Déjà le soleil, qui avait délié ses
coursiers, dans la mer de Tartesse, les attelait sur les rivages de
l'Orient, pour pénétrer à travers les ombres de la nuit, et les Séres,
éclairés de ses premiers rayons, allaient recueillir la soie sur les rameaux
de leurs bocages. Quel horrible carnage se présente à la vue ! Partout l'on
voit les effets de la fureur de Mars. Armes, hommes, chevaux, boucliers,
casques, tout est confondu: ici ce sont des mains qui tiennent encore leurs
lances après la mort ; là, des boucliers, des aigrettes, des troncs sans
tète ; des épées brisées dans les os, une multitude de mourants levant en
vain leurs veux vers le ciel. Le lac écume de sang; des cadavres, privés
pour jamais de sépulture, y flottent le long des rives.
Toutefois, ce désastre n'avait pas abattu la fierté romaine. Sur un affreux
monceau d'ennemis égorgés, Bruttius, dont les blessures montraient assez la
cruauté de Mars, avait à peine pu lever sa tête. Il traînait ses membres
mutilés à travers le carnage, succombant sous le poids de son corps. Né dans
la pauvreté, il ne brillait ni par ses aïeux, ni par son éloquence, mais par
son courage, et jamais Volsque ne mérita mieux l'immortalité. Encore enfant,
il soupirait après un âge impétueux, où un léger duvet viendrait couvrir ses
joues, et lui permettrait de se jeter dans les camps. Flaminius avait été
témoin de sa bravoure dans le combat où, plus favorisé du ciel , il défit
l'armée gauloise.
Alors, il l'avait honoré, pour les guerres à venir, de la garde de l'aigle
sacrée ; distinction qui fut cause de sa mort. En effet, certain de périr,
sans pouvoir soustraire son aigle à l'ennemi, voyant pâlir les destinées de
Rome, et la défaite devenir imminente, il se préparait à la cacher à tous
les regards et à la confier à la terre ; mais, accablé subitement de traits
ennemis, blessé à mort, il tombe en la couvrant de son corps. Revenu un
moment de la nuit infernale et d'un évanouissement funeste, il se lève, en
s'aidant d'une pique qu'il a arrachée d'un cadavre voisin ; et, soutenu par
son courage, il creuse avec son épée la terre, que fait céder le sang qui la
pénètre. Puis, adorant cette aigle malheureuse, il l'enfouit, et aplanit le
sol de ses mains défaillantes. Épuisé par ces efforts, il exhale le dernier
soupir, et sa grande âme descend dans le Tartare.
Non loin de là, Laevinus avait donné un exemple d'héroïsme farouche qui
mérite d'être consacré dans nos vers. Ce guerrier des coteaux de Priverne,
honoré de la vigne latiale, était couché sans vie sur le Nasamon Tyré, mort
comme lui. Il n'avait ni lance ni épée; dans la déroute, la fortune l'avait
dépouillé de ses armes: mais le ressentiment lui en avait fourni d'autres
pour combattre encore. Sa bouche sanglante lui avait servi pour une lutte
nouvelle, et ses dents avaient tenu lieu de fer à sa noble fureur. Le nez,
les yeux de son ennemi étaient déchirés, ses oreilles arrachées, son front
couvert de morsures, sa bouche ouverte inondée de sang. Laevinus ne s'était
arrêté que surpris par la mort; jusque-là il dévorait son ennemi : des
lambeaux de chair restaient encore à sa bouche.
Tandis qu'un déplorable courage offre ce spectacle inouï, les fuyards,
couverts de blessures, se jettent çà et là, au hasard, se cachent dans
l'épaisseur des bois, et ne s'exposent que la nuit à traverser les campagnes
solitaires pour réclamer des secours. Le moindre bruit, le vent, l'oiseau
qui vole les remplit de terreur : nulle part ils n'osent se reposer ni
goûter le sommeil. Dans cette consternation, Magon les presse d'un côté,
Annibal de l'autre.
Serranus, cet illustre fils de Régulus, lequel se rendit à jamais fameux par
sa fidélité à garder la parole donnée aux perfides Carthaginois, Serranus
avait, dès sa première jeunesse, pris les armes dans la guerre Punique, sous
les auspices de son père. Blessé, victime d'un sort funeste, il tâchait de
regagner ses pénates et d'aller revoir sa mère désolée. Il n'avait plus de
compagnon qui pût prendre soin de ses blessures. A la faveur d'une nuit
épaisse, il marchait par des chemins détournés, s'appuyant sur sa lance,
brisée et se traînait vers les champs de Pérouse. Enfin, épuisé de fatigue,
il frappe à la porte d'une chaumière, quelle que pût être la destinée qui
l'attendait là. Marus se lève aussitôt: c'était un vieux soldat, qui avait
servi avec gloire sous Régulus. Il vient, portant devant lui un flambeau
allumé à son humble foyer. Spectacle déplorable! il reconnaît Serranus
chargé de blessures, et soutenant ses pas chancelants de sa lance tronquée.
Le bruit de la terrible défaite avait déjà retenti douloureusement à
l'oreille de Marus. «O infamie! s'écrie-t-il, ô vie qui n'a tant duré que
pour me rendre le témoin d'affreux malheurs! Je t'ai vu prisonnier, ô toi!
le plus grand de nos généraux; j'ai vu Carthage effrayée ne pouvoir soutenir
ton regard ; j'ai vu ta chute, et ce fut le crime de Jupiter! La poignante
douleur que j'ai ressentie, je l'éprouverais encore, même si Carthage était
renversée. Cette fois encore, Dieux justes, où êtes-vous? Régulus présente
son corps aux supplices , et la parjure Carthage éteint aujourd'hui tout
l'espoir d'une si grande race"!
A ces mots, Marus dépose l'infortuné sur un lit. Puis, comme lui-même avait
appris, dans les combats, l'art de panser les plaies, il nettoie les
blessures de Serranus avec de l'eau tiède, les adoucit par des sucs , les
entoure de bandes de lin délicatement serrées, et rend un peu de vie à ses
membres raidis. Ensuite, le vieillard apaise la soif dévorante de Serranus,
et lui fait prendre quelques légers aliments, afin de lui rendre des forces.
A ces soins empressés, le sommeil vient ajouter ses bienfaits, et répandre
un repos salutaire dans les membres du malade. Avant le jour, Marus,
oubliant la faiblesse de son âge, et animé d'une sorte de tendresse
paternelle, se hâte de prévenir l'inflammation des plaies, par les moyens
que lui indique son expérience, et par l'emploi de tièdes fomentations.
Serranus lève au ciel de tristes regards; il gémit et s'écrie en pleurant:
"O Jupiter! si la roche Tarpéienne n'a point encouru ta haine, si le sceptre
de Romulus n'est point condamné sans retour, vois où en est réduite
l'Italie; regarde la terre d'Ausonie qui s'écroule, et que ton visage
propice détourne la tempête qui menace les restes de Troie. Les Alpes ne
nous protègent plus, l'adversité nous accable. Le Tésin, le Pô, noircis de
notre sang, la Trébie devenue fameuse par les trophées carthaginois, la
contrée désastreuse de l'Arno. Mais pourquoi rappeler ces souvenirs? n'en
est-il pas de plus affligeants? J'ai vu les eaux du Trasymène grossies de
notre sang, et chargées des cadavres de nos guerriers. J'ai vu Flaminius
tomber sous les traits ennemis. Mânes de mon père, que j'adore à l'égal des
dieux, je vous atteste! j'ai cherché dans le carnage des ennemis une mort
digne de la grandeur de votre sacrifice ; mais les destins jaloux m'ont
refusé comme à lui de mourir sous les armes".
Marus voyant qu'il allait continuer ces plaintes amères, tâche de le calmer,
et lui dit: "Courageux guerrier, supportons ici, comme nos pères, ces dures
épreuves et ces changements de fortune. Telle est la volonté du ciel. La vie
se déroule dans ce temps à travers ses vicissitudes, semblable à une roue
qui descend d'un sentier rapide. Un assez grand exemple, un exemple connu de
toute la terre, offre, dans la maison, une preuve de cette vérité. Ton père,
ce Romain vénérable, aussi grand que les dieux, a su monter au comble de la
gloire en résistant à tous les coups du sort : aucune de ses grandes vertus
ne l'a quitté qu'avec la vie. J'étais à peine sorti de l'enfance, quand
Régulus approchait de la puberté. Je devins son compagnon, et nous avons
passé ensemble nos années, jusqu'au moment où il plut aux dieux d'éteindre
cette lumière de l'Italie. Son grand coeur était le temple de la Bonne-Foi ;
elle s'était fixée dans sa belle âme.
C'est de lui que je tiens cette épée, témoignage de ma valeur, ainsi que
cette bride à présent noircie par la fumée, mais qui peut reprendre l'éclat
de l'argent. Honoré de ces récompenses, je ne vis personne au-dessus de moi.
Mais de toutes ces distinctions la plus glorieuse fut ma lance. Si tu me
vois lui offrir des libations, il est juste que tu en connaisses la cause.
"Il est en Libye un fleuve dont les eaux fangeuses coulent lentement à
travers des sables arides ; c'est le Bagrada. Aucune rivière, dans ces
contrées, n'étend davantage ses ondes où se méle un impur limon, et ne
couvre un plus grand espace de marais stagnants. Nous campions joyeux sur
ses rives terribles, afin de ne pas manquer d'eau dans un pays où la terre
en est si avare. Près de là s'étendait un bois sombre, au feuillage
immobile, dont le soleil ne perçait jamais la pâle obscurité. Une noire
vapeur, qui s'en échappait, répandait dans les airs une odeur infecte. Au
fond, était une caverne béante, servant d'ouverture à un antre aux détours
souterrains, affreuse demeure, dont la lumière du jour ne chassait jamais
les ténèbres. J'en frémis encore. Un monstre effroyable, engendré par la
terre en courroux, et tel qu'aucun âge d'homme n'en verra de pareil, un
serpent, long de cent coudées, avait choisi pour retraite cette rive
mortelle, et cet autre bois de l'Averne. Les lions, qu'il saisissait
lorsqu'ils venaient boire, servaient à nourrir le poison dans son ventre
immense. D'autres fois, il dévorait les troupeaux qu'on ramenait le long du
fleuve, pendant la chaleur du jour, ou bien les oiseaux que faisait tomber
du haut des airs l'odeur qu'exhalait son souffle empesté. Desos demi-rongés
étaient épars sur le sol; et, quand il s'était largement rassasié par le
carnage des troupeaux, il venait revomir la sanie dans les ténèbres de son
antre. S'il cherchait un gouffre rapide et écumant pour éteindre l'incendie
qu'avait allumé dans son corps la fermentation de sa pâture, il n'était pas
encore tout entier dans l'eau que déjà sa tête repassait sur la rive
opposée. Dans l'ignorance d'un aussi grand péril, je marchais sans défiance
sur les bords du fleuve, accompagné d'Aquinus, habitant de l'Apennin, et
d'Avens, natif de l'Ombrie. Nous voulions reconnaître le bois et explorer sa
douce solitude.
A peine en approchions-nous, qu'un frémissement secret circula dans tous nos
membres, et qu'ils se raidirent, glacés par un frisson intérieur.
Nous entrons néanmoins, en adressant des prières aux nymphes et au Dieu de
ces ondes inconnues, et, malgré la terreur qui nous agite, nous pénétrons
jusqu'au fond du bois. Soudain, de l'ouverture de l'antre, s'échappe un
souffle mortel plus violent que toute la fureur de l'Eurus. Une tempête
s'élève et sort de la vaste gorge du monstre, et nous sommes assaillis par
un orage accompagné de sifflements dignes de Cerbère : hors de nous-mêmes à
la vue du danger, nous croyons entendre tour à tour le sol retentir, la
terre trembler, l'antre crouler : il nous semble que les mânes passent
devant nos yeux. Le monstre, pareil aux serpents dont les géants étaient
armés quand ils escaladèrent le ciel, à celui qui fatigua Hercule dans les
marais de Lerne, ou au dragon que Junon préposait à la garde des rameaux
chargés d'or, sortit du fond de la terre, et, dressant sa vaste tête, du
seul souffle de sa gueule entr'ouverté, souilla les airs et le ciel. Nous
fuyons : nous voulons jeter des cris, la crainte les étouffe : vains
efforts; l'hydre remplit tout le bois de ses sifflements.
Aveuglé par sa frayeur, Avens, que les destins entraînaient à sa perte et
condamnaient à périr victime de sa hardiesse, se blottit dans un vieux chêne
fort élevé, espérant ainsi échapper à la voracité du monstre. Je peux encore
à peine le croire! le serpent, roulant autour du tronc ses immenses replis,
arrache cet arbre immense, l'abat et le renverse, malgré la profondeur de
ses racines : puis il saisit l'infortuné dont le dernier cri appelait ses
compagnons, et l'engloutit dans son ventre hideux. J'ai vu de mes yeux cette
gueule infernale le dévorer tout entier. Aquinus, non moins malheureux,
s'était jeté dans le fleuve, et fendait à la nage le courant rapide; mais le
serpent l'atteint avant qu'il soit au milieu des eaux, et le ramène sur la
rive. O mort affreuse! il en fait sa hideuse pâture.
Je pus échapper ainsi à la rage du monstre.
J'accours au camp aussi promptement que me le permet la crainte, et je rends
compte de tout à Régulus. Touché du triste sort de ces guerriers, le général
en gémit. Rapide comme l'éclair, dans le danger, au milieu de la guerre et
des batailles, il brûlait, en présence de l'ennemi, d'une ardeur démesurée
pour la gloire. Il ordonne que l'on prenne les armes, et qu'une troupe de
cavaliers d'élite se mette en marche. Il part lui-même, pressant de l'éperon
son coursier docile La troupe armée le suit à l'instant : on porte des
balistes, machines terribles aux murailles, et les catapultes, dont le trait
colossal peut ébranler les plus fortes tours. Dès que le bruit des chevaux,
battant la plaine, a fait retentir la demeure sinistre du monstre, furieux
du hennissement des coursiers, il se déroule, sort de son antre, et, de sa
gueule fumante, exhale en sifflant un souffle infernal. Des feux pareils à
l'éclair jaillissent de ses yeux; la crête qu'il dresse sur sa tête domine
les arbres les plus élevés de la forêt; sa triple langue, qu'il darde,
brille dans l'air et le sillonne en s'agitant. Mais à peine a-t-il entendu
le son de la trompette, que, plein de terreur, il dresse son vaste corps, et
se tient sur sa croupe en ramassant le reste de ses replis sous sa poitrine.
Alors il fond sur l'ennemi, déroule rapidement les nombreux cercles de sa
queue, et se développe dans toute son étendue, se trouve tout près de la
troupe, dont il paraissait si éloigné. Les chevaux, épouvantés à sa vue,
retiennent leur haleine; puis, impatients du frein qui les assujettit,
jettent le feu par les narines. Le monstre, tenant la tête haute sur son cou
gonflé, la promène à droite et à gauche. Dans sa fureur, il enlève ceux-ci
tout tremblants , écrase ceux-là sous son poids énorme, brise leurs os,
aspire leur sang, et, tandis que sa gueule en dégoutte encore, il la rouvre
pour saisir une autre victime, et en abandonne les membres demi-dévorés.
Déjà la troupe reculait, et le monstre vainqueur la poursuivait encore, même
éloignée, de son souffle empesté.
Régulus rappelle aussitôt ses cavaliers au combat :
"Fuirons-nous, Romains, devant un serpent? et l'Italie ne pourra-t-elle
tenir contre un monstre de la Libye? Si son souffle vous a désarmés, si
l'aspect de sa gueule vous a ôté tout courage, j'irai l'affronter seul, et
ma main saura soutenir la lutte". Il dit; et, sans hésiter, il lance d'un
bras vigoureux une flèche rapide à travers les airs. Le trait siffle, va
frapper le front du monstre, et s'y enfonce d'autant plus avant, que le
reptile, s'élançant de nouveau, semblait être venu au-devant du fer.
Un cri s'élève aussitôt jusqu'aux astres ; les demeures célestes
retentisssent en échos prolongés.
Le serpent furieux ne peux se résoudre à fuir, quoique en proie à une
douleur jusqu'alors inconnue, car il n'avait jamais senti le tranchant de
l'acier.
Il s'élance, exaspéré par sa blessure, et Régulus eût vainement tenté
d'éviter sa poursuite, sans son habileté à manier un coursier. Le monstre,
en effet, suit les détours du cheval, en multipliant ses flexibles replis,
et le cavalier n'évite ses atteintes qu'en se jetant rapidement sur la
gauche.
Mais le bras de Marus, témoin de ce combat, ne resta pas oisif et sans
vigueur. Ce fut sa lance qui porta le second coup au terrible monstre.
Déjà il effleurait de sa triple langue le coursier que le combat avait
fatigué. Un trait que je lance attire aussitôt sur moi toute la rage du
cruel serpent.
La cohorte imite cet exemple, et chacun provoque à son tour sa colère en
l'accablant de javelots. Mais un coup de baliste l'arrête, abattu, et lui
ôte sa vigueur. Son épine brisée a perdu cette raideur qui lui permettait de
dresser sa tête dans les airs ; il se ralentit dans son attaque. Déjà une
falarique lui a percé le ventre; des flèches rapides lui ont crevé les yeux.
Du fond de sa large blessure coule un sang corrompu, dont l'air est empesté.
Sa queue immense, dernière ressource du reptile, reste sans mouvement,
percée de javelots, écrasée de projectiles; néanmoins il nous menace encore
de sa gueule abattue ; une poutre enfin, sifflant avec grand bruit, et
lancée par des machines de guerre, lui fend la tête en éclats. Étendu alors
dans toute sa longueur sur le rivage, il exhale de sa gueule une nuée de
vapeurs empoisonnées.
Alors sortirent du fleuve de tristes mugissements; un murmure se fit
entendre au fond des grottes ; et soudain le bocage, l'antre, les rives
retentirent de plaintes amères. Que nous avons, hélas! payé cher cette
funeste victoire! à quels supplices, à quelle rage n'avons-nous pas été
livrés ? Les devins, révélant la vérité, nous avertirent trop tard, pour
notre malheur, que nous avions tué le serviteur des naïades du fleuve
Bagrada. Ce fut alors, Serranus, que ton père me donna cette lance,
récompense glorieuse du second coup porté au monstre, et qui, la première,
avait été trempée dans son sang".
Serranus fondait en pleurs depuis quelques instants; il interrompit Marus.
"Hélas! si ce grand capitaine eût vécu jusqu'à nos jours, la Trébie n'eût
pas, grosse de sang, surmonté ses bords ; et le lac Trasymène n'eût pas
englouti tant de guerriers".
"Oui , reprit le vieillard, mais il a su venger d'avance dans le sang de ses
ennemis la mort que Carthage lui a fait souffrir.
L'Afrique, épuisée d'hommes et sans ressources, demandait, implorait la
paix, lorsqu'un astre fatal voulut que la courageuse Lacédémone envoyât un
général aux Carthaginois. Cet étranger, que rien ne relevait aux yeux, ni la
beauté du corps, ni la noblesse du visage, était, dans sa petite taille,
d'une singulière vigueur qui le rendait supérieur à de plus grands que lui.
Habile à la guerre, réunissant la ruse à la force, capable de tout endurer,
il n'eût cédé en rien aux talents d'Annibal. Fatal Taygètes, pourquoi
l'avoir endurci, lui, lui seul, sur les rives boisées de l'Eurotas? J'aurais
pu voir crouler les mursde Carthage, ou du moins je n'aurais pas eu à
pleurer la cruelle destinée de mon général; douleur cuisante, que ni le feu,
ni la mort ne pourront m'ôter, et que j'emporterai avec moi chez les
ombres".
Les deux armées en étaient aux mains, et l'on se battait dans la plaine avec
la plus grande ardeur; chaque soldat se distinguait par son courage. Régulus,
au milieu des combattants, faisait des prodiges de valeur, balayait la
campagne le fer à la main, se précipitait à travers les traits, et, de
chaque coup de sa main meurtrière, abattait un ennemi. Tel le souffle
impétueux des vents du midi pousse devant lui, en sifflant, des tourbillons
amoncelés, et menace la terre et la mer de l'orage prêt à fondre de la nuée
ténébreuse : l'épouvante saisit à la fois le laboureur dans la plaine, et le
berger sur la colline ombreuse, et le nautonnier, qui s'empresse de replier
les voiles.
Mais le général grec, qui méditait un piége, se détourne soudain, feint de
fuir avec précipitation, et attire les combattants vers un endroit où de
vastes rochers couvraient ses compagnons.
Ainsi le berger qui veille à la sûreté de son troupeau amène, pendant la
nuit, jusque dans la fosse qu'il a recouverte de ramée, les loups qu'ont
attirés les bêlements d'une brebis retenue à l'attache.
Régulus se laisse entraîner par la gloire, ce flambeau des âmes nobles. Une
confiance trompeuse dans le sort incertain des armes fera sa perte. Il ne
regarde ni s'il est accompagné de ceux qui se sont associés à ses périls, ni
s'il est suivi de ses troupes en armes. Déjà il s'était avancé seul, emporté
par son ardeur, lorsqu'il est assailli subitement par une troupe de
Lacédémoniens qui sortent de derrière les rochers, et par des Carthaginois
qui secondent leur attaque. O jour funeste pour le Latium et à jamais
mémorable! Mars, quelle honte pour toi! Un héros, né pour ta gloire et pour
celle de Rome, est indignement chargé de fers! Non, je ne cesserai pas de
gémir. Toi, Régulus, prisonnier de Sidon ! Et toi, Carthage, les dieux t'ont
jugée digne de ce triomphe! Est-il un supplice assez grand pour les
Lacédémoniens qui se sont déshonorés dans ce combat?
Cependant le sénat carthaginois délibère d'envoyer Régulus, sur sa parole,
comme médiateur de la paix et d'un nouveau traité; il demandait qu'on rendit
les prisonniers faits pendant la guerre, et proposait notre général en
échange de ces captifs. On met une galère à flot; les matelots apprêtent des
rames tirées des forêts, ou réparent les bancs des rameurs avec des planches
de sapin. Les uns attachent les cordages, les autres dressent le mât et y
suspendent les voiles, ou placent à la proue les ancres pesantes.
Cothon, qui surpasse tous les autres en expérience, dirige le navire, et
dispose la poupe et le gouvernail. L'éperon d'airain à triple pointe brille
sur la surface de l'eau.
On met quelques voiles en réserve et l'on se pourvoit de tout ce qui est
indispensable pour lutter contre la tempête. Debout sur l'avant de la poupe,
le pilote règle les efforts alternatifs des rameurs, fixe le battement
précis des rames, l'instant où l'on doit frapper l'onde en cadence, et celui
où les bras seront ramenés vers la poitrine.
Quand la tâche des matelots fut finie, la galère équipée, l'heure du départ
arrivée, et les voiles abandonnées aux vents, femmes, enfants, vieillards
accoururent en foule sur le rivage.
A travers cette multitude et en présence de tant d'ennemis, la Fortune
montrait Régulus à tous les regards. Ce héros promène sur tous un oeil
serein; tel il était lorsque, chef de la flotte romaine, il aborda au rivage
sidonien. Il me permit de l'accompagner, et je montai sur le vaisseau pour
partager ses périls.
L'extérieur le plus négligé, une table frugale, un lit dur, une lutte à
outrance avec le malheur, lui semblaient une victoire plus glorieuse que
celle qu'on remporte sur un ennemi : il attachait moins de mérite à savoir
éviter les revers qu'à triompher de la fortune par l'égalité de son âme.
Quoique la sévère probité de ce grand homme me fût connue depuis longtemps,
j'espérais que la vue de Rome, de ses murs, de sa famille, que tant d'objets
en deuil parviendraient à le fléchir; j'attendais de vos larmes qu'elles
ébranleraient son coeur. Je tâchais de faire taire mes craintes, pensant que
lui aussi savait verser des pleurs, et qu'au milieu des revers, son âme
ressemblait à la mienne. Nous touchons enfin au Tibre et à la terre de la
patrie. Les yeux fixés constamment sur lui, j'observais sa contenance, ses
regards, fidèles interprètes de l'âme. Si je mérite d'être cru, Serranus,
oui, votre père fut toujours impassible.
Il le fut au sein des malheurs et des dangers ; il le fut dans sa patrie
comme dans la cruelle Carthage; il le fut encore durant son supplice. De
toutes les villes d'Italie on accourt au-devant de l'illustre captif; la
plaine ne suffit plus à la foule, les coteaux sont couverts de spectateurs ;
Albula retentit dans ses hautes rives.
Les sénateurs carthaginois, qui l'accompagnaient, veulent en vain obtenir de
son âme inflexible qu'il reprenne le costume qu'il portait à Rome, la toge,
ornement des magistrats : il demeure inébranlable au milieu des larmes du
sénat, devant la douleur immense des mères et le désespoir de la jeunesse.
Le consul lui tendait la main du bord du fleuve et allait l'accueillir avec
l'empressement d'un ami, au moment où il posait le pied sur la rive de ses
aïeux.
Régulus s'arrête, avertit le consul de ne point manquer à sa haute dignité;
puis s'avance, environné d'orgueilleux Carthaginois et de prisonniers
romains. A cette vue, la pitié des spectateurs se soulève contre le ciel et
contre les dieux.
Tout à coup Marcia, traînant deux jeunes enfants, gages de son hymen, Marcia,
malheureuse par la trop grande vertu de son noble époux, se présente, les
cheveux en désordre et déchirant ses vêtements. Te rappelles-tu ce jour,
Serranus, ou ta grande jeunesse te l'a-t-elle fait oublier? A peine
l'a-t-elle vu revêtu de l'habit carthaginois, qu'elle se répand en sanglots
et tombe évanouie; la pâleur de la mort couvre son visage. Dieux, si vous
avez pour nous quelque pitié, puisse un jour Carthage voir ses mères
sidoniennes dans ce triste état!
Régulus m'adresse la parole d'un air calme, m'ordonne d'éloigner de lui les
embrassements de Marcia et les vôtres. Son oreille entend les sanglots sans
qu'il en soit ému : son âme est in- capable de se plier à la douleur.
Serranus, à ces mots, pousse un profond soupir, et, les yeux baignés de
larmes:
"O mon père! s'écrie-t-il, toi qui es pour moi l'égal de tous les dieux du
Capitole, s'il est permis à la piété d'un fils de t'adresser des plaintes,
pourquoi nous avoir refusé, à ma mère et à moi, la consolation, l'honneur de
toucher ton noble visage et de t'embrasser? Pourquoi t'être montré cruel à
ce point? Quoi! tu n'as pas même voulu que je misse ma main dans la tienne?
Oh! que mes blessures seraient moins douloureuses, si je pouvais descendre
chez les mânes avec le souvenir ineffaçable de tes embrassements! Mais,
Marus, si je me rappelle bien mon père (car j'étais alors retenu dans les
liens du premier âge), il avait un extérieur surhumain.
Une épaisse chevelure blanche descendait négligemment sur ses larges épaules
: sur son front ombragé régnait une majesté sévère, indice de la grandeur de
son âme. Non, depuis lors on ne vit rien de si noble".
Marus interrompt des plaintes qui aigrissaient les blessures de Serranus.
"Parlerai-je, continue-t-il , de cette fermeté avec laquelle il passa devant
sa maison, sans y entrer, pour se rendre à l'odieuse demeure qu'on avait
assignée aux députés de Carthage? Des boucliers, des chars et des javelots,
monuments glorieux de ses triomphes, étaient suspendus aux murs de ses
humbles lares, où tous les yeux les voyaient : sur le seuil , Marcia lui
criait : "Où portes-tu tes pas? Ce n'est point ici, Régulus, la prison de
Carthage que tu dois fuir: notre couche nuptiale est restée pure, et aucun
crime n'a souillé nos pénates. C'est en ce lieu que je t'ai rendu père de
deux enfants: ici je leur ai donné le jour au milieu des félicitations du
sénat et de la patrie.
Qu'as-tu donc à reprocher à ma vertu? Tourne de ce côté tes regards : voilà
ta maison; c'est de cette demeure que tu sortis, entouré d'un pompeux
cortége, couvert de la pourpre consulaire et précédé des faisceaux; c'est
d'ici que tu partais pour la guerre, c'est ici que, vainqueur, tu rapportais
les dépouilles de l'ennemi pour les suspendre à ce portique. Je ne demande
point de doux embrassements, je n'invoque pas la sainteté des nœuds de
l'hymen, cesse seulement de charger de mépris la demeure de tes pères, et
accorde une seule nuit à tes enfants". Malgré les pleurs de son épouse,
Régulus, accompagné des Carthaginois, alla s'enfermer avec eux pour se
dérober aux plaintes. A peine le soleil éclairait-il, sur le sommet de
l'Oeta, le glorieux bûcher d'Hercule, que le consul ordonne qu'on fasse
venir les Carthaginois. Je vis alors Régulus entrer dans le temple: la
délibération du sénat, et les paroles que ce grand homme prononça pour la
dernière fois devant ses membres affligés, lui-même me les rapporta d'un ton
calme et tranquille.
"Dès qu'il fut entré, chacun l'invita du geste et de la voix à s'asseoir là
où il avait siégé auparavant: il s'y refusa, ne voulant plus partager cet
antique honneur. Tous néanmoins, pleins d'empressement, l'environnaient, lui
prenaient les mains, le conjuraient de rendre à la patrie un chef d'un nom
aussi fameux.
Pour payer sa rançon, il suffisait de la troupe des captifs; Carthage alors
serait plus justement livrée aux flammes par une main qu'elle aurait osé
charger de fers. Mais lui, levant les yeux et les mains au ciel: "Grand dieu
qui présides à la justice et qui gouvernes l'univers; Bonne Foi, déesse qui
ne m'es pas moins chère; et toi , Junon tyrienne, divinités par qui j'ai
juré de retourner à Carthage; s'il m'est permis de tenir un langage digne de
moi et de défendre encore les foyers du Latium, oui, je me rendrai en
Afrique avec courage, gardien sévère de ma parole, fût-ce même pour y être
livré au supplice. Cessez donc de m'offrir des honneurs qui tourneraient à
la ruine de ma patrie.
Les guerres que j'ai faites, les ans qui pèsent sur ma tête ont brisé ma
vigueur: ce qui m'en reste s'affaisse sous le poids de mes fers et dans la
prison où languit ma vieillesse. Il n'est plus le Régulus d'autrefois. Tant
qu'il fut lui-même, il n'a pas fui un instant les rudes travaux de la guerre
: hélas! ce n'est plus aujourd'hui qu'un nom dans un corps décharné. Mais
Carthage, cette cité perfide, qui n'ignore pas combien peu de force il me
reste, demande à m'échanger contre ses jeunes soldats, moi, un vieillard,
contre de robustes guerriers. Gardez-vous de ses ruses; et que cette nation,
toujours prète à la fraude, éprouve, ô Rome! ce que tu peux encore après la
captivité de Régulus. Qu'aucune paix ne vous satisfasse si elle n'est
conforme aux usages de nos ancètres. Carthage vous demande et me charge de
vous proposer que chaque peuple supporte ce qui a été fait dans cette
guerre, et que la paix soit conclue à des conditions égales depart et
d'autre: Dieux! puisse le Styx me voir sur ses bords avant que je voie les
Romains souscrire à un pareil traité"! Après ce discours , il se livra
lui-même au courroux des Carthaginois ; et le sénat, sentant l'importance et
tout l'avantage de ces avis, congédia les députés. Irrités de ces refus, ils
menacent leur prisonnier et hâtent leur départ. Le peuple suit les
sénateurs; le Champ-de-Mars en deuil retentit de lamentations. Parfois, dans
le transport d'une juste douleur, on veut rappeler Régulus, le retenir,
l'arracher à l'ennemi.
Marcia, aussi troublée que si elle assistait aux funérailles de son époux,
remplit l'air de clameurs effroyables, lorsqu'elle le voit regagner d'un pas
rapide le vaisseau carthaginois.
Elle accourt éperdue sur la rive: "Libyens, recevez-moi, je partagerai ses
tourments et sa mort. Cher époux, c'est la seule faveur que je te demande!
je t'en conjure par le fruit de mes entrailles; qu'il me soit permis de
souffrir avec toi tous les maux qui peuvent t'attendre sur terre et sur mer.
Est-ce moi qui opposai Xantippe à ta valeur ? est-ce moi qui t'ai chargé de
fers? pourquoi donc me fuir jusqu'au sein de Carthage: Oh! reçois-moi,
reçois ces enfants peut-être fléchirons-nous par nos pleurs l'âme des
farouches Carthaginois ; ou si ces ennemis sont sourds aux cris de ma
douleur, ta mort du moins sera partagée par les tiens. Que dis-je? si tu es
décidé à mourir, mourons au sein la patrie : Marcia saura partager les
destins".
Pendant qu'elle se lamente, le vaisseau qu'on a détaché s'éloigne peu à peu
du bord; l'infortunée alors s'abandonne au désespoir : levant au ciel ses
faibles bras : "Le voilà donc cet homme qui se fait gloire de garder sa
parole envers un ennemi libyen, envers un peuple exécrable : et la sainteté
de notre union, et les promesses du jour de l'hymen, perfide, que sont-elles
devenues"? Ces derniers mots frappèrent en vain l'inflexible Régulus ; le
bruit des rames l'empêcha d'en entendre davantage.
Le courant nous entraîne bientôt dans la mer, dont nous sillonnons, dans les
lianes creux d'un navire de sapin, l'abîme immense.
Saisi d'horreur à l'idée du supplice qui attendait Régulus, j'aurais voulu
que les flots en courroux nous engloutissent, que la fureur des vents brisât
notre vaisseau sur les rochers : la mort du moins eût été commune à tous.
Mais les zéphyrs, de leur haleine favorable, nous poussèrent tranquillement
vers Carthage, pour nous livrer à la rage des Tyriens. Infortuné! J'ai vu ce
cruel supplice. Renvoyé à Rome pour en faire le récit, combien j'ai acheté
cher ma liberté! je n'essaierais point de te peindre la race de Pygmalion,
ces fureurs qui surpassent la rage des bêtes féroces, si l'univers, si le
genre humain pouvait offrir l'exemple d'un courage supérieur à celui que
montra ton illustre père.
Je rougis de verser des larmes en racontant le supplice que je lui ai vu
braver sans pâlir. Oui, cher Serranus, ne cesse jamais d'être digne du sang
dont tu es issu, et arrête les pleurs que je vois près de couler.
On arme de dards, disposés avec un art infernal, les flancs d'une cage de
bois; les pointes étaient rangées de telle sorte, que Régulus, privé par ce
supplice des douceurs du sommeil, ne pouvait, sans être percé jusqu'aux
entrailles, incliner à droite ou à gauche son corps vaincu par la fatigue.
Arrête tes larmes, cher Serranus, cette patience de ton père surpasse tous
ses triomphes: sa gloire se perpétuera d'âge en âge, tant que la bonne foi
régnera dans les cieux ou sur la terre: son nom vivra aussi longtemps que
celui de la vertu sera respecté : grand homme ! la postérité n'apprendra un
jour qu'avec effroi le sort cruel que tu as bravé".
Ainsi parlait Marus, et il pansait les blessures de son ami avec une triste
sollicitude.
Cependant la renommée portée sur des ailes teintes du sang qui s'est mêlé
aux eaux du Trasymène, répandait en même temps dans Rome et le mensonge et
la vérité. On s'y rappelle avec effroi l'Allia, les terribles Gaulois, et
Rome livrée au pillage. La crainte attriste tous les coeurs, et le trouble
qu'augmente la frayeur, n'a plus de bornes. Les hommes courent
précipitamment sur les murs: un horrible cri se répand: «Voici l'ennemi! Et
les Romains font voler des lances et des dards contre des fantômes. Les
femmes, arrachant leurs cheveux blanchis par l'âge, se traînent dans les
temples des dieux, et leur adressent, quand il n'est plus temps, des prières
pour ceux qu'elles aiment et qui ne sont plus.
On ne connaît plus de repos ni le jour ni la nuit. Le peuple reste çà et là
étendu sur la terre, au seuil des maisons, où il hurle de douleur. La foule
en longues files accompagne ceux qui reviennent de la bataille, écoute
avidement leurs récits; on accueille une bonne nouvelle sans y croire : on
retient ceux qui ont parlé, pour les interroger encore. Quelques-uns même,
gardant le silence, mais témoignant par leur contenance qu'ils sont avides
de détails, redoutent d'apprendre ce qu'ils brûlent de savoir. D'un côté ce
sont des sanglots, quand celui qui écoute connaît enfin le malheur qui l'a
frappé; de l'autre, c'est de l'effroi, si celui qu'on interroge prétend ne
rien savoir, s'arrête, ou hésite à continuer. A peine voient-ils approcher
ceux qui les intéressent, que sur-le-champ ils les entourent, pleins d'une
joie mêlée d'inquiétude, attachent leurs bouches à leurs blessures et
fatiguent de leurs actions de grâces les oreilles des dieux.
Au milieu de cette foule en désordre, Marus, que ses soins pour Serranus
rendaient encore plus vénérable, l'amenait avec lui. Marcia qui, renfermée
chez elle, ne s'était pas encore montrée en public et n'avait consenti à
vivre qu'à cause de ses enfants, allait donner de nouveau le spectacle de
son ancienne affliction. Le trouble la saisit; elle reconnaît pourtant Marus
: "Brave compagnon du héros dont la Bonne Foi fut l'idole, tu me rends du
moins celui-ci, dit-elle: sa blessure est-elle légère, ou le fer cruel
a-t-il pénétré jusqu à mes entrailles?
Quoi qu'il en soit, ô dieux! oui, je suis contente, pourvu que Carthage ne
me l'enlève pas, chargé de chaînes, pour renouveler les horreurs du supplice
paternel. Cher enfant! combien de fois ne t'ai-je pas conjuré de ne point
porter au combat la fougue et l'ardeur de ton père, de ne point te laisser
aiguillonner par les tristes trophées de sa valeur! Par quels tourments j'ai
satisfait aux trop longues années de la vieillesse !
Dieux ! si je vous ai eus contre moi, n'est- il pas temps enfin de
m'épargner?" Quand la consternation causée par le désastre se fut dissipée
comme l'orage, le sénat s'occupa des moyens de le réparer. On ne songe plus
qu'aux soins de la guerre, et l'imminence du danger a fait disparaître la
crainte.
L'objet le plus important était le choix d'un chef, sur qui le Latium et la
république ébranlée pussent s'appuyer au bord de l'abîme : Jupiter voulut
aussi retarder la ruine de l'Ausonie et protéger l'empire romain. Il avait
tourné ses regards sur l'Étrurie, et vu, du mont Alban, le Carthaginois,
qu'enflaient ses succès, se préparer à conduire contre Rome ses drapeaux
victorieux : soudain, secouant sa tête : "Non, dit-il, jeune homme, Jupiter
ne t'accordera jamais de franchir les portes de Rome et d'y porter tes pas.
C'est assez pour toi d'avoir jonché de cadavres les vallées d'Étrurie,
d'avoir rejeté hors de leurs rives les fleuves gonflés du sang latin; je te
défends de gravir la roche Tarpéienne, d'aspirer même à toucher les murs de
Rome".
Il dit, et lance quatre fois sa foudre : toute l'Étrurie en est éclairée, le
ciel s'entr'ouvre, et une nuée épaisse fond sur l'armée ennemie. Non content
d'éloigner ainsi Annibal, Jupiter marque sa puissante protection pour Rome,
en lui inspirant enfin de confier à des mains sûres les descendants de
Romulus, et de commettre à Fabius le salut de l'état. Dès qu'il le voit
revêtu de la souveraine autorité: "Jamais, dit-il, on ne verra ce chef céder
à l'envie ni à la séduction d'une gloire populaire. Les stratagèmes
trompeurs de l'ennemi, l'espoir du butin ou tout autre avantage ne feront
pas changer ses résolutions. Vieux capitaine, son âme tranquille peut
supporter également la bonne et la mauvaise fortune ; son mérite est le même
sous la toge que sous les armes". Ainsi parla le père des dieux, et il
remonta dans le ciel. Ce Fabius, loué par Jupiter même, lui dont aucun
ennemi ne trompa jamais la vigilance, se faisait un devoir sacré de ramener
sans aucune perte, au sein, de la patrie, les troupes qu'il avait conduites
au combat. Jamais tête ne veilla plus sur ses membres ; jamais mère ne
ménagea plus un fils chéri, jamais général ne vit avec plus de tristesse
couler le sang de ses compagnons : vainqueur et arrosé de celui des ennemis,
il revenait sans lui avoir laissé entamer son camp.
Illustre du côté de la naissance, il rapportait aux dieux mêmes l'origine de
sa race. En effet, lorsqu'Alcide revenait des contrées lointaines, vainqueur
de Gérion, il conduisit en triomphe, sur le sol même où resplendit Rome, ces
boeufs dont le spectacle merveilleux faisait la gloire du triple monstre. La
renommée nous apprend qu'Évandre, roi d'une pauvre peuplade, jetait alors,
au milieu de landes désertes, les fondements du palais d'Apollon. La fille
de ce roi, cédant à la passion de l'hôte sacré qu'avait reçu son père,
devint, par une faute heureuse, mère du premier Fabius, mêlant ainsi le sang
d'Arcadie à celui d'Hercule, dans les veines des enfants qui devaient
descendre d'elle. Les trois cents Fabius, que l'on vit sortir ensemble pour
aller combattre l'ennemi, étaient de cette famille; mais Fabius surpassa
tous leurs exploits par sa prudente lenteur: c'est par elle qu'il s'éleva à
ta hauteur, ô Annibal, tant toi-même, alors tu étais grand.
Les Romains repoussés se préparent de nouveau à la guerre. Mais Annibal,
intimidé par Jupiter, et désespérant de battre jamais les murs de Rome, se
retirait vers les collines et les champs de l'Ombrie, aux lieux où la ville
est comme suspendue au sommet d'une montagne: il gagne ainsi les vastes
plaines où Mévanie s'étend, exhalant d'épaisses vapeurs, et où paissent les
énormes taureaux destinés à Jupiter. De là il se jette dans le Picentin, ami
de Pallas, et y fait un riche butin; puis il mène ses troupes vagabondes
partout où l'attire l'amour du pillage. Enfin il arrête sa course fatale
dans l'heureuse Campanie, qui reçoit la guerre dans son sein sans défense.
Tandis que le général carthaginois considère les temples et les édifices de
Literne, qu'entourent des marais, ses regards s'arrêtent sur les peintures
des portiques, qui représentent les événements de la précédente guerre.
Une longue suite de faits glorieux y étaient retracés par ordre. D'abord
Régulus y conseillait la guerre d'un air farouche, guerre qu'il eût
repoussée, s'il lui eût été donné de connaître les destins. Appius
commandait dans cette première guerre qu'on avait déclarée aux Carthaginois,
selon l'antique usage. Couronné de lauriers, il menait le triomphe
légitimement obtenu après la défaite de l'ennemi. Près de là était un
trophée naval, qui rappelait une victoire sur mer. C'était une prodigieuse
colonne blanche surmontée d'un rostre. Duilius, après avoir coulé bas la
flotte carthaginoise, en consacrait le premier les dépouilles à Mars. Un
cortége nocturne l'accompagnait au sortir du festin, avec des torches et des
joueurs de flûtes; c'était ainsi qu'il revenait à ses chastes pénates au son
joyeux des instruments. Annibal aperçoit ensuite la pompe funèbre d'un
compatriote. Scipion, vainqueur en Sardaigne, célébrait les funérailles du
général carthaginois. Plus loin, il voit l'armée libyenne en déroute, fuir
par pelotons dispersés sur les rivages africains : Régulus, remarquable par
l'éclat de son panache, les pressait par derrière. L'Autolole, le Nomade, le
Maure, Hammon, le Garamante, mettaient bas les armes, et lui livraient leurs
villes. Le Bagrada promenait lentement à travers les sables ses ondes tout
écumantes du poison des vipères : un serpent combattait avec furie les
escadrons qui le pressaient, et faisait la guerre à Régulus. Une escorte
perfide noyait Xantippe dans la mer, en le jetant par-dessus la poupe,
quelques prières qu'il adressât aux dieux. Tu fus ainsi vengé, ô Régulus !
bien que trop tard, par le juste supplice que souffrit ce chef précipité
dans la mer. On voyait également s'élever du milieu des flots les deux îles
Égates. Autour d'elles flottaient les débris des vaisseaux carthaginois, et
leurs soldats portés au hasard sur le gouffre immense.
Lutatius, maître de la mer, amenait au rivage, poussé par un vent favorable,
les navires pris à l'ennemi. Parmi les personnages, le père d'Annibal,
Amilcar, entouré des envoyés romains, attirait sur lui tous les regards. On
voyait enfin la statue de la Paix, les autels de l'Alliance indignement
profanés, Jupiter outragé, et les Romains dictant des conditions. Le
Carthaginois, tremblant à la vue de l'épée nue qui menaçait sa tête, tendait
les bras à son tour, et ratifiait le traité qu'il allait enfreindre.
Vénus, du haut de l'Éryx, contemplait ce spectacle avec plaisir. Annibal le
parcourt en fronçant le sourcil, et le sourire sur les lèvres, il exhale à
haute voix son ressentiment : "O Carthage ! dit-il, tu auras aussi à
représenter sur tes murailles les faits non moins mémorables dus à ma
valeur.
Tu montreras Sagonte soumise, et s'écroulant sous le fer ou dans les
flammes. Les pères y égorgeront eux-mêmes leurs enfants. Les Alpes franchies
n'y tiendront pas une petite place.
Le Garamante et le Numide vainqueurs voltigeront à cheval sur ces cimes
escarpées. Tu y joindras les rives du Tésin, écumantes de sang, ma victoire
sur la Trébie, les eaux du Trasymène regorgeant de cadavres. Que Flaminius,
grand de taille comme de courage, y soit précipité; que Scipion prenne la
fuite en perdant tout son sang, et soit emporté vers les siens sur les
épaules de son fils; que tous les peuples, grâce à toi, soient instruits de
ces exploits, je t'en réserve de plus grands encore.
Tu représenteras Rome embrasée par les torches de Libye, et Jupiter renversé
de sa roche Tarpéienne.
Maintenant, soldats, dont les bras m'ont aidé à faire de si grandes choses,
livrez aux flammes ces odieux monuments, et n'en faites qu'un monceau de
cendres".