Combat naval à l'embouchure de l'Hèbre (printemps 217)
[XXII, 19]
(1) Au début de la campagne d'été pendant laquelle se
passèrent ces faits, en Espagne aussi, sur terre et sur mer, on commença la
guerre. (2) Hasdrubal, ayant ajouté dix vaisseaux à ceux qu'il avait reçus,
armés et parés, de son frère, confie à Himilcon une flotte de quarante navires,
(3) et ainsi, parti de Carthagène, conduit ses vaisseaux près de la terre, son
armée sur le rivage, prêt à la lutte, avec quelque partie de ses forces que
l'ennemi se présente. (4) Quand Cnéius Scipion apprit qu'il avait quitté ses
quartiers d'hiver, il prit d'abord le même parti; puis, n'osant pas trop lutter
sur terre, à cause du grand bruit qu'on faisait des nouveaux auxiliaires des
Carthaginois, il embarque l'élite de ses soldats, et c'est avec une flotte de
trente-cinq navires qu'il va au-devant de l'ennemi.
(5) Un jour après son départ de Tarragone, il arrive à un
mouillage situé à dix mille pas de l'embouchure de l'Hèbre. Deux navires de
Marseille, envoyés de là en éclaireurs, rapportèrent la nouvelle que la flotte
carthaginoise était à l'embouchure du fleuve, et le camp installé sur la rive.
(6) Pour écraser les ennemis par surprise, et avant qu'ils soient sur leurs
gardes, en les frappant tous à la fois de terreur, Scipion, levant l'ancre,
s'avance contre eux. L'Espagne a beaucoup de tours placées sur des hauteurs,
dont on se sert et pour le guet et pour la défense contre les pirates. (7) Comme
ce fut de là qu'on aperçut d'abord les vaisseaux romains, on les signala à
Hasdrubal; et l'alarme avait été donnée sur terre, et au camp, plus tôt que sur
mer et dans les navires, - parce qu'on n'y avait pas entendu encore le battement
des rames ni les autres bruits de la flotte ennemie, ou que les caps ne la
découvraient pas encore, - (8) quand soudain Hasdrubal envoie cavalier sur
cavalier aux hommes errant sur le rivage ou tranquilles dans leurs tentes,
n'attendant rien moins que l'ennemi ou une bataille ce jour-là, pour leur
ordonner d'embarquer en hâte et de prendre les armes, car la flotte romaine
n'était déjà pas loin du port. (9) Tel était l'ordre que portaient çà et là les
cavaliers envoyés de tous côtés; bientôt, Hasdrubal lui-même était là avec toute
l'armée, et tout retentit de cris variés, rameurs et soldats se précipitant
ensemble sur les navires, semblables à des fuyards qui quittent la terre plus
qu'à des gens qui vont au combat. (10) À peine tous s'étaient-ils embarqués que
les uns, coupant les amarres, se précipitent sur les ancres, que les autres,
pour éviter du retard, en coupent les câbles; et, tout se faisant à la hâte et
précipitamment, les préparatifs des soldats gênent les manoeuvres des marins,
l'agitation des marins empêche les soldats de prendre leurs armes et de s'armer.
(11) Déjà non seulement le Romain approchait, mais il avait
aligné ses vaisseaux pour la bataille. Aussi les Carthaginois, troublés, autant
que par l'ennemi et le combat, par leur propre tumulte, après avoir plutôt tenté
qu'engagé réellement la lutte, virent de bord pour prendre la fuite. (12) Et
comme, en face d'eux, l'embouchure du fleuve n'était guère accessible à une
large colonne de navires, ni à tous ceux qui se présentaient alors en même
temps, ils jetèrent çà et là leurs vaisseaux à la côte, et trouvant les uns de
hauts fonds, les autres la terre, partie armés, partie sans armes, ils se
réfugièrent auprès de leur armée rangée sur le rivage. Cependant, au premier
choc, deux bateaux puniques avaient été pris, quatre coulés.
Opérations victorieuses en Espagne et aux Baléares
[XXII, 20]
(1) Les Romains, quoique la terre appartînt à l'ennemi, et
qu'ils vissent ses troupes en armes border tout le rivage, n'hésitèrent pas à
poursuivre sa flotte effrayée; (2) pour tous les navires qui n'avaient pas brisé
leurs proues en heurtant le rivage, ou échoué leurs coques sur de hauts fonds,
ils fixèrent des câbles à leur poupe et les tirèrent vers la haute mer; ils
prirent là vingt-cinq navires, sur quarante. (3) Et le plus beau de la victoire,
ce ne fut pas encore cela; ce fut qu'un léger combat rendit les Romains maîtres
de toute cette côte. (4) Aussi leur flotte les porta-t-elle à Onusa, où ils
débarquèrent. Cette ville prise et pillée, (5) ils gagnent Carthagène, et, après
avoir dévasté tout le territoire environnant, incendient enfin même des
bâtiments qui touchaient les remparts et les portes. (6) De là, déjà alourdie de
butin, la flotte parvint à Longuntica, où il y avait une grande quantité de
sparte entassée par Hasdrubal pour ses bateaux. Les Romains, en ayant pris assez
pour leurs besoins, brûlèrent tout le reste. (7) Et on ne longea pas seulement
la côte du continent; on passa dans l'île d'Ébuse. Là, après avoir attaqué en
vain, pendant deux jours, au prix des plus grandes peines, la capitale de cette
île, (8) reconnaissant qu'ils y perdaient leur temps pour de vains espoirs, les
Romains se mirent à dévaster la campagne; (9) et, après avoir pillé et brûlé
plusieurs villages et tiré de là plus de butin que du continent, alors qu'ils
s'étaient repliés vers leurs navires, des ambassadeurs des îles Baléares,
demandant la paix, vinrent auprès de Scipion.
(10) La flotte s'en retourna alors et revint vers la province
citérieure, (11) où, de tous les peuples qui habitent en deçà de l'Hèbre, et de
beaucoup des peuples de l'extrémité de l'Espagne, les ambassadeurs accoururent;
mais les peuples qui, vraiment, se soumirent aux ordres et à l'empire de Rome,
en donnant des otages, furent plus de cent vingt. (12) En conséquence le Romain,
confiant aussi dans ses forces de ferre, s'avança jusqu'au col de Castulo.
Hasdrubal se retira en Lusitanie, plus près de l'Océan.
Soulèvements en Espagne
[XXII, 21]
(1) Le reste de l'été semblait devoir être tranquille, et
l'aurait été du fait des Carthaginois; (2) mais, outre que les Espagnols,
d'eux-mêmes, ont l'esprit inquiet et avide de changement, Mandonius et Indibilis,
ancien roitelet des Ilergètes, (3) quand les Romains furent revenus du col vers
la côte, vinrent, en soulevant leurs concitoyens, dévaster le territoire pacifié
des alliés du peuple romain. (4) Un tribun militaire et des auxiliaires sans
bagages, envoyés contre eux par Scipion, dans un combat facile, les mirent en
déroute comme une troupe d'irréguliers, leur tuant mille hommes, en prenant un
certain nombre et désarmant la plupart d'entre eux. (5) Toutefois ce soulèvement
ramena Hasdrubal, qui se retirait vers l'Océan, en deçà de l'Hèbre, pour
protéger ses alliés. (6) Le camp punique était sur le territoire des
Ilergavonenses, le camp romain à La Nouvelle Flotte, quand un bruit soudain
tourna la guerre vers un autre point. (7) Les Celtibères, qui, les premiers de
leur pays, avaient envoyé des ambassadeurs et donné des otages aux Romains,
soulevés par un envoyé de Scipion, prennent les armes, et envahissent la
province des Carthaginois avec une forte armée. (8) Ils enlèvent trois places de
force; puis à Hasdrubal lui-même ils livrent deux batailles très remarquables:
ils tuent environ quinze mille ennemis, en prennent quatre mille avec beaucoup
de drapeaux.
Publius Scipion, proconsul, arrive en Espagne (été 217)
[XXII, 22]
(1) Telle était la situation en Espagne quand Publius Scipion
arriva dans sa province, prorogé dans ses pouvoirs après son consulat, et envoyé
par le sénat avec trente vaisseaux longs, huit mille soldats, et de grands
approvisionnements qu'il amenait avec lui. (2) Cette flotte, que rendait
considérable la file de ses bateaux de charge, aperçue de loin, à la grande joie
des citoyens romains et de leurs alliés, gagna, de la haute mer, le port de
Tarragone. (3) Ayant débarqué là ses soldats, Scipion partit pour rejoindre son
frère, et dès lors ils firent la guerre avec des sentiments et des desseins
communs. (4) Donc, les Carthaginois étant occupés par la lutte contre les
Celtibères, ils n'hésitent pas à passer l'Hèbre, et, ne voyant pas un ennemi,
marchent sur Sagonte, le bruit courant que, dans cette ville, les otages de
toute l'Espagne, laissés par Hannibal, étaient gardés à la citadelle par une
garnison assez peu nombreuse. (5) Ce gage seul retenait les peuples de toute
l'Espagne dans leur penchant pour une alliance avec Rome: ils craignaient que le
sang de leurs enfants ne leur fît expier leur défection. (6) De cette entrave,
un seul homme, par un stratagème plus adroit que loyal, délivra l'Espagne.
Il y avait à Sagonte un noble Espagnol, Abelux, auparavant
fidèle aux Carthaginois; mais alors, suivant le caractère le plus fréquent chez
les barbares, sa fidélité avait changé avec la fortune. (7) Toutefois, pensant
qu'un déserteur qui passe à l'ennemi sans lui livrer quelque chose d'important
n'est rien qu'un être isolé, sans valeur et décrié, il cherchait le moyen d'être
aussi utile que possible à ses nouveaux alliés. (8) Ayant donc examiné tout ce
que la fortune pouvait mettre en son pouvoir, il s'attache, de préférence, à
leur livrer les otages, jugeant ce fait d'une importance unique pour gagner aux
Romains l'amitié des chefs espagnols. (9) Mais comme il savait bien que, sans un
ordre du commandant, Bostar, les gardiens des otages ne feraient rien, il
entreprend Bostar lui-même par une ruse.
(10) Bostar avait son camp hors de la ville, sur le rivage
même, pour en interdire de ce côté l'accès aux Romains. Abelux, le prenant à
l'écart, lui donne des avertissements, comme à un homme qui ignore la situation:
(11) c'est la crainte, dit-il, qui, jusqu'à ce jour, a contenu les sentiments
des Espagnols, parce que les Romains étaient loin; maintenant, il y a en deçà de
l'Hèbre un camp romain, forteresse sûre et refuge pour ceux qui veulent du
changement. Aussi ces hommes, que la peur ne retient pas, il faut se les
attacher par un bienfait et par la reconnaissance. (12) Bostar s'étonnant et
demandant ce que peut être ce présent soudain, et d'une telle importance: (13)
"Les otages! dit Abelux. Renvoie-les dans leurs cités! Cet acte sera agréable
et, en particulier, à leurs parents, qui, dans ces cités, portent les plus
grands noms, et, du point de vue public, à leurs peuples. (14) Chacun veut
inspirer confiance; et croire à la loyauté d'autrui, c'est presque toujours, par
là même, engager cette loyauté. La mission de remettre chez eux ces otages, je
la réclame pour moi, afin d'employer aussi mes efforts au succès de mon dessein,
et d'augmenter le plus possible la gratitude qu'inspire déjà naturellement une
telle mesure."
(15) Après avoir persuadé Bostar, qui, pour un Carthaginois -
vu leur caractère général - n'était pas rusé, Abelux, s'avançant de nuit, en
cachette, vers les postes romains, rencontre certains auxiliaires espagnols, et,
conduits par eux devant Scipion, lui expose le projet qu'il lui apporte; (16)
puis, tous deux ayant engagé leur parole et convenu d'un endroit et d'une heure
pour la livraison des otages, Abelux retourne à Sagonte. Le jour suivant, il le
passa, avec Bostar, à recevoir de lui ses mandats pour exécuter le projet. (17)
Il le quitte après avoir décidé avec lui de partir de nuit, pour tromper les
sentinelles des ennemis, et, à l'heure convenue avec ceux-ci, il réveille les
gardiens des enfants, part, et, comme s'il ignorait tout, les conduit dans
l'embuscade préparée par sa propre ruse. (18) On les mena au camp romain; tout
le reste, touchant la restitution des otages, fut accompli par Abelux comme il
l'avait décidé avec Bostar, suivant le même ordre que s'il agissait au nom des
Carthaginois. (19) Mais plus grande, sensiblement, fut la reconnaissance des
Espagnols envers les Romains qu'elle ne devait l'être, pour le même acte, envers
les Carthaginois. De ceux-ci, en effet, dont on avait éprouvé la lourde
domination et la superbe quand ils étaient heureux, on pouvait croire que,
seuls, le changement de fortune et la peur les avaient adoucis; (20) le Romain,
lui, inconnu auparavant, commençait, dès son arrivée, par montrer sa clémence et
son esprit libéral; et Abelux, un sage, semblait n'avoir pas changé d'alliés
sans raison. (21) Aussi tous les Espagnols, d'accord, regardaient-ils du côté de
la défection; et l'on aurait pris les armes aussitôt sans l'hiver, qui força
Romains et Carthaginois à se retirer dans des cantonnements.
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