I. Jeunesse de César. Il est proscrit par Sylla
César avait seize ans lorsqu'il perdit son père. L'année
suivante, il fut désigné flamine de Jupiter; et quoiqu'on l'eût fiancé, dès son
enfance, à Cossutia, d'une simple famille équestre, mais fort riche, il la
répudia, pour épouser Cornélie, fille de Cinna, lequel avait été quatre fois
consul. Il en eut bientôt une fille, nommée Julie. Le dictateur Sylla voulut le
contraindre à la répudier, et, ne pouvant y réussir par aucun moyen, le priva du
sacerdoce, de la dot de sa femme, de quelques successions de famille, et le
regarda dès lors comme son ennemi. César fut même réduit à se cacher, et,
quoique atteint de la fièvre quarte, à changer presque toutes les nuits de
retraite, et à se racheter, à prix d'argent, des mains de ceux qui le
poursuivaient. Il fallut que les Vestales, et Mamercus Aemilius avec Aurelius
Cotta, ses parents et ses alliés se réunissent pour obtenir son pardon. Il est
bien établi que Sylla le refusa longtemps aux prières de ses meilleurs amis et
des hommes les plus éminents, et que, vaincu par leur persévérance, il s'écria,
par une inspiration divine ou par un secret pressentiment de l'avenir : "Eh
bien, vous l'emportez, soyez satisfaits ; mais sachez que celui dont la vie vous
est si chère écrasera un jour le parti de la noblesse, que nous avons défendu
ensemble; car il y a dans César plus d'un Marius."
II. Ses premières campagnes. Son commerce avec Nicomède
César fit ses premières armes en Asie, où l'avait emmené le
préteur Marcus Thermus. Chargé par lui d'aller chercher une flotte en Bithynie,
il s'arrêta chez le roi Nicomède, à qui on le soupçonna de s'être prostitué. Ce
qui confirma ce bruit, c'est qu'on le vit, peu de jours après, retourner en
Bithynie, sous prétexte de faire payer une certaine somme, due à un affranchi,
son client. Le reste de la campagne fut plus favorable à sa réputation; et, à la
prise de Mytilène, il reçut de Thermus une couronne civique.
III. Son retour subit à Rome
Il servit aussi en Cilicie, sous Servilius Isauricus, mais
pendant peu de temps ; car, à la nouvelle de la mort de Sylla, et sur les
espérances qu'il conçut des nouveaux troubles provoqués par Marcus Lepidus, il
se hâta de revenir à Rome. Toutefois, il ne voulut pas entrer dans ses projets,
quelques avantages qui lui fussent offerts ; le caractère de Lépide ne lui
inspirait pas de confiance, et l'occasion lui semblait moins belle qu'il ne
l'avait cru.
IV. Son accusation contre Dolabella. Il va étudier à
Rhodes. Il est pris par des pirates. Ses succès contre Mithridate
Ces troubles apaisés, il accusa de concussion Cornelius
Dolabella, qui avait été honoré du consulat et du triomphe. L'accusé fut absous,
et César résolut de se retirer à Rhodes, tant pour se dérober aux ennemis qu'il
s'était faits, que pour y consacrer ses loisirs aux leçons d'Apollonius Molon,
le plus célèbre rhéteur de ce temps-là. Dans ce trajet, exécuté pendant l'hiver,
il fut pris par les pirates, à la hauteur de l'île Pharmacuse ; et, non sans la
plus vive indignation, il resta leur prisonnier l'espace d'environ quarante
jours, n'ayant près de lui qu'un médecin et deux esclaves du service de sa
chambre; car il avait dépêché sur le champ ses compagnons et ses autres
esclaves, pour lui rapporter l'argent nécessaire à sa rançon. Il la paya
cinquante talents, et, à peine débarqué sur le rivage, il poursuivit, à la tête
d'une flotte, les pirates qui s'en retournaient, les réduisit en son pouvoir, et
les punit du supplice dont il les avait souvent menacés comme en plaisantant.
Mithridate ravageait alors les pays voisins ; César ne voulut pas paraître
indifférent au malheur des alliés : de Rhodes, où il s'était rendu, il passa en
Asie, leva des troupes auxiliaires, chassa de la province le lieutenant de ce
roi, et retint dans le devoir les peuples dont la foi était ébranlée et
douteuse.
V. Il est fait tribun des soldats
Revenu à Rome, la première magistrature qu'il obtint par les
suffrages du peuple fut celle de tribun militaire. On le vit alors aider de tout
son pouvoir ceux qui voulaient rétablir la puissance tribunitienne, dont Sylla
avait beaucoup retranché. Il fit aussi servir la proposition Plotia au rappel de
L. Cinna, frère de sa femme, et de tous ceux qui, dans les troubles civils,
s'étaient attachés à Lépide, et qui, après la mort de ce consul, s'étaient
réfugiés auprès de Sertorius: il prononça même un discours à ce sujet.
VI. Il est nommé questeur. Son origine
Étant questeur, il fit, à la tribune aux harangues et selon
l'usage reçu, l'éloge de sa tante Julie et de sa femme Cornélie, qui venaient de
mourir. Dans le premier, il établit ainsi la double origine de sa tante et celle
de son propre père : "Par sa mère, ma tante Julie est issue des rois ; par son
père, elle se rattache aux dieux immortels. En effet, d'Ancus Marcius
descendaient les Marcius Rex, dont le nom fut celui de sa mère; de Vénus
descendent les Jules, dont la race est la nôtre. On voit donc unis dans notre
famille et la majesté des rois, qui sont les maîtres des hommes, et la sainteté
des dieux, qui sont les maîtres des rois." Pour remplacer Cornélie, il épousa
Pompeia, fille de Q. Pompée et petite-fille de L. Sylla ; mais, dans la suite,
il divorça d'avec elle, sur le soupçon d'un commerce adultère avec Publius
Clodius, si publiquement accusé de s'être introduit chez elle sous un costume de
femme, pendant une fête religieuse, que le sénat dut ordonner une enquête pour
sacrilège.
VII. Sa questure en Espagne. La statue d'Alexandre
Pendant sa questure, l'Espagne ultérieure lui échut en
partage. En visitant les assemblées de cette province, pour y rendre la justice
par délégation du préteur, il alla jusqu'à la ville de Gadès; c'est là que
voyant, près d'un temple d'Hercule, la statue du grand Alexandre, il poussa un
profond soupir, comme pour déplorer son inaction: et, se reprochant de n'avoir
encore rien fait de mémorable à un âge où Alexandre avait déjà conquis
l'univers, il demanda incontinent son congé, afin de venir à Rome pour saisir le
plus tôt possible les occasions de se signaler. Les devins élevèrent encore ses
espérances, en interprétant un songe qu'il avait eu la nuit précédente, et qui
lui troublait l'esprit; car il avait rêvé qu'il violait sa mère. Ils déclarèrent
que ce songe lui annonçait l'empire du monde, "cette mère qu'il avait vue
soumise à lui n'étant autre que la terre, notre mère commune."
VIII. Ses projets
Étant donc parti avant le temps, il visita les colonies
latines, qui nourrissaient des prétentions au droit de cité romaine ; et il les
aurait poussées à quelque audacieuse entreprise, si, dans cette crainte même,
les consuls n'avaient retenu quelque temps les légions destinées pour la
Cilicie.
IX. Il entre dans plusieurs conjurations qui avortent
Il n'en médita pas moins bientôt à Rome de plus grands
projets. On dit, en effet, que, peu de jours avant de prendre possession de
l'édilité, il entra dans une conspiration avec le consulaire Marcus Crassus, et
avec Publius Sylla et L. Autronius, condamnés tous deux pour brigue, après avoir
été désignés consuls. Ils devaient attaquer le sénat au commencement de l'année,
en égorger une partie, donner la dictature à Crassus, qui aurait eu César pour
maître de la cavalerie; et, après s'être ainsi emparés du gouvernement, rendre à
Sylla et à Autronius le consulat qu'on leur avait ôté. Tanusius Geminus dans son
histoire, Marcus Bibulus dans ses édits, et C. Curion, le père, dans ses
discours, parlent de cette conjuration. Cicéron lui-même paraît y faire allusion
dans une lettre à Axius, où il dit que "César effectua, pendant son consulat, le
projet de domination qu'il avait conçu étant édile." Tanusius ajoute que
Crassus, soit peur, soit repentir, ne se montra pas le jour marqué pour le
meurtre, et que, pour cette raison, César ne donna point le signal convenu, qui
était, à ce que rapporte Curion, de laisser tomber sa toge de son épaule. Le
même Curion et M. Actorius Nason lui imputent encore une autre conspiration avec
le jeune Gnaeus Pison, et prétendent que c'est sur le soupçon des menées de ce
Pison dans Rome, qu'on lui donna, à titre extraordinaire, le gouvernement de
l'Espagne; que néanmoins ils convinrent de provoquer ensemble une révolution,
l'un au dehors, l'autre à Rome, et d'agir au moyen des Ambrones et des peuples
qui sont au-delà du Pô; mais que la mort de Pison fit avorter leurs projets.
X. Son édilité. Ses munificences
Édile, César ne se borna pas à orner le comitium, le forum,
et les basiliques; il orna aussi le Capitole, et y fit élever, pour le temps
d'une exposition, des portiques provisoires où il étala aux yeux du peuple une
partie des nombreuses collections d'oeuvres d'art qu'il avait rassemblées. Il
donna des jeux et des combats de bêtes, tantôt avec son collègue et tantôt en
son propre nom; ce qui fit que la popularité ne s'attacha qu'à lui pour des
dépenses faites en commun. Aussi son collègue, Marcus Bibulus, disait-il, en se
comparant à Pollux, "que comme on avait coutume d'appeler du seul nom de Castor
le temple érigé dans le forum aux deux frères, on appelait magnificence de César
les prodigalités de César et de Bibulus." César joignit à ces prodigalités un
combat de gladiateurs; mais il y en eut quelques couples de moins qu'il ne le
voulait; car il en avait fait venir de toutes parts une si grande multitude, que
ses ennemis, épouvantés, firent restreindre, par une loi expresse, le nombre des
gladiateurs qui pourraient à l'avenir entrer dans Rome.
XI. Il demande un commandement extraordinaire et se venge
du refus des grands.
S'étant concilié la faveur du peuple, il essaya, par le
crédit de quelques tribuns, de se faire donner le gouvernement de l'Égypte, en
vertu d'un plébiscite. Cette demande inopinée d'un gouvernement extraordinaire
était fondée sur ce que les habitants d'Alexandrie avaient chassé leur roi, ami
et allié du peuple romain, conduite généralement blâmée à Rome. L'opposition des
optimates fit échouer les prétentions de César, qui, pour affaiblir à son tour
leur autorité par tous les moyens possibles, releva les trophées de Gaius Marius
sur Jugurtha, sur les Cimbres et sur les Teutons, monuments autrefois renversés
par Sylla; et quand on informa contre les sicaires, il fit ranger parmi ces
meurtriers, malgré les exceptions de la loi Cornélie, ceux qui, pendant la
proscription, avaient reçu de l'argent du trésor public pour prix des têtes des
citoyens romains.
XII. Il fait accuser Rabirius et le condamne
Il suscita aussi un accusateur, pour haute trahison, contre
Gaius Rabirius, qui, quelques années auparavant, avait plus que personne aidé le
sénat à comprimer les séditieuses entreprises du tribun Lucius Saturninus.
Désigné par le sort pour être un des juges de l'accusé, il le condamna avec tant
de passion, que, devant le peuple, rien ne fut aussi utile à l'appelant que la
partialité de son juge.
XIII. Il est nommé souverain pontife. Ses profusions et
ses dettes
Déçu de l'espérance d'un commandement, César brigua le
souverain pontificat, et répandit l'argent avec une telle profusion, qu'effrayé
lui-même de l'énormité de ses dettes, il dit à sa mère, en l'embrassant avant de
se rendre aux comices, qu'il ne rentrerait pas chez lui, sinon comme pontife. Il
l'emporta sur deux compétiteurs bien redoutables, bien supérieurs à lui par
l'âge et par la dignité; et il eut même sur eux cet avantage, de réunir plus de
suffrages dans leurs propres tribus, qu'ils n'en eurent ensemble dans toutes les
autres.
XIV. Sa préture. Son opinion dans le jugement des
complices de Catilina
César était préteur quand on découvrit la conjuration de
Catilina. La mort des coupables avait été résolue dans le sénat, d'une voix
unanime: lui seul opina pour qu'ils fussent détenus séparément dans des villes
municipales, et que leurs biens fussent vendus. Bien plus; ceux qui avaient
proposé une peine plus sévère, il les effraya tellement par la menace réitérée
des haines populaires qui, un jour, se déchaîneraient contre eux, que Décimus
Silanus, consul désigné, ne craignit pas d'adoucir, par une interprétation, son
avis, dont il ne pouvait changer sans honte, et qu'on avait compris, dit-il
alors, dans un sens plus rigoureux qu'il ne l'avait voulu. César allait
l'emporter: déjà même un grand nombre de sénateurs étaient passés de son côté,
entre autres Cicéron, le frère du consul; c'en était fait, si le discours de M.
Caton n'eût raffermi le sénat intimidé. César, loin de renoncer à son
opposition, y mit une telle persistance, qu'une troupe de chevaliers romains,
qui gardait armée la salle du sénat, menaça de lui donner la mort: des glaives
nus furent même dirigés contre lui, en sorte que ses voisins se reculèrent;
quelques-uns seulement, le tenant dans leurs bras et le couvrant de leurs toges,
réussirent, non sans peine, à le sauver. Alors, saisi d'effroi, il céda; et, de
tout le reste de l'année, il ne parut plus au sénat.
XV. Il veut enlever à Q. Catulus le droit de faire la
dédicace du Capitole
Le premier jour de sa préture, il cita devant le peuple Q.
Catulus, aux fins d'enquête sur la reconstruction du Capitole; et il proposa
d'en confier le soin à un autre. Mais voyant que les optimates, au lieu d'aller
rendre leurs devoirs aux nouveaux consuls, accouraient en foule à l'assemblée
pour lui opposer une résistance opiniâtre, et jugeant la lutte inégale, il
abandonna cette poursuite.
XVI. Il est suspendu de ses fonctions, et rétabli
Il n'en montra que plus d'obstination à soutenir et à
défendre, malgré l'opposition de ses collègues, le tribun du peuple Caecilius
Metellus, auteur de lois particulièrement subversives. Un décret du sénat finit
par les suspendre tous deux de leurs fonctions publiques. César eut néanmoins
l'audace de rester en possession de sa charge, et de rendre encore la justice.
Mais quand il apprit qu'on se préparait à employer contre lui la violence et les
armes, il congédia ses licteurs, se dépouilla de la prétexte, et se retira
secrètement chez lui, résolu, eu égard aux circonstances, de se tenir
tranquille. Deux jours après, la foule s'assembla d'elle-même et spontanément
devant sa maison, et lui offrit son appui pour le rétablir dans sa dignité: le
tumulte était au comble; César l'apaisa. ) Étonnés de cette modération, les
sénateurs, que la nouvelle de l'attroupement avait réunis à la hâte, envoyèrent,
pour lui rendre grâces, les plus illustres d'entre eux; et il fut rappelé dans
le sénat, où lui furent prodigués les plus pompeux éloges. Enfin, on le
réintégra dans sa charge, en rapportant le premier décret.
XVII. Il est nommé comme complice de Catilina
D'autres embarras ne tardèrent pas à l'assaillir: il fut
nommé parmi les complices de Catilina, devant le questeur Novius Niger, par le
délateur Lucius Vettius, et dans le sénat, par Quintus Curius, à qui l'on avait
décerné des récompenses publiques pour avoir révélé le premier les projets des
conjurés. Curius prétendait tenir de Catilina ce qu'il avançait. Vettius
s'engageait à produire un billet écrit par César à Catilina. César ne crut pas
devoir souffrir ces attaques; il implora le témoignage de Cicéron, pour prouver
qu'il lui avait, de son plein gré, transmis certains détails sur la conjuration;
et il fit priver Curius des récompenses qu'on lui avait promises. Quant à
Vettius, à qui l'on infligea une saisie, dont on pilla les meubles, dont on
maltraita la personne, et qui enfin fut près d'être mis en pièces en pleine
assemblée, au pied de la tribune, César le fit jeter en prison. Il y fit
conduire aussi le questeur Novius, pour avoir souffert qu'on accusât à son
tribunal un magistrat supérieur à lui en autorité.
XVIII. Il part pour l'Espagne
À l'issue de sa préture, le sort lui départit l'Espagne
ultérieure. Mais, retenu par ses créanciers, il ne s'en délivra qu'après avoir
donné des cautions; et sans attendre que, selon l'usage et les lois, le sénat
eût réglé tout ce qui concernait les provinces, il partit, soit pour échapper à
une action judiciaire qu'on voulait lui intenter à l'expiration de sa charge,
soit pour porter plus promptement secours aux alliés, qui imploraient la
protection de Rome. Quand il eut pacifié sa province, il revint, avec la même
précipitation et sans attendre son successeur, pour demander à la fois le
triomphe et le consulat. Mais le jour des comices étant déjà indiqué, l'on ne
pouvait tenir compte de sa candidature que s'il entrait dans la ville en simple
particulier; et lorsqu'il intrigua pour être affranchi de la loi, il rencontra
une forte opposition. Il fut donc forcé de renoncer au triomphe, pour n'être pas
exclu du consulat.
XIX. Il est nommé consul. Premier triumvirat
De ses deux compétiteurs au consulat, Lucius Lucceius et
Marcus Bibulus, il s'attacha le premier, qui avait moins de crédit mais une
grande fortune, à condition que celui-ci associerait le nom de César au sien
dans ses largesses aux centuries. Les optimates, instruits de ce marché, dont
ils craignaient les suites, et persuadés que César, avec la plus haute
magistrature de l'État et un collègue tout à lui, ne mettrait pas de bornes à
son audace, voulurent que Bibulus fît aux centuries les mêmes promesses, et la
plupart d'entre eux se cotisèrent à cet effet. Caton lui-même avoua que, cette
fois, la corruption profiterait à la république. César fut donc nommé consul
avec Bibulus. Les optimates n'eurent plus d'autres ressources que d'assigner aux
futurs consuls des départements sans importance, à savoir ceux des bois et des
pâturages. Excité surtout par cette injure, César ne négligea aucun moyen de
s'attacher Gnaeus Pompée, alors irrité lui-même contre les sénateurs de ce que,
malgré ses victoires sur le roi Mithridate, ils hésitaient à ratifier ses actes.
Il le réconcilia aussi avec Marcus Crassus, qui était resté son ennemi depuis
les violentes querelles de leur consulat; et il conclut avec eux une alliance,
en vertu de laquelle rien ne devrait se faire dans l'État de ce qui déplairait à
l'un des trois.
XX. Actes principaux et violences de son consulat
En prenant possession de sa dignité, César établit, le
premier, que l'on tiendrait un journal de tous les actes du sénat et du peuple,
et que ce journal serait rendu public. Il fit revivre aussi l'ancien usage de se
faire précéder par un huissier et suivre par des licteurs, pendant le mois où
l'autre consul aurait les faisceaux. Il promulgua une loi agraire; et, comme son
collègue s'y opposait, il le chassa du forum par les armes. Le lendemain,
celui-ci porta ses plaintes au sénat; mais il ne se trouva personne qui osât
faire un rapport sur cette violence, ou proposer de ces résolutions vigoureuses
qu'on avait si souvent prises dans de moindres désordres. Bibulus, au désespoir,
se retira chez lui, où il se tint caché tout le temps de son consulat, ne
manifestant plus son opposition que par la voie des édits. De ce moment, César
régla tout dans l'État à sa guise; si bien que des railleurs, avant de signer
leurs lettres, les dataient par plaisanterie, non du consulat de César et de
Bibulus, mais du consulat de Jules et de César; faisant ainsi deux consuls d'un
seul, dont ils séparaient le nom et le surnom. On fit aussi courir les vers
suivants :
-
Ce que César a fait, qui d'entre nous l'ignore?
-
Ce qu'a fait Bibulus, moi je le cherche encore.
La plaine de Stella, consacrée par nos ancêtres, et le
territoire campanien qui était resté soumis à l'impôt pour les besoins de la
république, furent distribués, par son ordre et sans que le sort fût consulté, à
vingt mille citoyens, pères de trois enfants ou d'un plus grand nombre. Les
fermiers de l'État demandaient une réduction; César leur remit le tiers de leur
fermage, et les engagea en public à ne point enchérir inconsidérément à la
prochaine adjudication des impôts. Il en était ainsi du reste: tout ce que l'on
convoitait, César en faisait largesse; personne n'osait s'y opposer, et
quiconque l'osait se voyait en butte à ses vengeances. Caton l'ayant un jour
tenté, il le fit traîner hors du sénat par un licteur, et conduire en prison.
Lucius Lucullus, qui lui avait résisté avec trop de hardiesse, fut si épouvanté
de ses menaces, qu'il lui demanda grâce à genoux. Cicéron, dans un plaidoyer,
avait déploré le malheur des temps; le jour même, à la neuvième heure, César fit
passer dans les rangs plébéiens le patricien Publius Clodius, ennemi de Cicéron,
et qui, depuis longtemps, tâchait en vain d'y entrer. Voulant en finir avec ses
adversaires, il suborna Vettius, à prix d'argent, pour qu'il déclarât que
quelques-uns d'entre eux l'avaient engagé à tuer Pompée, et qu'amené au forum,
il nommât les prétendus auteurs de ce complot: mais Vettius accusant sans
preuves tantôt l'un, tantôt l'autre, la fraude fut bientôt soupçonnée; et César,
désespérant du succès d'une entreprise aussi imprudente, fit, dit-on,
empoisonner le dénonciateur.
XXI. Il devient le gendre de Pison et le beau-père de
Pompée
Vers le même temps, il épousa Calpurnie, fille de L. Pison,
qui allait lui succéder au consulat; et il donna en mariage à Gnaeus Pompée sa
fille Julie, en congédiant son premier fiancé Servilius Cépion, l'un de ceux
qui, peu de temps auparavant, l'avaient aidé à se défaire de Bibulus. Après
cette nouvelle alliance, il commença, dans le sénat, par prendre d'abord l'avis
de Pompée, alors qu'il avait coutume d'interroger Crassus le premier, et qu'il
était d'usage que le consul conservât toute l'année l'ordre établi par lui aux
calendes de janvier pour recueillir les votes.
XXII. Il obtient le gouvernement des Gaules. Son arrogance
Ainsi appuyé du crédit de son beau-père et de son gendre, il
choisit, parmi toutes les provinces romaines, celle des Gaules, qui, entre
autres avantages, offrait à son ambition un vaste champ de triomphes. Il reçut
d'abord la Gaule Cisalpine avec l'Illyrie, en vertu de la loi Vatinia, et
ensuite la Gaule Chevelue, par un décret des sénateurs, qui craignaient, s'ils
la lui refusaient, que le peuple ne la lui donne également. Il en éprouva une
joie qu'il ne put contenir: on l'entendit, peu de jours après, se vanter en
plein sénat d'être enfin parvenu au comble de ses voeux, malgré la résistance et
les lamentations de ses adversaires, et s'écrier qu'il marcherait désormais sur
leurs têtes à tous: "Cela ne sera pas facile à une femme," répondit une voix,
pour l'outrager: "Je ne sache pas, répliqua-t-il en ayant l'air de plaisanter,
que cela ait empêché Sémiramis de régner sur l'Assyrie, et les Amazones de
posséder jadis une grande partie de l'Asie."
XXIII. Il est cité en justice. Ses précautions pour
s'assurer l'impunité
Après son consulat, les préteurs Gaius Memmius et Lucius
Domitius demandèrent qu'on examina les actes de l'année précédente. César déféra
l'affaire au sénat, qui ne voulut point en connaître. Trois jours s'étant passés
en vaines altercations, il partit pour son gouvernement; et aussitôt, afin de
constituer à son égard un précédent fâcheux, on traîna son questeur en justice,
sous plusieurs inculpations, en vue d'une enquête préjudicielle. Lui-même y fut
bientôt cité par le tribun du peuple Lucius Antistius; mais, grâce à
l'intervention du collège des tribuns, il obtint de ne pas être accusé pendant
qu'il était absent pour le service de la république. Aussi, pour se mettre
désormais à l'abri de pareilles attaques, il eut grand soin de s'attacher par
des services les magistrats en charge chaque année, et il se fit une loi de
n'aider de son crédit ou de ne laisser parvenir aux honneurs que ceux qui se
seraient engagés à le défendre en son absence; condition pour laquelle il
n'hésita pas à exiger de certains un serment et même une promesse écrite.
XXIV. Il oblige Crassus et Pompée à demander le consulat
dans son intérêt. Sa conduite coupable en Gaule.
Mais Lucius Domitius, qui aspirait au consulat, s'étant vanté
publiquement d'accomplir comme consul ce qu'il n'avait pu faire comme préteur,
et d'ôter, en outre, à César l'armée qu'il commandait, celui-ci fit venir
Crassus et Pompée à Lucques, ville de sa province, et il les contraignit de
demander aussi le consulat, pour en écarter Domitius, et faire ensuite proroger
son commandement pour cinq ans; ce qui fut exécuté. Rassuré de ce côté, il
ajouta d'autres légions à celles qu'il avait reçues de la république, et il les
entretint à ses frais. Il en forma même, dans la Gaule Transalpine, une
dernière, à laquelle il fit prendre le nom gaulois d'Alauda, qu'il sut former à
la discipline des Romains, qu'il arma et habilla comme eux, et que, dans la
suite, il gratifia tout entière du droit de cité. Il ne laissa désormais aucune
occasion de faire la guerre, fût cette guerre injuste et périlleuse: il attaqua
indistinctement et les peuples alliés et les nations ennemies ou sauvages. À tel
point que sa conduite fit prendre, un jour, au sénat la résolution d'envoyer des
commissaires dans les Gaules, pour informer sur l'état de cette province;
quelques sénateurs proposèrent même de le livrer aux ennemis. Mais le succès de
ses entreprises lui fit, au contraire, décerner de solennelles actions de
grâces, plus longues et plus fréquentes qu'à aucun autre avant lui.
XXV. Ses expéditions militaires
Voici, en peu de mots, ce qu'il fit pendant les neuf années
que dura son commandement. Toute la Gaule comprise entre les Pyrénées, les
Alpes, les Cévennes, le Rhône et le Rhin, c'est-à-dire dans un circuit de
quelque trois millions deux cent mille pas, il la réduisit en province romaine,
à l'exception des villes alliées et de celles qui avaient bien mérité de Rome,
et il imposa au pays conquis un tribut annuel de quarante millions de sesterces.
Il est le premier qui, après avoir jeté un pont sur le Rhin, ait attaqué les
Germains au-delà de ce fleuve, et qui leur ait infligé de lourdes défaites. Il
attaqua aussi les Bretons, jusqu'alors inconnus, les vainquit, et en exigea des
contributions et des otages. Au milieu de tant de succès, il n'éprouva que trois
revers: l'un en Bretagne, où une violente tempête faillit détruire sa flotte; un
autre en Gaule, devant Gergovie, où une légion fut mise en déroute; et le
troisième sur le territoire des Germains, où ses lieutenants Titurius et
Aurunculeius périrent dans une embuscade.
XXVI. Ses menées à Rome, pendant la guerre des Gaules
C'est dans ce même temps qu'il perdit d'abord sa mère, puis
sa fille, et peu après son petit-fils. Cependant le meurtre de Publius Clodius
avait mis le trouble dans Rome, et le sénat, qui était d'avis de ne créer qu'un
consul, désignait nommément Gnaeus Pompée. Les tribuns du peuple lui destinaient
César comme collègue; mais ne voulant pas revenir, pour cette candidature, avant
d'avoir terminé la guerre, il s'entendit avec eux pour qu'ils lui fissent plutôt
obtenir du peuple la permission de briguer, absent, son second consulat, lorsque
le temps de son commandement serait près d'expirer. On lui accorda ce privilège;
et concevant déjà de plus grands projets et rempli d'espérance, il ne négligea
rien pour se faire des partisans, à force de bons offices et de largesses
publiques et particulières. Avec le produit du butin, il commença la
construction d'un forum, dont le terrain seul coûta plus de cent millions de
sesterces. Il promit au peuple, en mémoire de sa fille, un combat de gladiateurs
et un festin, ce qui était sans exemple. Pour donner à ces réjouissances le plus
d'attrait possible, il ne s'en rapporta pas seulement aux traiteurs choisis pour
cet objet: ses esclaves aussi y furent employés. Il avait à Rome des agents qui
enlevaient de force, pour les lui garder, les gladiateurs les plus fameux,
lorsqu'ils combattaient devant des spectateurs malveillants. Quant aux élèves
gladiateurs, ce n'était ni dans l'enceinte d'une école ni par des professeurs
d'escrime qu'il les faisait instruire, mais dans les maisons des particuliers,
par des chevaliers romains, ou même par des sénateurs habiles à manier les
armes, et qu'il suppliait (ses lettres en font foi) d'entreprendre l'instruction
de chacun de ces gladiateurs, et de présider eux-mêmes, comme des maîtres, à
leurs exercices. César doubla pour toujours la solde des légions. Dans les
années d'abondance, il distribuait le blé sans règle ni mesure, et on le vit
parfois donner à chaque homme un esclave pris sur le butin.
XXVII. Il augmente par tous les moyens le nombre de ses
partisans
Afin de rester le parent et l'ami de Pompée, il lui offrit la
main d'Octavie, petite-fille de sa soeur, qui avait été mariée à Gaius
Marcellus; et il lui demanda pour lui-même la main de sa fille, destinée à
Faustus Sylla. Tous ceux qui entouraient Pompée, et presque tous les membres du
sénat, César les avait faits ses débiteurs, sans leur demander d'intérêt ou en
n'acceptant d'eux qu'un intérêt modique. Il faisait aussi de magnifiques
présents aux citoyens des autres ordres, qui se rendaient auprès de lui sur son
invitation ou de leur propre mouvement. Sa libéralité s'étendait jusque sur les
affranchis et les esclaves, selon ce qu'ils avaient de crédit sur l'esprit de
leur maître ou de leur patron. Les accusés, les citoyens perdus de dettes, la
jeunesse prodigue, ne trouvaient qu'en lui un refuge assuré, à moins que les
accusations ne fussent trop graves, la ruine trop complète, les désordres trop
grands, pour qu'il pût les secourir: à ceux-là, il disait ouvertement "qu'il
leur fallait une guerre civile".
XXVIII. De vives attaques sont dirigées contre lui à Rome
Il ne montra pas moins d'empressement à s'attacher les rois
et les provinces dans toute l'étendue de la terre, offrant aux uns, en pur don,
des milliers de captifs, envoyant aux autres des troupes auxiliaires, où et
quand ils le voulaient, sans prendre l'avis du sénat ni du peuple. Il orna de
magnifiques monuments les plus puissantes villes non seulement de l'Italie, des
Gaules et des Espagnes, mais aussi de la Grèce et de l'Asie. Enfin tout le monde
commençait à démêler avec terreur le but de tant d'entreprises, lorsque le
consul Marcus Claudius Marcellus, après avoir annoncé par un édit qu'il allait
prendre des mesures de salut public, fit un rapport au sénat: il proposait de
donner un successeur à César avant l'expiration de son commandement, puisque la
guerre était finie, que la paix était assurée, et qu'il fallait licencier une
armée victorieuse. Il demandait aussi que, dans les prochains comices, on ne
tînt pas compte de César absent, puisque Pompée lui-même avait abrogé le
plébiscite rendu en sa faveur. Il était en effet arrivé que, dans une loi portée
par Pompée sur les droits des magistrats, et au chapitre où il interdisait aux
absents la demande des honneurs, il avait oublié d'excepter César; erreur qu'il
n'avait corrigée que lorsque la loi était déjà gravée sur l'airain et déposée
dans le trésor. Non content d'enlever à César ses provinces et son privilège,
Marcellus était encore d'avis de retirer à la colonie fondée par lui à Novum
Comum, en vertu de la loi Vatinia, le droit de cité romaine, alléguant que
c'était le résultat de la brigue et de la violation des lois.
XXIX. Ses mesures contre ces attaques
Ébranlé par ces attaques, et persuadé, comme il le disait
souvent, qu'il serait plus difficile, quand l'État l'aurait pour chef, de le
faire descendre du premier rang au second, que du second jusqu'au dernier, il
résista de tout son pouvoir à Marcellus, et lui opposa, tantôt le veto des
tribuns, tantôt l'intervention de Servius Sulpicius, l'autre consul. L'année
suivante encore, comme Gaius Marcellus, qui avait succédé, dans le consulat, à
son cousin germain Marcus, suivait le même plan que lui, César s'assura, au prix
d'immenses largesses, le concours de son collègue Paul-Émile et de Gaius Curion,
le plus violent des tribuns. Mais rencontrant partout une résistance obstinée,
et voyant que les consuls désignés étaient aussi contre lui, il écrivit au
sénat, pour le conjurer de ne pas lui enlever une faveur accordée par le peuple,
ou du moins d'ordonner que les autres généraux quittassent aussi leurs armées.
Il se flattait, à ce que l'on croit, de rassembler ses vétérans, dès qu'il le
voudrait, plus aisément que Pompée ne réunirait de nouveaux soldats. Il offrit
néanmoins à ses adversaires de renvoyer huit légions, de quitter la Gaule
Transalpine, et de garder la Cisalpine avec deux légions, ou même l'Illyrie avec
une seule, jusqu'à ce qu'il fût créé consul.
XXX. Il vient à Ravenne, préparé à tous les événements
Mais le sénat n'eut aucun égard à ses demandes, et ses
ennemis refusèrent de mettre en marché le salut de la république. Alors il passa
dans la Gaule Citérieure, et, après avoir tenu les assemblées provinciales, il
s'arrêta à Ravenne, prêt à venger par la force des armes les tribuns qui avaient
embrassé sa cause, dans le cas où le sénat prendrait contre eux quelque parti
violent. Tel fut, en effet, le prétexte de la guerre civile; mais on pense
qu'elle eut d'autres causes. Gnaeus Pompée disait souvent que, ne pouvant
achever les travaux qu'il avait commencés, ni répondre, par ses ressources
personnelles, aux espérances que le peuple avait fondées sur son retour, César
avait voulu tout troubler, tout bouleverser. (Selon d'autres, il craignait qu'on
ne l'obligeât à rendre compte de ce qu'il avait fait contre les lois, les
auspices et les oppositions des magistrats, dans son premier consulat. En effet,
M. Caton déclara plus d'une fois, avec serment, qu'il le citerait en justice,
dès qu'il aurait licencié son armée; et l'on disait généralement que, s'il
revenait sans caractère public, il serait forcé, comme Milon, de se défendre
devant des juges entourés de soldats armés. Ce qui rend cette dernière opinion
probable, c'est ce que rapporte Asinius Pollion, qu'à la bataille de Pharsale,
César, jetant les yeux sur ses adversaires vaincus et en déroute, prononça ces
propres mots: "Voilà ce qu'ils ont voulu: après tant de victoires, j'aurais été,
moi Gaius César, condamné par eux, si je n'avais réclamé le secours d'une
armée." Certains auteurs pensent qu'il était dominé par l'habitude du
commandement, et qu'ayant pesé les forces de ses ennemis et les siennes, il
avait cru devoir saisir l'occasion de s'emparer du pouvoir suprême, objet de
tous ses voeux depuis sa première jeunesse. Telle paraît avoir été aussi
l'opinion de Cicéron, qui nous apprend, dans le troisième livre du Traité des
Devoirs, que César avait sans cesse à la bouche ces vers d'Euripide, dont il
nous a donné la traduction:
-
Pratiquez la vertu; mais, s'il vous faut régner,
-
Vertu, justice et lois, sachez tout dédaigner.
XXXI. Il s'avance la nuit jusqu'au Rubicon
Donc, quand il apprit qu'on n'avait tenu aucun compte de
l'opposition des tribuns, et qu'eux-mêmes étaient sortis de Rome, il fit prendre
aussitôt les devants à quelques cohortes, et dans le plus grand secret, pour
n'éveiller aucun soupçon. Puis, pour donner le change, il assista à un spectacle
public, examina le plan d'une école de gladiateurs qu'il voulait faire
construire, et se livra, comme de coutume, à la joie d'un grand festin. Mais,
après le coucher du soleil, il fit atteler à un chariot les mulets d'une
boulangerie voisine et, suivi de fort peu de monde, il prit les chemins les plus
détournés. Les flambeaux s'éteignirent; il se trompa de route et erra longtemps
au hasard. Enfin, au point du jour, ayant trouvé un guide, il suivit à pied des
sentiers étroits jusqu'au Rubicon, limite de sa province, et où l'attendaient
ses cohortes. Il s'y arrêta quelques instants, et, réfléchissant aux
conséquences de son entreprise: "Il est encore temps de retourner sur nos pas,
dit-il à ceux qui l'entouraient; une fois ce petit pont franchi, c'est le fer
qui décidera tout."
XXXII. Un prodige le détermine à passer ce fleuve
Il hésitait; un prodige le détermina. Un homme d'une taille
et d'une beauté remarquables apparut tout à coup, assis à peu de distance et
jouant du chalumeau. Des bergers et de très nombreux soldats des postes voisins,
parmi lesquels il y avait des trompettes, accoururent pour l'entendre. Il saisit
l'instrument d'un de ces derniers, s'élança vers le fleuve, et, tirant
d'énergiques accents de cette trompette guerrière, il se dirigea vers l'autre
rive. "Allons, dit alors César, allons où nous appellent les signes des dieux et
l'injustice de nos ennemis: le sort en est jeté!"
XXXIII. Sa harangue et ses promesses à ses soldats
Quand l'armée eut ainsi passé le fleuve, César fit paraître
les tribuns du peuple, qui, chassés de Rome, étaient venus dans son camp: alors
il harangua ses troupes assemblées et invoqua leur fidélité, en pleurant et en
déchirant ses vêtements sur sa poitrine. On crut aussi qu'il avait promis à
chaque soldat le cens de l'ordre équestre. Mais ce qui donna lieu à cette
erreur, c'est que, dans la chaleur du discours, il montra souvent le doigt
annulaire de sa main gauche, protestant qu'il était prêt à donner tout, jusqu'à
son anneau, pour ceux qui défendraient sa dignité; en sorte que les derniers
rangs, plus à portée de voir que d'entendre, prêtèrent à ce geste une
signification qu'il n'avait point; et le bruit ne tarda pas à se répandre que
César avait promis à ses soldats le droit de porter un anneau et les revenus des
chevaliers, c'est-à-dire quatre cent mille sesterces.
XXXIV. Commencement de la guerre civile
Voici, dans l'ordre des faits, le résumé de ce qu'il fit
ensuite. Il occupa d'abord le Picénum, l'Ombrie et l'Étrurie. Lucius Domitius,
que, dans ces troubles on lui avait donné comme successeur, s'étant enfermé dans
Corfinium avec une garnison, César le contraignit de se rendre à discrétion, le
renvoya, et, longeant la mer Supérieure, marcha sur Brindes, où les consuls et
Pompée s'étaient enfuis, dans le dessein de passer au plus tôt la mer. Après
avoir tout tenté inutilement pour empêcher l'exécution de ce projet, César se
dirigea sur Rome, convoqua le sénat pour délibérer sur la république, et marcha
contre les meilleures troupes de Pompée, qui étaient en Espagne sous les ordres
de trois lieutenants, M. Petreius, L. Afranius et M. Varron. Il avait dit à ses
amis en partant: "Je vais combattre une armée sans général, pour venir ensuite
combattre un général sans armée." Quoique retardé par le siège de Marseille, qui
sur sa route lui avait fermé ses portes, et par une extrême pénurie de vivres,
il lui fallut peu de temps pour tout soumettre.
XXXV. Bataille de Pharsale. Guerre d'Alexandrie. Défaite
de Pharnace. Guerre d'Afrique
Il revint ensuite à Rome, passa en Macédoine, investit Pompée
et le tint assiégé, pendant près de quatre mois, derrière de formidables
retranchements. Enfin il le vainquit à Pharsale, et le poursuivit dans sa fuite
jusqu'à Alexandrie, où, le trouvant assassiné, il fit lui-même au roi Ptolémée,
qui lui tendit aussi des embûches, une guerre des plus difficiles et que
rendaient pour lui bien périlleuse le désavantage du temps et du lieu, un
rigoureux hiver, dans les murs d'un ennemi pourvu de tout et très rusé, alors
que lui-même manquait de tout et n'avait rien préparé. Vainqueur, il donna le
royaume d'Égypte à Cléopâtre et au plus jeune de ses frères. Il craignait, en
faisant de ce pays une province romaine, qu'il ne devînt un jour, entre les
mains d'un gouverneur turbulent, une cause d'entreprises séditieuses.
D'Alexandrie, César passa en Syrie, et de là dans le Pont, où l'appelaient de
pressants messages; car Pharnace, fils du grand Mithridate, profitait de ces
troubles pour faire la guerre, et avait déjà remporté de nombreux avantages, qui
l'avaient fort enorgueilli. Quatre heures de combat suffirent à César, le
cinquième jour de son arrivée, pour détruire cet adversaire en une seule
bataille. Aussi se récriait-il souvent sur le bonheur de Pompée, qui avait dû,
en grande partie, sa gloire militaire à la faiblesse de pareils ennemis. Il
vainquit ensuite Scipion et Juba, qui avaient recueilli en Afrique les restes de
leur parti, et il défit en Espagne les fils de Pompée.
XXXVI. Revers de ses lieutenants. Ses dangers
Dans le cours de toutes les guerres civiles, César n'éprouva
de revers que par le fait de ses lieutenants. C. Curion, l'un d'eux, périt en
Afrique; un autre, C. Antoine, tomba au pouvoir de ses adversaires, en Illyrie.
P. Dolabella y laissa aussi sa flotte, et Cn. Domitius Calvinus perdit son armée
dans le Pont. Lui-même obtint toujours de brillants succès, et ne fut en danger
que deux fois: l'une à Dyrrachium, où, repoussé par Pompée, qui ne songea pas à
le poursuivre, il dit que cet adversaire ne savait pas vaincre; l'autre, au
dernier combat livré en Espagne, et où ses affaires parurent si désespérées,
qu'il songea même à se donner la mort.
XXXVII. Ses triomphes à Rome
Ses guerres terminées, il triompha cinq fois; dont quatre
dans le même mois, après sa victoire sur Scipion, mais à quelques jours
d'intervalle, et la cinquième après la défaite des fils de Pompée. Il triompha
de la Gaule, et ce fut le premier et le plus beau de ses triomphes; ensuite
d'Alexandrie, puis du Pont, puis de l'Afrique, et en dernier lieu de l'Espagne;
toujours avec une pompe et un appareil différents. Le jour où il triompha de la
Gaule, comme il traversait le Vélabre, il fut presque jeté hors de son char,
dont l'essieu se rompit. Il monta au Capitole à la lueur des flambeaux, que
portaient dans des candélabres quarante éléphants rangés à droite et à gauche.
Dans son triomphe du Pont, on remarqua, entre autres ornements de la pompe
triomphale, un tableau où étaient écrits ces seuls mots: "Je suis venu, j'ai vu,
j'ai vaincu," qui ne retraçaient pas, comme les autres inscriptions, tous les
événements de la guerre, mais qui en marquaient la rapidité.
XXXVIII. Ses largesses à ses soldats et au peuple
Outre les deux mille sesterces qu'il avait fait compter à
chaque fantassin des légions de vétérans, à titre de butin, au commencement de
la guerre civile, César leur en donna vingt-quatre mille. Il leur assigna aussi
des terres, mais non contiguës, afin de ne point dépouiller les possesseurs. Il
distribua au peuple dix boisseaux de blé par tête et autant de livres d'huile,
avec trois cents sesterces qu'il avait promis autrefois, et auxquels il en
ajouta cent autres, pour compenser le retard. Il remit même, pour un an, les
loyers dans Rome jusque concurrence de deux mille sesterces, et dans le reste de
l'Italie, jusqu'à concurrence de cinq cents. À tous ces dons, il ajouta un
festin public et une distribution de viandes. Après sa victoire en Espagne, il
fit servir deux repas; car le premier lui avait paru peu digne de sa
magnificence: le second, donné cinq jours après, fut des plus somptueux.
XXXIX. Magnificence de ses spectacles
Il donna des spectacles de divers genres: des combats de
gladiateurs, des pièces de théâtre jouées dans tous les quartiers de la ville,
et même par des acteurs parlant toutes les langues, des jeux dans le cirque, des
combats d'athlètes, une naumachie. On vit combattre dans le forum, parmi les
gladiateurs, Furius Leptinus, d'une famille prétorienne, et Q. Calpenus, qui
avait été sénateur et avocat. Les enfants de plusieurs princes d'Asie et de
Bithynie dansèrent la pyrrhique. Aux jeux scéniques, Decimus Laberius, chevalier
romain, joua un mime de sa composition. Il reçut de César cinq cents sesterces
et un anneau d'or; et, de la scène, il alla, en traversant l'orchestre,
s'asseoir sur l'un des quatorze gradins (réservés aux chevaliers). Au cirque,
l'arène fut agrandie des deux côtés; on creusa tout autour un fossé qui fut
rempli d'eau, et l'on vit des jeunes gens des plus nobles familles faire courir
dans cette enceinte des chars à deux et à quatre chevaux, ou sauter
alternativement sur des coursiers dressés à cette manœuvre. Des enfants,
partagés en deux troupes, suivant la différence de leur âge, célébraient les
jeux appelés Troyens. Cinq jours furent consacrés à des chasses. Le dernier
spectacle fut celui d'une bataille rangée entre deux armées, et où combattirent,
de part et d'autre, cinq cents fantassins, trente cavaliers et vingt éléphants.
Afin d'ouvrir à ces troupes un plus vaste champ de bataille, on avait enlevé les
bornes et dressé à leur place deux camps opposés l'un à l'autre. Des athlètes
luttèrent, pendant trois jours, dans un stade construit exprès dans le quartier
du champ de Mars. Pour la naumachie, un lac fut creusé dans la petite Codète, où
s'affrontèrent des vaisseaux tyriens et égyptiens, à deux, à trois, à quatre
rangs de rames, et chargés de soldats. L'annonce de tous ces spectacles avait
attiré à Rome une si prodigieuse affluence d'étrangers, que la plupart d'entre
eux couchèrent sous des tentes, dans les rues et dans les carrefours, et que
beaucoup de personnes, entre autres deux sénateurs, furent écrasées ou étouffées
dans la foule.
XL. Il réforme le calendrier
Tournant ensuite ses vues vers la réorganisation de l'État,
César corrigea le calendrier, tellement dérangé par la faute des pontifes et par
l'abus, déjà ancien, des intercalations, que les fêtes de la moisson ne
tombaient plus en été, ni celles des vendanges en automne. Il régla l'année sur
le cours du soleil, et la composa de trois cent soixante-cinq jours, en
supprimant le mois intercalaire, et en augmentant d'un jour chaque quatrième
année. Pour que ce nouvel ordre de choses pût commencer avec les calendes de
janvier de l'année suivante, il ajouta deux autres mois supplémentaires, entre
novembre et décembre, à celle où se fut cette réforme; et elle fut ainsi de
quinze mois, avec l'ancien mois intercalaire, qui, selon l'usage, s'était
présenté cette année-là.
XLI. Ses règlements politiques
Il compléta le sénat; il créa de nouveaux patriciens; il
augmenta le nombre des préteurs, des édiles, des questeurs et des magistrats
inférieurs. Il réhabilita des citoyens que les censeurs avaient dépouillés de
leurs dignités, ou que les tribunaux avaient condamnés pour brigue. Il partagea
avec le peuple le droit d'élection dans les comices; de sorte qu'à l'exception
de ceux qui se présentaient au consulat, les candidats étaient élus, moitié par
la volonté du peuple, moitié sur la désignation de César. Or, il désignait les
siens au moyen de circulaires qu'il envoyait à toutes les tribus, et qui
contenaient ce peu de mots: "César dictateur, à telle tribu. Je vous recommande
tels et tels, afin qu'ils tiennent leur dignité de vos suffrages". Il admit aux
honneurs également les enfants des proscrits. Il restreignit le pouvoir
judiciaire à deux sortes de juges, ceux de l'ordre équestre et ceux de l'ordre
sénatorial; et il supprima les tribuns du trésor, qui formaient la troisième. Il
fit le recensement du peuple, non de la manière accoutumée, ni dans le lieu
ordinaire, mais par quartiers, en passant par les propriétaires d'îlots. Le
nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit, de trois cent vingt
mille à cent cinquante mille; et pour que la formation de ces listes ne pût être
à l'avenir l'occasion de nouveaux troubles, il établit qu'avec ceux qui n'y
seraient pas encore inscrits, le préteur pourvoirait chaque année, par la voie
du sort, au remplacement de ceux qui seraient morts dans l'intervalle.
XLII. Ses mesures pour augmenter la population de Rome et
éteindre les dettes
Quatre-vingt mille citoyens furent répartis dans les colonies
d'outre-mer. Pour que la population de Rome n'en fût point épuisée, César
défendit par une loi qu'aucun citoyen au-dessus de vingt ans et au-dessous de
soixante, à moins qu'il ne fût sous les drapeaux, restât plus de trois ans de
suite absent de l'Italie; qu'aucun fils de sénateur entreprît des voyages à
l'étranger, si ce n'était pour accompagner un général ou un magistrat; et enfin
que ceux qui élevaient des bestiaux eussent, parmi leurs bergers, au moins un
tiers d'hommes libres en âge de puberté. Il conféra le droit de cité à tous ceux
qui pratiquaient la médecine à Rome et qui y professaient les arts libéraux, une
telle faveur devant leur faire aimer davantage le séjour de cette ville, et en
attirer d'autres encore. Quant aux dettes, au lieu d'en ordonner l'abolition,
qui était vivement attendue et réclamée sans cesse, il finit par décréter que
les débiteurs satisferaient leurs créanciers suivant l'estimation de leurs
propriétés, et conformément au prix de ces biens avant la guerre civile, et que
l'on déduirait du principal tout ce qui aurait été payé en argent ou en valeurs
écrites, à titre d'intérêts. Ce règlement anéantissait environ le quart des
dettes. César fit dissoudre toutes les associations, hormis celles dont
l'institution remontait aux premiers âges de Rome. Il augmenta les peines
établies contre les crimes; et comme les riches en commettaient d'autant plus
facilement qu'ils en étaient quittes pour s'exiler, sans rien perdre de leur
fortune, il ordonna contre les parricides, ainsi que le rapporte Cicéron, la
confiscation entière, et contre les autres criminels, celle de la moitié des
biens.
XLIII. Sa sévérité dans la distribution de la justice. Ses
lois somptuaires
Il rendit la justice avec beaucoup de zèle et de sévérité. Il
alla jusqu'à retrancher de l'ordre sénatorial ceux qui étaient convaincus de
concussion. Il déclara nul le mariage d'un ancien préteur qui avait épousé une
femme séparée depuis deux jours seulement d'avec son mari, et cela sans qu'il y
eût soupçon d'adultère. Il mit des impôts sur les marchandises étrangères. Il
défendit l'usage des litières, des vêtements de pourpre et des perles, excepté à
certaines personnes, à certain âge et pour certains jours. Il veilla surtout à
l'observation des lois somptuaires, et il envoyait dans les marchés des gardes
qui saisissaient les denrées défendues et les portaient chez lui. Quelquefois,
même des licteurs et des soldats allaient, par son ordre, enlever jusque sur les
tables des dîneurs ce qui avait pu échapper à la surveillance de ces gardes.
XLIV. Ses projets. Il médite la guerre contre les Parthes
Il avait conçu pour l'embellissement et l'équipement de Rome,
pour la sûreté et l'agrandissement de l'empire, des projets de jour en jour plus
vastes et plus nombreux. Il voulait, avant tout, construire un temple de Mars
plus grand qu'aucun temple du monde, en comblant jusqu'au niveau du sol le lac
où il avait donné le spectacle d'un combat naval. Il voulait aussi bâtir un
immense théâtre au pied du mont Tarpéien. Il voulait condenser le droit civil,
et renfermer en un très petit nombre de livres ce qu'il y avait de meilleur et
d'indispensable dans l'immense et diffuse quantité des lois existantes. Il
voulait ouvrir au public des bibliothèques grecques et latines aussi riches que
possible, et confier à Marcus Varron le soin d'acquérir et de classer les
livres. Il voulait dessécher les marais Pontins, ouvrir une issue aux eaux du
lac Fucin, construire une route allant de la mer Supérieure au Tibre, en
franchissant la crête des Apennins. Il voulait percer l'Isthme de Corinthe. Il
voulait contenir les Daces, qui s'étaient répandus dans la Thrace et dans le
Pont; porter ensuite la guerre chez les Parthes, en passant par l'Arménie
mineure, et ne les attaquer en bataille rangée qu'après avoir éprouvé leurs
forces. C'est au milieu de ces travaux et de ces projets que la mort le surprit.
Mais, avant de parler de sa mort, il ne sera pas inutile de donner une idée
succincte de sa figure, de son extérieur, de son habillement et de ses moeurs,
ainsi que de ses travaux civils et militaires.
XLV. Son portrait. Son tempérament, ses habitudes
Il avait, dit-on, une haute stature, le teint blanc, les
membres bien faits, le visage un peu trop plein, les yeux noirs et vifs, une
santé robuste, si ce n'est que, dans les derniers temps de sa vie, il était
sujet à des syncopes subites, et à des terreurs nocturnes qui troublaient son
sommeil. Deux fois aussi, il fut atteint d'épilepsie dans l'exercice de ses
devoirs publics. Il attachait trop d'importance au soin de son corps; et, non
content de se faire tondre et raser de près, il se faisait encore épiler, comme
on le lui reprocha. Il supportait très péniblement le désagrément d'être chauve,
qui l'exposa maintes fois aux railleries de ses ennemis. (Aussi ramenait-il
habituellement sur son front ses rares cheveux de derrière; et de tous les
honneurs que lui décernèrent le peuple et le sénat, aucun ne lui fut plus
agréable que le droit de porter toujours une couronne de laurier. On dit aussi
que sa mise était recherchée, et son laticlave garni de franges qui lui
descendaient sur les mains. C'était toujours par-dessus ce vêtement qu'il
mettait sa ceinture, et il la portait fort lâche; habitude qui fit dire souvent
à Sylla, en s'adressant aux grands: "Méfiez-vous de ce jeune homme, qui met si
mal sa ceinture."
XLVI. Son faste
Il habita d'abord une assez modeste maison dans Subure; mais
quand il fut nommé grand pontife, il eut pour demeure un bâtiment de l'État, sur
la Voie Sacrée. Il passe pour avoir aimé passionnément le luxe et la
magnificence. Il avait fait bâtir sur le territoire d'Aricie une maison de
campagne, dont la construction et les ornements lui avaient coûté des sommes
énormes; il la fit, dit-on, jeter à bas, parce qu'elle ne répondait pas
entièrement à son attente: et il n'avait encore qu'une fortune médiocre et des
dettes. Dans ses expéditions, il portait avec lui, pour en paver son logement,
des carrelages et des pièces de mosaïque.
XLVII. Son goût pour les choses rares
On dit qu'il n'alla en Bretagne que dans l'espoir d'y trouver
des perles, et que, pour en comparer la grosseur, il les soupesait parfois dans
sa main; qu'il recherchait toujours avec une incroyable avidité les pierres
précieuses, les vases ciselés, les statues et les tableaux antiques; qu'il
payait un prix exorbitant les esclaves bien faits et bien élevés, et qu'il
défendait de porter cette dépense sur ses livres de compte, tant il en avait
honte lui-même.
XLVIII. Sa sévérité envers ses esclaves et ses affranchis
Dans les provinces, pour les festins qu'il donnait
continuellement, il avait toujours deux tables: l'une pour ses officiers et pour
les Grecs; l'autre, pour les Romains et les plus illustres habitants du pays. La
discipline domestique était chez lui exacte et sévère, dans les petites choses
comme dans les grandes. Il fit mettre aux fers un esclave boulanger, pour avoir
servi à ses convives un autre pain qu'à lui-même. Un de ses affranchis avait
commis un adultère avec la femme d'un chevalier romain: César, quoiqu'il l'aimât
beaucoup et que personne n'eût porté plainte, le punit du dernier supplice.
XLIX. La corruption de ses moeurs
Sa réputation de sodomite lui vint uniquement de son séjour
chez Nicomède; mais il en rejaillit sur lui un opprobre ineffaçable, éternel et
qui l'exposa à une foule de railleries. Je ne rappellerai pas ces vers, si
connus, de Licinius Calvus:
-
Tout ce que posséda jamais la Bithynie,
-
Et l'amant de César..........
Je ne citerai pas les discours de Dolabella et de Curion le
père, où César est appelé par le premier "la rivale de la reine, la planche
intérieure de la litière royale;" et par le second, "l'étable de Nicomède," et
"le mauvais lieu de Bithynie." Je ne m'arrêterai pas non plus aux édits de
Bibulus contre son collègue; édits où il le traite de "reine de Bithynie," et
lui reproche à la fois son ancien goût pour un roi et son nouveau penchant pour
la royauté. Marcus Brutus raconte qu'à cette même époque un certain Octavius,
espèce de fou qui avait le droit de tout dire, donna à Pompée, devant une
assemblée nombreuse, le titre de roi, et salua César du nom de reine. C. Memmius
lui reproche aussi d'avoir servi Nicomède à table, avec d'autres débauchés, et
de lui avoir présenté la coupe et le vin devant un grand nombre de convives,
parmi lesquels étaient plusieurs négociants romains, dont il cite les noms.
Cicéron, non content d'avoir écrit, dans ses lettres, que César fut conduit par
des gardes dans la chambre du roi, qu'il s'y coucha, couvert de pourpre, sur un
lit d'or, et que ce descendant de Vénus prostitua en Bithynie la fleur de son
âge, lui dit un jour en face, au milieu du sénat, où César défendait la cause de
Nysa, fille de Nicomède, et rappelait les obligations qu'il avait à ce roi:
"Passons, je vous prie, sur tout cela; on sait trop ce que vous en avez reçu et
ce que vous lui avez donné." Enfin, le jour où il célébra son triomphe sur les
Gaules, les soldats, parmi les chansons satiriques dont ils ont coutume d'égayer
la marche du triomphateur, chantèrent aussi ce couplet fort connu:
-
César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César:
-
Vous voyez aujourd'hui triompher César qui a soumis
les Gaules,
-
Mais non point Nicomède qui a soumis César.
L. Ses adultères à Rome
Une opinion bien établie, c'est qu'il était très porté aux
plaisirs de l'amour, et n'y épargnait pas la dépense. Il séduisit un très grand
nombre de femmes du premier rang, telles que Postumia, femme de Servius
Sulpicius; Lollia, femme d'Aulus Gabinius; et Tertulla, femme de Marcus Crassus.
On cite aussi Mucia, femme de Cn. Pompée. Ce qu'il y a de certain, c'est que les
Curions père et fils, et beaucoup d'autres, reprochèrent à Pompée "d'avoir, dans
l'intérêt de son ambition, épousé la fille de celui pour qui il avait répudié
une femme qui lui avait donné trois enfants; de celui que, dans l'amertume de
ses regrets, il avait coutume d'appeler un autre Égisthe." Mais il n'aima aucune
femme autant que Servilia, mère de Marcus Brutus. Il lui donna, pendant son
premier consulat, une perle qui lui avait coûté six millions de sesterces; et, à
l'époque des guerres civiles, outre les riches présents dont il la combla, il
lui fit adjuger à vil prix d'immenses domaines, vendus alors aux enchères. Or,
comme on s'étonnait de ce bon marché, Cicéron répondit fort plaisamment: "Il est
d'autant meilleur qu'on a fait déduction du tiers." On soupçonnait en effet
Servilia de favoriser elle-même un commerce d'amour entre sa fille Tertia et
César.
LI. Ses adultères dans ses gouvernements
Dans les provinces de son gouvernement, il ne respectait pas
davantage le lit conjugal, témoin ces vers chantés en choeur par ses soldats, le
jour où il triompha des Gaules:
-
Citoyens, surveillez vos femmes: nous amenons un
adultère chauve
-
Tu as forniqué en Gaule avec l'or emprunté à Rome.
LII. Les reines qu'il aima. Loi qui lui donnait toutes les
femmes
Il aima aussi des reines, entre autres, Eunoé, femme de Bogud,
roi de Mauritanie; et, au rapport de Nason, il lui fit, ainsi qu'à son mari, de
nombreux et d'immenses présents. Mais il affectionna surtout Cléopâtre; et il
leur arriva souvent de prolonger leurs repas jusqu'au jour. Il remonta le Nil
avec elle sur un vaisseau pourvu de cabines; et il aurait traversé ainsi toute
l'Égypte et pénétré jusqu'en Éthiopie, si l'armée n'eût refusé de les suivre.
Enfin il la fit venir à Rome, et ne la renvoya que comblée d'honneurs et de
récompenses magnifiques; il souffrit même que le fils qu'il eut d'elle fût
appelé de son nom. Quelques auteurs grecs ont écrit que ce fils lui ressemblait
pour la figure et la démarche; M. Antoine affirma, en plein sénat, que César
l'avait reconnu; et il invoqua le témoignage de C. Matius, de C. Oppius, et des
autres amis du dictateur. Mais Gaius Oppius crut nécessaire de le défendre et de
le justifier sur ce point, et publia un livre pour démontrer que le fils de
Cléopâtre n'était pas, comme elle le disait, fils de César. Helvius Cinna,
tribun du peuple, a avoué à beaucoup de personnes qu'il avait rédigé et tenu
prête une loi dont César lui avait ordonné de faire la proposition en son
absence, et qui permettait à celui-ci d'épouser, à son choix, autant de femmes
qu'il voudrait, pour en avoir des enfants. D'ailleurs, pour que personne ne
puisse douter le moins du monde que César eut la plus triste réputation de
sodomite et d'adultère, Curion le père, dans un de ses discours, l'appelle "le
mari de toutes les femmes, et la femme de tous les maris".
LIII. Sa sobriété
Ses ennemis mêmes conviennent qu'il faisait un usage très
modéré du vin; et l'on connaît ce mot de Marcus Caton, "que, de tous ceux qui
avaient entrepris de renverser la république, César seul était sobre." Gaius
Oppius nous apprend qu'il était si indifférent à la qualité des mets, qu'un jour
qu'on lui avait servi, chez un de ses hôtes, de l'huile rance au lieu d'huile
fraîche, il fut le seul des convives qui ne le refusa point, et que même il
affecta d'en redemander, pour épargner à son hôte le reproche, même indirect, de
négligence ou de rusticité. Il ne montra aucun désintéressement ni dans ses
commandements ni dans ses magistratures.
LIV. Ses concussions
Il est prouvé, par des mémoires contemporains, qu'étant
proconsul en Espagne, il reçut des alliés de fortes sommes, mendiées par lui
comme un secours pour acquitter ses dettes; et qu'il livra au pillage plusieurs
villes de la Lusitanie, quoiqu'elles n'eussent fait aucune résistance, et
qu'elles eussent ouvert leurs portes à son arrivée. Dans la Gaule, il pilla les
chapelles particulières et les temples des dieux, remplis d'offrandes; et il
détruisit certaines villes plutôt pour y faire du butin qu'en punition de
quelque faute. Ce brigandage lui procura beaucoup d'or, qu'il fit vendre en
Italie et dans les provinces, à raison de trois mille sesterces la livre.
Pendant son premier consulat, il vola dans le Capitole trois mille livres d'or,
et il y substitua une pareille quantité de bronze doré. Il vendit à prix
d'argent les alliances et les royaumes: il tira ainsi du seul Ptolémée, en son
nom et en celui de Pompée, près de six mille talents. Plus tard encore, ce ne
fut qu'à force de sacrilèges et d'audacieuses rapines qu'il put subvenir aux
frais de la guerre civile, de ses triomphes et de ses spectacles.
LV. Son mérite comme orateur et comme écrivain
Pour l'éloquence et les talents militaires, il égala, il
surpassa même la gloire des plus grands maîtres. Son accusation contre Dolabella
le fit ranger, sans contestation, parmi les premiers talents du barreau. En tout
cas, Cicéron, dans son traité à Brutus, où il énumère les orateurs, dit "qu'il
n'en voit point à qui César doive le céder," et il ajoute "qu'il y a dans sa
manière de l'élégance et de l'éclat, de la magnificence et de la grandeur."
Cicéron écrivait aussi à Cornélius Nepos: "Quel orateur oseriez-vous lui
préférer parmi ceux qui n'ont jamais cultivé que cet art? qui pourrait
l'emporter sur lui pour l'abondance ou la vigueur des pensées? qui, pour
l'élégance ou la beauté des expressions?" Fort jeune encore, il avait, à ce
qu'il semble, adopté le genre d'éloquence de César Strabon, et il inséra même
textuellement dans sa Divination plusieurs passages du discours de cet orateur
Pour les Sardes. Il avait, dit-on, la voix pénétrante, et il savait unir, dans
ses mouvements et ses gestes, la grâce et la chaleur. Il a laissé plusieurs
discours, mais il en est qu'on lui a faussement attribués; et Auguste regardait
avec raison le plaidoyer Pour Q. Metellus plutôt comme la copie infidèle de
sténographes qui n'avaient pu suivre la rapidité de son débit, que comme un
ouvrage publié par lui-même. De fait, je trouve que plusieurs exemplaires ne
sont pas intitulés Discours pour Metellus, mais Discours écrit pour Metellus.
Toutefois, c'est César qui y parle, pour se justifier, en même temps que
Métellus, des accusations de leurs détracteurs communs. Auguste hésite même à
lui attribuer la harangue Aux soldats en Espagne; on en possède néanmoins deux
sous ce même titre: l'une, qu'il aurait prononcée avant le premier combat, et
l'autre avant le second; mais Asinius Pollion dit qu'à la dernière bataille, la
brusque attaque des ennemis ne lui laissa pas le temps de haranguer ses troupes.
LVI. Jugements sur ses Commentaires. Ses autres ouvrages
César a laissé aussi des mémoires sur ses campagnes dans les
Gaules et sur la guerre civile contre Pompée. Pour l'histoire des guerres
d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne, on ne sait pas quel en est l'auteur. Les
uns nomment Oppius, et les autres Hirtius, qui aurait même complété le dernier
livre de la guerre des Gaules, laissé inachevé par César. Voici le jugement que
Cicéron a porté des Commentaires de César, dans le traité à Brutus: "Ses
commentaires sont un livre excellent; le style en est simple, sans détours et
plein de grâce, dépouillé de toute pompe de langage: c'est une beauté sans
parure. En voulant fournir aux futurs historiens des matériaux tout prêts, il a
peut-être fait plaisir à des sots, qui ne manqueront pas de charger d'ornements
frivoles ces grâces naturelles; mais il a ôté aux gens de goût jusqu'à l'envie
de traiter le même sujet." Hirtius dit aussi, en parlant du même ouvrage: "La
supériorité en est si généralement reconnue, que l'auteur semble plutôt avoir
ravi que donné aux historiens la faculté d'écrire après lui. Mais nous avons
plus de motifs que personne d'admirer ce livre: les autres savent avec quel
talent et quelle pureté il est écrit; nous savons, de plus, avec quelle vitesse
et quelle facilité il le fut." Asinius Pollion prétend que ces commentaires ne
sont pas toujours exacts, ni fidèles, César ayant, pour les actions des autres,
ajouté une foi trop entière à leurs récits, et, pour les siennes mêmes, ayant
altéré, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits. Aussi Pollion est-il
persuadé qu'il devait les récrire et les corriger. César a laissé encore un
traité en deux livres Sur l'Analogie, un autre, en autant de livres, appelé
Anti-Catons, et un poème intitulé le Voyage. Il composa le premier de ces écrits
en passant les Alpes, pour aller rejoindre son armée, après avoir présidé les
assemblées de la Gaule Citérieure; le second, vers le temps de la bataille de
Munda; le dernier, dans les vingt-quatre jours qu'il mit à se rendre de Rome
dans l'Espagne Ultérieure. On a aussi ses lettres au sénat; et il paraît être le
premier qui ait écrit ses rapports en divisant les pages à la façon d'un
mémoire, tandis qu'auparavant les consuls et les généraux écrivaient les leurs
dans toute l'étendue des feuilles. On possède enfin de César des lettres à
Cicéron, et sa correspondance avec ses amis sur ses affaires domestiques. Il y
employait, pour les choses tout à fait secrètes, une espèce de chiffre qui en
rendait le sens inintelligible (les lettres étant disposées de manière à ne
pouvoir jamais former un mot), et qui consistait, je le dis pour ceux qui
voudront les déchiffrer, à changer le rang des lettres dans l'alphabet, en
écrivant la quatrième pour la première, c'est-à-dire le d pour l'a, et ainsi de
suite. On cite même quelques essais de sa prime jeunesse, par exemple un Éloge
d'Hercule, une tragédie d'Oedipe, un Recueil de bons mots. Mais Auguste défendit
de publier aucun de ces écrits, par une lettre, aussi courte que simple,
adressée à Pompeius Macer, à qui il avait confié le soin de ses bibliothèques.
LVII. Sa célérité
Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il
supportait la fatigue au-delà de ce qu'on peut croire. (Dans les marches il
précédait son armée, quelquefois à cheval, mais le plus souvent à pied, et la
tête toujours nue, malgré le soleil ou la pluie. Il franchissait les plus
longues distances avec une incroyable célérité, sans apprêt, dans une voiture de
louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour. Si des fleuves
l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui
arrivait souvent de devancer ses courriers.
LVIII. Sa prudence et sa témérité
On ne saurait dire s'il montrait, dans ses expéditions, plus
de prudence que de hardiesse. Jamais il ne conduisit son armée dans un pays
propre à cacher des embuscades, sans avoir fait explorer les routes; et il ne la
fit passer en Bretagne qu'après s'être assuré par lui-même de l'état des ports,
du mode de navigation, et des endroits qui pouvaient donner accès dans l'île. Ce
même homme, si précautionné, apprenant un jour que son camp est assiégé en
Germanie, revêt un costume gaulois, et arrive jusqu'à son armée, à travers celle
des assiégeants. Il passa de même, pendant l'hiver, de Brindes à Dyrrachium, au
milieu des flottes ennemies. Comme les troupes qui avaient ordre de le suivre
n'arrivaient pas, malgré les messages qu'il ne cessait d'envoyer, il finit par
monter seul, en secret, la nuit, sur une petite barque, la tête couverte d'un
voile; et il ne se fit connaître au pilote, il ne lui permit de céder à la
tempête, que quand les flots allaient l'engloutir.
LIX. Il est inaccessible à la superstition
Jamais un scrupule ne lui fit abandonner ou différer une
seule de ses entreprises. Quoique la victime du sacrifice eût échappé au
couteau, il ne remit pas son expédition contre Scipion et Juba. Un autre jour,
il était tombé en sortant de son vaisseau, et tournant dans un sens favorable ce
présage, il s'écria: "Je te tiens, Afrique." Pour éluder les prédictions d'après
lesquelles le succès et la victoire dans cette province étaient attachés par les
destins au nom des Scipions, il eut sans cesse avec lui dans son camp un obscur
descendant de la famille Cornélia, homme des plus abjects, et à qui l'infamie de
ses moeurs avait fait donner le surnom de Salviton.
LX. Ses batailles
Pour les batailles, ce n'était pas seulement un plan bien
arrêté, mais aussi l'occasion qui le déterminait. Il lui arrivait souvent
d'attaquer aussitôt après une marche, et quelquefois par un temps si affreux que
personne ne pouvait croire qu'il se fût mis en mouvement. Ce n'est que vers les
dernières années de sa vie qu'il hésita davantage à livrer bataille, persuadé
que plus il avait vaincu souvent, moins il devait tenter la fortune, et qu'il
gagnerait toujours moins à une victoire qu'il ne perdrait à une défaite. Jamais
il ne mit un ennemi en déroute qu'il ne s'emparât aussi de son camp, et il ne
laissait aucun répit à la terreur des vaincus. Quand le sort des armes était
douteux, il renvoyait tous les chevaux, à commencer par le sien, afin d'imposer
à ses soldats l'obligation de vaincre, en leur ôtant les moyens de fuir.
LXI. Son cheval
Il montait un cheval remarquable, dont les pieds rappelaient
la forme humaine, et dont le sabot fendu offrait l'apparence de doigts. Ce
cheval était né dans sa maison, et les haruspices avaient annoncé qu'il
présageait l'empire du monde à son maître: aussi l'éleva-t-il avec grand soin.
César fut le premier, le seul, qui dompta la fierté rebelle de ce coursier. Dans
la suite, il lui érigea une statue devant le temple de Vénus Genetrix.
LXII. Son énergie dans les moments critiques
On le vit souvent rétablir seul sa ligne de bataille qui
pliait, se jeter au-devant des fuyards, les arrêter un à un, et les prendre à la
gorge, pour les tourner vers l'ennemi. Et cependant ils étaient quelquefois si
effrayés, qu'un porte aigle, qu'il arrêta ainsi, le menaça de son glaive et
qu'un autre, dont il avait saisi l'étendard, le lui laissa dans les mains.
LXIII. Son intrépidité
Voilà jusqu'où allait son intrépidité, et l'on pourrait en
trouver des traits plus grands encore. Après la bataille de Pharsale, il avait
d'avance envoyé ses troupes en Asie, et lui-même passait le détroit de
l'Hellespont sur un petit bâtiment de transport: il rencontre L. Cassius, qui
était du parti adverse, à la tête de dix vaisseaux de guerre; loin de fuir, il
s'avance, l'exhorte aussitôt à se rendre; et le reçoit suppliant à son bord.
LXIV. Sa présence d'esprit dans le danger
Il attaquait un pont dans Alexandrie; mais une brusque sortie
de l'ennemi le força de sauter dans une barque. Comme de nombreux soldats s'y
précipitaient aussi, il se jeta à la mer, et nagea l'espace de deux cents pas,
jusqu'au vaisseau le plus proche, élevant sa main gauche au-dessus des flots,
pour ne pas mouiller des écrits qu'il portait, traînant son manteau de général
avec ses dents, pour ne pas laisser cette dépouille aux ennemis.
LXV. Sa conduite envers ses soldats
Il ne jugeait point le soldat sur ses moeurs ou d'après les
hasards de la fortune, mais seulement sur sa valeur; et il le traitait avec
autant de sévérité que d'indulgence. Sévère, il ne l'était pas partout ni
toujours; mais il le devenait quand il était près de l'ennemi. C'est alors
surtout qu'il maintenait la plus rigoureuse discipline; il n'annonçait à son
armée ni l'heure de la marche ni celle du combat; il voulait que, dans l'attente
continuelle de ses ordres, elle fût toujours prête, au premier signal, à marcher
où il la conduirait. Le plus souvent, il la mettait en mouvement sans motif,
surtout les jours de fêtes et de pluie. Parfois même il avertissait qu'on ne le
perdît pas de vue, et s'éloignant tout à coup, soit de jour, soir de nuit, il
forçait sa marche, de manière à lasser ceux qui le suivaient sans l'atteindre.
LXVI. Comment il les rassurait
Voyait-il ses soldats effrayés par ce qu'on racontait sur la
puissance des ennemis, ce n'est pas en niant leurs forces ou en les dépréciant
qu'il rassurait son armée, mais, au contraire, en les grossissant jusqu'au
mensonge. Ainsi l'approche de Juba ayant jeté la terreur dans tous les esprits,
il assembla ses soldats et leur dit: "Sachez que, dans très peu de jours le roi
sera devant vous, avec dix légions, trente mille chevaux, cent mille hommes de
troupes légères, et trois cents éléphants. Que l'on s'abstienne donc de toute
question, de toute conjecture, et qu'on s'en rapporte à moi, qui suis bien
informé. Sinon, je ferai jeter les alarmistes sur un vieux navire, et ils iront
aborder où les poussera le vent.
LXVII. Son affection pour eux
Il ne faisait pas attention à toutes les fautes, et ne leur
proportionnait pas toujours les peines; mais il poursuivait avec une rigueur
impitoyable le châtiment des déserteurs et des séditieux; il fermait les yeux
sur le reste. Quelquefois, après une grande bataille et une victoire, il
dispensait les soldats des devoirs ordinaires, et leur permettait de se livrer à
tous les excès de la licence. Il avait coutume de dire "que ses soldats même
parfumés, pouvaient se bien battre." Dans ses harangues, il ne les appelait
point soldats, mais se servait du terme plus flatteur de camarades. Il aimait à
les voir bien vêtus, et leur donnait des armes enrichies d'or et d'argent,
autant pour la beauté du coup d'oeil que pour les y attacher davantage au jour
du combat, par la crainte de les perdre. Il avait même pour eux une telle
affection, que lorsqu'il apprit la défaite de Titurius, il laissa croître sa
barbe et ses cheveux, et il ne les coupa qu'après l'avoir vengé.
LXVIII. Leur amour pour lui. Leur bravoure
C'est ainsi qu'il leur inspira un entier dévouement à sa
personne, et un courage invincible. Quand il commença la guerre civile, les
centurions de chaque légion s'engagèrent à lui fournir chacun un cavalier, sur
leurs propres économies, et tous les soldats à le servir gratuitement, sans
ration ni paye, les plus riches devant subvenir aux besoins des plus pauvres.
Pendant une guerre aussi longue, aucun d'eux ne l'abandonna; il y en eut même un
grand nombre qui, faits prisonniers par l'ennemi, refusèrent la vie qu'on leur
offrait sous la condition de porter les armes contre lui. (Assiégés ou
assiégeants, ils supportaient si patiemment la faim et les autres privations,
que Pompée, ayant vu dans les retranchements de Dyrrachium l'espèce de pain
d'herbes dont ils se nourrissaient, dit "qu'il avait affaire à des bêtes
sauvages;" et il le fit disparaître aussitôt, sans le montrer à personne, de
peur que ce témoignage de la patience et de l'opiniâtreté de ses ennemis ne
décourageât son armée. Une preuve de leur indomptable courage, c'est qu'après le
seul revers éprouvé par eux près de Dyrrachium, ils demandèrent eux-mêmes à être
châtiés, et leur général dut plutôt les consoler que les punir. Dans les autres
batailles, ils défirent aisément, malgré leur infériorité numérique, les
innombrables troupes qui leur étaient opposées. Une seule cohorte de la sixième
légion, chargée de la défense d'un petit fort, soutint pendant quelques heures
le choc de quatre légions de Pompée, et périt presque tout entière sous une
multitude de traits: on trouva dans l'enceinte du fort cent trente mille
flèches. Tant de bravoure n'étonnera pas, si l'on considère les exploits
individuels de quelques-uns d'entre eux: je ne citerai que le centurion Cassius
Scaeva et le soldat Gaius Acilius. Scaeva, quoiqu'il eût l'oeil crevé, la cuisse
et l'épaule traversées, son bouclier percé de cent vingt coups, n'en demeura pas
moins ferme à la porte d'un fort dont on lui avait confié la garde. Acilius,
dans un combat naval près de Marseille, imita le mémorable exemple donné chez
les Grecs par Cynégire: il avait saisi de la main droite un vaisseau ennemi; on
la lui coupa; il n'en sauta pas moins dans le vaisseau, en repoussant à coups de
bouclier tous ceux qui faisaient résistance.
LXIX. Sa fermeté devant ses troupes séditieuses
Pendant les dix années de la guerre des Gaules, il ne s'éleva
aucune sédition dans l'armée de César. Il y en eut quelques-unes pendant la
guerre civile; mais il les apaisa sur-le-champ, et par sa fermeté bien plus que
par son indulgence; car il ne céda jamais aux mutins, et leur tint toujours
tête. Près de Plaisance, il licencia ignominieusement toute la neuvième légion,
quoique Pompée fût encore sous les armes, et ce ne fut qu'avec beaucoup de
peine, ce ne fut qu'après les plus nombreuses et les plus pressantes
supplications, qu'après le châtiment des coupables, qu'il consentit à la
rétablir.
LXX. Il apaise d'un seul mot une révolte
À Rome, les soldats de la dixième légion réclamèrent un jour
des récompenses et leur congé, en proférant d'effroyables menaces, qui
exposaient la ville aux plus grand dangers. Quoique la guerre fût alors allumée
en Afrique, César, que ses amis essayèrent en vain de retenir, n'hésita pas à se
présenter aux mutins et à les licencier. Mais avec un seul mot, en les appelant
citoyens au lieu de soldats, il changea entièrement leurs dispositions: "Nous
sommes des soldats," s'écrièrent-ils aussitôt; et ils le suivirent en Afrique
malgré son refus; ce qui ne l'empêcha pas d'enlever aux plus séditieux le tiers
du butin et des terres qui leur étaient destinées.
LXXI. Son zèle pour ses clients
Son zèle et sa fidélité envers ses clients éclatèrent même
dans sa jeunesse. Il défendit Masintha, jeune homme d'une naissance distinguée,
contre le roi Hiempsal, et avec tant d'opiniâtreté, que, dans la chaleur de la
discussion, il saisit par la barbe Juba, fils de ce roi. Après le jugement qui
déclara son client tributaire d'Hiempsal, il l'arracha des mains de ceux qui
l'entraînaient, et le cacha longtemps dans sa maison; enfin, lorsqu'il partit
pour l'Espagne, à l'issue de sa préture, il l'emmena dans sa litière, sous la
protection de ses licteurs et des nombreux amis qui lui faisaient cortège.
LXXII. Son dévouement à ses amis
Il traita toujours ses amis avec des égards et une bonté sans
bornes. Gaius Oppius, qui l'accompagnait dans un chemin agreste et difficile,
étant tombé subitement malade, César lui céda la seule cabane qu'ils trouvèrent,
et coucha en plein air, sur la dure. Quand il fut parvenu au souverain pouvoir,
il éleva aux premiers honneurs même des hommes de la plus basse naissance; et
comme on le lui reprochait, il répondit publiquement: "Si des brigands et des
assassins m'avaient aidé à défendre ma dignité, à eux aussi je témoignerais la
même reconnaissance."
LXXIII. Sa facilité à pardonner les outrages
Jamais, d'un autre côté, il ne conçut d'inimités si fortes,
qu'il ne les abjurât volontiers dans l'occasion. ( Gaius Memmius l'avait
attaqué, dans ses discours, avec un extrême véhémence, et César lui avait
répondu par écrit avec autant d'emportement; mais il l'aida plus tard de tout
son crédit dans la poursuite du consulat. Gaius Calvus, qui l'avait accablé
d'épigrammes diffamatoires, cherchant à se réconcilier avec lui par l'entremise
de ses amis, César, par un généreux mouvement lui écrivit le premier. Il avouait
que Valerius Catullus, dans ses vers sur Mamurra, l'avait marqué d'une
flétrissure ineffaçable; et pourtant quand le poète s'excusa, il l'admit le jour
même à sa table. Il n'avait pas même interrompu les relations d'hospitalité qui
l'unissaient au père du poète.
LXXIV. Sa douceur, même dans la vengeance
Il était fort doux de nature, même dans ses vengeances. Quand
il eut pris, à son tour, les pirates dont il avait été le prisonnier, et
auxquels il avait alors juré de les mettre en croix, il ne les fit attacher à
cet instrument de supplice qu'après les avoir fait étrangler. Il ne voulut
jamais se venger de Cornelius Phagita, qui lui avait tendu toutes sortes
d'embûches, à l'époque où, pour échapper à Sylla, il était obligé, quoique
malade, de changer toutes les nuits de retraite, et qui n'avait cessé de
l'inquiéter qu'au prix d'une forte récompense. Il pouvait livrer à d'affreux
tourments Philémon, son esclave et son secrétaire, qui avait promis à ses
ennemis de l'empoisonner; il se contenta de le faire mourir. Appelé en
témoignage contre Publius Clodius, qui était à la fois accusé de sacrilège et
convaincu d'adultère avec Pompeia, sa femme, il affirma ne rien savoir, quoique
sa mère Aurélia et sa soeur Julie eussent fidèlement déclaré aux mêmes juges
toute la vérité; et comme on lui demandait pourquoi donc il avait répudié
Pompeia: "C'est, dit-il, parce que je veux que les miens soient aussi exempts de
soupçon que de crime."
LXXV. Sa clémence et sa modération
Mais c'est surtout pendant la guerre civile et après ses
victoires qu'il fit admirer sa modération et sa clémence. Pompée avait dit qu'il
tiendrait pour ennemis ceux qui ne défendraient pas la république; César déclara
qu'il regarderait comme amis les indifférents et les neutres. D'autre part il
autorisa tous ceux à qui il avait donné des grades à la recommandation de
Pompée, à passer dans l'armée de son rival. Au siège d'Ilerda, il s'était établi
entre les deux armées des relations amicales, à la faveur des négociations
entamées par les chefs pour la reddition de cette place. Afranius et Petreius,
abandonnant tout à coup ce projet, firent massacrer ceux des soldats de César
qui se trouvèrent dans leur camp; mais cet acte de perfidie ne put le déterminer
à user de représailles. À la bataille de Pharsale, il cria "qu'on épargnât les
citoyens," et il n'y eut pas un soldat à qui il ne permît de sauver, dans le
parti contraire, celui qu'il voudrait. On ne voit pas non plus qu'aucun de ses
ennemis ait péri autrement que sur le champ de bataille, excepté Afranius,
Faustus et le jeune Lucius César; encore ne croit-on pas qu'ils aient été tués
par ses ordres. Et cependant les deux premiers s'étaient armés contre lui, après
en avoir obtenu leur pardon; et le troisième avait fait cruellement périr, par
le fer et par le feu, les esclaves et les affranchis de son bienfaiteur, et
avait égorgé jusqu'aux bêtes achetées par César pour les spectacles de Rome.
Enfin, dans les derniers temps, César permit à tous ceux à qui il n'avait pas
encore pardonné, de revenir en Italie, et d'y exercer des magistratures et des
commandements. Il releva même les statues de Lucius Sylla et de Pompée, que le
peuple avait abattues. Apprenait-il qu'on méditait contre lui quelque projet
sinistre ou qu'on en parlait mal, il aimait mieux contenir les coupables que de
les punir. Ainsi, ayant découvert des conspirations et des assemblées nocturnes,
il se borna, pour toute vengeance, à déclarer, par un édit, qu'il était au
courant. À ceux qui le critiquaient avec aigreur, il se contentait de donner en
pleine assemblée le conseil de ne pas continuer. Il souffrit même, sans se
plaindre, qu'Aulus Caecina déchirât sa réputation dans un libelle des plus
injurieux, et Pitholaüs dans un poème des plus diffamatoires.
LXXVI. Son orgueil. Son despotisme
L'emportent néanmoins dans la balance des actions et des
paroles qui prouvent chez lui l'abus de la toute-puissance et qui semblent
justifier sa mort. Non content d'accepter des honneurs excessifs, comme le
consulat prolongé, la dictature et la censure des moeurs à perpétuité, sans
compter le prénom d'imperator, le surnom de Père de la patrie, une statue parmi
celles des rois, une estrade dans l'orchestre, il souffrit encore qu'on lui en
décernât qui dépassent la mesure des grandeurs humaines. Il eut un siège d'or au
sénat et dans son tribunal; il eut, dans la procession du cirque, un char et un
brancard sacré; il eut des temples et des autels, et des statues auprès de
celles des dieux; comme eux il eut un lit de parade; il eut un flamine; il eut
des luperques, et enfin le privilège de donner son nom à un mois de l'année. Il
n'est pas de distinction qu'il ne reçut selon son caprice, et qu'il ne donnât de
même. Consul pour la troisième fois et pour la quatrième, il n'en prit que le
titre, se contenta d'exercer la dictature qu'on lui avait décernée avec ses
consulats, et ces deux années-là, il désigna deux consuls suppléants pour les
trois derniers mois. Dans l'intervalle il n'assembla les comices que pour
l'élection des tribuns et des édiles du peuple; il établit des préfets
propréteurs, pour administrer, en son absence, les affaires de la ville. Un des
consuls étant mort subitement la veille des calendes de janvier, il revêtit de
cette magistrature vacante, pour le peu d'heures qui restaient, le premier qui
la demanda. ( C'est avec le même mépris des usages consacrés qu'il attribua des
magistratures pour plusieurs années, qu'il accorda les insignes consulaires à
dix anciens préteurs, qu'il fit entrer au sénat des gens qu'il avait gratifié du
droit de cité et même de quelques Gaulois à demi barbares; qu'il donna
l'intendance de la monnaie et des revenus publics à des esclaves de sa maison;
qu'il abandonna le soin et le commandement des trois légions laissées par lui
dans Alexandrie, à Rufion, fils d'un de ses affranchis, et l'un de ses mignons.
LXXVII. Orgueil de ses discours
Il lui échappait publiquement, comme l'a écrit Titus Ampius,
des paroles qui ne marquaient pas moins d'orgueil que ses actes. Il disait "que
la république était un mot sans réalité, sans valeur; que Sylla ignorait
jusqu'aux principes de la science du gouvernement, puisqu'il avait déposé la
dictature; que les hommes devaient lui parler désormais avec plus de respect, et
regarder comme loi ce qu'il dirait." Il en vint même à ce point d'arrogance, de
répondre à un haruspice qui lui annonçait des présages funestes et qu'on n'avait
pas trouvé de coeur dans la victime, "que les présages seraient plus favorables
quand il voudrait, et que ce n'était point un prodige si une bête n'avait pas de
coeur."
LXXVIII. Son mépris pour le sénat
Mais voici ce qui attira sur lui la haine la plus violente et
la plus implacable. Les sénateurs étant venus en corps lui présenter une foule
de décrets les plus flatteurs, il les reçut assis devant la temple de Vénus
Genetrix. Quelques écrivains disent que Cornelius Balbus le retint quand il
voulut se lever; d'autres, qu'il n'en fit même pas le mouvement, et que Gaius
Trebatius l'ayant averti de se lever, il jeta sur lui un regard sévère. Ce
dédain parut d'autant plus intolérable, que lui-même, dans un de ses triomphes,
avait manifesté une vive indignation de ce qu'au moment où son char passait
devant les sièges des tribuns, seul dans tout le collège Pontius Aquila fût
resté assis. Il s'était même écrié: "Tribun Aquila, redemande-moi donc la
république;" et pendant plusieurs jours, il n'avait rien promis à personne qu'en
y mettant cette condition: "Si toutefois Pontius Aquila le permet."
LXXIX. Tentatives qui sont faites pour le nommer roi
À ce cruel outrage fait au sénat, il ajouta un trait
d'orgueil encore plus odieux. Il rentrait dans Rome, après le sacrifice des
Féries latines, lorsque, au milieu des acclamations excessives et inouïes du
peuple, un homme, se détachant de la foule, alla poser sur sa statue une
couronne de laurier, nouée par devant d'une bandelette blanche. Les tribuns de
la plèbe Epidius Marullus et Caesetius Flavus firent enlever la bandelette et
conduire l'homme en prison. Mais César, voyant avec douleur que cette allusion à
la royauté eût si peu de succès, ou, comme il le prétendait, qu'on lui eût ravi
la gloire du refus, apostropha durement les tribuns, et les dépouilla de leur
pouvoir. Jamais il ne put se laver du reproche déshonorant d'avoir ambitionné le
titre de roi, quoiqu'il eût répondu un jour au peuple, qui le saluait de ce nom:
"Je suis César et non pas roi," et qu'aux fêtes Lupercales il eût repousser et
fait porter au Capitole, sur la statue de Jupiter Très Bon et Très Grand, le
diadème que le consul Antoine essaya, à plusieurs reprises, de placer sur sa
tête, dans la tribune aux harangues. Bien plus, différents bruits coururent: il
devait, disait-on, transporter à Alexandrie ou à Troie les richesses de
l'empire, après avoir épuisé l'Italie par des levées extraordinaires, et laissé
à ses amis le gouvernement de Rome. On ajoutait qu'à la première assemblée du
sénat, le quindécemvir Lucius Cotta devait proposer de donner à César le nom de
roi, puisqu'il était écrit dans les livres Sibyllins que les Parthes ne
pouvaient être vaincus que par un roi.
LXXX. Conjuration tramée contre lui. Dispositions du
peuple
Les conjurés, craignant d'être obligés de donner leur
assentiment à cette proposition, y virent une raison de hâter l'exécution de
leur entreprise. Ils se réunirent donc tous, et mirent en commun des résolutions
jusqu'alors distinctes et qui n'avaient été conçues que dans des réunions de
deux ou trois personnes. Le peuple même était alors mécontent de la situation de
l'État; il laissait voir en toute occasion sa haine pour la tyrannie, et
demandait des libérateurs. Quand César admit des étrangers au sénat, on placarda
l'affiche: "À tous, salut; que personne ne montre aux nouveaux sénateurs le
chemin du sénat." On chanta aussi dans les rues de Rome:
-
Après avoir triomphé des Gaulois, César les fait
entrer à la curie,
-
Les Gaulois ont quitté leurs braies pour prendre le
laticlave.
Au théâtre, le licteur ayant annoncé, selon l'usage, l'entrée
du consul Quintus Maximus, que César avait nommé suppléant pour trois mois, on
lui cria de tous côtés "qu'il n'était pas consul." Après la destitution des
tribuns Caesetius et Marullus, on trouva, à la première assemblée des comices,
beaucoup de bulletins qui les nommaient consuls. On écrivit sous la statue de
Lucius Brutus: "Plût aux dieux que tu vécusses!" et sous celle de César:
-
Brutus, pour avoir chassé les rois, a, le premier, été
fait consul;
-
Cet homme, pour avoir chassé les consuls, a finalement
été fait roi.
Le nombre des conjurés s'élevait à plus de soixante; Gaius
Cassius et les deux Brutus (Marcus et Decimus) étaient les chefs. Ils
délibérèrent d'abord si, divisant leurs forces, les uns le précipiteraient du
pont, pendant les comices du champ de Mars et au moment où il appellerait les
tribus aux suffrages, tandis que les autres l'attendraient en bas pour le
massacrer, ou bien s'ils l'attaqueraient dans la voie Sacrée ou à l'entrée du
théâtre. Mais une réunion du sénat ayant été annoncée pour les ides de mars dans
la curie de Pompée, ils s'accordèrent tous à ne point chercher de moment ni de
lieu plus favorables.
LXXXI. Présages de sa mort
Cependant des prodiges manifestes annoncèrent à César le
meurtre qui allait avoir lieu. Quelques mois auparavant, les colons conduits à
Capoue en vertu de la loi Julia, voulant bâtir des maisons de campagne,
détruisirent des tombeaux très anciens, et avec d'autant plus d'empressement
qu'ils découvraient, en les explorant, une quantité de vases d'un travail
ancien. Ils trouvèrent, dans un tombeau où était, dit-on, enseveli Capys,
fondateur de Capoue, une tablette de bronze qui portait, en caractères grecs et
dans cette langue, une inscription ainsi conçue: "Quand on aura découvert les
ossements de Capys, un descendant d'Iule périra de la main de ses proches, et
sera bientôt vengé par les malheurs de l'Italie." Pour qu'on ne croie pas que
c'est là une fable inventée à plaisir, je citerai mon autorité, Cornelius
Balbus, un ami très intime de César. Quelques jours avant sa mort, ce dernier
apprit que les troupes de chevaux qu'il avait consacrés aux dieux avant de
passer le Rubicon, et qu'il avait laissés errer sans maître, refusaient toute
espèce de nourriture et versaient d'abondantes larmes. De son côté, l'haruspice
Spurinna l'avertit, pendant un sacrifice, de prendre garde à un danger qui le
menacerait jusqu'aux ides de mars. La veille de ces mêmes ides, un roitelet qui
se dirigeait, portant une petite branche de laurier, vers la curie de Pompée,
fut poursuivi et mis en pièces par des oiseaux de différentes espèces sortis
d'un bois voisin. Enfin, la nuit qui précéda le jour du meurtre, il lui sembla,
pendant son sommeil, qu'il volait au-dessus des nuages, et une autre fois qu'il
mettait sa main dans celle de Jupiter. Sa femme Calpurnie rêva aussi que le
faîte de sa maison s'écroulait, et qu'on perçait de coups son époux dans ses
bras; et les portes de la chambre s'ouvrirent brusquement d'elles-mêmes. Tous
ces présages, et le mauvais état de sa santé, le firent hésiter longtemps s'il
ne resterait pas chez lui, et ne remettrait pas à un autre jour ce qu'il avait à
proposer au sénat. Mais Decimus Brutus l'ayant exhorté à ne pas faire attendre
en vain les sénateurs, qui étaient réunis en grand nombre et depuis longtemps,
il sortit vers la cinquième heure. Sur son chemin, un inconnu lui présentait un
mémoire où était dévoilée toute la conjuration; César le prit, et le mêla avec
d'autres qu'il tenait dans sa main gauche, comme pour les lire bientôt.
Plusieurs victimes, qu'on immola ensuite, ne donnèrent que des signes
défavorables; mais, bravant ces scrupules religieux, il entra dans le sénat, et
dit, en raillant, à Spurinna "qu'il s'inscrivait en faux contre ses prédictions,
puisque les ides de mars étaient venues sans amener aucun malheur." - "Oui,
répondit l'haruspice, elles sont venues, mais ne sont pas encore passées."
LXXXII. Il est tué dans le sénat
Lorsqu'il s'assit, les conjurés l'entourèrent, sous prétexte
de lui rendre leurs devoirs. Tout à coup Tillius Cimber, qui s'était chargé du
premier rôle, s'approcha davantage comme pour lui demander une faveur; et César
se refusant à l'entendre et lui faisant signe de remettre sa demande à un autre
temps, il le saisit, par la toge, aux deux épaules. "C'est là de la violence,"
s'écrie César; et, dans le moment même, l'un des Casca, auquel il tournait le
dos, le blesse, un peu au-dessous de la gorge. César, saisissant le bras qui l'a
frappé, le perce de son poinçon, puis il veut s'élancer; mais une autre blessure
l'arrête, et il voit bientôt des poignards levés sur lui de tous côtés. Alors il
s'enveloppe la tête de sa toge, et, de la main gauche, il en abaisse en même
temps un des pans sur ses jambes, afin de tomber plus décemment, la partie
inférieure de son corps étant ainsi couverte. Il fut ainsi percé de vingt-trois
coups: au premier seulement, il poussa un gémissement, sans dire une parole.
Toutefois, quelques écrivains rapportent que, voyant s'avancer contre lui Marcus
Brutus, il dit en grec: "Et toi aussi, mon fils!" Quand il fut mort, tout le
monde s'enfuit, et il resta quelque temps étendu par terre. Enfin trois esclaves
le rapportèrent chez lui sur une litière, d'où pendait un de ses bras. De tant
de blessures, il n'y avait de mortelle, au jugement du médecin Antistius, que la
seconde, qui lui avait été faite à la poitrine. L'intention des conjurés était
de traîner son cadavre dans le Tibre, de confisquer ses biens , et d'annuler ses
actes: mais la crainte qu'ils eurent du consul Marc-Antoine et de Lépide, maître
de la cavalerie, les fit renoncer à ce dessein.
LXXXIII. Son testament.
Son testament fut donc ouvert, sur la demande de Lucius Pison
son beau-père, et on en fit la lecture dans la maison d'Antoine. César l'avait
fait aux dernières ides de septembre, dans sa propriété de Lavicum; il l'avait
ensuite confié à la grande Vestale. Quintus Tubéron rapporte que, dans tous ceux
qu'il écrivit depuis son premier consulat jusqu'au commencement de la guerre
civile, il laissait à Cn. Pompée son héritage, et qu'il avait lu cette clause
devant une assemblée de soldats. Mais dans le dernier il nommait trois
héritiers; c'étaient les petits-fils de ses soeurs, savoir: Gaius Octavius pour
les trois quarts, et Lucius Pinarius avec Quintus Pedius pour l'autre quart. Par
une dernière clause, il adoptait Gaius Octavius et lui donnait son nom. Il
désignait parmi les tuteurs de son fils, pour le cas où il lui en naîtrait un,
plusieurs de ceux qui le frappèrent. Decimus Brutus était aussi inscrit dans la
seconde classe de ses héritiers. Enfin, il léguait au peuple romain ses jardins
près du Tibre, et trois cents sesterces par tête.
LXXXIV. Ses funérailles
Le jour de ses funérailles étant fixé, on lui éleva un bûcher
dans le champ de Mars, près du tombeau de Julie, et l'on construisit, devant la
tribune aux harangues, une chapelle dorée, sur le modèle du temple de Vénus
Genetrix. On y plaça un lit d'ivoire couvert de pourpre et d'or, et à la tête de
ce lit un trophée, avec le vêtement qu'il portait quand il fut tué. La journée
ne paraissant pas devoir suffire au défilé de tous ceux qui voulaient apporter
des offrandes, on déclara que chacun irait, sans observer aucun ordre et par le
chemin qui lui plairait, déposer ses dons au champ de Mars. Dans les jeux
funèbres, on chanta des vers propres à exciter la piété pour le mort et la haine
contre les meurtriers; vers qui étaient tirés du Jugement des armes, de
Pacuvius, par exemple:
-
Les avais-je épargnés, pour tomber sous leurs coups?
et des passages de l'Électre d'Atilius, qui pouvaient offrir
les mêmes allusions. En guise d'éloge funèbre, le consul Antoine fit lire par un
héraut le sénatus-consulte qui décernait à César tous les honneurs divins et
humains, puis le serment par lequel tous les sénateurs s'étaient engagés à
défendre la vie du seul César. Il ajouta fort peu de mots à cette lecture. Des
magistrats en fonction ou sortis de charge portèrent le lit au forum, devant la
tribune aux harangues. Les uns voulaient qu'on brûlât le corps dans le
sanctuaire de Jupiter Capitolin; les autres dans la curie de Pompée. Tout à
coup, deux hommes, portant un glaive à la ceinture, et à la main deux javelots,
y mirent le feu avec des torches ardentes; et aussitôt chacun d'y jeter du bois
sec, les sièges et les tribunaux des magistrats, enfin tout ce qui se trouvait à
sa portée. Bientôt après, des joueurs de flûte et des acteurs, qui avaient
revêtu, pour cette cérémonie, les ornements consacrés aux pompes triomphales,
s'en dépouillèrent, les mirent en pièces, et les jetèrent dans les flammes; les
vétérans légionnaires y jetèrent en même temps les armes dont ils s'étaient
parés pour les funérailles; et même un grand nombre de matrones, les bijoux
qu'elles portaient, avec les bulles et les prétextes de leurs enfants. Une foule
d'étrangers prirent part à ce grand deuil public, manifestèrent à qui mieux
mieux leur douleur, chacun à la manière de son pays. On remarqua surtout les
Juifs, lesquels veillèrent même, plusieurs nuits de suite, auprès de son
tombeau.
LXXXV. Fureur du peuple contre ses meurtriers
Le peuple, aussitôt après les funérailles, courut avec des
torches aux maisons de Brutus et de Cassius, et n'en fut repoussé qu'avec peine.
Sur sa route, cette foule tumultueuse rencontra Helvius Cinna, et, par suite
d'une erreur de nom, le prenant pour Cornelius, à qui elle en voulait pour avoir
prononcé, la veille, un discours véhément contre César, elle le tua, et promena
sa tête au bout d'une pique. Plus tard on éleva dans le forum une colonne de
marbre de Numidie, d'un seul bloc et de près de vingt pieds, avec cette
inscription: "Au père de la patrie"; et ce fut pendant longtemps un usage d'y
offrir des sacrifices, d'y former des voeux, et d'y régler certains différents,
en jurant par le nom de César.
LXXXVI. Son mépris de la vie. Sa sécurité
Quelques-uns des siens eurent l'impression que César ne
voulait pas vivre davantage, et que cette indifférence, qui lui venait de sa
mauvaise santé, lui avait fait mépriser les avertissements de la religion et les
conseils de ses amis. Il en est aussi qui pensent que, rassuré par le dernier
sénatus-consulte et par le serment prêté à sa personne, il avait renvoyé une
garde espagnole qui le suivait partout, l'épée à la main. D'autres, au
contraire, lui prêtent cette pensée, qu'il aimait mieux succomber une fois aux
complots de ses ennemis, que de les craindre toujours. Selon d'autres encore, il
avait coutume de dire "que la république était plus intéressée que lui-même à sa
conservation; qu'il avait acquis, depuis longtemps, assez de gloire et de
puissance; mais que la république, s'il venait à périr, ne jouirait d'aucun
repos, et irait s'abîmer dans les effroyables maux des guerres civiles."
LXXXVII. Ses souhaits pour une mort prompte.
Mais ce dont on convient assez généralement, c'est que sa
mort fut à peu près telle qu'il l'avait désirée. Car lisant un jour, dans
Xénophon, que Cyrus avait donné, pendant sa dernière maladie, quelques ordres
pour ses funérailles, il témoigna son aversion pour une mort aussi lente, et
souhaita que la sienne fût prompte et subite. La veille même du jour où il
périt, à un souper chez Marcus Lepidus, un convive ayant soulevé cette question:
Quelle est la fin la plus désirable? "Une mort brusque et inopinée," répondit
César.
LXXXVIII. Son apothéose
Il périt dans la cinquante-sixième année de son âge, et fut
mis au nombre des dieux, non seulement par le décret qui ordonna son apothéose,
mais aussi par la foule, persuadée de sa divinité. Pendant les premiers jeux que
donna pour lui, après son apothéose, son héritier Auguste, une comète, qui se
levait vers la onzième heure, brilla durant sept jours de suite, et l'on crut
que c'était l'âme de César reçue dans le ciel. C'est pour cette raison qu'il est
représenté avec une étoile au-dessus de la tête. On fit murer la curie où il
avait été tué; les ides de mars furent appelées jour parricide, et il fut
défendu pour jamais d'assembler les sénateurs ce jour-là.
LXXXIX. Destinée commune à ses meurtriers
Presque aucun de ses meurtriers ne lui survécut plus de trois
ans, et ne mourut de mort naturelle. Condamnés tous, ils périrent tous, chacun
d'une manière différente; ceux-ci dans des naufrages, ceux-là dans les combats:
il y en eut même qui se percèrent du même poignard dont ils avaient frappé
César.
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