Ce livre renferme
un espace de
six ans.
Années de Rome: 802, 803, 804, 805, 806, 807
Années de Jésus Christ: 49, 50, 51, 52, 53, 54
Consuls en 802/49: C. Pompéius & Q. Véranius
Consuls en 803/50: C. Antistius & M. Suilius
Consuls en 804/51: Tib. Claudius César & Ser. Cornélius
Orphitus
Consuls en 805/52: P. Cornélius Sylla & L. Salvius Otho
Consuls en 806/53: D. Junius Silanus & Q. Hatérius
Consuls en 807/54: M. Asinius Marcellus & M. Acilius
Aviola
Suites du meurtre de Messaline
Une
nouvelle épouse pour Claude
I. Le
meurtre de Messaline bouleversa le palais. Les affranchis se disputaient à qui
choisirait une épouse à Claude, impatient du célibat, et mari toujours
dépendant. L'ambition des femmes n'était pas moins ardente. Naissance, beauté,
richesse, elles faisaient tout valoir, et chacune étalait ses titres à un si
noble hymen. Mais le choix indécis flottait surtout entre Lollia Paullina, fille
du consulaire M. Lollius, et Agrippine, dont Germanicus était le père. Celle-ci
avait Pallas pour appui ; l’autre était soutenue par Calliste. Narcisse
protégeait une troisième rivale, Elia Pétina, de la famille des Tubérons. Le
prince penchait tantôt pour l'une, tantôt pour l'autre, suivant la dernière
impression qu'il avait reçue. Voyant enfin qu'ils ne pouvaient s'accorder, il
les réunit en conseil, enjoignant à chacun de dire son avis et de le motiver.
On
présente Agrippine
II.
Narcisse alléguait en faveur de Pétina son ancien mariage avec le prince et le
gage qui en restait (car Antonia était sa fille), ajoutant que le palais ne
s'apercevrait d'aucun changement au retour d'une épouse déjà connue, qui certes
n'aurait point pour Britannicus et Octavie, liés si étroitement à son propre
sang, la haine d'une marâtre. Calliste soutint qu'un long divorce l'avait
condamnée pour toujours, et ne ferait qu'enfler son orgueil si elle rentrait au
palais ; qu'il valait beaucoup mieux y appeler Lollia, qui, sans enfants, et par
conséquent sans jalousie ; servirait de mère à ceux de son époux. Pallas louait
surtout, dans Agrippine, l’avantage d'associer à la famille impériale un
petit-fils de Germanicus, bien digne d'une si haute fortune. Elle serait
d'ailleurs le noble lien qui réunirait tous les descendants des Claudius, et une
femme jeune encore, d'une fécondité éprouvée, ne porterait pas dans une autre
maison l’illustration des Césars.
Agrippine veut marier son fils Domitius avec Octavie fille de Claude
III.
Cet avis prévalut, appuyé des séductions d'Agrippine, qui, profitant de son
titre de nièce pour visiter à chaque instant son oncle, prit sur lui un tel
empire que, préférée à ses rivales, et sans avoir encore le nom d'épouse, elle
en exerçait déjà l'autorité. Une fois sûre de son mariage, elle porte ses vues
plus loin, et songe à en conclure un second entre Domitius, qu'elle avait eu de
Cn. Ahénobarbus, et Octavie, fille de l’empereur. Ce projet ne pouvait
s'accomplir sans un crime car Octavie était fiancée à Silanus ; et Claude,
ajoutant à l’illustration dont brillait déjà ce jeune homme les ornements du
triomphe et la magnificence d'un spectacle de gladiateurs, l'avait désigné
d'avance à la faveur publique. Mais rien ne paraissait difficile avec un prince
qui n'avait ni affection ni haine qui ne lui fût suggérée ou prescrite.
Problème : Silanus
IV.
Vitellius, couvrant son artificieuse servilité du nom de censeur, et habile à
pressentir l'avènement des puissances nouvelles, s'engagea dans les intrigues
d'Agrippine, afin de gagner ses bonnes grâces. Il se fit le calomniateur de
Silanus, dont la soeur Julia Calvina, belle, il est vrai, et libre en ses
manières, avait été peu auparavant épouse de son fils. Ce fut le fondement de
l’accusation : il tourna en crime un amour fraternel innocent, mais indiscret.
Claude prêtait l'oreille : sa tendresse pour sa fille le rendait facile à
prévenir contre son gendre. Silanus, alors préteur, ignorait le complot, lorsque
tout à coup il est chassé du sénat par édit de Vitellius, quoique le choix des
sénateurs et la clôture du lustre fussent achevés depuis longtemps. Claude, de
son côté, rompt l’alliance conclue, et Silanus est forcé d'abdiquer la préture.
Il lui restait un jour d'exercice, qui fut rempli par Éprius Marcellus.
49
A
Rome
Une
nièce peut-elle être l'épouse de son oncle?
V.
Sous le consulat de C. Pompéius et de Q. Véranius, le mariage arrêté entre
Claude et Agrippine avait déjà reçu la sanction de la publicité et d'un amour
illicite. Toutefois ils n'osaient pas encore célébrer la cérémonie nuptiale,
parce qu'il était sans exemple qu'une nièce fût devenue l'épouse de son oncle.
On s'effrayait même de l'inceste, et on craignait, en bravant ce scrupule,
d'attirer sur l'État quelque grand malheur. L'incertitude ne cessa que lorsque
Vitellius eut pris sur lui de terminer l'affaire par un coup de son génie. Il
demande à l'empereur s'il cédera aux ordres du peuple, à l'autorité du sénat ;
et, sur sa réponse qu'un citoyen ne peut résister seul à la volonté de tous, il
le prie d'attendre dans son palais. Lui-même se rend au sénat ; et, protestant
qu'il s'agit des plus grands intérêts de la république, il obtient la permission
de parler le premier. Aussitôt il expose "que les immenses travaux de César,
travaux qui embrassent l'univers, lui rendent nécessaire un appui sur lequel il
se repose des soins domestiques, pour veiller uniquement au bien général. Or, où
l'âme d'un censeur trouverait-elle un délassement plus honnête que dans la
société d'une épouse qui partage ses soucis et ses joies, à laquelle puisse
ouvrir son coeur et confier ses jeunes enfants un prince qui n'a jamais connu
les excès ni les plaisirs, mais qui, dès sa première jeunesse, s'est fait un
devoir d'obéir aux lois ?"
VI.
Après cet exorde insinuant, qui fut reçu par les sénateurs avec un
applaudissement universel, Vitellius, reprenant la parole, ajouta "que, puisque
toutes les voix conseillaient le mariage du prince, il fallait lui choisir une
femme distinguée par sa noblesse, sa fécondité, sa vertu ; qu'Agrippine avait
sans contredit une naissance supérieure à toute autre ; qu'elle avait donné des
preuves de fécondité, et que ses vertus répondaient à ce double avantage. Mais
c'était, selon lui, une faveur signalée des dieux qu'elle fût veuve : elle
s'unirait libre à un prince qui n'avait jamais attenté aux droits d'un autre
époux. Leurs pères avaient vu, ils avaient vu eux-mêmes des Césars enlever
arbitrairement des femmes à leurs maris : combien cette violence était loin de
la modération présente ! Il était bon de régler par un grand exemple comment le
prince devait recevoir une épouse. L'union entre l'oncle et la nièce est,
dira-t-on, nouvelle parmi nous. Mais elle est consacrée chez d'autres nations,
et aucune loi ne la défend. Longtemps aussi les mariages entre cousins germains
furent inconnus ; ils ont fini par devenir fréquents. Les coutumes varient selon
les intérêts ; et la nouveauté d'aujourd'hui demain sera un usage."
Oui!
VII.
Il ne manqua pas de sénateurs qui se précipitèrent à l'envi hors de l'assemblée,
en protestant que, si César balançait, ils emploieraient la force. Une multitude
confuse s'attroupe aussitôt, et répète à grands cris que le peuple romain forme
les mêmes voeux. Claude, sans différer davantage, se présente aux félicitations
du Forum ; puis, s'étant rendu au sénat, il demande un décret qui autorise à
l'avenir le mariage des oncles avec les filles de leurs frères. Un seul homme se
rencontra cependant qui désirât former une telle union, T. Allédius Sévérus,
chevalier romain : encore a-t-on dit que c'était pour plaire à Agrippine. Dès ce
moment la révolution fut complète. Tout obéissait à une femme ; mais cette femme
n'était plus Messaline, faisant de la chose publique le jouet de ses caprices :
on crut sentir la main d'un homme qui ramenait à soi les rênes de l'autorité.
Agrippine portait au dehors un visage sévère et plus souvent hautain. Au dedans,
ses moeurs n'outrageaient point la pudeur, à moins que ce ne fût au profit de
l'ambition. Une soif insatiable de l'or se couvrait du prétexte de ménager des
ressources au pouvoir.
Mariage, mort de Silanus, rappel de Sénèque
VIII.
Le jour du mariage, Silanus se donna la mort, soit qu'il eût conservé jusqu'à ce
moment l'espérance de vivre, ou qu'il cherchât dans le choix de cette journée un
contraste odieux. Sa soeur Calvina fut chassée d'Italie. Claude fit ajouter au
décret que les pontifes célébreraient les cérémonies instituées par le roi
Tullus, et feraient des expiations dans le bois sacré de Diane : grand sujet de
risée, de voir quel temps on choisissait pour expier et punir un inceste.
Cependant Agrippine, afin de ne pas se signaler uniquement par le mal, obtint
pour Sénèque le rappel de l'exil et la dignité de préteur, persuadée que cet
acte serait généralement applaudi à cause de l'éclat de ses talents, et bien
aise que l'enfance de Domitius grandît sous un tel maître, dont les conseils
pourraient d'ailleurs leur être utiles à tous deux pour arriver à la domination
: car on croyait Sénèque dévoué à Agrippine par le souvenir du bienfait, ennemi
de Claude par le ressentiment de l’injure.
Fiançailles de Néron et d'Octavie
IX. On
résolut au reste de ne pas différer ; et à force de promesses on engagea le
consul désigné, Memmius Pollio, à proposer un sénatus-consulte par lequel Claude
serait prié de fiancer Octavie à Domitius. Leur âge ne s'y opposait pas, et
c'était un chemin ouvert à de plus grands desseins. Pollio répète à peu près ce
qu'avait dit Vitellius au sujet d'Agrippine. Octavie est fiancée, et Domitius,
joignant à ses premiers titres ceux d'époux et de gendre, marche désormais
l'égal de Britannicus, grâce aux intrigues de sa mère et à la politique des
accusateurs de Messaline, qui craignaient que son fils ne la vengeât un jour.
Les
Parthes
Méherdate
X.
Dans le même temps les ambassadeurs des Parthes, venus, comme je l'ai dit, pour
demander Méherdate, furent admis à l'audience du sénat. Ils exposèrent "qu'ils
n'ignoraient pas nos traités et qu'ils ne venaient point comme rebelles à la
famille des Arsacides ; qu'ils recouraient au fils de Vonon, au petit-fils de
Phraate, contre la domination de Gotarzès, également insupportable à la noblesse
et au peuple ; que, non content d'avoir assassiné frères, parents, étrangers,
Gotarzès immolait maintenant les femmes enceintes et les enfants au berceau,
tyran imbécile dans la paix, malheureux dans la guerre, qui voulait faire
oublier sa lâcheté par ses barbaries." Ils ajoutaient "que leur alliance avec
nous était ancienne et contractée au nom de la nation ; que nous devions
secourir des amis qui, étant nos rivaux en force, nous cédaient par respect ;
que, s'ils nous donnaient en otage les enfants de leurs rois, c'était afin de
pouvoir, quand l'oppression lasserait leur patience, recourir au sénat et au
prince, et leur demander un maître formé à notre école et plus digne de
régner."
XI.
Tel fut à peu près le discours des ambassadeurs. Claude, à son tour, parla de la
grandeur romaine et des hommages qu'elle recevait des Parthes, s'égalant à
Auguste, auquel ils avaient déjà demandé un roi, et sans faire mention de
Tibère, qui cependant leur avait aussi envoyé des souverains. Puis, s'adressant
à Méherdate, qui était présent, il lui conseilla de voir, dans lui-même et dans
son peuple, non un maître et des esclaves, mais un chef et des citoyens, et de
pratiquer la clémence et la justice, vertus que leur nouveauté même ferait
chérir des barbares. Enfin il se tourna vers les députés et fit l'éloge de
Méherdate. "C'était, disait-il, un élève de Rome, et sa modération ne s'était
pas encore démentie. Du reste il fallait supporter le caractère dés rois, et
l'on ne gagnait rien à en changer trop souvent. Rassasiée de gloire, Rome
pouvait désormais souhaiter le repos même aux peuples étrangers." C. Cassius,
gouverneur de Syrie, fut chargé de conduire le jeune prince jusqu'aux rives de
l'Euphrate.
Cassius ramène Méherdate
XII.
Cassius était alors le premier des Romains dans la science des lois. Je ne dis
rien des talents militaires : on ne les connaît point dans cette inaction de la
paix, qui tient au même rang l'homme de coeur et le lâche. Toutefois, autant
qu'il était possible sans guerre, il faisait revivre l'ancienne discipline,
exerçait continuellement les troupes, aussi actif, aussi vigilant que s'il eût
eu l'ennemi en présence ; c'est ainsi qu'il honorait ses ancêtres et le nom des
Cassius, déjà célèbre parmi ces nations. Il appelle tous ceux qui avaient voulu
qu'on demandât le nouveau roi, et campe près de Zeugma, lieu où le passage du
fleuve est le plus facile. Lorsque les principaux d'entre les Parthes, et Acbare,
roi des Arabes, furent arrivés, il avertit Méherdate que le zèle des barbares,
d'abord impétueux, languit si l'on diffère, ou se change en perfidie ; qu'il
fallait donc presser l'entreprise. Cet avis fut méprisé par la faute d'Acbare ;
et ce traître, abusant de l'inexpérience d'un jeune homme qui plaçait la
grandeur dans les plaisirs, le retint longtemps à Édesse. En vain Carrhène les
appelait et leur promettait un succès infaillible s'ils arrivaient promptement :
au lieu d'aller droit en Mésopotamie, ils firent un détour et gagnèrent
l'Arménie, alors peu praticable parce que l'hiver commençait.
Gotarzès
XIII.
Après de grandes fatigues au milieu des neiges et des montagnes, ils
approchaient enfin des plaines, lorsqu'ils se joignirent aux troupes de Carrhéne.
Ils passent le Tigre et traversent l'Adiabénie, dont le roi Izatès, en apparence
allié de Méherdate, penchait secrètement pour Gotarzès et le servait de
meilleure foi. On prit, chemin faisant, Ninive, ancienne capitale de l'Assyrie,
et Arbèle, château fameux par cette dernière bataille entre Darius et Alexandre,
où la puissance des Perses fut abattue. Cependant Gotarzès était sur le mont
Sambulos, offrant des voeux aux divinités du lieu. Le culte principal est celui
d'Hercule. Ce dieu, à de certaines époques, avertit ses prêtres, pendant leur
sommeil, de tenir auprès du temple des chevaux équipés pour la chasse. Sitôt
qu'on a mis sur ces chevaux des carquois garnis de flèches, ils se répandent
dans les bois, et à l'entrée de la nuit ils reviennent tout hors d'haleine,
rapportant les carquois vides. Le dieu, par une nouvelle apparition nocturne,
indique les chemins qu'il a parcourus dans la forêt, et l'on y trouve les
animaux étendus de côté et d'autre.
Gotarzès contre Méherdate
XIV.
Au reste Gotarzès, dont l'armée n'était pas encore assez nombreuse, se couvrait
du fleuve Corma comme d'un rempart. Là, malgré les insultes et les défis par
lesquels on le provoquait au combat, il temporisait, changeait de positions,
envoyait des corrupteurs acheter la trahison dans les rangs ennemis. Bientôt
Izatès, et ensuite Acbare, se retirèrent avec les Adiabéniens et les Arabes :
telle est l'inconstance de ces peuples ; et l'expérience a prouvé d'ailleurs que
les barbares aiment à nous demander des rois bien plus qu'à les garder.
Méherdate, privé de si puissants auxiliaires et craignant la défection des
autres, prit le seul parti qui lui restât, celui de s'en remettre à la fortune
et de hasarder une bataille. Gotarzès, enhardi par l'affaiblissement de
l'ennemi, ne la refusa point. Le choc fut sanglant et le succès douteux,
jusqu'au moment où Carrhène, ayant renversé tout ce qui était devant lui, se
laissa emporter trop loin et fut enveloppé par des troupes fraîches. Alors tout
fut désespéré ; et Méherdate, s'étant fié aux promesses de Parrhace, client de
son père, fut enchaîné par cet ami perfide, et livré au vainqueur. Celui-ci,
après l'avoir désavoué pour son parent, pour un Arsacide, et traité d'étranger
et de Romain, lui fait couper les oreilles et le laisse vivre pour être un
monument de sa clémence et de notre honte. Gotarzès mourut ensuite de maladie,
et Vonon, alors gouverneur des Mèdes, fut appelé au trône. Ni prospérités ni
revers n'ont rendu célèbre le nom de ce nouveau roi. Son règne fut court et sans
gloire, et la couronne des Parthes fut donnée après lui à son fils Vologèse.
Mithridate
XV.
Mithridate, roi détrôné du Bosphore, errait de pays en pays, lorsqu'il sut que
le général romain Didius était absent avec l'élite de son armée, et qu'il ne
restait pour garder le Bosphore que le nouveau roi Cotys, jeune homme sans
expérience, et un petit nombre de cohortes commandées par un simple chevalier
romain, Julius Aquila. Plein de mépris pour ces deux clefs, Mithridate appelle
aux armes les nations voisines, attire des transfuges ; enfin, parvenu à former
une armée, il chasse le roi des Dandarides et s'empare de ses États. A cette
nouvelle, qui menaçait le Bosphore d'une prochaine invasion, Aquila et Cotys, se
défiant de leurs forces, et voyant que Zorsinès, roi des Siraques, avait
recommencé les hostilités, cherchèrent aussi des appuis au dehors : ils
députèrent vers Eunone, chef de la nation des Aorses. L'alliance ne fut pas
difficile à conclure : Eunone avait à choisir entre la puissance romaine et le
rebelle Mithridate. On convint qu'il fournirait de la cavalerie, et que les
Romains assiégeraient les villes.
XVI.
Alors on s'avance en bon ordre, ayant en tête et en queue les Aorses, et au
centre nos cohortes avec les troupes du Bosphore, armées à la romaine. L'ennemi
est repoussé, et l'on arrive à Soza, ville de la Dandarique, abandonnée par
Mithridate, où, à cause des dispositions équivoques des habitants, on laissa
garnison. Marchant ensuite contre les Siraques, on passe le fleuve Panda ; et
l'on investit la ville d'Uspé, située sur une éminence et défendue par des
fossés et des murs. Mais ces murs, construits, au lieu de pierre, avec de la
terre soutenue des deux côtés de claies et de branchages, ne pouvaient tenir
contre un assaut. Nos tours, plus élevées, lançaient des torches et des
javelines qui jetaient le désordre parmi les assiégés, et, si la nuit n'eût mis
fin au combat, le siège eût été entrepris et achevé en un jour.
XVII.
Le lendemain, des députés vinrent demander grâce pour les personnes libres et
offrir dix mille esclaves. Les vainqueurs rejetèrent cette proposition :
massacrer des gens reçus à merci eût été barbare ; garder tant de prisonniers
était difficile. On aima mieux qu'ils périssent par le droit de la guerre. Déjà
les soldats avaient escaladé les murs : on leur donna le signal du carnage. Le
sac d'Uspé intimida les autres villes. Elles ne voyaient plus de rempart assuré
contre un vainqueur que n'arrêtaient ni armes ni retranchements, ni bois ni
montagnes, ni fleuves ni murailles. Zorsinès réfléchit longtemps s'il risquerait
le trône de ses pères pour la cause désespérée de Mithridate. Enfin l'intérêt de
sa maison prévalut : il donna des otages et vint se prosterner devant la statue
de César ; à la grande gloire de l'armée romaine, qui, par une suite de
victoires non sanglantes, était parvenue jusqu'à trois journées du Tanaïs. Le
retour fut moins heureux : quelques-uns des navires qui rapportaient les troupes
par mer furent jetés sur le rivage de la Tauride, et enveloppés par les
barbares, qui tuèrent un préfet de cohorte et plusieurs centurions.
XVIII.
Cependant Mithridate, qui n'attendait plus rien des armes, délibérait à qui
demander de la pitié. Traître, puis ennemi, son frère Cotys ne lui donnait que
des craintes. Il n'y avait dans le pays aucun Romain d'une assez haute
considération pour qu'on pût s'assurer dans les promesses qu'il ferait. Il se
tourne vers Eunone, exempt à son égard de haine personnelle, et fort auprès de
nous du crédit que donne une amitié récente. Il prend donc l'air et l’habit le
plus conforme à sa fortune, entre dans le palais d'Eunone, et tombant à ses
genoux : "Tu vois, dit-il, ce Mithridate que les Romains cherchent depuis tant
d'années sur terre et sur mer : il se remet lui-même en tes mains. Dispose à ton
gré du descendant du grand Achéménès : ce titre est le seul bien que mes ennemis
ne m'aient pas ravi."
XIX.
Le nom éclatant de Mithridate, l'inconstance des choses humaines, la dignité de
cette prière, émurent Eunone. Il relève le suppliant, et le loue d'avoir choisi
la nation des Aorses et l'intercession de leur roi pour demander son pardon.
Aussitôt il envoie des députés vers Claude avec une lettre dont le sens était
"que les premières alliances entre les empereurs romains et les monarques des
plus puissantes nations avaient eu pour base leur commune grandeur ; qu'il y
avait entre Claude et lui un lien de plus, celui de la victoire ; que c'était
finir glorieusement la guerre, que de la terminer en pardonnant ; qu'ainsi on
n'avait rien ôté à Zorsinès vaincu ; que, Mithridate étant plus coupable, Eunone
ne demandait pour lui ni puissance ni trône, mais la vie et la faveur de n'être
pas mené en triomphe."
XX.
Les grandeurs étrangères trouvaient facilement grâce devant Claude. Il délibéra
cependant s'il devait recevoir à merci un tel prisonnier, ou le réclamer les
armes à la main. Le ressentiment et la vengeance conseillaient ce dernier parti.
Mais on objecta mille inconvénients : "d'abord, la guerre dans un pays sans
routes et sur une mer sans ports ; ensuite des rois intrépides, des peuples
errants, un sol stérile ; enfin les ennuis de la lenteur, les dangers de la
précipitation ; peu de gloire si l'on était vainqueur, beaucoup de honte si l'on
était repoussé. Pourquoi ne pas saisir ce qui était offert, et garder en exil un
captif dont le supplice serait d'autant plus grand, que sa vie, dénuée de tout
se prolongerait davantage ?" Convaincu par ces raisons, Claude écrivit à Eunone
"que Mithridate avait mérité les dernières rigueurs, et que la force ne manquait
pas aux Romains pour faire un grand exemple ; mais qu'ils avaient appris de
leurs ancêtres à montrer autant de clémence envers les suppliants que de vigueur
contre les ennemis ; qu'à l'égard du triomphe, on ne le gagnait que sur des
peuples ou des rois qui ne fussent pas déchus."
XXI.
Mithridate, livré alors et conduit à Rome par Junius Cilo, procurateur du Pont,
montra, dit-on, en parlant à Claude, une fierté plus haute que sa fortune. Voici
ses paroles telles que la renommée les publia : "Je n'ai point été renvoyé vers
toi , j'y suis revenu; si tu ne le crois pas, laisse-moi partir, et tâche de me
reprendre." Son visage conserva toute son intrépidité, lorsque, placé près des
rostres et entouré de gardes, il fut offert aux regards du peuple. Les ornements
consulaires furent décernés à Cilo, ceux de la préture à Julius Aquila.
A
Rome
Agrippine s'attaque à une rivale
XXII.
Sous les mêmes consuls, Agrippine, implacable en ses haines, et mortelle ennemie
de Lollia, qui lui avait disputé la main de Claude, lui chercha des crimes et un
accusateur. Elle avait, disait-on, interrogé des astrologues et des magiciens,
et consulté l'oracle d'Apollon de Claros sur le mariage du prince. Claude, sans
entendre l'accusée, prononce son avis dans le sénat. Après un long exorde sur
l'illustration de cette femme, qui était nièce de L. Volusius, petite-nièce de
Messalinus Cotta, et qui avait eu Memmius Régulus pour époux (car il omettait à
dessein son mariage avec l'empereur Caïus), il ajouta qu'il fallait réprimer des
complots funestes à la république, et ôter au crime ses moyens de succès. Il
proposa donc la confiscation des biens et le bannissement hors de l'Italie.
Lollia fut exilée, et, sur son immense fortune, on lui laissa cinq millions de
sesterces. Calpurnie, femme du premier rang, fut frappée à son tour, parce que
le prince avait loué sa figure ; éloge indifférent toutefois, où l'amour
n'entrait pour rien : aussi la colère d'Agrippine n'alla-t-elle pas aux
dernières violences. Quant à Lollia, un tribun fut envoyé pour la forcer à
mourir. On condamna encore Cadius Rufus en vertu de la loi sur les concussions :
il était accusé par les Bithyniens.
Quelques mesures de Claude
le
pomerium
XXIII.
La Gaule narbonnaise, distinguée par son respect envers le sénat, reçut en
récompense un privilège réservé jusqu'alors à la Sicile: il fut permis aux
sénateurs de cette province d'aller visiter leurs biens sans demander la
permission du prince. Les Ituréens et les Juifs, dont les rois, Sobémus et
Agrippa, venaient de mourir, furent réunis au gouvernement de Syrie. L'augure de
Salut y était négligé depuis vingt-cinq ans : on ordonna qu'il fût pris de
nouveau et continué dans la suite. Claude étendit le pomérium, d'après un ancien
usage qui donnait à ceux qui avaient reculé les bornes de l'empire le droit
d'agrandir aussi l'enceinte de la ville ; droit dont cependant aucun des
généraux romains n’avait usé, même après les plus vastes conquêtes, si ce n'est
Sylla et Auguste.
XXIV.
Quelle fut, à cet égard, ou la vanité ou la gloire des rois, c'est un point sur
lequel les traditions varient. Mais je ne crois pas inutile de connaître en quel
lieu furent bâtis les premiers édifices, et quel pomérium fut marqué par
Romulus. Le sillon tracé pour désigner l'enceinte de la place partait du marché
aux boeufs, où nous voyons un taureau d'airain (à cause de la charrue traînée
par cet animal), et ce sillon embrassait le grand autel d'Hercule. Ensuite, des
pierres placées de distance en distance, en suivant le pied du mont Palatin,
allaient d'abord à l'autel de Consus, puis aux anciennes Curies, enfin au petit
temple des Lares et au forum Romanum. Quant au Capitole, on croit que c'est
Tatius, et non Romulus, qui l'a enfermé dans la ville. Depuis, l'enceinte de
Rome s'est accrue avec sa fortune. Les limites figées par Claude sont faciles à
connaître : elles sont marquées dans les actes publics.
50
A Rome
Adoption de Domitius - son nouveau nom : Néron
XXV.
Sous le consulat de C. Antistius et de M. Suilius, on employa le crédit de
Pallas à hâter l'adoption de Domitius. Lié doublement aux intrigues d'Agrippine
et par son mariage, dont il avait été le négociateur, et par l'adultère, où elle
l'avait engagé depuis, l'affranchi pressait Claude "de songer aux intérêts de
l'empire, de donner un appui à l'enfance de Britannicus. Ainsi l'empereur
Auguste, quoiqu'il eût des petits-fils pour soutiens de sa maison, avait
approché de son trône les enfants de sa femme; ainsi Tibère, ayant déjà un
héritier de son sang, avait adopté Germanicus. Claude, à leur exemple, devait
s'appuyer d'un jeune homme qui partageât les soins du rang suprême." Vaincu par
ces discours, Claude préfère à son propre fils Domitius, plus âgé de deux ans,
et va répéter au sénat les raisons que son affranchi venait de lui donner. Les
habiles remarquèrent qu'il n'y avait eu jusqu'alors aucune adoption dans la
branche patricienne des Claudius, et que, depuis Attus Clausus, elle s'était
perpétuée sans mélange.
XXVI.
On adressa au prince des actions de grâces où la flatterie épuisa tous ses
raffinements pour Domitius. Une loi fut rendue pour le faire passer dans la
famille Claudia et l'appeler Néron ; Agrippine fut décorée du surnom d'Augusta.
Ces actes consommés, il n'y eut pas de coeur si dur que le sort de Britannicus
ne touchât de pitié. Délaissé peu à peu, jusqu'à n'avoir plus un esclave pour le
servir, il tournait en dérision les soins importuns de sa marâtre, dont il
comprenait l'hypocrisie : car on prétend que son esprit ne manquait pas de
vivacité, soit que la chose fût vraie, ou qu'il doive à la recommandation du
malheur une renommée qu'il n'eut pas le temps de se justifier.
A
l'extérieur
Problèmes en Germanie
les
Cattes
XXVII.
Agrippine voulut aussi étaler son pouvoir aux yeux des peuples alliés. Elle
obtint qu'on envoyât dans la ville des Ubiens, où elle était née, des vétérans
et une colonie, à laquelle on donna son nom, Par une rencontre du hasard,
c'était son aïeul Agrippa qui, à l'époque où cette nation passa le Rhin, l'avait
reçue dans notre alliance. Vers le même temps, une irruption des Cattes,
accourus pour piller, jeta l'alarme dans la haute Germanie. Aussitôt le
lieutenant L. Pomponius détache les cohortes des Vangions et des Némètes,
soutenues par des cavaliers auxiliaires, avec ordre de prévenir les pillards, ou
de tomber à l'improviste sur leurs bandes éparses. Les soldats secondèrent
habilement les vues du général ; ils se divisèrent en deux corps, dont l'un prit
à gauche, et trouva les barbares nouvellement revenus du butin. La débauche où
ils s'étaient plongés et l'accablement du sommeil les rendirent faciles à
envelopper. La joie fut accrue par la délivrance de quelques soldats de Varus,
arrachés, après quarante ans, à la servitude.
XXVIII.
Ceux qui s'étaient avancés à droite et par des chemins plus courts, rencontrant
un ennemi qui osa combattre, en firent un plus grand carnage. Tous, chargés de
gloire et de butin, revinrent au mont Taunus, où le général les attendait avec
les légions, dans l'espoir que les Cattes, animés par la vengeance, lui
fourniraient l'occasion de livrer une bataille. Ceux-ci, craignant d'être
enfermés d'un côté par les Romains, de l'autre par les Chérusques, leurs
éternels ennemis, envoyèrent à Rome des députés et des otages. Pomponius reçut
les ornements du triomphe, et c'est, auprès de la postérité, le moindre titre
d'une gloire dont il doit à ses vers la plus belle partie.
Les
Suèves
XXIX.
A la même époque, le roi Vannius, imposé aux Suèves par Drusus César, fut chassé
de ses États. Les premières années de son règne avaient été glorieuses et
populaires. L'orgueil vint avec le temps, et arma contre lui la haine de ses
voisins et les factions domestiques. Les auteurs de sa perte furent Vangion et
Sidon, tous deux fils de sa soeur, et Vibillius, roi des Hermondures. Aucune
prière ne put décider Claude à interposer ses armes dans cette querelle entre
barbares. Il promit à Vannius un asile s'il était chassé ; et il écrivit à P.
Atellius Hister, gouverneur de Pannonie, d'occuper la rive du Danube avec sa
légion et des auxiliaires choisis dans le pays même, afin de protéger les
vaincus et de tenir les vainqueurs en respect, de peur qu'enorgueillis par le
succès ils ne troublassent aussi la paix de notre empire. Car une multitude
innombrable de Lygiens accourait avec d'autres nations, attirées par le bruit
des trésors que Vannius, pendant trente ans d'exactions, avait accumulés dans ce
royaume. Vannius, avec l'infanterie qu'il avait à lui et la cavalerie que lui
fournissaient les Sarmates Iazyges, était faible contre tant d'ennemis. Aussi
résolut-il de se défendre dans ses places et de traîner la guerre en longueur.
XXX.
Mais les Sarmates ne pouvaient souffrir l'ennui d'être assiégés. En courant les
campagnes voisines, ils attirèrent de ce côté les Lygiens et les Hermondures, et
le combat devint inévitable. Vannius quitte ses forteresses et perd une
bataille, revers qui lui valut au moins l'éloge d'avoir payé de sa personne et
reçu d'honorables blessures. Il gagna la flotte qui l'attendait sur le Danube.
Bientôt après ses vassaux le suivirent, et reçurent dans la Pannonie des terres
et un établissement. Vangion et Sidon se partagèrent le royaume, et nous
gardèrent une foi inaltérable ; très-aimés des peuples avant qu'ils fussent
leurs maîtres, et (dirai-je par la faute de leur caractère, ou par le malheur de
la domination ?) encore plus haïs quand ils le furent devenus.
Désordres en Bretagne : Caractacus
Le
préteur Ostorius en Bretagne
XXXI.
C'est le temps ou le propréteur P. Ostorius arrivait dans la Bretagne, qu'il
trouva pleine de troubles. Les ennemis avaient fait sur les terres de nos alliés
une incursion d'autant plus furieuse qu'ils ne s'attendaient pas qu'un nouveau
général avec une armée inconnue, et déjà en hiver, marcherait contre eux.
Ostorius, qui savait combien les premiers événements ôtent ou donnent de
confiance, vole avec les cohortes, tue ce qui résiste, poursuit les autres
dispersés ; puis, dans la crainte qu'ils ne se rallient, et afin de se prémunir
contre une paix hostile et trompeuse qui ne laisserait de repos ni au général ni
aux soldats, il s'apprête à désarmer les peuplades suspectes, et à les contenir,
par une ligne de postes fortifiés, au delà des rivières d'Auvone et de Sabrine.
La résistance commença par les Icéniens, nation puissante et que les combats
n'avaient point mutilée, parce qu'elle avait d'elle-même embrassé notre
alliance. Soulevés par eux, les peuples d'alentour choisissent un champ de
bataille entouré d'une terrasse rustique, avec une entrée si étroite que la
cavalerie n'y pouvait pénétrer. Le général romain n'avait point amené les
légions, cette force d'une armée : il entreprit toutefois, avec les seuls
auxiliaires, d'emporter ces retranchements. Il distribue les postes aux
cohortes, et tient la cavalerie elle-même prête à combattre à pied. Le signal
donné, on fait brèche au rempart, et l'ennemi, emprisonné dans ses propres
fortifications, est mis en désordre. Pressés par la conscience de leur
rébellion, jointe à l'impossibilité de fuir, les barbares firent des prodiges de
valeur. Dans ce combat, M. Ostorius, fils du général, mérita la couronne
civique.
Chez les Brigantes
XXXII.
Le désastre des Icéniens contint ceux qui balançaient entre la paix et la
guerre, et l'armée fut conduite chez les Canges. Les champs furent dévastés et
l'on ramassa beaucoup de butin, sans que l'ennemi osât en venir aux mains, ou,
s'il essaya par surprise d'entamer nos colonnes, on l'en fit repentir. Déjà on
approchait de la mer qui est en face de l'Hibernie, lorsque des troubles
survenus chez les Brigantes rappelèrent le général, inébranlable dans la
résolution de ne point tenter de nouvelles conquêtes qu'il n'eût assuré les
anciennes. Le supplice d'un petit nombre de rebelles armés, et le pardon accordé
aux autres, pacifièrent les Brigantes. Quant aux Silures, ni rigueur ni clémence
ne put les ramener : ils continuèrent la guerre, et il fallut que des légions,
campées au milieu d'eux, les pliassent au joug. Pour y mieux réussir, on
conduisit à Camulodunum,, sur les terres enlevées à l'ennemi, une forte colonie
de vétérans. C'était un boulevard contre les rebelles, et une école où les
alliés apprendraient à respecter les lois.
Contre les Silures
XXXIII.
On marcha ensuite contre les Silures, dont l'intrépidité naturelle était doublée
par leur confiance aux ressources de Caractacus, guerrier que beaucoup de
revers, beaucoup de succès, avaient élevé si haut, qu'il éclipsait tous les
autres chefs de la Bretagne. Il avait pour lui ses ruses et les pièges du
terrain, mais non la force des soldats : en conséquence, il transporte la guerre
chez les Ordoviques, se recrute de tous ceux qui redoutaient la paix que nous
donnons, et hasarde une action décisive, après avoir choisi un champ de bataille
où l'accès, la retraite, tout fût danger pour nous, avantage pour les siens. Il
occupait des montagnes escarpées, et, partout où la pente était plus douce, il
avait entassé des pierres en forme de rempart. Au-devant coulait un fleuve dont
les gués n'étaient pas sûrs, et des bataillons armés bordaient les
retranchements.
XXXIV.
Cependant les chefs de chaque nation parcourent les rangs, exhortent,
encouragent, atténuant le danger, exagérant l'espérance, n'oubliant rien de ce
qui peut animer au combat. Pour Caractacus, il volait de tous les côtés,
s'écriant que ce jour, que cette bataille allait commencer l'affranchissement de
la Bretagne ou son éternelle servitude. II nommait aux guerriers ces héros leurs
ancêtres, qui avaient chassé le dictateur César, et par qui, sauvés des haches
et des tributs, ils conservaient à l'abri de l'outrage leurs femmes et leurs
enfants. Pendant qu'ils parlaient de la sorte, l'armée applaudissait à grand
bruit, et chacun jurait, par les dieux de sa tribu, que ni fer ni blessures ne
le feraient reculer.
XXXV.
Cet enthousiasme intimida le général romain. Un fleuve à traverser, un rempart à
franchir, ces monts escarpés, ces lieux où l'oeil ne découvrait que du fer et
des soldats, tout ébranlait son courage. Mais l'armée demandait le combat : tous
s'écriaient à l’envi qu'il n'est rien dont la valeur ne triomphe ; et les
préfets, les tribuns, tenant le même langage, échauffaient encore leur ardeur.
Ostorius, ayant reconnu ce qui est accessible, ce qui ne l'est point, les fait
avancer ainsi animés, et passe facilement la rivière. Parvenus au rempart, tant
que l'on combattit avec des armes de trait, les blessés et les morts furent plus
nombreux de notre côté ; mais lorsque, à l'abri de la tortue, on eut démoli cet
amas informe de pierres amoncelées, et que les deux armées furent aux prises sur
le même terrain, les barbares reculèrent vers le sommet de leurs montagnes. Mais
les troupes légères et l’infanterie pesamment armée y coururent après eux,
celles-là en les harcelant à coups de traits, celles-ci en pressant, par une
marche serrée, leurs bataillons rompus et en désordre. Car les Bretons n'avaient
pour se couvrir ni casque ni cuirasse ; et, s'ils essayaient de résister aux
auxiliaires, ils tombaient sous l’épée et le javelot du légionnaire ; s'ils
faisaient face aux légions, le sabre et les javelines des auxiliaires jonchaient
la terre de leurs corps. Cette victoire fut éclatante : on prit la femme et la
fille de Caractacus, et ses frères se rendirent à discrétion.
Caractacus trahi
XXXVI.
Le malheur appelle la trahison : Caractacus avait cru trouver un asile chez
Cartismandua, reine des Brigantes ; il fut chargé de fers et livré aux
vainqueurs. C'était la neuvième année que la guerre durait en Bretagne. La
renommée de ce chef, sortie des îles où elle était née, avait parcouru les
provinces voisines et pénétré jusqu'en Italie. On était impatient de voir quel
était ce guerrier qui, depuis tant d'années, bravait notre puissance. A Rome
même le nom de Caractacus n'était pas sans éclat ; et le prince, en voulant
rehausser sa gloire, augmenta celle du vaincu. On convoque le peuple comme pour
un spectacle extraordinaire ; les cohortes prétoriennes sont rangées en armes
dans la plaine qui est devant leur camp. Alors paraissent les vassaux du roi
barbare, avec les ornements militaires, les colliers, les trophées conquis par
lui sur les peuples voisins ; viennent ensuite ses frères, sa femme et sa fille
; enfin lui-même est offert aux regards. Les autres s'abaissèrent par crainte à
des prières humiliantes ; lui, sans courber son front, sans dire un mot pour
implorer la pitié, arrivé devant le tribunal, parla en ces termes :
Discours de Caractacus devant le Sénat
XXXVII.
"Si ma modération dans la prospérité eût égalé ma naissance et ma fortune,
j'aurais pu venir ici comme ami, jamais comme prisonnier ; et toi-même tu
n'aurais pas dédaigné l'alliance d'un prince issu d'illustres aïeux et souverain
de plusieurs nations. Maintenant le sort ajoute à ta gloire tout ce qu'il ôte à
la mienne. J'ai eu des chevaux, des soldats, des armes, des richesses : est-il
surprenant que je ne les aie perdus que malgré moi ? Si vous voulez commander à
tous, ce n'est pas une raison pour que tous acceptent la servitude. Que je me
fusse livré sans combat, ni ma fortune ni ta victoire n'auraient occupé la
renommée : et même aujourd'hui mon supplice serait bientôt oublié. Mais si tu me
laisses la vie, je serai une preuve éternelle de ta clémence" Claude lui
pardonna, ainsi qu'à sa femme et à ses frères. Dégagés de leurs fers, ils
allèrent vers Agrippine, qu'on voyait assise à une petite distance sur un autre
tribunal, et lui rendirent les mêmes hommages et les mêmes actions de grâce qu'à
l'empereur ; chose nouvelle assurément et opposée à l'esprit de nos ancêtres, de
voir une femme siéger devant les enseignes romaines : ses aïeux avaient conquis
l'empire ; elle en revendiquait sa part.
Nouveaux troubles en Bretagne
XXXVIII. Le sénat fut ensuite convoqué, et l'on y fit de pompeux discours sur la
prise de Caractacus, que l'on comparait aux anciennes prospérités du peuple
romain, lorsque Scipion, Paul-Émile et les autres généraux montraient à ses
regards Siphax, Persée et d'autres rois, captifs et enchaînés. Les ornements du
triomphe furent décernés à Ostorius. Il n'avait eu jusqu'alors que des succès :
bientôt sa fortune se démentit ; soit que, délivré de Caractacus, et croyant la
guerre terminée, il laissât la discipline se relâcher parmi nous ; soit que les
ennemis, touchés du malheur d'un si grand roi, courussent à la vengeance avec un
redoublement d'ardeur. Un préfet de camp et plusieurs cohortes légionnaires,
restés chez les Silures pour y construire des forts, furent enveloppés ; et, si
l'on ne fût promptement accouru des villages et des postes voisins, le massacre
eût été général. Malgré ce secours, le préfet, huit centurions, et les plus
braves soldats périrent. Peu de temps après, nos fourrageurs et la cavalerie
envoyée pour les soutenir furent mis en déroute.
Mort d'Ostorius
XXXIX.
Ostorius fit sortir alors de l'infanterie légère ; et cependant la fuite ne
s'arrêtait pas encore. Il fallut que les légions soutinssent le combat. Leur
masse plus solide rétablit l'égalité et bientôt nous donna l'avantage. Les
ennemis s'enfuirent sans beaucoup de perte, parce que le jour baissait. Ce ne
furent, depuis ce moment, que rencontres fortuites ou cherchées, et dort la
plupart ressemblaient à des attaques de brigands. On se battait dans les bois,
dans les marais, tumultuairement ou avec méthode, par vengeance ou pour faire du
butin, par l'ordre des chefs ou à leur insu. Les plus acharnés étaient les
Silures, qu'une parole du général romain, publiquement répétée, enflammait de
colère. Il avait dit, en les comparant aux Sicambres, exterminés jadis et
transportés dans la Gaule, qu'il fallait anéantir aussi jusqu'au nom des
Silures. Deux cohortes, conduites par des préfets trop avides, pillaient sans
précaution : ils les enlevèrent ; et, en partageant avec les autres nations, les
dépouilles et les prisonniers, il les entraînaient toutes à la révolte, lorsque,
dévoré d'ennuis et d'inquiétudes, Ostorius mourut. Les ennemis s'en réjouirent,
satisfaits de voir qu'à défaut de leur épée la guerre du moins eût consumé les
jours d'un général qui n'était nullement à mépriser.
Un
nouveau général : Didius
XL.
Quand l'empereur eut appris la mort de son lieutenant, pour ne pas laisser la
province sans chef, il mit à sa place A. Didius. Celui-ci, malgré sa diligence,
ne trouva pas les choses dans l'état où Ostorius les avait laissées. Une légion
gourmandée par Manlius Valens avait été battue dans l'intervalle ; échec que les
Bretons grossissaient pour effrayer le nouveau général, et dont lui-même exagéra
l'importance, afin de se ménager ou plus de gloire, s'il le réparait, ou une
excuse plus légitime, si l'ennemi conservait l'avantage. C'étaient encore les
Silures qui nous avaient porté ce coup ; et jusqu'à ce que Didius, accouru à la
hâte, les eût repoussés, ils infestèrent au loin le pays. Depuis la prise de
Caractacus, les barbares n'avaient pas de meilleur capitaine que Vénusius. J'ai
déjà dit qu'il était de la nation des Brigantes. Fidèle à notre empire et
défendu par nos armes tant qu'il fut l'époux de la reine Cartismandua, il ne fut
pas plus tôt séparé d'elle par le divorce, ensuite par la guerre, qu'il devint
aussitôt notre ennemi. La lutte fut d'abord entre eux seuls, et Cartismandua,
par un adroit stratagème, fit prisonnier le frère et les parents de Vénusius.
Indignés et redoutant l'ignominie d'obéir à une femme, les ennemis armèrent leur
plus brave jeunesse, et fondirent sur les États de la reine. Nous l'avions
prévu, et des cohortes envoyées à son secours livrèrent un rude combat, où la
fortune, d'abord indécise, finit par nous être prospère. Une légion combattit
avec le même succès sous les ordres de Césius Nasica : car Didius, appesanti par
l'âge et rassasié d'honneurs, faisait la guerre par ses officiers, et se bornait
à repousser l'ennemi. Ces événements eurent lieu en plusieurs années sous deux
propréteurs, Ostorius et Didius. Je les ai réunis, de peur que séparés ils ne
laissassent un souvenir trop fugitif. Je reviens à l'ordre des temps.
51
A
Rome
Néron ascendant, Britannicus dans la tourmente
XLI.
Sous le consulat de Cornélius Orphitus et le cinquième de Claude, on donna
prématurément la robe virile à Néron, afin qu'il parût en état de prendre part
aux affaires publiques. Le prince accorda facilement aux adulations des
sénateurs que Néron prît possession du consulat à vingt ans, que jusque-là il
eût le titre de consul désigné et le pouvoir proconsulaire hors de Rome, enfin
qu'il fût nommé prince de la jeunesse. On fit de plus en son nom des libéralités
au peuple et aux soldats ; et, dans les jeux du cirque qui furent donnés pour
lui gagner l'affection de la multitude, Britannicus parut avec la prétexte, et
Néron avec la robe triomphale. Ainsi le peuple romain put les contempler tous
deux, revêtus, l'un des habits de l'enfance, l'autre des attributs du
commandement, et pressentir à cette vue leurs futures destinées. Quelques
centurions et quelques tribuns plaignaient le sort de Britannicus : on les
éloigna par des motifs supposés, ou sous prétexte d'emplois honorables. On
écarta même le peu d'affranchis qui lui eussent gardé jusqu'alors une foi
incorruptible, et voici à quelle occasion. Un jour, les deux frères se
rencontrant, Néron salua Britannicus par son nom, et celui-ci appela Néron,
Domitius. Agrippine dénonce ce mot à son époux comme un signal de discorde, et
s'en plaint amèrement. "On méprise, selon elle, une auguste adoption ; on abroge
dans l'intérieur du palais un acte conseillé par le sénat, ordonné par le
peuple. Si l'on ne réprime la méchanceté des maîtres qui donnent ces leçons de
haine, elle enfantera quelque malheur public." Ces invectives furent pour Claude
des accusations capitales. Il bannit ou fit mourir les plus vertueux
instituteurs de son fils, et plaça près de lui des surveillants du choix de sa
marâtre.
Montée en puissance d'Agrippine
XLII.
Toutefois Agrippine n'osait tenter les dernières entreprises, tant que les
gardes prétoriennes resteraient confiées aux soins de Crispinus et de Géta,
qu'elle croyait attachés à la mémoire et aux enfants de Messaline. Elle
représente donc que la rivalité inévitable entre deux chefs divise les cohortes,
et que, sous l'autorité d'un seul, la discipline serait plus ferme. Claude
suivit le conseil de sa femme, et le prétoire fut mis sous les ordres de Burrus
Afranius, guerrier distingué, mais qui savait trop de quelle main il tenait le
commandement. Agrippine rehaussait de plus en plus l'éclat de sa propre
grandeur. On la vit entrer au Capitole sur un char suspendu, privilège réservé
de tout temps aux prêtres et aux images des dieux, et qui ajoutait aux respects
du peuple pour une femme de ce rang, la seule jusqu'à nos jours qui ait été
fille d'un César, soeur, épouse et mère d'empereurs. Cependant le plus zélé de
ses partisans, Vitellius, dans toute la force de son crédit, à la fin de sa
carrière (tant la fortune des grands est incertaine), fut frappé d'une
accusation. Le sénateur Junius Lupus le dénonçait comme coupable de
lèse-majesté, et lui reprochait de convoiter l'empire. Claude eût prêté
l'oreille, si les menaces encore plus que les prières d'Agrippine n'avaient
changé ses dispositions, au point qu'il prononça contre l'accusateur
l’interdiction du feu et de l'eau ; c'est tout ce que Vitellius avait exigé.
Présages et famine
XLIII.
Cette année fut fertile en prodiges. On vit des oiseaux sinistres perchés sur le
Capitole. De nombreux tremblements de terre renversèrent des maisons, et, dans
le désordre que produisait la crainte de désastres plus étendus, les personnes
les plus faibles furent écrasées par la foule. La disette de grains et la famine
qu'elle causa furent aussi regardées comme des présages funestes. On ne se borna
pas à de secrets murmures. Pendant que Claude rendait la justice, le peuple
l'environna tout à coup avec des cris tumultueux. Il fut poussé jusqu'à
l'extrémité du Forum, et on l'y pressait vivement, lorsqu'à l'aide d'un gros de
soldats il perça cette multitude irritée. C'est un fait certain qu'il ne restait
dans Rome que pour quinze jours de vivres, et il fallut la bonté signalée des
dieux et un hiver sans orages pour la préserver des derniers malheurs. Étrange
vicissitude ! jadis l'Italie envoyait ses productions dans les provinces les
plus éloignées : la terre n'est pas plus stérile aujourd'hui ; mais nous
cultivons de préférence l’Afrique et l’Égypte, et la vie du peuple romain est
abandonnée aux hasards de la mer.
A
l'extérieur
Guerre entre les Arméniens et les Ibères
Pharasmane roi d'Ibérie et Mithridate roi d'Arménie
XLIV.
La même année, une guerre survenue entre les Arméniens et les Ibères s'étendit
aux Romains et aux Parthes, et donna lieu entre eux à de grands mouvements.
Vologèse, né d'une concubine grecque, régnait, du consentement de ses frères,
sur la nation des Parthes. Pharasmane tenait l'Ibérie de ses ancêtres, et
Mithridate, son frère, devait à la protection de Rome le trône d'Arménie.
Pharasmane avait un fils nommé Rhadamiste, d'une taille majestueuse, d'une force
de corps extraordinaire, habile dans tous les exercices de son pays, et célèbre
jusque chez les peuples voisins. Ce jeune homme trouvait que la vieillesse de
son père gardait longtemps le petit royaume d'Ibérie, et il le répétait si
souvent et d'un ton si animé, qu'on ne pouvait se méprendre sur ses désirs.
Pharasmane, craignant pour ses années déjà sur le déclin une ambition jeune,
impatiente, et soutenue par l'attachement des peuples, lui offrit un autre appât
dans la conquête de l’Arménie. "Lui-même, disait-il, l'avait arrachée aux
Parthes et donnée à Mithridate : toutefois il fallait différer l'emploi de la
force ; la ruse était plus sûre, et on accablerait Mithridate sans qu'il fût sur
ses gardes." Alors Rhadamiste, feignant d'avoir encouru la disgrâce de son père
et de céder aux haines d'une marâtre, se retire chez son oncle. Reçu par lui
comme un fils, et traité avec la bonté la plus généreuse, il excite à la révolte
les grands du royaume ; intrigue ignorée de Mithridate, qui le comblait chaque
jour de nouveaux bienfaits.
Rhadamiste, fils du roi d'Ibérie convoite l'Arménie
XLV.
Retourné chez son père sous prétexte d'une réconciliation, il lui annonce que
tout ce qu'on pouvait attendre de la ruse est préparé, que c'est aux armes à
faire le reste. Pharasmane invente alors un sujet de rupture. Il suppose
qu'étant en guerre avec le roi d'Albanie, et appelant les Romains à son secours,
il avait trouvé dans son frère un obstacle à ses desseins, injure dont il
prétend se venger par la ruine de Mithridate. En même temps il donne à son fils
des troupes nombreuses. Celui-ci, par une soudaine irruption, épouvante
l'ennemi, le chasse de la campagne, et le pousse jusque dans le fort de Gornéas,
défendu à la fois par sa position et par une garnison romaine sous les ordres du
préfet Célius Pollio et du centurion Caspérius. Rien de plus inconnu aux
barbares que l’usage des machines et fart des sièges, rien au contraire où nous
excellions davantage. Aussi Rhadamiste, après avoir tenté plusieurs attaques
sans succès ou avec perte, investit la place, et achète de l'avarice du préfet
ce qu'il n'attend plus de la force. En vain Caspérius demandait avec instance
qu'un roi allié, que le royaume d'Arménie, présent du peuple romain, ne fussent
pas sacrifiés au crime et vendus pour de l’or. Pollion alléguait le grand nombre
des ennemis, Rhadamiste les ordres de son père. Enfin le centurion convient
d'une trêve, et part dans l’intention de décider Pharasmane à cesser la guerre,
ou d'instruire le gouverneur de Syrie Ummidius Quadratus de l’état de
l'Arménie.
Intervention des Romains
XLVI.
Le préfet, délivré ainsi d'un surveillant importun, presse Mithridate de traiter
sans retard. Il lui rappelle les noeuds sacrés de la fraternité, l'âge plus
avancé de Pharasmane, les autres liens qui l’unissent à ce prince comme époux de
sa fille et beau-père de Rhadamiste. Il fait valoir la modération des Ibériens,
qui ne refusent point la paix malgré leurs succès, la perfidie trop connue des
Arméniens, le peu de ressources qu'offre un château dépourvu de vivres, enfin
les avantages d'une capitulation qui épargnerait le sang. Mithridate n'osait se
fier au préfet, qui avait séduit une de ses concubines, et qu'on croyait, pour
de l'or, prêt à toutes les bassesses. Pendant qu'il hésitait, Caspérius arrive
chez Pharasmane et demande que les Ibériens lèvent le siège. Le roi lui donne en
public des réponses équivoques ; souvent même il feint de consentir, tandis que
ses émissaires avertissent Rhadamiste de hâter par tous les moyens possibles la
prise de la forteresse. On augmente le salaire du crime, et Pollion, corrupteur
de ses propres soldats, les pousse secrètement à demander la paix, si l'on ne
veut qu'ils abandonnent la place. Vaincu par la nécessité, Mithridate accepte
une entrevue où le traité doit se conclure, et sort du château.
Rhadamiste tue Mithridate et s'empare de l'Arménie
XLVII.
A son arrivée, Rhadamiste se jette dans ses bras, lui prodigue les marques de
respect, les noms de père et de beau-père. Il ajoute le serment de n'employer
contre lui ni le fer ni le poison ; puis il l'entraîne dans un bois voisin où il
avait, disait-il, ordonné les apprêts d'un sacrifice, afin que la paix fût
scellée en présence des dieux. L'usage de ces rois, quand ils font une alliance,
est de se prendre mutuellement la main droite et de s'attacher ensemble les
pouces par un noeud très-serré. Lorsque le sang est venu aux extrémités, une
légère piqûre le fait jaillir, et chacun des contractants suce celui de l'autre.
Cette consécration du sang leur paraît donner au traité une force mystérieuse.
Celui qui était chargé d'appliquer le lien feignit de tomber, et, saisissant les
genoux de Mithridate, le renversa lui-même. Aussitôt ce prince est environné,
chargé de chaînes, et entraîné les fers aux pieds, ce qui est chez les barbares
le dernier des opprobres. Le peuple, traité durement sous son règne, s'en vengea
par des injures et des gestes menaçants. Il en était aussi dont cette grande
vicissitude de la fortune excitait la pitié. Sa femme suivait avec ses enfants
en bas âge, et faisait retentir l'air de ses lamentations. On les enferma
séparément dans des chariots couverts, jusqu'à ce qu'on eût pris les ordres de
Pharasmane. Un frère et une fille n'étaient rien pour ce barbare auprès d'une
couronne, et son âme était disposée à tous les crimes. Cependant, par un reste
de pudeur, il ne les fit pas tuer devant lui. De son côté, Rhadamiste se souvint
de son serment : il n'employa, contre son oncle et sa soeur, ni le fer ni le
poison ; mais il les fit étendre par terre, et étouffer sous un amas d'étoffes
pesantes. Les fils même de Mithridate furent égorgés pour avoir pleuré en voyant
périr les auteurs de leurs jours.
Réaction des Romains
XLVIII.
A la nouvelle de la trahison qui avait mis le royaume de Mithridate au pouvoir
de ses meurtriers, Quadratus assemble son conseil, expose les faits, met en
délibération s'il en tirera vengeance. L'honneur public eut peu de défenseurs.
Le plus grand nombre, inclinant pour le parti le plus sûr, soutinrent que ces
crimes étrangers devaient faire notre joie, qu'il fallait même jeter parmi les
barbares des semences de haine, comme avaient fait plusieurs fois les empereurs
romains en donnant cette même Arménie moins comme un présent que comme un sujet
de discordes. "Que Rhadamiste jouisse de son injuste conquête, pourvu qu'il en
jouisse odieux et décrié ; elle servirait moins bien les intérêts de Rome, si
elle était plus glorieuse" Cet avis prévalut. Cependant, pour ne point paraître
approuver un crime, et dans la crainte que Claude ne donnât des ordres
contraires, on fit sommer Pharasmane d'abandonner l'Arménie et d'en rappeler son
fils.
Julius Pélignus le corrompu
XLIX.
La Cappadoce avait pour procurateur Julius Pélignus, homme à qui les difformités
de son corps, autant que la lâcheté de son âme, attiraient le mépris, mais l'un
des familiers de Claude, à l'époque où celui-ci, encore simple particulier,
amusait avec des bouffons ses stupides loisirs. Pélignus lève dans sa province
un corps d'auxiliaires, comme pour reconquérir l'Arménie ; et, après avoir pillé
les alliés plutôt que les ennemis, abandonné des siens, assailli par les
barbares, dépourvu de ressources, il se rend chez Rhadamiste. Gagné par l'or de
ce prince, il l'exhorta le premier à ceindre le diadème, et, satellite d'un
ennemi, il autorisa cette cérémonie par sa présence. Quand cette honteuse
nouvelle fut divulguée, pour montrer que tous les Romains n'étaient pas des
Pélignus, on envoya le lieutenant Helvidius Priscus à la tête d'une légion, avec
pouvoir de remédier au désordre selon les circonstances. Helvidius franchit
rapidement le mont Taurus ; et déjà, par la douceur plus que par la force, il
avait commencé à rétablir le calme, lorsqu'il reçut l'ordre de rentrer en Syrie,
de peur d'occasionner une guerre avec les Parthes.
Les
Parthes arrivent
L. Car
Vologèse, croyant le moment arrivé de reprendre l'Arménie, possédée jadis par
ses ancêtres et devenue par un crime la proie de l'étranger, avait rassemblé des
troupes, et se préparait à placer sur ce trône Tiridate, son frère, afin que sa
famille ne comptât que des rois. L'arrivée des Parthes suffit, même sans combat,
pour chasser les Ibères, et les villes arméniennes d'Artaxate et de Tigranocerte
acceptèrent le joug. Ensuite un hiver rigoureux, le défaut de vivres, dû
peut-être à l'imprévoyance, et les maladies produites par cette double cause,
forcèrent Vologèse de quitter pour le moment sa conquête. Voyant l'Arménie
abandonnée, Rhadamiste y rentra plus terrible que jamais : il avait une
rébellion à punir, et il en craignait une nouvelle. En effet, les Arméniens,
quoique faits à la servitude, éclatèrent enfin, et coururent en armes investir
le palais.
Fuite de Rhadamite - sa femme Zénobie
LI.
Rhadamiste n'eut d'autre ressource que la vitesse de ses chevaux, sur lesquels
il s'enfuit accompagné de sa femme. Celle-ci était enceinte : toutefois la
crainte de l'ennemi et la tendresse conjugale lui donnèrent des forces, et elle
supporta le mieux qu'elle put les premières fatigues. Bientôt, les continuelles
secousses d'une course prolongée lui déchirant les entrailles, elle conjure son
époux de la soustraire par une mort honorable aux outrages de la captivité.
Rhadamiste l'embrasse, la soutient, l'encourage, passant tour à tour de
l'admiration pour son héroïsme à la crainte de la laisser au pouvoir d'un autre.
Enfin, transporté de jalousie, habitué d'ailleurs aux grands attentats, il tire
son cimeterre, l'en frappe, et, l'ayant traînée au bord de l'Araxe, il
l'abandonne au courant du fleuve, pour que son corps même ne puisse être enlevé.
Pour lui, il gagne précipitamment les États de son père. Cependant Zénobie
(c'était le nom de cette femme) flotta doucement jusque sur la rive, respirant
encore et donnant des signes manifestes de vie. Des bergers l'aperçurent ; et,
jugeant à la noblesse de ses traits qu'elle n'était pas d'une naissance commune,
ils bandent sa plaie, y appliquent les remèdes connus aux champs ; ensuite,
instruits de son nom et de son aventure, ils la portent dans la ville d'Artaxate.
De là elle fut conduite, par les soins des magistrats, à la cour de Tiridate,
qui la reçut avec bonté et la traita en reine.
Année 52
A
Rome
LII.
Pendant le consulat de Faustus Sylla et de Salvius Otho, Furius Scribonianus fut
exilé sous prétexte qu'il avait interrogé des astrologues sur l'époque de la
mort du prince. On lui reprochait en outre les plaintes de sa mère, bannie
elle-même, et qui, disait-on, supportait impatiemment sa disgrâce. Le père de
Scribonianus, Camille, avait essayé une révolte en Dalmatie, et Claude se piqua
de clémence en épargnant pour la seconde fois une race ennemie. Au reste,
l'exilé ne jouit pas longtemps de la vie qui lui était laissée. Il mourut,
naturellement suivant les uns, suivant d'autres par le poison. On rendit, pour
chasser les astrologues d'Italie, un sénatus-consulte rigoureux, mais sans
effet. Ensuite le prince loua dans un discours les sénateurs qui, à cause de la
médiocrité de leur fortune, se retiraient volontairement du sénat, et il en
exclut ceux qui, s'obstinant à y rester, ajoutaient l'impudence à la pauvreté.
Sanctions contre les rapports sexuels matrones-esclaves
Pallas félicité
LIII.
On délibère ensuite sur la punition des femmes qui auraient commerce avec des
esclaves. Il fut décidé qu'elles seraient elles-mêmes tenues pour esclaves, si
elles s'étaient ainsi dégradées à l'insu du maître ; pour affranchies, si
c'était de son aveu. Claude ayant déclaré que l'idée de ce règlement était due à
Pallas, le consul désigné, Baréa Soranus, proposa de lui décerner les ornements
de la préture et quinze millions de sesterces. Cornélius Scipion voulut en outre
qu'on le remerciât, au nom de l'État, de ce qu'étant issu des rois d'Arcadie il
sacrifiait au bien public une très-ancienne noblesse, et consentait à être
compté parmi les serviteurs du prince. Claude assura que Pallas, content de
l'honneur, voulait rester dans sa pauvreté ; et un sénatus-consulte fut gravé
sur l'airain et publiquement affiché, où un affranchi, possesseur de trois cents
millions de sesterces, était loué comme le parfait modèle de l'antique
désintéressement.
Félix, frère de Pallas
Les Galiléens et les Samaritains
LIV.
Il était en effet désintéressé, en comparaison de son frère surnommé Félix,
depuis longtemps procurateur en Judée, et qui, soutenu de l'énorme crédit de
Pallas, croyait l'impunité assurée d'avance à tous ses crimes. Il est vrai que
les Juifs avait donné des signes de rébellion en se soulevant contre l'ordre de
placer dans, leur temple la statue de Caïus. Caïus était mort, et l'ordre resté
sans exécution, mais la crainte qu'un autre prince n'en donnât un pareil
subsistait tout entière. De son côté, Félix aigrissait le mal par des remèdes
hors de saison, et Ventidius Cumanus n'imitait que trop bien ses excès. Cumanus
administrait une partie de la province : il avait sous ses ordres les Galiléens,
Félix les Samaritains, nations de tout temps ennemies, et dont les haines, sous
des chefs méprisés, éclataient sans contrainte. Chaque jour on voyait ces deux
peuples se piller mutuellement, envoyer l'un chez l'autre des troupes de
brigands, se dresser des embuscades, se livrer même de véritables combats, et
rapporter aux procurateurs les dépouilles et le butin. Ceux-ci s'en réjouirent
d'abord : bientôt, alarmés des progrès de l'incendie, ils voulurent l'arrêter
avec des soldats, et les soldats furent taillés en pièces. La guerre eût embrasé
la province, si Quadratus, gouverneur de Syrie, ne fût venu la sauver. Les Juifs
qui avaient eu l'audace de massacrer nos soldats ne donnèrent pas lieu à une
longue délibération : ils payèrent ce crime de leur tête. Cumanus et Félix
embarrassèrent davantage le général : car le prince, informé des causes de la
révolte, lui avait donné pouvoir de prononcer même sur ses procurateurs. Mais
Quadratus montra Félix parmi les juges, et, en le faisant asseoir sur son
tribunal, il étouffa les voix prêtes à l'accuser. Cumanus fut condamné seul pour
les crimes que deux avaient commis, et le calme fut rendu à la province.
Révolte en Cilicie
LV.
Peu de temps après, les tribus sauvages de Cilicie, connues sous le nom de
Clites, et qui déjà s'étaient soulevées plus d'une fois, se révoltèrent de
nouveau, conduites par Trosobore, et campèrent sur des montagnes escarpées. De
là, elles descendaient sur les côtes et jusque dans les villes, et enlevaient
les habitants ou les laboureurs, mais surtout les marchands et les maîtres de
navires. La ville d'Anémur fut assiégée par ces barbares, et des cavaliers
envoyés de Syrie avec le préfet Curtius Sévérus, pour la secourir, furent mis en
déroute, à cause de l'âpreté du terrain, qui était favorable à des gens de pied,
tandis que la cavalerie n'y pouvait combattre. Enfin le roi de ce pays,
Antiochus, en flattant la multitude et en trompant le chef, parvint à désunir
les forces des rebelles ; et, après avoir fait mourir Trosobore et quelques
autres des plus marquants, il ramena le reste par la clémence.
Grands travaux
LVI.
Vers le même temps, on acheva de couper la montagne qui sépare le lac Fucin du
Liris ; et, afin que la magnificence de l'ouvrage eût plus de spectateurs, on
donna sur le lac même un combat naval, comme avait fait Auguste sur un bassin
construit en deçà du Tibre. Mais Auguste avait employé des vaisseaux plus petits
et moins de combattants. Claude arma des galères à trois et quatre rangs de
rames, qui furent montées par dix-neuf mille hommes. Une enceinte de radeaux
fermait tout passage à la fuite, et embrassait cependant un espace où pouvaient
se déployer la force des rameurs, l'art des pilotes, la vitesse des navires, et
toutes les manoeuvres d'un combat. Sur les radeaux étaient rangées des troupes
prétoriennes, infanterie et cavalerie, et devant elles on avait dressé des
parapets d'où l'on pût faire jouer les catapultes et les balistes. Les
combattants, sur des vaisseaux pontés, occupaient le reste du lac. Les rivages,
les collines, le penchant des montagnes, formaient un vaste amphithéâtre, où se
pressait une foule immense, accourue des villes voisines et de Rome même, par
curiosité ou pour plaire à César. Claude, revêtu d'un habit de guerre
magnifique, et non loin de lui Agrippine, portant aussi une chlamyde tissue
d'or, présidèrent au spectacle. Le combat, quoique entre des criminels, fut
digne des plus braves soldats. Après beaucoup de sang répandu, on les dispensa
de s'entr'égorger.
LVII.
Le spectacle achevé, on ouvrit passage aux eaux, et alors parut à découvert
l'imperfection de l'ouvrage : le canal destiné à la décharge du lac ne
descendait pas à la moitié de sa profondeur. On prit du temps pour creuser
davantage ; et, afin d'attirer de nouveau la multitude, on donna un combat de
gladiateurs sur des ponts construits à ce dessein. Un repas fut même servi près
du lieu où le lac devait se verser dans le canal, et devint l'occasion d'une
terrible épouvante. Cette masse d'eau violemment élancée entraîna tout sur son
passage, et ce qu'elle n'atteignit pas fut ébranlé par la secousse ou effrayé
par le fracas et le bruit. Agrippine, profitant de la terreur du prince pour
l'animer contre Narcisse, directeur de ces travaux, l'accusa de cupidité et de
vol. Narcisse ne manqua pas d'accuser à son tour le caractère impérieux de cette
femme et son ambition démesurée.
53
Mariage de Néron et d'Octavie
LVIII.
Sous les consuls D. Junius et Q. Hatérius, Néron, âgé de seize ans, reçut en
mariage Octavie, fille de Claude. Afin d'illustrer sa jeunesse par un emploi
honorable du talent et par les succès de l'éloquence, on le chargea de la cause
d'Ilium. Après avoir rappelé dans un brillant discours l'origine troyenne des
Romains, Énée, père des Jules, et d'autres traditions qui touchent de près à la
fable, il obtint que les habitants d'Ilium fussent exemptés de toutes charges
publiques. A la demande du même orateur, la colonie de Bologne, ruinée par un
incendie, reçut un secours de dix millions de sesterces ; la liberté fut rendue
aux Rhodiens, qui l'avaient souvent perdue ou recouvrée, selon qu'ils nous
avaient servis dans nos guerres ou offensés par leurs séditions ; enfin le
tribut fut remis pour cinq ans à la ville d'Apamée, renversée par un tremblement
de terre.
LIX.
Cependant les artifices d'Agrippine poussaient Claude aux plus odieuses
cruautés. Statilius Taurus avait de grandes richesses : elle convoita ses
jardins, et, afin de le perdre, elle lui suscita pour accusateur Tarquitius
Priscus. Cet homme avait été lieutenant de Taurus, proconsul en Afrique. A leur
retour, il l'accusa de concussion, mais en alléguant peu de griefs ; il lui
reprochait surtout des superstitions magiques. Taurus ne supporta pas longtemps
les impostures de la calomnie et le rôle humiliant d'accusé. Il se donna la mort
avant la décision du sénat. Tarquitius fut cependant chassé de cet ordre : les
sénateurs, indignés, de sa délation, remportèrent ce triomphe sur les intrigues
d'Agrippine.
Pouvoirs accrus pour les procurateurs
LX.
Dans le cours de cette année, on entendit Claude répéter souvent que les
jugements de ses procurateurs devaient avoir la même force que si c'était lui
qui les eût prononcés ; et, afin qu'on ne prît pas ces paroles pour un propos
sans conséquence, un sénatus-consulte y pourvut par une concession plus formelle
et plus étendue que jamais. Déjà l'empereur Auguste avait donné aux chevaliers
qui gouvernaient l'Égypte l'administration de la justice, et avait voulu que
leurs décisions fussent aussi respectées que si elles émanaient des magistrats
romains. Bientôt furent ainsi partagées, dans les autres provinces et à Rome
même, des attributions qui anciennement n'appartenaient qu'aux préteurs. Enfin
Claude livra tout entier un droit qui donna lieu jadis à tant de séditions ou de
combats, lorsque les lois semproniennes mettaient l'ordre équestre en possession
des jugements, ou qu'à leur tour les lois serviliennes les rendaient au sénat ;
un droit qui, plus que tout le reste, arma l'un contre l'autre Sylla et Marius.
Mais alors c'était une lutte entre les ordres de l'État, et le parti vainqueur
dominait à titre de puissance publique. C. Oppius et Cornélius Balbus furent les
premiers que la volonté d'un homme, le dictateur César, érigea en négociateurs
de la paix et en arbitres de la guerre. Il n'est pas besoin de citer après eux
les Matius, les Médius, et tant d'autres chevaliers fameux par leur immense
pouvoir, quand on voit Claude égaler à lui-même et aux lois les affranchis qu'il
avait chargés de ses affaires domestiques.
Claude favorise l'île de Cos
LXI.
Le prince fit ensuite la proposition d'exempter de tributs l'île de Cos, et
s'étendit beaucoup sur l'antiquité du peuple qui l'habite. Il dit "que les
Argiens, ou Céus, père de Latone, y avaient les premiers établi leur séjour ;
qu'ensuite Esculape y avait apporté l'art de la médecine, art cultivé avec éclat
par ses descendants," dont il cita les noms et fixa les époques. Il ajouta "que
Xénophon, à la science duquel lui-même avait ordinairement recours, était issu
de cette famille ; qu'il fallait accorder à ses prières une immunité qui fît de
l'île de Cos une terre sacrée à jamais, et vouée sans partage au culte de son
dieu." Nul doute que cette nation n'eût des titres à la reconnaissance du peuple
romain, et l'on aurait pu citer plusieurs de nos victoires auxquelles son
courage l'avait associée. Mais Claude, avec sa facilité irréfléchie, négligea
d'appuyer sur des raisons politiques une faveur qui était toute personnelle.
Supplications des Byzantins
LXII.
Les Byzantins, admis à l'audience du sénat ; implorèrent une diminution des
charges qui pesaient sur eux, et n'omirent aucun de leurs titres. Ils
rappelèrent d'abord le traité de paix qu'ils avaient fait avec nous, dans le
temps de notre guerre contre ce roi de Macédoine, qui, usurpant une origine
illustre, reçut le nom de faux Philippe. Ils parlèrent ensuite des troupes
qu'ils nous avaient fournies contre Antiochus, Persée, Aristonicus ; de leur
zèle à seconder Antoine contre les pirates ; des secours qu'ils avaient offerts
à Sylla, à Lucullus, à Pompée ; enfin des services plus récents qu'avait rendus
aux Césars une ville placée si avantageusement pour le passage, soit par terre,
soit par mer, de nos armées et de nos généraux, ainsi que pour le transport des
approvisionnements.
LXIII.
En effet, c'est aux lieux où l'Europe et l'Asie sont séparées par le plus petit
intervalle, que les Grecs ont fondé Byzance, à l'endroit même où l'Europe finit.
Ils avaient consulté sur l'emplacement de leur ville Apollon Pythien, et
l'oracle leur avait répondu de chercher une demeure en face de la terre des
aveugles. Ce nom mystérieux désignait les Chalcédoniens, qui, arrivés les
premiers sur ces côtes, et pouvant choisir la meilleure position, avaient pris
la plus mauvaise. Prés de Byzance, la terre et la mer sont également fécondes.
Une quantité innombrable de poissons qui se jettent hors de l'Euxin, apercevant
sous l'eau une barre de rochers, s'éloignent effrayés de la côte d'Asie, et
refluent vers ce port. Ce fut pour les Byzantins une source de commerce et
d'opulence. Des charges énormes les accablèrent ensuite : ils en sollicitaient
alors la fin ou la diminution ; le prince appuya leur demande, en disant qu'ils
étaient épuisés par les dernières guerres de Thrace et du Bosphore, et qu'il
était juste de les soulager. Les tributs leur furent remis pour cinq ans.
54
A
Rome
Prodiges - Rivalité entre Agrippine et Lépida
LXIV.
Sous le consulat de M. Asinius et de M. Acilius, des prodiges nombreux
annoncèrent dans l'État de funestes changements. Des enseignes militaires et des
tentes furent brûlées par le feu du ciel ; un essaim d'abeilles alla se poser au
faite du Capitole ; on débita que des femmes avaient donné le jour à des
monstres, et qu'un porc était né avec des serres d'épervier. On comptait encore
au nombre des présages sinistres la diminution qu'éprouvèrent dans leur nombre
tous les collèges de magistrats, un questeur, un édile, un tribun, un préteur,
un consul, étant morts dans l'espace de quelques mois. Mais Agrippine était plus
que personne tourmentée par la crainte. Une parole échappée à Claude dans
l'ivresse la faisait trembler : il avait dit que sa destinée était de supporter
les désordres de ses femmes et de les punir ensuite. C'est pourquoi elle résolut
d'agir, et d'agir au plus tôt. Mais elle immola d'abord à la vanité de son sexe
Domina Lépida. Fille d'Antonia la jeune, petite-nièce d'Auguste, cousine
germaine du père d'Agrippine, et soeur de son premier mari Domitius, Lépida se
croyait son égale du côté de la noblesse. La beauté, l'âge, les richesses
différaient peu entre l'une et l'autre. Toutes deux impudiques, déshonorées,
violentes, elles étaient rivales de vices autant que de fortune. Mais la grande
querelle était à qui, de la mère ou de la tante, aurait le plus d'ascendant sur
Néron. Lépida enchaînait ce jeune coeur par les présents et les caresses.
Agrippine, au contraire, ne lui montrait qu'un visage sévère et menaçant : elle
voulait bien donner l'empire à son fils, elle ne pouvait souffrir qu'il en
exerçât les droits.
Lépida condamnée à mort malgré l'opposition de Narcisse
LXV.
Au reste, Lépida fut accusée d'avoir essayé, contre l'hymen du prince, des
enchantements sacrilèges, et d'entretenir en Calabre des légions d'esclaves dont
l'indiscipline troublait la paix de l'Italie. L'arrêt de mort fut prononcé,
malgré l'opposition de Narcisse, qui, se défiant de plus en plus d'Agrippine,
s'en ouvrit avec ses amis les plus intimes, et leur dit "que sa perte était
certaine, soit que Britannicus, soit que Néron succédât à l'empire ; mais que la
reconnaissance lui faisait une loi de s'immoler pour le service de Claude ;
qu'il avait convaincu Messaline et Silius ; que les mêmes raisons d'accuser se
présentaient de nouveau, accusation qui le perdrait si Néron venait à régner, et
ne le sauverait pas si c'était Britannicus ; que cependant les intrigues d'une
marâtre bouleversaient tout le palais, et qu'il y aurait plus de honte à se
taire qu'il n'y en aurait eu à dissimuler les impudicités de la précédente
épouse ; qu'au reste la pudeur n'était pas moins outragée par celle qui se
prostituait à Pallas : elle témoignait assez, par cet avilissement d'elle-même,
que la décence, que l'honneur, que rien enfin n'était sacré pour son ambition."
En tenant ces discours et d'autres semblables, il embrassait Britannicus ; il
priait les dieux de hâter pour lui l'âge de la force ; il tendait les mains
tantôt vers le ciel, tantôt vers le jeune homme, et lui souhaitait de croître,
de chasser les ennemis de son père, dût-il punir aussi les meurtriers de sa
mère.
Empoisonnement de Claude
LXVI.
En proie à de si graves soucis, Narcisse tomba malade et se rendit à Sinuesse,
dans l'espoir que la douce température de l'air et la salubrité des eaux
rétabliraient ses forces. Agrippine, dont le crime, résolu depuis longtemps,
avait des ministres tout prêts, saisit avidement l'occasion. Le choix du poison
l'embarrassait un peu : trop soudain et trop prompt, il trahirait une main
criminelle ; si elle en choisissait un qui consumât la vie dans une langueur
prolongée, Claude, en approchant de son heure suprême, pouvait deviner le
complot et revenir à l'amour de son fils. Il fallait un venin d'une espèce
nouvelle, qui troublât la raison, sans trop hâter la mort. On jeta les yeux sur
une femme habile en cet art détestable, nommée Locusta, condamnée depuis peu
pour empoisonnement, et qui fut longtemps, pour les maîtres de l'empire, un
instrument de pouvoir. Le poison fut préparé par le talent de cette femme, et
donné par la main de l'eunuque Halotus, dont la fonction était de servir les
mets et de les goûter.
LXVII.
Tous les détails de ce crime devinrent bientôt si publics que les écrivains du
temps n'en omettent aucun. Le poison fut mis dans un ragoût de champignons, mets
favori du prince. La stupidité de Claude, ou peut-être l'ivresse, en déguisèrent
l'effet pendant quelque temps. La nature, en soulageant ses entrailles, parut
même l'avoir sauvé. Agrippine effrayée, et bravant tout parce qu'elle avait tout
à craindre, s'adressa au médecin Xénophon, dont elle s'était assuré d'avance la
complicité. Celui-ci, sous prétexte d'aider le vomissement, enfonça, dit on,
dans le gosier de Claude une plume imprégnée d'un poison subtil, bien convaincu
que, s'il y a du péril à commencer les plus grands attentats, on gagne à les
consommer.
LXVIII.
Cependant le sénat s'assemblait, les consuls et les prêtres offraient des voeux
pour la conservation du prince, tandis que son corps déjà sans vie était
soigneusement enveloppé dans son lit, où l'on affecta de lui prodiguer des
soins, jusqu'à ce que le pouvoir de Néron fût établi sans retour. Dès le premier
instant, Agrippine, feignant d'être vaincue par la douleur et de chercher des
consolations, courut auprès de Britannicus. Elle le serrait dans ses bras,
l'appelait la vivante image de son père, empêchait par mille artifices qu'il ne
sortit de son appartement. Elle retint de même ses sueurs Antonia et Octavie.
Des gardes fermaient par ses ordres toutes les avenues du palais, et elle
publiait de temps en temps que la santé du prince allait mieux, afin
d'entretenir l'espérance des soldats et d'attendre le moment favorable marqué
par les astrologues.
LXIX.
Enfin, le trois avant les ides d'octobre, à midi, les portes du palais s'ouvrent
tout à coup, et Néron, accompagné de Burrus, s'avance vers la cohorte qui,
suivant l'usage militaire, faisait la garde à ce poste. Au signal donné par le
préfet, Néron est accueilli avec des acclamations et placé dans une litière. Il
y eut, dit-on, quelques soldats qui hésitèrent, regardant derrière eux, et
demandant où était Britannicus. Mais, comme il ne s'offrait point de chef à la
résistance, ils suivirent l'impulsion qu'on leur donnait. Porté dans le camp,
Néron fit un discours approprié aux circonstances, promit des largesses égales à
celles de son père, et fut salué empereur. Cet arrêt des soldats fut confirmé
par les actes du sénat ; il n'y eut aucune hésitation dans les provinces. Les
honneurs divins furent décernés à Claude, et ses funérailles célébrées avec la
même pompe que celles d'Auguste ; car Agrippine fut jalouse d'égaler la
magnificence de sa bisaïeule Livie. Toutefois on ne lut pas le testament, de
peur que l'injustice d'un père qui sacrifiait son fils au fils de sa femme ne
révoltât les esprits et ne causât quelque trouble.
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