III. Ils appellent
donc Artaban, autre prince Arsacide, élevé chez les Dahes qui, vaincu dans un
premier combat, retrouve des forces et s'empare du trône. Vonon fugitif se
retira en Arménie, pays alors sans maître, et dont la foi partagée flottait
entre les Parthes et les Romains depuis le crime d'Antoine, qui, après avoir,
sous le nom d'ami, attiré dans un piège Artavasde, roi des Arméniens, le chargea
de fers et finit par le tuer. Artaxias, fils de ce prince, ennemi de Rome à
cause du souvenir de son père, se maintint, lui et son royaume, avec le secours
des Arsacides. Artaxias ayant péri par la trahison de ses proches, Tigrane fut
donné par Auguste aux Arméniens, et conduit dans ses États par Tibérius Nero. Le
trône ne resta pas longtemps à Tigrane, non plus qu'à ses enfants, quoique,
selon l'usage des barbares, le frère et la sœur eussent associé leur lit et leur
puissance. Un autre Artavasde fut imposé par Auguste, puis renversé, non sans
perte pour nous.
IV. C'est alors que
Caïus César fut choisi pour pacifier l'Arménie. Il la donna au Mède Ariobarzane,
dont les avantages extérieurs et le grand courage plaisaient aux Arméniens.
Ariobarzane périt d'une mort fortuite, et sa race fut rejetée. Les Arméniens
essayent alors du gouvernement d'une femme, nommée Érato, la chassent bientôt ;
puis irrésolus, livrés à l'anarchie, moins libres que sans maître, ils placent
enfin sur le trône le fugitif Vonon. Mais Artaban le menaçait, les Arméniens
étaient peu capables de le défendre, et, si nous embrassions sa querelle, il
fallait avoir la guerre avec les Parthes ; le gouverneur de Syrie, Créticus
Silanus, l'attire dans sa province et le retient captif, en lui laissant le nom
et l'appareil de roi. Nous dirons plus tard comment Vonon essaya d'échapper à
cette à cette dérision.
V. Tibère vit sans
déplaisir les troubles de l'Orient : ils lui donnaient un prétexte pour enlever
Germanicus à ses vieilles légions et le livrer, dans de nouvelles provinces, aux
doubles attaques de la fortune et de la perfidie. Mais lui, d'autant plus occupé
de hâter sa victoire, qu'il connaissait mieux le dévouement de ses troupes et la
haine de son oncle, réfléchit à la conduite de la guerre et à ce qu'en trois ans
d'expéditions il a éprouvé d'heureux ou de funeste. Il juge "que les Germains,
toujours défaits en plaine et en bataille rangée, ont pour eux leurs bois et
leurs marais, des étés courts, des hivers prématurés ; que les soldats souffrent
moins du fer de l'ennemi que de la longueur des marches et de la perte de leurs
armes, que la Gaule épuisée ne peut plus fournir de chevaux ; qu'une longue file
de bagages est facile à surprendre, difficile à protéger ; que par mer, au
contraire, l'invasion serait rapide, inattendue ; la campagne commencerait plus
tôt ; les légions et les convois vogueraient ensemble ; et la cavalerie, en
remontant les fleuves, arriverait toute fraîche, hommes et chevaux, au cœur de
la Germanie."
VI. Il tourne donc
ses vues de ce côté ; et, pendant que P. Vitellius et C. Antius vont régler le
cens des Gaules, Silius, Antéius et Cécina sont chargés de construire une
flotte. Mille vaisseaux parurent suffisants et furent bientôt achevés. Les uns
étaient courts, étroits de poupe et de proue, larges de flancs, afin de mieux
résister aux vagues ; les autres à carènes plates, pour pouvoir échouer sans
péril ; la plupart à double gouvernail, afin qu'en changeant de manœuvre on les
fît aborder à volonté par l'un ou l'autre bout ; un grand nombre pontés, pour
recevoir les machines ou servir au transport des chevaux et des provisions ;
tous bons voiliers, légers sous la rame, et montés par des soldats dont l'ardeur
rendait cet appareil plus imposant et plus formidable. L'île des Bataves fut
assignée pour rendez-vous, à cause de ses abords faciles et de la commodité
qu'elle offre pour embarquer des troupes et envoyer la guerre sur un autre
rivage. Car le Rhin, jusque-là contenu dans un seul lit ou n'embrassant que des
îles de médiocre étendue, se partage, à l'entrée du territoire batave, comme en
deux fleuves différents. Le bras qui coule le long de la Germanie conserve son
nom et la violence de son cours jusqu'à ce qu'il se mêle à l'Océan. Plus large
et plus tranquille, celui qui arrose la frontière gauloise reçoit des habitants
le nom de Vahal, et le perd bientôt en se réunissant à la Meuse, avec laquelle
il se décharge dans ce même océan par une vaste embouchure.
VII. En attendant que
sa flotte fût rassemblée, César envoya Silius avec un camp volant faire une
incursion chez les Chattes. Lui-même, instruit qu'on assiégeait un fort établi
sur la Lippe, y mena six légions. Silius, à cause des pluies qui survinrent, ne
réussit qu'à enlever un peu de butin, avec la femme et la fille d'Arpus, chef
des Chattes. Quant à César, les assiégeants ne lui fournirent pas l'occasion de
combattre, s'étant dispersés à la nouvelle de son approche. Cependant ils
avaient détruit le tombeau élevé dernièrement aux légions de Varus et un ancien
autel consacré à Drusus. César releva l'autel, et rendit honneur à son père en
défilant alentour à la tête des légions : il ne crut pas devoir rétablir le
tombeau. Tout le pays situé entre le fort Aliso et le Rhin fut retranché et
fermé par de nouvelles barrières.
VIII. La flotte
arrivée, Germanicus fait partir en avant les provisions, distribue les
légionnaires et les alliés sur les navires, et entre dans le canal qui porte le
nom de Drusus, en priant son père "d'être propice à un fils qui ose marcher sur
ses traces, et de le soutenir par l'inspiration de ses conseils et l'exemple de
ses travaux." Ensuite une heureuse navigation le porta par les lacs et l'Océan
jusqu'à l'Ems. Il laissa la flotte à Amisia, sur la rive gauche, et ce fut une
faute de n'avoir pas remonté le fleuve : il fallut faire passer l'armée sur la
rive droite, où elle devait agir, et plusieurs jours furent perdus à construire
des ponts. La cavalerie et les légions franchirent en bon ordre les premiers
courants, la mer ne montant pas encore. Il y eut de la confusion à
l'arrière-garde, formée des auxiliaires : les Bataves, qui en faisaient partie,
voulurent braver le flot et se montrer habiles nageurs, et quelques-uns furent
noyés. César traçait son camp lorsqu'on lui annonça que les Ampsivariens
s'étaient soulevés derrière lui. Stertinius, détaché aussitôt avec de la
cavalerie et des troupes légères, punit cette perfidie par le fer et la
flamme.
IX. Le Véser coulait
entre les Romains et les Chérusques. Arminius parut sur la rive avec les autres
chefs, et s'informa si César était présent. On lui répondit qu'il l'était ;
alors il demanda la permission de s'entretenir avec son frère. Ce frère, nommé
parmi nous Flavius, servait dans nos troupes avec une fidélité remarquable, et
quelques années auparavant il avait perdu un œil en combattant sous Tibère.
L'entrevue accordée, Flavius, s'avance ; Arminius le salue, renvoie son escorte,
et demande que les archers qui bordaient notre rive s'éloignent pareillement.
Quand ils se sont retirés, Arminius prie son frère de lui dire pourquoi il est
ainsi défiguré. Flavius cite le lieu et le combat. Arminius veut savoir quelle a
été sa récompense. Flavius énumère ce qu'il a reçu : une augmentation de paye,
un collier, une couronne et d'autres présents militaires. Le Germain admira
qu'on se fît esclave à si bon marché.
X. Ensuite le débat
s'engage. L'un fait valoir "la grandeur romaine, les forces de César, les
châtiments terribles réservés aux vaincus, la clémence offerte à quiconque se
soumet, enfin la femme et le fils d'Arminius généreusement traités." L'autre
invoque "les droits sacrés de la patrie, la liberté de leurs ancêtres, les dieux
tutélaires des Germains, une mère qui se joint à ses prières et conjure son fils
de ne pas aimer mieux, déserteur de ses proches, de ses alliés, de sa nation,
les trahir que de les commander." Peu à peu ils s'emportèrent jusqu'aux injures
; et, malgré le fleuve qui les séparait, ils allaient en venir aux mains, si
Stertinius, accouru à la hâte, n'eût retenu Flavius, qui, bouillant de colère,
demandait son cheval et ses armes. On voyait sur l'autre bord Arminius menaçant
nous appeler au combat, car il jetait, parmi ses invectives, beaucoup de mots
latins, qu'il avait appris lorsqu'il commandait dans nos armées un corps de
Germains.
XI. Le lendemain, les
barbares parurent en bataille au-delà du Véser. César, persuadé qu'un général ne
pouvait exposer ses légions sans avoir établi des ponts, avec des postes pour
les défendre, fait passer à gué sa cavalerie. Stertinius et le primipilaire
Émilius guidèrent le passage sur des points différents afin de partager
l'attention de l'ennemi. Cariovalde, chef des Bataves, s'élança par l'endroit le
plus rapide du fleuve. Les Chérusques, à l'aide d'une fuite simulée, l'attirent
dans une plaine environnée de bois. Bientôt, sortis de leur embuscade, ils
l'enveloppent ; et culbutent tout ce qui résiste, poursuivent tout ce qui plie.
Les Bataves, s'étant formés en cercle, sont attaqués de près par les uns,
harcelés de loin par les autres. Cariovalde, après avoir soutenu longtemps la
violence du combat, exhorté les siens à percer en masse les bataillons ennemis,
se jette lui-même à travers les rangs les plus serrés, et, accablé de traits,
ayant eu son cheval tué, il tombe, et autour de lui beaucoup de nobles bataves :
les autres furent sauvés par leur courage ou par la cavalerie de Stertinius et
d'Émilius, qui vint les dégager.
XII. César, ayant
passé le Véser, apprit d'un transfuge qu'Arminius avait choisi son champ de
bataille, que d'autres nations s'étaient réunies à lui dans une forêt consacrée
à Hercule, et qu'ils tenteraient sur le camp romain une attaque nocturne. On
crut à ce rapport : on voyait d'ailleurs les feux de l'ennemi ; et des
éclaireurs, qui s'étaient plus avancés, annoncèrent des hennissements de chevaux
et le bruit d'une immense et confuse multitude. À l'approche d'une affaire
décisive, César voulut sonder les dispositions des soldats, et il réfléchissait
aux moyens de rendre l'épreuve fidèle. Il connaissait "le penchant des tribuns
et des centurions à donner plutôt de bonnes nouvelles que des avis certains,
l'esprit servile des affranchis, la faiblesse des amis, trop enclins à flatter.
Convoquer une assemblée n'était pas plus sûr : là, quelques voix commencent,
toutes les autres répètent. Il fallait lire dans les âmes, lorsque les soldats,
seuls, sans surveillants, au milieu des repas militaires, expriment librement
leurs craintes et leurs espérances."
XIII. Au commencement
de la nuit, il sort de l'augural par une porte secrète, ignorée des sentinelles,
et, suivi d'un seul homme, les épaules couvertes d'une peau de bête, il parcourt
les rues du camp, s'arrête auprès des tentes, et là, confident de sa renommée,
il entend l'un vanter la haute naissance du général, l'autre sa bonne mine, la
plupart sa patience, son affabilité, son humeur toujours la même dans les
affaires et dans les plaisirs. Tous se promettent de le payer de ses bienfaits
sur le champ de bataille, et d'immoler à sa vengeance et à sa gloire un ennemi
parjure et infracteur des traités. En cet instant, un Germain qui parlait notre
langue pousse son cheval jusqu'aux palissades, et d'une voix forte promet au nom
d'Arminius, à tout déserteur, une femme, des terres, et cent sesterces par jour
jusqu'à la fin de la guerre. Cette injure alluma la colère des légions : "Que le
jour vienne, et qu'on livre bataille ; le soldat saura prendre les terres des
Germains et emmener leurs femmes ; ils en acceptent l'augure ; les femmes et les
trésors de l'ennemi seront le butin de la victoire." Vers la troisième veille
les barbares insultèrent le camp, et se retirèrent sans avoir lancé un trait,
lorsqu'ils virent les retranchements garnis de nombreuses cohortes et tous les
postes bien gardés.
XIV. Cette même nuit
mêla d'une douce joie le repos de Germanicus. Il lui sembla qu'il faisait un
sacrifice, et que, le sang de la victime ayant rejailli sur sa robe, il en
recevait une plus belle d'Augusta, son aïeule. Encouragé par ce présage, que
confirmaient les auspices, il convoque les soldats et leur donne, avec une
sagesse prévoyante, ses instructions pour la bataille qui s'approche. "Il ne
fallait pas croire, disait-il, que les plaines fussent seules favorables au
soldat romain ; les bois et les défilés ne l'étaient pas moins, s'il profitait
de ses avantages. Les immenses boucliers des barbares et leurs énormes piques
n'étaient point, entre les arbres et au milieu des broussailles, d'un usage
aussi commode que la javeline, l'épée et une armure serrée contre le corps. Il
fallait presser les coups et chercher le visage avec la pointe des armes. Les
Germains n'avaient ni cuirasses ni casques ; leurs boucliers mêmes, sans cuir ni
fer qui les consolidât, n'étaient que de simples tissus d'osier ou des planches
minces, recouvertes de peinture. Leur première ligne, après tout, était seule
armée de piques ; le reste n'avait que des bâtons durcis au feu ou de très
courts javelots. Et ces corps d'un aspect effroyable, vigoureux dans un choc de
quelques instants, pouvaient-ils endurer une blessure ? Insensibles à la honte,
sans nul souci de leurs chefs, ils lâchaient pied, ils fuyaient, tremblant dans
les revers, bravant le ciel et la terre dans la prospérité. Si l'armée, lasse
des marches et de la mer, désirait la fin de ses travaux, elle la trouverait sur
ce champ de bataille. Déjà elle était plus près de l'Elbe que du Rhin ; et là
cessait toute guerre, si, foulant avec lui les traces de son père et de son
oncle, elle le rendait vainqueur sur ce théâtre de leur gloire." L'ardeur des
soldats répondit aux paroles du général, et le signal du combat fut donné.
XV. De leur côté,
Arminius et les autres chefs des Germains en attestent leurs guerriers : "Ces
Romains, que sont-ils, sinon les fuyards de l'armée de Varus, qui, pour échapper
à la guerre, se sont jetés dans la révolte ; qui, le dos chargé de blessures ou
le corps tout brisé par les flots et les tempêtes, viennent s'exposer de nouveau
au fer de l'ennemi et au courroux des dieux, sans apporter même l'espérance ? En
effet, cachés dans leurs vaisseaux, ils ont cherché par mer des routes où nul
homme ne pût ni les attendre ni les poursuivre ; mais, quand on se mesurera
corps à corps, ce ne sont ni les vents ni les rames qui les tireront de nos
mains. Guerriers, rappelez-vous leur avarice, leur cruauté, leur orgueil. Que
vous reste-t-il, sinon de sauver la liberté ou de mourir avant de la perdre ?"
XVI. Enflammés par
ces discours et brûlant de combattre, ils descendent dans les champs qui portent
le nom d'Idistavise. C'est une plaine située entre le Véser et des collines,
dont l'inégale largeur s'étend ou se resserre en suivant les sinuosités du
fleuve et les saillies des montagnes. À l'extrémité s'élevait un bois de haute
futaie, dont les arbres laissaient entre eux la terre dégarnie. L'armée des
barbares se rangea dans la plaine et à l'entrée de ce bois. Les Chérusques seuls
occupèrent les hauteurs, d'où ils devaient tomber sur les Romains au plus fort
du combat. Voici l'ordre dans lequel marcha notre armée : les auxiliaires
gaulois et germains en tête ; ensuite les archers à pied ; puis quatre légions,
et Germanicus avec deux cohortes prétoriennes et un corps de cavalerie d'élite ;
enfin quatre autres légions, l'infanterie légère et les archers à cheval, avec
le reste des alliés. Le soldat était attentif et prêt au signal, afin que
l'ordre de marche se transformât tout à coup en ordre de bataille.
XVII. Germanicus,
voyant les bandes des Chérusques s'élancer, emportées par leur ardeur, commande
à ses meilleurs escadrons d'attaquer en flanc, tandis que Stertinius, avec le
reste de la cavalerie, tournerait l'ennemi et le chargerait en queue : lui-même
promit de les seconder à propos. En ce moment, huit aigles furent vus se
dirigeant vers la forêt, où ils pénétrèrent. Frappé d'un augure si beau,
Germanicus crie aux soldats "de marcher, de suivre ces oiseaux romains, ces
divinités des légions." Aussitôt l'infanterie se porte en avant ; et déjà la
cavalerie enfonçait les flancs et l'arrière-garde. On vit, chose étrange ! les
deux parties d'une même armée se croiser dans leur fuite : ceux qui avaient
occupé la forêt se sauvent dans la plaine, ceux de la plaine courent vers la
forêt. Du haut de leurs collines, les Chérusques étaient précipités à travers
cette mêlée. Parmi eux on distinguait Arminius blessé, qui, de son bras, de sa
voix, de son sang, essayait de ranimer le combat. Il s'était jeté sur nos
archers, tout prêt à les rompre, si les alliés Rhètes, Vindéliciens et Gaulois,
ne lui eussent opposé leurs cohortes. Toutefois, par un vigoureux effort et
l'impétuosité de son cheval, il se fit jour, la face couverte du sang de sa
blessure pour n'être pas reconnu : quelques-uns prétendent que les Chauques,
auxiliaires dans l'armée romaine, le reconnurent cependant et le laissèrent
échapper. La même valeur ou la même trahison sauva Inguiomère ; le reste fut
taillé en pièces. Un grand nombre, voulant passer le Véser à la nage, furent
tués à coups de traits ou emportés par le courant ou abîmés dans l'eau par le
poids l'un de l'autre et par l'éboulement des rives. Plusieurs cherchèrent sur
les arbres un honteux refuge, et se cachèrent entre les branches : nos archers
se firent un amusement de les percer de flèches ou bien l'arbre abattu les
entraînait dans sa chute.
XVIII. Cette victoire
fut grande et nous coûta peu de sang. Massacrés sans relâche depuis la cinquième
heure jusqu'à la nuit, les ennemis couvrirent de leurs armes et de leurs
cadavres un espace de dix milles. On trouva, parmi les dépouilles, des chaînes
qu'ils avaient apportées pour nos soldats ; tant ils se croyaient sûrs de
vaincre. L'armée proclama Tibère Imperator sur le champ de
bataille. Elle éleva un tertre avec un trophée d'armes, où l'on inscrivit le nom
des nations vaincues.
XIX. Ni blessures, ni
morts, ni ravages, n'avaient allumé dans le cœur des Germains autant de colère
et de vengeance que la vue de ce monument. Ces hommes, qui tout à l'heure
s'apprêtaient à quitter leurs foyers et à se retirer de l'autre côté de l'Elbe,
veulent des combats, courent aux armes : jeunes, vieux, peuple, grands, tout se
lève à la fois et trouble par des incursions subites la marche des Romains.
Enfin ils choisissent pour champ de bataille une plaine étroite et marécageuse,
resserrée entre le fleuve et des forêts. Les forêts elles-mêmes étaient
entourées d'un marais profond, excepté d'un seul côté, où les Ampsivariens
avaient construit une large chaussée qui servait de barrière entre eux et les
Chérusques. L'infanterie se rangea sur cette chaussée ; la cavalerie se cacha
dans les bois voisins pour prendre nos légions à dos, lorsqu'elles seraient
engagées dans la forêt.
XX. Aucune de ces
mesures n'était ignorée de César. Projets, positions, résolutions publiques ou
secrètes, il connaissait tout, et faisait tourner les ruses des ennemis à leur
propre ruine. Il charge le lieutenant Séius Tubéro de la cavalerie et de la
plaine ; il dispose les fantassins de manière qu'une partie entre dans la forêt
par le côté où le terrain étant plat, tandis que l'autre emporterait d'assaut la
chaussée. Il prend pour lui-même le poste le plus périlleux, et laisse les
autres à ses lieutenants. Le corps qui avançait de plain-pied pénétra
facilement. Ceux qui avaient la chaussée à gravir recevaient d'en haut, comme à
l'attaque d'un mur, des coups meurtriers. Le général sentit que, de près, la
lutte n'était pas égale ; il retire ses légions un peu en arrière, et ordonne
aux frondeurs de viser sur la chaussée et d'en chasser les ennemis. En même
temps les machines lançaient des javelots, dont les coups renversèrent d'autant
plus de barbares que le lieu qu'ils défendaient les mettait plus en vue. Maître
du rempart, Germanicus s'élance le premier dans la forêt à la tête des cohortes
prétoriennes. Là on combattit corps à corps. La retraite était fermée à l'ennemi
par le marais, aux Romains par le fleuve et les montagnes. De part et d'autre
une position sans issue ne laissait d'espoir que dans le courage, de salut que
dans la victoire.
XXI. Égaux par la
bravoure, les Germains étaient inférieurs par la nature du combat et par celle
des armes. Resserrés dans un espace trop étroit pour leur nombre immense, ne
pouvant ni porter en avant et ramener leurs longues piques, ni s'élancer par
bonds et déployer leur agilité, ils étaient réduits à se défendre sur place,
tandis que le soldat romain, le bouclier pressé contre la poitrine, l'épée ferme
au poing, sillonnait de blessures leurs membres gigantesques et leurs visages
découverts, et se frayait un passage en les abattant devant lui. Et déjà s'était
ralentie l'ardeur d'Arminius, rebuté sans doute par la continuité des périls ou
affaibli par sa dernière blessure. Inguiomère lui-même, qui volait de rang en
rang, commençait à être abandonné de la fortune plutôt que de son courage ; et
Germanicus, ayant ôté son casque pour être mieux reconnu, criait aux siens "de
frapper sans relâche ; qu'on n'avait pas besoin de prisonniers ; que la guerre
n'aurait de fin que quand la nation serait exterminée." Sur le soir, il retira
du champ de bataille une légion pour préparer le campement ; les autres se
rassasièrent jusqu'à la nuit du sang des ennemis ; la cavalerie combattit sans
avantage décidé.
XXII. Germanicus
après avoir publiquement félicité les vainqueurs, érigea un trophée d'armes avec
cette inscription magnifique : "Victorieuse des nations entre le Rhin et l'Elbe,
l'armée de Tibère César a consacré ce monument à Mars, à Jupiter, à Auguste." II
n'ajouta rien sur lui-même, soit crainte de l'envie, soit qu'il pensât que le
témoignage de la conscience suffit aux belles actions. Il chargea Stertinius de
porter la guerre chez les Ampsivariens ; mais ils la prévinrent par la
soumission et les prières ; et, en ne se refusant à rien, ils se firent tout
pardonner.
XXIII. Cependant
l'été s'avançait, et quelques légions furent renvoyées par terre dans leurs
quartiers d'hiver. Germanicus fit embarquer le reste sur l'Ems, et regagna
l'Océan. D'abord la mer, tranquille sous ces mille vaisseaux, ne retentissait
que du bruit de leurs rames, ne cédait qu'à l'impulsion de leurs voiles. Tout à
coup, d'un sombre amas de nuages s'échappe une effroyable grêle. Au même instant
les vagues tumultueuses, soulevées par tous les vents à la fois, ôtent la vue
des objets, empêchent l'action du gouvernail. Le soldat, sans expérience de la
mer, s'épouvante ; et, en troublant les matelots ou les aidant à contre-temps,
il rend inutile l'art des pilotes. Bientôt tout le ciel et toute la mer
n'obéissent plus qu'au souffle du midi, dont la violence, accrue par l'élévation
des terres de la Germanie, la profondeur de ses fleuves, les nuées immenses
qu'il chasse devant lui, enfin par le voisinage des régions glacées du nord,
disperse les vaisseaux, les entraîne au large ou les pousse vers des îles
bordées de rocs escarpés ou de bancs cachés sous les flots. On parvint à s'en
éloigner un peu avec beaucoup d'efforts. Mais quand le reflux porta du même côté
que le vent, il ne fut plus possible de demeurer sur les ancres, ni d'épuiser
l'eau qui entrait de toutes parts. Chevaux, bêtes de somme, bagages, tout,
jusqu'aux armes, est jeté à la mer pour soulager les navires, qui
s'entrouvraient par les flancs ou s'enfonçaient sous le poids des vagues.
XXIV. Autant l'Océan
est plus violent que les autres mers, et le ciel de la Germanie plus affreux que
les autres climats, autant ce désastre surpassa par sa grandeur et sa nouveauté
tous les désastres semblables. On n'avait autour de soi que des rivages ennemis
ou une mer si vaste et si profonde qu'on la regarde comme la limite de
l'univers, et qu'on ne suppose pas de terres au-delà. Une partie des vaisseaux
fut engloutie. Un plus grand nombre fut jeté sur des îles éloignées, où les
soldats, ne trouvant aucune trace d'habitation humaine, périrent de faim ou se
soutinrent avec la chair des chevaux échoués sur ces bords. La seule trirème de
Germanicus prit terre chez les Chauques. Pendant tous les jours et toutes les
nuits qu'il y passa, on le vit errer sur les rochers et sur les pointes les plus
avancées, s'accusant d'être l'auteur de cette grande catastrophe ; et ses amis
ne l'empêchèrent qu'avec peine de chercher la mort au sein des mêmes flots.
Enfin la marée et un vent favorable ramenèrent le reste des navires, tout
délabrés, presque sans rameurs, n'ayant pour voiles que des vêtements étendus,
quelques-uns traînés par les moins endommagés. Germanicus les fit réparer à la
hâte et les envoya visiter les îles. La plupart des naufragés furent ainsi
recueillis. Les Ampsivariens, nouvellement soumis, en rachetèrent beaucoup dans
l'intérieur des terres, et nous les rendirent. D'autres, emportés jusqu'en
Bretagne, furent renvoyés par les petits princes du pays. Plus chacun revenait
de loin, plus il racontait de merveilles, bourrasques furieuses, oiseaux
inconnus, poissons prodigieux, monstres d'une forme indécise entre l'homme et la
bête : phénomènes réels on fantômes de la peur.
XXV. Le bruit semé
que la flotte était perdue, en relevant l'espoir des ennemis, excita Germanicus
à réprimer leur audace. Il envoya Silius contre les Chattes avec trente mille
hommes de pied et trois mille chevaux. Lui-même entra chez les Marses avec une
armée encore plus forte. Leur chef Mallovendus, qui s'était rendu depuis peu,
déclara qu'une des aigles de Varus était enfouie dans un bois voisin, et gardée
par une poignée d'hommes. Aussitôt un détachement est envoyé pour attirer les
barbares en avant, tandis qu'un autre irait par derrière et enlèverait l'aigle.
Tous deux réussirent. Animé par ce succès, Germanicus s'enfonce dans le pays, le
dévaste et le pille, sans que l'ennemi osât en venir aux mains ou, s'il
résistait quelque part, il était repoussé à l'instant, et jamais, au rapport des
prisonniers, les Germains n'avaient ressenti une plus grande terreur. Ils
disaient hautement "que les Romains étaient invincibles et à l'épreuve de tous
les coups de la fortune, puisque, après le naufrage de leurs vaisseaux et la
perte de leurs armes, lorsque les rivages étaient jonchés des cadavres de leurs
hommes et de leurs chevaux, ils revenaient à la charge, aussi fiers, aussi
intrépides, et comme multipliés."
XXVI. Le soldat fut
ramené dans les quartiers d'hiver, satisfait d'avoir compensé par la victoire
les malheurs de la navigation. César mit le comble à la joie par sa munificence,
en payant à chacun ce qu'il déclarait avoir perdu. On ne doutait plus que les
ennemis découragés ne songeassent à demander la paix, et qu'une nouvelle
campagne ne terminât la guerre. Mais Tibère, par de fréquents messages, pressait
Germanicus de revenir à Rome, où le triomphe l'attendait. "C'était assez
d'événements, assez de hasards ; il avait livré d'heureux et mémorables combats
; mais devait-il oublier les vents et les flots, dont la fureur, qu'on ne
pouvait reprocher au général, n'en avait pas moins causé de cruels et sensibles
dommages ? Lui-même, envoyé neuf fois en Germanie par Auguste, avait dû plus de
succès au conseil qu'à la force : c'était ainsi qu'il avait amené les Sicambres
à se soumettre, enchaîné par la paie les Suèves et le roi Maroboduus. À présent
que l'honneur de l'empire était vengé, on pouvait aussi abandonner à leurs
querelles domestiques les Chérusques et les autres nations rebelles." Germanicus
demandait en grâce un an pour achever son ouvrage : Tibère livre à sa modestie
une attaque plus vive, en lui offrant un deuxième consulat, dont il exercerait
les fonctions en personne. Il ajoutait "que, s'il fallait encore faire la
guerre, Germanicus devait laisser cette occasion de gloire à son frère Drusus,
qui, faute d'un autre ennemi, ne pouvait qu'en Germanie mériter le nom d'Imperator
et cueillir de nobles lauriers." Germanicus ne résista plus, quoiqu'il comprît
que c'était un prétexte inventé par la jalousie pour l'arracher à une conquête
déjà faite.
XXVII. Vers le même
temps, Libo Drusus, de la maison Scribonia, fut accusé de complots contre
l'ordre établi. Je rapporterai en détail le commencement, la suite et la fin de
cette affaire, parce qu'elle offre le premier exemple de ces intrigues qui
furent tant d'années une des plaies de l'État. Firmius Catus, sénateur, intime
ami de Libon, amena ce jeune homme imprévoyant et crédule à se fier aux
promesses des Chaldéens et aux mystères de la magie ; il le poussa même chez des
interprètes de songes. Sans cesse il montrait à ses yeux son bisaïeul Pompée, sa
tante Scribonie, autrefois épouse d'Auguste, les Césars ses parents, et sa
maison pleine d'illustres images l'engageant dans le luxe et les emprunts,
s'associant à ses plaisirs, à ses liaisons, afin de multiplier les dépositions
dont il enlacerait sa victime.
XXVIII. Dès qu'il eut
assez de témoins et qu'il put produire des esclaves instruits des mêmes faits,
il sollicita une audience du prince, et lui fit connaître l'accusation et le nom
de l'accusé par Flaccus Vescularius, chevalier romain, qui avait auprès de
Tibère un accès plus facile. Tibère, sans repousser la délation, refuse
l'audience, en disant qu'on pouvait communiquer par ce même Flaccus. Cependant
il décore Libon de la préture, l'admet à sa table, sans jamais laisser voir
(tant sa colère était renfermée) aucun mécontentement sur son visage, aucune
émotion dans ses paroles. Maître de prévenir les discours et les actions du
jeune homme, il préférait les épier. Enfin un certain Junius, que Libon priait
d'évoquer par des enchantements les ombres des morts, en avertit Fulcinius Trio.
Fulcinius était un accusateur célèbre et avide d'infamie : il saisit à l'instant
cette proie, court chez les consuls, demande une instruction devant le sénat. Le
sénat est convoqué ; l'édit portait qu'on aurait à délibérer sur une affaire
grave et des faits atroces.
XXIX. Cependant Libon,
couvert d'habits de deuil, accompagné de femmes du premier rang, allait de
maison en maison, implorant l'appui de ses proches et la voix d'un défenseur ;
vaines prières, que tous repoussaient sous des prétextes divers, mais par le
même motif, la peur. Le jour de l'assemblée, affaibli par l'inquiétude et les
chagrins ou, selon quelques-uns, feignant d'être malade, il se fait conduire en
litière jusqu'aux portes du sénat, et, appuyé sur le bras de son frère, il élève
vers Tibère des mains et une voix suppliantes. Le prince l'écoute avec un visage
immobile ; puis il lit les pièces et le nom des témoins, de ce ton mesuré qui
évite également d'adoucir ou d'aggraver les charges.
XXX. Aux accusateurs,
Catus et Trio, s'étaient joints Fontéius Agrippa et C. Vibius. Tous quatre se
disputaient à qui signalerait son éloquence contre l'accusé. Enfin Vibius,
voyant que personne ne voulait céder, et que Libon était sans défenseur, déclare
qu'il se bornerait à exposer l'un après l'autre les chefs d'accusation. Il
produisit des pièces vraiment extravagantes : ainsi Libon s'était enquis des
devins "s'il aurait un jour assez d'argent pour en couvrir la voie Appienne
jusqu'à Brindes." Les autres griefs étaient aussi absurdes, aussi frivoles, et,
à le bien prendre, aussi dignes de pitié. Cependant une des pièces contenait les
noms des Césars et des sénateurs, avec des notes, les unes hostiles, les autres
mystérieuses, écrites, selon l'accusateur, de la main de Libon. Celui-ci les
désavouant, on proposa d'appliquer à la question ceux de ses esclaves qui
connaissaient son écriture ; et, comme un ancien sénatus-consulte défendait
qu'un esclave fût interrogé à la charge de son maître, le rusé Tibère, inventeur
d'une nouvelle jurisprudence, les fit vendre à un agent du fisc, afin qu'on pût,
sans enfreindre la loi, les forcer à déposer contre Libon. Alors l'accusé
demanda un jour de délai ; et, de retour chez lui, il chargea son parent, P.
Quirinus, de porter à l'empereur ses dernières prières.
XXXI. On lui répondit
de s'adresser au Sénat. Cependant sa maison était environnée de soldats. Déjà on
entendait le bruit qu'ils faisaient dans le vestibule : on pouvait même les
apercevoir. En cet instant Libon, qui cherchait dans les plaisirs de la table
une dernière jouissance, n'y trouvant plus qu'un nouveau supplice, demande la
mort, saisit les mains de ses esclaves, y met son épée malgré eux. Ceux-ci
reculent effrayés et renversent la lumière placée sur la table. Au milieu de ces
ténèbres, qui furent pour lui celles du tombeau, Libon se porta deux coups dans
les entrailles. Ses affranchis accoururent au cri qu'il poussa en tombant, et
les soldats, le voyant mort, se retirèrent. L'accusation n'en fut pas poursuivie
avec moins de chaleur dans le sénat, et Tibère jura qu'il aurait demandé la vie
de l'accusé, tout coupable qu'il était, s'il ne se fût trop hâté de mourir.
XXXII. Les biens de
Libon furent partagés entre ses accusateurs, et des prétures extraordinaires
données à ceux qui étaient de l'ordre du sénat. Cotta Messallinus vota pour que
l'image de Libon ne pût être portée aux funérailles de ses descendants, Cn.
Lentulus pour qu'aucun membre de la maison Scribonia ne prît désormais le surnom
de Drusus. Plusieurs jours de supplications furent décrétés sur la proposition
de Pomponius Flaccus ; et, sur celle de L. Publius, d'Asinius Gallus, de Papius
Mutilus et de L. Apronius, on résolut de consacrer des offrandes à Jupiter, à
Mars, à la Concorde, et de fêter à l'avenir les Ides de septembre, jour où Libon
s'était tué. J'ai rapporté ces bassesses et les noms de leurs auteurs, afin
qu'on sache que l'adulation est un mal ancien dans l'État. D'autres
sénatus-consultes chassèrent d'Italie les astrologues et les magiciens. Un
d'entre eux, L. Pituavius, fut précipité de la roche Tarpéienne. Un autre, P.
Marcius, conduit par ordre des consuls hors de la porte Esquiline, après que son
jugement eut été proclamé à son de trompe, fut exécuté à la manière ancienne.
XXXIII. À la séance
suivante, le consulaire Q. Hatérius et l'ancien préteur Octavius Fronto
s'élevèrent avec force contre le luxe de Rome. La vaisselle d'or fut bannie des
tables, et la soie interdite aux hommes, comme une parure dégradante. Fronton
alla plus loin et demanda qu'on fixât ce que chacun pourrait avoir d'argenterie,
de meubles, d'esclaves. Alors encore on voyait souvent les sénateurs, en opinant
sur une question, proposer par surcroît tout ce qui leur paraissait utile.
Asinius Gallus combattit le projet de Fronton. Selon lui, "les richesses
particulières s'étaient accrues en même temps que l'empire ; et ce progrès
n'était pas nouveau ; les plus vieilles mœurs s'en étaient ressenties : autre
était la fortune des Fabricius, autre celle des Scipions ; tout se
proportionnait à l'état de la République : pauvre, elle avait vu ses citoyens
logés à l'étroit ; depuis qu'elle était parvenue à ce degré de splendeur, chacun
s'était agrandi ; en fait d'esclaves, d'argenterie, d'ameublements, le luxe et
l'économie se mesuraient sur la condition du possesseur : si la loi exigeait
plus de revenu du sénateur que du chevalier, ce n'était pas que la nature eût
mis entre eux aucune différence ; c'était afin qu'à la prééminence des
fonctions, des dignités, des rangs, se joignissent tous les moyens de délasser
l'esprit et d'entretenir la santé. Car on ne voudrait pas sans doute que ces
grands citoyens, à qui sont imposés le plus de soins et de périls, fussent
privés de ce qui peut en adoucir le poids et les inquiétudes." On se rendit sans
peine à l'avis de Gallus, faisant, sous des noms honnêtes, l'aveu des vices
publics devant des hommes qui les partageaient. Tibère d'ailleurs avait ajouté
"que ce n'était pas le temps de réformer les mœurs, qu'au premier signe de
décadence elles ne manqueraient pas d'une voix qui vînt à leur secours."
XXXIV. Cependant L.
Piso après s'être plaint des intrigues du Forum, de la corruption des juges, de
la cruauté des orateurs, dont les accusations menaçaient toutes les têtes,
protesta qu'il allait quitter Rome et ensevelir sa vie dans quelque retraite
lointaine et ignorée ; et, en achevant ces mots, il sortait du sénat. Tibère,
vivement ému, essaya de le calmer par de douces paroles ; il engagea même les
parents de ce sénateur à employer, pour le retenir, leur crédit et leurs
prières. Bientôt après, ce même Pison fit preuve d'une indignation non moins
courageuse, en appelant en justice Urgulanie, que la faveur d'Augusta mettait
au-dessus des lois. Urgulanie, au lieu de comparaître, se fit porter au palais
de César, d'où elle bravait Pison, et celui-ci n'en continua pas moins ses
poursuites, quoique Augusta se plaignît que c'était l'outrager elle-même et lui
manquer de respect. Tibère, en prince citoyen, borna la condescendance pour sa
mère à la promesse d'aller an tribunal du préteur et d'appuyer Urgulanie. Il
sort du palais et ordonne aux soldats de le suivre de loin. On le voyait, au
milieu d'un concours de peuple, s'avancer avec un visage composé, allongeant par
différents entretiens le temps et le chemin ; lorsque enfin, Pison persistant
malgré les représentations de ses proches, Augusta fit apporter la somme
demandée. Ainsi finit un procès qui ne fut pas sans gloire pour Pison, et qui
accrut la renommée de Tibère. Au reste le crédit d'Urgulanie était si
scandaleux, qu'appelée en témoignage dans une cause qui s'instruisait devant le
sénat, elle dédaigna de s'y rendre. Il fallut qu'un préteur allât chez elle
recevoir sa déposition, quoique de tout temps celles des Vestales mêmes aient
été entendues au Forum et devant le tribunal.
XXXV. Il y eut cette
année dans les affaires une interruption dont je ne parlerais pas, s'il n'était
bon de connaître sur ce sujet les avis opposés de Cn. Piso et d'Asinius Gallus.
Tibère avait annoncé qu'il serait absent quelque temps, et Pison voulait que
pour cette raison même on redoublât d'activité : "Ce serait l'honneur du
gouvernement, qu'en l'absence du prince le sénat et les chevaliers portassent
également le poids de leurs fonctions." Gallus, sans affecter une liberté dont
Pison lui avait dérobé le mérite, soutint "que la présence de César était
indispensable pour donner aux actes publics cet éclat qui convient à la majesté
de l'empire, et que des discussions où l'Italie accourait, où affluaient les
provinces, devaient être réservées à d'augustes regards." Tibère écoutait en
silence ces avis, qui furent débattus avec beaucoup de chaleur. Toutefois les
affaires furent remises.
XXXVI. Bientôt une
discussion s'éleva entre Gallus et Tibère lui-même. Gallus était d'avis "qu'on
élût à la fois les magistrats pour cinq ans ; que les lieutenants placés à la
tête des légions avant d'avoir exercé la préture fussent de droit désignés
préteurs ; enfin, que le prince nommât douze candidats pour chacune des cinq
années." Cette proposition couvrait évidemment des vues plus profondes, et
touchait aux ressorts les plus cachés de l'empire. Tibère cependant, comme si
elle avait dû accroître sa puissance, répondit "que sa modération serait gênée
de choisir tant de concurrents et d'en ajourner tant d'autres : à peine, dans
les élections annuelles, où une espérance prochaine consolait d'un refus, on
évitait de faire des mécontents - que de haines soulèverait une exclusion de
cinq ans ! Et comment prévoir quels changements pouvait apporter un si long
avenir dans les intentions, dans les familles, dans les fortunes ? Entre désigné
un an d'avance suffisait pour enfler l'orgueil ; que ne feraient pas cinq ans
d'honneurs anticipés ? Ce serait enfin quintupler le nombre des magistrats, et
renverser les lois qui fixaient une durée aux poursuites des prétendants, à la
recherche et à la possession des dignités." Par ce langage, populaire en
apparence, Tibère sut retenir le pouvoir dans ses mains.
XXXVII. Il augmenta
le revenu de quelques sénateurs ; ce qui fit paraître plus étonnante la dureté
avec laquelle il reçut la prière de M. Hortalus, jeune noble d'une pauvreté bien
connue. Hortalus était petit-fils d'Hortensius l'orateur. Auguste, par le
présent d'un million de sesterces, l'avait engagé à se marier, afin de donner
des rejetons à une famille illustre, qui allait s'éteindre. Ses quatre fils
étaient debout à la porte du sénat, assemblés dans le palais. Quand son tour
d'opiner fut venu, il se leva, et, portant ses regards tantôt sur l'image d'Hortensius,
placée entre les orateurs, tantôt sur celle d'Auguste : "Pères conscrits,
dit-il, ces enfants, dont vous voyez le nombre et le jeune âge, si je leur ai
donné le jour, c'est uniquement par le conseil du prince ; et mes ancêtres,
après tout, méritaient d'avoir des descendants : car pour moi, à qui
l'inconstance du sort n'a permis de recevoir ou d'acquérir ni les richesses, ni
la faveur du peuple, ni l'éloquence, ce patrimoine de notre maison, il me
suffisait que ma pauvreté ne fût ni honteuse à moi-même, ni à charge à personne.
L'empereur m'ordonna de prendre une épouse ; j'obéis. Voilà les rejetons et la
postérité de tant de consuls, de tant de dictateurs ! Et ce langage n'est point
celui du reproche ; c'est à votre pitié seule que je l'adresse. Ils obtiendront,
César, sous ton glorieux empire, les honneurs qu'il te plaira de leur donner :
en attendant, défends de la misère les arrière-petits-fils de Q. Hortensius, les
nourrissons du divin Auguste."
XXXVIII. Le sénat
paraissait favorable : ce fut une raison pour Tibère de s'opposer plus vivement
; ce qu'il fit à peu près en ces termes : "Si tous les pauvres s'habituent à
venir ici demander de l'argent pour leurs enfants, la république s'épuisera sans
rassasier jamais les particuliers. Quand nos ancêtres ont permis qu'un sénateur
s'écartât quelquefois de l'objet sur lequel il vote, pour faire des propositions
d'intérêt général, certes ils n'ont pas voulu que ce droit s'étendît aux
affaires domestiques, et que nous vinssions, au profit de notre fortune, exposer
le sénat et le prince à des censures inévitables, soit qu'ils accordent, soit
qu'ils refusent. Non, ce n'est pas une prière, c'est une importunité, une
surprise, que de se lever au milieu d'hommes réunis à tout autre fin, de
violenter, avec le nombre et l'âge de ses enfants, la religion du sénat,
d'exercer sur moi la même contrainte, et de forcer en quelque façon les portes
du trésor, sans songer qu'il faudra le remplir par des crimes, si nous le vidons
par complaisance. Auguste fut généreux envers toi, Hortalus, mais sans en être
requis, mais sans faire une loi de te donner toujours. Ce serait ôter aux âmes
leur ressort et mettre la paresse en honneur, que de souffrir que chacun plaçât
hors de soi ses craintes et ses espérances, et, attendant avec sécurité des
secours étrangers, vécût inutile à lui-même, onéreux à l'État." Ce discours,
applaudi par ces hommes que les princes trouvent toujours prêts à louer,
également le bien et le mal, fut accueilli du plus grand nombre par un profond
silence ou des murmures étouffés. Tibère s'en aperçut, et, reprenant la parole
après quelques instants, il dit "qu'il avait répondu à Hortalus ; qu'au reste,
si le sénat le jugeait à propos, il donnerait deux cent mille sesterces à chacun
de ses enfants mâles." Le sénat rendit grâces. Hortalus resta muet, soit qu'il
fût retenu par la peur, soit qu'au sein de l'infortune il se ressouvint de la
dignité de ses aïeux. Depuis ce temps, le cœur de Tibère, fermé à la pitié,
laissa tomber la maison d'Hortensius dans une détresse humiliante.
XXXIX. Cette même
année l'audace d'un seul homme, si on ne l'eût promptement réprimée, allait
plonger l'État dans les discordes et la guerre civile. Un esclave de Postumus
Agrippa, nommé Clemens, en apprenant la mort d'Auguste, conçut un projet
au-dessus de sa condition, celui de passer à l'île de Planasie, d'enlever son
maître par force ou par ruse, et de le conduire aux armées de Germanie. Ce coup
hardi manqua par la lenteur du vaisseau qui portait Clemens : on avait, dans
l'intervalle, égorgé Postumus. L'esclave forme alors un dessein plus grand et
plus périlleux : il dérobe les cendres du mort, se rend à Cosa, promontoire d'Etrurie
et se tient caché dans des lieux inconnus, assez longtemps pour laisser croître
sa barbe et ses cheveux : il avait à peu près l'âge et les traits de son maître.
Des émissaires, qu'il avait mis dans sa confidence, semèrent adroitement le
bruit qu'Agrippa était vivant. D'abord c'est un secret qui se dit à voix basse,
comme tout ce qui est illicite : bientôt la nouvelle vole de bouche en bouche,
accueillie par la foule ignorante et par ces esprits turbulents qui ne désirent
que révolutions. Clemens lui-même allait dans les villes, mais le soir, et sans
paraître en public, sans prolonger nulle part son séjour. Convaincu que, si la
vérité s'accrédite par le temps et l'examen, la précipitation et le mystère
conviennent au mensonge, il devançait sa renommée ou s'y dérobait à propos.
XL. Cependant on
publiait dans l'Italie qu'un miracle des dieux avait sauvé Agrippa : on le
croyait à Rome ; et déjà l'imposteur, débarqué à Ostie, avait été reçu par une
multitude immense ; déjà dans Rome même il se trouvait à des réunions
clandestines. Tibère éprouvait une vive anxiété, ne sachant s'il emploierait à
réduire son esclave les armes des soldats ou s'il attendrait que l'illusion se
dissipât d'elle-même. Persuadé tantôt que nul péril n'est à mépriser, tantôt
qu'il ne faut pas s'alarmer de tout, combattu par la honte et par la crainte, il
finit par s'en remettre à Crispus Sallustius. Celui-ci choisit deux de ses
clients (quelques-uns disent deux soldats), et les charge de se présenter comme
de nouveaux auxiliaires au faux Agrippa, et de lui offrir leur bourse, leur foi
et leur épée. Ils font ce qui est commandé. Ensuite ils profitent d'une nuit où
le fourbe n'était pas sur ses gardes, et, appuyés d'une force suffisante, ils le
traînent lié et bâillonné au palais impérial. Là, interrogé par Tibère comment
il était devenu Agrippa, on prétend qu'il répondit : "Comme toi César." On ne
put le contraindre à nommer ses complices. Tibère, n'osant hasarder en public le
supplice de cet homme, ordonna qu'il fût tué dans un coin du palais, et que son
corps fût emporté secrètement. Et, quoiqu'on assurât que beaucoup de personnes
de la maison du prince, ainsi que des chevaliers et des sénateurs, l'avaient
soutenu de leurs richesses ou aidé de leurs conseils, il ne se fit aucune
recherche.
XLI. À la fin de
l'année on dédia un arc de triomphe, élevé près du temple de Saturne, en mémoire
des aigles de Varus reconquises par les armes de Germanicus et sous les auspices
de Tibère ; un temple de la déesse Fors Fortuna, bâti près du Tibre, dans les
jardins légués par le dictateur César au peuple romain ; enfin, à Boville, un
sanctuaire consacré à la famille des Jules, et une statue de l'empereur Auguste.
Sous le consulat de C. Cécilius et de L. Pomponius, le sept avant les calendes
de juin, Germanicus César triompha des Chérusques, des Chattes, des Ampsivariens
et des autres nations qui habitent jusqu'à l'Elbe. Les dépouilles, les captifs,
les représentations des montagnes, des fleuves, des batailles, précédaient le
vainqueur. On lui comptait comme finie cette guerre qu'un pouvoir supérieur
l'avait seul empêché de finir. Ce qui attachait surtout les regards, c'était son
air majestueux, et son char couvert de ses cinq enfants. Mais de tristes
pressentiments venaient à la pensée, quand on se rappelait l'affection publique
placée, avec peu de bonheur, sur son père Drusus ; son oncle Marcellus enlevé si
jeune aux adorations de l'empire ; les amours du peuple romain si courtes et si
malheureuses.
XLII. Tibère donna au
peuple trois cents sesterces par tête, au nom de Germanicus, et voulut être son
collègue dans le consulat. Toutefois ces marques de tendresse n'en imposèrent à
personne ; et bientôt il résolut de l'éloigner sous un prétexte honorable, dont
il saisit l'occasion, s'il ne la fit pas naître. Archélaüs, qui depuis cinquante
ans régnait en Cappadoce, était haï de Tibère, auquel il n'avait rendu aucun
hommage lorsque ce prince vivait à Rhodes. Archélaüs ne s'en était point
dispensé par orgueil, mais par le conseil des amis d'Auguste, qui, à l'époque de
la faveur de Caïus César et de sa mission en Orient, ne croyaient pas sans péril
l'amitié de Tibère. Quand la postérité des Césars fut détruite, et Tibère maître
de l'empire, il chargea sa mère d'écrire au roi une lettre, où, sans dissimuler
les ressentiments de son fils, elle lui offrait un pardon généreux s'il venait
le demander. C'était un piège pour l'attirer dans Rome : Archélaüs ne le vit
point ou, craignant la violence, il feignit de ne pas le voir et se hâta de
venir. Reçu durement par Tibère, puis accusé devant le sénat, et accablé, non
par les faits, qui étaient controuvés, mais par le chagrin, la vieillesse et
l'abaissement, insupportable aux rois, pour qui l'égalité même est un état si
nouveau, une mort, peut-être volontaire, mit bientôt fin à ses jours. Son
royaume fut réduit en province romaine, et Tibère déclara qu'avec le revenu de
ce pays on pouvait abaisser l'impôt du centième, qu'en effet il diminua de
moitié. Vers le même temps la mort d'Antiochus, roi de Commagène, et celle de
Philopator, roi de Cilicie, avaient mis le trouble parmi ces nations, où les uns
voulaient pour maîtres les Romains, les autres de nouveaux rois. Enfin les
provinces de Syrie et de Judée, écrasées sous le poids des tributs, imploraient
un soulagement.
XLIII. Tibère rendit
compte au sénat de toutes ces affaires et de celles d'Arménie, dont j'ai parlé
plus haut. "L'Orient ne pouvait ; disait-il, être pacifié que par la sagesse de
Germanicus. Son âge à lui-même penchait vers le déclin, et celui de Drusus
n'était pas encore assez mûr." Alors un décret fut rendu, qui attribuait à
Germanicus les provinces d'outre-mer, avec une autorité supérieure à celle des
lieutenants du sénat et du prince, dans tous les lieux où il se trouverait.
Cependant Tibère avait retiré de la Syrie Silanus Créticus, dont la fille,
promise à Néron, fils aîné de Germanicus, unissait les deux pères par des liens
de famille. Il avait mis à sa place Cnéius Piso, violent de caractère, incapable
d'égards, héritier de toute la fierté de son père, cet autre Pison qui, dans la
guerre civile, voyant le parti vaincu se relever en Afrique, s'y distingua parmi
les ennemis les plus acharnés de César, combattit ensuite sous Brutus et
Cassius, enfin, autorisé à revenir à Rome, s'abstint de demander les honneurs,
jusqu'à ce qu'on allât le prier d'accepter un consulat que lui offrait Auguste.
Cet orgueil héréditaire était accru par la naissance et les richesses de sa
femme Plancine. À peine il cédait le pas à Tibère : il regardait les enfants de
ce prince avec le dédain d'un homme beaucoup au-dessus d'eux, et il ne doutait
pas qu'on ne l'eût donné pour gouverneur à la Syrie afin qu'il tînt en respect
l'ambition de Germanicus. Quelques-uns même ont pensé qu'il avait reçu de Tibère
de secrètes instructions ; et il est certain que Livie avait recommandé à
Plancine d'humilier Agrippine par toutes les prétentions d'une rivale. Car la
cour était divisée en deux partis, dont l'un penchait secrètement pour Drusus,
l'autre pour Germanicus. Tibère préférait Drusus comme le fils né de son sang ;
quant à Germanicus, l'aversion de son oncle lui donnait un titre de plus à
l'amour des autres. D'ailleurs sa naissance était supérieure du côté maternel,
où il avait Marc-Antoine pour aïeul et Auguste pour grand-oncle ; tandis que le
bisaïeul de Drusus était un simple chevalier romain, Pomponius Atticus, dont
l'image semblait déparer celle des Claudes. Enfin Agrippine, femme de
Germanicus, effaçait par sa fécondité et sa bonne renommée Livie, femme de
Drusus. Toutefois les deux frères vivaient dans une admirable union, que les
querelles de leurs proches n'altérèrent jamais.
XLIV. Peu de temps
après, Drusus fut envoyé dans l'Illyricum, afin qu'il apprît la guerre et se
conciliât l'affection des troupes. Tibère pensait qu'un jeune homme passionné
pour les plaisirs de la ville serait mieux dans les camps, et il se croyait plus
en sûreté lui-même, si ses deux fils avaient des légions sous leurs ordres. Du
reste, les Suèves fournirent un prétexte en demandant des secours contre les
Chérusques. En effet, délivrés, par la retraite des Romains, de toute crainte
étrangère, les barbares, fidèles à leur coutume et animés alors pas une rivalité
de gloire, avaient tourné leurs armes contre eux-mêmes. La puissance des deux
peuples, la valeur des deux chefs, allaient de pair ; mais Maroboduus était roi,
et, à ce titre, haï de sa nation ; Arminius, défenseur de la liberté, était
chéri de la sienne.
XLV. Aussi Arminius
ne vit-il pas seulement ses vieux soldats, les Chérusques et leurs alliés,
embrasser sa querelle : du sein même des États de Maroboduus, les Semnones et
les Lombards, peuples suèves, accoururent sous ses drapeaux. Ce renfort lui
donnait l'avantage, si Inguiomère, suivi de ses clients, n'eût passé à l'ennemi,
défection causée par la seule honte d'obéir à son neveu, et de soumettre sa
vieillesse aux ordres d'un jeune homme. Les deux armées se rangèrent en bataille
avec une égale espérance. Et ce n'étaient plus ces Germains accoutumés à charger
au hasard et par bandes éparses : de longues guerres contre nous leur avaient
appris à suivre les enseignes, à se ménager des réserves, à écouter la voix des
chefs. Arminius, à cheval, courait de rang en rang, montrant à ses guerriers "la
liberté reconquise, les légions massacrées, et ces dépouilles, et ces armes
romaines, que beaucoup d'entre eux avaient encore dans leurs mains. Qu'était-ce,
au contraire, que Maroboduus ? un fuyard, qui s'était sauvé sans combat dans la
forêt Hercynienne, et, du fond de cet asile, avait mendié la paix par des
présents et des ambassades ; un traître à la patrie, un satellite de César qu'il
fallait poursuivre avec cette même furie qui les animait quand ils tuèrent
Varus. Qu'ils se souvinssent seulement de toutes ces batailles dont le succès,
couronné enfin par l'expulsion des Romains montrait assez à qui était resté
l'honneur de la guerre."
XLVI. Maroboduus
n'était pas moins prodigue d'éloges pour lui-même, d'injures contre l'ennemi.
Tenant Inguiomère par la main, "Voilà, disait-il, le véritable héros des
Chérusques ; voilà celui dont les conseils ont préparé tout ce qui a réussi."
Puis il peignait Arminius comme "un furieux dénué d'expérience, qui se parait
d'une gloire étrangère, pour avoir surpris, à force de perfidie, trois légions
incomplètes et un chef trop confiant ; succès funeste à la Germanie et honteux à
son auteur, dont la femme, dont le fils, subissaient encore l'esclavage. Lui, au
contraire, menacé par douze légions ayant Tibère à leur tête, il avait conservé
sans tache l'honneur des Germains et traité ensuite d'égal à égal : et certes il
ne regrettait pas d'avoir mis son pays dans une position telle envers les
Romains, qu'il pût choisir entre une guerre où ses forces seraient entières, et
une paix qui n'avait point coûté de sang." Outre l'effet de ces discours, des
motifs particuliers aiguillonnaient encore les deux armées : les Chérusques et
les Lombands combattaient pour une ancienne gloire ou une liberté récente, les
Suèves pour étendre leur domination. Jamais choc ne fut plus violent, ni
bataille plus indécise. De chaque côté l'aile droite fut mise en déroute. On
s'attendait à une nouvelle action, quand Maroboduus se replia sur les hauteurs :
ce fut le signe et l'aveu de sa défaite. Affaibli peu à peu par la désertion, il
se retira chez les Marcomans et députa vers Tibère pour implorer des secours. On
lui répondit "qu'il n'avait aucun droit d'invoquer les armes romaines contre les
Chérusques, puisqu'il n'avait rien fait pour les Romains dans leurs guerres avec
ce peuple." Cependant Drusus, ainsi que nous l'avons dit, fut envoyé comme
médiateur.
XLVII. Cette même
année, douze villes considérables de l'Asie furent renversées par un tremblement
de terre qui eut lieu pendant la nuit, ce qui rendit le désastre plus imprévu et
plus terrible, et l'on n'eut pas la ressource ordinaire en ces catastrophes de
fuir dans la campagne, les terres entrouvertes n'offrant que des abîmes. On
rapporte que de hautes montagnes s'affaissèrent, que des plaines s'élevèrent en
collines, que des feux jaillirent du milieu de ce bouleversement. Sardes, la
plus cruellement frappée, fut la plus généreusement secourue : César lui promit
dis millions de sesterces, et la déchargea pour cinq ans de tout ce qu'elle
payait à l'état ou au prince. Magnésie de Sipyle reçut, après Sardes, le plus de
dommage et de soulagement. Temnos, Philadelphie, Éges, Apollonide, Mostène,
Hyrcanie la Macédonienne, Hiérocésarée, Myrine, Cymé, Tmolus, furent exemptées
de tributs pour le même temps ; et l'on décida qu'un sénateur irait sur les
lieux examiner le mal et le réparer. On choisit un simple ex-préteur M. Alétus,
de peur que, l'Asie étant gouvernée par un consulaire, il ne survînt entre deux
hommes de même rang des rivalités qui nuiraient à la province.
XVLIII. César
couronna ces grandes libéralités publiques par des traits de générosité qui ne
furent pas moins agréables. Les biens d'Émilia Musa, femme opulente, morte sans
testament, étaient réclamés par le fisc : il les fit donner à Émilius Lépidus,
parce qu'Émilie paraissait être de sa maison. Patuléius, riche chevalier romain,
lui avait légué une partie de son héritage : il l'abandonna tout entier à M.
Servilius, en faveur duquel un testament antérieur et non suspect en avait
disposé. Il déclara que ces deux sénateurs avaient besoin de fortune pour
soutenir leur naissance. Jamais il n'accepta de legs qu'il ne les eût mérités à
titre d'ami : les inconnus, et ceux qui ne le nommaient dans un testament qu'en
haine de leurs proches, furent toujours repoussés. Du reste, s'il soulagea la
pauvreté honnête et vertueuse, il exclut du sénat ou laissa se retirer
d'eux-mêmes, des hommes que la prodigalité et le vice avaient réduits à
l'indigence, Vibidius Varro, Marius Népos, Appius Appianus, Cornélius Sylla et
Q. Vitellius.
XLIX. Vers la même
époque il dédia quelques temples que le feu ou les ans avaient ruinés, et
qu'Auguste avait commencé à rebâtir : celui de Bacchus, Cérès et Proserpine,
près du grand Cirque, voué anciennement par le dictateur A. Postumius ; celui de
Flore, élevé au même endroit par les édiles Lucius et Marcus Publicius ; celui
de Janus, bâti près du marché aux légumes par Duillius, qui le premier illustra
sur mer les armes romaines et mérita, par la défaite des Carthaginois, le
triomphe naval. Le temple de l'Espérance fut inauguré par Germanicus : Atilius
l'avait voué dans la même guerre.
L. Cependant la loi
de majesté prenait vigueur : elle fut invoquée contre Apuléia Varilia,
petite-nièce d'Auguste, qu'un délateur accusait d'avoir fait de ce prince, de
Tibère et d'Augusta, le sujet d'un injurieux badinage, et de souiller par
l'adultère le sang des Césars. On jugea que l'adultère était assez réprimé par
la loi Julia : quant au crime de lèse-majesté, le prince demanda qu'on fît une
distinction, et qu'en punissant les discours qui auraient outragé la divinité
d'Auguste, on s'abstînt de rechercher ceux qui ne blessaient que lui. Prié par
le consul de s'expliquer sur les propos contre sa mère imputés à Varilia il
garda le silence ; mais à la séance suivante, il demanda aussi au nom d'Augusta
que jamais, en quelques termes qu'on eût parlé d'elle, on ne fût accusé pour ce
fait. Il déchargea Varilia du crime de lèse-majesté : il fit même, adoucir en sa
faveur les peines de l'adultère, et fut d'avis que sa famille la reléguât, selon
l'ancien usage, à deux cents milles de Rome. L'Italie et l'Afrique furent
interdites à son complice Manlius.
LI. Le choix d'un
préteur pour remplacer Vipsanius Gallus, qui venait de mourir, excita quelques
débats. Germanicus et Drusus (car ils étaient encore à Rome) soutenaient
Hatérius Agrippa, parent de Germanicus. Un parti nombreux réclamait l'exécution
de la loi d'après laquelle le candidat qui a le plus d'enfants doit être
préféré. Tibère voyait avec plaisir le sénat balancer entre ses fils et les lois
: la loi fut vaincue, et cela devait être ; mais elle ne le fut pas sans
opposition ; elle ne le fut qu'à une faible majorité, comme les lois avaient
coutume d'être vaincues dans le temps même de leur puissance.
LII. Cette même
année, la guerre commença en Afrique contre Tacfarinas. C'était un Numide,
déserteur des armées romaines, où il avait servi comme auxiliaire. Il réunit
d'abord, pour le vol et le butin, des bandes vagabondes, accoutumées au
brigandage : bientôt il sut les discipliner, les ranger sous le drapeau, les
distribuer en compagnies ; enfin, de chef d'aventuriers, il devint général des
Musulames. Ce peuple puissant, qui confine aux déserts de l'Afrique, et qui
alors n'avait point encore de villes, prit les armes et entraîna dans la guerre
les Maures, ses voisins : ceux-ci avaient pour chef Mazippa. Les forces furent
partagées : Tacfarinas se chargea de tenir dans des camps et d'habituer à
l'obéissance et à la discipline les hommes d'élite, armés à la romaine, tandis
que Mazippa, avec les troupes légères, porterait partout l'incendie, le carnage
et la terreur. Déjà ils avaient forcé les Cinithiens, nation considérable, de se
joindre à eux, lorsque Furius Camillus, proconsul d'Afrique, après avoir réuni
sa légion et ce qu'il y avait d'auxiliaires sous les étendards, marcha droit à
l'ennemi. C'était une poignée d'hommes, eu égard à la multitude des Numides et
des Maures ; mais on évitait surtout d'inspirer à ces barbares une crainte qui
leur eût fait éluder nos attaques : en leur faisant espérer la victoire, on
réussit à les vaincre. La légion fut placée au centre, les cohortes légères et
deux ailes de cavalerie sur les flancs. Tacfarinas ne refusa pas le combat. Les
Numides furent défaits ; et la gloire des armes, après de longues années, rentra
dans la maison des Furius. Car, depuis le libérateur de Rome et Camillus son
fils, l'honneur de gagner des batailles était passé à d'autres familles : encore
le Furius dont nous parlons n'était-il pas regardé comme un grand capitaine.
Tibère en fit plus volontiers devant le sénat l'éloge de ses exploits. Les pères
conscrits lui décernèrent les ornements du triomphe, distinction qui, grâce au
peu d'éclat de sa vie, ne lui devint pas funeste.
LIII. L'année
suivante, Tibère fut consul pour la troisième fois, Germanicus pour la seconde.
Germanicus prit possession du consulat à Nicopolis, ville d'Achaïe, où il venait
d'arriver après avoir côtoyé l'Illyrie, vu en Dalmatie son frère Drusus, et
essuyé sur la mer Adriatique et sur la mer Ionienne les traverses d'une
navigation difficile : aussi employa-t-il quelques jours à réparer sa flotte.
Pendant ce temps, il visita le golfe fameux par la victoire d'Actium, les
monuments consacrés par Auguste et le camp de Marc-Antoine, l'imagination toute
pleine de ses aïeux. Il était, comme je l'ai dit, petit-neveu d'Auguste,
petit-fils d'Antoine, et ces lieux réveillaient en lui de grands souvenirs de
deuil et de triomphe. De là il se rendit à Athènes, et, par égard pour une cité
ancienne et alliée, il y parut avec un seul licteur. Les Grecs lui prodiguèrent
les honneurs les plus recherchés, ayant soin, pour ajouter du prix à
l'adulation, de mettre en avant les actions et les paroles mémorables de leurs
ancêtres.
LIV. D'Athènes,
Germanicus passa dans l'île d'Eubée, puis dans celle de Lesbos, où Agrippine mit
au monde Julie, son dernier enfant. Ensuite il longea les extrémités de l'Asie,
visita dans la Thrace Périnthe et Byzance, et pénétra, par la Propontide,
jusqu'à l'embouchure de l'Euxin, curieux de connaître ses lieux antiques et
renommés. En même temps il soulageait les maux des provinces déchirées par la
discorde ou opprimées par leurs magistrats. Il voulait, à son retour, voir les
mystères de Samothrace ; mais les vents du nord l'écartèrent de cette route.
Après s'être donné à Ilion le spectacle des choses humaines, et avoir contemplé
avec respect le berceau des Romains, il côtoie de nouveau l'Asie et aborde à
Colophon, pour consulter l'oracle d'Apollon de Claros. L'interprète du dieu
n'est point une femme, comme à Delphes : c'est un prêtre, choisi dans certaines
familles et ordinairement à Milet. Il demande seulement le nombre et le nom des
personnes qui se présentent : puis il descend dans une grotte, boit de l'eau
d'une fontaine mystérieuse ; et cet homme, étranger le plus souvent aux lettres
et à la poésie, répond en vers à la question que chacun lui fait par la pensée
On a dit que celui-ci avait annoncé à Germanicus, dans le langage ambigu des
oracles, une mort prématurée.
LV. Cependant, afin
de commencer plus tôt l'exécution de ses desseins, Pison, après avoir porté
l'effroi dans Athènes par le fracas de son entrée, adressa aux habitants une
sanglante invective, où il blâmait indirectement Germanicus "d'avoir, à la honte
du nom romain, traité avec un excès déconsidération, non les Athéniens (après
tant de désastres il n'en restait plus), mais une populace, vil ramas de toutes
les nations, qui fut l'alliée de Mithridate contre Sylla, d'Antoine contre
Auguste." Il allait chercher aussi dans le passé leurs guerres malheureuses avec
la Macédoine, les violences d'Athènes envers ses propres citoyens, et leur
reprochait ces faits avec une animosité que redoublait encore un motif
personnel, la ville lui refusant la grâce d'un certain Théophile, que l'Aréopage
avait condamné comme faussaire. Ensuite, par une navigation rapide à travers les
Cyclades, et en prenant les routes les plus courtes, il atteignit Germanicus à
Rhodes. Celui-ci n'ignorait pas de quelles insultes il avait été l'objet ; mais
telle était la générosité de son âme, que, voyant une tempête emporter sur des
écueils le vaisseau de Pison, et pouvant laisser périr un ennemi dont la mort
eût été attribuée au hasard, il envoya des galères à son secours et le sauva du
danger. Loin d'être désarmé par ce bienfait, Pison contint à peine un seul jour
son impatience : il quitte Germanicus, le devance ; et, arrivé en Syrie, il
s'attache à gagner l'armée à force de largesses et de complaisances, prodigue
les faveurs aux derniers des légionnaires, remplace les vieux centurions et les
tribuns les plus fermes par ses clients ou par des hommes décriés, encourage
l'oisiveté dans le camp, la licence dans les villes, laisse errer dans les
campagnes une soldatesque effrénée ; corrupteur de la discipline à ce point que
la multitude ne le nommait plus que le père des légions. Plancine, de son côté,
oubliant les bienséances de son sexe, assistait aux exercices de la cavalerie,
aux évolutions des cohortes, se répandait en injures contre Agrippine, contre
Germanicus. Quelques-uns même des meilleurs soldats secondaient par zèle ces
coupables menées, parce qu'un bruit sourd s'était répandu que rien ne se faisait
sans l'aveu de l'empereur.
LVI. Germanicus était
instruit de tout ; mais son soin le plus pressant fut de courir en Arménie. De
tout temps la foi de ce royaume fut douteuse, à cause du caractère des habitants
et de la situation du pays, qui borde une grande étendue de nos provinces, et de
l'autre côté s'enfonce jusqu'aux Mèdes. Placés entre deux grands empires, les
Arméniens sont presque toujours en querelle, avec les Romains par haine, par
jalousie avec les Parthes. Depuis l'enlèvement de Vonon, ils n'avaient point de
roi ; mais le vœu de la nation se déclarait en faveur de Zénon. Ce prince, fils
de Polémon, roi de Pont, en imitant dès son enfance les usages et la manière de
vivre des Arméniens, leurs chasses, leurs festins, et tous les goûts des
barbares s'était également concilié les grands et le peuple. Germanicus se rend
donc dans la ville d'Artaxate, et, du consentement des nobles, aux acclamations
de la multitude, il le ceint du bandeau royal. Le peuple se prosterna devant son
nouveau maître et le salua du nom d'Artaxias, formé de celui de la ville. La
Cappadoce, qui venait d'être réduite en province romaine, reçut pour gouverneur
Q. Véranius, et l'on diminua quelque chose des tributs qu'elle payait à ses
rois, afin qu'elle passât sous notre empire avec d'heureuses espérances. Q.
Servéus fut mis à la tête de la Commagène, qui recevait pour la première fois un
préteur.
LVII. La paix si
heureusement rétablie parmi les alliés ne donnait à Germanicus qu'une joie
imparfaite, à cause de l'orgueil de Pison, auquel il avait commandé de mener en
Arménie une partie de l'armée, soit en personne, soit par son fils, et qui
s'était dispensé de le faire. Ils eurent enfin à Cyrrhe, au camp de la dixième
légion, une entrevue, où tous deux ce composèrent le visage, pour n'avoir pas
l'apparence, Pison de la crainte, Germanicus de la menace. Celui-ci d'ailleurs
était, comme je l'ai dit, naturellement doux ; mais ses amis, habiles à aigrir
ses ressentiments, exagéraient les torts réels, en supposaient d'imaginaires,
inculpaient de mille manières et Pison, et Plancine, et leurs enfants.
L'entretien eut lieu en présence de quelques amis : Germanicus commença dans les
termes que pouvaient suggérer la colère et la dissimulation ; Pison répondit par
d'insolentes excuses, et ils se séparèrent la haine dans le cœur. Depuis ce
temps, Pison parut rarement au tribunal de Germanicus ; et, s'il y siégeait
quelquefois, c'était avec un air mécontent et un esprit d'opposition qu'il ne
cachait pas. On l'entendit même, à un festin chez le roi des Nabatéens, où des
couronnes d'or d'un grand poids furent offertes à César et à sa femme, de plus
légères à Pison et aux autres, s'écrier que "c'était au fils du prince des
Romains, et non à celui du roi des Parthes, que ce repas était donné." En même
temps il jeta sa couronne et se déchaîna contre le luxe. Ces outrages, tout
cruels qu'ils étaient, Germanicus les dévorait cependant.
LVIII. Sur ces
entrefaites arrivèrent des ambassadeurs d'Artaban, roi des Parthes. Ils
rappelèrent en son nom l'alliance et l'amitié qui unissait les deux empires,
ajoutant "qu'il désirait les renouveler en personne, et que, par honneur pour
Germanicus, il viendrait jusqu'au bord de l'Euphrate : il demandait, en
attendant, qu'on éloignât Vonon de la Syrie, d'où, à la faveur du voisinage, ses
émissaires excitaient à la révolte les grands du royaume." Germanicus répondit
avec une noble fierté sur l'alliance des Romains et des Parthes, avec une
dignité modeste sur la déférence que le roi lui marquait en venant à sa
rencontre. Vonon fut conduit à Pompéiopolis, ville maritime de Cilicie : c'était
tout ensemble une satisfaction donnée au monarque, et un affront fait à Pison,
auquel Vonon s'était rendu agréable par les soins et les présents qu'il
prodiguait à Plancine.
LIX. Sous le consulat
de M. Silanus et de L. Norbanus, Germanicus partit pour l'Égypte, afin d'en
visiter les antiquités : les besoins de la province lui servirent de prétexte.
Il fit baisser le prix des grains en ouvrant les magasins, et charma les esprits
par une conduite toute populaire, comme de marcher sans gardes, avec la
chaussure et le vêtement grecs, à l'exemple de Scipion, qui, au plus fort de la
guerre punique, en avait usé de même en Sicile. Tibère, après avoir blâmé en
termes mesurés cette parure étrangère, se plaignit vivement de ce que, au mépris
des lois d'Auguste, Germanicus était entré dans Alexandrie sans l'aveu du
prince. Car Auguste, parmi d'autres maximes d'État, s'en fit une de séquestrer
l'Égypte, en défendant aux sénateurs et aux chevaliers romains du premier rang
d'y aller jamais qu'il ne l'eût permis. Il craignait que l'Italie ne fût affamée
par le premier ambitieux qui s'emparerait de cette province, où, tenant les
clefs de la terre et de la mer, il pourrait se défendre avec très peu de soldats
contre de grandes armées.
LX. Cependant
Germanicus ignorait encore qu'on lui fit un crime de son voyage, et déjà il
remontait le Nil, après s'être embarqué à Canope. Cette ville fut fondée par les
Spartiates, en mémoire d'un de leurs pilotes, enseveli sur ces bords à l'époque
où Ménélas, retournant en Grèce, fut écarté de sa route et poussé jusqu'aux
rivages de Libye. De Canope, Germanicus était entré dans le fleuve par
l'embouchure voisine, consacrée à Hercule, lequel, selon les Égyptiens, est né
dans ce pays, et a précédé tous les autres héros émules de sa valeur et appelés
de son nom. Bientôt il visita les grandes ruines de Thèbes. Des caractères
égyptiens, tracés sur des monuments d'une structure colossale, attestaient
encore l'opulence de cette antique cité. Un vieux prêtre, qu'il pria de lui
expliquer ces inscriptions, exposait "que la ville avait contenu jadis sept cent
mille hommes en âge de faire la guerre ; qu'à leur tête le roi Rhamsès y avait
conquis la Libye, l'Éthiopie, la Médie, la Perse, la Bactriane, la Scythie ; que
tout le pays qu'habitent les Syriens, les Arméniens, et, en continuant par la
Cappadoce, tout ce qui s'étend de la mer de Bithynie à celle de Lycie, avait
appartenu à son empire." On lisait, sur ces mêmes inscriptions, le détail des
tributs imposés à tant de peuples, le poids d'or et d'argent, la quantité
d'armes et de chevaux, les offrandes pour les temples, en parfums et en ivoire,
le blé et les autres provisions que chaque nation devait fournir : tributs
comparables par leur grandeur à ceux que lèvent de nos jours la monarchie des
Parthes ou la puissance romaine.
LXI. D'autres
merveilles attirèrent encore les regards de Germanicus : il vit la statue en
pierre de Memnon, qui, frappée des rayons du soleil, rend le son d'une voix
humaine ; et ces pyramides, semblables à des montagnes, qu'élevèrent, au milieu
de sables mouvants et presque inaccessibles, l'opulence et l'émulation des rois
; et ces lacs creusés pour recevoir les eaux surabondantes du Nil débordé, et
ailleurs ce même fleuve pressé entre ses rives et coulant dans un lit dont nul
homme n'a jamais pu sonder la profondeur. De là il se rendit à Éléphantine et à
Syène, où furent jadis les barrières de l'empire romain, reculées maintenant
jusqu'à la mer Rouge.
LXII. Pendant que
Germanicus employait l'été à parcourir les provinces, Drusus se fit honneur par
l'adresse avec laquelle il sut diviser les Germains, et susciter à Maroboduus,
déjà si ébranlé, une guerre qui achevât de l'abattre. Il y avait parmi les
Gothons un jeune homme d'une haute naissance, nommé Catualda, jadis obligé de
fuir devant la puissance de Maroboduus, et que les malheurs de son ennemi
enhardirent à se venger. Il entre en force chez les Marcomans ; et, soutenu des
principaux de la nation, qu'il avait corrompus, il s'empare de la résidence
royale et du château qui la défendait. Il y trouva du butin depuis longtemps
amassé par les Suèves, ainsi que des vivandiers et des marchands de nos
provinces, que la liberté du commerce, puis l'amour du gain, enfin l'oubli de la
patrie, avaient arrachés à leurs foyers et fixés dans ces terres ennemies.
LXIII. Maroboduus,
abandonné de toutes parts, n'eut de ressource que dans la pitié de Tibère. Il
passa le Danube, à l'endroit où ce fleuve borde la Norique, et il écrivit au
prince, non comme un fugitif, ou un suppliant, mais en homme qui se souvenait de
sa première fortune. "Beaucoup de nations, disait-il, appelaient à elles un roi
naguère si fameux ; mais il avait préféré l'amitié des Romains." César lui
répondit "qu'un asile sûr et honorable lui était ouvert en Italie, tant qu'il y
voudrait demeurer ; que, si son intérêt l'appelait ailleurs, il en sortirait
aussi librement qu'il y serait venu." Au reste, il dit dans le sénat, "que ni
Philippe n'avait été aussi redoutable pour les Athéniens, ni Pyrrhus et
Antiochus pour le peuple romain." Son discours existe encore : il y relève la
grandeur de Maroboduus, la force irrésistible des nations qui lui étaient
soumises, le danger d'avoir si près de l'Italie un pareil ennemi, et les mesures
qu'il avait prises pour amener sa chute. On plaça Maroboduus à Ravenne, d'où il
servit à contenir l'insolence des Suèves, que l'on tenait perpétuellement sous
la menace de son retour. Toutefois, il ne quitta pas l'Italie pendant les
dix-huit ans qu'il vécut encore, et il vieillit dans cet exil, puni, par la
perte de sa renommée, d'avoir trop aimé la vie. Catualda tomba comme lui, et,
comme lui, eut recours à Tibère : chassé, peu de temps après son rival, par une
armée d'Hermondures, sous les ordres de Vibillius, il fut accueilli dans
l'empire et envoyé à Fréjus, colonie de la Gaule narbonnaise. De peur que les
barbares venus à la suite des deux rois ne troublassent, par leur mélange avec
les populations, la paix de nos provinces, ils furent établis au-delà du Danube,
entre le Maros et le Cuse, et reçurent pour roi Vannius, de la nation des
Quades.
LXIV. Comme on apprit
dans le même temps qu'Artaxias venait d'être mis par Germanicus sur le trône
d'Arménie, un sénatus-consulte décerna l'ovation à Germanicus et à Drusus ; et,
des deux côtés du temple de Mars vengeur, furent élevés des arcs de triomphes où
l'on plaça leurs statues. Tibère était plus satisfait d'avoir assuré la paix par
sa politique, que s'il eût terminé la guerre par des victoires. Aussi eut-il
recours aux mêmes armes contre Rhescuporis, roi de Thrace. Rhémétalcès avait
possédé seul tout ce royaume. À sa mort, Auguste le partagea entre Rhescuporis,
son frère, et Cotys son fils. Cotys eut les terres cultivées, les villes, et ce
qui touche à la Grèce ; les pays incultes, sauvages, voisins des nations
ennemies, échurent à Rhescuporis : partage assorti au caractère des deux
princes, l'un d'un esprit doux et agréable, l'autre farouche, ambitieux
incapable de souffrir un égal. Ils vécurent d'abord dans une intelligence
trompeuse : bientôt Rhescuporis franchit ses limites, entreprend sur les États
de Cotys, et, si l'on résiste, il emploie la violence, avec hésitation sous
Auguste, par qui tous deux régnaient, et qu'il n'osait braver dans la crainte de
sa vengeance, mais plus hardiment depuis le changement de prince : alors il
détachait des troupes de brigands, ruinait les forteresses, faisait tout pour
amener la guerre.
LXV. Tibère
n'appréhendait rien tant que de voir la paix troublée quelque part. Il envoie un
centurion défendre aux deux rois de vider leur querelle par les armes. Cotys
congédie à l'instant les troupes qu'il avait rassemblées. Rhescuporis, avec une
feinte modération, demande une entrevue : "Une seule conférence, pouvait,
disait-il, terminer leurs débats." On convint sans peine du temps, du lieu, et
ensuite des conditions, la facilité d'une part et la perfidie de l'autre faisant
tout accorder et tout accepter. Rhescuporis, sous prétexte de sceller la
réconciliation, donna un festin, dont la joie, animée par le vin et la bonne
chère, se prolongea bien avant dans la nuit. Cotys, sans défiance, s'aperçoit
trop tard qu'il est trahi ; et, tout en invoquant le nom sacré de roi, les dieux
de leur famille, les privilèges de la table hospitalière, il est chargé de fers.
Son rival, en possession de toute la Thrace, écrivit à Tibère qu'un complot
avait été formé contre sa personne, et qu'il en avait prévenu l'exécution. Et,
alléguant une guerre contre les Bastarnes et les Scythes, il se renforçait de
nouvelles troupes d'infanterie et de cavalerie.
LXVI. Tibère lui
répondit avec ménagement "que, s'il avait agi sans fraude, il devait se reposer
sur son innocence ; qu'au reste ni lui ni le sénat ne pourraient discerner
qu'après un mûr examen le tort du bon droit ; qu'il livrât donc Cotys, et qu'en
venant lui-même il détournât sur son adversaire le soupçon du crime." Latinius
Pandus, propréteur de Mésie, lui envoya cette lettre, avec des soldats chargés
de recevoir Cotys. Rhescuporis, combattu quelque temps par la crainte et par la
colère, aima mieux avoir à répondre d'un attentat consommé que d'être coupable à
demi : il fait tuer Cotys, et publie qu'il s'est donné la mort. Cependant Tibère
ne renonça pas à sa politique artificieuse : Pandus que Rhescuporis accusait
d'être son ennemi personnel, venait de mourir ; il mit à sa place Pomponius
Flaccus, homme éprouvé par de longs services, et qui, lié d'une étroite amitié
avec le roi, en était plus propre à le tromper : c'est là surtout ce qui lui fit
donner le gouvernement de la Mésie.
LXVII. Flaccus passe
dans la Thrace, et, calmant à force de promesses les craintes que donnait à
Rhescuporis une conscience criminelle, il l'attire au milieu des postes romains.
Là on l'entoure, comme par honneur, d'une garde nombreuse ; puis, à la
persuasion des tribuns et des centurions, il s'engage plus avant ; et, tenu dans
une captivité chaque jour moins déguisée, comprenant enfin qu'il ne peut plus
reculer, il est traîné jusqu'à Rome. Il fut accusé devant le sénat par la veuve
de Cotys, et condamné à rester en surveillance loin de son royaume. La Thrace
fut partagée entre son fils Rhémétalcès, qui s'était opposé à ses desseins, et
les enfants de Cotys. Ceux-ci étant très jeunes encore, on donna la régence de
leurs États à Trébelliénus Rufus, ancien préteur, de même qu'autrefois on avait
envoyé en Égypte M. Lépidus pour servir de tuteur aux enfants de Ptolémée.
Rhescuporis fut conduit à Alexandrie, où une tentative d'évasion, réelle ou
supposée, le fit mettre à mort.
LXVIII. À la même
époque, Vonon, relégué en Cilicie, comme je l'ai rapporté, corrompit ses
gardiens et entreprit de se sauver en Arménie, de là chez les Albaniens et les
Hénioques, enfin chez le roi ses Scythes, son parent. Sous prétexte d'une partie
de chasse, il s'éloigne de la mer et s'enfonce dans les forêts : bientôt,
courant de toute la vitesse de son cheval, il atteint le fleuve Pyrame. Les
habitants, avertis de sa fuite, avaient rompu les ponts, et le fleuve n'était
pas guéable. Arrêté sur la rive par Vibius Fronton, préfet de cavalerie, Vonon
est chargé de chaînes. Peu de temps après, un évocat nommé Remmius, qui gardait
le roi avant son évasion, lui passa, comme par colère, son épée au travers du
corps : on n'en fut que mieux persuadé qu'il était son complice, et qu'il
l'avait tué pour prévenir ses révélations.
LXIX. Cependant
Germanicus, à son retour d'Égypte, trouva l'ordre qu'il avait établi dans les
légions et dans les villes ou aboli ou remplacé par des règlements contraires.
De là des reproches sanglants contre Pison, qui de son côté n'épargnait pas les
offenses à César. Enfin Pison résolut de quitter la Syrie. Retenu par une
maladie de Germanicus, à la nouvelle de son rétablissement, et pendant qu'on
acquittait à Antioche les vœux formés pour la conservation de ce général, il fit
renverser par ses licteurs l'appareil du sacrifice, enlever les victimes et
disperser la multitude que cette fête avait rassemblée. Bientôt Germanicus eut
une rechute, et Pison se rendit à Séleucie pour en attendre les suites. Le mal,
déjà violent, était aggravé par la persuasion où était César que Pison l'avait
empoisonné. On trouvait aussi dans le palais, à terre et autour des murs, des
lambeaux de cadavres arrachés aux tombeaux, des formules d'enchantements et
d'imprécations, le nom de Germanicus gravé sur des lames de plomb, des cendres
humaines à demi brûlées et trempées d'un sang noir, et d'autres symboles
magiques, auxquels on attribue la vertu de dévouer les âmes aux divinités
infernales. Enfin toutes les personnes envoyées par Pison étaient accusées de
venir épier les progrès de la maladie.
LXX. Ces noirceurs
inspirèrent à Germanicus autant d'indignation que d'alarmes. "Si sa porte était
assiégée, s'il lui fallait exhaler son dernier soupir sous les yeux de ses
ennemis, que deviendrait sa malheureuse épouse ? Quel sort attendait ses enfants
au berceau ? Le poison était donc trop lent ! On hâtait, on précipitait sa mort,
afin d'être seul maître de la province et des légions. Mais Germanicus n'était
pas encore délaissé à ce point, et le prix du meurtre ne resterait pas longtemps
aux mains de l'assassin." Il déclara, par lettres, à Pison, qu'il renonçait à
son amitié. Plusieurs ajoutent qu'il lui ordonna de sortir de la province.
Pison, sans tarder davantage, se mit en mer ; mais il s'éloignait avec une
lenteur calculée, pour être plus tôt de retour si la mort de Germanicus lui
ouvrait la Syrie.
LXXI. César eut un
rayon d'espérance qui le ranima quelques instants : ensuite ses forces
l'abandonnèrent ; et, sentant approcher sa fin, il parla en ces termes à ses
amis, rassemblés près de son lit : "Si je cédais à la loi de la nature, la
plainte me serait encore permise, même envers les dieux, dont la rigueur
prématurée m'enlèverait si jeune à mes parents, à mes enfants, à ma patrie :
maintenant, frappé par le crime de Pison et de Plancine, je dépose dans vos
cœurs mes dernières prières. Dites à mon père et à mon frère de quels traits
cruels mon âme fut déchirée, quels pièges environnèrent mes pas, avant qu'une
mort déplorable terminât la vie la plus malheureuse. Ceux que mes espérances ou
les liens du sang intéressaient à mon sort, ceux même dont Germanicus vivant
pouvait exciter l'envie, ne verront pas sans quelques larmes un homme jadis
entouré de splendeur, échappé à tant de combats, périr victime des complots
d'une femme. Vous aurez, vous, des plaintes à porter devant le sénat, les lois à
invoquer. Le premier devoir de l'amitié n'est pas de donner à celui qui n'est
plus de stériles regrets ; c'est de garder le souvenir de ce qu'il a voulu,
d'accomplir ce qu'il a commandé. Les inconnus même pleureront Germanicus : vous,
vous le vengerez, si c'était moi que vous aimiez plutôt que ma fortune. Montrez
au peuple romain la petite-fille du divin Auguste, celle qui fut mon épouse ;
nombrez-lui mes six enfants. La pitié sera pour les accusateurs ; et, quand le
mensonge alléguerait des ordres impies, on refuserait de croire ou l'on ne
pardonnerait pas." Les amis de César lui jurèrent, en touchant sa main
défaillante, de mourir avant de renoncer à le venger.
LXXII. Alors, se
tournant vers Agrippine, il la conjure, au nom de sa mémoire, au nom de leurs
enfants, de dépouiller sa fierté, d'abaisser sous les coups de la fortune la
hauteur de son âme, et, quand elle serait à Rome, de ne pas irriter par des
prétentions rivales un pouvoir au-dessus du sien. À ces paroles, que tous purent
entendre, il en ajouta d'autres en secret, et l'on croit qu'il lui révéla les
dangers qu'il craignait de Tibère. Peu de temps après il expira, laissant dans
un deuil universel la province et les nations environnantes. Les peuples et les
rois étrangers le pleurèrent : tant il s'était montré affable aux alliés,
clément pour les ennemis ; homme dont l'aspect et le langage inspiraient la
vénération, et qui savait, dans un si haut rang, conserver cette dignité qui
sied à la grandeur, et fuir l'orgueil qui la rend odieuse.
LXXIII. Ses
funérailles, sans images et sans pompe, furent ornées par l'éloge de sa vie et
le souvenir de ses vertus. Plusieurs, trouvant dans sa figure, son âge, le genre
de sa mort et le lieu même où il finit ses jours, le sujet d'un glorieux
parallèle, comparaient sa destinée à celle du grand Alexandre. "Tous deux
avaient eu en partage la beauté, la naissance, et tous deux, à peine sortis de
leur trentième année, avaient péri par des trahisons domestiques, au milieu de
nations étrangères. Mais Germanicus était doux envers ses amis, modéré dans les
plaisirs, content d'un seul hymen et père d'enfants légitimes ; du reste non
moins guerrier qu'Alexandre, bien qu'il fût moins téméraire, et qu'après tant de
coups portés à la Germanie on l'eût empêché de la soumettre au joug. S'il eût
été seul arbitre des affaires, s'il avait possédé le nom et l'autorité de roi,
certes il aurait bien vite égalé, par la gloire des armes, le héros au-dessus
duquel sa clémence, sa tempérance et ses autres vertus l'avaient tant élevé."
Son corps, avant d'être brûlé, fut exposé nu dans le Forum d'Antioche, lieu
destiné à la cérémonie funèbre. Y parut-il quelque trace de poison ? Le fait est
resté douteux : la pitié pour Germanicus, les préventions contraires ou
favorables à Pison, donnèrent lieu à des conjectures tout opposées.
LXXIV. Un conseil fut
tenu entre les lieutenants et les sénateurs présents, pour décider à qui l'on
confierait la Syrie. Vibius Marsus et Cn. Sentius partagèrent longtemps les
suffrages, que les autres n'avaient que faiblement disputés. Vibius céda enfin à
l'âge de son rival et à l'ardeur de sa poursuite. Il y avait dans la province
une célèbre empoisonneuse, nommée Martina, fort aimée de Plancine : Sentius
l'envoya à Rome, sur la demande de Vitellius, de Véranius et des autres amis de
Germanicus, qui, sans attendre que leur accusation fût admise, préparaient déjà
les moyens de conviction.
LXXV. Agrippine,
accablée de douleur, malade, et cependant impatiente de tout retardement qui
différerait sa vengeance, s'embarque avec ses enfants et les cendres de
Germanicus ; départ où l'on ne peut voir sans une émotion profonde cette femme,
d'une si auguste naissance, parée naguère de l'éclat du plus noble mariage,
naguère environnée de respects et d'adorations, porter maintenant dans ses bras
des restes funèbres, incertaine si elle obtiendra justice, inquiète de sa
destinée et malheureuse par sa fécondité même, qui l'expose tant de fois aux
coups de la fortune. Pison apprit dans l'île de Cos que Germanicus avait cessé
de vivre. À cette nouvelle, il ne se contient plus : il immole des victimes,
court dans les temples, mêlant ses transports immodérés à la joie encore plus
insolente de Plancine, qui, en deuil d'une sœur qu'elle avait perdue, reprit ce
jour-là même des habits de fête.
LXXVI. Les centurions
arrivaient en foule, l'assurant du dévouement des légions, l'exhortant à
reprendre une province qu'on n'avait pas eu le droit de lui ravir, et qui était
sans chef. Il délibéra sur ce qu'il avait à faire, et son fils, Marcus Piso, fut
d'avis qu'il se hâtât de retourner à Rome : "Il n'avait point jusqu'ici commis
de crime inexpiable. Des soupçons vagues, de vaines rumeurs ne devaient point
l'alarmer. Sa mésintelligence avec Germanicus pouvait lui mériter de la haine,
mais non des châtiments. Par la perte de sa province, il avait satisfait à
l'envie : s'il voulait y rentrer, la résistance de Sentius causerait une guerre
civile. Quant aux centurions et aux soldats, il n'en fallait attendre qu'une foi
peu durable, dont la mémoire récente de leur général et leur vieil attachement
aux Césars triompheraient bientôt. "
LXXVII. Domitius
Céler, un de ses amis les plus intimes, dit au contraire "qu'il fallait profiter
des conjectures ; que Pison, et non Sentius était gouverneur de Syrie ; qu'à lui
seul avaient été donnés les faisceaux, l'autorité de préteur, le commandement
des légions. S'il survenait une attaque de l'ennemi, à qui appartiendrait-il d'y
opposer les armes, autant qu'à celui qui a reçu des pouvoirs directs et des
instructions personnelles" Il faut laisser aux bruits les plus vains le temps de
se dissiper : souvent l'innocence n'a pu résister aux premiers effets de la
prévention. Mais Pison, à la tête d'une armée et accru de nouvelles forces,
verra naître du hasard mille événements favorables, qu'on ne saurait prévoir.
Nous presserons-nous d'arriver avec les cendres de Germanicus, afin que la
tempête excitée par les gémissements d'Agrippine et les clameurs d'une multitude
égarée vous emporte avant que votre voix ait pu se faire entendre ? Vous avez
pour vous vos intelligences avec Augusta, la faveur de César ; mais c'est en
secret, et nul ne pleure Germanicus avec plus d'ostentation que ceux à qui sa
mort cause le plus de joie."
LXXVIII. Pison, qui
aimait les partis violents, fut sans peine entraîné. Il écrivit à Tibère des
lettres où il accusait Germanicus de faste et d'arrogance. "Chassé, ajoutait-il,
pour que le champ restât libre à des projets ambitieux, la même fidélité qu'il
avait montrée dans le commandement des légions lui avait fait un devoir de le
reprendre." En même temps il fit partir Domitius sur une trirème pour la Syrie,
avec ordre d'éviter les côtes et de se tenir au large en passant devant les
îles. Des déserteurs arrivaient de toutes parts : il les forme en compagnies,
arme les valets d'armée, et, s'étant rendu avec sa flotte sur le continent, il
intercepte un détachement de nouveaux soldats qui allait en Syrie, et mande aux
petits souverains de la Cilicie de lui envoyer des secours. Le jeune Marcus, qui
s'était prononcé contre la guerre, ne l'en secondait pas avec moins d'ardeur
dans ces préparatifs.
LXXIX. La flotte de
Pison, en côtoyant les rivages de Lycie et de Pamphylie, rencontra les vaisseaux
qui ramenaient Agrippine. Le premier mouvement, des deux côtés, fut d'apprêter
ses armes ; et, des deux côtés, la crainte, plus forte que la colère, fit qu'on
s'en tint aux injures. Marsus Vibius somma Pison de venir à Rome pour s'y
justifier. Pison répondit avec ironie "qu'il y serait quand le préteur qui
connaît des empoisonnements aurait fixé le jour à l'accusé et aux accusateurs."
Cependant Domitius avait abordé à Laodicée, ville de Syrie, et se rendait au
camp de la sixième légion, qu'il croyait la plus disposée à servir ses desseins
: il y fut prévenu par le lieutenant Pacuvius. Sentius annonça cette nouvelle à
Pison, dans une lettre où il l'avertissait de ne plus attaquer l'armée par la
corruption, la province par les armes : puis il rassemble tous ceux qu'il savait
attachés à la mémoire de Germanicus et ennemis de ses persécuteurs ; et,
invoquant la majesté de l'empereur, protestant que c'est à la république
elle-même qu'on déclare la guerre, il se met en marche avec une troupe nombreuse
et décidée à combattre.
LXXX. Pison, qui
voyait échouer ses tentatives, n'en prit pas moins les meilleures mesures que
permît la circonstance : il s'empara d'un château très fort de Cilicie, nommé
Célendéris. En mêlant les déserteurs, les recrues dernièrement enlevées, les
esclaves de Plancine et les siens, aux troupes envoyées par les petits princes
de Cilicie, il en avait formé l'équivalent d'une légion. Il attestait sa qualité
de lieutenant de César. "C'était de César, disait-il, qu'il tenait sa province ;
et il en était repoussé, non par les légions (elles-mêmes l'appelaient), mais
par Sentius, qui cachait sous de fausses imputations sa haine personnelle. Qu'on
se montrât seulement en bataille ; et les soldats de Sentius refuseraient de
combattre dès qu'ils apercevraient Pison, que naguère ils nommaient leur père,
Pison fort de son droit si l'on consultait la justice, assez fort de ses armes
si l'on recourait à l'épée." Il déploie ses manipules devant les remparts du
château, sur une hauteur escarpée, du seul côté qui ne soit pas baigné par la
mer. Les vétérans de Sentius s'avancèrent sur plusieurs lignes, et soutenus de
bonnes réserves. Ici d'intrépides soldats ; là une position du plus rude accès,
mais nul courage, nulle confiance, pas même d'armes, si ce n'est des instruments
rustiques, ramassés à la hâte. Le combat, une fois engagé, ne dura que le temps
nécessaire aux cohortes romaines pour gravir la colline : les Ciliciens prirent
la fuite, et s'enfermèrent dans le château.
LXXXI. Pison fit
contre la flotte, mouillée à peu de distance, une entreprise qui n'eut pas de
succès. Il rentra dans la place, et, du haut des murailles, tantôt se
désespérant aux yeux des soldats, tantôt les appelant par leur nom, les
engageant par des récompenses, il les excitait à la révolte. Déjà il avait
ébranlé les esprits au point qu'un porte-enseigne de la sixième légion était
passé à lui avec son drapeau. Alors Sentius fait sonner les trompettes et les
clairons, ordonne qu'on marche au rempart, qu'on dresse les échelles, que les
plus résolus montent à l'assaut, tandis que d'autres, avec les machines,
lanceront des traits, des pierres, des torches enflammées. L'opiniâtreté de
Pison fléchit à la fin, et il offrit de livrer ses armes, demandant seulement à
rester dans le fort jusqu'à ce que César eût décidé à qui serait confiée la
Syrie. Ces conditions furent rejetées ; et Pison n'obtint que des vaisseaux, et
sûreté jusqu'en Italie.
LXXXII. Cependant,
lorsque le bruit de la maladie de Germanicus se répandit à Rome, avec les
sinistres détails dont le grossissait l'éloignement des lieux, la douleur,
l'indignation, les murmures éclatèrent de toutes parts : "Voilà donc pourquoi on
l'a relégué au bout de l'univers, pourquoi la province a été livrée à Pison ;
c'est là le secret des entretiens mystérieux d'Augusta et de Plancine. Les
vieillards ne disaient que trop vrai en parlant de Drusus : les despotes ne
pardonnent point à leurs fils d'être citoyens. Germanicus périt, comme son père,
pour avoir conçu la pensée de rendre au peuple romain le règne des lois et de la
liberté." Sa mort, qu'on apprit au milieu de ces plaintes, en augmenta la
violence ; et, avant qu'il parût ni édit des magistrats, ni sénatus-consulte, le
cours des affaires fut suspendu. Les tribunaux sont déserts, les maisons fermées
; partout le silence ou des gémissements. Et rien n'était donné à l'ostentation
: si l'on portait les signes extérieurs du deuil, le deuil véritable était au
fond des cœurs. Sur ces entrefaites, des marchands, partis de Syrie lorsque
Germanicus vivait encore, annoncèrent un changement heureux dans son état. La
nouvelle est aussitôt crue, aussitôt publiée. Le premier qui l'entend court,
sans examen, la répéter à d'autres, qui la racontent à leur tour, exagérée par
la joie. La ville entière est en mouvement ; on force l'entrée des temples. La
nuit aidait à la crédulité ; et, dans les ténèbres, on affirme avec plus de
hardiesse. Tibère ne démentit point ces faux bruits ; mais le temps les dissipa
de lui-même ; et le peuple, comme s'il eût perdu Germanicus une seconde fois, le
pleura plus amèrement.
LXXXIII. Chaque
sénateur, suivant la vivacité de son amour ou de son imagination, s'évertua pour
lui trouver des honneurs. On décréta que son nom serait chanté dans les hymnes
des Saliens ; qu'il aurait, à toutes les places destinées aux prêtres d'Auguste,
des chaises curules, sur lesquelles on poserait des couronnes de chêne ; qu'aux
jeux du Cirque son image en ivoire ferait partie de la pompe sacrée ; que nul ne
lui succéderait comme augure ou comme flamine, s'il n'était de la maison des
Jules. On ordonna qu'il lui fût élevé à Rome, sur le bord du Rhin, et sur le
mont Amanus en Syrie, des arcs de triomphe qui porteraient inscrits ses
exploits, avec la mention qu'il était mort pour la République ; un mausolée dans
Antioche, où il avait été mis au bûcher ; un tribunal à Épidaphne, où il avait
terminé sa vie. Il serait difficile de compter les statues qui lui furent
érigées, les lieux où il fut honoré d'un culte. On proposait de le représenter,
parmi les orateurs célèbres, sur un écusson en or, d'une grandeur plus
qu'ordinaire : Tibère déclara "qu'il lui en consacrerait un pareil à ceux des
autres ; que l'éloquence ne se jugeait point d'après les rangs ; que c'était
assez de gloire pour Germanicus d'être égalé aux anciens écrivains." L'ordre
équestre appela du nom de Germanicus l'escadron de la Jeunesse, et voulut que
l'image de ce grand homme fût portée en tête de la cavalcade solennelle des ides
de juillet. La plupart de ces règlements sont restés en vigueur ; quelques-uns
ne furent jamais suivis ou le temps les a fait oublier.
LXXXIV. Le deuil de
Germanicus durait encore, lorsque Livie sa sœur, mariée à Drusus, mit au monde
deux fils jumeaux. Ce bonheur peu commun, et qui réjouit les plus modestes
foyers, causa au prince un plaisir si vif, que, dans l'ivresse de sa joie, il se
vanta devant le sénat d'être le premier Romain de ce rang qui eût vu naître à la
fois deux soutiens de sa race : car il tirait vanité de tout, même des
événements fortuits. En de pareilles circonstances, celui-ci fut pour le peuple
un chagrin de plus : cette famille, accrue de nouveaux rejetons, semblait peser
davantage sur celle de Germanicus.
LXXXV. La même année
le sénat rendit, contre les dissolutions des femmes, plusieurs décrets sévères.
La profession de courtisane fut interdite à celles qui auraient pour aïeul, pour
père ou pour mari, un chevalier romain. Vistilia, née d'une famille prétorienne,
venait en effet de déclarer sa prostitution chez les édiles, d'après un usage de
nos ancêtres, qui croyaient la femme impudique assez punie par l'aveu public de
sa honte. Titidius Labéo, mari de Vistilia, fut recherché pour n'avoir pas
appelé, sur une épouse manifestement coupable, la vengeance de la loi. Il
répondit que les soixante jours accordés pour se consulter n'étaient pas révolus
; et le sénat crut faire assez en envoyant Vistilia cacher son ignominie dans
l'île de Sériphe. On s'occupa aussi de bannir les superstitions égyptiennes et
judaïques. Un sénatus-consulte ordonna le transport en Sardaigne de quatre mille
hommes, de la classe des affranchis, infectés de ces erreurs et en âge de porter
les armes. Ils devaient y réprimer le brigandage ; et, s'ils succombaient à
l'insalubrité du climat, la perte serait peu regrettable. Il fut enjoint aux
autres de quitter l'Italie, si, dans un temps fixé, ils n'avaient pas abjuré
leur culte profane.
LXXXVI. Tibère
proposa ensuite d'élire une Vestale pour remplacer Occia , qui, pendant
cinquante-sept ans, avait présidé aux rites sacrés avec une pureté de mœurs
irréprochable. Il remercia Fontéius Agrippa et Domitius Pollio du zèle qu'ils
montraient à l'envi pour la République en offrant leurs filles. On préféra la
fille de Pollio, uniquement parce qu'il avait toujours conservé l'épouse dont
elle était née ; car un divorce avait fait quelque tort à la maison d'Agrippa.
Le prince consola, par une dot d'un million de sesterces, celle qui ne fut pas
choisie.
LXXXVII. Le peuple se
plaignait de la cherté des vivres. César fixa le prix que l'acheteur payerait le
blé, et promit au vendeur un dédommagement de deux sesterces par boisseau. Il
n'en continua pas moins à refuser le titre de Père de la patrie, dont l'offre
lui fut renouvelée ; et il réprimanda sévèrement ceux qui avaient appelé ses
occupations, divines, et qui l'avaient salué du nom de Maître. Aussi ne
restait-il au discours qu'un sentier étroit et glissant, sous un prince qui
craignait la liberté et haïssait la flatterie.
LXXXVIII. Je trouve,
chez les auteurs contemporains, et dans les mémoires de quelques sénateurs,
qu'on lut au sénat une lettre d'Adgandestrius, chef des Chattes, qui promettait
la mort d'Arminius, si le poison nécessaire à son dessein lui était envoyé. On
répondit "que le peuple romain ne se vengeait pas de ses ennemis par la fraude
et les complots, mais ouvertement et à main armée", trait glorieux de
ressemblance que Tibère se donnait avec ces anciens généraux qui empêchèrent
l'empoisonnement du roi Pyrrhus et lui en dénoncèrent le projet. Au reste
Arminius, après la retraite des Romains et l'expulsion de Maroboduus, voulut
régner, et souleva contre lui la liberté de ses concitoyens. On prit les armes,
et, après des succès divers, il périt par la trahison de ses proches. Cet homme
fut sans contredit le libérateur de la Germanie ; et ce n'était pas, comme tant
de rois et de capitaines, à Rome naissante qu'il faisait la guerre, mais à
l'empire dans sa grandeur et sa force. Battu quelquefois, jamais il ne fut
dompté. Sa vie dura trente-sept ans, sa puissance douze. Chanté encore
aujourd'hui par les barbares, il est ignoré des Grecs, qui n'admirent d'autres
héros que les leurs, et trop peu célèbre chez les Romains, qui, enthousiastes du
passé, dédaignent tout ce qui est moderne.