Attribution des postes pour l'année 202 (15 mars)
[XXX, 27]
(1) Au commencement de l'année suivante Marcus Servilius
Galba et Tibérius Claudius Néron convoquèrent le sénat au Capitole et lui
soumirent la question des provinces. (2) Ils voulaient qu'on tirât au sort
l'Asie et l'Afrique, dans le désir qu'ils avaient tous deux d'obtenir l'Afrique.
Mais grâce aux efforts de Quintus Caecilius Métellus, ce département ne leur fut
ni donné ni refusé. (3) On les chargea de s'entendre avec les tribuns, pour que
ces magistrats proposassent au peuple, s'ils le jugeaient à propos, de désigner
le général à qui il voulait confier la guerre d'Afrique. Toutes les tribus
nommèrent Scipion. (4) Néanmoins les consuls, avec l'autorisation du sénat,
tirèrent au sort la province d'Afrique. (5) Ce fut à Tibérius Claudius qu'elle
échut: il devait y conduire une flotte de cinquante galères, toutes à cinq rangs
de rames, et partager le commandement avec Scipion. Marcus Servilius eut
l'Étrurie; (6) Gaius Servilius fut aussi laissé dans cette province avec une
prorogation de pouvoirs, pour le cas où le sénat jugerait à propos de garder le
consul à Rome.
(7) Parmi les préteurs, Marcus Sextius fut désigné pour la
Gaule, que devait lui remettre, avec deux légions, Publius Quinctilius Varus;
Gaius Livius obtint le Bruttium et les deux légions qu'avait commandées l'année
précédente le proconsul Publius Sempronius Tuditanus; (8) Gnaeus Treméllius
Flaccus la Sicile, qu'il recevrait avec deux légions des mains de Publius
Villius Tappulus, le préteur de l'année précédente. Villius, nommé propréteur,
devait avec vingt vaisseaux longs et mille soldats protéger les côtes de la
province; (9) Marcus Pomponius Matho y prendrait les vingt vaisseaux restants et
quinze cents hommes pour les ramener à Rome. Gaius Aurélius Cotta eut la
juridiction de la ville. Tous les autres magistrats furent prorogés dans le
commandement des provinces et des armées qu'ils avaient. (10) Seize légions
seulement veillèrent cette année à la défense de l'empire. (11) Pour se
concilier les dieux avant de rien faire, de rien entreprendre, on décida que les
consuls ne partiraient pour la guerre, qu'après avoir célébré les jeux et immolé
les grandes victimes que, sous le consulat de Marcus Claudius Marcellus et de
Titus Quinctius Crispinus, avait voués Titus Manlius, alors dictateur, si
pendant cinq années la république se maintenait dans la même situation. (12) Les
jeux eurent lieu dans le cirque durant quatre jours, et les sacrifices furent
offerts aux dieux à qui ils avaient été promis.
État des esprits à Rome et à Carthage
[XXX, 28]
(1) Cependant les espérances et les inquiétudes devenaient de
jour en jour plus vives: on ne savait trop s'il fallait se réjouir qu'Hannibal,
évacuant l'Italie après seize années, en eût laissé la possession tranquille au
peuple romain, ou plutôt s'alarmer qu'il fût passé en Afrique sans avoir perdu
un seul homme. (2) "Le théâtre de la guerre était seul changé; le péril était le
même.
Quintus Fabius, l'oracle de cette lutte horrible, qui venait
de mourir, n'avait pas eu tort de prédire qu'Hannibal serait un ennemi plus
redoutable dans sa patrie qu'il ne l'avait été sur le sol étranger; (3) Scipion
aurait à combattre non plus Syphax, roi barbare et grossier, qui plaçait à la
tête de ses troupes un Statorius, un valet d'armée; on bien le beau-père de
Syphax, Hasdrubal, le plus lâche des généraux; ou, enfin, des armées improvisées
et formées à la hâte d'un ramassis de paysans mal armés; (4) mais Hannibal, né
pour ainsi dire dans la tente d'Hamilcar, ce capitaine si renommé; Hannibal
nourri, élevé au milieu des armes, soldat dès l'enfance, général presque dès sa
jeunesse, vieilli au sein de la victoire; Hannibal, qui avait rempli les
Espagnes, les Gaules, l'Italie, depuis les Alpes jusqu'au détroit, des monuments
de ses exploits.
(5) Il avait sous ses ordres une armée qui comptait autant de
campagnes que son général, qui s'était endurcie par l'habitude des souffrances
de tout genre, dont le récit paraîtrait fabuleux; qui s'était couverte mille
fois du sang romain, et qui portait les dépouilles des soldats comme celles des
généraux.(6) Scipion trouverait devant lui, sur le champ de bataille, un grand
nombre d'ennemis qui avaient tué de leurs propres mains des préteurs, des
généraux, des consuls romains; qui avaient mérité des couronnes murales et
vallaires; qui avaient parcouru des camps romains, des villes romaines forcées
par leurs armes. (7) Les magistrats romains n'avaient pas autant de faisceaux
aujourd'hui qu'Hannibal en avait conquis sur des généraux tués dans les combats
et qu'il pouvait en faire porter devant lui."
(8) L'esprit agité de ces alarmes, ils sentaient encore leurs
inquiétudes et leurs craintes s'accroître, en raison de ce que, habitués depuis
plusieurs années à faire la guerre en Italie, sur un point ou sur un autre, à la
voir traîner en longueur sans espérer que le terme en fût rapproché, leur
intérêt était puissamment excité par le spectacle de ces deux rivaux, Hannibal
et Scipion, appareillés l'un et l'autre comme pour une dernière et décisive
bataille. (9) Ceux mêmes qui ne mettaient pas de bornes à leur confiance en
Scipion et qui comptaient sur la victoire éprouvaient, à mesure qu'ils voyaient
le moment arriver, une anxiété de plus en plus vive.
(10) Les mêmes préoccupations se manifestaient chez les
Carthaginois: tantôt ils se repentaient d'avoir demandé la paix, en songeant à
leur Hannibal, à la gloire de ses hauts faits; (11) puis, lorsque, portant leurs
regards en arrière, ils se rappelaient qu'ils avaient été deux fois vaincus en
bataille rangée, que Syphax était prisonnier, qu'ils avaient été chassés de
l'Espagne, chassés de l'Italie, et que tous ces désastres étaient l'oeuvre d'un
seul homme, du brave et sage Scipion, Hannibal n'était plus pour eux qu'un
général prédestiné à les perdre, et ils le maudissaient.
Rencontre d'Hannibal et de Scipion
[XXX, 29]
(1) Déjà Hannibal était à Hadrumète, il n'accorda que peu de
jours à ses soldats pour se remettre des fatigues de la traversée. Les nouvelles
alarmantes qu'on lui apportait sur l'occupation de tous les alentours de
Carthage par l'armée ennemie le décidèrent à se porter rapidement vers Zama. (2)
Cette ville est à cinq journées de Carthage. Les éclaireurs qu'il envoya de là
reconnaître le pays furent pris par les avant-postes romains et conduits à
Scipion. Celui-ci les confia aux tribuns des soldats, les engagea à tout visiter
sans crainte et les fit promener dans le camp partout où ils voulaient. (3)
Puis, après s'être informé s'ils avaient tout observé à leur aise, il leur donna
une escorte et les fit reconduire vers Hannibal.
(4) Tous les renseignements que reçut le Carthaginois
n'étaient pas faits pour le rassurer; il venait d'apprendre aussi que Masinissa
était arrivé le jour même avec six mille hommes d'infanterie et quatre mille
chevaux; la confiance de l'ennemi, qui ne lui paraissait que trop fondée, le
frappait surtout. (5) Aussi, bien qu'il fût lui-même cause de cette guerre, bien
que son arrivée eût rompu la trêve et détruit tout espoir de traiter, il pensa
qu'en demandant la paix, lorsque ses forces étaient encore intactes et qu'il
n'avait pas été vaincu, il pourrait obtenir de meilleures conditions. Il envoya
donc un messager à Scipion, pour solliciter une entrevue. (6) Je n'ai aucune
raison pour avancer s'il fit la chose de son propre mouvement, ou si l'ordre lui
en fut donné par les magistrats de Carthage. (7) Valérius Antias rapporte que,
vaincu par Scipion dans un premier combat, où il eut douze mille hommes tués et
mille sept cents faits prisonniers, il se rendit comme ambassadeur, avec dix
autres personnages, au camp de Scipion. (8) Au reste, Scipion consentit à
l'entrevue; et les deux généraux, de concert, rapprochèrent leurs camps, afin de
s'aboucher plus facilement. (9) Scipion prit aux environs de la ville de
Naraggara une position d'ailleurs avantageuse et qui présentait des facilités
pour faire de l'eau en deçà de la portée du trait. (10) Hannibal s'établit à
quatre milles de là sur une hauteur, également sûre et avantageuse, sinon
qu'elle était éloignée de l'eau. On choisit entre les deux camps un endroit qui
se voyait de partout, afin de rendre toute surprise impossible.
Discours d'Hannibal
[XXX, 30]
(1) Laissant chacun leur escorte à pareille distance, et ne
gardant que leur interprète, les deux généraux entrèrent en conférence.
C'étaient les premiers capitaines non seulement de leur siècle, mais aussi de
tous les temps; ils pouvaient être comparés aux plus grands rois, aux plus
grands généraux de toutes les nations. (2) Lorsqu'ils furent en présence l'un de
l'autre, ils restèrent un instant comme interdits par l'admiration mutuelle
qu'ils s'inspiraient, et gardèrent le silence. Hannibal le premier prit la
parole:
(3) "Puisque les destins ont voulu qu'Hannibal, après avoir
commencé les hostilités contre le peuple romain, après avoir eu tant de fois la
victoire entre les mains, se décidât à venir demander la paix, je m'applaudis du
hasard qui m'adresse à vous plutôt qu'à un autre. (4) Vous aussi, parmi tous vos
titres de gloire, vous pourrez compter comme un des principaux d'avoir vu
Hannibal, à qui les dieux ont donné de vaincre tant de généraux romains, reculer
devant vous seul, et d'avoir terminé cette guerre signalée par vos défaites
avant de l'être par les nôtres. (5) Encore un des caprices les plus bizarres de
la fortune ! Votre père était consul quand je pris les armes; c'est le premier
général romain avec lequel j'en sois venu aux mains; et c'est à son fils que je
viens, désarmé, demander la paix. (6) Il eût été à souhaiter que les dieux
eussent inspiré à nos pères assez de modération pour se contenter, les vôtres,
de l'empire de l'Italie, les nôtres, de celui de l'Afrique. (7) La Sicile et la
Sardaigne valent-elles pour vous toutes ces flottes, toutes ces armées, tous ces
généraux illustres qu'elles vous ont coûtés? Mais oublions le passé; on peut le
blâmer plutôt que le refaire.
(8) À force de convoiter le bien d'autrui, nous avons mis nos
propres possessions en péril, et nous avons eu la guerre, vous, en Italie, nous,
en Afrique: mais vous avez vu, vous, presque à vos portes et sur vos remparts,
les enseignes et les armes des ennemis; nous, nous entendons de Carthage le
bruit du camp romain. (9) L'objet de nos plus cruelles alarmes, celui de vos
plus ardents désirs, est atteint: c'est de votre côté qu'est la fortune au
moment où la paix se traite; et nous qui traitons, nous avons le plus grand
intérêt à la conclure, et nous sommes assurés que tous nos actes seront ratifiés
par nos républiques. Il ne nous faut qu'un esprit assez calme pour ne pas
repousser des dispositions pacifiques. (10) Pour moi, qui rentre vieillard dans
cette patrie que j'ai quittée enfant, à mon âge, mes succès, mes revers m'ont
appris à préférer les calculs de la raison aux inspirations de la fortune. (11)
Mais votre jeunesse et le bonheur qui n'a cessé de vous accompagner me font
craindre que vous ne soyez trop fier pour adopter des résolutions pacifiques. On
ne songe pas volontiers à l'inconstance de la fortune, quand on n'a jamais été
trompé par elle. (12) Ce que j'étais à Trasimène, à Cannes, vous l'êtes
aujourd'hui. Élevé au commandement quand vous aviez à peine l'âge de service,
vous avez tout commencé avec une rare audace: la fortune ne l'a pas trahie un
seul instant. (13) En vengeant la mort d'un père et d'un oncle, vous avez
trouvé, dans les désastres mêmes de votre famille, l'occasion de faire briller
d'un vif éclat votre valeur et votre piété filiale. L'Espagne était perdue: vous
l'avez reconquise en chassant de cette province quatre armées carthaginoises.
(14) Créé consul dans un moment où tous les Romains découragés renonçaient à
défendre l'Italie, vous êtes passé en Afrique: là vous avez détruit deux armées,
vous avez pris à la même heure et brûlé deux camps; vous avez fait prisonnier
Syphax, ce roi si puissant; vous avez enlevé nombre de villes à sa domination et
à notre empire; enfin, lorsque après seize ans je me croyais sûr de la
possession de l'Italie, vous m'en avez arraché. (15) Par goût, vous pouvez
préférer la victoire à la paix. Je connais ces caractères qui tiennent plus à
l'honneur qu'à l'intérêt; et moi aussi j'ai eu autrefois les mêmes illusions.
(16) Que si les dieux, avec la bonne fortune, nous donnaient aussi la sagesse,
nous songerions à la fois, et aux événements accomplis, et aux événements
possibles. Vous avez en moi, sans parler des autres, un exemple frappant des
vicissitudes humaines. (17) Vous m'avez vu naguère campé entre l'Anio et votre
ville porter mes étendards jusqu'au pied des remparts de Rome; aujourd'hui vous
me voyez, pleurant la mort de mes deux frères, ces guerriers aussi intrépides
qu'illustres capitaines, arrêté sous les murs de ma patrie presque assiégée,
vous conjurer d'épargner à ma ville la terreur que j'ai portée dans la vôtre.
(18) Plus la fortune vous élève, moins vous devez vous y
fier. En nous donnant la paix au milieu du cours de vos prospérités et quand
nous avons tout à craindre, vous vous montrez généreux, vous vous honorez; nous
qui la demandons, nous subissons une nécessité. (19) Une paix certaine est
meilleure et plus sûre qu'une victoire qu'on espère: l'une est entre vos mains,
l'autre au pouvoir des dieux. Ne livrez pas aux chances d'une heure de combat un
bonheur de tant d'années. (20) Si vous pensez à vos forces, n'oubliez pas non
plus la puissance de la fortune et les chances de la guerre. Des deux côtés il y
aura du fer et des bras; les événements ne sont jamais moins sûrs que dans une
bataille. (21) Ce qu'un succès ajouterait de gloire à celle que vous pouvez dès
à présent vous assurer en accordant la paix ne vaut pas ce que vous en ôterait
un revers. Les trophées que vous avez conquis, ceux que vous espérez, peuvent
être renversés par le hasard d'un moment. (22) En faisant la paix, vous êtes
maître de votre destinée, Publius Cornélius: autrement il faudra accepter le
sort que les dieux vous donneront. (23) Marcus Atilius Régulus aurait été cité
comme un exemple bien rare de bonheur et de vaillance sur cette terre, s'il eût
voulu, après la victoire, accorder la paix à la demande de nos pères. Il ne sut
pas mettre des bornes à sa prospérité, ni retenir l'essor de sa fortune, et plus
son élévation avait été glorieuse, plus sa chute fut humiliante.
(24) Sans doute c'est à celui qui donne la paix, et non à
celui qui la demande, d'en régler les conditions; mais peut-être ne sommes-nous
pas indignes de prononcer nous-mêmes sur notre châtiment. (25) Nous ne nous
refusons pas à ce que tous les pays qui ont été cause de la guerre restent sous
votre domination, c'est-à-dire la Sicile, la Sardaigne et toutes les îles de la
mer qui séparent l'Afrique de l'Italie. (26) Nous autres Carthaginois, nous nous
renfermerons dans les limites de l'Afrique; nous vous verrons, puisque telle est
la volonté des dieux, gouverner sur terre et sur mer les pays mêmes encore
indépendants de vos lois.
(27) J'avoue que le peu de sincérité que nous avons mis à
demander naguère ou à attendre la paix doit vous rendre suspecte la foi punique.
Mais le nom de ceux qui demandent la paix, Scipion, doit être une garantie de
l'observation fidèle du traité. (28) Votre sénat lui-même, à ce que j'ai ouï
dire, n'a pas eu d'autre raison pour nous la refuser que le peu de dignité de
notre ambassade. (29) Aujourd'hui c'est Hannibal, c'est moi qui la demande; je
ne la demanderais pas si je ne la croyais utile, et je la maintiendrai par les
mêmes motifs d'intérêt qui me la font demander. (30) Après avoir commencé cette
guerre, je n'ai rien négligé pour qu'on n'en eût pas de regret, du moins tant
que les dieux ne m'ont pas retiré leur protection. Eh bien ! je ferai mes
efforts pour que la paix que j'aurai procurée ne laisse non plus de regret à
personne".
Réponse de Scipion
[XXX, 31]
(1) À ce discours le général répondit à peu près en ces
termes:
"Je n'ignorais pas, Hannibal, que l'espérance de vous voir
arriver avait seule poussé les Carthaginois à rompre et la trêve qu'ils avaient
jurée et la paix qui se préparait. (2) Vous ne cherchez pas vous-même à le
dissimuler, quand des conditions précédemment établies pour la paix vous
retranchez tout, excepté ce qui est depuis longtemps en notre pouvoir. (3) Au
reste, autant vous avez à coeur de faire sentir à vos concitoyens combien votre
arrivée les soulage, autant je dois veiller à ce que la suppression des articles
qu'ils ont consentis précédemment ne devienne pas aujourd'hui le prix de leur
perfidie. (4) Vous ne les méritez seulement pas, ces premières conditions; et
vous voudriez encore tirer parti de votre mauvaise foi ! Ce n'est pas pour la
Sicile que nos pères ont fait la première guerre, ni pour l'Espagne que nous
avons fait la seconde. Alors c'était le péril des Mamertins nos alliés;
aujourd'hui c'est la ruine de Sagonte; c'est toujours une cause juste et sacrée
qui nous met les armes à la main. (5) Vous avez été les agresseurs, vous
l'avouez, Hannibal, et les dieux m'en sont témoins, les dieux qui, dans la
première guerre, ont fait triompher le bon droit et la justice, comme ils les
font et les feront triompher encore cette fois. (6) Pour ce qui me concerne, je
connais la faiblesse de l'homme, je songe à la puissance de la fortune, et je
sais que toutes nos actions sont subordonnées à mille chances diverses. (7) Au
reste, j'aurais pu m'avouer coupable de présomption et de violence, si, avant de
passer en Afrique, vous voyant quitter volontairement l'Italie et venir à moi,
vos troupes déjà embarquées, pour demander la paix, j'eusse repoussé vos offres;
mais aujourd'hui que la bataille est déjà presque engagée, que, malgré vos
résistances et vos tergiversations, je vous ai attiré en Afrique, je ne vous
dois aucun ménagement. (9) Ainsi donc, si aux conventions qui semblaient devoir
servir de base à la paix vous ajoutez une réparation convenable pour l'attaque
de nos vaisseaux et de nos convois, et pour l'attentat commis sur nos députés en
pleine trêve, j'en pourrai référer au conseil. Si vous trouvez ces premières
clauses mêmes trop onéreuses, préparez-vous à la guerre, puisque vous n'avez pu
supporter la paix."
(10) La paix ne se fit pas; la conférence fut rompue, et les
deux généraux retournèrent vers leur escorte, annonçant que le pourparler
n'avait eu aucun résultat; qu'il fallait décider la querelle par les armes, et
attendre son sort de la volonté des dieux.
Préliminaires de la bataille
[XXX, 32]
(1) Rentrés dans leur camp, tous deux ordonnèrent à leurs
soldats de préparer leurs armes et leur courage pour une dernière bataille.
S'ils avaient le bonheur de triompher, leur victoire ne serait pas éphémère,
mais définitive. (2) Ils sauraient avant la nuit du lendemain si ce serait Rome
ou Carthage qui ferait la loi au monde. Ce n'était plus l'Afrique ou l'Italie,
c'était l'univers entier qui allait devenir la récompense du vainqueur; et le
péril serait aussi grand que la récompense pour celui contre qui tourneraient
les chances du combat."
(3) Pour les Romains, en effet, point d'asile sur cette terre
étrangère et inconnue; pour Carthage, lorsque cette dernière ressource serait
épuisée, nulle autre perspective qu'une ruine imminente.
(4) C'était pour décider de cette grande question que
s'avançaient sur le champ de bataille les deux peuples les plus puissants de la
terre, représentés chacun par le plus grand de leurs généraux, par la plus brave
de leurs armées, et prêts à couronner par un nouveau succès l'édifice de leur
gloire ou à le renverser. (5) Les esprits flottaient donc incertains entre
l'espérance et la crainte; chacun, considérant tantôt ses forces, tantôt celles
de l'ennemi, les appréciait à l'oeil plutôt que par le calcul et se laissait
aller en même temps à la joie et à la tristesse. Les réflexions que les soldats
ne se faisaient pas d'eux-mêmes leur étaient suggérées, par les conseils et les
exhortations de leurs généraux. (6) Le Carthaginois rappelait aux siens leurs
seize années d'exploits en Italie, tous les généraux romains, toutes les armées
qu'ils avaient taillés en pièces; quand il arrivait devant un soldat qui s'était
distingué par quelque action d'éclat, il lui remettait ses hauts faits en
mémoire. (7) Scipion parlait des Espagnes et des combats livrés naguère en
Afrique, et de la faiblesse avouée de son ennemi, qui ne pouvait ni s'empêcher
de demander la paix, tant il avait peur, ni la garder fidèlement, tant la
mauvaise foi était innée en lui. (8) Il parlait aussi de son entrevue avec
Hannibal, dont le mystère laissait le champ libre aux suppositions. (9) Il
augurait bien de ce que les mêmes auspices qui s'étaient manifestés à leurs
pères avant la bataille des îles Égates venaient de leur apparaître aussi au
moment où ils sortaient pour le combat. (10) "Ils touchaient, leur dit-il, au
terme de la guerre et de leurs fatigues. Il dépendait d'eux de s'assurer les
dépouilles de Carthage et un glorieux retour dans leur patrie, auprès de leurs
parents; de leurs enfants, de leurs femmes et de leurs dieux pénates."
(11) Tout cela, Scipion le leur disait la tête haute et la
joie dans les yeux, si bien qu'on eût pu le croire déjà vainqueur. Il mit
ensuite ses troupes en bataille: en tête les hastats, derrière eux les
principes, au dernier rang les triaires.
La bataille de Zama (19 octobre 202). Disposition des
troupes
[XXX, 33]
(1) Il ne forma point sa ligne par cohortes serrées et
disposées chacune en avant de ses enseignes; mais il ménagea entre les manipules
de faibles intervalles, de manière à ce que les éléphants de l'ennemi pussent
entrer dans les rangs sans y porter le désordre. (2) Laelius, qui avait été son
lieutenant, qui était cette année attaché à sa personne comme questeur
extraordinaire en vertu d'un sénatus-consulte, fut placé à l'aile gauche avec la
cavalerie italienne; Masinissa et ses Numides à la droite. (3) Pour remplir les
vides ménagés entre les manipules des antesignani, il se servit des
vélites qui composaient alors les troupes légères: ils avaient ordre, dès que
les éléphants donneraient, ou de se retirer derrière les lignes régulières, ou
de s'éparpiller à droite ou à gauche et de se ranger contre les antesignani,
afin d'ouvrir aux animaux un passage où ils viendraient tomber sous les coups de
mille traits croisés.
(4) Hannibal plaça, comme moyen de terreur, ses éléphants en
première ligne: il en avait quatre-vingts, nombre qu'il n'avait jamais réuni
dans aucune bataille; (5) puis venaient ses auxiliaires Ligures et Gaulois,
entremêlés de Baléares et de Maures; à la seconde ligne, les Carthaginois, les
Africains et la légion macédonienne; (6) puis, à un faible intervalle, sa
réserve composée d'Italiens. C'étaient, pour la plupart, des Bruttiens, qui, par
contrainte et par force, plutôt que de bonne volonté, l'avaient suivi lorsqu'il
évacuait l'Italie. (7) Sa cavalerie garnissait aussi les ailes; les Carthaginois
à la droite, et les Numides à la gauche.
(8) Hannibal essaya de toute sorte d'encouragements pour
animer ce mélange confus d'hommes qui n'avaient rien de commun, ni la langue, ni
les usages, ni les lois, ni les armes, ni les vêtements, ni l'extérieur, ni les
intérêts. (9) Aux auxiliaires il fit voir une riche solde pour le moment et de
plus riches dépouilles dans le partage du butin. Parlant aux Gaulois, il attisa
dans leur âme le feu de cette haine nationale et naturelle qu'ils nourrissaient
contre Rome. Aux yeux des Ligures il fit briller l'espoir de quitter leurs âpres
montagnes pour les plaines fertiles de l'Italie. (10) Il épouvanta les Maures et
les Numides par le tableau du despotisme cruel sous lequel Masinissa les
écraserait. En s'adressant à d'autres, c'étaient d'autres espérances, d'autres
craintes qu'il remuait au fond de leur cœur. (11) Il parla aux Carthaginois des
remparts de la patrie, des dieux pénates, des sépultures de leurs pères, de
leurs enfants et de leurs parents, de leurs femmes éperdues; il leur montra la
ruine et l'esclavage d'une part, de l'autre l'empire du monde, alternative
terrible qui ne laissait pas de milieu entre la crainte et l'espérance.
(12) Tandis que le général s'adressait ainsi à ses
Carthaginois, et que les chefs des nations diverses de son armée haranguaient
leurs concitoyens et, par la bouche d'interprètes, les étrangers mêlés à leurs
bandes, les Romains sonnèrent tout à coup de la trompette et du clairon, (13) et
poussèrent un cri si formidable que les éléphants se rejetèrent sur leur armée,
et surtout à leur gauche, sur les Maures et les Numides. Masinissa qui vit
l'effroi des ennemis, augmenta sans peine leur confusion, et les priva sur ce
point du secours de leur cavalerie. (14) Néanmoins quelques éléphants, plus
intrépides que les autres, fondirent sur les Romains et causèrent un grand
ravage parmi les vélites, non sans être eux-mêmes criblés de blessures: (15) car
les vélites, se repliant sur les manipules, ouvrirent un passage aux éléphants
pour n'être pas écrasés par eux, et quand ils virent, au milieu des rangs, ces
animaux qui prêtaient le flanc des deux côtés, ils les accablèrent d'une grêle
de traits; en même temps les antesignani ne cessaient de lancer sur eux
leurs javelots. (16) Chassés enfin des lignes romaines par ces traits qui
pleuvaient sur eux de toutes parts, ces éléphants se rejetèrent comme les autres
contre la cavalerie carthaginoise, à l'aile droite, et la mirent en déroute. Dès
que Laelius vit les ennemis en désordre, il profita de leur effroi et augmenta
leur confusion.
Combat d'infanterie
[XXX, 34]
(1) L'armée carthaginoise était privée de sa cavalerie aux
deux ailes, quand les deux infanteries s'ébranlèrent; mais déjà leurs forces et
leurs espérances n'étaient plus égales. Joignez à cela une circonstance, fort
légère en elle-même, mais qui eut une grande importance dans cette affaire; le
cri des Romains était plus uniforme et par là plus nourri, plus terrible, tandis
que de l'autre côté c'étaient des sons discordants, c'était un mélange confus
d'idiomes divers.
(2) L'armée romaine se tenait ferme et compacte par sa propre
masse autant que par le poids de ses armes, dont elle écrasait l'ennemi. Les
Carthaginois ne faisaient que voltiger et déployaient plus d'agilité que de
force. (3) Aussi, dès le premier choc, les Romains ébranlèrent l'ennemi; ils le
poussèrent alors à l'aide des bras et du bouclier, et, avançant à mesure qu'il
reculait, ils gagnèrent ainsi du terrain sans éprouver presque de résistance.
(4) Les derniers rangs pressèrent les premiers dès qu'ils s'aperçurent que la
ligne était en mouvement, et cette manoeuvre leur donna une grande force
d'impulsion.
(5) Du côté des ennemis, la seconde ligne, composée
d'Africains et de Carthaginois, au lieu de soutenir les auxiliaires qui
pliaient, craignit que les Romains, après avoir écrasé les premiers rangs qui
résistaient avec acharnement, n'arrivassent jusqu'à elle, et lâcha pied. (6)
Alors les auxiliaires tournèrent brusquement le dos et se rejetèrent vers leurs
amis: les uns purent se réfugier dans les rangs de la seconde ligne; les autres,
se voyant repoussés, massacrèrent pour se venger ceux qui naguère avaient refusé
de les secourir et qui maintenant refusaient de les recevoir. (7) C'était donc
un double combat, pour ainsi dire, que soutenaient les Carthaginois aux prises
tout à la fois avec leurs ennemis et avec leurs auxiliaires. (8) Cependant, dans
l'état d'effroi et d'exaspération où ils voyaient ces derniers, ils ne leur
ouvrirent pas leurs rangs; ils se serrèrent les uns contre les autres et les
rejetèrent aux ailes et dans la plaine d'alentour hors de la mêlée, afin
d'éviter que ces étrangers en désordre et couverts de blessures n'allassent
porter le trouble dans un corps de soldats carthaginois qui n'était pas encore
entamé.
(9) Au reste, il y avait un tel encombrement de cadavres et
d'armes sur la place qu'avaient naguère occupée les auxiliaires, que les Romains
avaient, pour ainsi dire, plus de peine à s'y frayer un passage qu'ils n'en
auraient eu pour passer à travers les rangs serrés de l'ennemi. (10) Aussi les
hastats qui étaient en fête, poursuivant les fuyards, chacun comme il le
pouvait, à travers ces monceaux de cadavres et d'armes et ces mares de sang,
confondirent leurs enseignes et leurs rangs. La même fluctuation se fit bientôt
remarquer aussi dans les rangs des principes, qui voyaient la première
ligne en désordre. (11) Quand Scipion s'en aperçut, il ordonna aussitôt aux
hastats de battre en retraite, envoya les blessés à l'arrière-garde, et fit
avancer sur les ailes les principes et les triaires, pour donner plus
d'assiette et de solidité au corps des hastats, qui formait ainsi le centre.
(12) Un nouveau combat fut donc engagé; les Romains se trouvaient en face de
leurs véritables ennemis; c'étaient de part et d'autre les mêmes armes, la même
expérience, la même gloire militaire, les mêmes espérances ambitieuses, les
mêmes dangers à courir; tout était égal. (13) Mais les Romains avaient
l'avantage du nombre et du courage; ils avaient déjà mis en déroute la cavalerie
et les éléphants; déjà vainqueurs de la première ligne, ils venaient combattre
la seconde.
Défaite de l'armée carthaginoise
[XXX, 35]
(1) Laelius et Masinissa, qui avaient poursuivi assez loin la
cavalerie en fuite, revinrent à temps attaquer par derrière la ligne ennemie;
cette charge de cavalerie mit enfin les Carthaginois en déroute. (2) Les uns
furent enveloppés et massacrés avant d'avoir quitté leurs rangs; les autres, qui
fuyaient dispersés dans la plaine ouverte autour d'eux, rencontrèrent la
cavalerie romaine qui battait tout le pays et qui les tailla en pièces. (3) Les
Carthaginois et leurs alliés laissèrent sur la place plus de vingt mille morts;
ils perdirent à peu près autant de prisonniers, cent trente enseignes et onze
éléphants. Les vainqueurs eurent à regretter environ deux mille hommes.
(4) Hannibal s'échappa au milieu du désordre avec un petit
nombre de cavaliers, et se réfugia dans Hadrumète. Pendant le combat comme avant
l'action, et jusqu'au moment où il quitta le champ de bataille, il avait déployé
toutes les ressources de l'art militaire; (5) et, de l'aveu même de Scipion,
ainsi que des plus habiles hommes de guerre, on lui doit cet éloge, il avait
disposé ce jour-là son armée avec un rare talent. (6) Les éléphants étaient en
première ligne, pour que leur choc imprévu, leur charge irrésistible,
empêchassent les Romains de suivre leurs enseignes et de garder leurs rangs,
tactique dont ils attendaient tout. (7) Puis venaient les auxiliaires devant la
ligne des Carthaginois, en sorte que ce ramassis d'aventuriers de toutes les
nations, dont la foi n'avait d'autre lien que l'intérêt, n'était pas libre de
prendre la fuite. (8) Hannibal avait calculé aussi qu'en recevant le premier
choc des Romains ils amortiraient leur ardeur et serviraient, à défaut d'autre
service, à émousser par leurs blessures le fer ennemi. (9) À la réserve il avait
placé le corps sur lequel reposait tout son espoir, les Carthaginois et les
Africains; il comptait que toutes choses égales d'ailleurs, ces soldats venant
combattre, tout frais encore, des hommes fatigués et blessés, auraient
nécessairement l'avantage. Quant aux Italiens, ne sachant s'il devait voir en
eux des alliés ou des ennemis, il les avait éloignés du corps de bataille et
relégué à l'arrière-garde. (10) Après avoir donné cette dernière preuve de ses
talents, Hannibal, qui s'était réfugié dans Hadrumète, retourna à Carthage où il
était mandé: il y avait trente-six ans qu'il en était parti enfant. (11) Devant
le sénat il déclara qu'il s'avouait vaincu non seulement dans cette bataille,
mais aussi dans la guerre, et qu'on n'avait d'espoir de salut qu'en obtenant la
paix.
Scipion reçoit les ambassadeurs carthaginois
[XXX, 36]
(1) Aussitôt après le combat, Scipion força le camp ennemi,
le pilla et retourna vers la côte, à ses vaisseaux, avec un immense butin. (2)
Il y apprit que Lentulus avait abordé à Utique avec cinquante vaisseaux à
éperons et cent bâtiments de transport, chargés de provisions de toute espèce.
(3) Pensant qu'il fallait profiter de l'abattement de Carthage pour la frapper
d'une terreur nouvelle, il envoya Laelius porter à Rome la nouvelle de sa
victoire, chargea Gnaeus Octavius de conduire par terre les légions sur
Carthage; et lui-même, après avoir réuni à son ancienne flotte la nouvelle
escadre de Lentulus, il fit voile d'Utique pour le port de Carthage. (4) Il en
était peu éloigné, lorsqu'il vit un vaisseau carthaginois qui venait à sa
rencontre, orné de bandelettes et de rameaux d'olivier. Il portait dix
ambassadeurs, des premiers de la ville, qu'on envoyait d'après le conseil
d'Hannibal pour demander la paix. (5) Quand ils furent auprès du vaisseau
amiral, ils présentèrent à Scipion les voiles des suppliants, lui demandèrent
grâce et implorèrent sa clémence et sa pitié. (6) Pour toute réponse, le général
leur ordonna de se rendre à Tunis, où il allait transporter son camp. Puis,
après avoir contemplé la situation de Carthage, moins pour en faire alors la
reconnaissance que pour humilier l'ennemi, il rappela Octavius à Utique et y
retourna lui-même.
(7) De là il se rendit à Tunis. Sur sa route on vint lui
annoncer que Vermina, fils de Syphax, à la tête d'un corps d'armée plus fort en
cavalerie qu'en infanterie, s'avançait au secours des Carthaginois. (8) Une
portion de l'armée, toute la cavalerie comprise, attaqua les Numides le premier
jour des Saturnales, et les mit en déroute après un engagement peu sérieux. La
cavalerie romaine cerna les vaincus de toute part et leur ferma toutes les
issues; il y eut quinze mille hommes tués et douze cents prisonniers: on
s'empara de quinze cents chevaux numides et de soixante-douze enseignes
militaires. Le jeune prince parvint à s'échapper au milieu du désordre avec une
poignée d'hommes.
(9) Alors Scipion établit son camp à Tunis, dans la position
qu'il avait déjà occupée, et il y reçut les députés de Carthage au nombre de
trente. Ils prirent un ton beaucoup plus humble que la précédente ambassade; la
fortune leur imposait plus que jamais cette dure nécessité; mais le souvenir
tout récent de leur perfidie les fit écouter avec moins de compassion. (10) Le
conseil, animé d'un juste ressentiment, conclut d'abord à la destruction de
Carthage; mais quand on réfléchit à la grandeur de l'entreprise et au temps
qu'exigerait le siège d'une place si forte et si bien défendue; (11) lorsque
Scipion lui-même songea qu'un successeur allait venir profiter de ses fatigues
et de ses dangers et lui ravir la gloire de terminer la guerre, tous les avis
tournèrent à la paix.
Scipion dicte aux Carthaginois les conditions de la paix
[XXX, 37]
(1) Le lendemain il rappela les députés, leur adressa des
reproches sévères sur leur mauvaise foi, et les engagea à profiter de la leçon
que leur donnaient tant de défaites, et à reconnaître enfin l'existence des
dieux, la sainteté des serments; puis il leur dicta les conditions de la paix:
(2) "Ils vivraient en liberté sous l'empire des lois; les villes, les
territoires, les frontières qu'ils avaient possédés avant la guerre, ils les
conservaient, et dès ce jour les Romains cesseraient leurs dévastations. (3) Ils
rendraient aux Romains tous les transfuges, déserteurs et prisonniers; ils
livreraient tous les vaisseaux de guerre, à l'exception de dix trirèmes et les
éléphants domptés qu'ils avaient; ils ne pourraient en dompter d'autres. (4) Il
leur était défendu de faire la guerre, soit en Afrique, soit hors de l'Afrique,
sans la permission du peuple romain. Ils donneraient satisfaction à Masinissa et
concluraient une alliance avec lui. (5) Ils fourniraient des vivres et
paieraient la solde aux auxiliaires, jusqu'à ce que leurs députés fussent
revenus de Rome. Ils acquitteraient en cinquante ans un tribut de dix mille
talents d'argent partagé par sommes égales. (6) Ils remettraient au choix de
Scipion cent otages de quatorze ans au moins et de trente ans au plus. Ils
obtiendraient une trêve de lui, si les bâtiments de transport capturés pendant
la première trêve et leurs cargaisons étaient restitués: sans quoi point de
trêve, point de paix à espérer."
(7) Telles furent les conditions que les députés eurent ordre
de reporter à Carthage. Ils venaient de les exposer dans l'assemblée, et Gisgon,
qui s'était levé pour parler contre la paix, se faisait écouter de la multitude,
aussi turbulente que lâche, (8) lorsque Hannibal, indigné que, dans un pareil
moment, de telles paroles fussent prononcées et écoutées, saisit Gisgon par le
bras et l'arracha de la tribune. Cette violence toute nouvelle dans une
république excita les murmures du peuple, et le guerrier, déconcerté par cette
manifestation à laquelle la vie des camps ne l'avait point habitué: (9) "J'avais
neuf ans, dit-il, quand je vous ai quittés, et c'est après une absence de
trente-six années que je reviens parmi vous. Les pratiques de la guerre, je les
ai apprises dès l'enfance, en combattant soit pour mon propre compte, soit au
service de l'état, et je crois les connaître assez bien; quant aux lois, aux
usages et coutumes de la ville et de la place publique, c'est à vous de me les
apprendre." (10) Après avoir ainsi excusé sa précipitation, il parla longuement
sur la paix pour montrer qu'elle n'était pas trop désavantageuse et qu'il y
avait nécessité de l'accepter.
(11) Ce qui causait le plus grand embarras, c'était que des
vaisseaux capturés pendant la trêve on ne retrouvait que les bâtiments
eux-mêmes; une enquête n'était pas facile, les coupables présumés étant dans le
parti qui ne voulait pas de la paix. (12) On convint de rendre les navires et de
se mettre ensuite à la recherche des équipages. Pour ce qui manquerait des
cargaisons, on s'en rapporterait à l'estimation de Scipion, et les Carthaginois
en paieraient ainsi la valeur.
(13) Quelques historiens prétendent qu'Hannibal courut du
champ de bataille à la mer, s'embarqua sur un vaisseau préparé d'avance et se
rendit près d'Antiochus; que Scipion ayant demandé avant tout qu'on lui remit
Hannibal, on lui répondit que ce général n'était plus en Afrique.
Situation à Rome (courant de l'année 202)
[XXX, 38]
(1) Quand les députés furent revenus auprès de Scipion, on
chargea les questeurs d'établir, d'après les registres publics, le compte de ce
qui avait appartenu à l'état sur les navires, et les propriétaires particuliers
de déclarer la valeur de ce qu'ils avaient perdu. (2) La somme totale s'éleva à
vingt-cinq mille livres pesant d'argent, qu'on exigea comptant; puis on accorda
trois mois de trêve aux Carthaginois. (3)Il leur fut fait défense d'envoyer
pendant la durée de cette trêve des députés ailleurs qu'à Rome, et de laisser
partir ceux qui pourraient se présenter à Carthage avant d'avoir fait connaître
au général romain d'où ils venaient et ce qu'ils demandaient. (4) Les députés de
Carthage furent envoyés à Rome avec Lucius Véturius Philon, Marcus Marcius
Ralla, et Lucius Scipio, frère du général.
(5) Vers ce temps, des convois arrivés de Sicile et de
Sardaigne produisirent une si grande baisse dans le prix des blés, que le
marchand abandonnait les grains aux équipages pour payer le fret. (6) À Rome, la
première nouvelle de la rupture de la trêve par les Carthaginois avait causé
quelque alarme; et Tibérius Claudius Néron avait reçu l'ordre de partir en toute
hâte avec sa flotte pour la Sicile, et de passer de là en Afrique; l'autre
consul Marcus Servilius Géminus devait rester aux portes de la ville, jusqu'à ce
que l'on connût l'état des affaires en Afrique. (7) Tibérius Claudius mit
beaucoup de lenteur dans ses préparatifs de départ, parce que le sénat avait
laissé Scipion, plutôt que le consul, arbitre des conditions auxquelles on
accorderait la paix.
(8) L'annonce de quelques prodiges avait concouru avec la
nouvelle de la rupture des traités à augmenter l'effroi. À Cumes, le disque du
soleil avait paru se rétrécir et il était tombé une pluie de pierres; sur le
territoire de Vélitres, la terre s'était entrouverte et avait formé de vastes
abîmes dont les profondeurs engloutirent des arbres entiers. (9) Dans la ville
d'Aricie, le forum et les boutiques qui l'entouraient; à Frusino, quelques
endroits de la muraille et l'une des portes avaient été frappés de la foudre;
sur le mont Palatin il était tombé une pluie de pierres. Pour expier ce dernier
prodige, on offrit, selon l'antique usage, un sacrifice novendial; pour les
autres, on immola les grandes victimes. (10) Au milieu de ces expiations, une
crue d'eau extraordinaire vint ajouter aux terreurs religieuses. Le débordement
du Tibre fut tel, que le cirque fut inondé, et qu'il fallut célébrer les jeux
Apollinaires en dehors de la porte Colline, près du temple de Vénus Érycine.
(11) Au reste, le jour même des jeux, le beau temps reparut
tout à coup, et le cortège sacré, qui avait pris le chemin de la porte Colline,
fut rappelé et ramené au cirque, sur la nouvelle que l'eau s'en était retirée:
(12) l'allégresse du peuple et l'affluence des spectateurs aux jeux
redoublèrent, quand on vit cet emplacement rendu à la fête dont il était le
théâtre ordinaire.
Activité du consul Tibérius Claudius Néron (courant de
l'hiver 202-201)
[XXX, 39]
(1) Le consul Tibérius Claudius Néron partit enfin de Rome; mais entre
le port de Cosa et celui de Lorétum il fut assailli d'une violente
tempête, qui le jeta dans les plus vives alarmes. (2) Arrivé à Populonia,
il s'y arrêta jusqu'à ce que la tempête eût épuisé ses fureurs, et passa
dans l'île d'Elbe, puis de l'île d'Elbe dans celle de Corse, enfin de
Corse en Sardaigne. Là, comme il doublait les Monts Insani, un ouragan
beaucoup plus terrible le surprit dans ces parages très dangereux et
dispersa sa flotte. (3) Beaucoup de vaisseaux furent avariés et
dépouillés de leurs agrès; il y en eut quelques-uns de brisés. La flotte
ainsi maltraitée et mise en pièces gagna Caralès: on tira les vaisseaux
à terre, et pendant qu'on les radoubait, l'hiver survint: l'année fut
bientôt révolue, et Titus Claudius, n'ayant point obtenu de prorogation
pour son commandement, retourna avec sa flotte à Rome comme simple
particulier. (4) Marcus Servilius, ne voulant pas être rappelé pour les
comices, nomma dictateur Gaius Servilius Géminus, et partit pour sa
province. Le dictateur prit pour maître de la cavalerie Publius Aelius
Paetus. (5) Mais toutes les fois que les comices devaient avoir lieu,
des orages empêchèrent de les tenir. Aussi, la veille des ides de Mars,
les anciens magistrats étant sortis de charge sans qu'il y en eût
d'autres pour les remplacer, la république se trouva n'avoir point de
magistrats curules. (6) Le pontife Titus Manlius Torquatus mourut cette
année et Gaius Sulpicius Galba lui succéda. Lucius Licinius Lucullus et
Quintus Fulvius, édiles curules, firent représenter pendant trois jours
les jeux Romains. (7) Les greffiers et les viateurs des édiles, accusés
et convaincus d'avoir soustrait frauduleusement de l'argent du trésor,
furent condamnés, et leur flétrissure rejaillit jusque sur l'édile
Lucullus. (8) Les édiles plébéiens Publius Aelius Tubéro et Lucius
Laetorius, dont l'élection était vicieuse, se démirent de leur charge;
ils avaient cependant déjà célébré les jeux, donné à cette occasion le
festin d'usage dans le temple de Jupiter, et placé dans le Capitole
trois statues d'argent faites avec les produits des amendes. Le
dictateur et le maître de la cavalerie furent chargés par un
sénatus-consulte de célébrer la fête et les jeux de Cérès.
Annonce de la victoire à Rome (printemps 201)
[XXX, 40]
(1) Les députés envoyés d'Afrique, Romains et Carthaginois
étaient arrivés à Rome; le sénat s'assembla dans le temple de Bellone. (2)
Lucius Véturius Philon en déposant que la bataille perdue par Hannibal avait
décidé du sort de Carthage et mis fin à une guerre désastreuse, excita des
transports de joie dans l'assemblée; (3) puis il annonça la défaite de Vermina,
fils de Syphax; ce qui n'était qu'un léger surcroît de bonheur. Il reçut ensuite
l'ordre de se rendre devant le peuple, et de lui faire part de ces heureuses
nouvelles. (4) Quand on se fut bien félicité, on ouvrit tous les temples de la
ville, et l'on décréta trois jours de supplications. Les députés de Carthage et
ceux de Philippe, qui venaient aussi d'arriver, demandèrent une audience du
sénat; mais le dictateur leur répondit au nom des Pères conscrits que ce
seraient les nouveaux consuls qui la leur accorderaient. (5) Puis on tint les
comices: on choisit pour consuls Gnaeus Cornélius Lentulus et Publius Aelius
Paetus; pour préteurs Marcus Junius Pennus, qui eut la juridiction de la ville,
Marcus Valérius Falto, qui reçut le Bruttium, Marcus Fabius Butéo, la Sardaigne,
et Publius Aelius Tubéro, la Sicile.
(6) On convint de ne régler les provinces des consuls
qu'après avoir donné audience aux députés du roi Philippe et à ceux des
Carthaginois. On prévoyait que si une guerre allait finir, une autre allait
commencer. (7) Le consul Gnaeus Cornélius Lentulus brûlait d'obtenir le
département de l'Afrique; si la guerre continuait, la victoire était facile; si
elle touchait à son terme, il ambitionnait la gloire de la voir finir sous son
consulat. (8) Il se refusait donc, disait-il, à ce qu'on traitât toute autre
question, avant de lui avoir décerné le commandement de l'Afrique, que son
collègue consentait à lui abandonner. Paetus était un esprit sage et modéré, qui
regardait cette rivalité de gloire avec Scipion comme injuste et impossible à
soutenir. (9) Quintus Minucius Thermus et Manius Acilius Glabrio, tribuns du
peuple, disaient "que Gnaeus Cornélius ne faisait que renouveler une tentative
déjà faite inutilement l'année précédente par Tibérius Claudius; (10) que le
sénat avait déféré au peuple le droit de désigner un général pour le
commandement de l'Afrique et que les trente-cinq tribus s'étaient toutes
prononcées en faveur de Scipion." (11) Après de longues contestations dans le
sénat et devant le peuple, on finit par remettre au sénat la décision de
l'affaire. (12) Les sénateurs, après avoir prêté serment, ainsi qu'on en était
convenu, arrêtèrent que les consuls s'entendraient sur le partage des provinces
ou tireraient au sort pour savoir qui des deux aurait l'Italie, et qui se
mettrait à la tête d'une flotte de cinquante vaisseaux. (13) Celui qui aurait la
flotte devait se rendre en Sicile; si la paix n'était pas conclue avec les
Carthaginois, il passerait en Afrique. Le consul commanderait sur mer, et
Scipion sur terre avec le même titre et les mêmes pouvoirs qu'il avait eus
jusqu'alors. (14) Si l'on tombait d'accord sur les conditions de la paix, les
tribuns du peuple proposeraient au peuple de décider si ce serait le consul ou
Publius Scipion qui ferait le traité, et qui ramènerait d'Afrique l'armée
victorieuse, si on jugeait à propos de la rappeler. (15) Si le peuple voulait
que ces deux commissions fussent données à Scipion, le consul ne passerait pas
de Sicile en Afrique. (16) L'autre consul, chargé de l'Italie, recevrait deux
légions du préteur Marcus Sextius Sabinus.
Répartition des effectifs pour l'année 201
[XXX, 41]
(1) Publius Scipion garda ses armées et fut prorogé dans le
commandement de la province d'Afrique. Le préteur Marcus Valérius Falto reçut
les deux légions du Bruttium qui avaient obéi à Gaius Livius l'année précédente.
(2) Le préteur Publius Aelius devait prendre des mains de Gnaeus Trémellius le
commandement des deux légions de Sicile. On donna à Marcus Fabius, pour la
Sardaigne, la légion qui avait servi sous le propréteur Publius Cornélius
Lentulus. (3) Marcus Servilius, consul de l'année précédente, fut maintenu à la
tête de ses deux légions et de celles d'Étrurie.
(4) Quant aux Espagnes, il y avait déjà plusieurs années que
Lucius Cornélius Lentulus et Lucius Manlius Acidinus y commandaient; on chargea
donc les consuls de s'entendre, s'ils le trouvaient bon, avec les tribuns pour
proposer au peuple de décider à qui on donnerait ce département. (5) Le
magistrat désigné formerait avec les deux armées d'Espagne une légion de soldats
romains, une légion et quinze cohortes d'alliés du nom latin à la tête
desquelles il occuperait la province; les anciens soldats seraient ramenés en
Italie par Lucius Cornélius et Lucius Manlius. (6) On décréta pour le consul
Cornélius la formation d'une flotte de cinquante vaisseaux choisis dans la
flotte qui était en Afrique sous les ordres de Gnaeus Octavius, et dans celle de
Publius Villius, qui croisait sur les côtes de Sicile; le consul devait désigner
les bâtiments qu'il voulait; (7) Publius Scipion garderait les quarante
vaisseaux longs qu'il avait; s'il désirait en laisser le commandement à Gnaeus
Octavius, cet officier serait prorogé pour un an avec le titre de propréteur;
(8) s'il prenait Laelius pour amiral, Octavius reviendrait à Rome, et y
ramènerait les vaisseaux dont le consul n'aurait pas besoin. Marcus Fabius Butéo
reçut aussi dix vaisseaux longs pour défendre la Sardaigne; (9) de plus les
consuls eurent ordre de lever deux légions urbaines. Ainsi la république mit sur
pied cette année quatorze légions et cent vaisseaux longs.
Audience des ambassadeurs macédoniens et de la délégation
carthaginoise
[XXX, 42]
(1) Ce fut alors qu'on s'occupa des députés de Philippe et de
ceux des Carthaginois. On convint de recevoir d'abord les Macédoniens: (2) leur
discours fut un mélange d'excuses, d'accusations et de demandes de réparation,
en réponse aux plaintes qu'avaient formées les députés envoyés de Rome à
Philippe sur le ravage des pays alliés; d'accusations contre les alliés du
peuple romain, (3) mais surtout contre Marcus Aurélius Cotta, l'un des trois
députés romains, auquel ils reprochaient avec beaucoup d'amertume de n'avoir pas
quitté la Macédoine après la levée des contingents, d'avoir attaqué le roi
contrairement au traité, et d'avoir souvent combattu ses lieutenants, enseignes
déployées; (4) en fin de demande, pour obtenir la liberté des Macédoniens et de
leur chef Sopater, qui avaient servi comme mercenaires sous Hannibal, et qu'on
avait faits prisonniers et jetés en prison. (5) À ces assertions Marcus Furius,
envoyé exprès de Macédoine par Aurélius, répliqua "qu'Aurélius avait été laissé
dans le pays pour empêcher les alliés du peuple romain de se donner au roi dans
l'excès de leurs maux et de leurs souffrances, (6) et que jamais il n'avait
franchi les frontières des alliés; qu'il avait mis tous ses soins à ne pas
laisser ravager impunément leur territoire; que Sopater était un des courtisans
et des parents du roi; qu'il avait été récemment envoyé avec quatre mille hommes
et de l'argent en Afrique, au secours d'Hannibal et des Carthaginois." (7)
Interrogés sur ces deux points, les Macédoniens ne firent que des réponses
évasives; alors on leur déclara en face: "que le roi cherchait évidemment la
guerre, et que, s'il continuait, il l'aurait bientôt. (8) Qu'il avait doublement
violé le traité: d'abord, en accablant de vexations les alliés du peuple romain
et en désolant leurs terres par ses hostilités; puis en fournissant aux ennemis
des secours et des subsides; (9) que Scipion n'avait fait et ne faisait rien que
de juste et de légitime en traitant comme ennemis et chargeant de fers ceux qui
avaient été pris les armes à la main et en guerre contre Rome; (10) qu'enfin
Marcus Aurélius agissait dans l'intérêt de la république et méritait la
reconnaissance du sénat en employant les armes, puisque la foi des traités était
impuissante pour protéger les alliés du peuple romain."
(11) Après avoir congédié les Macédoniens avec cette réponse
sévère, on fit entrer les Carthaginois: c'étaient les premiers citoyens de la
république. En voyant leur âge et leur dignité, chacun se dit que les vaincus
songeaient sérieusement à traiter. (12) Mais le personnage le plus considérable
de l'ambassade était Hasdrubal, surnommé le Chevreau par ses concitoyens;
Hasdrubal qui avait toujours conseillé la paix, et toujours lutté contre la
faction Barca: (13) il n'en fut que mieux écouté en cette circonstance, lorsque,
pour disculper sa patrie, il rejeta toute la responsabilité de la guerre sur
l'ambition de quelques hommes. (14) Il prononça un discours adroit où il prenait
le ton de la justification: tantôt il faisait des aveux, pour ne pas rendre le
pardon trop difficile en niant avec impudence des faits avérés; tantôt il
engageait le sénat à user de ses avantages avec réserve et modération: (15) "Si
les Carthaginois, disait-il, eussent voulu l'écouter, lui et Hannon, et profiter
des circonstances, ils auraient dicté les conditions qu'ils demandaient en ce
moment. Il était rare que les dieux donnassent à la fois aux hommes le bonheur
et la sagesse. (16) Le peuple romain était invincible, parce qu'au sein de la
prospérité il savait suivre les conseils de la raison. Il serait étonnant à coup
sûr qu'il en fût autrement. (17) Le défaut d'habitude produisait, chez ceux pour
qui le succès était nouveau, des transports qui tenaient du délire. Le peuple
romain était fait aux joies de la victoire; il en était rassasié, et sa clémence
envers les vaincus avait peut-être plus contribué que ses conquêtes à étendre
son empire."
(18) Les autres orateurs cherchèrent à inspirer plus de pitié
en rappelant "de quel faîte de grandeur Carthage était tombée et dans quel abîme
de maux: eux qui naguère avaient soumis à leurs armes victorieuses presque tout
l'univers ne possédaient plus que les murs de Carthage. (19) Resserrés dans son
enceinte, ils ne voyaient plus ni sur terre ni sur mer rien qui reconnût leurs
lois. Leur ville même et leurs pénates ne leur étaient assurés que si le peuple
romain ne leur ôtait pas dans sa colère cet asile au-delà duquel ils n'avaient
plus rien."
(20) L'émotion des sénateurs était visible; on dit pourtant
que l'un d'eux, qui ne pouvait oublier la perfidie des Carthaginois, s'écria:
(21) "Au nom de quels dieux veulent-ils donc conclure la paix, après avoir
trompé ceux qui furent les garants de leurs premiers serments? - Au nom des
dieux, dit Hasdrubal, qui punissent si cruellement les transgresseurs des
traités."
Conclusion du traité de paix (courant de l'été 201)
[XXX, 43]
(1) Tous les esprits penchaient vers la paix, lorsque le
consul Gnaeus Cornélius Lentulus, qui avait le commandement de la flotte, mit
opposition au sénatus-consulte. (2) Alors les tribuns Manius Acilius et Quintus
Minucius proposèrent au peuple "de déclarer qu'il autorisait le sénat à faire la
paix avec les Carthaginois, et de désigner celui qui devait la conclure et celui
qui ramènerait l'armée d'Afrique." (3) Les tribus consultées furent unanimes sur
la question de la paix; elles chargèrent Scipion de la conclure et de ramener
l'armée. (4) En vertu de cette décision le sénat décréta que Publius Scipion,
après avoir pris l'avis de dix commissaires, ferait la paix avec le peuple
carthaginois aux conditions qu'il jugerait convenables. (5) Les Carthaginois
firent ensuite leurs remerciements au sénat; ils demandèrent la permission
d'entrer à Rome et d'avoir une entrevue avec leurs compatriotes détenus dans les
prisons publiques. (6) "Les uns, disaient-ils, étaient leurs parents et leurs
amis, des hommes du premier rang; ils avaient pour les autres des commissions
particulières de leurs familles." (7) Quand ils les eurent visités, ils
sollicitèrent aussi la faveur d'en racheter un certain nombre: on leur demanda
de dire les noms; ils en nommèrent environ deux cents; alors un sénatus-consulte
ordonna (8) que les commissaires romains prendraient deux cents prisonniers au
choix des Carthaginois, les conduiraient en Afrique à Publius Cornélius Scipion,
et lui recommanderaient de les rendre sans rançon aux Carthaginois lorsque la
paix serait conclue."
(9) Les féciaux désignés pour aller en Afrique sanctionner le
traité obtinrent, sur leur demande, un sénatus-consulte rédigé en ces termes:
"Les féciaux prendront avec eux les cailloux sacrés et les verveines sacrées; le
préteur romain leur ordonnera de sanctionner le traité, et ils demanderont de
leur côté au préteur la plante mystérieuse." C'est une espèce de plante qu'on
prend au Capitole pour la donner aux féciaux. (10) C'est ainsi que furent
congédiés de Rome les députés de Carthage.
Lorsqu'ils se furent rendus en Afrique auprès de Scipion, ils
firent la paix aux conditions précédemment énoncées. (11) Ils livrèrent leurs
vaisseaux longs, leurs éléphants, les transfuges, les déserteurs et quatre mille
prisonniers, au nombre desquels était le sénateur Quintus Térentius Culléo. (12)
Scipion fit conduire les vaisseaux en pleine mer, où on les brûla; il y avait,
dit-on, cinq cents bâtiments à rames de toute espèce: l'aspect de cet
embrasement soudain accabla les Carthaginois d'une douleur aussi profonde que
l'aurait fait l'incendie de Carthage même. (13) Les transfuges furent traités
plus sévèrement que les déserteurs: ceux du nom latin furent frappés de la hache
et les Romains mis en croix.
Bilan de la guerre
[XXX, 44]
(1) Il y avait quarante ans qu'avait été conclue la dernière
paix avec les Carthaginois, sous le consulat de Quintus Lutatius Certoet d'Aulus
Manlius Torquatus. (2) La guerre avait recommencé vingt-trois ans après, sous le
consulat de Publius Cornélius Scipion et de Tibérius Sempronius Longus. Elle fut
terminée la dix-septième année, sous celui de Gnaeus Cornélius Lentulus et de
Publius Aelius Paetus. (3) Dans la suite Scipion répéta souvent, dit-on, que
l'ambition de Tibérius Claudius Néron, d'abord, et puis celle de Gnaeus
Cornélius Lentulus l'avaient empêché de terminer cette guerre par la ruine de
Carthage. (4) À Carthage, au milieu des embarras que faisait naître, pour le
premier paiement du tribut, la pénurie du trésor épuisé par une si longue
guerre, au milieu du deuil et de la désolation du sénat, on vit, dit-on,
Hannibal qui se prenait à rire. (5) Hasdrubal le Chevreau lui ayant reproché
d'insulter ainsi à la douleur publique, dont il était la première cause, il
répondit: (6) "Si les yeux qui distinguent les mouvements du visage pouvaient
lire aussi au fond de l'âme, il vous serait facile de reconnaître que cette
gaieté qui vous choque sort d'un coeur moins ivre de joie qu'égaré par la
douleur. Toutefois elle n'est pas aussi déplacée que vos larmes inutiles et hors
de saison. (7) Il fallait pleurer alors qu'on nous ôtait nos armes, qu'on
brûlait nos vaisseaux, qu'on nous interdisait toute guerre extérieure car c'est
là le coup qui nous a tués. Et ce n'est point parce qu'ils redoutent votre haine
que les Romains ont pris cette résolution contre vous, croyez-le bien. (8) Ils
savent qu'un grand état ne peut rester longtemps en repos, et que s'il n'a point
d'ennemis au dehors, il en trouve à l'intérieur; pareil à ces corps vigoureux
qui semblent à l'abri de tout péril extérieur, mais qui succombent sous le poids
de leurs propres forces. (9) Nous ne sommes sensibles aux maux publics qu'autant
qu'ils touchent à nos intérêts privés; et parmi ces maux il n'en est pas de plus
poignant pour nous que la perte de notre argent. (10) Aussi quand on a dépouillé
Carthage vaincue de toutes ses richesses, quand vous l'avez vue désarmée et sans
défense au milieu de toute l'Afrique en armes, pas un de vous n'a gémi ! (11)
Aujourd'hui que chacun doit payer de ses deniers sa part du tribut, on croirait
que vous pleurez la ruine de la patrie. Peut-être, je le crains, sentirez-vous
bientôt que c'est le moindre de vos maux qui vous coûte aujourd'hui tant de
larmes." (12) Tel fut le discours d'Hannibal aux Carthaginois.
Cependant Scipion rassembla son armée, et, en sa présence, il
fit don à Masinissa du royaume de ses pères, en y ajoutant la place forte de
Cirta et les autres villes et territoires détachés des états de Syphax et tombés
au pouvoir des Romains. (13) Il envoya Gnaeus Octavius avec sa flotte en Sicile
pour la remettre au consul Gnaeus Cornélius Lentulus; il ordonna aux députés de
Carthage de partir pour Rome, afin d'y faire ratifier par un sénatus-consulte et
un plébiscite tout ce qu'avait fait Scipion, d'après l'avis des deux
commissaires.
Entrée triomphale de Scipion à Rome
[XXX, 45]
(1) La paix était conclue sur terre et sur mer; il embarqua
son armée et retourna en Sicile à Lilybée. (2) De là il renvoya par mer une
grande partie de ses troupes; quant à lui, traversant l'Italie, heureuse de la
paix autant que de la victoire, il vit partout sur son passage des flots de
population qui sortaient des villes pour l'entourer de leurs hommages; la foule
même des gens de la campagne encombrait les routes. Ce fut ainsi qu'il arriva
jusqu'à Rome. Le plus beau triomphe qu'on eût jamais vu signala son entrée dans
la ville. (3) II porta au trésor cent vingt-trois mille livres pesant d'argent;
chaque soldat eut, sur le butin, une gratification de quatre cents as. (4) La
mort déroba Syphax à la curiosité du public, sans rien ôter à la gloire du
triomphateur; il était mort peu de temps auparavant à Tibur, où on l'avait
transporté de la ville d'Albe.
Cependant la fin de ce prince fournit un autre spectacle aux
Romains: on lui fit des funérailles publiques. (5) Polybe, dont le témoignage a
quelque poids, dit que Syphax fut mené en triomphe. Dans le cortège qui suivait
le char triomphal, on remarqua Quintus Térentius Culléo, avec le bonnet
d'affranchi sur la tête; pendant tout le reste de sa vie, il montra sa
reconnaissance à Scipion, en l'honorant comme son libérateur. (6) Quant au
surnom d'Africain, je ne saurais dire s'il le dut à l'affection de ses soldats
ou à l'enthousiasme du peuple; ou bien si ce fut d'abord une flatterie de ses
amis, comme, du temps de nos pères, on a donné le surnom d'Heureux à Sylla, et
celui de Grand à Pompée.
(7) Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il fut le premier général
immortalisé par le nom de la nation, qu'il avait vaincue. À son exemple, dans la
suite, d'autres généraux, qui n'avaient pas remporté d'aussi belles victoires,
ont décoré leurs images de titres glorieux et transmis des surnoms illustres à
leur famille.
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