Annibal ne se retirait qu'à pas lents, et le sommet du Capitole disparaissait à peine à ses yeux; il se retourne, jette un regard farouche sur Rome, et se dispose à rebrousser chemin. Néanmoins il campe dans la plaine où la Tutia promène en serpentant le faible ruisseau de ses ondes ignorées, et va se perdre sans bruit et sans nom dans le fleuve de Toscane. Là il éclate en reproches, tantôt contre ses principaux officiers, tantôt contre les dieux , tantôt contre lui-même. "Réponds, soldat, toi qui as fait regorger de sang les lacs de la Toscane, qui as ébranlé des foudres de la guerre le royaume de Daunus, où vas-tu, dans ta frayeur, porter tes drapeaux déshonorés ? Quel ennemi t'a blessé de son épée ou de sa lance? Si Carthage, que tu aimes, se levait maintenant devant toi avec ses tours altières, quelle raison lui donnerais-tu de cette retraite sans gloire et sans blessures? O patrie ! je fuis devant la pluie, la grêle, l'orage, le tonnerre! Hâtons-nous de laver la nation tyrienne de cette honte qui nous égale aux femmes, et qu'on ne dise pas de nous qu'il nous faut un ciel sans nuage et un air pur et transparent pour oser combattre". En effet, la terreur venue des dieux remplissait encore leur esprit, ils croyaient sentir l'odeur de la foudre s'exhalant de leurs armes, et voir Jupiter en courroux combattre pour Rome. Toutefois, l'obéissance et le courage qui leur faisaient exécuter les ordres du chef, conservaient sur eux leur empire. A peine a-t-il parlé de ramener les drapeaux à Rome, que cet ordre se répand partout, et devient le plus ardent désir de l'armée. Ainsi , lorsqu'un caillou a percé la surface d'une eau dormante, la première agitation paraît aux cercles étroits qui s'y forment; mais bientôt le mouvement se communique et s'étend à la masse tremblante des eaux, les cercles se multiplient et vont s'élargissant jusqu'à ce qu'enfin le dernier touche dans son vaste contour les deux rives opposées.
Un
guerrier, l'honneur et le déshonneur d'Argyripe, s'élève contre ce projet.
C'était Dasius, homme d'une illustre origine, et issu par Diomède de la race
glorieuse d'Énée; riche, mais infidèle aux Romains, il avait suivi le parti
du bouillant Carthaginois, n'espérant plus dans la fortune du Latium.
Rappelant alors un fait ancien, transmis d'âge en âge, il s'écria: "Quand
les Grecs ébranlaient les murs de Pergame sous les coups d'une longue et
impuissante guerre, et que Mars était arrêté par des remparts sans pouvoir
verser de sang, Calchas (car c'est ainsi que le courageux Diomède,
interrogeant ses souvenirs, à la demande de son beau-père Daunus, le
racontait souvent à table), Calchas prédit aux Grecs affligés que, s'ils ne
parvenaient à enlever la statue de la belliqueuse Pallas du sanctuaire de la
citadelle où elle était enfermée, jamais Ilion ne succomberait sous leurs
armes ; et que la fille de Léda ne reverrait point Amyclée. Les dieux
avaient décidé que l'ennemi n'entrerait pas dans la ville, tant qu'elle
posséderait cette statue. C'est alors que le fils de Tydée, mon aïeul ,
accompagné d'Ulysse, pénètre dans la citadelle par une route indiquée,
égorge les gardes à la porte du temple, enlève ce palladium, descendu des
cieux, et que les portes de l'infortunée Pergaine s'ouvrent à nos destinées
triomphantes. Diomède bâtit plus tard une ville sur les frontières de l'Oenotrie;
alors, troublé par l'idée de son forfait, il veut apaiser Minerve par des
sacrifices, et se rendre propices les pénates d'Ilion.
Il élève donc dans la citadelle d'Argyripe un vaste temple, que Minerve,
arrachée de Troie, n'agréa point; mais elle lui apparut en songe, dans toute
sa majesté divine, au moment du plus profond sommeil , et lui dit d'un ton
menaçant: "Non, fils de Tydée, les hommages que tu veux me rendre ne sont
pas dignes de moi, et ne peuvent m'honorer; ni le mont Gargan, ni la Daunie
ne me doivent des autels: va trouver aux champs de Laurente ceux qui jettent
les fondements d'une nouvelle Troie, plus heureuse que la première.
Porte-leur les bandelettes et la chaste divinité de leurs pères".
Diomède, à cet ordre, se dirige avec empressement vers le royaume de
Saturne. Déjà le Troyen, vainqueur, y bâtissait une nouvelle Pergame, sous
le nom de Lavinium, et plantait les drapeaux d'Ilion dans les bocages de
Laurente. Mais à peine, arrivé près du Tibre, Diomède a-t-il fait débarquer
sur le rivage ses troupes brillantes, que les Troyens sont saisis d'un
soudain effroi. Alors le gendre de Daunus, élevant dans sa main une branche
d'olivier, en signe de paix, s'exprime en ces termes au milieu des murmures
des Troyens : "Fils d'Anchise, bannis toute crainte, tout ressentiment. Tout
ce que nos fronts ont dégoutté de sueur sanglante sur les bords du Xanthe et
du Simoïs, devant la porte de Scée, n'a pas été pour nous ; les dieux et les
trois soeurs impitoyables ont tout fait. Parle, pourquoi ne point achever,
sous de plus heureux auspices, le cours de notre vie? unissons nos mains
désarmées, voici la déesse qui recevra nos serments". En même temps, debout
sur la poupe de son vaisseau, il montre le palladium aux Troyens étonnés, en
priant la déesse d'oublier son crime. Oui, c'est ce symbole qui a frappé de
mort les Gaulois, assez hardis pour envahir les murs de Rome; et d'un peuple
si nombreux et si grand, il n'est pas resté un seul homme pour retourner à
ses antiques autels". Annibal, entraîné par ces paroles, fait replier ses
tentes, et remplit de joie le soldat en lui donnant le signal du retour. Il
se jette sur les riches campagnes où la déesse Féronie est adorée au fond
d'un bocage arrosé par les eaux du Capenas, fleuve sacré. Là, dit-on,
s'étaient accumulées dans son temple, depuis l'époque antique de sa
fondation, des richesses restées intactes, et que des offrandes multipliées
n'avaient cessé d'accroître; biens immenses amassés par les siècles, trésors
abandonnés depuis longtemps et que le respect religieux avait seul conservés
jusqu'à ce jour. Annibal souffle dans ces âmes avides et barbares la pensée
d'un pillage sacrilège, et il arme leur courage du mépris des dieux. Il
s'éloigne ensuite par de longs détours, et se dirige vers les vastes plaines
que cultive le Bruttien jusqu'aux bords de la mer de Sicile.
Tandis qu'Annibal gagne tristement le rivage de Rhégium, Fulvius, voyant le
sol de la patrie délivré de ses ennemis, portait aux assiégés de Capoue la
funeste nouvelle de cette retraite, et réduisait ces malheureux aux
dernières extrémités. S'adressant aux plus braves d'entre les soldats:
"N'effacerons-nous jamais ce déshonneur, leur disait-il? Quoi! cette ville
perfide, cette autre Carthage ennemie de Rome, est encore debout? N'a-t-elle
donc pas rompu l'alliance qui l'unissait à nous? N'a-t-elle pas conduit
Annibal à nos portes, et demandé le partage du consulat? du haut de ses
tours, elle attend patiemment le Libyen et ses cohortes".
Mêlant les actions aux paroles, Fulvius fait approcher des tours de bois,
assez élevées pour dominer les murailles, et ordonne qu'on assemble des
poutres garnies de leurs ferrements, pour enfoncer les hautes portes de la
ville, et renverser les remparts qui l'arrêtent. Ici s'élève un ouvrage aux
flancs garnis de poutres entrecroisées; là, un mantelet, rempli de soldats,
présente son dos tout armé. Après ces préparatifs nécessaires, et que
demande l'art des sièges, il donne le signal, et, d'un geste animé, ordonne
à ses soldats d'escalader les murs; la terreur s'en répand dans toute la
ville. A l'instant se montre un augure favorable à ses efforts.
C'était une biche d'une couleur qu'on avait rarement vue, et dont la
blancheur effaçait celle de la neige et des cygnes. Capys l'avait rencontrée
dans la campagne, comme il traçait par un sillon l'enceinte de Capoue ;
touché des douces et innocentes caresses de l'animal, il l'apprivoisa en
l'élevant. Devenue familière, et dressée à venir à la table de son maître,
elle aimait à s'offrir à la main qui voulait la flatter. Les femmes avaient
l'habitude de passer dans ses poils un peigne d'or, et d'y rappeler la
blancheur, en lavant l'animal dans le fleuve.
Cette biche devint bientôt la divinité du lieu; on la crut la messagère de
Diane ; on lui offrit des parfums comme à la déesse. Toujours pleine de
vigueur et de vie, elle avait déjà mené son heureuse vieillesse au-delà de
mille ans; et, par son âge, elle égalait l'antiquité de la ville; mais la
mort vint terminer enfin cette longue existence. Effrayée par la présence de
plusieurs loups qui, à la faveur des ombres de la nuit, avaient pénétré
subitement dans Capoue (sinistre présage pendant un siège !), elle avait
pris la fuite au hasard dès les premiers feux du jour, et s'était jetée
éperdue dans les campagnes environnantes. Saisie par les soldats romains qui
la poursuivent à l'envi, elle est immolée par Fulvius à Latone, comme une
victime agréable, et le général prie la déesse de seconder son entreprise.
Alors, plein d'ardeur et de confiance dans la protection de la déesse, il
serre de plus près les assiégés ; et, suivant le contour sinueux des murs,
il les enferme par une tranchée garnie de soldats, et les tient enveloppés
du réseau de ses armes, comme une proie tombée dans les flets du chasseur.
Au milieu de leurs angoisses, un fier guerrier, dont le casque est ombragé
d'un haut panache, et dont la main excite un coursier fougueux et écumant,
s'élance hors de la ville : c'est Taurea. De l'aveu même d'Annibal, ni les
Autololes, ni les Maures, ne lançaient un javelot avec autant de force.
Son cheval frémissant ne peut rester en place au bruit des trompettes; mais
le cavalier le dompte d'une main vigoureuse, et quand il se voit assez près
de l'ennemi, et qu'il s'est avancé jusqu'à portée de la voix : "Claudius,
s'écrie-t-il, si tu as quelque confiance en ton bras, viens seul dans la
plaine, et que la bataille soit entre nous". Claudius était un guerrier
habile et illustré par mille exploits glorieux.
A cet appel, le Romain n'attend plus que la permission du général pour
accepter le combat.
Car il est défendu, sous peine de mort, à tout soldat, de combattre sans en
avoir reçu l'ordre. Fulvius donne carrière au courage du guerrier: plein
d'orgueil, Claudius s'élance hors des rangs, et pousse à travers la campagne
son cheval, dont les pas font tourbillonner autour de lui un nuage de
poussière. Tauréa, dédaignant la courroie de sa pique, ne veut pas emprunter
le secours du noeud qui la doit chasser avec plus de force, et il brandit
son javelot par le seul effort de son bras. Furieux, il darde le trait qui
ne fait que fendre les airs. Le Romain n'est pas si bouillant. Il parcourt
des yeux tout le corps de son ennemi, cherche l'endroit où le fer devra
pénétrer plus sûrement, lui donne le change par ses mouvements, en feignant
de lâcher sa pique, qu'il retient aussitôt.
Enfin il perce le milieu du bouclier de son adversaire ; mais l'arme ne
s'étant pas teinte du sang dont elle avait soif, il tire rapidement son
épée. Tauréa, redoutant le coup qui le menace, l'évite en faisant voler son
cheval sous les coups de ses éperons. Claudius, non moins rapide, le suit
sans le perdre d'un pas, le presse à bride abattue dans sa fuite précipitée.
Le vaincu est emporté par la peur, le vainqueur par la colère, par l'amour
de la gloire, par le désir de verser un sang qui lui appartient. L'un et
l'autre se jettent ainsi dans la ville. Chacun en croit à peine ses yeux :
est-ce un prestige? Claudius seul oser pénétrer dans ces murs; mais le
Romain intrépide a déjà traversé la ville étonnée, et revient dans les rangs
de l'armée par l'autre porte.
La même ardeur enflamme bientôt les assiégeants. C'est à qui fondra sur les
murs et pénétrera dans la ville. Le fer, les flammes brillent de tous côtés.
Une grêle de pierres tombe sur les remparts; les piques volent jusqu'au haut
des tours ; aucun soldat ne veut le céder à un autre en bravoure ; la fureur
égale tous les courages; les flèches fendent l'air, et vont tomber au milieu
de la ville. Fulvius contemple avec joie cette ardeur, qui n'a plus besoin
d'être encouragée, ni excitée par la voix du devoir: on se dispute le
danger. Dès que le général voit ses troupes ainsi animées, et ne voulant
plus d'autres guides que la fortune ou leur valeur, il se précipite vers la
porte comme la foudre, et vient chercher la gloire au milieu des périls.
Trois frères jumeaux en avaient la garde, chacun avec une troupe de cent
hommes d'élite ; et tous trois, placés au même poste, veillaient à la sûreté
de la ville. Numitor était le plus beau des trois. Lauréus était le plus
rapide à la course, et Laburnus le plus grand et le plus fort; mais chacun
se servait d'armes différentes. L'un était renommé dans les combats pour son
adresse à lancer la flèche; l'autre, ne se fiant point au fer tout seul , se
servait de piques et de javelots empoisonnés; l'arme favorite du troisième
était le feu et les torches ardentes. Tel autrefois, sur les bords
atlantiques, un monstre affreux, géant aux trois corps, Géryon , déployait
ses fureurs ; ses trois bras portaient au combat autant d'armes différentes.
L'un lançait des flammes , l'autre jetait des flèches en arrière, le
troisième dardait unie pique vigoureuse, et, d'un seul effort, il portait
ainsi trois différentes blessures.
A la vue de cette lutte, où les armes étaient si diverses, à la vue du
carnage qui se faisait aux portes, dont les piliers étaient arrosés du sang
des mourants, Fulvius, en furie, brandit sa lance; le trait fend les airs,
portant avec lui la mort; et tandis que Numitor se découvre pour bander son
arc et lancer ses flèches du haut du rempart, il est frappé au flanc.
Cependant, dédaignant de se battre enfermé dans l'enceinte des murs, Virrius,
guerrier peu redoutable, mais téméraire, se laisse emporter par une ardeur
aveugle hors des portes de la ville, à la tête d'une troupe qu'il expose à
la fureur des assiégeants. Scipion se jette au-devant de lui, et moissonne
sans pitié l'ennemi qui s'offre à ses coups.
Tifate et ses coteaux ombragés avaient donné le jour au bouillant et
audacieux Calène. Son courage égalait son vaste corps ; arrêter un lion
qu'il avait poussé dans ses filets, combattre là tète nue, attaquer un
taureau menaçant, le saisir par les cornes, et le coucher à terre, était
pour lui jeu d'habitude et matière inépuisable à d'orgueilleux récits.
Tandis que Virrius s'emporte ainsi hors de la ville avec sa troupe, Calène
sort aussi sans cuirasse, soit qu'il ait dédaigné de s'en couvrir, soit
qu'il n'en ait pas pris le temps. Dégagé du poids de cette armure, il
poussait devant lui l'ennemi qui fuyait en désordre.
Déjà il avait percé Véliterne au milieu du ventre, et renversé d'un coup de
pierre Marius, qui s'exerçait d'ordinaire à des joutes équestres avec
Scipion. L'infortuné, la bouche ouverte, et déjà expirant sous le coup de la
pierre qui le suffoque, implorait son ami. Scipion, dont la douleur furieuse
double les forces, brandit, en versant des pleurs, sa pique qui résonne; il
voudrait du moins donner à Marius la consolation de voir en mourant périr
son ennemi. Le trait vole avec la rapidité de l'oiseau qui fend l'air, perce
Calène à la poitrine, et couche à terre le colosse. L'impétuosité de Scipion
égalait en ce moment celle de l'esquif léger qui glisse à la surface des
ondes ; à chaque coup de rame sur les îlots , il fuit plus vite que les
vents et parcourt tout l'espace de sa longueur.
Volésus atteint Ascagne, qu'il poursuit ; Ascagne avait jeté ses armes dans
la plaine, afin de gagner plus promptement les murs. Soudain sa tête,
tranchée d'un seul coup, roule à ses pieds, et le tronc, encore emporté par
son élan, va tomber plus loin.
Les assiégés n'osent espérer de défendre plus longtemps leurs portes
ouvertes : Virrius ramène sa troupe, et les premiers rentrés (extrémité
cruelle!) sourds aux prières de leurs compagnons, les laissent en dehors des
remparts ; et la porte, impuissante et tardive barrière, roulant avec
effort, se ferme sur les derniers! Les Romains pressent l'ennemi avec plus
de vigueur, pour l'écraser dans sa détresse ; et si la nuit ne couvrait la
terre de ses sombres voiles, le soldat en furie se serait ouvert un passage
en brisant les portes de la ville.
Toutefois, les ténèbres n'apportent pas un repos semblable aux deux armées.
Ici, c'est un sommeil paisible tel qu'on le goûte après la victoire. Mais
Capoue, épouvantée par les clameurs et les sanglots des femmes, par les
gémissements des hommes et par leurs cris de terreur, n'aspire qu'au terme
de ses peines et de ses douleurs.
Virrius, l'instigateur de leur défection perfide, et le chef du sénat,
affecte de garder le silence ; mais soudain, résigné à périr, il leur crie :
"Plus de salut à attendre d'Annibal ! J'espérais pour nous le sceptre de
l'Italie, et j'avais décidé que nous transporterions à Capoue l'empire de
Romulus, si les dieux et la fortune secondaient nos armes. C'est moi qui ai
envoyé les Carthaginois devant Rome pour en saper les murailles, et je n'ai
pas craint de demander d'une voix ferme, à cette ville, le partage des
honneurs du consulat. J'aurai donc assez vécu si je puis encore disposer de
cette nuit. Que ceux qui tiennent à coeur de conserver leur liberté jusque
chez les ombres de l'Achéron viennent chez moi prendre leur part d'un
dernier festin. Là, l'esprit captivé par Bacchus, dont la liqueur coulera
dans leurs veines, ils pourront s'endormir dans la mort, et trouveront un
remède à leurs revers, en avalant le poison léthargique qui peut seul
désarmer le destin".
Il dit, et se rend chez lui accompagné de la foule.
Au milieu de son palais s'élève un immense bûcher, dernier refuge pour lui
et ceux qui meurent avec lui. D'un autre côté, la douleur, la crainte,
mettent le peuple en fureur. On se rappelle trop tard Décius, expiant sa
vertu dans les rigueurs de l'exil. La
Bonne Foi considère ce spectacle du haut des cieux, et agite de terreur ces
âmes perfides.
Une voix inconnue semble se répandre dans les airs : "Mortels, ne rompez pas
les traités en tirant le glaive : gardez plutôt la foi jurée: mieux vaut
être fidèle que de gouverner les empires sous la poupre. Quand la fortune
d'un ami chancelle, celui qui se félicite de rompre avec lui, au lieu de
soutenir son débile espoir, verra sa maison, sa femme, et sa vie tout
entière dans le trouble et dans la désolation : il sera poursuivi sur terre
et sur mer, tourmenté nuit et jour par la foi qu'il aura méprisée et violée;
et ce souvenir nourrira ses douleurs". Déjà l'impitoyable Erynnis, cachée
dans un nuage, est présente à toutes les assemblées; elle se place à table à
côté des convives, sur leurs lits, et partage leur repas. Elle leur présente
les coupes pleines des poisons du Styx, et leur verse à longs flots les
peines et la mort. Virrius, en attendant que le poison pénètre jusqu'à la
moelle de ses os, monte sur le bûcher, tient étroitement embrassés les
compagnons de sa destinée, et ordonne enfin d'approcher promptement la
flamme. La nuit touchait à sa fin, et le Romain, vainqueur, se précipitait
dans la ville. Déjà les troupes de Capoue aperçoivent, debout sur les murs,
Milon, qui y appelle ses soldats. Consternée, la ville ouvre ses portes, et
l'un voit s'avancer en tremblant, vers le camp ennemi, tous ceux qui n'ont
pas eu le courage de prévenir ces calamités par la mort. Capoue est tout
entière aux Romains; elle confesse sa fureur aveugle, et leur ouvre ses
maisons qu'a souillées l'hospitalité donnée aux Carthaginois. Les femmes,
les enfants, le sénat consterné, le peuple qui ne méritait point de pardon,
se précipitent pêle-mêle au-devant des Romains. Tous les soldats s'arrêtent,
appuyés sur leurs piques, et regardent ces hommes incapables de supporter la
bonne comme la mauvaise fortune. Ces vieillards, dont la barbe couvre la
poitrine, et balaie la terre; ou qui, souillant leurs cheveux blancs dans la
poussière, mêlent à de honteuses larmes d'humiliantes prières, et, comme de
faibles femmes, remplissent l'air de cris lamentables.
Tandis que l'armée considère avec étonnement cet inutile repentir; et attend
en courroux l'ordre de renverser ces murs, un secret sentiment de religion
gagne toutes les âmes, et fait céder leur colère à la douce influence de la
divinité. Plus de ruines, plus de flammes; l'incendie ne dévorera point ces
temples en un vaste et même bûcher. Insensiblement ce dieu favorable pénètre
jusqu'au fond des coeurs, il les captive, et , se dérobant à tous les yeux,
il leur rappelle que Capys a jeté autrefois les fondements de cette superbe
cité, et leur fait entendre qu'il est bon de laisser subsister ces murs au
milieu de campagnes aussi vastes. Peu à peu la colère s'apaise dans ces
esprits farouches, et la fureur se dissipe par degrés. C'était Pan, que
Jupiter avait envoyé, dans la pensée de sauver de sa ruine cette ville
troyenne; Pan, qu'on dirait toujours suspendu sur la terre qui garde à peine
la trace de son pied. Sa main droite joue avec la peau d'une chèvre
d'Arcadie; il en agite joyeusement la queue par les carrefours, aux jours de
ses fêtes, et réjouit les passants en leur distribuant des coups de lanière.
Une branche de pin, au feuillage aigu, lui ceint la chevelure et ombrage ses
tempes. Sur son front vermeil on voit poindre deux petites cornes. Ses
oreilles sont droites ; de l'extrémité de son menton tombe une barbe en
désordre. Le dieu est armé d'un bâton semblable à celui des pâtres. Son
flanc gauche est couvert de la belle peau d'un jeune daim. Il n'est point de
roche si escarpée, si impraticable, sur laquelle il ne s'élance et n'aille
poser sa corne bifourchue, en voltigeant à travers les précipices.
Quelquefois il se retourne, et regarde en riant les mille jeux de la queue
hérissée qui lui sort au milieu du dos; il porte la main sur son front, pour
se garantir des feux du soleil, et parcourt les campagnes en se couvrant les
yeux. Après avoir exécuté les ordres de Jupiter, apaisé la rage malfaisante,
et touché le coeur du soldat furieux, le dieu revole aux bois d'Arcadie et
au pénale, ses délices. Sur ses cimes sacrées, il fait retentir au loin les
airs des sons mélodieux de ses chalumeaux aigus, et conduit tous ses
troupeaux au bruit de ses chansons.
Fulvius, par une modération qui l'honore, fait donc éloigner la flamme des
portes, et veut qu'on laisse subsister les murs. Aussitôt le soldat quitte
ses torches et remet l'épée dans le fourreau. Cependant on enlève un
précieux butin de ces temples et de ces maisons où l'or brillait de toutes
parts: funeste aliment de l'orgueil, richesses qui ont causé la perte de
leurs possesseurs ; des habits de femmes, dont on a dépouillé les hommes,
des tables apportées d'un autre climat, des coupes, où brillent les perles
de l'Orient, ornement du luxe le plus raffiné; un nombre infini de vases
d'or et d'argent ciselés , uniquement destinés aux festins , une longue
suite de captifs, des sommes immenses, ravies aux habitants, et qui
pourraient suffire aux frais d'une longue guerre ; enfin des troupes
innombrables d'esclaves employés au service des tables.
Dès que Fulvius eut fait donner, aux sons de l'airain guerrier, le signal de
cesser le pillage, il se place sur un siégé élevé, et, en général qui savait
aussi bien récompenser qu'encourager les belles actions, il appelle Milon :
"Guerrier, que Junon nous a donné à Lanuvium, lui dit-il, viens recevoir en
vainqueur le prix de ton courage, et que ta tête soit ceinte de cette
couronne murale". Il fait ensuite amener les grands de la ville, illustres
coupables, dont le châtiment doit passer le premier, et la hache fait
justice de leurs forfaits.
L'intrépide Tauréa (car je ne voudrais pas taire même la gloire d'un ennemi
) s'écrie d'un ton farouche : "Toi, Fulvius, tu prétends m'ôter une vie plus
grande que la tienne? et, par tes ordres, un licteur abattra aux pieds d'un
lâche la tète du plus brave des guerriers? Non, Romains, le ciel ne vous a
pas réservé cet honneur". A ces mots, la menace éclate dans son regard, la
fureur embrase ses yeux, et il se plonge avec intrépidité son épée
redoutable dans la poitrine. "Va donc, lui dit Fulvius, suis chez les ombres
ta patrie expirante. Laisse au sort des combats â décider de notre vigueur
et de notre force d'âme. Si tu croyais t'abaisser en subissant la loi du
vainqueur, tu pouvais chercher la mort les armes à la main". Tandis que
Capoue expie sa faute malheureuse par le sang que verse le vainqueur, la
fortune mêlait à Rome la tristesse à la joie : les deux Scipion périssaient
en Espagne, grands noms dignes d'une grande douleur.
Le jeune Scipion, revenant après la guerre, s'était arrêté à Pouzzole. La
renommée lui apprit dans cette ville le deuil de sa famille, et la cruelle
destinée des siens. Lui qui n'avait pas encore cédé au malheur, il se frappe
violemment la poitrine et déchire ses vêtements. Aucun ami ne peut le
retenir; il oublie ce que les devoirs de l'homme de guerre exigent de lui.
Sa tendresse filiale s'emporte contre les dieux cruels, et sa douleur se
refuse à toute consolation. Déjà il avait passé plusieurs jours dans les
gémissements, quand, tout à coup, les ombres de son père et de son oncle lui
apparaissent. Il se résout alors à évoquer leurs mânes, et à chercher une
consolation à sa douleur dans le commerce de ces deux grands hommes. Le
marais voisin semble l'y inviter, et l'eau stagnante de l'Achéron marque
l'horrible entrée des enfers. D'ailleurs, il veut savoir ce que lui
réservent les destins. Le jeune héros se rend donc à Cûmes, dans l'antre où
la prêtresse d'Apollon, Autonoé, siégeait sur un trépied sacré. Il lui
confie son projet et l'affliction de son coeur, et la conjure de faire
paraître à ses yeux les deux héros de sa race.
La sibylle lui répond aussitôt: "L'usage veut que l'on offre aux mânes en
sacrifice expiatoire des brebis noires immolées vers l'aube du jour, et que
l'on fasse couler dans des fosses le sang de ces victimes expirantes. Alors
les pâles demeures t'enverront leurs habitants. Quant aux autres choses que
tu veux connaître, c'est par la bouche d'une prêtresse plus puissante que
moi que tu dois les apprendre. Je vais appeler des Champs-Élysées l'oracle,
docile à ma voix, et, au milieu de cérémonies sacrées, faire paraître devant
tes yeux l'ombre prophétique de l'ancienne sibylle, pleine du dieu qui
l'inspire. Va donc, après t'être purifié, va à l'entrée voisine de l'Averne,
quand la nuit humide sera au milieu de sa carrière; et offre à l'inflexible
dieu les victimes dont je t'ai parlé. Prends aussi avec toi du miel et du
vin le plus pur". Scipion, que ces avertissements et l'espoir de contempler
la sibylle ont rempli de joie, prépare en secret le sacrifice indiqué. Quand
l'heure marquée est venue, et que la nuit a partagé en intervalles égaux le
temps des ténèbres, il se lève et se dirige vers la noire entrée du Tartare,
où, fidèle à ses promesses, se tenait déjà la sibylle, siégeant dans l'antre
du Styx. Là, au fond d'un large abîme s'ouvre une caverne dont le ciel
lui-même a l'horreur, et dont le vaste gouffre vomit, avec un sourd
mugissement, l'affreux marais du Cocyte. Elle y entraîne le jeune héros, le
presse de creuser la fosse, et, murmurant d'une voix étouffée une secrète
invocation, elle lui commande d'immoler les victimes selon les rites
prescrits. D'abord il sacrifie un taureau noir au dieu souterrain ; une
génisse qui n'avait point senti le joug tombe ensuite en l'honneur de la
déesse Henna. A toi , Alecto, à toi, triste Mégère, il immole des brebis
choisies. On répand sur les victimes du miel, du vin et des coupes de lait.
"Arrête, jeune guerrier, s'écrie alors la prêtresse, ose contempler le
spectacle qui va t'apparaître du fond de l'Érèbe. Je vois s'avancer le
Tartare entier : l'empire de Pluton va se montrer. Mille spectres sous
diverses formes; tous les hommes, nés et morts depuis l'ancien chaos, se
précipitent en foule. Tu vois Scylla, les cyclopes; les chevaux d'Odrysie
que Diomède repaissait de chair humaine. Soutiens ce spectacle et tiens avec
intrépidité ton épée nue. Que ton glaive chasse toutes ces âmes qui
viendraient pour boire le sang des victimes avant que l'ombre de la sibylle
sacrée ait apparu. Jette toutefois les yeux sur cette ombre privée de
sépulture qui s'avance précipitamment pour t'entretenir. Son corps n'a point
été brûlé, aussi peut-elle parler sans avoir auparavant goûté du sang".
Scipion l'aperçoit soudain et s'écrie au milieu de son trouble: "Grand
Appius ! quel bras, quelle catastrophe t'a enlevé à la patrie accablée,
alors que de cruelles guerres demandent des héros tels que toi? non, tu ne
le cédais à personne ni par ta valeur, ni par tes stratagèmes. Il y a dix
jours que je te vis en revenant de Capoue ; tu pansais tes blessures, et si
tu t'affligeais, c'était d'être éloigné par ta faiblesse des murs de Capoue,
et privé des honneurs promis à ton courage".
Appius lui répond: "Vaincu par la douleur, j'ai été enlevé hier à la douce
lumière des cieux pour être à jamais précipité sur les sombres bords. Mais
ma famille, esclave de la coutume, et retenue par les lenteurs de vaines
cérémonies, diffère trop longtemps de brûler mon cadavre, pour le porter en
pompe dans le tombeau de mes pères. Au nom de tes glorieux exploits, si
dignes des miens, empêche, je t'en prie, qu'on ne conserve mon corps
embaumé, et fais au plus tôt passer à mon ombre errante les portes de
l'Achéron". "Illustre descendant de l'antique Clausus, lui dit Scipion, ce
soin sera le premier qui occupera ma pensée, bien qu'elle plie sous le poids
des affaires. Les peuples ont sur les morts des idées bien différentes; de
là cette diversité infinie dans les cérémonies religieuses des funérailles.
Dans l'Ibérie était, dit-on, un ancien usage d'abandonner les corps morts en
pâture à un vautour immonde. En Hircanie, c'est à des chiens qu'on donne à
dévorer le cadavre des rois qui ne sont plus. L'Égypte renferme dans des
tombeaux les corps, qu'on y fait tenir debout, et le cadavre n'est jamais
éloigné de la table du festin. Le Pont a imaginé d'enlever la cervelle du
crâne des guerriers, et de le remplir de parfums, pour conserver à jamais
leur visage. Les Garamantes enfouissent les morts nus dans le sable. Les
Nasamons, sur la côte libyenne, ensevelissent dans la mer ceux qui ont perdu
la vie. Les Celtes se plaisent à vider les crânes, les entourent d'un cercle
d'or, et s'en servent, les barbares ! comme de coupes dans leurs festins!
Les Cécropides veulent qu'on brûle sur un bûcher commun ceux qui sont morts
ensemble pour la patrie; mais les Scythes les suspendent aux arbres, d'où
ces corps tombent en lambeaux pourris, et le temps reste chargé du soin de
leur sépulture". Tandis qu'ils se parlaient ainsi, l'ombre de la sibylle
s'avance: "Cessez vos discours, dit Autonoé, voici, voici la prêtresse,
oracle de la vérité; sa science ne s'arrête qu'aux limites de celle des
dieux. Il est temps que je me retire avec tes compagnons, et que je livre
aux flammes les victimes".
Dès que l'antique sibylle, toute chargée des secrets du destin, a touché des
lèvres le sacrifice et goûté légèrement le sang des victimes, elle fixe ses
regards sur le jeune héros, paré de la beauté de son âge, et lui dit:
"Lorsque je jouissais de la lumière du jour, les peuples entendaient sans
cesse l'antre de Cumes retentir de mes oracles. Je t'ai même annoncé comme
devant avoir part dans le cours des siècles aux révolutions futures de votre
empire. Mais vos ancêtres n'ont pas attaché assez d'importance à mes
paroles.
Ils furent peu jaloux d'en pénétrer le sens ou d'y conformer leurs actions.
Apprends donc, jeune guerrier, puisque tu as tant à cœur de le savoir,
apprends donc aujourd'hui l'ordre de tes destins et ceux de Rome qui en
dépendent. Tu viens avec empressement interroger ton sort, et voir les
ombres de ton père et de ton oncle. Oui, tu vengeras ce père en portant tes
armes victorieuses en Ibérie. Avant l'âge du commandement, on te confiera
une arméee.
Le fer à la main, tu mettras fin à l'allégresse de Carthage; et, envoyé
comme un heureux augure, tu partiras avec joie pour les plages espagnoles,
et tu soumettras Carthagène. Après ces exploits, tu seras revêtu d'un plus
grand pouvoir encore, et la sollicitude de Jupiter ne s'éloignera pas de
toi, qu'il n'ait rejeté toute la guerre en Libye, et qu'il n'ait lui-même
amené le chef des Carthaginois au-devant de ta victoire. Je rougis de
l'ingratitude des Romains, qui, après tant de hauts faits, refusent à ta
gloire une patrie et un asile". Elle dit, et tourne ses pas vers le marais
ténébreux.
"Quelle que soit la rigueur du sort qui m'est réservé, répondit Scipion, je
lutterai avec courage; pourvu que je sois innocent. Mais, ô vierge illustre,
puisque tu n'as vécu que pour être favorable aux entreprises des humains, de
grâce, arrête un instant tes pas, daigne me nommer ces mânes silencieux, et
m'ouvrir le Palais du maître terrible de ces lieux". Elle y consentit: "Tu
me demandes, dit-elle, de te montrer un royaume qu'on ne doit pas désirer de
connaître. Là, au sein des ténèbres et parmi les ombres, habitent en
voltigeant des peuples innombrables. Ils ont tous une même demeure: un vide
immense s'étend au milieu de ce vaste empire. Tout ce qui a eu vie sur la
terre, dans les mers et dans les airs, séjour du feu, depuis le premier
instant que la nature a exercé sa vertu féconde, tout enfin, emporté par une
mort commune, est descendu dans ce séjour, ce champ silencieux peut contenir
tous les êtres qui sont morts et tous ceux qui nai tront pour mourir. Dix
portes ferment les avenues de ce royaume. La première s'ouvre aux guerriers
qui ont supporté pendant leur vie les fatigues de Mars.
Par la seconde sont introduits ceux qui ont fondé les premières villes,
donné des lois aux cités, un gouvernement mémorable aux nations.
Par la troisième entrent les laboureurs, foule chère à Cérès, qui arrive
pleine d'innocence chez les mânes, et dont la fraude n'a jamais empoisonné
le coeur.
La suivante est destinée à ceux qui ont inventé des arts agréables, répandu
dans la vie de doux délassements, et fait des vers dignes du suffrage des
Muses. La porte voisine est celle des naufragés: il n'entre par celle-là que
ceux qui ont été le jouet de la furie des vents, ou que les tempêtes ont
engloutis. Vient ensuite la vaste porte qui reçoit la multitude des
coupables ; ils confessent leurs crimes à l'entrée, et, sur le seuil même,
Rhadamante prononce ses arrêts, et inflige leur supplice à ces ombres
vaines.
La septième porte s'ouvre à la foule des femmes, et c'est là qu'habite
Proserpine au milieu de pâles bocages. Celle qui suit livre passage aux
innombrables enfants, aux vierges dont le flambeau d'hymen s'est changé en
torche funèbre, et à ceux qui sont morts à l'entrée de la vie: on reconnaît
cette porte aux rugissements qui s'y font entendre. D'un autre côté,
resplendit à l'écart et loin des ténèbres une porte brillante. Elle conduit
aux Champs-Elysées par un sentier secret couvert de frais ombrages. Les
mânes irréprochables habitent ce séjour, qui s'étend entre le royaume du
Styx et les demeures célestes. Au-delà de l'Océan, près de la source sacrée
du Léthé, elles boivent à longs traits l'oubli de leur vie mortelle.
L'or qui répand son éclat sur la dernière porte annonce qu'elle touche à la
source même de la lumière. Il semble que la Lune, qui en est voisine, y
verse toute sa clarté. C'est par là que les âmes retournent au ciel, pour
revenir, après mille lustres, ranimer leurs corps, lorsqu'elles ont oublié
le royaume de Pluton. Telles sont les routes et les portes que visite la
mort hideuse, qui tient ouverte son horrible bouche et qui va sans cesse de
l'une à l'autre. Dans l'intervalle s'ouvre un gouffre immense, entièrement
vide et inhabité, auquel des marais fangeux servent de limites. Le terrible
Phlégéthon, qui s'y déborde au loin en brûlant ses rives, fait retentir le
tourbillon de ses flammes rapides et lance des roches embrasées. Plus loin
l'impétueux Cocyte pousse avec furie ses flots d'un sang noir, et se
précipite en bouillonnant. Le Styx, marais horrible dont Jupiter et tous les
dieux attestent les ondes redoutables, roule entre ses deux rives une boue
fumante mêlée de poix et de soufre.
L'Achéron, plus formidable que ces trois fleuves, fait sans cesse fermenter
dans son lit une affreuse sanie et d'épais poisons, dégorge en mugissant des
torrents d'un sable glacial, et descend lentement à travers les lagunes d'un
noir marais. C'est de cette sanie que Cerbère abreuve sa triple gueule. Tel
est aussi le breuvage de Tisiphone, de Mégère ; mais il ne peut calmer leur
soif toujours plus ardente. Le dernier fleuve sort des sources formées par
les larmes qui sont versées devant le seuil du palais de l'inflexible dieu,
et il en borde l'entrée. Que de monstres divers veillent ici couchés dans
les vestibules, et dont les murmures répandent en se mêlant la terreur parmi
les mânes! Le Chagrin rongeur, la Maigreur, compagne des maladies ;
l'Affliction, nourrie de pleurs, la Pâleur, privée de sang, les Soucis, les
Embûches, la Vieillesse plaintive, l'Envie qui se serre la gorge de ses deux
mains, la Pauvreté, mal hideux et qui porte au crime; l'Erreur, à la
démarche trompeuse, la Discorde, qui s'applaudit de confondre le ciel et les
mers, Briarée, chargé d'ouvrir avec ses cent bras la porte du palais de
Pluton, le Sphinx avec sa tète de femme et sa bouche ensanglantée, Scylla,
les farouches Centaures, les ombres des Géants. Si quelquefois Cerbère,
brisant les mille anneaux qui le retiennent, vient à parcourir le Tartare,
Alecto même, ni Mégère, avec toute sa fureur, n'osent approcher du monstre
qui aboie en roulant autour de ses flancs sa queue de vipère.
A droite s'élève un if qui étend au loin son épais branchage et qu'arrose et
engraisse l'onde du Cocyte. C'est là que des nuées d'oiseaux sinistres, le
vautour qui se repaît de cadavres, d'innombrables hiboux, l'orfraie à l'aile
sanglante, les Harpies ont fixé leur demeure : ils se tiennent attachés par
groupes épais à toutes les feuilles, et font retentir l'arbre d'horribles
sifflements.
Au milieu de ce sombre entourage est assis sur un trône l'époux de
Proserpine, interrogeant les rois sur leurs forfaits. Là, debout et chargés
de chaînes, ils se repentent trop tard sous les yeux de leur juge. Autour
d'eux s'agitent les Furies avec tout l'appareil des supplices. Qu'ils
voudraient, hélas! n'avoir jamais connu l'éclat et l'orgueil du sceptre!
Les malheureux qu'ils ont opprimés injustement pendant leur vie bravent ici
leur tyrannique empire ; et les plaintes, que la terreur contenait
autrefois, peuvent maintenant éclater en toute liberté. Ces rois sont alors,
les uns enchaînés sur un rocher, les autres condamnés à rouler un énorme
quartier de roc contre la pente d'une montagne; l'éternelle Mégère en
accable un autre des coups de son fouet armé de serpents.
Tels sont les supplices réservés aux tyrans cruels.
Mais il est temps que tu voies le visage de ta mère; voici son ombre qui
s'avance la première avec empressement. C'est à l'amour secret de Jupiter
pour Pomponia que tu dois le jour. Cet amour fut l'ouvrage de Vénus qui,
prévoyant que la guerre allait s'allumer entre Carthage et le Latium, et
dans la pensée de prévenir les embûches de Junon, pénétra insensiblement le
coeur du père des dieux d'une flamme amoureuse et le maîtrisa tout entier.
Sans cette prévoyance de Vénus, les vierges de Carthage entretiendraient
maintenant le feu sacré sur l'autel de Vesta". A l'ordre de la sibylle,
l'ombre goûte du sang, et tous deux se reconnaissent. Scipion le premier
s'écrie : "ô mère chérie ! toi que je révère à l'égal des dieux, oui, pour
te voir j'aurais volontiers acheté au prix de ma vie le droit de franchir le
Styx et ses ténèbres. Oh! combien mon sort fut triste, lorsqu'à ma naissance
le premier de mes jours fut le dernier des tiens, et changea en funérailles
les honneurs dus à ta maternité!"
Sa mère lui répond: "Ma mort, ô mon fils! ne fut pas douloureuse : délivrée
du doux fardeau que l'amour d'un dieu avait mis dans mon sein, Mercure,
obéissant à Jupiter, me conduisit par la main dans les Champs-Élysées, et me
plaça au rang que l'illustre mère d'Alcide et Léda tiennent de la faveur
divine.
Apprends, mon fils, ta brillante origine, pour t'affranchir de toute crainte
au milieu des combats et t'encourager à t'élever jusqu'aux cieux par l'éclat
de tes exploits. Libre enfin de t'ouvrir ces secrets, je vais parler. Écoute
: seule, vers le milieu du jour, j'avais cherché le repos dans le sommeil,
quand je me sentis tout à coup étreindre dans des embrassements
inaccoutumés; ce n'était point la douceur des baisers de mon époux; je vis
alors, quoique le plus profond sommeil pesât sur mes yeux; oui, je vis
Jupiter tout éclatant de lumière: il ne put me cacher sa divinité, bien
qu'il eût pris la forme d'un vil serpent, dont le corps se recourbait en
mille replis tortueux. Il ne me fut pas donné, hélas ! de survivre à ta
naissance ! combien j'ai gémi de quitter la vie avant de t'avoir révélé ces
secrets!" Elle dit. Scipion, plein de joie, s'avance pour embrasser sa mère;
trois fois il veut la saisir, et trois fois l'ombre échappe à sa tendresse.
Aussitôt se présentent les ombres, toujours unies, de son père et de son
oncle. Scipion s'élance à travers les ténèbres, et poursuit de ses vaines
caresses ces mânes chéries qui , semblables à une légère fumée, à la vapeur
qui forme les nuages, se dérobent à ses embrassements. "Mon père, ô toi qui
étais l'appui de l'Italie! quel dieu jaloux t'enleva au Latium? hélas!
pourquoi ai-je eu le malheur de m'éloigner de toi un seul instant? j'aurais
présenté ma poitrine au coup mortel qui t'était destiné.
Dans quel danger tes funérailles ont plongé l'Italie entière : deux
tombeaux, par ordre du sénat, s'élèvent en votre honneur au milieu du
Champ-de-Mars". Il allait en dire davantage; les deux ombres l'interrompent,
et celle de son père lui parle la première. "La vertu, mon fils, est à
elle-même sa plus belle récompense; toutefois , il arrive plein de douceur
chez les ombres, le bruit de la reconnaissance et de la gloire que l'on a
laissées après soi sur la terre, et que l'oubli ne saurait dévorer.
Mais, dis-nous, toi, l'honneur de notre race, quelle est cette guerre où tu
t'épuises en efforts? Quelle terreur me saisit quand je songe avec quelle
furie tu t'emportes à travers les plus grands dangers. Vaillant jeune homme,
je t'en conjure par ta cause même de notre mort, modère cette ardeur
guerrière; que ta famille te serve d'exemple. La moisson, mûrie aux feux de
l'été, venait d'être foulée pour la huitième fois depuis que, foudroyée et
soumise par nos armes unies, la terre de Tartesse avait subi le joug. Nous
avions relevé les murs de l'infortunée Sagonte, fait sortir ses maisons de
leurs cendres, et purgé de leurs ennemis les rives du Bétis. L'indomptable
frère d'Annibal avait fui plusieurs fois devant nous mais, ô perfidie de ces
Barbares toujours sans foi!, j'allais attaquer Asdrubal, épuisé par ses
défaites, lorsque tout à coup les cohortes celtibériennes, troupes vénales
qu'il avait gagnées à prix d'or, se débandent et abandonnent mes drapeaux.
Alors l'ennemi, dont les forces viennent de s'augmenter par la défection de
mes alliés, m'enveloppe de ses épais bataillons.
Non, mon fils, je n'ai pas vu finir en lâche, ni sans me venger, le dernier
de mes jours; j'ai terminé ma vie avec gloire". Il dit, et Cnéius, son
frère, ajoute à ce récit celui de sa fin tragique.
"Réduit enfin à la dernière extrémité, j'avais cherché un refuge au sommet
d'une tour, et j'y faisais les derniers efforts de valeur; l'incendie
éclatait de tous côtés, mile torches fumantes pleuvaient autour de moi. Loin
de moi la pensée de me plaindre aux dieux de ma mort. Un vaste tombeau a
reçu mon corps et mes armes, brûlés des mêmes flammes, et séparés par la
mort seule.
Mais une pensée douloureuse me tourmente; je crains qu'après nos deux
défaites, l'Espagne, inondée de Carthaginois, ne subisse de nouveau leur
joug".
A ces paroles, le jeune Scipion s'écrie, le visage baigné de pleurs :
"Dieux! puissiez-vous un jour infliger à Carthage le juste châtiment de
pareils attentats! Mais calmez vos craintes; les peuples des Pyrénées sont
contenus dans le devoir. C'est Marcius, homme d'une expérience éprouvée sous
votre commandement, qui a rallié vos armées défaites, et soutenu le poids de
cette guerre. On dit même qu'il a mis le vainqueur en déroute, et vengé
votre mort". A ces mots, les deux ombres satisfaites se retirèrent dans le
riant séjour des justes : Scipion les suivit longtemps de ses regards
respectueux et tendres.
Alors paraît Paul Émile, dont l'ombre est à peine reconnaissable. Après
avoir goûté du sang, il dit : "Flambeau de l'Italie, toi dont j'ai vu la
valeur surpasser celle d'un simple mortel, qui t'a contraint de descendre
dans les ténèbres et de visiter ces royaumes, où l'on n'entre qu'une fois?"
Scipion lui répond en ces termes: "Grand capitaine, que Rome a longtemps
pleuré ton destin! qu'il s'en est peu fallu que ta perte n'entraînât toute
l'Italie dans l'affreuse nuit du Styx ! Le Carthaginois lui-même t'a élevé
un tombeau, et a cru sa gloire intéressée aux tristes honneurs de ta
sépulture". Paul ne peut retenir ses larmes en apprenant que des mains
ennemies ont pris soin de ses funérailles. Soudain Scipion voit debout
devant lui Flaminius, et Servilius, et Gracchus, morts à Cannes, et
défigurés par le glaive. Malgré le désir qu'il avait de les appeler et de
leur adresser la parole, il se sent entraîné par la noble envie de connaître
les mânes des anciens.
Déjà il a remarqué Brutus, immortalisé par le supplice de son fils; Camille,
que sa gloire place à côté des dieux; Curius, recommandable par son mépris
constant de l'or. La sibylle lui désigne ces ombres qui s'avancent, et lui
dit leurs noms.
"Voici le héros aveugle qui, repoussant une paix frauduleuse, chassa Pyrrhus
des portes de Rome. Cet autre soutint sur le Tibre l'effort du roi
d'Étrurie, et seul, par son audace, empêcha le retour des Tarquins, en
coupant le pont qu'il laissait derrière lui.
Si tu désires voir le grand homme qui traita de la paix avec les
Carthaginois, à la fin de la première guerre punique, le voici : c'est ce
glorieux Lutatius, dont la flotte les défit sur mer. Veux-tu connaître cette
ombre qui est loin de nous? C'est celle du farouche Amilcar.
Vois, la mort n'a point déridé son front; elle a laissé empreints sur son
visage tous les traits de sa fureur. Si tu tiens à t'entretenir avec lui,
laisse-lui recouvrer, en goûtant du sang, l'usage de la voix". Scipion le
lui permet, et l'ombre s'en abreuve. En même temps, il lui adresse d'un air
sévère ces reproches : "Sont-ce là, ennemi plein d'astuce, les traités que
tu fais? Réduit par nos armes en Sicile, est-ce à de pareilles conditions
que tu avais accepté la paix? Ton fils, au mépris d'une solennelle alliance,
ravage-toute l'Italie. Il a franchi les Alpes; il a brisé les barrières que
leurs roches gigantesques opposaient à sa marche, et le voilà sous nos murs,
avec ses Barbares, dont la fureur a mis en feu l'Italie; et les fleuves,
obstrués par les monceaux de cadavres, remontent vers leur source".
"Annibal achevait à peine sa dixième année, répond Amilcar, lorsque, par mon
ordre, il forma le dessein de vous faire la guerre : il ne pouvait manquer
aux dieux , qui avaient reçu ses serments. Si donc il porte le ravage et
l'incendie dans le royaume de Laurente, s'il s'efforce de renverser l'empire
de Pergame, quelle n'est pas sa religion, sa foi ! oui, je le reconnais pour
mon fils! plaise aux dieux qu'il relève ma gloire déchue!" L'ombre à ces
mots s'éloigne d'un pas rapide, et, plus fière, elle paraît encore plus
grande.
La sibylle montre ensuite à Scipion ces législateurs qui, cédant aux
instances du peuple en armes, allèrent les premiers chercher des lois sur le
rivage athénien, et les réunirent à celles de l'Italie. Le héros, plein de
joie, ne se lasse pas de contempler ces grands hommes; il parlerait même à
chacun d'eux, si la prêtresse ne l'eût averti que d'autres ombres arrivaient
en foule : "Combien crois-tu, jeune mortel, qu'il soit descendu de milliers
d'ombres dans l'Érèbe depuis que tu contemples ces choses ? C'est un torrent
qui coule et s'agite sans s'arrêter : Charon les passe par troupes dans sa
longue barque, et la nacelle infernale suffit à leur foule incessante". Lui
montrant alors un jeune guerrier : Voici, dit-elle, ce conquérant qui, dans
sa course victorieuse, promena ses étendards par toute la terre. Il pénétra
chez les Bactres et les Daces ; il but l'eau du Gange, jeta un pont
macédonien sur le Niphate, et la ville qu'il a bâtie s'élève sur les bords
sacrés du Nil". Scipion lui parle le premier : "O toi qu'Hammon revendique
pour son véritable fils, toi, dont la gloire a, sans contredit , surpassé
celle des plus grands capitaines, apprends à celui qui sent son coeur
embrasé de la même ardeur, comment tu t'es élevé jusqu'au faite de la
renommée et de la gloire".
Il répond: "La lenteur est un moyen honteux à la guerre; c'est l'audace qui
doit frapper les derniers coups. Une valeur indolente ne domine point les
dangers ; si tu veux faire de grandes choses, précipite les moments : la
mort jalouse plane sur ta tête pendant que tu agis".
L'ombre se retire à ces mots. Scipion voit bientôt s'avancer précipitamment
vers lui celle de Crésus, ce prince autrefois si riche sur terre; mais la
mort l'a égalé aux plus pauvres.
Le jeune héros aperçoit alors une ombre qui sort radieuse de l'Élysée, la
tête ceinte d'une guirlande de pourpre, et les cheveux flottants sur ses
blanches épaules: "Vierge sacrée, dit Scipion, quelle est cette ombre? une
lumière éclatante rayonne sur son front vénérable; une foule d'âmes la suit
dans l'admiration , et l'accompagne de ses cris de joie. Que son visage est
beau! oui, j'aurais pris ce mortel pour un dieu, s'il n'était dans ce
ténébreux séjour!"
"Tu ne te trompes pas, répondit la docte compagne d'Hécate ; il a mérité de
passer pour tel.
Cette âme sublime renfermait une grande divinité. Il a embrassé dans ses
vers la terre, la mer, les astres, les mânes; et ses chants l'ont égalé aux
muses et à Apollon. Il avait révélé à la terre, avant de les contempler
lui-même, toutes les choses de l'infernal séjour, et c'est à lui que votre
Troie doit son immortalité". Scipion ravi ne peut assez regarder cette
ombre: "O Rome! s'écrie-t-il, que n'as-tu un tel poète pour chanter tes
exploits! Qu'ils passeraient à la postérité avec bien plus d'éclat et de
grandeur, sur la foi d'une telle muse! Achille ! quel n'est pas ton bonheur,
à toi que cette bouche immortelle a chanté parmi les nations; oui, ta valeur
a grandi dans ses vers".
Mais, quelle est cette foule qui s'avance avec un air de joie et de bonheur?
Scipion interroge la sibylle, et apprend que ce sont les héros et les ombres
les plus illustres. Il est frappé d'étonnement à la vue d'Achille, à la vue
du grand Hector. Il admire la fière démarche d'Ajax , et le visage vénérable
de Nestor; il contemple avec joie les deux Atrides, et Ulysse qui ne le
cédait point au fils de Pélée.
Bientôt se présente l'ombre de Castor sur le point de retourner à la vie :
Pollux touchait alors au terme des années qu'il lui avait été donné de
passer sur la terre. Mais tout à coup, signalée par la sibylle, Lavinie
attire ses regards. Il devait se hâter en effet, et la sibylle l'en avertit,
de voir les ombres des femmes illustres, sans attendre que le jour vînt le
rappeler sur la terre. "Vois, dit-elle, l'heureuse belle-fille de Vénus:
voilà celle qui a uni, par une longue postérité, la race troyenne à celle
des Latins.
Si tu veux connaître la compagne de Romulus, ce fils de Mars, regarde
Hersilie. Une peuplade voisine avait repoussé avec mépris l'hymen des
enfants encore grossiers de Romulus; enlevée alors avec les Sabines, et
devenue la proie du chef de ces pasteurs, Hersilie fut conduite dans la
cabane de son nouvel époux, et quand elle eut reposé à ses côtés sur son lit
de paille, qu'elle l'eut pressé dans ses joyeux embrassements, elle aida ses
compagnes à désarmer leurs pères. Mais Carmente porte ici ses pas. Mère d'Evandre,
elle a prédit en partie les grands événements qui vous agitent aujourd'hui.
Veux-tu voir aussi Tanaquil? son esprit divin connut aussi la science des
augures : elle prédit même le trône à son mari, et découvrit la faveur des
dieux dans le vol d'un oiseau.
Voici la chaste Lucrèce, l'honneur de l'Italie : glorieuse par sa mort, elle
s'avance le front incliné et les yeux fixés sur la terre. O Rome ! il ne t'a
pas été donné de conserver longtemps cette gloire de la chasteté, qui
devrait être la plus chère à tes yeux. Vois, à ses côtés, Virginie ; son
sein ensanglanté porte encore la marque d'une blessure, triste témoignage de
sa pudeur, que le fer seul put défendre; elle remercie encore la main
paternelle qui lui porta ce coup funeste. Voici Clélie, qui triompha du
Tibre en le traversant à la nage, et des Etruriens en les forçant à la paix
; vierge bien supérieure à la faiblesse de son sexe, en qui Rome trouva le
mâle courage qu'elle demandait alors à ses enfants.
Mais, troublé par le spectacle qui s'offre subitement à ses yeux, Scipion
veut connaître la cause de ce supplice, et le nom de ces mânes coupables.
"Tu vois, répond alors la sibylle, cette Tullie qui brisa les membres de son
père sous les roues de son char, et qui poussa ses chevaux sur son visage
mourant: non, jamais elle n'épuisera les supplices; elle est plongée dans
les flots brûlants du Phlégéthon. Ce fleuve rapide, qui s'élance furieux de
ses sombres cratères, vomit du fond de ses gouffres des roches brûlantes et
des laves embrasées qui la frappent sans cesse au visage. Celle-ci, dont un
aigle dévore les entrailles (entendez-vous avec quel bruyant battement
d'ailes l'oiseau de Jupiter revient à sa pâture!), cette femme a indignement
livré le Capitole aux ennemis. Ce fut à prix d'or que Tarpéia en ouvrit les
portes aux Sabins. Vois-tu près de là le supplice qui punit un exécrable
forfait? Orthrus, à jeun, poursuit une femme : cet impitoyable gardien du
troupeau de Géryon l'effraie de ses aboiements, la déchire de ses dents et
de ses ongles ensanglantés: cependant son châtiment est loin encore d'égaler
son crime. Prêtresse de Vesta, elle osa en souiller le temple, et y
prostituer sa virginité. Mais c'est assez voir de coupables. Je vais finir
en te faisant connaître quelques-uns de ceux qui boivent à présent les eaux
du Léthé, après quoi nous sortirons de ces ténèbres.
Voici Marius; il n'a plus longtemps à attendre pour retourner à la vie.
D'une naissance obscure, il s'élèvera aux honneurs répétés du consulat. Cet
autre est Sylla. Il ne peut tarder d'accomplir ses destinées, ni boire
longtemps encore les ondes du fleuve de l'oubli.
Déjà la lumière et les destins immuables l'appellent hors de ce séjour. Le
premier, il envahira l'autorité suprême; mais, glorieux par son forfait
même, il sera le seul qui sache la déposer. Personne après Sylla ne voudra
soutenir le poids d'un si grand nom. Regarde ce front sévère que couronne
une chevelure hérissée : c'est le grand Pompée, tête glorieuse et chère à
l'univers. Celui-là est César. Issu des dieux mêmes et des Troyens, par
Iule, son aïeul, il porte avec fierté l'étoile qui brille sur sa tête. Avec
quels efforts et quelle puissance ne troubleront-ils pas la terre et les
mers, lorsqu'on leur ouvrira cette demeure, et qu'ils s'élanceront à la vie
! Infortunés! que de combats ils livreront dans tout l'univers! Mais la
criminelle entreprise du vainqueur ne sera pas moins punie que celle du
vaincu".
A ces mots, Scipion verse des larmes: "Oh! combien je déplore, s'écrie-t-il,
ces tristes révolutions que doit subir ma patrie! Mais s'il n'est point de
pardon après la vie, si le crime trouve de justes châtiments au sein même de
la mort, le perfide Carthaginois expiera-t-il son crime? sera-t-il brûlé
dans les eaux du Phlégéthon, ou déchiré par un aigle qui se repaîtra de ses
entrailles éternellement renaissantes?" "Ne crains point, répond la sibylle
; la vie de ce guerrier ne sera pas exempte de revers, et ses os ne
reposeront pas au sein de la patrie. Abattu et sans ressources, vaincu dans
une bataille décisive, il s'abaissera jusqu'à demander grâce ; puis il
courra réveiller la guerre sous les drapeaux macédoniens. Condamné comme
fourbe ou trompeur, il fuira des murs de Carthage, abandonnant sa femme et
son fils. Réduit à errer à travers les mers, sur une seule galère, on le
verra chercher un asile en Cilicie , sur les roches sourcilleuses du Taurus.
Oh ! qu'il est plus facile à l'homme de supporter les maux de l'esclavage,
les glaces de l'hiver et les feux de l'été, la fuite, les tempêtes et la
faim, que de se résoudre à mourir! Ainsi , après sa guerre en Italie,
Annibal rampera devant Antiochus ; et, trompé dans l'espérance qu'il avait
de remuer encore l'Italie, il s'abandonnera de nouveau au caprice des mers,
se rendra à la cour de Prusias en timide suppliant; et là, il soumettra à
l'esclavage sa vieillesse impuissante, regardant comme une faveur royale
d'avoir pu se cacher chez son hôte. Mais les Romains le poursuivront
partout, et demanderont qu'on leur livre cet ennemi; alors, il saisira en
secret une coupe empoisonnée, et sa mort laissera enfin respirer le monde de
ses longues terreurs".
Ainsi parlait la sibylle: soudain elle disparaît dans les sombres demeures.
Scipion, au comble de ses voeux, retourne au port, et y retrouve ses
compagnons.