Comment Hasdrubal mystifia Néron
[XXVI, 17]
(1) Les sénateurs romains, délivrés des soins qu'avaient
exigés les affaires de Capoue, donnent à C. Néron six mille hommes d'infanterie
et trois cents cavaliers à son choix, pris dans les deux légions qu'il avait
eues sous ses ordres pendant le siège; on y joint un même nombre de fantassins
et huit cents cavaliers tirés des Latins auxiliaires; (2) il devait embarquer
cette armée à Pouzzoles, et la conduire en Espagne. Arrivé à Tarragone, il fait
débarquer ses troupes, met sa flotte en sûreté, et, pour augmenter le nombre de
ses soldats, il arme les gens mêmes de l'équipage. (3) S'avançant jusqu'à
l'Èbre, il reçoit de Tib. Fontéius et de L. Marcius l'armée qu'ils commandaient;
il se dirige ensuite vers l'ennemi.
(4) Hasdrubal, fils d'Hamilcar, était campé près des
Pierres-Noires, chez les Orétans, un lieu-dit situé entre les villes d'Iliturgi
et de Mentissa. Héron s'empare de l'entrée de ce défilé. (5) Hasdrubal, dans la
crainte de se voir bloqué, envoie un parlementaire promettre que, si on le
laisse se retirer, il quittera l'Espagne avec toute son armée, (6) proposition
que le général romain accepte avec joie. Hasdrubal demande alors pour le
lendemain une conférence où les Romains dicteront les conditions auxquelles on
leur livrera les citadelles des villes, et fixeront le jour où les garnisons,
sans fraude de part ou d'autre, en sortiront avec armes et bagages. (7) Aussitôt
qu'il a obtenu ce point, il ordonne à ses soldats de tirer, dès la chute du jour
et pendant tout le reste de la nuit, les plus lourds bagages de l'armée, et de
les faire sortir du défilé par tous les moyens possibles. (8) On eut grand soin
de ne laisser sortir cette nuit-là que peu de monde, un petit nombre pouvant à
la fois et tromper plus facilement les ennemis à la faveur du silence, et
s'échapper par des sentiers étroits et difficiles.
(9) L'entrevue eut lieu le jour suivant; mais Hasdrubal
réussit, en perdant ce jour en paroles et en écritures étrangères à l'objet de
l'entrevue, à la faire remettre au lendemain. (10) Une nuit, ajoutée à la
précédente, donna le temps à d'autres soldats de s'échapper, et dans le jour qui
suivit, rien ne fut encore terminé: (11) plusieurs jours furent ainsi employés à
discuter ouvertement les conditions, et plusieurs nuits à cacher la retraite des
Carthaginois. Lorsque la plus grande partie de son armée eut quitté le camp,
Hasdrubal revient sur ce dont on était précédemment convenu, (12) et la bonne
foi diminuant avec la crainte du péril, on s'entendait de moins en moins.
Déjà presque toute l'infanterie était sortie du défilé,
lorsque, au point du jour, un brouillard épais le couvrit tout entier ainsi que
les plaines environnantes. Voulant profiter de cette circonstance, Hasdrubal
envoie prier Néron de remettre l'entrevue au lendemain, la religion interdisant
ce jour-là aux Carthaginois toute occupation sérieuse. (13) Cette ruse ne fit
naître aucun soupçon, et le délai fut accordé; aussitôt Hasdrubal sort de son
camp avec sa cavalerie et ses éléphants, et gagne sans bruit une position
avantageuse. (14) Vers la quatrième heure, le soleil dissipe le brouillard, le
jour paraît, et les Romains voient le camp des ennemis évacué. (15) Claudius,
reconnaissant enfin la ruse du Carthaginois, et se voyant dupe, s'élance à sa
poursuite, dans l'intention de lui livrer bataille. (16) Mais l'ennemi refusait
le combat. Il y eut pourtant quelques escarmouches entre l'arrière-garde des
Carthaginois et les éclaireurs de l'armée romaine.
Élection de Scipion à la tête de l'armée d'Espagne
[XXVI, 18]
(1) Cependant ceux des peuples d'Espagne qui, après la
défaite des Scipions, avaient abandonné Rome, ne revenaient point sous ses lois;
il n'y avait non plus aucune nouvelle défection. (2) Le sénat et le peuple
romains, depuis la réduction de Capoue, tenaient leur attention fixée sur
l'Espagne autant que sur l'Italie. On voulait renforcer l'armée, y envoyer un
général; (3) mais on ne savait à qui donner cette mission. Deux grands généraux
ayant succombé là dans l'espace de trente jours, on voulait pourvoir à leur
remplacement avec un soin tout particulier. (4) Comme les avis étaient partagés
entre plusieurs personnages, le sénat finit par renvoyer aux comices du peuple
l'élection du proconsul destiné pour l'Espagne, et les consuls fixèrent le jour
de l'assemblée.
(5) D'abord on s'était attendu que ceux qui se croiraient
dignes d'un commandement si important offriraient leurs noms: cet espoir que
l'on vit trompé renouvela la douleur du désastre qu'on avait éprouvé et les
regrets qu'avait fait naître la perte des deux généraux. (6) Plongé dans cette
affliction, sans résolution arrêtée, le peuple n'en descendit pas moins au Champ
de Mars le jour de l'assemblée; tous les yeux sont tournés vers les magistrats,
vers les principaux citoyens qui se regardent les uns les autres; on déplore que
la situation des affaires de la république soit tellement perdue et désespérée
que personne n'ose accepter le commandement de l'Espagne.
(7) Tout à coup P. Cornélius, fils de celui qui avait péri
dans cette contrée, jeune homme âgé d'environ vingt-quatre ans, déclare qu'il
brigue cet honneur, et s'arrête sur un lieu élevé, d'où l’on pouvait
l'apercevoir. (8) Tous les regards se fixent sur lui; des cris et la faveur du
peuple semblent dès ce moment présager à son commandement des succès et des
victoires. (9) Lorsque ensuite on alla aux voix, le suffrage unanime des
centuries et de chaque citoyen conféra à P. Scipion le commandement de l'armée
d'Espagne. (10) Mais quand l'élection fut terminée, que les transports et
l'ardeur de l'enthousiasme furent refroidis, le silence régna dans l'assemblée;
cette triste réflexion s'empara des esprits: qu'avait-on fait? la faveur ne
l'avait-elle pas emporté sur la raison? (11) L'âge de Scipion causait surtout ce
repentir: plusieurs redoutaient aussi la fortune, le nom de sa maison, en le
voyant partir, couvert du deuil de deux parents, pour une province où il aurait
à combattre au milieu des tombeaux d'un père et d'un oncle.
Arrivée de Scipion en Espagne
[XXVI, 19]
(1) Scipion, voyant l'inquiétude et le repentir succéder dans
l'esprit des Romains à l'enthousiasme qui l'avait d'abord accueilli, fait
aussitôt convoquer l'assemblée, et y parle de son âge, du commandement qu'on lui
a confié, de la guerre qu'il va diriger, avec tant de noblesse et de hauteur de
vues (2) qu'il ranime et renouvelle l'ardeur déjà éteinte de ses concitoyens, et
les remplit d'une confiance supérieure à celle qu'inspirent d'ordinaire les
promesses des hommes et les raisonnements fondés sur la confiance. (3) En effet,
Scipion n'était pas moins admirable par des talents véritables que par le grand
art de les faire valoir, qu'il cultiva dès sa jeunesse. (4) Ce qu'il proposait à
la multitude, ou lui avait apparu dans une vision nocturne, ou lui était suggéré
par une inspiration divine, soit que la superstition eût un certain empire sur
son esprit, soit qu'il voulût assurer la prompte exécution de ses ordres et de
ses desseins, en leur donnant le caractère d'un oracle. (5) Ce fut pour disposer
de loin les esprits à cette croyance superstitieuse, que, du jour où il prit la
robe virile, il ne fit aucune action, publique ou particulière, sans aller au
Capitole, sans entrer dans le sanctuaire, et sans y rester quelque temps seul,
caché à tous les regards.
(6) Cette habitude qu'il observa toute sa vie, soit par
politique, soit sans dessein particulier, fit croire à quelques-uns qu'il était
issu du sang des dieux, (7) et remit en crédit, avec des circonstances non moins
ridicules, la fable autrefois répandue au sujet d'Alexandre le Grand. On
attribuait sa naissance à un serpent monstrueux, qu'on voyait souvent dans la
chambre de sa mère, et qui tout à coup s'échappait et disparaissait à l'arrivée
de ceux qui entraient chez elle. (8) Scipion lui-même ne porta jamais atteinte à
l'autorité de ces prodiges; il eut plutôt l'habileté de l'augmenter encore, en
ne les niant comme en ne les affirmant jamais. Beaucoup de traits du même genre,
les uns vrais, les autres supposés, avaient fait passer en faveur de ce jeune
homme les bornes de l'admiration, (9) et ce fut cette superstition qui détermina
Rome à confier à son âge encore tendre des intérêts si graves, un commandement
si important.
(10) Aux débris de l'ancienne armée d'Espagne et aux renforts
partis de Pouzzoles avec C. Néron, on ajouta dix mille hommes d'infanterie et
mille chevaux, et on donna à Scipion Junius Silanus, en qualité de propréteur,
pour l’aider à faire campagne. (11) Le général partit ainsi de l'embouchure du
Tibre avec une flotte de trente galères, toutes à cinq rangs de rames; et, après
avoir longé les côtes de la mer de Toscane et les Alpes, doublé le golfe de Lyon
et le promontoire des Pyrénées, il débarqua ses troupes à Empories, ville
grecque, dont les habitants étaient originaires de la Phocée.
(12) Là, il ordonna à ses vaisseaux de le suivre par mer et
se rendit lui-même par terre à Tarragone, où il tint une assemblée des
députations de tous les peuples alliés qui, au premier bruit de son arrivée,
étaient accourues de toutes les parties de l'Espagne. (13) Il fit tirer ses
bâtiments à sec, et renvoya quatre galères de Marseille, qui l'avaient escorté
pour lui faire honneur. (14) Dans ses audiences, il répondit aux députés des
alliés, que tant d'événements divers tenaient en suspens, avec toute la grandeur
d'âme que lui inspirait la confiance en ses rares qualités, mais sans qu'il lui
échappât aucun mot d'orgueil; et il mit dans tous ses discours autant de dignité
que de persuasion.
Préparatifs avant la saison d'hiver (fin de l'année 211)
[XXVI, 20]
(1) Quittant bientôt Tarragone, il alla visiter les villes
alliées et les quartiers d'hiver de l'armée, et donna les plus grands éloges aux
soldats, qui, malgré les deux terribles échecs qu'ils avaient reçus coup sur
coup, avaient su conserver la province à la république, (2) empêcher les ennemis
de profiter de leurs succès en les repoussant au-delà de l'Èbre, et défendre les
alliés avec une fidélité inaltérable. (3) Il avait toujours Marcius avec lui, et
la haute considération qu'il lui témoignait prouvait assez que l'envie ne lui
faisait redouter aucun rival de gloire. (4) Silanus remplaça Néron, et les
nouvelles levées furent mises en quartiers d'hiver. Scipion, après s'être porté
partout où il était besoin, et avoir pris toutes les mesures nécessaires avec
autant de diligence que de sagesse, revint à Tarragone. (5) Sa renommée n'était
pas moindre chez les ennemis que parmi ses concitoyens et les alliés. Il s'y
joignait une sorte de pressentiment de l'avenir, et les craintes qu'il faisait
naître étaient d'autant plus vives, qu'il était plus difficile de s'en rendre
compte. (6) Les généraux carthaginois avaient leurs quartiers d'hiver séparés.
Hasdrubal, fils de Gisgon, était sur les côtes de l'Océan, vers Cadix; Magon,
dans le milieu des terres, surtout au-dessus des bois de basse; Hasdrubal, fils
d'Hamilcar, avait pris ses cantonnements près de l'Èbre, aux environs de
Sagonte. (7) Vers la fin de la campagne où Capoue fut prise, et où Scipion passa
en Espagne, la flotte carthaginoise qu'Hannibal avait fait venir de Sicile à
Tarente, pour couper les vivres à la garnison romaine, (8) avait, à la vérité,
fermé tous les passages du côté de la mer; mais sa croisière prolongée dans les
mêmes parages affamait ses amis encore plus que ses ennemis. (9) En effet, les
habitants des villes riveraines et des ports que la présence des Carthaginois
avait laissés ouverts ne pouvaient recevoir autant de blé qu'en exigeait la
consommation de la flotte elle-même, composée d'un mélange de gens de toute
espèce; (10) au contraire, la garnison romaine pouvait, à raison de son petit
nombre, vivre, sans de nouveaux convois, des approvisionnements faits à
l'avance, tandis que les Tarentins et la flotte n'avaient pas assez de ceux qui
leur arrivaient. (11) Enfin, les vaisseaux carthaginois reprirent la mer, et
Tarente vit leur départ avec plus de plaisir que leur arrivée. Leur retraite ne
ramena pas l'abondance, parce que, dès l'instant où la mer cessa d'être libre,
les approvisionnements ne pouvaient plus parvenir jusqu'à la ville. |