I. Naissance de Drusus, père de Claude. Ses victoires. Sa
mort. Ses projets pour le rétablissement de la liberté. Auguste est accusé de
l'avoir fait empoisonner
Trois mois à peine s'étaient écoulés depuis le mariage de
Livie avec Auguste, lorsqu'elle mit au monde Drusus, père du César Claude. Ce
Drusus, d'abord surnommé Decimus, et ensuite Néron, passa pour être le fruit
d'un adultère de son beau-père avec elle. C'est ce qui donna sans doute une
vogue si rapide à ce vers: "Il naît aux gens heureux des enfants en trois mois".
Pendant sa questure et sa préture, Drusus commanda dans la guerre de Rhétie et
dans celle de Germanie. Il fut le premier des généraux romains qui navigua sur
l'océan Septentrional. Par un travail immense et d'un genre nouveau, il fit
creuser au-delà du Rhin les fossés qui portent encore son nom. Après avoir
souvent battu l'ennemi et l'avoir poussé jusqu'au fond de ses solitudes, il ne
cessa de le poursuivre que lorsqu'une femme étrangère d'une grandeur plus
qu'humaine, sous l'image d'un fantôme, lui eut défendu en latin de s'avancer
au-delà. L'ovation et les ornements du triomphe furent les récompenses de ses
exploits. Il fut fait consul au sortir de sa préture. Il reprit son expédition
et y mourut de maladie dans son camp d'été, appelé depuis le "camp maudit". Son
corps fut porté jusqu'à Rome par les premiers citoyens des municipes et des
colonies. Là il fut reçu par les décuries des scribes publics et enseveli au
Champ de Mars. L'armée lui éleva un monument funéraire, autour duquel les
soldats devaient, chaque année, s'exercer à la course, et les villes de la Gaule
y faire des sacrifices publics. Le sénat, entres autres honneurs, lui vota un
arc de triomphe en marbre avec des trophées sur la voie Appienne, et lui décerna
le nom de Germanicus, à lui et à ses descendants. Drusus aimait, dit-on,
également la gloire et l'État. Jaloux de joindre les dépouilles opimes à ses
victoires, dans la mêlée il poursuivit les chefs des Germains, en s'exposant
souvent aux plus grands dangers. Il ne dissimula jamais le dessein qu'il avait
de rétablir un jour, s'il le pouvait, l'ancienne république. Voilà pourquoi, je
pense, quelques-uns ont osé dire que, devenu suspect à Auguste, il fut rappelé
par lui de son gouvernement, et que cet empereur, voyant qu'il hésitait à
exécuter son ordre, il s'en défit par le poison. Je rapporte ce bruit uniquement
pour ne pas l'omettre, et sans y attacher aucune idée de vérité ou de
vraisemblance. Auguste aima tellement Drusus, qu'il le donnait toujours pour
cohéritier à ses fils, comme il l'annonça un jour dans le sénat, et qu'après sa
mort, dans l'éloge qu'il en fit devant le peuple, il pria les dieux de rendre
les Césars semblables à Drusus, et de leur accorder une aussi belle fin. Il ne
se contenta pas de composer son épitaphe en vers, et de la faire graver sur son
tombeau ; il écrivit aussi en prose l'histoire de sa vie. Drusus avait eu de la
plus jeune Antonia beaucoup d'enfants; mais trois seulement lui survécurent,
Germanicus, Livilla et Claude.
II. Naissance de Claude. Ses maladies. Sa faiblesse
Claude naquit à Lyon, sous le consulat de Julius Antonius et
de Fabius Africanus, le premier août, le jour même où, pour la première fois, on
y avait consacré un autel à Auguste. Il fut appelé Tiberius Claudius Drusus;
mais son frère aîné ayant ensuite passé par adoption dans la famille Julia, il
prit le surnom de Germanicus. Abandonné par son père dans son enfance, il la
passa tout entière, ainsi que sa jeunesse, dans des maladies diverses et
opiniâtres qui le rendirent si faible de corps et d'esprit, que, parvenu à l'âge
de remplir des fonctions, on le regarda comme incapable de tout emploi public ou
privé. Longtemps encore, après qu'il fut sorti de tutelle, il fut confié à la
garde d'autrui, et placé sous les ordres d'un précepteur étranger qui avait été
autrefois inspecteur des haras. Dans un mémoire, il se plaignit qu'on avait mis
à dessein cet homme auprès de lui pour lui faire souffrir, sous mille prétextes,
toutes sortes de mauvais traitements. L'état de sa santé fut cause encore qu'il
présida contre l'usage, la tête couverte d'une cape, à un spectacle de
gladiateurs, qu'il donna conjointement avec son frère en l'honneur de son père,
et que, lorsqu'il prit la toge virile, il fut porté en litière au Capitole, vers
le milieu de la nuit, sans aucune solennité.
III. Ses études. Mépris qu'il inspire à toute sa famille
Il ne laissa pas pourtant, dès le premier âge, de s'appliquer
avec zèle aux études libérales, et souvent même il en donna, dans chaque genre,
des preuves en public; mais il ne put ni acquérir aucune considération, ni
donner de lui de meilleures espérances. Sa mère Antonia l'appelait une ombre
d'homme, un avorton, une ébauche de la nature; et, lorsqu'elle voulait parler
d'un imbécile, elle disait: "Il est plus bête que mon fils Claude". Son aïeule
Augusta eut toujours pour lui le plus grand mépris et ne lui parlait que très
rarement; elle ne lui donnait ses avis que par des billets durs et laconiques ou
par un intermédiaire. Sa soeur Livilla ayant entendu dire qu'il régnerait un
jour, elle plaignit publiquement et à haute voix le peuple romain d'être réservé
à une destinée si injuste et si indigne. Quant à l'opinion de son grand-oncle
Auguste sur son compte, pour mieux faire voir ce qu'il en pensait, en bien ou en
mal, je transcris ici quelques passages de ses lettres.
IV. Lettres d'Auguste sur Claude
"Ma chère Livie, conformément à tes désirs, je me suis
entretenu avec Tibère sur ce qu'il conviendrait de faire de ton petit-fils
Tiberius aux fêtes de Mars. Nous avons été d'avis tous deux qu'il fallait
déterminer une fois pour toutes le plan à suivre à son égard. Car, s'il est dans
un état normal, pourquoi hésiterions-nous à le faire passer par les mêmes degrés
d'honneur où a passé son frère? Si, au contraire, nous le trouvons incapable, si
son esprit est aussi malade que son corps, ne nous exposons pas, ainsi que lui,
aux railleries de ceux qui ont coutume de se moquer de tout. Nous serons
toujours dans la perplexité, si, sans avoir rien décidé d'avance, à chaque
occasion, nous mettons en doute sa capacité d'exercer les magistratures. Quoi
qu'il en soit, dans la conjoncture présente, je ne m'oppose point à ce qu'il
s'occupe du festin des pontifes dans les fêtes de Mars, pourvu qu'il accepte
auprès de lui le fils de Silvanus, son parent, qui l'empêchera de rien faire de
ridicule ou de déplacé. Je n'approuve point qu'il assiste aux jeux du cirque,
assis dans notre loge: ainsi placé sur le devant, il serait exposé à tous les
regards. Je ne suis point d'avis non plus qu'il aille sur le mont Albain, ni
qu'il soit à Rome le jour des fêtes latines. En effet, pourquoi ne pas le
charger du gouvernement de la ville, s'il est capable de suivre son frère sur le
mont Albain? Voilà, ma chère Livie, le parti définitif auquel je me suis arrêté,
pour ne pas flotter sans cesse entre la crainte et l'espérance. Vous pourrez
lire à Antonia cette partie de ma lettre, si vous le trouvez bon." Dans une
autre lettre, Auguste disait: "Pendant ton absence, j'inviterai tous les jours
le jeune Tiberius à souper, afin qu'il ne mange pas toujours seul avec son
Sulpicius et son Athénodore. Je voudrais que le pauvre malheureux choisît moins
follement et avec plus de soin quelque ami dont il pût imiter les mouvements, la
tenue et la démarche. II n'entend rien du tout aux choses importantes.
Cependant, lorsque son esprit n'est point égaré, on entrevoit la noblesse de son
caractère." Voici ce qu'il dit dans une troisième lettre: "Ma chère Livie, j'ai
été charmé d'entendre discourir ton petit-fils Tiberius, et je ne reviens pas de
ma surprise. Comment peut-il parler aussi distinctement en public, lui qui met
si peu de netteté dans ses entretiens?" On ne peut douter, après cela, de la
résolution que prit Auguste: il laissa Claude sans autre dignité que le
sacerdoce des augures. Il ne le nomma parmi ses héritiers qu'en troisième ordre,
presque parmi les étrangers, et seulement pour le sixième. Enfin il ne lui légua
pas au-delà de huit cent mille sesterces.
V. Claude, privé de dignités, vit dans la retraite
Lorsqu'il demanda les honneurs, son oncle Tibère lui accorda
les ornements consulaires. Mais, quand il insista pour obtenir le consulat
effectif, il se contenta de lui répondre dans un billet: "Je vous envoie
quarante pièces d'or pour les Saturnales et pour les Sigillaires." Alors,
renonçant à toute ambition, Claude s'abandonna à l'oisiveté, et vécut caché
tantôt dans ses jardins ou dans sa villa suburbaine, tantôt dans sa retraite de
Campanie. La société des hommes les plus abjects ajouta à sa bêtise habituelle
la passion dégradante pour l'ivrognerie et les jeux de hasard.
VI. On lui rend quelques honneurs
Malgré cette conduite, il fut toujours environné d'hommages
et de marques publiques de respect. L'ordre des chevaliers le choisit deux fois
pour chef d'une députation; d'abord, quand ils demandèrent aux consuls l'honneur
de porter sur leurs épaules le corps d'Auguste à Rome; ensuite, quand on
félicita les consuls d'avoir fait justice de Séjan. Lorsqu'il arrivait au
spectacle, on se levait, et chacun quittait son manteau. Le sénat lui-même
voulut l'adjoindre en surnombre, à titre extraordinaire, aux prêtres d'Auguste
désignés par le sort. Plus tard il ordonna que sa maison incendiée serait
rebâtie aux frais du trésor public, et qu'il aurait droit de voter avec les
consulaires. Tibère fit révoquer ce décret, alléguant la stupidité de Claude, et
promit de l'indemniser par ses libéralités. Toutefois, en mourant, il le nomma
parmi ses héritiers de troisième classe, et lui fit en même temps un legs de
deux millions de sesterces. De plus il le recommanda nommément, parmi ses autres
parents, aux armées, au sénat et au peuple romain.
VII. Il est fait consul sous Caligula
Enfin, sous Caius, fils de son frère, qui, dans les
commencements de son règne, cherchait à se concilier l'estime par toutes sortes
de complaisances, il parvint aux honneurs et fut son collègue au consulat
pendant deux mois. La première fois qu'il parut au Forum avec les faisceaux, un
aigle qui passait vint se percher sur son épaule droite. Le sort lui assigna la
quatrième année pour son second consulat. Il présida quelquefois aux spectacles
à la place de Caius, aux acclamations du peuple qui souhaitait toutes sortes de
prospérités à l'oncle de l'empereur et au frère de Germanicus.
VIII. Il devient le jouet de la cour
Il n'en fut pas moins exposé aux avanies. S'il arrivait trop
tard pour souper, on ne le recevait qu'avec peine et après lui avoir fait faire
le tour de la table. Toutes les fois qu'il s'endormait après le repas, selon sa
coutume, on lui jetait des noyaux d'olives et de dattes, ou bien des bouffons se
faisaient un jeu d'interrompre son sommeil avec une férule ou un fouet. Quand il
ronflait, ils lui mettaient des chaussures de femme dans les mains, afin qu'il
s'en frottât le visage en se réveillant en sursaut.
IX. Ses dangers sous Caligula. Le sénat affecte de le
mépriser. Ses biens sont mis en vente
Il fut exposé à plusieurs dangers. D'abord, pendant son
consulat, il faillit être destitué pour avoir mis de la négligence à placer et à
faire dresser les statues de Néron, et de Drusus, frères de Caius ; ensuite il
fut inquiété de mille manières par les délations des étrangers et même des gens
de sa maison. Une fois découverte la conjuration de Lepidus et de Gaetulicus, il
fut envoyé avec un groupe de légats en Germanie pour féliciter l'empereur; et là
il courut un péril mortel. Caius en effet fut profondément indigné qu'on lui eût
spécialement député son oncle, comme s'il s'agissait de régenter un enfant.
Quelques auteurs prétendent même qu'on le précipita dans le Rhin avec le même
vêtement qu'il avait à son arrivée. Depuis lors, il fut toujours le dernier des
consulaires à dire son avis dans le sénat, parce que, pour lui faire affront, on
ne l'interrogeait qu'après tous les autres. On admit aussi une procédure en faux
contre un testament qu'il avait signé. Enfin, obligé de dépenser huit millions
de sesterces pour prendre possession d'un nouveau sacerdoce, il tomba dans une
telle gêne, que, ne pouvant se libérer envers le trésor du capital qu'il devait,
ses biens furent mis en vente, conformément à la loi hypothécaire, et sur la
mise à prix des préposés du fisc.
X. Son avènement à l'empire
C'est ainsi qu'il passa la plus grande partie de sa vie,
lorsqu'un événement tout à fait extraordinaire le fit arriver à l'empire, dans
la cinquantième année de son âge. Au moment où les assassins de Caius écartaient
tout le monde, sous prétexte que l'empereur voulait être seul, Claude s'était
éloigné comme les autres et retiré dans un cabinet appelé Hermaeum. Bientôt,
saisi d'effroi à la nouvelle de ce meurtre, il se traîna jusqu'à une galerie
voisine, où il se cacha derrière la tapisserie qui couvrait la porte. Un simple
soldat qui courait çà et là, ayant aperçu ses pieds, voulut voir qui il était,
le reconnut, le retira de cet endroit; et tandis que la peur précipitait Claude
à ses genoux, il le salua empereur. Puis il le conduisit à ses compagnons qui,
encore indécis, ne prenaient conseil que de leur fureur. Ils le mirent dans une
litière, et, comme ses esclaves s'étaient enfuis, ils le portèrent tour à tour
jusqu'au camp, triste et tremblant. La foule, en accourant au-devant de lui, le
plaignait comme un innocent qu'on traînait au supplice. Reçu dans l'enceinte des
retranchements, il passa la nuit au milieu des sentinelles, avec plus de
confiance que d'espoir; car les consuls et le sénat s'étaient emparés du Forum
et du Capitole avec les cohortes urbaines dans l'intention de rétablir
l'ancienne liberté. Appelé à la curie par un tribun du peuple pour opiner sur
les circonstances présentes, il répondit qu'il était retenu par la force et par
la nécessité. Mais, le lendemain, le sénat, dégoûté de divisions et d'avis
contraires, agit avec moins de vigueur. La foule qui l'entourait demandait
d'ailleurs à haute voix un seul maître et nommait Claude. Il reçut les serments
de l'armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C'est le premier
des Césars qui ait acheté à prix d'argent la fidélité des légions.
XI. Il accorde une amnistie générale. Il rend de grands
honneurs à sa famille
Affermi sur le trône, il n'eut rien de plus pressé que
d'ensevelir dans l'oubli tout ce qui s'était passé pendant les deux jours où il
avait été question de changer la forme de l'État. Il publia donc à ce sujet une
amnistie générale, et il ne s'en départit point. Il se contenta de faire périr
quelques tribuns et quelques centurions qui avaient trempé dans la conjuration
contre Caius, tant pour l'exemple, que parce qu'il savait qu'ils avaient aussi
demandé sa mort. Il donna beaucoup de marques de piété envers ses proches. Son
serment le plus fréquent et le plus saint était par le nom d'Auguste. Il fit
décerner à son aïeule Livie des honneurs divins et un char attelé d'éléphants
dans la marche triomphale du cirque, comme celui d'Auguste; à ses parents, des
cérémonies funèbres; à son père, des jeux annuels dans le cirque en l'honneur de
sa naissance; à sa mère, un char qui devait être promené dans le cirque, et le
surnom d'Augusta qu'elle avait refusé de son vivant. Saisissant toutes les
occasions d'honorer la mémoire de son frère, il fit représenter à Naples une
comédie grecque qu'il couronna d'après l'avis des juges. Marc-Antoine lui-même
ne fut pas oublié. Il en fit mention avec reconnaissance, témoignant par un édit
qu'il souhaitait d'autant plus qu'on célébrât l'anniversaire de la naissance de
Drusus, que c'était le même que celui de son aïeul Antoine. Il acheva l'arc de
triomphe en marbre que le sénat avait voulu faire élever à Tibère auprès du
théâtre de Pompée, et qu'il avait négligé d'exécuter. Il cassa tous les actes de
Caius; mais il défendit de ranger parmi les fêtes le jour de sa mort, quoique ce
fût le premier de son règne.
XII. Sa modération dans l'exercice du pouvoir. Sa
popularité
Simple et modéré dans son élévation, il s'abstint de porter
le prénom d'Imperator, refusa tous les honneurs exagérés, et célébra sans éclat,
comme une cérémonie domestique, les fiançailles de sa fille et la naissance de
son petit-fils. Il ne rappela aucun exilé sans l'autorisation du sénat. Il
demanda avec instance qu'on lui permît d'amener dans la curie le préfet du
prétoire et les tribuns militaires, et qu'on ratifiât les sentences que ses
procureurs rendraient dans les affaires judiciaires. Il sollicita des consuls le
droit d'établir des marchés dans ses domaines. Souvent il assistait aux
instructions des magistrats, comme un de leurs conseillers, et, quand ces
magistrats donnaient des spectacles, il se levait avec la foule et les honorait
de la voix et du geste. Il s'excusa auprès des tribuns du peuple qui
l'abordaient dans son tribunal, d'être obligé, dans un espace si étroit, de les
laisser parler debout. Aussi, en peu de temps, s'attira-t-il à un tel point
l'amour et la faveur publics, que le bruit s'étant répandu que, dans un voyage à
Ostie, il avait péri victime d'un assassinat, le peuple, frappé de
consternation, ne cesse d'accabler des plus terribles malédictions les soldats,
qu'il appelait traîtres, et le sénat parricide, jusqu'à ce que les magistrats
eussent fait paraître à la tribune aux harangues une ou deux personnes, et
ensuite plusieurs, qui toutes assurèrent que Claude se portait bien et qu'il
s'approchait de Rome.
XIII. Il échappe à plusieurs dangers
Cependant il ne fut pas toujours à l'abri des embûches. Il
eut à craindre des entreprises particulières, des séditions, et enfin la guerre
civile. Un homme du peuple fut trouvé, la nuit, près de son lit avec un
poignard. On arrêta deux chevaliers, armés d'un bâton ferré et d'un couteau de
chasse, qui l'attendaient pour l'attaquer, l'un à la sortie du théâtre, l'autre
pendant un sacrifice, dans le temple de Mars. Asinius Gallus et Statilius
Corvinus, petits-fils des orateurs Pollion et Messala, tentèrent une révolution
à l'aide d'un grand nombre de ses affranchis et de ses esclaves. Furius Camillus
Scribonianus, son lieutenant en Dalmatie, excita une guerre civile; mais elle
fût étouffée en cinq jours. Les légions rebelles furent rappelées au devoir par
un scrupule religieux. Soit hasard, soit volonté divine, elles ne purent
arracher les enseignes ni déplacer les aigles pour aller rejoindre leur nouvel
empereur.
XIV. Ses consulats. Son zèle dans l'administration de la
justice
Outre son ancien consulat, il fut quatre fois consul, d'abord
deux fois de suite, puis à quatre ans d'intervalle, la dernière fois pendant six
mois, les autres pendant trois. À son troisième consulat, il remplaça un consul
mort, ce qu'aucun empereur n'avait encore fait. Mais, consul ou non, il rendit
toujours la justice avec beaucoup de zèle, sans excepter de ses travaux les
jours qui étaient solennels pour lui ou pour les siens. Quelquefois même, il ne
tenait aucun compte des fêtes ou des jours que la religion avait consacrés de
temps immémorial. Il ne s'en tenait pas toujours aux termes de la loi; il la
rendait plus douce ou plus sévère, selon sa droiture et son équité naturelles.
Il rétablit dans l'exercice de leur action ceux qui, selon la rigueur de la
forme, eussent été déchus devant des juges ordinaires, pour avoir trop demandé.
D'un autre côté, renchérissant sur la peine portée par les lois, il condamnait
aux bêtes ceux qui étaient convaincus de fraudes exorbitantes.
XV. La singularité de ses jugements le fait tomber dans le
mépris
Néanmoins, dans ses recherches et dans ses jugements, il
était d'un caractère extrêmement variable, tour à tour pénétrant et circonspect,
imprudent et emporté, quelquefois léger et même extravagant. Un jour qu'il
faisait la révision des décuries, il y eut un chevalier qui ne profita point de
l'exemption que créait en sa faveur le nombre de ses enfants. Claude le renvoya,
comme ayant la manie de juger. Un autre, interpellé devant lui sur sa propre
affaire, prétendit qu'elle n'était pas de sa compétence, et qu'elle était de
droit commun. Claude le força à plaider aussitôt sa cause, afin qu'il fît voir,
dans un procès qui lui était personnel, à quel point il serait équitable dans
les affaires d'autrui. Une femme refusait de reconnaître son fils, et les
preuves étaient équivoques des deux côtés. En lui ordonnant d'épouser le jeune
homme, Claude l'obligea de s'avouer sa mère. Il donnait facilement raison contre
les absents, sans examiner si l'absence venait de quelque faute ou de force
majeure. Quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un faussaire,
il fit venir sur-le-champ le bourreau avec son couperet et son billot. On
contestait à quelqu'un la qualité de citoyen, et les avocats disputaient pour
savoir si cet homme devait plaider en toge ou en manteau. L'empereur, pour faire
preuve d'impartialité, ordonna que l'accusé changerait d'habit, et porterait le
manteau quand on parlerait contre lui, et la toge quand on prendrait sa défense.
On croit aussi qu'il rendit par écrit la sentence suivante: "Je prononce en
faveur de ceux qui ont soutenu la vérité." Cette décision le déconsidéra
tellement qu'il reçut en public plus d'une marque de mépris. Quelqu'un
s'excusait devant lui sur l'impossibilité de faire venir le témoin que
l'empereur avait fait citer en province, mais il avait tu le motif de son
absence. Ce ne fut qu'après des questions réitérées qu'il dit: "Il est mort, ce
fut son droit, je pense." Un autre, le remerciant de ce qu'il permettait qu'un
accusé se défendît, ajouta: " Cependant c'est l'usage." J'ai ouï dire à des
vieillards que des avocats abusaient tellement de sa patience, que, non contents
de le rappeler quand il descendait de son tribunal, ils s'accrochaient au pan de
sa robe, et quelquefois le retenaient par le pied. Comment s'en étonner,
lorsque, dans la chaleur de la discussion, un plaideur grec osa lui dire un
jour: "Et toi aussi, tu es vieux et insensé." On sait qu'un chevalier romain, en
butte à la fureur de ses ennemis qui l'accusaient injustement d'avoir attenté à
la pudeur des femmes, voyant que l'on citait contre lui et que l'on entendait en
témoignage des prostituées, il lança à la tête de Claude les tablettes et le
stylet qu'il tenait à la main, et le blessa grièvement à la joue, en lui
reprochant amèrement sa bêtise et sa cruauté.
XVI. Sa censure. Il s'y rend ridicule
Claude géra la censure, qui n'avait point été exercée depuis
Paulus et Plancus. Il y fit voir la même inégalité dans son caractère et dans
ses décisions. À la revue des chevaliers, il renvoya, sans le flétrir, un jeune
homme déshonoré, mais que son père regardait comme irréprochable: "Il a, dit-il,
son père pour censeur." Il se contenta d'en avertir un autre, qui était diffamé
par ses débauches et ses adultères, d'apporter plus de modération aux goûts de
son âge, ou du moins d'en user avec plus de discrétion; et il ajouta: "Pourquoi
faut-il que je sache quelle est votre maîtresse?" Sur la prière de ses amis, il
ôta à quelqu'un la note qu'il lui avait mise: "Que néanmoins, dit-il, la rature
subsiste." Il raya du tableau des juges un des plus illustres citoyens de la
province grecque, qui ne savait pas le latin, et le rangea dans la classe des
étrangers. Il exigea que chacun rendît compte de sa conduite, personnellement et
à sa manière, sans recourir à l'assistance d'un avocat. Il flétrit beaucoup de
citoyens qui ne s'y attendaient point, et pour un motif tout nouveau: ils
étaient sortis de l'Italie à son insu et sans sa permission. Un autre fut noté
pour avoir accompagné un roi dans ses États; et, à ce sujet, Claude rappela que
Rabirius Postumus fut autrefois accusé de haute trahison pour avoir suivi à
Alexandrie le roi Ptolémée son débiteur. Il aurait voulu atteindre plus de
coupables; mais, grâce à l'extrême négligence de ses espions, il essuya
l'insigne affront de ne rencontrer que des innocents. Ceux auxquels il
reprochait ou le célibat, ou la stérilité de leurs femmes, ou l'indigence,
prouvaient qu'ils étaient mariés, pères et riches. Il y en eu même un que l'on
accusa de s'être frappé pour se donner la mort. Il ôta ses habits et fit voir
qu'il n'avait aucune blessure. On remarqua aussi, entre autres actes
extraordinaires de sa censure, qu'il fit acheter et briser en public un chariot
d'argent d'une magnifique construction, que l'on avait mis en vente dans le
quartier des Sigillaires. Dans un seul jour il publia vingt édits, parmi
lesquels il s'en trouvait un qui conseillait de bien enduire de poix les
tonneaux parce que la vendange devait être abondante, et un autre qui indiquait
le suc des ifs comme un remède souverain contre la morsure des vipères.
XVII. Son expédition en Bretagne. Son triomphe
Il ne fit qu'une seule expédition militaire, et elle fut peu
considérable. Le sénat lui avait décerné les ornements du triomphe. Mais,
trouvant que c'était trop peu pour la majesté de son rang, il voulut un triomphe
complet, et choisit pour le champ de ses exploits la Bretagne, qui n'avait pas
été attaquée depuis Jules César, et qui se soulevait à l'occasion de quelques
transfuges qu'on n'avait pas rendus. Il s'embarqua à Ostie; mais il faillit être
deux fois submergé par un vent impétueux sur la côte de Ligurie, et près des
îles Stoechades. Aussi vint-il par terre de Marseille à Gésoriacum où il opéra
son passage. Là, sans combat et sans effusion de sang, il reçut en très peu de
jours la soumission de l'île, revint à Rome six mois après son départ, et
triompha avec le plus grand appareil. Il permit aux gouverneurs de provinces, et
même à quelques exilés, de venir à Rome jouir de ce spectacle, et plaça sur le
faîte du palais, parmi les dépouilles de l'ennemi, une couronne navale à côté de
la couronne civique, comme un monument de son trajet et, pour ainsi dire, de sa
victoire sur l'océan. Sa femme Messaline accompagna dans une voiture le char du
vainqueur. Plusieurs Romains, qui avaient mérité dans cette guerre les ornements
du triomphe, le suivaient à pied, couverts d'une robe prétexte. M. Crassus Frugi,
qui obtenait cet honneur pour la seconde fois, montait un cheval caparaçonné et
portait un vêtement brodé de palmes.
XVIII. Sa vigilance pour le ravitaillement et la sûreté de
Rome
Claude s'occupa avec une extrême sollicitude de Rome et de
son ravitaillement. Dans l'incendie du quartier Émilien, où le feu étendait
partout ses ravages, il passa deux nuits dans le "diribitorium", et, comme les
soldats et les esclaves succombaient de fatigue, il fit appeler par les
magistrats le peuple de tous les quartiers; puis, mettant devant lui des
corbeilles remplies d'argent, il excitait chacun à porter du secours, et
distribuait des récompenses proportionnées au travail. Le grain devenant plus
cher après plusieurs années de stérilité, il fut un jour arrêté au milieu du
Forum par la foule qui l'accablait d'injures et lui jetait des morceaux de pain,
en sorte qu'il lui fut difficile de se sauver dans son palais par une porte
dérobée. Depuis ce temps, il ne négligea rien pour faire venir des vivres à
Rome, même en hiver, offrant aux négociants des bénéfices certains, et se
chargeant des dommages, dans le cas où les tempêtes en causeraient. Il fit aussi
de grands avantages à ceux qui construisaient des navires pour le commerce des
grains, et il mesurait ces avantages à la condition de chacun.
XIX. Suite
Il affranchissait les citoyens des dispositions de la loi
Papia Poppaea; il accordait aux Latins le droit des Quirites, et aux femmes les
privilèges des mères qui avaient quatre enfants. Ces ordonnances subsistent
encore aujourd'hui.
XX. Ses travaux
En fait de travaux publics, il s'attacha moins à en exécuter
un grand nombre qu'à entreprendre ceux qui étaient nécessaires. Parmi les
principaux on compte l'aqueduc commencé par Caius, le canal d'écoulement du lac
Fucin et le port d'Ostie. Il savait qu'Auguste avait refusé obstinément aux
Marses le dernier de ces ouvrages, et que Jules César avait souvent projeté,
mais toujours remis l'autre, à cause des difficultés de l'exécution. Il
conduisit à Rome les eaux fraîches et abondantes qui portent le nom de Claudius,
et dont les sources s'appellent, l'une "Azurée", les autres "Curtius" et "Albudignus",
ainsi qu'une dérivation de l'Anio au moyen d'un nouvel aqueduc en pierre, et il
les distribua dans de nombreux et magnifiques réservoirs. Il entreprit les
travaux du lac Fucin, autant pour son profit que pour sa gloire, quelques
particuliers ayant promis de se charger des frais, si on leur concédait les
terres desséchées. Il acheva enfin ce canal à force de peine, après avoir
pendant onze ans employé sans relâche trente mille hommes à percer et à tailler
la montagne sur un espace de trois mille pas. En construisant le port d'Ostie,
il l'entoura de deux môles à droite et à gauche, et éleva à l'entrée une digue
sur un sol profond. Afin de la mieux asseoir, il commença par submerger le
navire sur lequel le grand obélisque était venu d'Égypte; puis il y établit des
piliers, et la surmonta d'une très haute tour, semblable au phare d'Alexandrie,
pour éclairer les vaisseaux pendant la nuit.
XXI. Ses spectacles
Il distribua souvent des gratifications au peuple, et donna
un grand nombre de magnifiques représentations; car il ne se contentait pas de
spectacles ordinaires célébrés dans des lieux consacrés à cet usage, il en
imaginait ou plutôt il en empruntait à l'antiquité, et les faisait jouer sur des
emplacements tout à fait nouveaux. Lors des jeux qu'il célébra pour la dédicace
du théâtre de Pompée, qu'il avait restauré après son incendie, il se fit élever
un tribunal dans l'orchestre pour donner de là le signal des jeux. Il avait
auparavant offert un sacrifice dans la partie supérieure du bâtiment, et en
était descendu pour venir prendre sa place en traversant toute l'assemblée
assise en silence. Il solennisa aussi les jeux séculaires dont il prétendit
qu'Auguste avait devancé le retour, au lieu de les réserver pour le temps
prescrit, quoiqu'il dise lui-même dans son histoire qu'Auguste, après avoir
supputé soigneusement les années où ils avaient été interrompus, avait ramené
ces jeux à leur véritable époque. Aussi se moqua-t-on du crieur public, lorsque,
selon la formule usitée, il invita les citoyens à des jeux qu'aucun d'eux
n'avait vus et ne reverrait. Car il se trouvait beaucoup de spectateurs qui y
avaient assisté, et même encore quelques acteurs qui y avaient figuré autrefois.
Claude donna souvent des jeux du cirque sur la colline du Vatican, et de temps
en temps, après cinq courses de chars, il ajoutait un combat de bêtes. Il orna
le grand cirque de barrières en marbre et de bornes dorées, tandis que les
premières étaient jadis de tuf et les autres de bois. Il assigna des places aux
sénateurs qui, auparavant, étaient confondus dans la foule. Aux courses des
quadriges, il joignit les jeux troyens et les chasses d'Afrique où figurait un
escadron de cavaliers prétoriens, commandé par ses tribuns et par le préfet
lui-même. On vit aussi des cavaliers thessaliens poursuivre dans le cirque des
taureaux sauvages, leur sauter sur le dos après les avoir fatigués et les
terrasser en les saisissant par les cornes. Il multiplia les spectacles de
gladiateurs. Il en fonda un annuel dans le camp des prétoriens, mais sans combat
de bêtes et sans appareil. Il établit un autre combat régulier dans l'enceinte
des élections, et dans le même lieu, il en donna un extraordinaire qui ne dura
que peu de jours, et qu'il appelait "Sportule", parce qu'en l'annonçant il avait
dit qu'il invitait le peuple à un petit repas improvisé et sans façon. Il n'y
avait point de genre de spectacle où il se montrât plus accessible et plus
joyeux. Il avançait la main gauche, comme faisait le peuple, et comptait tout
haut sur ses doigts les pièces d'or offertes aux vainqueurs. Ses exhortations et
ses questions excitaient à la gaieté les spectateurs qu'il appelait sans cesse
"messieurs", en mêlant quelquefois à ses propos des plaisanteries froides et
recherchées. Par exemple, en jouant sur le nom du gladiateur Palumbus que
demandaient les assistants, il dit "qu'il le ferait venir dès qu'il serait
pris." Le trait suivant eut du moins le mérite de l'à-propos. Il avait accordé à
un gladiateur de chars le congé que ses quatre fils demandaient pour lui avec
instance. Voyant que tout le monde s'intéressait à cette grâce, il fit aussitôt
courir une tablette dans laquelle il représentait au peuple combien il lui
importait d'avoir des enfants, puisqu'un gladiateur même en retirait tant de
profit et de faveur. Il fit représenter militairement dans le Champ de Mars la
prise et le pillage d'une place forte, ainsi que la soumission de la Bretagne,
et il y présida en habit guerrier. Avant de dessécher le lac Fucin, il y donna
une naumachie. Mais les combattants s'étant écriés: "Salut à l'empereur! Nous te
saluons avant de mourir!", il répondit: "Salut à vous!". Ils prirent ce mot pour
une grâce, et aucun d'eux ne voulut plus combattre. Claude hésita longtemps: il
ne savait s'il les ferait périr tous par le fer ou par le feu. Enfin il s'élança
de son siège, et, faisant le tour du lac d'un pas tremblant et ridicule, moitié
par menace, moitié par promesse, il les força à combattre. Dans ce spectacle, on
vit se heurter une flotte de Sicile et une flotte de Rhodes, chacune composée de
douze trirèmes, au bruit de la trompette d'un Triton d'argent qu'un ressort fit
surgir au milieu du lac.
XXII. Règlements divers
Il réforma, rétablit ou renouvela quelques usages relatifs
aux cérémonies religieuses, et à la vie civile ou militaire, et fixa les
rapports des divers ordres de l'État au dedans et au dehors. Jamais il n'agrégea
personne au collège des pontifes, sans avoir prêté auparavant le serment. Toutes
les fois que Rome éprouvait un tremblement de terre, il faisait proclamer des
jours fériés que le préteur annonçait au peuple assemblé. Dès qu'on apercevait à
Rome ou au Capitole un oiseau de mauvais augure, en sa qualité de souverain
pontife il montait à la tribune aux harangues, et, après avoir fait retirer les
esclaves et les manoeuvres, il annonçait au peuple des prières expiatoires.
XXIII. Suite des règlements divers
Il supprima toute interruption dans l'expédition des
affaires, auparavant divisées entre les mois d'été et les mois d'hiver. La
juridiction des fidéicommis qu'on avait coutume de déléguer tous les ans à des
magistrats pris exclusivement à Rome, fut fixée pour toujours, et conférée même
aux autorités de province. Il cassa un article de la loi Papia Poppaea ajouté
par Tibère, qui supposait que les sexagénaires ne pouvaient pas engendrer. Il
établit que les consuls donneraient extraordinairement des tuteurs aux pupilles,
et que ceux auxquels les magistrats auraient interdit l'accès des provinces,
seraient exilés aussi de Rome et de l'Italie. Il créa une nouvelle espèce de
relégation, en défendant à certaines personnes de s'éloigner de Rome au-delà du
troisième milliaire. Lorsqu'il avait à traiter au sénat une affaire importante,
il s'asseyait sur un siège de tribun entre les deux consuls. Il s'attribua la
connaissance de demandes de congé, que l'on portait ordinairement au sénat.
XXIV. Suite des règlements divers
Il accorda les ornements consulaires même aux administrateurs
dont le traitement était de deux cent mille sesterces. Ceux qui refusaient la
dignité de sénateur étaient privés de leur rang de chevalier. Quoiqu'il eût
promis, au commencement de son règne, de ne choisir pour sénateurs que les
arrière-petits-fils des citoyens romains, il donna le laticlave au fils d'un
affranchi, à condition qu'il se ferait adopter par un chevalier. Il est vrai
que, pour s'en excuser, il prétendit que le censeur Appius Caecus, le fondateur
de sa famille, avait appelé au sénat des fils d'affranchis. Il ignorait que, du
temps d'Appius, et même encore après lui, on donnait le titre de "libertini",
non à ceux qui étaient affranchis, mais aux hommes libres nés de ces affranchis.
Au lieu de laisser au collège des questeurs la construction des chemins publics,
il lui assigna le soin des jeux de gladiateurs, lui ôta le gouvernement d'Ostie
et celui de la Gaule, et lui rendit la surveillance du trésor que l'on gardait
dans le temple de Saturne, surveillance toujours confiée à des préteurs ou à
ceux qui en avaient exercé la charge. Il accorda les honneurs du triomphe à
Silanus, le fiancé de sa fille, avant qu'il eût atteint l'âge de puberté. Il les
prodigua à tant d'adultes et avec tant de facilité, que, dans une lettre écrite
au nom de toutes les légions, on le pria d'en revêtir les légats consulaires, en
même temps que du commandement, afin qu'ils ne cherchassent aucun prétexte de
guerre, à quelque prix que ce fût. Il décerna l'ovation à Aulus Plautius; et,
quand celui-ci fit son entrée dans Rome, il alla au-devant de lui, et se tint à
ses côtés lorsqu'il monta au Capitole et qu'il en descendit. Gabinius Secundus,
pour avoir vaincu les Chauques, peuple germain, obtint de lui la permission de
porter le nom de Chaucius.
XXV. Suite des règlements divers
Il établit une hiérarchie entre les grades militaires des
chevaliers. Ce n'était qu'après le commandement d'une cohorte qu'il donnait
celui d'un escadron, et de là on passait au grade de tribun légionnaire. Il créa
aussi un genre de service fictif: ce n'était qu'un titre pour les absents, que
l'on appela surnuméraires. Par un sénatus-consulte, il fit défendre aux soldats
d'entrer dans les maisons des sénateurs pour leur rendre des devoirs. Il
confisqua les biens des affranchis qui se faisaient passer pour chevaliers
romains. Il remit en servitude ceux qui étaient ingrats et dont les patrons
avaient à se plaindre, déclarant à leurs avocats que, puisqu'ils prenaient leur
défense, il ne leur rendrait pas justice contre leurs propres affranchis.
Quelques citoyens, pour s'épargner la peine de les guérir, avaient fait exposer
leurs esclaves malades dans l'île d'Esculape. Claude décréta que tous ceux qu'on
exposerait ainsi seraient libres, et qu'en cas de guérison, ils
n'appartiendraient plus à leurs maîtres. Il ajouta que, si quelqu'un tuait son
esclave au lieu de l'exposer, il serait tenu coupable de meurtre. Il enjoignit
par une ordonnance aux voyageurs, de ne traverser les villes d'Italie qu'à pied,
en chaise à porteur, ou en litière. Il mit à Pouzzoles et à Ostie une cohorte
chargée de prévenir les incendies. Il défendit aux étrangers de prendre des noms
romains, du moins ceux de familles romaines, et fit périr sous la hache, dans le
champ des Esquilies, ceux qui usurpaient le droit de cité. Il restitua au sénat
les provinces d'Achaïe et de Macédoine que Tibère avait prises sous son
administration. Il ôta la liberté aux Lyciens, agités de funestes discordes, et
la rendit aux Rhodiens qui se repentaient de leurs fautes passées. Il déclara
les Troyens exempts pour jamais de tout tribut, comme étant les ancêtres des
Romains, et donna lecture d'une ancienne lettre grecque écrite par le sénat et
le peuple romain au roi Séleucus, dans laquelle ils lui promettaient amitié et
alliance, s'il affranchissait de tout impôt les Troyens qui leur étaient unis
par les liens du sang. Il chassa de la ville les Juifs qui se soulevaient sans
cesse à l'instigation d'un certain Chrestus. Il permit aux ambassadeurs des
Germains de s'asseoir à l'orchestre, quand il vit avec quelle simplicité et
quelle confiance ces envoyés, que l'on avait placés parmi le peuple, étaient
allés d'eux-mêmes se mettre à côté des ambassadeurs des Parthes et de l'Arménie
assis parmi les sénateurs, disant hautement qu'ils ne leur étaient inférieurs ni
en qualité ni en courage. Il abolit entièrement dans les Gaules la religion
cruelle et barbare des Druides, qu'Auguste n'avait interdite qu'aux citoyens.
D'un autre côté, Claude entreprit de transférer de l'Attique à Rome les mystères
d'Éleusis, et il proposa de reconstruire en Sicile, aux dépens du trésor du
Peuple romain, le temple de Vénus Érycine qui était tombé de vétusté. Il
contracta une alliance avec les rois, après avoir immolé une laie sur la place
publique, et fait lire l'ancienne formule des féciaux. Mais toutes ces
dispositions, ainsi que la plus grande partie des actes de son gouvernement,
étaient inspirées plutôt par la volonté de ses femmes et de ses affranchis que
par la sienne. En tout lieu et presque toujours, il se montrait tel que le
commandait leur intérêt ou leur caprice.
XXVI. Ses fiancées et ses femmes
Dans son adolescence, il eut deux fiancées, Aemilia Lepida,
arrière-petite-fille d'Auguste, et Livia Medullina, de l'ancienne famille du
dictateur Camille, surnommée aussi Camilla, et qui était de la race antique du
dictateur Camille. Il répudia la première encore vierge, parce que ses parents
avaient encouru la disgrâce d'Auguste; la seconde mourut de maladie le jour même
qui avait été fixé pour ses noces. Il épousa ensuite Plautia Urgulanilla, d'une
famille triomphale, puis Aelia Paetina, fille d'un consulaire. Il se sépara de
toutes deux par un divorce; de Paetina, pour de légers torts, et d'Urgulanilla,
pour de honteuses débauches, et sur un soupçon d'homicide. Après elles, il prit
en mariage Valeria Messaline, fille de Barbatus Messala, son cousin. Mais, quand
il sut que, indépendamment de ses turpitudes et de ses scandales, elle s'était
mariée avec Caius Silius, en constituant même une dot en présence des augures,
il la fit périr, et déclara publiquement aux prétoriens que, les mariages lui
réussissant mal, il resterait dans le célibat, et que, s'il ne tenait parole, il
consentait à être percé de leurs glaives. Néanmoins il ne put s'empêcher de
négocier bientôt une nouvelle alliance. Il rechercha cette même Paetina qu'il
avait répudiée, et Lollia Paulina, qui avait été femme de Caius César. Mais les
caresses d'Agrippine, fille de son frère Germanicus, lui inspirèrent un amour
qui devait naître aisément du droit de l'embrasser et de plaisanter
familièrement avec elle. À la première assemblée du sénat, il aposta des gens
qui votèrent pour qu'on le forçât à l'épouser, sous prétexte que cette union
était de la plus haute importance pour l'État. Ils voulurent aussi qu'on
accordât aux citoyens la faculté de conclure de pareilles alliances, jusqu'alors
réputées incestueuses. Il se maria le lendemain; mais il ne se trouva personne
qui suivît cet exemple, excepté un affranchi et un centurion aux noces duquel il
assista avec Agrippine.
XXVII. Ses enfants
Il eut des enfants de trois de ses femmes: d'Urgulanilla,
Drusus et Claudia; de Paetina, Antonia; de Messaline, Octavie et un fils appelé
d'abord Germanicus, et ensuite Britannicus. Drusus périt, dans son enfance, à
Pompéi, étranglé par une poire qu'il faisait sauter en l'air et qu'il reçut dans
la bouche. Il avait été fiancé, peu de jours avant ce malheur, à la fille de
Séjan; ce qui me semble prouver d'autant plus que Séjan ne fut point l'auteur de
sa mort, comme le bruit en avait couru. Quoique Claudia fut née cinq mois après
le divorce de Claude, et que ce prince eût commencé à l'élever, il la fit
exposer et jeter nue devant la porte de sa mère, comme le fruit d'un commerce
criminel avec l'affranchi Boter. Il maria Antonia, d'abord à Cneius Pompée le
Grand, puis à Faustus Sylla, jeunes gens de la première noblesse; et il donna
Octavie à son beau-fils Néron, après l'avoir fiancée à Silanus. Britannicus, né
le vingtième jour de son principat, pendant son second consulat, était encore
tout petit, lorsque Claude, l'élevant sur ses mains, le montrait à l'armée, et
le prenant sur ses genoux ou le plaçant devant lui au spectacle, ne cessait de
le recommander au peuple et aux soldats, en mêlant sa voix aux acclamations et
aux voeux de la multitude. Il adopta Néron, l'un de ses gendres. Quant à Pompée
et à Silanus, il ne se contenta pas de les répudier, il les fit périr.
XXVIII. Ses affranchis
Parmi ses affranchis, ceux qu'il estima le plus furent
l'eunuque Posidès, auquel il décerna une pique sans fer, dans son triomphe sur
la Bretagne; Félix, qu'il mit successivement à la tête de cohortes, d'escadrons
et de la province de Judée, et qui épousa trois reines; Harpocras, auquel il
accorda le droit de parcourir la ville en litière et de donner des spectacles;
Polybe surtout, son archiviste, qui marchait souvent entre les deux consuls;
mais, de préférence à tous les autres, Narcisse son secrétaire, et Pallas son
intendant, que, par un sénatus-consulte, il se plut à combler des plus grandes
récompenses, et à revêtir des ornements de la questure et de la préture. En
outre, il les laissa tellement entasser de gains et de rapines que, se plaignant
un jour de n'avoir rien dans son trésor, on lui répondit fort à propos qu'il
serait dans l'abondance, si ses deux affranchis voulaient le mettre de moitié
avec eux.
XXIX. Il est entièrement gouverné par ses affranchis et
par ses femmes. Ses meurtres
Livré, comme je l'ai dit, à ses affranchis et à ses femmes,
Claude fut plutôt un esclave qu'un empereur. Leurs intérêts ou même leurs goûts
et leurs fantaisies disposaient, le plus souvent à son insu, des honneurs, des
armées, des grâces et des supplices. Ils révoquaient ses libéralités,
rapportaient ses jugements, contrefaisaient ses nominations à des offices ou les
altéraient publiquement. Sans entrer dans de minutieux détails, je dirai qu'il
fit périr, sur des accusations vagues et sans avoir voulu les entendre, Appius
Silanus qui lui était uni par les liens d'une commune paternité, et les deux
Julies, l'une fille de Drusus, l'autre de Germanicus; et qu'il traita de même
Cneius Pompée, marié à l'aînée de ses filles, et Lucius Silanus, fiancé à la
plus jeune. Le premier fut percé dans les bras d'un adolescent qu'il aimait; le
second fut forcé d'abdiquer la préture le quatrième jour avant les calendes de
janvier, et de se donner la mort au commencement de l'année, le jour même des
noces de Claude et d'Agrippine. Il sévit avec tant de légèreté contre
trente-cinq sénateurs et plus de trois cents chevaliers romains, qu'un centurion
étant venu lui annoncer la mort d'un personnage consulaire, et lui disant que
son ordre était accompli, il lui répondit qu'il n'en avait donné aucun.
Toutefois il n'en approuva pas moins l'exécution, parce que ses affranchis lui
assurèrent que les soldats avaient fait leur devoir en s'empressant de venger
leur empereur. Mais, ce qui passe toute croyance, c'est qu'il signa lui-même le
titre de la dot aux noces de Messaline avec l'adultère Silius. On lui avait fait
croire que ce n'était qu'un jeu pour éloigner et détourner sur un autre un
danger dont quelques prodiges le menaçaient.
XXX. Son portrait
Il ne manquait pas d'un certain air de grandeur et de
dignité, soit qu'il fût debout, soit qu'il fût assis, et surtout lorsqu'il
restait tranquille. Sa taille était élancée, mais sans maigreur. Ses cheveux
blancs ajoutaient à la beauté de sa figure. Il avait le cou bien plein.
Lorsqu'il marchait, ses genoux chancelaient; et, soit qu'il plaisantât, soit
qu'il fût sérieux, il avait mille ridicules, un rire affreux, une colère plus
hideuse encore, qui faisait écumer sa bouche toute grande ouverte en humectant
ses narines; un bégaiement continuel et un tremblement de tête qui redoublaient
à la moindre affaire.
XXXI. Sa santé
Sa santé fut mauvaise jusqu'à son avènement au trône, et
florissante depuis ce moment. Il éprouvait pourtant des douleurs d'estomac,
quelquefois si violentes, qu'il eut, à ce qu'il dit lui-même, des idées de
suicide.
XXXII. Ses repas
Il donnait fréquemment d'amples festins, et presque toujours
dans de vastes espaces découverts, afin de pouvoir réunir jusqu'à six cents
convives à la fois. Après un repas sur le canal d'écoulement du lac Fucin, il
faillit être submergé par la masse d'eau qui s'échappa tout à coup. Il avait
toujours ses enfants à sa table, et avec eux la jeune noblesse des deux sexes.
Suivant l'ancienne coutume, ces enfants mangeaient assis au pied des lits. Un
convive ayant été soupçonné d'avoir volé une coupe d'or, Claude l'invita de
nouveau le lendemain, et lui en fit servir une d'argile. On prétend qu'il avait
projeté un édit par lequel il permettait de lâcher des vents à table, parce
qu'il s'était aperçu qu'un de ses convives avait été incommodé pour s'être
retenu par respect.
XXXIII. Sa voracité. Sa passion pour les femmes et pour le
jeu
Il était toujours disposé à manger et à boire, en quelque
temps et en quelque lieu que ce fût. Un jour qu'il rendait la justice dans le
Forum d'Auguste, il fut frappé du fumet d'un repas qu'on apprêtait pour les
Saliens dans le temple de Mars qui était près de là. Aussitôt il quitta son
tribunal, monta chez ces prêtres, et se mit à table avec eux. Jamais il ne
sortit d'un repas sans s'être chargé de mets et de vins. Il se couchait ensuite
sur le dos, la bouche béante, et, pendant son sommeil, on lui introduisait une
plume dans la gorge pour dégager son estomac. Il dormait fort peu, et
s'éveillait d'ordinaire avant minuit. Aussi le sommeil le reprenait-il
quelquefois pendant le jour lorsqu'il était sur son tribunal, et les avocats, en
élevant exprès la voix, avaient de la peine à le réveiller. Il porta l'amour des
femmes jusqu'à l'excès, mais il s'abstint de tout commerce avec les hommes.
Passionné pour les jeux de hasard, il publia un ouvrage sur ce sujet. Il jouait
même en voyage, sa voiture étant arrangée de façon que le mouvement ne brouillât
pas le jeu sur la table.
XXXIV. Sa cruauté
Il donna des marques d'un naturel féroce et sanguinaire dans
les petites choses comme dans les grandes. Il assistait à la torture et à
l'exécution des parricides. Il voulut voir à Tibur un supplice suivant
l'ancienne coutume. Déjà les coupables étaient attachés au poteau; mais le
bourreau était absent : il attendit jusqu'au soir qu'on l'eût fait venir de
Rome. Dans tous les spectacles de gladiateurs, donnés par lui ou par d'autres,
il faisait égorger ceux qui tombaient, même par hasard, surtout ceux qu'on
appelait rétiaires, pour examiner leur visage expirant. Deux champions s'étant
tués mutuellement, il se fit faire sur-le-champ de petits couteaux de la lame de
leurs épées. Il avait tant de plaisir à voir les bestiaires, surtout ceux qui
paraissaient à midi, qu'il se rendait à l'amphithéâtre dès le point du jour, et
qu'à midi, il restait assis pendant que le peuple allait dîner. Outre les
bestiaires, il faisait combattre, sur le prétexte le plus léger et le plus
imprévu, des ouvriers et des gens de service, ou des employés, pour peu qu'une
machine ou un ressort eût manqué son effet. Il engagea même un jour dans l'arène
un de ses nomenclateurs en toge, comme il se trouvait.
XXXV. Sa méfiance et ses terreurs
Nul ne fut plus peureux et plus méfiant que lui. Dans les
premiers jours de son règne, quoiqu'il affectât, comme nous l'avons dit,
beaucoup de popularité, il n'osa jamais s'aventurer dans un repas sans être
entouré de gardes armés de lances, et sans avoir des soldats pour le servir. Il
ne visitait point un malade sans qu'on eût auparavant exploré la chambre,
examiné les matelas et secoué les couvertures. Dans la suite il eut toujours
auprès de lui des esclaves chargés de fouiller avec une extrême rigueur tous
ceux qui l'approchaient. Ce ne fut qu'avec peine, et sur la fin de son règne,
qu'il exempta de ces perquisitions les femmes, les filles et les jeunes garçons,
et qu'il cessa de faire ôter aux esclaves et aux scribes les boîtes à plumes ou
à poinçons qu'ils portaient. Dans une émeute, un certain Camille, sûr
d'épouvanter Claude, même sans qu'il y eut apparence de guerre, lui écrivit une
lettre arrogante, pleine d'injures et de menaces, où il lui ordonnait de
renoncer à l'empire, et d'adopter la vie oisive d'un simple particulier. Claude
délibéra avec ses principaux conseillers s'il n'obéirait pas à cette injonction.
XXXVI. Sa lâcheté
Il fut tellement effrayé de quelques complots qu'on lui avait
dénoncés à la légère, qu'il fut sur le point d'abdiquer. Comme je l'ai dit plus
haut, lorsqu'un homme armé d'un glaive fut saisi près de lui, pendant qu'il
faisait un sacrifice, il se hâta de convoquer le sénat par la voix des hérauts,
et se plaignit, en pleurant et en poussant des cris, de sa malheureuse
condition, qui ne lui laissait de sécurité nulle part. Il s'abstint même
longtemps de paraître en public. Il bannit de son coeur l'ardent amour qu'il
éprouvait pour Messaline, moins par le sentiment des outrages sanglants qu'il en
avait reçus que par la crainte qu'elle ne fit passer l'empire à Silius, son
complice en adultère. C'est alors que, saisi d'une honteuse frayeur, il s'enfuit
vers l'armée, ne cessant de demander sur toute la route si on lui avait conservé
le trône.
XXXVII. Quelques-uns de ses meurtres
Les soupçons les plus légers, les indices les plus futiles
éveillaient chez lui de vives inquiétudes qui le poussaient à pourvoir à sa
sûreté et à faire éclater sa vengeance. Un plaideur, l'ayant un jour pris à
part, lui affirma qu'il avait vu quelqu'un en songe assassiner l'empereur. Un
moment après, feignant de reconnaître le meurtrier, il désigna son adversaire
qui présentait un mémoire à Claude. Le prince fit sur-le-champ traîner celui-ci
au supplice, comme s'il l'eût surpris en flagrant délit. Ce fut de la même
manière, dit-on, que périt Appius Silanus. Messaline et Narcisse, qui avaient
conspiré sa perte, s'étaient partagé les rôles. L'un, jouant l'épouvante, entra
précipitamment, avant le jour, dans la chambre de son maître, assurant qu'il
avait rêvé qu'Appius attentait à sa personne; l'autre, affectant la surprise,
dit que depuis quelques nuits elle faisait aussi le même rêve. Peu de temps
après, on annonça de dessein prémédité, qu'Appius s'élançait vers le palais; et,
en effet, il avait reçu ordre, la veille, d'y paraître à point nommé. Claude,
persuadé qu'il ne venait que pour réaliser le songe, le fit saisir aussitôt et
mettre à mort. Le lendemain, il ne craignit pas de raconter toute l'affaire au
sénat, et remercia son affranchi de veiller sur ses jours, même en dormant.
XXXVIII. Son penchant à la colère. il cherche une excuse à
sa stupidité
Comme il se sentait enclin à la colère et à l'emportement, il
s'en excusa dans un édit. Au moyen d'une distinction, il promit que l'une serait
courte et inoffensive, et que l'autre ne serait point injuste. Un jour qu'il
s'était embarqué sur le Tibre, les habitants d'Ostie n'avaient point envoyé de
bateaux à sa rencontre. Il les en reprit vertement, et leur écrivit même avec
rigueur qu'ils l'avaient fait rentrer dans la foule. Mais tout à coup, comme
s'il se repentait de les avoir blessés, il leur pardonna. Il repoussa de sa main
quelques personnes qui avaient mal pris leur temps pour l'aborder en public. Il
exila, injustement et sans les entendre, le secrétaire d'un questeur et un
sénateur qui avait géré la préture; le premier, pour avoir plaidé contre lui
avec trop de vivacité, avant qu'il fût empereur; le second, pour avoir puni,
étant édile, ses fermiers qui, malgré les défenses, vendaient des mets cuits, et
avoir fait battre de verges l'intendant qui intervenait dans la cause. Ce fut
pour la même raison qu'il ôta aux édiles la surveillance des cabarets. Loin de
garder le silence sur son imbécillité, il prétendit prouver dans quelques
discours, que ce n'était qu'une feinte qu'il avait cru nécessaire sous le règne
de Caius pour échapper à ce prince et parvenir à ses fins. Mais il ne persuada
personne et, peu de temps après, il parut un livre qui avait pour titre: "La
guérison des imbéciles", qui avait pour but de montrer que personne ne
contrefait la bêtise.
XXXIX. Ses inconséquences et ses étourderies
On s'étonnait de ses oublis et de ses distractions, ou, comme
disent les Grecs, de sa "metoria" (étourderie) et de sa "ablepsia" (stupidité).
En voici quelques traits. Peu de temps après l'exécution de Messaline, il
demanda en se mettant à table, pourquoi l'impératrice ne venait pas. Il invitait
à dîner ou à jouer beaucoup de ceux qu'il avait condamnés à mort la veille, et,
se plaignant de leur retard, il leur envoyait un messager pour gourmander leur
paresse. Sur le point de contracter avec Agrippine un mariage illégitime, il ne
cessait de l'appeler dans tous ses discours sa fille, son élève, née dans sa
maison et élevée sur ses genoux. Près d'adopter Néron, il répétait de temps en
temps que personne n'était jamais entré par adoption dans la famille Claudia,
comme si ce n'eût pas été un assez grand tort d'adopter son beau-fils, lorsque
son propre fils était déjà adulte.
XL. Suite de ses inconséquences et ses étourderies
Il portait l'oubli de lui-même, dans ses paroles et dans ses
actions, au point que souvent il paraissait ne savoir qui il était, ni avec qui,
ni dans quel temps et en quel lieu il parlait. Un jour qu'il était question des
bouchers et des marchands de vin, il s'écria en plein sénat: "Qui de vous, je
vous prie, pourrait se passer de potage ?". Et il parla de l'abondance qui
régnait dans les cabarets où il allait autrefois lui-même chercher du vin. Il
accorda son suffrage à un aspirant à la questure, entre autres motifs, parce que
dans une de ses maladies, son père lui avait donné à propos de l'eau fraîche. Il
avait fait comparaître une femme en témoignage dans le sénat: "Elle a été,
dit-il, l'affranchie et la femme de chambre de ma mère; mais elle m'a toujours
regardé comme son patron. Je dis cela, parce que dans ma maison il y a des gens
qui ne me considèrent pas comme leur patron." Sur son tribunal même, il
s'emporta contre les habitants d'Ostie qui lui demandaient publiquement une
grâce, et se mit à crier qu'il n'avait aucun sujet de les obliger, et que s'il y
avait au monde quelqu'un de libre, c'était lui. Son mot favori, celui qu'il
répétait à toute heure et à tout moment, était: "Quoi! me prenez-vous pour
Telegenius?. Et cet autre: "Parlez, mais ne me touchez pas." Il disait encore
beaucoup de choses qui eussent été inconvenantes pour des particuliers, et qui
l'étaient à plus forte raison dans la bouche d'un prince qui n'était ni sans
éducation ni sans savoir, et qui même cultivait les belles-lettres avec ardeur.
XLI. Ses ouvrages. Il inventa trois lettres
Dans sa première jeunesse, il essaya d'écrire l'histoire,
encouragé par Tite-Live et aidé par Sulpicius Flavus. Il s'aventura à en lire
des fragments devant un nombreux auditoire; mais il put à peine les achever,
parce que plus d'une fois il s'était refroidi lui-même. En effet, au
commencement de sa lecture, des bancs brisés sous le poids d'un homme fort épais
avaient causé une hilarité générale; et même, après que la rumeur fut apaisée,
il ne put s'empêcher de rappeler de temps à autre cet événement et d'exciter de
nouveaux éclats de rire. Il écrivit aussi beaucoup pendant son règne, et fit
lire assidûment ses ouvrages par un lecteur public. Il commençait son histoire à
la mort du dictateur César; mais il passa à une époque plus récente, à la fin
des guerres civiles, sentant qu'il ne pouvait parler ni avec liberté ni avec
vérité des temps précédents, à cause du reproche que lui adressaient souvent sa
mère et son aïeule. Il laissa deux volumes de cette première histoire, et
quarante et un de l'autre. De plus, il composa huit volumes de mémoires
autobiographiques, qui manquaient plutôt d'esprit que d'élégance. Il fit une
apologie assez érudite de Cicéron contre les livres d'Asinius Gallus. Il inventa
trois lettres qu'il croyait indispensables, et qu'il joignit à l'alphabet. Il
donna un traité sur ce sujet, étant encore simple particulier; et, quand il fut
empereur, il obtint aisément qu'elles fussent mises en usage. Ces caractères se
trouvent dans presque tous les livres, dans les actes publics et les
inscriptions de cette époque.
XLII. Sa prédilection pour le grec et ses productions dans
cette langue
Il ne cultiva pas avec moins de soin la littérature grecque,
proclamant en toute occasion la beauté de cette langue et son estime pour elle.
Un étranger discutait devant lui en grec et en latin. Claude commença sa réponse
en ces termes: "Puisque tu possèdes nos deux langues." En recommandant l'Achaïe
au sénat, il dit qu'il aimait cette province à cause de la communauté des
études. Souvent il répondit en grec à ses ambassadeurs par des discours
soutenus; et, sur son tribunal, il citait beaucoup de vers d'Homère. Toutes les
fois qu'il s'était vengé d'un ennemi ou d'un assassin, il avait coutume de
donner le vers suivant pour mot d'ordre au tribun de garde qui, selon l'usage,
venait le lui demander: "Repousser le premier qui m'irrite et m'outrage." Enfin
il écrivit en grec vingt livres de l'histoire des Tyrrhéniens et huit de celle
des Carthaginois. Ce fut en considération de ces ouvrages qu'il ajouta un second
musée à celui d'Alexandrie, et qu'il l'appela de son nom, en ordonnant que,
chaque année, à des jours marqués, comme pour des cours publics, on lirait en
entier, dans l'un l'histoire des Tyrrhéniens, dans l'autre celle des
Carthaginois, et que les divers membres de l'établissement se relayeraient pour
en achever la lecture.
XLIII. Son repentir d'avoir épousé Agrippine et adopté
Néron
Vers la fin de sa vie, il donna des marques non équivoques du
repentir qu'il éprouvait d'avoir épousé Agrippine et adopté Néron. En effet, ses
affranchis lui rappelant avec éloge une procédure dans laquelle il avait
condamné la veille une femme adultère, il leur répondit que le destin lui avait
aussi donné des femmes impudiques, mais qu'elles n'étaient pas restées impunies.
Un moment après, rencontrant Britannicus, il le serra dans ses bras, et lui dit:
"Grandis, et je te rendrai compte de toutes mes actions." Il ajouta en grec:
"Celui qui t'a blessé te guérira." Quoique Britannicus fût dans la première
fleur de l'âge, Claude se proposait de lui faire prendre la toge virile, parce
que sa taille le permettait: "Enfin, disait-il, le peuple romain aura un vrai
César."
XLIV. Il est empoisonné
Peu de temps après, il fit son testament qui fut signé par
tous les magistrats. Il serait peut-être allé plus loin, mais Agrippine,
inquiète de cet acte, tourmentée d'ailleurs par sa conscience, et pressée par
des délateurs qui l'accusaient d'un grand nombre de crimes, prévint l'effet de
ses desseins. On convient qu'il périt par le poison. Mais quand et par qui
fut-il présenté? C'est un point sur lequel on diffère. Quelques-uns disent que
ce fut au Capitole, par l'eunuque Halotus, son dégustateur, dans un festin avec
les pontifes. D'autres prétendent que ce fut dans un repas de famille, et de la
main d'Agrippine elle-même qui l'aurait empoisonné avec des champignons, mets
dont il était très friand. On ne s'accorde pas non plus sur les suites de
l'empoisonnement. Beaucoup de personnes soutiennent qu'immédiatement après avoir
avalé le poison, il perdit la voix, fut en proie à des douleurs atroces pendant
toute la nuit, et mourut au point du jour. Selon d'autres, il s'assoupit
d'abord, et dégagea son estomac trop chargé; puis on lui donna une seconde dose
de poison. Mais on ne sait pas bien si ce fut dans un potage, sous prétexte de
lui faire reprendre des forces, ou dans un lavement qu'on lui administra comme
pour lui procurer une évacuation.
XLV. Sa mort. ses funérailles. Son apothéose
Sa mort resta cachée jusqu'à ce que tout fût arrangé pour
assurer l'empire à son successeur. On continua donc de faire des voeux, comme
s'il eut été malade. On feignit qu'il demandait des comédiens pour se divertir,
et on les introduisit dans son palais. Il mourut le troisième jour avant les
ides d'octobre, sous le consulat d'Asinius Marcellus et d'Acilius Aviola, dans
la soixante-quatrième année de son âge, et la quatorzième de son règne. Ses
funérailles furent célébrées avec toute la pompe impériale, et l'on fit son
apothéose. Cet honneur, délaissé et aboli par Néron, fut plus tard rétabli par
Vespasien.
XLVI. Présages qui annoncèrent sa mort
Voici les plus remarquables présages de sa mort. On aperçut
au ciel une de ces étoiles chevelues qu'on appelle comètes. Le tombeau de Drusus,
son père, fut frappé de la foudre, et la même année vit mourir un grand nombre
de magistrats de tout genre. On a quelques raisons de croire que lui-même ne
parut ni ignorer ni dissimuler sa fin prochaine; car il ne désigna aucun consul
pour un temps plus éloigné que le mois où il mourut; et la dernière fois qu'il
vint au sénat, après avoir exhorté ses enfants à la concorde, il recommanda
instamment leur jeunesse aux sénateurs. Enfin, dans le dernier débat judiciaire
qu'il présida, il répéta deux fois qu'il touchait au terme de sa carrière
mortelle, quoique les assistants eussent repoussé avec horreur un tel présage. |