.
A mon perfide
époux je cours me présenter.
Il ne soutiendra
point la fureur qui m'anime.
Il faudra que
Calchas cherche une autre victime;
Ou, si je ne vous
puis dérober à leurs coups,
Ma fille, ils
pourront bien m'immoler avant vous.
Scène VI
Achille,
Iphigénie
Achille
Madame, je me
tais, et demeure immobile.
Est-ce à moi que
l'on parle, et connaît-on Achille?
Une mère pour
vous croit devoir me prier!
Une reine à mes
pieds se vient humilier!
Et me déshonorant
par d'injustes alarmes,
Pour attendrir
mon coeur on a recours aux larmes!
Qui doit prendre
à vos jours plus d'intérêt que moi?
Ah! sans doute on
s'en peut reposer sur ma foi.
L'outrage me
regarde; et quoi qu'on entreprenne,
Je réponds d'une
vie où j'attache la mienne.
Mais ma juste
douleur va plus loin m'engager:
C'est peu de vous
défendre, et je cours vous venger,
Et punir à la
fois le cruel stratagème
Qui s'ose de mon
nom armer contre vous-même.
Iphigénie
Ah! demeurez,
Seigneur, et daignez m'écouter.
Achille
Quoi, Madame? Un
barbare osera m'insulter?
Il voit que de sa
soeur je cours venger l'outrage;
Il sait que le
premier lui donnant mon suffrage,
Je le fis nommer
chef de vingt rois ses rivaux;
Et pour fruit de
mes soins, pour fruit de mes travaux,
Pour tout le prix
enfin d'une illustre victoire
Qui le doit
enrichir, venger, combler de gloire,
Content et
glorieux du nom de votre époux,
Je ne lui
demandais que l'honneur d'être à vous.
Cependant
aujourd'hui, sanguinaire, parjure,
C'est peu de
violer l'amitié, la nature,
C'est peu que de
vouloir, sous un couteau mortel,
Me montrer votre
coeur fumant sur un autel:
D'un appareil
d'hymen couvrant ce sacrifice,
Il veut que ce
soit moi qui vous mène au supplice?
Que ma crédule
main conduise le couteau,
Qu'au lieu de
votre époux je sois votre bourreau?
Et quel était
pour vous ce sanglant hyménée,
Si je fusse
arrivé plus tard d'une journée?
Quoi donc! à leur
fureur livrée en ce moment,
Vous iriez à
l'autel me chercher vainement,
Et d'un fer
imprévu vous tomberiez frappée,
En accusant mon
nom qui vous aurait trompée?
Il faut de ce
péril, de cette trahison,
Aux yeux de tous
les Grecs lui demander raison.
A l'honneur d'un
époux vous-même intéressée,
Madame, vous
devez approuver ma pensée.
Il faut que le
cruel qui m'a pu mépriser
Apprenne de quel
nom il osait abuser.
Iphigénie
Hélas! si vous
m'aimez, si pour grâce dernière,
Vous daignez
d'une amante écouter la prière,
C'est maintenant,
Seigneur, qu'il faut me le prouver.
Car enfin, ce
cruel que vous allez braver,
Cet ennemi
barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi
qu'il ait fait, songez qu'il est mon père.
Achille
Lui! Votre père?
Après son horrible dessein,
Je ne le connais
plus que pour votre assassin.
Iphigénie
C'est mon père,
Seigneur, je vous le dis encore;
Mais un père que
j'aime, un père que j'adore,
Qui me chérit
lui-même, et dont jusqu'à ce jour,
Je n'ai jamais
reçu que des marques d'amour.
Mon coeur, dans
ce respect élevé dès l'enfance,
Ne peut que
s'affliger de tout ce qui l'offense,
Et loin d'oser
ici, par un prompt changement,
Approuver la
fureur de votre emportement,
Loin que par mes
discours je l'attise moi-même,
Croyez qu'il faut
aimer autant que je vous aime,
Pour avoir pu
souffrir tous les noms odieux
Dont votre amour
le vient d'outrager à mes yeux.
Et pourquoi
voulez-vous qu'inhumain et barbare
Il ne gémisse pas
du coup qu'on me prépare?
Quel père de son
sang se plaît à se priver?
Pourquoi me
perdrait-il s'il pouvait me sauver?
J'ai vu, n'en
doutez point, ses larmes se répandre.
Faut-il le
condamner avant que de l'entendre?
Hélas! de tant
d'horreurs son coeur déjà troublé
Doit-il de votre
haine être encore accablé?
Achille
Quoi, Madame!
parmi tant de sujets de crainte,
Ce sont là les
frayeurs dont vous êtes atteinte?
Un cruel (comment
puis-je autrement l'appeler?)
Par la main de
Calchas s'en va vous immoler;
Et lorsqu'à sa
fureur j'oppose ma tendresse,
Le soin de son
repos est le seul qui vous presse?
On me ferme la
bouche! on l'excuse! on le plaint!
C'est pour lui
que l'on tremble, et c'est moi que l'on craint!
Triste effet de
mes soins! Est-ce donc là, Madame,
Tout le progrès
qu'Achille avait fait dans votre âme?
Iphigénie
Ah cruel! cet
amour, dont vous voulez douter,
Ai-je attendu si
tard pour le faire éclater?
Vous voyez de
quel oeil, et comme indifférente,
J'ai reçu de ma
mort la nouvelle sanglante.
Je n'en ai point
pâli. Que n'avez-vous pu voir
A quel excès
tantôt allait mon désespoir,
Quand, presque en
arrivant, un récit peu fidèle
M'a de votre
inconstance annoncé la nouvelle!
Qui sait même,
qui sait si le ciel irrité
A pu souffrir
l'excès de ma félicité?
Hélas! il me
semblait qu'une flamme si belle
M'élevait
au-dessus du sort d'une mortelle.
Achille
Ah! si je vous
suis cher, ma Princesse, vivez.
Scène VII
Achille, Clytemnestre, Iphigénie,
Aegine
Clytemnestre
Tout est perdu, Seigneur, si vous
ne nous sauvez.
Agamemnon m'évite, et craignant
mon visage,
Il me fait de l'autel refuser le
passage.
Des gardes, que lui-même a pris
soin de placer,
Nous ont de toutes parts défendu
de passer.
Il me fuit. Ma douleur étonne son
audace.
Achille
Eh bien! c'est donc à moi de
prendre votre place.
Il me verra, Madame, et je vais
lui parler.
Iphigénie
Ah, Madame!... Ah, Seigneur! où
voulez-vous aller?
Achille
Et que prétend de moi votre
injuste prière?
Vous faudra-t-il toujours
combattre la première?
Clytemnestre
Quel est votre dessein, ma fille?
Iphigénie
Au nom des dieux,
Madame, retenez un amant furieux.
De ce triste entretien détournons
les approches.
Seigneur, trop d'amertume
aigrirait vos reproches.
Je sais jusqu'où s'emporte un
amant irrité;
Et mon père est jaloux de son
autorité.
On ne connaît que trop la fierté
des Atrides.
Laissez parler, Seigneur, des
bouches plus timides.
Surpris, n'en doutez point, de
mon rardement,
Lui-même il me viendra chercher
dans un moment:
Il entendra gémir une mère
oppressée;
Et que ne pourra point m'inspirer
la pensée
De prévenir les pleurs que vous
verseriez tous,
D'arrêter vos transports, et de
vivre pour vous?
Achille
Enfin vous le voulez: il faut
donc vous complaire.
Donnez-lui l'une et l'autre un
conseil salutaire.
Rappelez sa raison, persuadez-le
bien,
Pour vous, pour mon repos, et
surtout pour le sien.
Je perds trop de moments en des
discours frivoles;
Il faut des actions, et non pas
des paroles.
(A Clytemnestre.)
Madame, à vous servir je vais
tout disposer.
Dans votre appartement allez vous
reposer.
Votre fille vivra, je puis vous
le prédire:
Croyez du moins, croyez que, tant
que je respire,
Les dieux auront en vain ordonné
son trépas.
Cet oracle est plus sûr que celui
de Calchas.
Acte IV
Scène première
Eriphile, Doris
Doris
Ah! que me
dites-vous? Quelle étrange manie
Vous peut faire
envier le sort d'Iphigénie?
Dans une heure
elle expire. Et jamais, dites-vous,
Vos yeux de son
bonheur ne furent plus jaloux.
Qui le croira,
Madame? Et quel coeur si farouche...
Eriphile
Jamais rien de
plus vrai n'est sorti de ma bouche,
Jamais de tant de
soins mon esprit agité
Ne porta plus
d'envie à sa félicité.
Favorables
périls! Espérance inutile!
N'as-tu pas vu sa
gloire et le trouble d'Achille?
J'en ai vu, j'en
ai fui les signes trop certains.
Ce héros, si
terrible au reste des humains,
Qui ne connaît de
pleurs que ceux qu'il fait répandre,
Qui s'endurcit
contre eux dès l'âge le plus tendre,
Et qui, si l'on
nous fait un fidèle discours,
Suça même le sang
des lions et des ours,
Pour elle de la
crainte a fait l'apprentissage:
Elle l'a vu
pleurer et changer de visage.
Et tu la plains,
Doris? Par combien de malheurs
Ne lui
voudrais-je point disputer de tels pleurs!
Quand je devrais
comme elle expirer dans une heure...
Mais que dis-je,
expirer? Ne crois pas qu'elle meure.
Dans un lâche
sommeil crois-tu qu'enseveli
Achille aura pour
elle impunément pâli?
Achille à son
malheur saura bien mettre obstacle.
Tu verras que les
dieux n'ont dicté cet oracle
Que pour croître
à la fois sa gloire et mon tourment,
Et la rendre plus
belle aux yeux de son amant.
Hé quoi! ne
vois-tu pas tout ce qu'on fait pour elle?
On supprime des
dieux la sentence mortelle,
Et quoique le
bûcher soit déjà préparé,
Le nom de la
victime est encore ignoré:
Tout le camp n'en
sait rien. Doris, à ce silence,
Ne reconnais-tu
pas un père qui balance?
Et que fera-t-il
donc? Quel courage endurci
Soutiendrait les
assauts qu'on lui prépare ici:
Une mère en
fureur, les larmes d'une fille,
Les cris, le
désespoir de toute une famille,
Le sang à ces
objets facile à s'ébranler,
Achille menaçant,
tout prêt à l'accabler?
Non, te dis-je,
les dieux l'ont en vain condamnée:
Je suis et je
serai la seule infortunée.
Ah! si je m'en
croyais...
Doris
Quoi? Que
méditez-vous?
Eriphile
Je ne sais qui
m'arrête et retient mon courroux,
Que par un prompt
avis de tout ce qui se passe,
Je ne coure des
dieux divulguer la menace,
Et publier
partout les complots criminels
Qu'on fait ici
contre eux et contre leurs autels.
Doris
Ah! quel dessein,
Madame!
Eriphile
Ah, Doris! quelle
joie!
Que d'encens
brûlerait dans les temples de Troie,
Si troublant tous
les Grecs, et vengeant ma prison,
Je pouvais contre
Achille armer Agamemnon;
Si leur haine, de
Troie oubliant la querelle,
Tournait contre
eux le fer qu'ils aiguisent contre elle,
Et si de tout le
camp mes avis dangereux
Faisaient à ma
patrie un sacrifice heureux!
Doris
J'entends du
bruit. On vient: Clytemnestre s'avance.
Remettez-vous,
Madame, ou fuyez sa présence.
Eriphile
Rentrons. Et pour
troubler un hymen odieux,
Consultons des
fureurs qu'autorisent les dieux.
Scène II
Clytemnestre,
Aegine
Clytemnestre
Aegine, tu le
vois, il faut que je la fuie:
Loin que ma fille
pleure et tremble pour sa vie,
Elle excuse son
père, et veut que ma douleur
Respecte encor la
main qui lui perce le coeur.
O constance! ô
respect! Pour prix de sa tendresse,
Le barbare à
l'autel se plaint de sa paresse.
Je l'attends. Il
viendra m'en demander raison,
Et croit pouvoir
encor cacher sa trahison.
Il vient. Sans
éclater contre son injustice,
Voyons s'il
soutiendra son indigne artifice.
Scène III
Agamemnon,
Clytemnestre, Aegine
Agamemnon
Que faites-vous,
Madame? et d'où vient que ces lieux
N'offrent point
avec vous votre fille à mes yeux?
Mes ordres par
Arcas vous l'avaient demandée.
Qu'attend-elle?
Est-ce vous qui l'avez retardée?
A mes justes
désirs ne vous rendez-vous pas?
Ne peut-elle à
l'autel marcher que sur vos pas?
Parlez.
Clytemnestre
S'il faut partir,
ma fille est toute prête.
Mais vous,
n'avez-vous rien, Seigneur, qui vous arrête?
Agamemnon
Moi, Madame?
Clytemnestre
Vos soins ont-ils
tout préparé?
Agamemnon
Calchas est prêt,
Madame, et l'autel est paré.
J'ai fait ce que
m'ordonne un devoir légitime.
Clytemnestre
Vous ne me parlez
point, Seigneur, de la victime.
Agamemnon
Que me
voulez-vous dire? et de quel soin jaloux...
Scène IV
Agamemnon,
Clytemnestre, Iphigénie, Aegine
Clytemnestre
Venez, venez, ma
fille, on n'attend plus que vous;
Venez remercier
un père qui vous aime,
Et qui veut à
l'autel vous conduire lui-même.
Agamemnon
Que vois-je? Quel
discours? Ma fille, vous pleurez,
Et baissez devant
moi vos yeux mal assurés.
Quel trouble!
Mais tout pleure, et la fille et la mère.
Ah! malheureux
Arcas, tu m'as trahi!
Iphigénie
Mon père,
Cessez de vous
troubler, vous n'êtes point trahi.
Quand vous
commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre
bien; vous voulez le reprendre:
Vos ordres sans
détour pouvaient se faire entendre.
D'un oeil aussi
content, d'un coeur aussi soumis
Que j'acceptais
l'époux que vous m'aviez promis,
Je saurai, s'il
le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de
Calchas une tête innocente,
Et respectant le
coup par vous-même ordonné,
Vous rendre tout
le sang que vous m'avez donné.
Si pourtant ce
respect, si cette obéissance
Paraît digne à
vos yeux d'une autre récompense,
Si d'une mère en
pleurs vous plaignez les ennuis,
J'ose vous dire
ici qu'en l'état où je suis
Peut-être assez
d'honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas
souhaiter qu'elle me fût ravie,
Ni qu'en me
l'arrachant, un sévère destin,
Si près de ma
naissance, en eût marqué la fin.
Fille
d'Agamemnon, c'est moi qui la première,
Seigneur, vous
appelai de ce doux nom de père;
C'est moi qui, si
longtemps le plaisir de vos yeux,
Vous ai fait de
ce nom remercier les dieux,
Et pour qui tant
de fois prodiguant vos caresses,
Vous n'avez point
du sang dédaigné les faiblesses.
Hélas! avec
plaisir je me faisais conter
Tous les noms des
pays que vous allez dompter;
Et déjà, d'Ilion
présageant la conquête,
D'un triomphe si
beau je préparais la fête.
Je ne m'attendais
pas que pour le commencer,
Mon sang fût le
premier que vous dussiez verser.
Non que la peur
du coup dont je suis menacée
Me fasse rappeler
votre bonté passée.
Ne craignez rien.
Mon coeur, de votre honneur jaloux,
Ne fera point
rougir un père tel que vous;
Et si je n'avais
eu que ma vie à défendre,
J'aurais su
renfermer un souvenir si tendre.
Mais à mon triste
sort, vous le savez, Seigneur,
Une mère, un
amant, attachaient leur bonheur.
Un roi digne de
vous a cru voir la journée
Qui devait
éclairer notre illustre hyménée;
Déjà, sûr de mon
coeur à sa flamme promis,
Il s'estimait
heureux; vous me l'aviez permis.
Il sait votre
dessein; jugez de ses alarmes.
Ma mère est
devant vous, et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux
efforts que je viens de tenter
Pour prévenir les
pleurs que je leur vais coûter.
Agamemnon
Ma fille, il est
trop vrai: j'ignore pour quel crime
La colère des
dieux demande une victime,
Mais ils vous ont
nommée; un oracle cruel
Veut qu'ici votre
sang coule sur un autel.
Pour défendre vos
jours de leurs lois meurtrières,
Mon amour n'avait
pas attendu vos prières.
Je ne vous dirai
point combien j'ai résisté:
Croyez-en cet
amour par vous-même attesté.
Cette nuit même
encore, on a pu vous le dire,
J'avais révoqué
l'ordre où l'on me fit souscrire.
Sur l'intérêt des
Grecs vous l'aviez emporté.
Je vous
sacrifiais mon rang, ma sûreté.
Arcas allait du
camp vous défendre l'entrée:
Les dieux n'ont
pas voulu qu'il vous ait rencontré,
Ils ont trompé
les soins d'un père infortuné
Qui protégeait en
vain ce qu'ils ont condamné.
Ne vous assurez
point sur ma faible puissance:
Quel frein
pourrait d'un peuple arrêter la licence,
Quand les dieux,
nous livrant à son zèle indiscret,
L'affranchissent
d'un joug qu'il portait à regret?
Ma fille, il faut
céder. Votre heure est arrivée.
Songez bien dans
quel rang vous êtes élevée.
Je vous donne un
conseil qu'à peine je reçoi.
Du coup qui vous
attend vous mourrez moins que moi.
Montrez, en
expirant, de qui vous êtes née;
Faites rougir ces
dieux qui vous ont condamnée.
Allez; et que les
Grecs, qui vont vous immoler,
Reconnaissent mon
sang en le voyant couler.
Clytemnestre
Vous ne démentez
point une race funeste:
Oui, vous êtes le
sang d'Atrée et de Thyeste.
Bourreau de votre
fille, il ne vous reste enfin
Que d'en faire à
sa mère un horrible festin.
Barbare! c'est
donc là cet heureux sacrifice
Que vos soins
préparaient avec tant d'artifice?
Quoi! l'horreur
de souscrire à cet ordre inhumain
N'a pas, en le
traçant, arrêté votre main?
Pourquoi feindre
à nos yeux une fausse tristesse?
Pensez-vous par
des pleurs prouver votre tendresse?
Où sont-ils ces
combats que vous avez rendus?
Quels flots de
sang pour elle avez-vous répandus?
Quel débris parle
ici de votre résistance?
Quel champ
couvert de morts me condamne au silence?
Voilà par quels
témoins il fallait me prouver,
Cruel, que votre
amour a voulu la sauver.
Un oracle fatal
ordonne qu'elle expire:
Un oracle dit-il
tout ce qu'il semble dire?
Le ciel, le juste
ciel, par le meurtre honoré,
Du sang de
l'innocence est-il donc altéré?
Si du crime
d'Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à
Sparte Hermione sa fille;
Laissez à Ménélas
racheter d'un tel prix
Sa coupable
moitié, dont il est trop épris.
Mais vous,
quelles fureurs vous rendent sa victime?
Pourquoi vous
imposer la peine de son crime?
Pourquoi,
moi-même enfin me déchirant le flanc,
Payer sa folle
amour du plus pur de mon sang?
Que dis-je? Cet
objet de tant de jalousie,
Cette Hélène qui
trouble et l'Europe et l'Asie,
Vous
semble-t-elle un prix digne de vos exploits?
Combien nos
fronts pour elle ont-ils rougi de fois!
Avant qu'un noeud
fatal l'unît à votre frère,
Thésée avait osé
l'enlever à son père.
Vous savez, et
Calchas mille fois vous l'a dit,
Qu'un hymen
clandestin mit ce prince en son lit,
Et qu'il en eut
pour gage une jeune princesse
Que sa mère a
cachée au reste de la Grèce.
Mais non; l'amour
d'un frère et son honneur blessé
Sont les moindres
des soins dont vous êtes pressé:
Cette soif de
régner, que rien ne peut éteindre,
L'orgueil de voir
vingt rois vous servir et vous craindre,
Tous les droits
de l'empire en vos mains confiés,
Cruel, c'est à
ces dieux que vous sacrifiez;
Et, loin de
repousser le coup qu'on vous prépare,
Vous voulez vous
en faire un mérite barbare.
Trop jaloux d'un
pouvoir qu'on peut vous envier,
De votre propre
sang vous courez le payer,
Et voulez par ce
prix épouvanter l'audace
De quiconque vous
peut disputer votre place.
Est-ce donc être
père? Ah! toute ma raison
Cède à la cruauté
de cette trahison.
Un prêtre,
environné d'une foule cruelle,
Portera sur ma
fille une main criminelle,
Déchirera son
sein, et d'un oeil curieux,
Dans son coeur
palpitant consultera les dieux?
Et moi, qui
l'amenai triomphante, adorée,
Je m'en
retournerai seule et désespérée?
Je verrai les
chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont
sous ses pas on les avait semés?
Non, je ne
l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux
Grecs un double sacrifice.
Ni crainte ni
respect ne m'en peut détacher;
De mes bras tout
sanglants il faudra l'arracher.
Aussi barbare
époux qu'impitoyable père,
Venez, si vous
l'osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez,
ma fille, et du moins à mes lois
Obéissez encor
pour la dernière fois.
Scène V
Agamemnon, seul.
A de moindres
fureurs je n'ai pas dû m'attendre.
Voilà, voilà les
cris que je craignais d'entendre.
Heureux si dans
le trouble où flottent mes esprits
Je n'avais
toutefois à craindre que ses cris!
Hélas! en
m'imposant une loi si sévère,
Grands dieux, me
deviez-vous laisser un coeur de père?
Scène VI
Agamemnon, Achille
Achille
Un bruit assez
étrange est venu jusqu'à moi,
Seigneur; je l'ai
jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans
horreur je ne puis le redire,
Qu'aujourd'hui par
votre ordre Iphigénie expire,
Que vous-même,
étouffant tout sentiment humain,
Vous l'allez à
Calchas livrer de votre main.
On dit que sous mon
nom à l'autel appelée,
Je ne l'y conduisais
que pour être immolée,
Et que d'un faux
hymen nous abusant tous deux,
Vous vouliez me
charger d'un emploi si honteux.
Qu'en dites-vous,
Seigneur? Que faut-il que j'en pense?
Ne ferez-vous pas
taire un bruit qui vous offense?
Agamemnon
Seigneur, je ne rends
point compte de mes desseins.
Ma fille ignore encor
mes ordres souverains,
Et quand il sera
temps qu'elle en soit informée,
Vous apprendrez son
sort, j'en instruirai l'armée.
Achille
Ah! je sais trop le
sort que vous lui réservez.
Agamemnon
Pourquoi le demander,
puisque vous le savez?
Achille
Pourquoi je le
demande? O ciel! le puis-je croire,
Qu'on ose des fureurs
avouer la plus noire!
Vous pensez
qu'approuvant vos desseins odieux
Je vous laisse
immoler votre fille à mes yeux?
Que ma foi, mon
amour, mon honneur y consente?
Agamemnon
Mais vous, qui me
parlez d'une voix menaçante,
Oubliez-vous ici qui
vous interrogez?
Achille
Oubliez-vous que
j'aime, et qui vous outragez?
Agamemnon
Et qui vous a chargé
du soin de ma famille?
Ne pourrai-je, sans
vous, disposer de ma fille?
Ne suis-je plus son
père? Etes-vous son époux?
Et ne peut-elle...
Achille
Non, elle n'est plus
à vous.
On ne m'abuse point
par des promesses vaines.
Tant qu'un reste de
sang coulera dans mes veines,
Vous deviez à mon
sort unir tous ses moments:
Je défendrai mes
droits fondés sur vos serments.
Et n'est-ce pas pour
moi que vous l'avez mandée?
Agamemnon
Plaignez-vous donc
aux dieux qui me l'ont demandée;
Accusez et Calchas et
le camp tout entier,
Ulysse, Ménélas, et
vous tout le premier.
Achille
Moi?
Agamemnon
Vous, qui de l'Asie
embrassant la conquête,
Querellez tous les
jours le ciel qui vous arrête;
Vous, qui vous
offensant de mes justes terreurs,
Avez dans tout le
camp répandu vos fureurs.
Mon coeur pour la
sauver vous ouvrait une voie;
Mais vous ne
demandez, vous ne cherchez que Troie.
Je vous fermais le
champ où vous voulez courir;
Vous le voulez,
partez; sa mort va vous l'ouvrir.
Achille
Juste ciel! puis-je
entendre et souffrir ce langage?
Est-ce ainsi qu'au
parjure on ajoute l'outrage?
Moi, je voulais
partir aux dépens de ses jours?
Et que m'a fait à moi
cette Troie où je cours?
Au pied de ses
remparts quel intérêt m'appelle?
Pour qui, sourd à la
voix d'une mère immortelle,
Et d'un père éperdu
négligeant les avis,
Vais-je y chercher la
mort tant prédite à leur fils?
Jamais vaisseaux
partis des rives du Scamandre
Aux champs
thessaliens osèrent-ils descendre?
Et jamais dans
Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou
ma femme ou ma soeur?
Qu'ai-je à me
plaindre? Où sont les pertes que j'ai faites?
Je n'y vais que pour
vous, barbare que vous êtes,
Pour vous, à qui des
Grecs moi seul je ne dois rien,
Vous, que j'ai fait
nommer et leur chef et le mien,
Vous, que mon bras
vengeait dans Lesbos enflammée,
Avant que vous
eussiez assemblé votre armée.
Et quel fut le
dessein qui nous assembla tous?
Ne courons-nous pas
rendre Hélène à son époux?
Depuis quand
pense-t-on qu'inutile à moi-même
Je me laisse ravir
une épouse que j'aime?
Seul d'un honteux
affront votre frère blessé
A-t-il droit de
venger son amour offensé?
Votre fille me plut;
je prétendis lui plaire:
Elle est de mes
serments seule dépositaire.
Content de son hymen,
vaisseaux, armes, soldats,
Ma foi lui promit
tout, et rien à Ménélas.
Qu'il poursuive, s'il
veut, son épouse enlevée,
Qu'il cherche une
victoire à mon sang réservée.
Je ne connais Priam,
Hélène, ni Paris;
Je voulais votre
fille, et ne pars qu'à ce prix.
Agamemnon
Fuyez donc. Retournez
dans votre Thessalie.
Moi-même je vous
rends le serment qui vous lie.
Assez d'autres
viendront, à mes ordres soumis,
Se couvrir des
lauriers qui vous furent promis,
Et par d'heureux
exploits forçant la destinée,
Trouveront d'Ilion la
fatale journée.
J'entrevois vos
mépris, et juge à vos discours
Combien j'achèterais
vos superbes secours.
De la Grèce déjà vous
vous rendez l'arbitre:
Ses rois, à vous
ouïr, m'ont paré d'un vain titre.
Fier de votre valeur,
tout, si je vous en crois,
Doit marcher, doit
fléchir, doit trembler sous vos lois.
Un bienfait reproché
tint toujours lieu d'offense.
Je veux moins de
valeur, et plus d'obéissance.
Fuyez. Je ne crains
point votre impuissant courroux,
Et je romps tous les
noeuds qui m'attachent à vous.
Achille
Rendez grâce au seul
noeud qui retient ma colère:
D'Iphigénie encor je
respecte le père.
Peut-être, sans ce
nom, le chef de tant de rois
M'aurait osé braver
pour la dernière fois.
Je ne dis plus qu'un
mot; c'est à vous de m'entendre:
J'ai votre fille
ensemble et ma gloire à défendre;
Pour aller jusqu'au
coeur que vous voulez percer,
Voilà par quels
chemins vos coups doivent passer.
Scène VII
Agamemnon, seul.
Et voilà ce qui rend sa
perte inévitable.
Ma fille toute seule
était plus redoutable.
Ton insolent amour, qui
croit m'épouvanter,
Vient de hâter le coup
que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus.
Bravons sa violence.
Ma gloire intéressée
emporte la balance.
Achille menaçant
détermine mon coeur:
Ma pitié semblerait un
effet de ma peur.
Holà, gardes, à moi!
Scène VIII
Agamemnon, Eurybate, Gardes
Eurybate
Seigneur.
Agamemnon
Que vais-je faire?
Puis-je leur prononcer cet
ordre sanguinaire?
Cruel! à quel combat faut-il
te préparer?
Quel est cet ennemi que tu
leur vas livrer?
Une mère m'attend, une mère
intrépide,
Qui défendra son sang contre
un père homicide.
Je verrai mes soldats, moins
barbares que moi,
Respecter dans ses bras la
fille de leur roi.
Achille nous menace, Achille
nous méprise;
Mais ma fille en est-elle à
mes lois moins soumise?
Ma fille, de l'autel
cherchant à s'échapper,
Gémit-elle du coup dont je la
veux frapper?
Que dis-je? Que prétend mon
sacrilège zèle?
Quels voeux, en l'immolant,
formerai-je sur elle?
Quelques prix glorieux qui me
soient proposés,
Quels lauriers me plairont,
de son sang arrosés?
Je veux fléchir des dieux la
puissance suprême:
Ah! quels dieux me seraient
plus cruels que moi-même?
Non, je ne puis. Cédons au
sang, à l'amitié,
Et ne rougissons plus d'une
juste pitié:
Qu'elle vive. Mais quoi? peu
jaloux de ma gloire,
Dois-je au superbe Achille
accorder la victoire?
Son téméraire orgueil, que je
vais redoubler,
Croira que je lui cède, et
qu'il me fait trembler...
De quel frivole soin mon
esprit s'embarrasse?
Ne puis-je pas d'Achille
humilier l'audace?
Que ma fille à ses yeux soit
un sujet d'ennui:
Il l'aime? Elle vivra pour un
autre que lui.
Eurybate, appelez la
princesse, la reine.
Qu'elles ne craignent point.
Scène IX
Agamemnon, Gardes
Agamemnon
Grands dieux, si votre haine
Persévère à vouloir
l'arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous
les faibles humains?
Loin de la secourir, mon
amitié l'opprime,
Je le sais; mais, grands
dieux, une telle victime
Vaut bien que confirmant vos
rigoureuses lois,
Vous me la demandiez une
seconde fois.
Scène X
Agamemnon, Clytemnestre,
Iphigénie, Eriphile, Eurybate, Doris, Gardes
Agamemnon
Allez, Madame, allez; prenez
soin de sa vie.
Je vous rends votre fille, et
je vous la confie.
Loin de ces lieux cruels
précipitez ses pas;
Mes gardes vous suivront,
commandés par Arcas;
Je veux bien excuser son
heureuse imprudence.
Tout dépend du secret et de
la diligence.
Ulysse ni Calchas n'ont point
encor parlé;
Gardez que ce départ ne leur
soit révélé.
Cachez bien votre fille, et
que tout le camp croie
Que je la retiens seule, et
que je vous renvoie.
Fuyez. Puissent les dieux, de
mes larmes contents,
A mes tristes regards ne
l'offrir de longtemps!
Gardes, suivez la reine.
Clytemnestre
Ah! Seigneur!
Iphigénie
Ah! mon père!
Agamemnon
Prévenez de Calchas
l'empressement sévère.
Fuyez, vous dis-je. Et moi,
pour vous favoriser,
Par de feintes raisons je
m'en vais l'abuser;
Je vais faire suspendre une
pompe funeste,
Et de ce jour, au moins, lui
demander le reste.
Scène XI
Eriphile, Doris
Eriphile
Suis-moi: ce n'est pas là,
Doris, notre chemin.
Doris
Vous ne les suivez pas?
Eriphile
Ah! je succombe enfin.
Je reconnais l'effet des
tendresses d'Achille.
Je n'emporterai point une
rage inutile.
Plus de raisons; il faut ou
la perdre ou périr.
Viens, te dis-je. A Calchas
je vais tout découvrir.
Acte V
Scène première
Iphigénie, Aegine
Iphigénie
Cesse de
m'arrêter. Va, retourne à ma mère,
Aegine: il faut
des dieux apaiser la colère.
Pour ce sang
malheureux qu'on veut leur dérober,
Regarde quel
orage est tout prêt à tomber:
Considère l'état
où la reine est réduite;
Vois comme tout
le camp s'oppose à notre fuite;
Avec quelle
insolence ils ont, de toutes parts,
Fait briller à
nos yeux la pointe de leurs dards.
Nos gardes
repoussés, la reine évanouie...
Ah! c'est trop
l'exposer; souffre que je la fuie
Et sans attendre
ici ses secours impuissants,
Laisse-moi
profiter du trouble de ses sens.
Mon père même,
hélas! puisqu'il faut te le dire,
Mon père, en me
sauvant, ordonne que j'expire.
Aegine
Lui, Madame? Quoi
donc? Qu'est-ce qui s'est passé?
Iphigénie
Achille trop
ardent l'a peut-être offensé,
Mais le roi, qui
le hait, veut que je le haïsse;
Il ordonne à mon
coeur cet affreux sacrifice.
Il m'a fait par
Arcas expliquer ses souhaits:
Aegine, il me
défend de lui parler jamais.
Aegine
Ah, Madame!
Iphigénie
Ah, sentence! ah,
rigueur inouïe!
Dieux plus doux,
vous n'avez demandé que ma vie!
Mourons,
obéissons. Mais qu'est-ce que je voi?
Dieux! Achille!
Scène II
Achille,
Iphigénie
Achille
Venez, Madame,
suivez-moi.
Ne craignez ni
les cris ni la foule impuissante
D'un peuple qui
se presse autour de cette tente.
Paraissez; et
bientôt, sans attendre mes coups,
Ces flots
tumultueux s'ouvriront devant vous.
Patrocle, et
quelques chefs qui marchent à ma suite,
De mes
Thessaliens vous amènent l'élite:
Tout le reste,
assemblé, près de mon étendard,
Vous offre de ses
rangs l'invincible rempart.
A vos
persécuteurs opposons cet asile:
Qu'ils viennent
vous chercher sous les tentes d'Achille.
Quoi, Madame?
Est-ce ainsi que vous me secondez?
Ce n'est que par
des pleurs que vous me répondez!
Vous fiez-vous
encore à de si faibles armes?
Hâtons-nous:
votre père a déjà vu vos larmes.
Iphigénie
Je le sais bien,
Seigneur: aussi tout mon espoir
N'est plus qu'au
coup mortel que je vais recevoir.
Achille
Vous, mourir? Ah!
cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel
serment vous et moi nous engage?
Songez-vous, pour
trancher d'inutiles discours,
Que le bonheur
d'Achille est fondé sur vos jours?
Iphigénie
Le ciel n'a point
aux jours de cette infortunée
Attaché le
bonheur de votre destinée.
Notre amour nous
trompait, et les arrêts du sort
Veulent que ce
bonheur soit un fruit de ma mort.
Songez, Seigneur,
songez à ces moissons de gloire
Qu'à vos
vaillantes mains présente la victoire.
Ce champ si
glorieux où vous aspirez tous,
Si mon sang ne
l'arrose, est stérile pour vous.
Telle est la loi
des dieux à mon père dictée.
En vain, sourd à
Calchas, il l'avait rejetée:
Par la bouche des
Grecs contre moi conjurés
Leurs ordres
éternels se sont trop déclarés.
Partez: à vos
honneurs j'apporte trop d'obstacles;
Vous-même,
dégagez la foi de vos oracles;
Signalez ce héros
à la Grèce promis,
Tournez votre
douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit,
déjà Troie en alarmes
Redoute mon
bûcher, et frémit de vos larmes.
Allez; et dans
ses murs vides de citoyens,
Faites pleurer ma
mort aux veuves des Troyens.
Je meurs dans cet
espoir satisfaite et tranquille.
Si je n'ai pas
vécu la compagne d'Achille,
J'espère que du
moins un heureux avenir
A vos faits
immortels joindra mon souvenir,
Et qu'un jour mon
trépas, source de votre gloire,
Ouvrira le récit
d'une si belle histoire.
Adieu, Prince;
vivez, digne race des dieux.
Achille
Non, je ne reçois
point vos funestes adieux.
En vain par ce
discours votre cruelle adresse
Veut servir votre
père, et tromper ma tendresse.
En vain vous
prétendez, obstinée à mourir,
Intéresser ma
gloire à vous laisser périr:
Ces moissons de
lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
Ma main, en vous
servant, les trouve toutes prêtes.
Et qui de ma
faveur se voudrait honorer,
Si mon hymen
prochain ne peut vous assurer?
Ma gloire, mon
amour, vous ordonnent de vivre.
Venez, Madame; il
faut les en croire et me suivre.
Iphigénie
Qui? moi? que
contre un père osant me révolter,
Je mérite la mort
que j'irais éviter?
Où serait le
respect? Et ce devoir suprême...
Achille
Vous suivrez un
époux avoué par lui-même.
C'est un titre
qu'en vain il prétend me voler:
Ne fait-il des
serments que pour les violer?
Vous-même, que
retient un devoir si sévère,
Quand il vous
donne à moi, n'est-il point votre père?
Suivez-vous
seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de
l'être, et ne vous connaît plus?
Enfin, c'est trop
tarder, ma Princesse, et ma crainte...
Iphigénie
Quoi, Seigneur?
vous iriez jusques à la contrainte?
D'un coupable
transport écoutant la chaleur,
Vous pourriez
ajouter ce comble à mon malheur?
Ma gloire vous
serait moins chère que ma vie?
Ah, Seigneur!
épargnez la triste Iphigénie.
Asservie à des
lois que j'ai dû respecter,
C'est déjà trop
pour moi que de vous écouter;
Ne portez pas
plus loin votre injuste victoire,
Ou par mes
propres mains immolée à ma gloire,
Je saurai
m'affranchir, dans ces extrémités,
Du secours
dangereux que vous me présentez.
Achille
Eh bien! n'en
parlons plus. Obéissez, cruelle,
Et cherchez une
mort qui vous semble si belle.
Portez à votre
père un coeur où j'entrevoi
Moins de respect
pour lui que de haine pour moi.
Une juste fureur
s'empare de mon âme:
Vous allez à
l'autel, et moi, j'y cours, Madame;
Si de sang et de
morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de
sang ses autels n'ont fumé:
A mon aveugle
amour tout sera légitime;
Le prêtre
deviendra la première victime,
Le bûcher, par
mes mains détruit et renversé,
Dans le sang des
bourreaux nagera dispersé,
Et si dans les
horreurs de ce désordre extrême,
Votre père frappé
tombe et périt lui-même,
Alors de vos
respects voyant les tristes fruits,
Reconnaissez les
coups que vous aurez conduits.
Iphigénie
Ah! Seigneur! Ah!
cruel!... Mais il fuit, il m'échappe.
O toi, qui veux
ma mort, me voilà seule, frappe!
Termine, juste
ciel, ma vie et mon effroi,
Et lance ici des
traits qui n'accablent que moi!
Scène III
Clytemnestre,
Iphigénie, Eurybate, Aegine, Gardes
Clytemnestre
Oui, je la défendrai
contre toute l'armée.
Lâches, vous
trahissez votre reine opprimée!
Eurybate
Non, Madame, il
suffit que vous me commandiez:
Vous nous verrez
combattre et mourir à vos pieds.
Mais de nos faibles
mains que pouvez-vous attendre?
Contre tant d'ennemis
qui vous pourra défendre?
Ce n'est plus un vain
peuple en désordre assemblé;
C'est d'un zèle fatal
tout le camp aveuglé.
Plus de pitié.
Calchas seul règne, seul commande:
La piété sévère exige
son offrande.
Le roi de son pouvoir
se voit déposséder,
Et lui-même au
torrent nous contraint de céder.
Achille, à qui tout
cède, Achille à cet orage
Voudrait lui-même en
vain opposer son courage.
Que fera-t-il,
Madame? et qui peut dissiper
Tous les flots
d'ennemis prêts à l'envelopper?
Clytemnestre
Qu'ils viennent donc
sur moi prouver leur zèle impie,
En m'arrachant ce peu
qui me reste de vie.
La mort seule, la
mort pourra rompre les noeuds
Dont mes bras nous
vont joindre et lier toutes deux:
Mon corps sera plutôt
séparé de mon âme,
Que je souffre
jamais... Ah! ma fille!
Iphigénie
Ah! Madame!
Sous quel astre cruel
avez-vous mis au jour
Le malheureux objet
d'une si tendre amour?
Mais que pouvez-vous
faire en l'état où nous sommes?
Vous avez à combattre
et les dieux et les hommes.
Contre un peuple en
fureur vous exposerez-vous?
N'allez point, dans
un camp rebelle à votre époux,
Seule à me retenir
vainement obstinée,
Par des soldats
peut-être indignement traînée,
Présenter, pour tout
fruit d'un déplorable effort,
Un spectacle à mes
yeux plus cruel que la mort.
Allez; laissez aux
Grecs achever leur ouvrage,
Et quittez pour
jamais un malheureux rivage.
Du bûcher qui
m'attend, trop voisin de ces lieux,
La flamme de trop
près viendrait frapper vos yeux.
Surtout, si vous
m'aimez, par cet amour de mère,
Ne reprochez jamais
mon trépas à mon père.
Clytemnestre
Lui! par qui votre
coeur à Calchas présenté...
Iphigénie
Pour me rendre à vos
pleurs que n'a-t-il point tenté?
Clytemnestre
Par quelle trahison
le cruel m'a déçue!
Iphigénie
Il me cédait aux
dieux dont il m'avait reçue.
Ma mort n'emporte pas
tout le fruit de vos feux:
De l'amour qui vous
joint vous avez d'autres noeuds;
Vos yeux me reverront
dans Oreste mon frère.
Puisse-t-il être,
hélas! moins funeste à sa mère!
D'un peuple
impatient, vous entendez la voix.
Daignez m'ouvrir vos
bras pour la dernière fois,
Madame, et rappelant
votre vertu sublime...
Eurybate, à l'autel!
conduisez la victime.
Scène IV
Clytemnestre, Aegine,
Gardes
Clytemnestre
Ah! vous n'irez pas
seule, et je ne prétends pas...
Mais on se jette en foule
au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre
soif sanguinaire!
Aegine
Où courez-vous, Madame,
et que voulez-vous faire?
Clytemnestre
Hélas! je me consume en
impuissants efforts,
Et rentre au trouble
affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois
sans sortir de la vie?
Aegine
Ah! savez-vous le crime,
et qui vous a trahie,
Madame? Savez-vous quel
serpent inhumain
Iphigénie avait retiré
dans son sein?
Eriphile, en ces lieux
par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs
révélé votre fuite.
Clytemnestre
O monstre, que Mégère en
ses flancs a porté,
Monstre que dans nos bras
les enfers ont jeté!
Quoi! tu ne mourras
point? Quoi! pour punir son crime...
Mais où va ma douleur
chercher une victime?
Quoi! pour noyer les
Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n'ouvriras pas
des abîmes nouveaux?
Quoi! lorsque, les
chassant du port qui les recèle,
L'Aulide aura vomi leur
flotte criminelle,
Les vents, les mêmes
vents, si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de
ses vaisseaux brisés?
Et toi, Soleil, et toi,
qui dans cette contrée,
Reconnais l'héritier et
le vrai fils d'Atrée,
Toi, qui n'osas du père
éclairer le festin,
Recule, ils t'ont appris
ce funeste chemin.
Mais, cependant, ô ciel!
ô mère infortunée!
De festons odieux ma
fille couronnée
Tend la gorge aux
couteaux par son père apprêtés!
Calchas va dans son
sang... Barbares, arrêtez!
C'est le pur sang du dieu
qui lance le tonnerre...
J'entends gronder la
foudre, et sens trembler la terre:
Un dieu vengeur, un dieu
fait retentir ces coups.
Scène V
Clytemnestre, Arcas,
Aegine, Gardes
Arcas
N'en doutez point,
Madame, un dieu combat pour vous.
Achille, en ce
moment, exauce vos prières;
Il a brisé des Grecs
les trop faibles barrières.
Achille est à
l'autel. Calchas est éperdu.
Le fatal sacrifice
est encor suspendu.
On se menace, on
court, l'air gémit, le fer brille.
Achille fait ranger
autour de votre fille
Tous ses amis, pour
lui prêts à se dévouer.
Le triste Agamemnon,
qui n'ose l'avouer,
Pour détourner ses
yeux des meurtres qu'il présage,
Ou pour cacher ses
pleurs, s'est voilà le visage.
Venez, puisqu'il se
tait, venez par vos discours
De votre défenseur
appuyer le secours.
Lui-même de sa main,
de sang toute fumante,
Il veut entre vos
bras remettre son amante;
Lui-même il m'a
chargé de conduire vos pas.
Ne craignez rien.
Clytemnestre
Moi, craindre? Ah,
courons, cher Arcas!
Le plus affreux péril
n'a rien dont je pâlisse.
J'irai partout...
Mais, dieux! ne vois-je pas Ulysse?
C'est lui; ma fille
est morte, Arcas, il n'est plus temps!
Scène VI
Ulysse, Clytemnestre, Arcas,
Aegine, Gardes
Ulysse
Non, votre fille vit, et les
dieux sont contents.
Rassurez-vous. Le ciel a
voulu vous la rendre.
Clytemnestre
Elle vit! Et c'est vous qui
venez me l'apprendre!
Ulysse
Oui, c'est moi qui longtemps,
contre elle et contre vous,
Ai cru devoir, Madame,
affermir votre époux;
Moi qui, jaloux tantôt de
l'honneur de nos armes,
Par d'austères conseils ai
fait couler vos larmes,
Et qui viens, puisque enfin
le ciel est apaisé,
Réparer tout l'ennui que je
vous ai causé.
Clytemnestre
Ma fille! Ah, Prince! O ciel!
Je demeure éperdue.
Quel miracle, Seigneur, quel
dieu me l'a rendue?
Ulysse
Vous m'en voyez moi-même, en
cet heureux moment,
Saisi d'horreur, de joie et
de ravissement.
Jamais jour n'a paru si
mortel à la Grèce.
Déjà de tout le camp la
Discorde maîtresse
Avait sur tous les yeux mis
son bandeau fatal,
Et donné du combat le funeste
signal.
De ce spectacle affreux votre
fille alarmée
Voyait pour elle Achille, et
contre elle l'armée.
Mais, quoique seul pour elle,
Achille furieux
Épouvantait l'armée et
partageait les dieux.
Déjà de traits en l'air
s'élevait un nuage;
Déjà coulait le sang,
prémices du carnage.
Entre les deux partis Calchas
s'est avancé,
L'oeil farouche, l'air sombre
et le poil hérissé,
Terrible, et plein du dieu
qui l'agitait sans doute:
"Vous, Achille, a-t-il dit,
et vous, Grecs, qu'on m'écoute.
Le dieu qui maintenant vous
parle par ma voix
M'explique son oracle, et
m'instruit de son choix.
Un autre sang d'Hélène, une
autre Iphigénie
Sur ce bord immolée y doit
laisser sa vie.
Thésée avec Hélène uni
secrètement
Fit succéder l'hymen à son
enlèvement.
Une fille en sortit, que sa
mère a celée;
Du nom d'Iphigénie elle fut
appelée.
Je vis moi-même alors ce
fruit de leurs amours;
D'un sinistre avenir je
menaçai ses jours.
Sous un nom emprunté sa noire
destinée
Et ses propres fureurs ici
l'ont amenée.
Elle me voit, m'entend, elle
est devant vos yeux,
Et c'est elle, en un mot, que
demandent les dieux."
Ainsi parle Calchas. Tout le
camp immobile
L'écoute avec frayeur, et
regarde Eriphile.
Elle était à l'autel, et
peut-être en son coeur
Du fatal sacrifice accusait
la lenteur.
Elle-même tantôt, d'une
course subite,
Etait venue aux Grecs
annoncer votre fuite.
On admire en secret sa
naissance et son sort.
Mais puisque Troie enfin est
le prix de sa mort,
L'armée à haute voix se
déclare contre elle,
Et prononce à Calchas sa
sentence mortelle.
Déjà pour la saisir Calchas
lève le bras:
"Arrête, a-t-elle dit, et ne
m'approche pas.
Le sang de ces héros dont tu
me fais descendre
Sans tes profanes mains saura
bien se répandre."
Furieuse, elle vole, et sur
l'autel prochain,
Prend le sacré couteau, le
plonge dans son sein.
A peine son sang coule et
fait rougir la terre,
Les dieux font sur l'autel
entendre le tonnerre,
Les vents agitent l'air
d'heureux frémissements,
Et la mer leur répond par ses
mugissements.
La rive au loin gémit,
blanchissante d'écume.
La flamme du bûcher
d'elle-même s'allume.
Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre,
et parmi nous
Jette une sainte horreur qui
nous rassure tous.
Le soldat étonné dit que dans
une nue
Jusque sur le bûcher Diane
est descendue,
Et croit que, s'élevant au
travers de ses feux,
Elle portait au ciel notre
encens et nos voeux.
Tout s'empresse, tout part.
La seule Iphigénie
Dans ce commun bonheur pleure
son ennemie.
Des mains d'Agamemnon venez
la recevoir.
Venez: Achille et lui,
brûlant de vous revoir,
Madame, et désormais tous
deux d'intelligence,
Sont prêts à confirmer leur
auguste alliance.
Clytemnestre
Par quel prix, quel encens, ô
ciel, puis-je jamais
Récompenser Achille, et payer
tes bienfaits!
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