I.
Le premier Scipion avait ouvert la route à la puissance romaine,
c'est à la corruption que le second l'ouvrit. En effet, une fois supprimée la
crainte qu'inspirait Carthage, une fois disparue la rivale qui leur disputait
l'empire, ce n'est point par une marche insensible mais d'une course folle que
les Romains laissant là la vertu, se précipitèrent vers les vices. Les anciens
usages furent abandonnés, de nouveaux furent introduits ; aux veilles succéda le
sommeil ; aux armes, les plaisirs ; la cité délaissa le travail pour l'oisiveté.
C'est alors que Scipion Nasica construisit des colonnades dans le Capitole, que
Métellus fit celles dont nous avons déjà parlé, que dans le cirque, Cneius
Octavius en bâtit une bien plus magnifique encore ; et que la splendeur de l'Etat
entraîna le faste des particuliers.
Vint ensuite la lamentable et honteuse guerre d'Espagne contre Viriathe, un chef
de brigands. La fortune y fut indécise mais plus souvent contraire aux Romains.
Viriathe tué par la ruse plutôt que par le courage de Servilius Caepio, la
guerre de Numance s'alluma, plus pénible encore. Cette ville n'eut jamais sous
les armes plus de dix mille de ses citoyens, mais grâce à leur opiniâtre
fermeté, à l'incapacité de nos chefs, ou à l'indulgence du sort, ils forcèrent
non seulement les autres généraux mais même l'illustre Pompée, le premier des
Pompées qui obtint le consulat, à conclure les plus honteux traités et en
imposèrent de non moins honteux et exécrables au consul Mancinus Hostilius.
Pompée dut l'impunité à son crédit. Mancinus éprouva une telle humiliation qu'il
consentit à se laisser livrer aux ennemis par les féciaux, nu, les mains liées
derrière le dos. Mais ceux-ci, comme avaient fait autrefois les vainqueurs des
fourches Caudines, refusèrent de le recevoir et dirent qu'un État n'avait pas le
droit de payer du sang d'un seul homme la violation de sa parole.
II.
En livrant Mancinus, on provoqua dans l'État
de violents désordres. En effet, Tibérius Gracchus, fils de Tibérius Gracchus,
citoyen très illustre et très distingué, petit-fils de Publius Scipion
l'Africain du côté maternel, avait été questeur dans cette guerre et avait
conseillé et signé le traité. Il eut peine à tolérer l'annulation d'un de ses
actes ou craignit d'être exposé lui-même à un jugement et à un châtiment
analogues. Nommé tribun du peuple, cet homme, par ailleurs d'une vie
irréprochable, supérieurement doué et de la plus grande droiture dans ses
intentions, orné enfin de vertus aussi parfaites qu'un mortel peut les recevoir
de la nature ou les acquérir par ses efforts, abandonna le parti des gens de
bien, sous le consulat de Publius Mucius Scévola et de Lucius Calpurnius, il y a
de cela cent soixante-deux ans. Il promit le droit de cité à l'Italie entière,
réalisa en même temps les voeux de tous en promulguant des lois agraires,
bouleversa tout de fond en comble et mit la république au bord de l'abîme en lui
faisant courir un double danger. Comme Octavius son collègue résistait dans
l'intérêt de l'État, il annula ses pouvoirs et nomma des triumvirs chargés de
répartir les terres et de conduire les colonies ; ce furent, avec lui-même, son
beau-père l'ancien consul Appius et son frère Caïus qui était encore un tout
jeune homme.
III.
Publius Scipion Nasica, petit-fils de celui
que le Sénat avait jugé l'homme le plus vertueux, fils de celui qui, censeur,
avait bâti un portique dans le Capitole, arrière-petit-fils de Cneius Scipion,
l'oncle de l'illustre Publius Scipion l'Africain, était alors un simple citoyen,
revêtu de la toge. Bien qu'il fût cousin germain de Tibérius Gracchus, il
faisait passer la patrie avant la parenté et jugeait que tout ce qui n'était pas
conforme à l'intérêt de l'Etat était contraire aux intérêts des particuliers.
Ces vertus lui valurent d'être le premier à recevoir pendant son absence la
dignité de grand pontife. Entourant son bras gauche d'un pan de sa toge, il se
posta au sommet du Capitole, au haut des marches et exhorta à le suivre ceux qui
voulaient le salut de l'État. Alors les nobles, le Sénat, la meilleure et la
plus grande partie de l'ordre équestre, avec ceux des plébéiens qui n'avaient
pas subi l'influence de funestes conseils, se précipitèrent vers Gracchus qui,
debout sur la place au milieu de ses bandes, cherchait à soulever une foule
venue de presque toute l'Italie. Comme Gracchus dans sa fuite descendait, en
courant, la pente du Capitole, il fut atteint d'un morceau de banc et finit par
une mort prématurée une vie qui aurait pu être très glorieuse.
C'est ainsi qu'on commença dans la ville de Rome à verser le sang des citoyens
et à tirer le glaive impunément. Dès lors, le droit succomba sous la violence,
le plus fort fut jugé le meilleur, les différends entre citoyens qui jadis
étaient toujours apaisés par des accommodements furent réglés par l'épée, et les
guerres furent engagées sans motif légitime, selon les profits qu'elles
procuraient. Rien d'étonnant à cela : les exemples vont souvent plus loin que
leur point de départ ; si étroit que soit le sentier où vous les laissez
s'engager, ils s'en écartent et se frayent à eux-mêmes un large chemin. Une fois
qu'on s'est écarté de la bonne route, on va à l'abîme et personne ne voit de
honte à faire ce qui a été profitable à un autre.
IV.
Pendant que ces faits se passaient en Italie,
le roi Attale mourant léguait l'Asie au peuple romain, comme Nicomède lui légua
plus tard la Bithynie ; mais Aristonicus prétendit qu'il était descendant de la
famille royale et s'empara du pays par les armes. Il fut vaincu par Marcus
Perpenna et après avoir figuré dans un cortège triomphal, mais dans celui de
Manius Aquilius, il paya de la vie le crime qu'il avait commis ; il avait en
effet au début de la guerre fait assassiner le très savant jurisconsulte Crassus
Mucianus qui revenait alors de son proconsulat d'Asie. Pour venger tant de
défaites subies autour de Numance, on nomma consul pour la seconde fois Publius
Scipion Emilien, le second Africain, le destructeur de Carthage et on l'envoya
en Espagne. Sa chance et son courage dont nous avions eu les preuves en Afrique,
répondirent en Espagne à notre attente. Moins d'un an et trois mois après son
arrivée, Numance entourée de travaux de siège était détruite et complètement
rasée. Jamais avant lui homme d'aucune nation ne mérita d'immortaliser son nom
par la destruction de villes plus illustres. Car en détruisant Carthage et
Numance, il nous délivra de la crainte de la première et nous vengea des
outrages de la seconde.
Ce même Scipion interrogé par le tribun Carbon sur ce qu'il pensait de Tibérius
Gracchus répondit que, si l'intention de Gracchus avait été de s'emparer du
pouvoir, on avait eu raison de le tuer. Comme toute l'assemblée se récriait, il
ajouta : ""Les ennemis en armes que j'ai tant de fois entendus ne m'ont pas
effrayé de leurs cris ; comment pourriez-vous m'émouvoir par les vôtres, vous
qui n'êtes pas les vrais fils de l'Italie ?"
Peu de temps après son retour à Rome, sous le consulat de Manius Aquilius et de
Caius Sempronius, il y a cent cinquante ans, cet homme qui avait été deux fois
consul, deux fois triomphateur, qui avait détruit les deux villes qui étaient la
terreur de Rome, fut un matin trouvé mort dans son lit et on remarqua sur sa
nuque quelques traces de strangulation. La mort d'un si grand homme ne donna
lieu à aucune enquête et on enterra la tête voilée, le corps de celui qui par
ses exploits avait permis à Rome de dresser la sienne plus haut que le reste du
monde. Selon l'avis du plus grand nombre, sa mort fut naturelle ; selon
certains, elle fut le résultat d'un complot. Sa vie, en tout cas, fut de la plus
grande noblesse et jusqu'alors aucune, sauf celle de son aïeul n'avait eu plus
d'éclat. Il mourut à l'âge de cinquante-six ans ; si on en doute, il suffit de
se reporter à la date de son premier consulat qu'il obtint dans sa
trente-sixième année et le doute se dissipera.
V.
Avant l'époque de la destruction de Numance,
eut lieu en Espagne la brillante expédition de Décimus Brutus. Pénétrant chez
tous les peuples espagnols, il s'empara d'un grand nombre d'hommes et de villes,
s'avança jusqu'en des régions aux noms à peine connus et mérita le surnom de
Gallaecus.
Quelques années avant lui, dans ces mêmes régions, I'illustre Quintus
Macédonicus avait montré une telle sévérité dans son commandement qu'au siège de
la ville espagnole de Contrébie, cinq cohortes de légionnaires qui avaient dû
abandonner une position escarpée, reçurent l'ordre d'y remonter sur-le-champ.
Tous firent leur testament sous les armes, comme s'ils devaient aller à une mort
certaine ; le chef ne s'entêta pas moins à persévérer dans son dessein etc les
soldats qu'il avait envoyés à la mort, lui revinrent avec la victoire. Tels
furent les effets de la honte s'ajoutant à la crainte et de l'espoir naissant du
désespoir. Ce général se rendit très illustre par son courage et par cet exemple
de sévérité. De son coté, Fabius Aemilianus, fils de Paulus, ne fut pas moins
illustre par la discipline qu'il fit régner en Espagne.
VI.
Dix ans après, la même démence qui avait saisi
Tibérius Gracchus, s'empara de son frère Caïus. Par toutes ses vertus comme par
cette marque de folie, Caïus ressemblait à son frère, mais par l'intelligence et
l'éloquence, il lui était bien supérieur. Il pouvait sans le moindre effort
obtenir le premier rang dans l'Etat. Cependant, soit pour venger la mort de son
frère, soit pour s'assurer l'accès au pouvoir royal, il suivit son exemple en se
faisant nommer tribun. Il reprit ses revendications, mais en leur donnant plus
d'ampleur et de violence ; il accordait le droit de cité à tous les Italiens,
l'étendait presque jusqu'aux Alpes, partageait les terres, interdisait à tout
citoyen de posséder plus de cinq cents arpents, comme l'avait jadis défendu la
loi Licinia, établissait de nouveaux droits de circulation, emplissait les
provinces de colonies nouvelles, transférait le pouvoir judiciaire du sénat aux
chevaliers, introduisait l'usage de distribuer du blé au peuple. Tout était
changé, tout était bouleversé et agité, rien ne restait dans le même état. Bien
plus, il se fit proroger une seconde année dans ses fonctions de tribun.
Le consul Lucius Opimius qui pendant sa préture avait détruit Frégelles, le
poursuivit les armes à la main et avec lui Fulvius Flaccus : cet ancien consul,
ancien triomphateur, brûlait lui aussi d'une coupable ambition et Caius Gracchus
l'avait nommé triumvir à la place de son frère Tibérius, en même temps qu'il
l'associait à son pouvoir royal. Opimius les tua tous deux et le seul acte impie
qu'il commit fut de mettre à prix la tête, je ne dirai pas de Gracchus, mais
d'un citoyen romain et de déclarer qu'il la payerait au poids de l'or. Flaccus
qui, sur l'Aventin, excitait au combat une bande armée, fut égorgé avec l'aîné
de ses deux fils. Gracchus s'enfuyait et allait être saisi par ceux qu'Opimius
avait envoyés à sa poursuite, quand il tendit la gorge à son esclave Euporus qui
fit preuve en se donnant la mort de la même énergie qu'il avait montrée en
aidant son maître. Ce jour-là, le chevalier romain Pomponius fournit une preuve
éclatante de son dévouement à Gracchus : imitant Horatius Coclès, il soutint sur
un pont l'assaut des ennemis, puis se perça de son épée. Par une cruauté inouïe,
les vainqueurs jetèrent au Tibre le corps de Caius, comme on avait fait
autrefois pour celui de Tibérius.
VII.
C'est ainsi que les fils de Tibérius Gracchus,
petit-fils de Publius Scipion l'Africain, du vivant même de leur mère Cornélie,
fille de l'Africain, trouvèrent la mort, pour avoir mal usé des dons les plus
remarquables. S'ils se fussent contentés des honneurs qui conviennent à un
citoyen, tout ce qu'ils s'efforcèrent d'acquérir par les désordres, ils
l'eussent paisiblement obtenu de l'État.
Ce cruel assassinat fut suivi d'un forfait sans exemple. Le fils de Fulvius
Flaccus, jeune homme d'une beauté remarquable, âgé de moins de dix-huit ans et
resté étranger aux crimes paternels, avait été envoyé par son père pour négocier
un accord. Opimius le fit mettre à mort. Un haruspice étrusque, son ami,
l'aperçut lorsqu'on le conduisait tout en pleurs à la prison. " Pourquoi,
dit-il, ne fais-tu pas plutôt ainsi ?" et sur-le-champ il se brisa la tête
contre le montant en pierre de la porte de la prison ; la cervelle jaillit, il
expira. Puis on commença de cruelles poursuites contre les amis et les clients
des Gracques. Opimius, homme par ailleurs vertueux et digne, fut plus tard
condamné dans un procès public et comme on se souvenait de sa rigueur, il ne
trouva aucune pitié chez ses concitoyens. Rupilius et Popilius qui, pendant leur
consulat, s'étaient déchaînés avec la plus grande fureur contre les amis de
Tibérius Gracchus furent ensuite, dans des procès publics, justement accablés
par la même haine.
Nous ajouterons à ce grand événement un détail dont la connaissance est de peu
d'importance. C'est bien au consulat de cet Opimius que le très célèbre vin
Opimien doit son nom. Qu'actuellement il n'y ait plus de ce vin, on peut le
supposer d'après le nombre des années, car depuis Opimius jusqu'à ton consulat,
Marcus Vinicius, il s'est écoulé cent cinquante et un ans.
L'acte d'Opimius par lequel il voulut venger des inimitiés personnelles
rencontra peu d'approbation. Le châtiment parut avoir été infligé pour
satisfaire une haine particulière plutôt que pour protéger l'Etat.
VIII.
Vers ce temps-là, sous le consulat de Porcius
et de Marcius, on conduisit une colonie à Narbonne.
Rapportons maintenant un exemple de la sévérité des tribunaux. Le petit-fils de
Marcus Caton, l'ancien consul Caïus Caton dont la mère était la soeur de Scipion
l'Africain, fut condamné pour concussion à son retour de Macédoine, bien que la
contestation ne portât que sur quatre mille sesterces. Tellement les hommes de
ce temps-là tenaient compte de la volonté de commettre la faute plutôt que de la
grandeur de cette faute. Ils jugeaient l'acte d'après l'intention et c'est la
nature du crime et non son étendue qu'ils appréciaient.
C'est vers cette même époque qu'un seul jour vit le triomphe des deux frères
Marcus et Caïus Métellus. Exemple non moins illustre et jusqu'alors unique, les
fils de ce Fulvius Flaccus qui avait pris Capoue furent consuls en même temps.
Toutefois l'un d'eux avait été donné en adoption. Il était entré comme fils
adoptif dans la famille d'Acidinus Manlius. Quant aux deux Métellus qui furent
censeurs en même temps, ce n'étaient pas deux frères mais deux cousins germains.
Seuls, les Scipions avaient eu un bonheur semblable.
Vers cette date, les Cimbres et les Teutons franchirent le Rhin et bientôt nos
nombreuses défaites, puis les leurs les rendirent célèbres.
A la même époque, Minucius qui construisit les portiques aujourd'hui encore bien
connus, obtint son glorieux triomphe sur les Scordiques.
IX.
C'est alors que brillèrent les orateurs
Scipion Emilien, Lélius, Servius Galba, les deux Gracques, Caïus Fannius,
Papirius Carbo. Il faut citer encore Métellus Numidicus, Scaurus et tout
particulièrement Lucius Crassus et Marc Antoine. Aux génies de cette période
succédèrent Caïus César Strabon et Publius Sulpicius. Quant à Quintus Mucius, il
doit sa célébrité plutôt à sa science juridique qu'à son éloquence proprement
dite.
Vers la même époque également, Afranius se rendit célèbre par ses comédies
romaines, Pacuvius et Accius par leurs tragédies, et leurs oeuvres peuvent
soutenir la comparaison avec celle des Grecs. Un autre écrivain sut donner à son
oeuvre une place honorable parmi celles de ces auteurs mêmes et si l'on trouve
plus d'art dans ces dernières, il semble presque y avoir plus de vigueur dans la
sienne. Je veux parler de Lucilius dont le nom fut célèbre et qui avait servi
comme cavalier sous les ordres de Publius Scipion l'Africain pendant la guerre
de Numance. Vers la même date, Jugurtha et Marius, qui étaient encore des jeunes
gens, servaient sous le même Scipion l'Africain et apprenaient dans le même camp
un art qu'ils pratiquèrent ensuite dans des camps ennemis.
Sisenna, encore dans sa jeunesse, écrivait déjà comme historien, mais il ne
publia son ouvrage sur les guerres civiles et les guerres de Sylla que plusieurs
années après, à un âge assez avancé. Caelius vécut avant Sisenna ; Rutilius,
Claudius Quadrigarius et Valérius Antias furent ses contemporains.
N'oublions d'ailleurs pas qu'à cette même génération appartenait Pomponius,
écrivain illustre par ses idées, rude dans son style et qui se recommande par
l'invention d'un genre nouveau.
X.
Poursuivons par un trait de la sévérité des
censeurs Cassius Longinus et Caepion. Il y a cent cinquante-sept ans ils firent
comparaître devant eux l'augure Lépidus Emilius, lui reprochant d'avoir loué une
maison six mille sesterces. Si aujourd'hui quelqu'un se logeait à un prix
semblable, c'est à peine si on reconnaîtrait en lui un sénateur. Tant on passe
naturellement des vertus aux fautes, des fautes aux vices, des vices à l'abîme !
On vit vers la même époque les illustres victoires de Domitius sur les Arvernes
et de Fabius sur les Allobroges. Fabius, petit-fils de Paul Emile, dut à sa
victoire le surnom d'Allobrogicus. Remarquons cette originalité de la famille
des Domitius : son bonheur fut éclatant mais limité à un petit nombre de
personnes. Pendant les sept générations qui précédèrent Cneius Domitius, jeune
homme d'une si noble simplicité, il n'y eut dans cette famille que des fils
uniques, mais tous parvinrent au consulat ou au sacerdoce et presque tous aux
honneurs du triomphe.
XI.
Vint alors la guerre de Jugurtha que dirigea
Quintus Metellus, le premier général de son siècle. Son lieutenant fut Caius
Marius, dont nous avons déjà parlé. Chevalier de naissance, il était grossier et
rude mais d'une vertu irréprochable ; aussi remarquable à la guerre que
détestable pendant la paix, il était affamé de gloire, insatiable, emporté,
toujours agité. Par l'intermédiaire des publicains et des autres négociants
d'Afrique, il accusa Métellus de traîner, de prolonger la guerre depuis trois
années déjà, de montrer la morgue naturelle à la noblesse et de vouloir
s'éterniser dans le commandement. Il fit si bien qu'ayant obtenu la permission
d'aller à Rome, il fut nommé consul ; on lui confia même la direction d'une
guerre que Métellus avait presque terminée en mettant par deux fois Jugurtha en
déroute. Metellus obtint cependant le triomphe le plus éclatant et reçut le
surnom de Numidicus qu'il avait mérité par sa loyauté et son courage.
Nous avons signalé un peu plus haut l'éclat de la famille des Domitius ; il faut
noter aussi celle des Cécilius. A cette époque, en effet, en moins de douze ans,
plus de douze Métellus obtinrent soit le consulat, soit la censure, soit le
triomphe. On voit bien là que, tout comme les villes et les empires, les
familles voient leur fortune fleurir, vieillir et disparaître.
XII.
Dès cette époque, par une sorte de
prédestination, Caïus Marius se vit attacher comme questeur Lucius Sylla. Il
l'envoya auprès du roi Bocchus et s'empara ainsi du roi Jugurtha, il y a de cela
environ cent trente-huit ans. Marius fut désigné une seconde fois comme consul
et de retour à Rome, au début de ce deuxième consulat, il mena Jugurtha dans son
triomphe le jour des calendes de janvier.
C'est alors qu'on vit s'avancer, comme nous l'avons dit plus haut, un immense
flot de peuplades germaniques, les Cimbres et les Teutons. En Gaule, ils avaient
battu et mis en fuite les consuls Caepion et Manlius et avant eux Carbon et
Silanus ; ils les avaient dépouillés de leurs armées, ils avaient égorgé
l'ancien consul Scaurus Aurélius et d'autres personnages très illustres. Le
peuple romain pensa alors qu'aucun général n'était plus capable que Marius de
repousser de si puissants ennemis et on multiplia ses consulats. Le troisième se
passa en préparatifs de guerre. Cette année-là, le tribun du peuple Cneius
Domitius proposa une loi qui donnait au peuple la nomination des prêtres,
jusque-là choisis par leurs collègues. Pendant son quatrième consulat, Manlius
en vint aux mains avec les Teutons au delà des Alpes, près d'Aix. Il massacra,
tant le premier que le second jour, plus de cent cinquante mille ennemis et la
nation des Teutons fut anéantie. Pendant son cinquième consulat, c'est de ce
côte des Alpes, dans les plaines nommées Raudiennes que le consul Manlius aidé
du proconsul Quintus Lutatius Catulus, livra lui-même une bataille décisive qui
fut tout à fait heureuse. Plus de cent mille hommes furent tués ou pris. Par
cette victoire, Marius semble avoir mérité que l'Etat n'ait pas de regret de sa
naissance, et avoir fait autant de bien que de mal. Un sixième consulat lui fut
donné pour le récompenser de ses services. Ne dépouillons pas cependant ce
consulat de ce qui le rend glorieux. Avec une sorte de frénésie, Servilius
Glaucia et Saturninus Apuleius prolongeaient leurs magistratures, déchiraient l'Etat
et allaient jusqu'à disperser les comices par la violence et le massacre. Ce
consul les dompta par les armes et ces hommes abominables furent punis de mort
dans la curie Hostilia.
XIII.
Puis quelques années se passèrent et on nomma
tribun Marcus Livius Drusus. C'était un homme remarquable par sa noblesse, son
éloquence, son honnêteté. Il montra dans tous ses projets une intelligence et
des intentions bien meilleures que les résultats qu'il obtint. Il voulait
rétablir le sénat dans son antique gloire et lui rendre l'exercice de la
justice. Les chevaliers avaient en effet obtenu le pouvoir judiciaire par les
lois des Gracques. Après avoir durement frappé, malgré leur complète innocence,
de nombreux citoyens des plus illustres, ils avaient poursuivi en vertu de la
loi sur les concussions, Publius Rutilius, l'homme le plus vertueux non
seulement de son siècle, mais de tous les temps et l'avaient condamné, à la
grande douleur de toute la cité. Dans les entreprises mêmes où il travaillait
pour le sénat, Drusus eut le sénat comme adversaire. Celui-ci ne comprenait pas
que si les mesures de Drusus étaient en quelque point favorables à la plèbe,
c'était pour prendre la foule comme par un appât ou dans un filet et pour que le
peuple, en échange de faibles avantages, en abandonnât de plus grands. Bref, le
destin de Drusus fut tel que le sénat aima mieux approuver les actes nuisibles
de ses collègues que ses projets, tout excellents qu'ils fussent, méprisa
l'honneur qu'il voulait lui rendre, accepta avec calme les outrages dont les
autres l'accablaient, et se montra envieux de l'immense renommée de Drusus alors
qu'il n'était pas blessé de la gloire moins éclatante de ses adversaires.
XIV.
Comme le succès ne récompensait pas ses bonnes
intentions, Drusus changeant d'idée voulut donner le droit de cité à l'Italie.
Il y travaillait, quand revenant du forum entouré de cette foule immense et
confuse qui l'escortait toujours, il fut frappé d'un coup de couteau dans la
cour même de sa maison. L'arme resta fixée dans son coté et il mourut en
quelques heures. Comme il allait rendre le dernier souffle, il murmura, à la vue
du grand nombre de ceux qui l'entouraient en pleurant, une parole qui convient
bien à l'honnêteté de sa conscience : "O mes parents et mes amis, dit-il, I'Etat
retrouvera-t-il un citoyen semblable à moi ? " Telle fut la fin de cet illustre
jeune homme.
Ne passons pas sous silence cet autre trait de son caractère : il faisait bâtir
une maison sur le Palatin, à cet endroit même où habita jadis Cicéron, puis
Censorinus et où habite maintenant Statilius Sisenna. Son architecte lui promit
qu'il construirait une maison d'où il pourrait voir tout autour de lui et où il
serait à l'abri de tous les indiscrets, sans qu'aucun voisin y pût plonger ses
regards. "Eh bien, dit-il, si tu es si habile, dispose ma maison pour que tout
ce que je ferai puisse être aperçu de tout le monde."
Parmi les lois de Gracchus, je compterais au nombre des plus dangereuses celle
qui établit des colonies hors d'Italie. C'est une chose que nos ancêtres avaient
évitée avec soin : car ils avaient remarqué combien Carthage l'emportait en
puissance sur Tyr sa métropole, Marseille sur Phocée, Syracuse sur Corinthe,
Cyzique et Byzance sur Milet, et toujours ils avaient fait revenir en Italie,
pour les opérations du cens, les citoyens romains établis dans les provinces. La
première colonie qui fut fondée hors d'Italie fut Carthage.
XV.
La mort de Drusus fit éclater la guerre
d'Italie qui couvait depuis longtemps. C'est en effet sous le consulat de Lucius
César et de Publius Rutilius, il y a cent vingt ans, que toute l'Italie prit les
armes contre les Romains. Le mal prit naissance chez les habitants d'Asculum,
comme le montre l'assassinat du préteur Servilius et du légat Fonteius, puis
gagna les Marses et se répandit dans toutes les autres régions. Le sort de ces
peuples fut déplorable et cependant leur cause était très juste.
Ils demandaient en effet à faire partie de cette cité dont leurs armes
défendaient l'empire. Chaque année, à chaque guerre ils fournissaient un double
contingent de fantassins et de cavaliers. On leur refusait cependant le droit
d'entrer dans cette cité qui, grâce à eux, s'était élevée si haut qu'elle
pouvait mépriser des hommes de même famille et de même sang, comme s'ils étaient
des étrangers d'autres races. Cette guerre fit perdre à l'Italie plus de trois
cent mille jeunes gens. Du côté des Romains, les généraux qui s'illustrèrent le
plus furent Cneius Pompée, père du grand Pompée, Caïus Marius dont nous avons
déjà parlé, Lucius Sylla qui, l'année précédente, avait rempli les fonctions de
préteur, et Quintus Métellus, fils de Métellus Numidicus, qui avait obtenu à bon
droit le surnom de Pius. Son père en effet avait été banni de la cité par Lucius
Saturninus parce que seul il avait refusé de prêter serment aux lois de ce
tribun. Par sa piété filiale et grâce à l'autorité du sénat et au consentement
des citoyens, Quintus le fit rentrer d'exil. Les triomphes et les magistratures
de Métellus Numidicus contribuèrent moins à sa gloire que le motif de son exil,
cet exil lui-même et son retour.
XVI.
Du côté des Italiens, les plus illustres chefs
furent Silo Popaedius, Hérius Asinius, Insteius Caton, Caïus Pontidius,
Télésinus Pontius, Marius Egnatius et Papius Mutilus.
Pour moi, respectueux de la vérité historique, je ne saurais par discrétion
dérober à ma famille une partie de sa gloire. Minatus Magius d'Aeculanum, mon
trisaïeul, est bien digne en effet qu'on rappelle son nom. Petit-fils du premier
citoyen de Capoue Decius Magius, homme bien connu pour sa loyauté, Minatus se
montra dans cette guerre si loyal envers les Romains qu'avec une légion qu'il
avait levée lui-même chez les Hirpins, il prit Herculanum avec Titius Didius,
assiégea Pompéi avec Lucius Sylla et s'empara de Cosa. Bien des historiens ont
parlé de ses vertus mais celui qui les met le mieux en lumière, c'est Quintus
Hortensius dans ses Annales. Le peuple romain rendit pleinement hommage à son
remarquable dévouement, car il lui fit don du droit de cité à titre personnel et
nomma ses deux fils préteurs à une époque où l'on n'en nommait que six à la
fois.
Pendant la guerre d'Italie, la fortune se montra si changeante et si cruelle
qu'en deux années consécutives l'ennemi tua deux consuls romains, Rutilius, puis
Cato Porcius et dispersa en bien des endroits les armées romaines, qu'on endossa
le sagum et qu'on dut le garder pendant longtemps. Comme capitale de leur
empire, les Italiens avaient choisi Corfinium qu'ils décidèrent d'appeler
Italica. Puis Rome admit peu à peu dans la cité ceux qui n'avaient pas pris les
armes ou ceux qui les avaient déposées le plus vite. Elle répara ainsi ses
forces ; enfin Pompée, Sylla et Marius redressèrent l'Etat romain ébranlé et
chancelant.
XVII.
Si l'on néglige ce fait que la guerre
continuait encore autour de Nole, on avait en très grande partie achevé la
guerre d' Italie ; les Romains préférèrent être presque réduits eux-mêmes à
déposer les armes et ne donner le droit de cité qu'à des peuples vaincus et
ruinés plutôt que de l'accorder à tous en gardant leurs forces intactes. Le
consulat fut alors donné à Quintus Pompée et à Lucius Cornélius Sylla, homme
qu'on ne peut assez louer tant que la victoire ne fut pas achevée, ni assez
blâmer après cette victoire. Il était issu d'une famille noble et sixième
descendant de Cornélius Rufinus, l'un des plus illustres généraux de la guerre
de Pyrrhus. Voyant que l'éclat de sa famille avait pali, il se conduisit
longtemps de telle sorte qu'on crut qu'il n'avait aucune intention de briguer le
consulat. Puis après sa préture, il se fit remarquer dans la guerre d'Italie.
Auparavant, il s'était signalé en Gaule comme légat de Marius en mettant en
fuite des chefs ennemis très réputés. Ces succès lui firent prendre courage ; il
brigua le consulat et fut élu presque à l'unanimité. Des voix. Cependant il
n'obtint cet honneur qu'à l'âge de quarante-neuf ans.
XVIII.
Vers la même époque vécut Mithridate, roi du
Pont, homme qu'on ne peut passer sous silence et dont on ne saurait parler à la
légère, ardent à combattre, remarquablement courageux, supérieur à tous parfois
par la chance et toujours par l'énergie. C'était un chef dans les décisions, un
soldat dans la lutte et par sa haine contre les Romains, un nouvel Hannibal. Il
s'empara de l'Asie et y fit tuer tous les citoyens romains. Bien plus, dans les
lettres qu'il avait envoyées aux cités, avec la promesse d'immenses récompenses,
il avait ordonné de les faire périr le même jour, à la même heure. Personne à
cette époque n'égala les Rhodiens par leur courage contre Mithridate ni par la
loyauté envers les Romains. Cette loyauté fut mise en lumière par la perfidie
des Mytiléniens qui livrèrent enchaînés à Mithridate, Manius Aquilius et
d'autres Romains et à qui plus tard Pompée ne rendit la liberté qu'en
considération du seul Théophane. Mithridate effrayait l'Italie qu'il semblait
menacer, quand le sort donna à Sylla la province d'Asie.
Celui-ci parti de Rome s'attarda devant Nole. Cette ville, en effet, s'entêtait
à continuer la lutte et soutenait le siège de l'armée romaine, comme si elle se
repentait d'être restée plus que toutes scrupuleusement fidèle pendant la guerre
punique. Mais le tribun de la plèbe Publius Sulpicius, homme éloquent, actif,
bien connu pour sa fortune, son crédit, ses relations, la vigueur de son
intelligence et de son caractère, et qui jusque-là avait par l'honnêteté de ses
desseins recherché la parfaite estime du peuple, parut alors avoir honte de ses
vertus et considérer que les résultats payaient mal ses bonnes intentions.
Devenu subitement un mauvais citoyen et aveuglé par l'ambition, il s'allia à
Caïus Marius qui, malgré ses soixante-dix ans passés, continuait à convoiter
commandements et provinces, et proposa au peuple une loi qui ôtait son
commandement à Sylla et confiait à Caïus Marius la guerre contre Mithridate. Il
présenta aussi d'autres lois funestes et détestables, intolérables dans un état
libre. Bien plus, il fit tuer par des agents secrets de son parti le fils du
consul Quintus Pompée, gendre de Sylla.
XIX.
Sylla rassembla alors une armée, revint à
Rome, y entra avec ses troupes, chassa de la ville les douze auteurs de ces lois
nouvelles et détestables, notamment Marius, le fils de Marius et Publius
Sulpicius, puis fit voter une loi qui les bannissait. Sulpicius rejoint par des
cavaliers dans les marais de Laurente fut égorgé et sa tête dressée et exposée
devant les rostres fut comme le présage des proscriptions imminentes. Après six
consulats et âgé de plus de soixante-dix ans, Marius nu et disparaissant dans
une vase qui ne laissait à découvert que ses yeux et son nez, fut arraché du
milieu des roseaux près du marais de Marica, où il s'était caché pour échapper à
la poursuite des cavaliers de Sylla. On lui jeta au cou une lanière de cuir et
sur l'ordre d'un des duumvirs, il fut conduit dans la prison de Minturnes. On
envoya pour le tuer un esclave public, armé d'une épée. C'était précisément un
Germain qui avait été fait prisonnier par notre général dans la guerre des
Cimbres. Des qu'il reconnut Marius, il poussa un grand gémissement et montra
ainsi qu'il s'indignait du sort d'un tel homme. Jetant son épée, il s'enfuit de
la prison. Alors les citoyens, apprenant d'un ennemi, à plaindre celui qui, peu
auparavant, était le premier citoyen de Rome, munirent Marius d'argent pour le
voyage, lui donnèrent des vêtements et le mirent dans un bateau. Il rejoignit
son fils près d'Aenaria, se dirigea vers l'Afrique où il mena une vie misérable
dans une hutte au milieu des ruines de Carthage ; et ainsi Marius considérant
Carthage et Carthage regardant Marius pouvaient se consoler entre eux.
XX.
Cette année-là fut la première où le sang d'un
consul souilla les mains d'un soldat romain : en effet Quintus Pompée, collègue
de Sylla, qui se trouvait à l'armée du proconsul Cneius Pompée, y fut tué dans
une révolte dont l'instigateur, il est vrai, avait été le général lui-même.
Cinna ne fut pas plus modéré que Marius et Sulpicius. Quand le droit de cité
avait été donné à l'Italie, on avait groupé les nouveaux citoyens dans huit
tribus : ainsi la force qu'ils tenaient du nombre ne pouvait nuire à la dignité
des anciens citoyens et on ne voyait pas ceux qui avaient reçu le bienfait plus
puissants que ceux qui l'avaient accordé. Mais Cinna promit aux nouveaux
citoyens de les répartir entre toutes les tribus. Cette raison avait attiré à
Rome une foule immense venue de l'Italie entière. Il fut chassé de Rome par les
forces de son collègue et du parti aristocratique et, comme il se dirigeait vers
la Campanie, un sénatus-consulte décida qu'il était déchu de son consulat et
nomma à sa place Lucius Cornélius Mérula, flamine de Jupiter. Si un tel outrage
était mérité, il n'était pas digne de passer en exemple.
Alors Cinna corrompit les centurions et les tribuns à prix d'argent, puis les
soldats eux-mêmes en leur faisant espérer des largesses, et se fit accueillir
comme général par l'armée qui était devant Nole. Lorsque tous les soldats lui
eurent prêté serment, il garda les insignes du consulat et fit marcher ses
troupes contre sa patrie. Il s'appuyait sur le nombre considérable des nouveaux
citoyens parmi lesquels il avait pu lever plus de trois cents cohortes dont il
avait formé trente corps analogues à des légions. Il fallait à son parti l'appui
d'un nom illustre : il rappela d'exil Caius Marius et son fils ainsi que les
citoyens qui avaient été chassés avec eux.
XXI.
Pendant que Cinna portait la guerre contre sa
patrie, voyons quelle fut l'attitude de Cneius Pompée père du grand Pompée. Déjà
auparavant, dans la guerre des Marses et surtout sur le territoire du Picénum,
il avait, comme nous l'avons dit, bien servi l'Etat par ses exploits. Il s'était
emparé d'Asculum, ville autour de laquelle, malgré la dispersion de nos forces
en bien d'autres régions, soixante-quinze mille citoyens romains s'étaient, en
un même jour, rencontrés avec plus de soixante mille Italiens. Mais, à ce
moment, se voyant frustré de l'espoir de se maintenir au consulat, il resta
hésitant et neutre entre les partis. Ainsi toute sa conduite n'était dictée que
par son intérêt ; il semblait épier les occasions prêt à se porter, lui et son
armée, ici ou là, du côté où il verrait briller le plus grand espoir de
puissance. Finalement, c'est à Cinna qu'il livra un grand et sanglant combat.
Combien cette bataille, qui se déroula tout entière sous les murs et près des
foyers romains, fut désastreuse pour les combattants comme pour les spectateurs,
les mots sont presque impuissants à l'exprimer. Elle fut suivie d'une peste qui
ravagea les deux armées, comme si la guerre ne les avait pas suffisamment
épuisées, et Cneius Pompée mourut. Sa disparition fut presque plus agréable que
ne fut douloureuse la perte des citoyens qui périrent par le fer ou la maladie.
Le peuple romain qui l'avait haï de son vivant tourna sa fureur contre son
cadavre. On ne sait s'il y eut deux ou trois familles du nom de Pompée. Mais le
premier consul de ce nom est Quintus Pompée qui fut collègue de Cneius Servilius,
il y a environ cent soixante-sept ans.
Cinna et Marius après ces batailles où coula le sang des deux partis occupèrent
Rome, mais, Cinna y entra le premier et fit une loi pour rappeler d'exil Marius.
XXII.
Bientôt après, par un retour fatal à ses
concitoyens, Caïus Marius entra dans Rome. Rien n'eût été plus cruel que sa
victoire si celle de Sylla n'était survenue peu après. La fureur des soldats
épargna les citoyens obscurs ; les hommes les plus grands et les plus distingués
de la cité furent accablés par des supplices de toutes sortes. Entre autres, le
consul Octavius, homme d'un caractère extrêmement doux, fut tué sur l'ordre de
Cinna. Quant à Mérula qui s'était démis de son consulat peu avant l'arrivée de
Cinna, il s'ouvrit les veines, en répandit le sang sur les autels, invoqua une
dernière fois les dieux qu'il avait souvent invoqués, comme prêtre de Jupiter,
pour le salut de la patrie, leur demanda de maudire Cinna et son parti et mit
fin à une vie qui avait si bien servi l'État. Marc Antoine, un des premiers
citoyens et des premiers orateurs, mourut sur l'ordre de Marius et de Cinna,
percé par l'épée de soldats qui avaient été eux-mêmes arrêtés un moment par son
éloquence. Quintus Catulus s'était rendu très célèbre par ses vertus et surtout
par la guerre des Cimbres dont il avait partagé la gloire avec Marius. Comme on
le recherchait pour le mettre à mort, il s'enferma dans un local qu'on venait de
crépir avec de la chaux et du sable, y apporta du feu afin de donner plus de
force à l'odeur qui s'en dégageait, absorba cette vapeur mortelle et, s'étant
ainsi étouffé, il mourut comme le voulaient ses ennemis mais non de la manière
qu'ils voulaient.
Tout allait à sa perte dans l'Etat ; cependant il ne se trouvait personne encore
qui eût l'audace de faire don des biens d'un citoyen romain ou le courage de les
demander. Plus tard on alla jusque-là : ainsi la cruauté était inspirée par
l'avidité ; la mesure des biens réglait la mesure de la faute ; celui qui était
riche devenait par là coupable et payait lui-même sa propre mort. Rien ne
paraissait honteux de ce qui était profitable.
XXIII.
Puis Cinna commença un second consulat, et
Marius un septième qui déshonorait les précédents et au début duquel il mourut
de maladie. Cet homme le plus dangereux pour les ennemis pendant la guerre et
pour les citoyens pendant la paix, était tout à fait incapable de rester en
repos. A sa place, on nomma consul subrogé Valérius Flaccus, l'auteur de la plus
honteuse des lois qui permettait de se libérer envers ses créanciers par le
versement du quart de sa dette : acte dont il fut justement puni moins de deux
ans après.
Comme Cinna était maître de l'Italie, la plus grande partie de la noblesse se
réfugia auprès de Sylla en Achaïe puis en Asie. Cependant Sylla livrait bataille
aux lieutenants de Mithridate, du côté de l'Attique, de la Boétie et de la
Macédoine. Il reprit Athènes et après avoir accompli un travail immense autour
des multiples fortifications du port du Pirée, il tua plus de deux cent mille
hommes et en prit un nombre égal. Celui qui rendrait les Athéniens responsables
de l'insurrection qui valut à Athènes d'être assiégée par Sylla, se montrerait
assurément ignorant de la vérité historique. En effet, la fidélité des Athéniens
à l'égard des Romains était si sûre que toujours et en toute occasion, les
Romains avaient l'habitude de dire d'un acte d'une probité scrupuleuse qu'il
était accompli avec une fidélité athénienne. Mais à cette date, accablés par les
armes de Mithridate, ces hommes se trouvaient dans la situation la plus
misérable : les ennemis occupaient leur ville et leurs amis l'assiégeaient ; si,
par leurs âmes, ils étaient en dehors des murs, leurs corps esclaves de la
nécessité se trouvaient à l'intérieur des remparts.
Sylla passa ensuite en Asie. Il y trouva Mithridate soumis à tout et suppliant.
Il exigea de lui de l'argent et une partie de ses vaisseaux, le contraignit à
abandonner l'Asie et toutes les autres provinces qu'il avait occupées par les
armes, se fit rendre les prisonniers, châtia les déserteurs et les coupables, et
lui donna l'ordre de se contenter du territoire de ses ancêtres c'est-à-dire du
royaume du Pont.
XXIV.
Avant l'arrivée de Sylla, Caius Flavius
Fimbria, alors chef de la cavalerie, avait assassiné l'ancien consul Valérius
Flaccus. Il s'était emparé de son armée qui lui avait décerné le titre de
général puis avait eu la chance de battre et de mettre en fuite Mithridate ;
comme Sylla approchait, il se suicida. Les desseins de ce jeune homme étaient de
la plus coupable audace, mais il les avait exécutés avec courage.
La même année, le tribun du peuple Publius Laenas fit jeter du haut de la roche
Tarpéienne Sextus Lucilius qui avait été tribun l'année précédente. Puis il cita
ses collègues en justice et comme ceux-ci, saisis de crainte, s'étaient réfugiés
auprès de Sylla, il leur interdit l'eau et le feu.
A cette date, Sylla avait rétabli l'ordre dans les pays d'outre-mer ; il avait
été le premier des Romains à recevoir les ambassadeurs des Parthes ; il avait
consulté quelques-uns d'entre eux qui étaient mages et ils répondirent que
certaines marques imprimées sur son corps indiquaient qu'il égalerait les dieux
avant et après sa mort. Il revint donc en Italie mais ne fit débarquer à Brindes
que trente mille hommes, bien qu'il eût devant lui plus de deux cent mille
ennemis. Je ne vois rien dans les actes de Sylla de plus remarquable que le fait
suivant : pendant trois ans, les partisans de Cinna et de Marius occupèrent
l'Italie ; il ne dissimula pas son intention de les combattre, sans abandonner
toutefois ce qu'il avait entrepris. Il fallait, pensait-il, faire la guerre à
l'ennemi et l'écraser, avant de punir ses concitoyens, repousser les dangers de
l'extérieur et vaincre d'abord l'étranger pour triompher ensuite des ennemis de
l'intérieur.
Avant l'arrivée de Lucius Sylla, Cinna fut tué par son armée, à la suite d'une
révolte. Il méritait plutôt de mourir selon le caprice des vainqueurs que d'être
victime de la colère de ses soldats. On peut dire vraiment de lui qu'il osa ce
qu'aucun honnête homme n'eût osé, qu'il accomplit ce que seul pouvait accomplir
l'homme le plus courageux et que, s'il fut téméraire dans ses desseins, il fut
vraiment un homme dans leur exécution. On ne nomma personne pour le remplacer et
Carbo resta seul consul pendant toute l'année.
XXV.
On pouvait croire que Sylla était venu en
Italie non en ennemi et en vengeur mais en artisan de la paix, tant étaient
grands le calme de son armée et le soin avec lequel elle respectait récoltes,
champs, hommes et villes quand, traversant la Calabre et l'Apulie, il la
conduisait vers la Campanie. Il essaya alors par de justes conditions et
d'équitables accords de mettre fin à la guerre. Mais ceux que poussait une
ambition détestable et sans mesure ne pouvaient aimer la paix. Cependant l'armée
de Sylla grossissait de jour en jour par l'afflux des citoyens les meilleurs et
les plus sages. Puis Sylla eut la chance d'en finir heureusement près de Capoue
avec les consuls Scipion et Norbanus : Norbanus fut vaincu dans une bataille,
Scipion fut abandonné et livré par son armée. Sylla le renvoya sans lui faire
aucun mal. Il y avait tant de différence chez Sylla entre le combattant et le
vainqueur que, pendant qu'il gagnait la victoire, il était plus doux que l'homme
le plus modéré et qu'après la victoire il dépassait en cruauté tout ce qu'on
connaissait. C'est ainsi qu'il renvoya sain et sauf, comme nous l'avons dit, le
consul Scipion à qui il avait enlevé son armée, puis Quintus Sertorius, qui
devait malheureusement allumer bientôt la guerre la plus terrible, et bien
d'autres encore dont il s'était rendu maître. Il voulait, à mon avis, montrer
par son exemple qu'il pouvait y avoir dans le même individu deux âmes très
différentes. Après la victoire qu'il remporta sur Caïus Norbanus, près du mont
Tifata, il s'acquitta de sa dette de reconnaissance envers Diane, divinité à qui
est consacrée cette région, et voua à cette déesse avec tout le territoire
environnant, des sources que leur heureuse action sur les corps des malades
avait rendues célèbres. Le souvenir de cette consécration reconnaissante est
rappelée par une inscription fixée aujourd'hui encore au portail du temple et
par une table de bronze qui se trouve placée à l'intérieur du sanctuaire.
XXVI.
Carbon fut ensuite consul pour la troisième
fois avec Caïus Marius, jeune homme de vingt-six ans, fils de ce Marius qui
avait obtenu sept fois le consulat. Semblable à son père par le caractère, il
vécut moins longtemps que lui ; il fit preuve de beaucoup d'activité et de
courage et ne se montra jamais indigne du nom qu'il portait. Repoussé par Sylla
dans une bataille rangée près de Sacriport, il se retira, lui et son armée, dans
Préneste, ville qui, déjà pourvue de fortifications naturelles, avait reçu une
solide garnison.
Pour mettre le comble aux malheurs publics, on rivalisait de crimes dans cette
Rome où l'on avait toujours rivalisé de vertus, et celui-là se jugeait le
meilleur qui s'était montré le pire. Pendant qu'on se battait à Sacriport,
Domitius, le grand pontife Scaevola bien connu par ses ouvrages sur les lois
divines et humaines, l'ancien préteur Caïus Carbo, frère du consul, et l'ancien
édile Antistius furent égorgés dans la curie Hostilia sur l'ordre du préteur
Damasippus, sous prétexte qu'ils soutenaient le parti de Sylla.
N'enlevons pas à Calpurnia, fille de Bestia, femme d'Antistius, la gloire que
mérite sa très noble action. Après que son mari eut été égorgé, comme nous
venons de le dire, elle se perça elle-même d'une épée. Que de gloire, que de
renommée elle en a retiré ! Sa brillante attitude éclipse celle de son père.
XXVII.
Mais Pontius Télésinus, chef des Samnites,
homme au caractère intrépide et vaillant soldat, profondément hostile à tout ce
qui portait le nom romain, rassembla environ quarante mille hommes des plus
courageux et des moins disposés à déposer les armes. Sous le consulat de Carbo
et de Marius, il y a cent onze ans, le jour des Calendes de novembre, il livra
bataille à Sylla près de la porte Colline et parvint à le mettre, lui et l'État,
dans une situation critique. Rome n'avait pas couru un plus grand danger, quand
elle vit à moins de trois milles le camp d'Hannibal, qu'en ce jour où Télésinus,
volant de rang en rang à travers son armée, criait partout que c'était pour les
Romains le dernier jour, vociférait qu'il fallait renverser et détruire leur
ville, ajoutant qu'il y aurait toujours des loups prêts à ravir la liberté de
l'Italie, si on ne rasait la forêt qui était leur habituel refuge. C'est
seulement après la première heure de la nuit que l'armée romaine put respirer et
que l'ennemi se retira. Télésinus fut trouvé le lendemain à demi-mort, mais son
visage était celui d'un vainqueur plutôt que d'un mourant. Sur l'ordre de Sylla,
sa tête fut coupée, plantée au bout d'une pique et portée autour de Préneste.
Alors seulement le jeune Caïus Marius voyant sa situation désespérée, tenta de
s'évader par des souterrains qui, par une disposition ingénieuse, menaient en
divers endroits de la campagne. Mais, au moment où il sortait à l'une des
issues, il fut tué par des gens postés là tout exprès. Selon certains, il se
donna lui-même la mort ; selon d'autres, Marius et le jeune frère de Télésinus,
qui avait été assiégé et s'enfuyait avec lui, succombèrent sous les coups qu'ils
se portèrent mutuellement. Quelle qu'ait été sa mort, aujourd'hui encore la
grande image de son père n'obscurcit pas sa mémoire. Il est facile de savoir ce
que Sylla pensait de lui ; ce n'est en effet qu'après la mort de ce jeune homme
qu'il prit le surnom d'Heureux, surnom qu'il aurait eu tous les droits de
revendiquer s'il eût en un même jour achevé sa victoire et sa vie.
Le siège de Marius dans Préneste, avait été dirigé par Ofella Lucrétius qui,
d'abord préteur de l'armée de Marius, était passé au parti de Sylla. Pour qu'on
garde à jamais le souvenir de l'heureux jour où il avait vaincu l'armée des
Samnites et de Télésinus, Sylla institua les jeux du cirque que l'on célèbre
encore aujourd'hui sous le nom de jeux de la Victoire de Sylla.
XXVIII.
Peu de temps avant que Sylla combattît à
Sacriport, les hommes de son parti, les deux Servilius à Clusium, Métellus Pius
à Faventia et Marcus Lucullus près de Fidentia, avaient par d'éclatantes
victoires mis en fuite les armées ennemies. Il semblait que les maux de la
guerre civile fussent terminés, quand la cruauté de Sylla les accrut. Il fut en
effet nommé dictateur. Depuis cent vingt ans, personne n'avait reçu cette
charge, et le dernier dictateur désigné l'avait été une année après qu'Hannibal
eut quitté l'Italie. On voit par là que le peuple romain n'avait recours à cette
magistrature que sous la pression de la crainte et qu'une fois le péril passé,
il en redoutait la puissance. Ce pouvoir que ses prédécesseurs avaient employé à
protéger la patrie des plus grands périls, Sylla l'employa à donner libre cours
à sa cruauté effrénée. C'est lui qui fut le premier (plût au ciel qu'il eût été
le dernier) à donner l'exemple des proscriptions. Ainsi, dans cette cité où,
pour une insulte un peu vive, on rend justice à un individu qui figure sur la
liste des histrions, I'Etat établissait une prime pour chaque citoyen romain
égorgé. Celui-là recevait le plus qui avait assassiné le plus ; la mort d'un
ennemi ne rapportait pas plus que la mort d'un citoyen ; chacun payait lui-même
son propre assassinat. On ne se déchaîna pas seulement contre les adversaires
qui avaient combattu par les armes mais aussi contre bien des innocents. Plus
encore : les biens des proscrits furent vendus. Dépouillés des richesses
paternelles, les enfants se voyaient enlever jusqu'au droit de briguer les
honneurs et, fait le plus révoltant, les fils des sénateurs supportaient les
charges de leur rang, tout en en perdant les prérogatives.
XXIX.
Au moment où Sylla arrivait en Italie, il y a
de cela cent treize ans, Cneius Pompée, fils du consul Cneius Pompée, dont nous
avons déjà signalé les brillants exploits contre les Marses, bien qu'il n'eût
que vingt-trois ans et qu'il ne pût compter que sur ses propres ressources et
ses propres conseils, eut l'audace de former de grands desseins et vint
glorieusement à bout de ses entreprises. Pour venger sa patrie et la rétablir
dans son ancienne gloire, il leva une solide armée dans le Picénum dont le
territoire était presque entièrement peuplé de clients de son père. Telle est la
grandeur de cet homme qu'il faudrait lui consacrer plusieurs volumes, mais les
dimensions de mon ouvrage m'obligent à en parler brièvement.
Par sa mère Lucilia, il descendait d'une famille sénatoriale ; il avait une
beauté remarquable, non pas celle qui est la parure de la jeunesse dans sa
fleur, mais cette beauté que donnent la gravité et l'énergie et qui convient à
la haute fortune qui fut la sienne jusqu'au dernier jour de sa vie. Sa vertu
était remarquable, ses moeurs irréprochables, son éloquence plutôt médiocre. Il
désirait vivement le pouvoir, pourvu qu'on le lui confiât pour l'honorer et
qu'il n'eût pas à s'en emparer par la force. Très habile général pendant la
guerre, il était pendant la paix, du moins quand il ne craignait pas de trouver
un égal, un citoyen très modeste. Il se montrait fidèle dans ses amitiés,
toujours prêt à pardonner les offenses, très loyal une fois réconcilié et très
facile à satisfaire. Il n'usa jamais ou n'usa que bien rarement de son pouvoir
jusqu'à la violence. Il était à peu près exempt de vices, si toutefois ce n'est
pas l'un des plus grands que de ne pouvoir souffrir un égal dans une cité
maîtresse du monde où tous les citoyens avaient les mêmes droits. Depuis l'âge
d'homme, il n'avait cessé de servir dans l'armée de son père, général fort
habile. Grâce à une intelligence vive et apte à bien comprendre les choses, il
avait acquis une remarquable habileté dans l'art militaire, et si Sertorius
louait davantage Métellus, c'est Pompée qu'il craignait le plus.
XXX.
C'est alors que l'ancien préteur Marcus
Perpenna, l'un des proscrits, homme plus noble par sa race que par son
caractère, assassina Sertorius à Osca au milieu d'un festin. Ce crime abominable
qui assura la victoire aux Romains, ruina son parti et lui valut à lui-même la
plus honteuse des morts. Métellus et Pompée reçurent le triomphe pour la guerre
d'Espagne. Mais Pompée n'était, quand il triompha, qu'un simple chevalier, car
il n'avait pas encore exercé le consulat quand il entra dans Rome sur son char
triomphal. Chose étonnante, cet homme que tant de pouvoirs extraordinaires
avaient porté au faîte des honneurs ne put voir sans irritation le Sénat et le
peuple romain autoriser Caius César à briguer malgré son absence un second
consulat. Tant il est naturel aux hommes de tout se pardonner à eux-mêmes, de ne
rien pardonner aux autres et de concevoir de la jalousie en tenant compte non
des faits, mais des sentiments et des personnes. Pendant ce consulat Pompée
restaura la puissance tribunitienne dont Sylla n'avait laissé que l'ombre sans
réalité.
Pendant qu’on guerroyait en Espagne contre Sertorius soixante-quatre esclaves
évadés d'une école de gladiateurs s'enfuirent de Capoue sous la conduite de
Spartacus, volèrent des épées dans cette ville et gagnèrent d'abord le Vésuve.
Bientôt leur multitude grandit de jour en jour et ils accablèrent l'Italie de
toutes sortes de maux. Leur nombre s'accrut au point que dans le dernier combat
qu'ils livrèrent, ils opposèrent à l'armée romaine quarante mille huit cents
hommes. Marcus Crassus qui fut bientôt le premier dans l'Etat eut la gloire d'en
finir avec eux.
XXXI.
Pompée avait attiré à lui les regards du monde
entier et on jugeait qu'en toute chose il était plus qu'un citoyen. Pendant son
consulat, il avait fait le serment, fort digne d'éloge, de n'accepter aucune
province à sa sortie de charge, et il avait tenu parole. Deux ans après, comme
les pirates terrorisaient le monde non plus par des actes de brigandage mais par
une véritable guerre, non en de furtifs coups de main, mais avec des flottes
entières, et comme ils avaient eu l'audace de piller quelques villes d'Italie,
le tribun Aulus Gabinius proposa par une loi d'envoyer Cneius Pompée pour les
écraser et de lui confier, jusqu'à une distance de cinquante milles dans
l'intérieur de toutes les provinces maritimes, un pouvoir égal à celui des
proconsuls. Ce sénatus-consulte mettait presque toute la terre sous le pouvoir
d'un seul homme. Il est vrai que deux ans auparavant on avait donné un pouvoir
semblable au préteur Marc Antoine, Mais de même qu'un citoyen peut nuire par
l'exemple qu'il donne, de même il peut provoquer plus ou moins de jalousie. On
avait volontiers confié à Antoine de semblables pouvoirs, car il est rare que
l'on jalouse les honneurs de ceux dont on ne craint pas la puissance. On redoute
au contraire de donner des pouvoirs extraordinaires à des hommes qui semblent
devoir les déposer ou les conserver selon leur bon plaisir et qui ne connaissent
de frein que leurs seuls désirs. Le parti aristocratique faisait opposition à la
loi, mais l'entraînement général fut plus fort que les bons conseils.
XXXII.
La modération de Quintus Catulus et aussi le
prestige dont il jouissait méritent d'être rappelés ici. Combattant le projet de
loi dans l'assemblée, il dit que Cneius Pompée était assurément un homme
remarquable mais qu'il devenait déjà trop puissant pour un état libre, qu'on ne
devait pas tout remettre entre les mains d'un seul homme et il ajoutait : "S'il
lui arrive quelque malheur, qui mettrez-vous à sa place ? "Toi, Quintus Catulus",
s'écria alors toute l'assemblée. Vaincu par cette unanimité et par ce témoignage
si honorable de ses concitoyens, il quitta l'assemblée. Nous devons admirer cet
homme pour sa modestie et le peuple pour sa justice, celui-ci, parce qu'il
n'insista pas plus longtemps, la foule, parce qu'elle ne voulut pas priver d'un
juste témoignage un homme qui s'opposait à elle et combattait sa volonté.
A la même époque, sur l'initiative de Cotta, le pouvoir judiciaire que Caïus
Gracchus avait arraché au Sénat pour le donner aux chevaliers et que Sylla avait
enlevé à ceux-ci pour le rendre au Sénat, fut partagé également entre les deux
ordres. Othon Roscius fit une loi qui rendit aux chevaliers leurs places dans le
théâtre.
Cneius Pompée de son côté, après s'être adjoint pour cette guerre beaucoup de
personnages distingués, répartit des groupes de navires dans presque tous les
endroits de la mer où les pirates trouvaient refuge et en peu de temps ses
forces invincibles délivrèrent le monde. Après avoir vaincu les pirates à
plusieurs reprises et en différentes régions, il les attaqua avec sa flotte du
côté de la Cilicie, les mit en déroute et les dispersa. Pour achever plus vite
une guerre qui s'était faite en tant de lieux, il rassembla ce qui restait de
pirates, les installa dans des villes et les contraignit à demeurer dans une
contrée éloignée de la mer. Certains critiquent cette décision mais si le nom de
son auteur suffit pour la justifier, elle n'aurait pas moins fait la gloire de
celui, quel qu'il soit qui l'aurait prise. En effet, en donnant à ces hommes la
possibilité de vivre sans voler, il les détourna du brigandage.
XXXIII.
La guerre des pirates était terminée. Lucius
Lucullus qui, à l'issue de son consulat, avait obtenu du sort la province
d'Asie, y luttait depuis sept ans contre Mithridate. Il y avait accompli de
grands et mémorables exploits et il avait infligé à ce roi de nombreuses
défaites en bien des endroits ; il avait délivré Cyzique par une remarquable
victoire. En Arménie, il avait vaincu Tigrane, le plus grand des rois. Mais il
n'avait pas pu ou plutôt il n'avait pas voulu achever cette guerre. Digne par
ailleurs de tous les éloges et presque invincible dans les combats, il s'était
laissé séduire par l'amour de l'argent. Il dirigeait donc encore les opérations
de cette guerre, quand le tribun du peuple Manilius, homme qui fut toujours
vénal et qui toujours servit d'agent à la puissance d'autrui, proposa une loi
qui donnait à Cneius Pompée le commandement de la guerre contre Mithridate.
Cette loi fut votée et il s'éleva entre les deux généraux un grave conflit.
Pompée reprochait à Lucullus le scandale de sa fortune. Lucullus reprochait à
Pompée son insatiable avidité du pouvoir et ni l'un ni l'autre des deux accusés
ne pouvait convaincre de mensonge son accusateur. Pompée en effet, dès qu'il eut
commencé à s'occuper des affaires publiques, ne put supporter aucun égal. Là où
il aurait dû se contenter d'être le premier, il voulait être le seul. Il fut de
tous les hommes celui qui désirait le plus la gloire et le moins tout ce qui
n'était pas la gloire ; il recherchait les magistratures avec la passion la plus
vive, mais il les exerçait avec la plus grande modération et, s'il les recevait
avec le plus grand plaisir, il les quittait sans regret. Il voulait prendre à
son gré ce qu'il désirait, mais il l'abandonnait aussi au gré des autres. Quant
à Lucullus, homme par ailleurs remarquable, il avait été le premier à introduire
ce luxe effréné que nous voyons aujourd'hui dans les édifices, les festins et
les meubles et comme il avait lancé des digues dans la mer et percé des
montagnes pour la faire pénétrer au milieu des terres, le Grand Pompée
l'appelait souvent, non sans esprit, le Xerxès en toge.
XXXlV.
Vers la même époque, Quintus Métellus fit
passer la Crète sous la domination du peuple romain. Les Crétois avaient formé,
sous le commandement de Panare et de Lasthène, une armée de vingt-quatre mille
hommes. Agiles coureurs, soldats endurcis aux fatigues de la guerre, archers
renommés, ils avaient pendant trois ans harcelé les armées romaines. Ce glorieux
succès provoqua lui aussi l'envie de Cnéius Pompée qui ne put s'empêcher de
revendiquer une part de la victoire. Lucullus et Métellus demandaient le
triomphe. Leur demande fut appuyée par le parti des nobles, à cause de leur
courage remarquable et de la jalousie qu'on éprouvait pour Pompée. Vers cette
date, Marcus Cicéron qui ne devait qu'à lui-même toute son élévation fut nommé
consul. Il était le plus célèbre des hommes nouveaux. Sa vie fut aussi illustre
que son génie fut grand et grâce à lui les peuples que nous avions vaincus par
les armes ne purent nous vaincre par leur génie. Pendant son consulat, son
courage exceptionnel, sa fermeté, ses soins vigilants démasquèrent la
conjuration qu'avaient formée Sergius Catilina, Lentulus, Céthégus et d'autres
citoyens des deux premiers ordres de l'État. La crainte qu'inspiraient à
Catilina les pouvoirs du consul, le chassa de Rome. L'ancien consul Lentulus qui
était alors préteur pour la seconde fois, Céthégus et d'autres personnages
illustres furent, avec l'autorisation du sénat et sur l'ordre du consul, égorgés
dans leur prison.
XXXV.
Le jour où ces événements se passèrent au
sénat, la vertu de Marcus Caton qui s'était déjà manifestée en maintes occasions
et brillait avec éclat, se montra plus grande que jamais. Son bisaïeul était
Marcus Caton, chef de la famille Porcia. Il semblait être la vertu même et son
caractère était en tout plus proche des dieux que des hommes. Il ne fit jamais
le bien pour paraître le faire, mais parce qu'il était incapable d'agir
autrement. En toute chose, il ne tenait compte que de la justice ; exempt de
tous les vices humains, il ne fut jamais l'esclave de la fortune. Comme il était
à cette époque tribun du peuple désigné et tout jeune encore, les autres
sénateurs avaient déjà proposé de reléguer Lentulus et les conjurés dans des
municipes, quand on lui demanda, presque dans les derniers, quel était son avis.
Mais si grande fut la vigueur de son âme et de son génie quand il s'emporta
contre la conjuration, si véhémente son éloquence quand il rendit suspects de
complicité tous ceux qui conseillaient la douceur, si menaçant le tableau des
périls qui devaient suivre la ruine et l'incendie de Rome et le bouleversement
de l'État, si grand fut son éloge de l'énergie du consul que le sénat tout
entier se rangeant à son avis, décida de sévir contre ces criminels et que même
la plus grande partie des sénateurs reconduisit Caton jusqu'à sa demeure.
Cependant Catilina ne montra pas moins d'audace à poursuivre ses criminels
projets qu'il n'en avait montré à les concevoir. Il perdit en luttant avec le
plus grand courage une vie qu'il eût dû perdre dans les supplices.
XXXVI.
Un autre événement ne fut pas sans contribuer
à la gloire du consulat de Cicéron. C'est en effet cette année-là (il y a de
cela quatre-vingt-deux ans) que naquit Auguste, dont la grandeur devait éclipser
tous les hommes de toutes les nations. Il peut paraître superflu d'indiquer ici
à quelle date vécurent les esprits les plus distingués : qui ignore en effet
qu'on vit briller à cette époque, à quelques années près, Cicéron, Hortensius et
un peu avant, Crassus, Caton, Sulpicius, puis peu après, Brutus, Calidius,
Caelius, Calvus, César qui égale presque Cicéron, Corvinus et Asinius Pollion
qui furent pour ainsi dire leurs disciples, Salluste, I'émule de Thucydide, les
poètes Varron et Lucrèce et enfin Catulle dont l'oeuvre en son genre ne le cède
en beauté à aucune autre. C'est presque folie d'énumérer les grands génies que
nos yeux croient voir encore et dont les plus éminents sont pour notre siècle
Virgile, le premier des poètes Rabirius, Tite-Live, l'égal de Salluste, Tibulle
et Ovide qui tous atteignirent la perfection dans leurs oeuvres. Quant aux
auteurs vivants, la grande admiration que nous avons pour eux ne nous permet
guère de les juger.
XXXVII.
Pendant que ces événements se passaient à Rome
et en Italie, Cneius Pompée se faisait remarquer dans la guerre contre
Mithridate. Après le départ de Lucullus, ce roi avait de nouveau rassemblé une
puissante armée. Mais il fut battu et mis en fuite. Il perdit toutes ses troupes
et dut se réfugier en Arménie auprès de son gendre Tigrane, qui, s'il n'eût déjà
été vaincu par les armes de Lucullus, eût été le plus puissant des rois de ce
temps. Pompée les poursuivit tous deux à la fois et pénétra en Arménie. Le
premier qui vint le trouver fut le fils de Tigrane ; il était, il est vrai, en
rébellion contre son père. Puis Tigrane lui-même vint en suppliant et se remit,
lui et son royaume, au pouvoir du vainqueur. Il déclara qu'il n'y avait chez les
Romains et chez les autres peuples qu'un homme à qui il aurait consenti à se
livrer et c'était Cneius Pompée. Sa fortune, mauvaise ou bonne, si elle venait
de Pompée, lui paraîtrait supportable. Il n'était honteux pour personne d'être
vaincu par un homme que les dieux défendaient de vaincre, ni déshonorant de se
soumettre à celui que la fortune avait élevé au-dessus de tous. On laissa à ce
roi les honneurs du pouvoir, mais on exigea de lui une grosse somme d'argent que
Pompée, selon sa coutume, remit tout entière entre les mains du questeur et fit
inscrire sur les registres publics. La Syrie et les autres provinces dont
Tigrane s'était emparé lui furent enlevées. Les unes étaient simplement
restituées au peuple romain ; d'autres tombaient pour la première fois en son
pouvoir, comme la Syrie qui ne fut rendue tributaire qu'à cette époque. Tigrane
dut borner son royaume à l'Arménie.
XXXVIII.
Il ne paraît pas contraire au plan du travail
que nous nous sommes proposé, de rappeler brièvement ici quels peuples furent
rendus tributaires et quelles nations réduites en provinces et quels furent les
chefs qui les vainquirent. Ainsi ces événements que nous avons signalés à leur
place apparaîtront plus nettement dans leur ensemble. Le premier qui fit passer
une armée en Sicile fut le consul Claudius, mais ce n'est qu'après la prise de
Syracuse, environ cinquante-deux ans plus tard, que Marcellus Claudius fit de la
Sicile une province. Regulus fut le premier qui passa en Afrique, ce qui eut
lieu vers la neuvième année de la première guerre punique. Deux cent quatre ans
plus tard, Publius Scipion Emilien, après avoir détruit Carthage, réduisit
l'Afrique en province, il y a de cela cent quatre-vingt-deux ans. Entre la
première et la seconde guerre punique, le consul Titus Manlius qui commandait
alors la Sardaigne lui imposa définitivement la domination romaine. Voici une
preuve incontestable du caractère belliqueux de notre nation. Le temple de Janus
aux deux têtes, dont la fermeture est la preuve certaine de la paix, ne fut
fermé qu'une première fois sous les rois, une seconde sous ce même consul Titus
Manlius et une troisième sous le principat d'Auguste. Cneius et Publius Scipion
furent les premiers à conduire leurs armées en Espagne ; ce fut au début de la
seconde guerre punique, il y a de cela deux cent cinquante ans. Par la suite ce
pays fut tour à tour partiellement occupé et souvent perdu. C'est Auguste qui le
rendit tributaire dans son entier. La Macédoine fut soumise par Paulus, I'Achaïe
par Mummius, l'Etolie par Fulvius Nobilior. L'Asie fut arrachée à Antiochus par
Lucius Scipion, frère de Scipion l'Africain, mais par une libéralité du sénat et
du peuple romain, elle devint bientôt possession de la dynastie des Attales ;
enfin Marcus Perpenna, après s'être emparé d'Aristonicus, la rendit tributaire.
On ne peut attribuer à personne la gloire d'avoir vaincu Chypre. C'est en effet
une décision du sénat dont l'exécution fut confiée à Caton qui fit de cette île
une province, après que son roi se fut suicidé. Notre général Métellus punit la
Crète en lui enlevant la liberté dont elle avait si longtemps joui. Les
provinces de Syrie et du Pont sont les témoins de la valeur de Cneius Pompée.
XXXIX.
Les premiers qui pénétrèrent en Gaule avec une
armée furent Domitius et le petit-fils de Paul-Emile, Fabius qui reçut le surnom
d'Allobroge. Peu après, au prix de lourdes pertes, nous avons à plusieurs
reprises tenté puis abandonné la conquête de ce pays. Mais c'est là que César
accomplit son exploit le plus éclatant. Sous son commandement et sous ses
auspices, la Gaule fut domptée et elle paye le même honteux tribut que le reste
du monde. César vainquit aussi la Numidie. Isauricus acheva la conquête de la
Cilicie et après la guerre d'Antiochus, Manlius Vulso acheva celle de la
Galatie. La Bithynie fut, comme nous l'avons dit, laissée en héritage par le
testament de Nicomède. Outre l'Espagne et les autres peuples dont les noms
décorent le forum qu'il bâtit, le divin Auguste rendit l'Egypte tributaire et
versa au trésor une somme presque égale à celle que son père avait apportée de
Gaule. Tibère César qui avait arraché aux Espagnols l'aveu définitif de leur
soumission, arracha le même aveu aux Illyriens et aux Dalmates. La Rhétie, le
pays des Vindélices, la Norique, la Pannonie, le pays des Scordisques furent les
nouvelles provinces qu'il rangea sous notre pouvoir. Ces peuples furent vaincus
par les armes. Quant à la Cappadoce, la renommée de César suffit à la rendre
tributaire du peuple romain.
Mais revenons à notre sujet.
XL.
Nous arrivons maintenant aux campagnes de
Cneius Pompée qui furent aussi glorieuses que pénibles. Il entra victorieux en
Médie, chez les Albaniens et chez les Hibères. Puis il dirigea son armée contre
les nations qui habitent à la droite et à l'extrémité du Pont-Euxin, les Colches,
les Hénioches, les Achéens. Mithridate fut abattu par Pompée grâce à la trahison
de son fils Pharnace. Il était, si l'on ne tient pas compte des rois Parthes, le
dernier des rois indépendants. Pompée revint alors en Italie, vainqueur de
toutes les nations qu'il avait attaquées. Il était devenu plus grand que
lui-même et ses concitoyens ne le souhaitaient, et avait joui en toutes
circonstances d'une fortune plus qu'humaine. Les bruits qui avaient couru n'en
firent que mieux accueillir son retour. Bien des gens, en effet, avaient affirmé
qu'il ne rentrerait pas à Rome sans être accompagné de son armée, et qu'il
limiterait à sa guise la liberté des citoyens. Plus on avait craint un tel
retour, plus on eut de reconnaissance à un si grand général de rentrer comme un
simple citoyen. Pompée, en effet, licencia son armée à Brindes, ne garda que le
titre de général en chef et revint à Rome simplement escorté des amis qui
l'accompagnaient ordinairement. Le triomphe qu'il remporta sur tant de rois fut
magnifique et dura deux jours. Le butin qu'il fit lui permit de verser au trésor
bien plus que n'avaient versé avant lui tous les autres généraux à l'exception
de Paul Emile.
Pendant son absence, les tribuns du peuple Titus Ampius et Titus Labiénus firent
voter une loi qui l'autorisait à paraître aux jeux du cirque avec une couronne
d'or et le costume des triomphateurs et au théâtre avec la robe prétexte et une
couronne d'or. Une fois seulement, et c'était déjà trop assurément, Pompée osa
se prévaloir de ce droit. La fortune grandit cet homme et l'éleva si haut qu'il
triompha une première fois de l'Afrique, une seconde de l'Europe, une troisième
de l'Asie, et toutes les parties du monde devinrent les témoins de sa victoire.
Mais la supériorité est toujours jalousée. Lucullus n'oubliait pas l'outrage
reçu, Métellus le Crétois se plaignait non sans raison que Pompée lui eût enlevé
des généraux prisonniers qui devaient orner son triomphe. Soutenus par une
partie des nobles, ils s'opposaient à ce qu'on accordât, selon les désirs de
Pompée, les récompenses que celui-ci avait promises aux cités et à ceux qui
l'avaient bien servi.
XLI.
C'est alors que se place le consulat de Caïus
César. Celui-ci saisit la plume de l'écrivain et malgré son désir d'aller vite,
le force à s'arrêter.
Issu de la très noble famille des Jules, César, comme sont unanimes à le
reconnaître les écrivains les plus anciens, tirait son origine d'Anchise et de
Vénus. Sa beauté était supérieure à celle de tous ses contemporains. Il avait de
la vigueur et de l'énergie, sa magnificence était sans bornes, son courage
surhumain et incroyable. La grandeur de ses projets, la rapidité dont il fit
preuve dans ses campagnes, sa fermeté dans les périls le font ressembler à
l'illustre Alexandre le Grand, mais à un Alexandre sobre et maître de lui. Dans
ses repas et son sommeil, il cherchait toujours à satisfaire les besoins de la
vie et non pas son plaisir. Les liens du sang l'unissaient étroitement à Caïus
Marius ; il était aussi le gendre de Cinna. Mais rien ne put l'amener à répudier
la fille de celui-ci, pas même l'exemple de l'ancien consul Marcus Pison qui,
pour plaire à Sylla, avait chassé Annia qui avait été la femme de Cinna. Il
avait environ dix-huit ans à l'époque où Sylla s'empara du pouvoir et, comme les
lieutenants et les partisans de Sylla, plus que leur chef lui-même, le
recherchaient pour le tuer, il changea de costume et prenant un vêtement peu en
rapport avec sa condition, s'échappa de Rome pendant la nuit.
Plus tard, alors qu'il était encore un jeune homme, il fut pris par des pirates,
mais pendant toute la durée de sa captivité, son attitude à leur égard fut telle
qu'il leur inspira autant de terreur que de respect. Pourquoi tairait-on ce qui
est remarquable, si on ne peut le rappeler en nobles termes ? Jamais ni de jour
ni de nuit, il ne quitta ni chaussures, ni ceinture, par crainte sans doute
qu'un changement dans sa tenue habituelle ne le rendit suspect à ces hommes qui
ne le gardaient qu'à vue.
XLII.
Il serait trop long de rappeler quelle fut
l'audace de ses nombreux projets et au prix de quels efforts l'esprit timoré du
magistrat romain qui gouvernait l'Asie réussit à les faire échouer. Rapportons
seulement ce fait qui laisse deviner le grand homme qu'il allait bientôt
devenir. César avait été racheté aux frais des cités d'Asie non sans avoir forcé
les pirates à donner d'abord des otages à ces cités. Mais la nuit suivante, sans
en avoir reçu mandat, il rassembla en hâte des vaisseaux, se dirigea vers le
lieu où se trouvaient les pirates, dispersa une partie de leur flotte, en coula
une autre partie et s'empara de quelques navires et d'un grand nombre de
prisonniers. Tout joyeux du succès de son expédition nocturne, il revint vers
les siens, mit ses prisonniers sous bonne garde et se hâta d'aller trouver en
Bithynie le proconsul Juncus (celui-ci en effet gouvernait cette province en
même temps que l'Asie). Il lui demanda d'ordonner le supplice des prisonniers.
Juncus refusa et déclara qu'on les vendrait, car la jalousie accompagnait chez
lui l'indolence. Avec une rapidité incroyable, César revint jusqu'à la mer et
avant que personne eût pu recevoir d'instructions du proconsul sur cette
affaire, il fit mettre en croix tous ceux qu'il avait pris.
XLIII.
Bientôt César partit en toute hâte vers
l'Italie pour y exercer le pontificat. On l'avait, en effet, pendant son
absence, désigné comme pontife à la place de l'ancien consul Cotta. Alors qu'il
était encore un enfant, Marius et Cinna l'avaient déjà nommé flamine de Jupiter.
Mais à la suite de la victoire de Sylla qui avait annulé tous leurs actes, il
n'avait pu exercer ce sacerdoce. Les pirates étaient alors maîtres de toutes les
mers et ils avaient déjà de bonnes raisons de lui être hostiles. Pour leur
échapper, il s embarqua sur un bateau à quatre rames avec deux amis et dix
esclaves et franchit ainsi l'immense golfe de la mer Adriatique. Pendant la
traversée, il crut voir des navires de pirates. Il enleva alors son vêtement,
ceignit une courte épée et se prépara à la bonne comme à la mauvaise fortune.
Mais il reconnut bientôt que sa vue l'avait trompé et que c'était une rangée
d'arbres qui dans le lointain présentait l'aspect de vergues.
Tout ce qu'il fit ensuite à Rome, le fameux procès qu'il soutint contre
Dolabella pour qui le peuple se montra plus indulgent qu'il ne l'est de coutume
aux accusés, ses célèbres démêlés avec Quintus Catulus et d'autres citoyens
éminents, la victoire qu'il remporta avant même d'être préteur, lorsqu'il
disputa le grand pontificat à Quintus Catulus qui, de l'aveu de tous, était le
premier du sénat, son édilité pendant laquelle il restaura, malgré l'opposition
de la noblesse, les monuments de Caïus Marius et rétablit les fils des proscrits
dans leurs droits de briguer les honneurs, sa préture et sa questure qu'il
exerça en Espagne avec un courage et une activité admirables, sous les ordres de
Vétus Antistius, tout cela est bien connu et n'a pas besoin d'être rappelé. Le
petit-fils de ce Vétus Antistius est le pontife Vétus, l'ancien consul père des
deux anciens consuls qui sont prêtres eux-mêmes aujourd'hui, homme aussi
vertueux que peut l'être un humble mortel.
XLIV.
C'est pendant ce consulat que César associa sa
puissance à celle de Cneius Pompée et de Marcus Crassus, ce qui mena Rome et le
monde à la ruine et les perdit eux-mêmes aussi, à des moments différents. Voici
quelles étaient les intentions de Pompée : il voulait profiter du consulat de
César pour faire ratifier tous les actes qu'il avait accomplis dans les
provinces d'outre-mer et que beaucoup critiquaient, comme nous l'avons dit.
César, de son côté, comprenait qu'en s'effaçant devant la gloire de Pompée, il
augmenterait la sienne et qu'en faisant tomber sur celui-ci la jalousie qu'on
avait de leur puissance commune, il consoliderait ses propres forces. Crassus,
pour occuper le premier rang qu'il ne pouvait atteindre seul, voulait s'aider du
crédit de Pompée et des forces de César. Des liens de parenté resserrèrent
l'alliance de César et de Pompée : Julie, fille de Caïus César, devint la femme
du grand Pompée.
Pendant ce consulat, César, sur les conseils de Pompée, présenta une loi qui
répartissait entre les plébéiens les terres de Campanie. Vingt mille citoyens
environ y furent ainsi conduits et on rendit à Capoue le droit de former une
cité, cent cinquante-deux ans environ après que les Romains l'eurent pendant la
guerre punique réduite à l'état de simple préfecture.
Bibulus, le collègue de César, qui avait le désir plutôt que le pouvoir de
s'opposer à son activité politique se tint enfermé chez lui pendant la plus
grande partie de l'année. Il voulait ainsi rendre César plus odieux ; il le
rendit plus puissant.
Puis César obtint pour cinq ans le gouvernement de la Gaule.
XLV.
Publius Clodius, homme noble, éloquent,
audacieux, qui ne connaissait dans ses paroles et ses actions d'autre frein que
son bon plaisir et se montrait plein d'ardeur dans l'exécution de ses coupables
desseins, qui, infâme amant de sa soeur, était encore accusé d'inceste pour
avoir commis un adultère pendant les plus vénérables cérémonies de la religion
romaine, poursuivait alors de la plus lourde haine Marcus Cicéron. Pouvait-il en
effet y avoir quelque amitié entre des hommes si différents ? Passé des rangs
des patriciens dans ceux de la plèbe et devenu tribun, Clodius fit voter une loi
par laquelle tout homme qui avait fait périr un citoyen romain qui n'avait pas
été condamné, se voyait interdire l'eau et le feu. Ce texte ne nommait pas
Cicéron, mais il était seul visé, Ainsi ce grand homme qui avait si bien mérité
de la république, connut le malheur de l'exil pour avoir sauvé la patrie. On ne
manqua pas de soupçonner César et Pompée d'avoir abattu Cicéron et l'on pensait
qu'il s'était attiré ce bannissement par son refus de faire partie des vingt
commissaires qui furent chargés de partager les terres de Campanie.
Moins de deux ans après, les efforts tardifs mais ensuite énergiques de Cneius
Pompée, les voeux de l'Italie, les décrets du sénat, le courage et l'activité du
tribun du peuple Annius Milo, le rendirent à son rang et à sa patrie. Depuis
l'exil et le retour de Métellus Numidicus personne n'avait été chassé avec plus
de haine, ni rappelé avec plus de joie. Quant à la maison de Cicéron, autant
Clodius avait mis d'acharnement à la détruire, autant le sénat mit de
magnificence à la rebâtir.
Pendant son tribunat, ce même Publius Clodius éloigna Marcus Caton des affaires
publiques, sous le spécieux prétexte d'une honorable mission. Il fit en effet
voter une loi qui nommait Caton questeur avec les droits de préteur, lui donnait
comme adjoint un autre questeur et l'envoyait dans l'île de Chypre pour
dépouiller de son royaume le roi Ptolémée qui, par la corruption de ses moeurs,
avait mérité cet outrage. Mais celui-ci, à l'arrivée de Caton, se donna la mort
et Caton rapporta à Rome une somme d'argent bien plus grande qu'on ne l'avait
espéré. S'il est sacrilège de louer l'intégrité de Caton, on pourrait presque
l'accuser de bizarrerie : les consuls, le sénat et toute la ville se portaient à
sa rencontre alors qu'il remontait le Tibre avec ses navires, mais il ne voulut
pas débarquer avant d'être arrivé au lieu où l'on devait décharger l'argent.
XLVI.
A ce moment, Caius César accomplissait en
Gaule des exploits extraordinaires que plusieurs volumes suffiraient à peine à
raconter. Non content d'avoir été vainqueur en tant de combats si heureux et
d'avoir tué ou pris d'innombrables milliers d'ennemis, il faisait passer son
armée en Bretagne, comme s'il cherchait un nouveau monde pour notre empire et
pour le sien. De leur côté, les deux consuls Cneius Pompée et Marcus Crassus
commençaient un second consulat. Il n'était guère à leur honneur d'avoir brigué
cette magistrature et ils ne recueillirent en l'exerçant aucune approbation. Par
une loi que Pompée présenta au peuple, César fut prorogé dans sa province pour
le même nombre d'années. Crassus qui méditait déjà une guerre contre les Parthes
reçut la Syrie. Cet homme, par ailleurs irréprochable et indifférent aux
plaisirs, avait une passion sans mesure et insatiable pour l'argent et la
gloire. Au moment de son départ pour la Syrie, les tribuns du peuple essayèrent
en vain de le retenir en prononçant des paroles de mauvais augure. Si leurs
malédictions n'étaient tombées que sur lui et si l'armée avait été sauvée, la
perte du général eût été utile à l'Etat. Après avoir passé l'Euphrate, Crassus
gagnait Séleucie quand il fut enveloppé par les innombrables cavaliers du roi
Orodes et périt avec la plus grande partie de l'armée romaine. Caïus Cassius qui
était alors questeur et devait bientôt commettre le plus abominable des crimes,
sauva les débris des légions. Il maintint la Syrie sous l'autorité du peuple
romain et, heureux dénouement de cette affaire, les Parthes qui y avaient
pénétré furent dispersés et mis en fuite.
XLVII.
Pendant cette période et aussi pendant les
temps qui suivirent et ceux dont nous venons de parler, Caïus César massacra
plus de quatre cent mille ennemis et en fit prisonniers un plus grand nombre
encore. Il combattit souvent en bataille rangée et souvent en ordre de marche ou
en attaque brusquée. Il envahit deux fois la Bretagne ; enfin sur neuf
compagnes, on en trouverait à peine une où César n'ait pas mérité le triomphe.
Ses exploits autour d'Alésia furent si grands en vérité qu'il appartenait à
peine à un homme de les tenter et seulement à un dieu de les accomplir.
César était en Gaule depuis sept ans environ quand mourut Julie, femme du grand
Pompée, gage d'une union qu'elle maintenait déjà difficilement par suite de la
jalousie des deux rivaux. La fortune rompit tout lien entre ces deux chefs
qu'elle vouait à une si grande rivalité : le jeune fils que Pompée avait eu de
Julie mourut lui aussi peu de temps après. Alors on tira l'épée et on assassina
les citoyens, les cabales se déclarèrent sans fin ni mesure, et Cneius Pompée
obtint un troisième consulat. Il fut nommé consul unique par les voix de ceux-là
mêmes qui s'étaient opposés jusque-là à son élévation. Ce glorieux honneur qui
semblait marquer sa réconciliation avec les nobles fut la principale cause de la
haine de Caïus César. Toutefois pendant ce consulat, Pompée s'employa de toute
sa force à réprimer la brigue.
A cette époque, par un exemple qui fut vain mais cependant utile à l'Etat, Milon
qui briguait le consulat tua Publius Clodius dans une rixe qui s'éleva au moment
où leurs escortes se croisaient près de Bovilles. Milon, cité en justice, fut
condamné, parce que son acte était odieux et plus encore parce que Pompée
désirait sa condamnation. Toutefois, Marcus Caton déclara ouvertement qu'il
était d'avis de l'acquitter. S'il eût parlé plus tôt, bien des sénateurs
auraient suivi son exemple et approuvé le meurtre d'un citoyen qui fut, plus
qu'aucun autre, nuisible à l'Etat et hostile aux gens de bien.
XLVIII.
On vit luire peu après les premières flammes
de la guerre civile. Tous les citoyens modérés auraient voulu voir César et
Pompée renvoyer leurs armées. Pompée, en effet, pendant son second consulat,
s'était fait donner le gouvernement de l'Espagne. Depuis trois ans, tout en
dirigeant les affaires de Rome, il la gouvernait de loin par l'intermédiaire de
ses lieutenants Afranius et Pétreius, l'un ancien consul, l'autre ancien
préteur. Pompée appuyait ceux qui soutenaient que César devait licencier ses
armées, mais si quelqu'un disait qu'il devait, lui aussi, licencier les siennes,
il le combattait. Si, deux ans avant qu'on eût pris les armes, Pompée qui avait
achevé la construction du théâtre et des autres ouvrages qu'il bâtit alentour,
était mort en Campanie de la très grave maladie dont il fut atteint et pendant
laquelle on vit pour la première fois l'Italie entière faire des voeux pour le
salut d'un citoyen, la fortune n'aurait pas trouvé l'occasion de l'abattre et
cette grandeur qu'il avait eue à la face des dieux du ciel, il l'eut emportée
tout entière chez les dieux des morts.
Personne autre que le tribun Caïus Curion ne contribua à exciter plus violemment
la flamme de cette guerre civile avec tous les maux qui la suivirent pendant
vingt années consécutives. C'était un homme noble, disert, audacieux, prodigue
de son argent et de son honneur aussi bien que de ceux des autres ;
naturellement pervers, il avait une éloquence funeste à l'État. Aucune richesse,
aucune passion ne pouvaient rassasier ses désirs. Il s'attacha d'abord au parti
de Pompée c'est-à-dire selon l'opinion du moment, au parti de la république,
puis il feignit d'être hostile à la fois à Pompée et à César, mais il était de
coeur avec César. Que cette action eût été désintéressée, ou qu'il eût reçu,
comme on le dit, cent mille sesterces, nous n'en déciderons pas. Finalement au
moment où se présentaient encore des conditions de paix bienfaisantes et
réparatrices, alors que César se montrait modéré dans ses demandes et Pompée
prêt à les accueillir, Curion fit tout échouer et rompit tout. Seul Cicéron
s'efforçait de maintenir la concorde dans l'Etat. D'autres auteurs ont, dans des
ouvrages plus importants, raconté longuement l'ensemble de ces faits et de ceux
qui les précèdent ; j'espère, moi aussi, les exposer clairement dans mon livre.
Revenons maintenant au sujet de notre ouvrage et félicitons-nous d'abord que
Quintus Catulus, les deux Lucullus, Metellus et Hortensius qui avaient brillé
dans l'Etat sans soulever la haine et excellé sans péril, aient trouvé, avant le
début des guerres civiles, une mort naturelle et tranquille ou qui du moins ne
fut pas hâtée.
XLIX.
Sous le consulat de Lentulus et de Marcellus
sept cent trois ans après la fondation de Rome, et soixante-dix-huit ans, avant
ton consulat, Marcus Vinicius, on vit s'allumer la guerre civile. La cause de
l'un des chefs paraissait la meilleure, mais l'autre était la plus forte. L'un
des partis avait toutes les apparences, l'autre toute la réalité de la
puissance. Pompée tirait sa force de l'autorité du sénat, César de la fidélité
de ses soldats. Les consuls et le sénat remirent le souverain pouvoir moins à
Pompée lui-même qu'à la cause qu'il défendait. César ne négligea rien de ce
qu'on pouvait tenter pour sauver la paix, mais les partisans de Pompée
repoussèrent toutes les avances: l'un des consuls était plus intraitable qu'il
ne convenait, Lentulus ne pouvait trouver son salut dans celui de l'Etat, Marcus
Caton soutenait qu'il fallait mourir plutôt que de laisser un simple citoyen
imposer ses conditions à l'Etat. Un homme de moeurs antiques et rigides eût fait
plus de cas du parti de Pompée, un homme avisé eût suivi celui de César et jugé
que si l'un était plus honorable, l'autre était plus à craindre.
Enfin les partisans de Pompée, dédaignant toutes les demandes de César,
décrétèrent qu'il devait ne garder qu'une légion, abandonner immédiatement le
titre de gouverneur de province, venir à Rome en simple particulier et, pour sa
candidature au consulat, s'en rapporter aux suffrages du peuple romain. César
comprit alors qu'il fallait faire la guerre et passa le Rubicon avec son armée.
Cneius Pompée, les consuls et la plus grande partie du sénat abandonnèrent Rome
puis l'Italie et se transportèrent à Dyrrachium.
L.
César se rendit maître à Corfinium de Domitius
et des légions qui se trouvaient avec lui. Il renvoya immédiatement avec leur
général tous ceux dont l'intention était de rejoindre Pompée, puis il continua
sa route vers Brindes, montrant bien qu'il aimait mieux finir la guerre à des
conditions équitables que d'écraser des fuyards. Quand il fut certain que les
consuls avaient passé la mer, il revint à Rome, rendit compte de ses intentions
au sénat et à l'assemblée du peuple, expliqua que ses adversaires, en prenant
les armes, l'avaient forcé à s'armer lui-même, puis décida de gagner l'Espagne.
Sa marche rapide fut retardée quelque temps par la ville de Marseille qui montra
dans sa décision plus de fidélité que de sagesse, puisqu'elle voulut bien mal à
propos jouer le rôle d'arbitre dans la lutte entre les deux chefs. Seuls, en
effet, doivent s'entremettre ceux qui peuvent contraindre à obéir celui qui
résiste.
Puis l'armée qu'avaient commandée l'ancien consul Afranius et l'ancien préteur
Pétreius, surprise et comme éblouie par la brusque arrivée de César, se livra à
lui. César renvoya à Pompée les deux légats et tous ceux qui voulurent les
suivre, quel que fût leur rang.
LI.
L'année suivante, Dyrrachium et les contrées
voisines de cette ville furent occupées par les troupes de Pompée. Celui-ci
avait fait venir les légions de toutes les provinces d'outre-mer ; il y avait
joint des corps auxiliaires de cavalerie et d'infanterie et les troupes des
rois, des tétrarques et des dynastes. Il avait ainsi rassemblé une armée immense
; sur mer il avait établi avec sa flotte une barrière de postes qui, croyait-il,
empêcheraient César de transporter ses légions. Mais Caïus César, usant de sa
rapidité et de sa chance coutumières, ne fut en rien retardé ; ses navires le
transportèrent, quand il le voulut, lui et son armée. Il commença par placer son
camp tout à côté de celui de Pompée ; bientôt même il le bloqua par des travaux
de siège. Cependant le manque de ravitaillement accablait les assiégeants plus
que les assiégés.
C'est alors que Cornélius Balbus, par une témérité qui dépasse l'imagination,
pénétra dans le camp ennemi. Il eut d'assez fréquentes entrevues avec le consul
Lentulus qui hésitait sur le prix de la trahison. Ce fut le commencement de
cette heureuse fortune qui permit à cet homme, qui n'était pas seulement né en
Espagne mais était même Espagnol, de s'élever jusqu'au triomphe et au pontificat
et de devenir de simple particulier un personnage consulaire.
Dans les combats suivants les succès furent partagés mais l'une des rencontres
fut particulièrement favorable aux troupes de Pompée qui repoussèrent avec de
lourdes pertes les soldats de César.
LII.
César mena alors son armée en Thessalie, pays
que les destins avaient choisi pour sa victoire. Pompée recevait de ses
partisans des conseils opposés : la plupart l'exhortaient à passer en Italie (et
par Hercule ! rien n'eût été plus profitable à sa cause) ; les autres étaient
d'avis de prolonger une guerre que l'éclat de leur parti leur rendrait de jour
en jour plus favorable. Pompée cependant n'écouta que son ardeur et suivit son
ennemi.
L'étendue de mon ouvrage ne me permet pas de décrire longuement la bataille de
Pharsale, ce jour si meurtrier pour le nom romain, les flots de sang que
versèrent l'une et l'autre armée, la rencontre des deux premiers citoyens de l'Etat,
la disparition d'une de ces deux lumières de l'empire romain, le massacre de
tant d'illustres partisans de Pompée. Notons cependant ce détail : dès que Caius
César vit en déroute l'armée de Pompée, il n'eut rien de plus pressé ni de plus
à coeur que, pour employer le terme militaire habituel, de licencier tous les
partis. Dieux immortels ! Comment cet homme si doux fut-il payé plus tard de sa
bienveillance pour Brutus ! Ce qu'il y a de plus admirable, de plus noble, de
plus illustre dans cette victoire, c'est que la patrie ne pleura aucun citoyen
qui ne fût mort en combattant. Mais l'obstination des vaincus rendit vaine cette
généreuse clémence, car le vainqueur était plus disposé à donner la vie que le
vaincu à l'accepter.
LIII.
Pompée s'enfuit avec les deux Lentulus, tous
deux anciens consuls, avec son fils Sextus et l'ancien préteur Favonius : tels
étaient les compagnons que lui donnait la fortune. Les uns lui conseillaient
d'aller chez les Parthes, les autres en Afrique où se trouvait le plus fidèle de
ses partisans, le roi Juba. Mais il décida de se rendre en Égypte auprès de
Ptolémée, prince qui régnait alors à Alexandrie et qui était encore un enfant
plutôt qu'un jeune homme, car il se souvenait des services qu'il avait rendus à
son père. Mais qui garde la mémoire des bienfaits de celui que frappe
l'adversité ? Qui pense être redevable de quelque chose à ceux qui sont dans le
malheur ? Quand la fortune ne modifie-t-elle pas la parole donnée ? Sur le
conseil de Théodote et d'Achille, le roi donna l'ordre d'aller au-devant de
Cneius Pompée qui venait de Mitylène où il avait embarqué avec lui, comme
compagne de sa fortune, sa femme Cornelia, et de l'inviter à passer de son
navire de transport sur le vaisseau qui était venu à sa rencontre. Pompée se
laissa convaincre. Alors sous le consulat de Caïus César et de Publius Servilius,
on vit le premier des Romains périr égorgé sur l'ordre et par la volonté d'un
esclave égyptien. Ainsi, après trois consulats et autant de triomphes, cet homme
si vertueux et si grand, qui avait dompté le monde, qui s'était élevé à un point
qu'on ne peut dépasser, mourut à l'âge de cinquante-huit ans, la veille de son
anniversaire. La fortune se démentit tellement à son égard que la terre qui lui
avait manqué pour sa victoire lui manqua pour sa sépulture.
Comment expliquer autrement que par une distraction l'erreur de ceux qui se sont
trompés de cinq ans sur l'âge d'un personnage si illustre et presque notre
contemporain. Depuis le consulat de Caïus Atilius et de Quintus Servilius, le
calcul des années est cependant bien facile. Mais si j'ajoute cela, c'est moins
pour accuser d'erreur que pour éviter d'être accusé.
LIV.
Cependant le roi d'Égypte et ceux dont il
suivait aveuglément les conseils ne furent pas plus fidèles à César qu'ils ne
l'avaient été à Pompée. Ils complotèrent contre lui dès son arrivée, puis
osèrent le provoquer par les armes et leur supplice fut la vengeance de ces deux
illustres généraux dont l'un était encore vivant.
Si l'on ne trouvait plus nulle part le corps de Pompée, son nom vivait encore
partout. L'immense crédit de son parti avait fait naître en Afrique une guerre
que dirigeaient le roi Juba et l'ancien consul Scipion qui, deux ans avant la
mort de Pompée, était devenu son beau-père. Leurs troupes s'étaient augmentées
de celles de Marcus Caton qui, faisant route au prix d'immenses difficultés dans
des contrées sans ressources, avait conduit jusqu'à eux ses légions. Bien que
ses soldats lui eussent déféré le commandement suprême, Caton préféra obéir à
celui dont le grade était supérieur au sien.
LV.
La brièveté à laquelle je me suis engagé
m'oblige à passer rapidement sur tous les faits que je rapporte. César alla où
l'appelait sa fortune et passa en Afrique. Depuis la mort de Curion, chef de son
parti, les armées de Pompée occupaient ce pays. La victoire fut d'abord
indécise, mais bientôt César combattit avec sa fortune habituelle et fit plier
les troupes ennemies. Là encore il montra à l'égard des vaincus autant de
clémence qu'auparavant.
Vainqueur dans la guerre d'Afrique, il entreprit en Espagne une guerre plus
pénible encore. (Nous ne parlerons pas de sa victoire sur Pharnace qui lui
apporta bien peu de gloire.) Cneius Pompée, fils du grand Pompée, jeune homme
intrépide et belliqueux, avait allumé cette grande et terrible guerre. De tous
côtés et de toutes les parties du monde, il voyait venir à son aide ceux
qu'entraînait encore le grand nom de son père. César fut en Espagne accompagné
de sa fortune ordinaire. Jamais cependant il n'eut à livrer de bataille plus
acharnée et plus dangereuse. Ce fut au point que, la victoire étant plus
qu'incertaine, il descendit de cheval, se dressa devant ses troupes qui
cédaient, et après avoir reproché à la fortune de l'avoir conservé pour une
telle fin, déclara à ses soldats qu'il ne reculerait plus d'un seul pas :
"Oublieraient-ils qu'il était leur général et l'abandonneraient-ils dans de
telles circonstances ?" C'est la honte plus que le courage qui rétablit le
combat et le chef montra plus de vaillance que ses soldats. Cneius Pompée fut
trouvé grièvement blessé dans un endroit désert et on l'acheva. Labiénus et
Varus moururent dans la bataille.
LVI.
Vainqueur de tous ses ennemis César revint à
Rome et pardonna, chose incroyable, à tous ceux qui avaient pris les armes
contre lui. Il remplit la ville de magnifiques spectacles, luttes de
gladiateurs, batailles navales, combats de cavaliers, de fantassins et
d'éléphants et donna des festins qui durèrent plusieurs jours. Il triompha cinq
fois : tous les ornements du triomphe étaient en bois de citronnier pour la
Gaule, en acanthe pour le Pont, en écaille pour Alexandrie, en ivoire pour
l'Afrique, en argent poli pour l'Espagne. La vente du butin produisit un peu
plus de six cents millions de sesterces.
Mais cet homme si grand et qui en avait usé envers tous avec tant de clémence ne
put jouir tranquillement du pouvoir suprême pendant plus de cinq mois. Il était
revenu à Rome au mois d'octobre ; il fut assassiné aux ides de mars par les
conjurés que commandaient Brutus et Cassius. La promesse du consulat n'avait pu
lui attacher Brutus ; par contre, il avait offensé Cassius, en ne lui accordant
pas immédiatement cet honneur. On trouvait encore parmi les complices du meurtre
les amis les plus intimes de César que la fortune de son parti avait portés aux
plus hauts rangs, Décimus Brutus, Caïus Trébonius et d'autres personnages
illustres. Mais celui qui souleva contre lui la plus grande haine fut Marc
Antoine, son collègue au consulat, homme prêt à toutes les audaces. Comme César
était assis devant les rostres aux fêtes des Lupercales, il lui avait mis sur la
tête l'insigne de la royauté et César en le repoussant n'en avait pas paru
offensé.
LVII.
L'expérience montra combien était louable
l'avis de Pansa et d'Hirtius qui avaient toujours conseillé à César de maintenir
par les armes une puissance qu'il avait acquise par les armes. Mais César avait
coutume de dire qu'il aimait mieux mourir que d'être craint. Alors qu'il
attendait des autres une clémence égale à la sienne, il fut dans sa confiance
frappé par des ingrats. Les dieux immortels lui avaient envoyé cependant bien
des présages et bien des indices du péril menaçant. Les haruspices l'avaient
averti de se défier avec le plus grand soin des ides de mars. Sa femme Calpurnia
effrayée par une vision nocturne le suppliait de demeurer chez lui ce jour-là.
Enfin on lui avait remis des billets qui lui dénonçaient la conjuration, mais il
ne les avait pas lus sur-le-champ. C'est qu'on ne saurait éviter la force du
destin qui fausse le jugement de celui dont il veut changer le sort.
LVIII.
L'année où ils commirent ce crime, Marcus
Brutus et Caïus Cassius étaient préteurs, et Décimus Brutus, consul désigné.
Accompagnés de la masse des conjurés et escortés par la troupe des gladiateurs
de Décimus Brutus, ils s'emparèrent du Capitole. Cassius avait proposé de tuer
aussi Antoine qui était alors consul et d'annuler le testament de César, mais
Brutus s'y était refusé, répétant que les citoyens ne devaient demander que le
sang du tyran : pour servir ses projets, il désignait ainsi César. De son côté,
Dolabella que César avait choisi pour lui succéder au consulat, avait déjà mis
la main sur les faisceaux et les insignes de cette charge. Mais Antoine convoqua
le sénat et jouant le rôle de pacificateur, envoya ses enfants en otages au
Capitole et donna aux meurtriers de César l'assurance qu'ils pouvaient en
descendre sans risque. A l'exemple du décret célèbre qu'avaient pris les
Athéniens , Cicéron proposa l'oubli du passé, et le sénat approuva.
LIX.
On ouvrit ensuite le testament de César. Il y
adoptait Caïus Octavius petit-fils de sa soeur Julie. Nous dirons quelques mots
de son origine bien qu'il l'ait fait avant nous.
Son père Caïus Octavius était sinon de famille patricienne, du moins d'une
famille de chevaliers très en vue. C'était un homme grave, vertueux, intègre et
riche. Il fut nommé préteur avec les plus nobles personnages et c'est lui qui
eut le plus de voix. Sa réputation lui valut d'épouser Atia, fille de Julie.
Sortant de charge, il reçut du sort la Macédoine où il obtint le titre de
général en chef. Comme il revenait pour briguer le consulat, il mourut, laissant
un fils tout jeune encore. Caïus César, son grand-oncle, le fit élever chez son
beau-père Philippe et l'aima comme son propre fils. Quand il eut dix-huit ans,
il l'emmena à la guerre d'Espagne et par la suite le garda toujours auprès de
lui. Jamais il ne le fit loger ailleurs qu'avec lui ni monter dans une autre
litière que la sienne. Il l'honora même pendant son enfance de la dignité de
pontife. Quand les guerres civiles furent terminées, il voulut former par les
arts libéraux l'esprit de ce jeune homme singulièrement doué et il l'envoya
étudier à Apollonie. Il comptait l'avoir comme compagnon d'armes dans la guerre
qu'il devait entreprendre contre les Gètes, puis contre les Parthes.
A la première nouvelle de la mort de son oncle, Octave se rendit à Rome en toute
hâte : les centurions des légions voisines lui avaient cependant promis
sur-le-champ leur aide et celle de leurs soldats, et Salvidiénus et Agrippa lui
avaient conseillé de ne pas mépriser cette offre. A Brindes, on lui donna des
détails sur la mort de César et sur son testament. Comme il s'approchait de
Rome, une immense foule d'amis courut à sa rencontre, et à son entrée dans la
ville, on vit le globe du soleil former un cercle qui entourait exactement sa
tête et brillait des couleurs de l'arc-en-ciel. Il semblait ainsi mettre une
couronne sur la tête de celui qui devait bientôt être si grand.
LX.
Sa mère Atia et son beau-père Philippe
n'étaient pas d'avis qu'il acceptât d'hériter du nom de César et de la haine
qu'avait attirée sa fortune. Mais les destins protecteurs de l'Etat et du monde
le réclamaient pour fonder et maintenir la grandeur du nom romain. Aussi son âme
divine méprisa-t-elle les conseils humains et décida de préférer à une vie sûre
mais humble le rang suprême et ses dangers. Il aima mieux se fier au jugement
qu'un oncle tel que César avait porté sur lui, qu'à l'opinion de son beau-père,
et répétait qu'il n'avait pas le droit de se croire lui-même indigne d'un nom
dont César l'avait jugé digne.
Le consul Antoine le traita immédiatement avec hauteur ; ce n'était point par
mépris mais par crainte. Il le reçut dans les jardins de Pompée mais lui accorda
à peine le temps de lui parler. Bientôt même il se mit à l'accuser perfidement
de comploter contre lui. Mais cette accusation fut à sa honte reconnue sans
fondement. Puis les consuls Antoine et Dolabella laissèrent éclater ouvertement
leur criminelle passion de dominer. Sept cents millions de sesterces avaient été
déposés par Caïus César dans le temple d'Aups. Antoine s'en saisit. Il falsifia
les registres des actes de César, accorda frauduleusement des droits de cité et
des exemptions ; tout se réglait à prix d'argent et le consul vendait l'Etat.
La province de Gaule avait été attribuée à Décimus Brutus, consul désigné :
Antoine résolut de s'en emparer. Délébile se donna à lui-même les provinces
d'outre-mer. Mais la haine grandissait entre ces deux hommes d'un naturel si
différent et dont les desseins s'opposaient ; aussi le jeune Caïus César
était-il chaque jour menacé par les pièges d'Antoine.
LXI.
Rome languissait écrasée sous la domination
d'Antoine. On voyait chez tous de la colère et de la douleur mais personne
n'avait assez de force pour résister. C'est alors que Caïus César à peine âgé de
dix-neuf ans fit preuve d'une étonnante audace. Agissant de lui-même il exécuta
les plus grandes entreprises et montra dans l'intérêt de l'Etat plus de courage
que le sénat. Il fit d'abord venir de Caillette et peu après de Casilinum les
vétérans de son père dont l'exemple fut suivi par d'autres qui se rassemblèrent
bientôt en une sorte d'armée régulière. Peu après, Antoine partit au-devant de
l'armée qui sur son ordre arrivait à Brindes, des provinces d'outre-mer. Alors
la légion Martia et la quatrième légion, ayant appris quels étaient les
intentions du sénat et le caractère d'un si noble jeune homme, levèrent les
enseignes et allèrent se joindre à César. Celui-ci reçut du sénat les honneurs
d'une statue équestre : c'est celle qu'on peut voir aujourd'hui encore près des
rostres avec une inscription qui indique son âge. En l'espace de trois cents
ans, seuls Lucius Sylla, Cneius Pompée et Caïus César reçurent cet honneur. On
nomma César propréteur et on lui ordonna ainsi qu'aux consuls désignés Hirtius
et Pansa, de faire la guerre à Antoine. Agé seulement de vingt ans, César fit
preuve du plus grand courage dans les opérations qu'il dirigea autour de Modène.
Décimus Brutus qui y était assiégé fut délivré. Antoine abandonné de tous fut
réduit à fuir honteusement et quitta l'Italie. Les deux consuls périrent, l'un
pendant le combat, l'autre peu de temps après, des suites d'une blessure.
LXII.
Avant la fuite d'Antoine, le sénat, surtout
sur la proposition de Cicéron, accorda toute sorte d'honneurs à César et à son
armée. Mais quand la crainte fut calmée, les sentiments sincères réapparurent et
les partisans de Pompée reprirent aussitôt courage. On donna à Brutus et à
Cassius le gouvernement des provinces dont ils s'étaient déjà emparés
d'eux-mêmes sans attendre la décision du sénat. On félicita toutes les troupes
qui s'étaient déclarées pour eux et on leur donna une entière autorité sur les
magistrats des provinces d'outre-mer. Marcus Brutus et Caïus Cassius qui tantôt
craignaient les armes d'Antoine et tantôt feignaient de les craindre pour le
rendre plus odieux, avaient affirmé en effet dans leurs proclamations qu'ils
étaient prêts à vivre dans un exil, fût-il perpétuel, si la concorde de l'Etat
était à ce prix, qu'ils ne seraient pas une cause de guerre civile et que la
conscience d'avoir bien agi était pour eux le plus grand des honneurs. Puis ils
avaient quitté Rome et l'Italie et, sans aucun pouvoir officiel, ils avaient,
avec un égal empressement, mis la main sur les provinces et sur les armées. Sous
prétexte que partout où ils étaient, était l'État, ils avaient décidé les
questeurs à leur remettre l'argent qu'ils transportaient des provinces
d'outre-mer à Rome. Des décrets du Sénat sanctionnèrent et approuvèrent tous ces
actes. Décimus Brutus obtint le triomphe sans doute parce qu'il devait la vie à
un autre. Les corps de Pansa et d'Hirtius reçurent les honneurs funèbres aux
frais de l'État.
Quant à César, on ne fit de lui aucune mention : les légats qui avaient été
envoyés à son armée, reçurent même l'ordre de s'adresser aux soldats, hors de sa
présence. Mais l'armée ne fut pas aussi ingrate que le sénat. Comme César
supportait l'outrage en feignant de ne pas le voir, les soldats déclarèrent
qu'ils n'écouteraient aucune instruction si leur général n'était présent. C'est
à cette époque que Cicéron qui était passionnément attaché au parti de Pompée,
disait qu'il fallait louer César et l'écraser sous les honneurs. Par là il
semblait dire une chose et voulait en faire entendre une autre.
LXIII.
Pendant ce temps, Antoine fuyait au delà des
Alpes. Il négocia d'abord vainement avec Lépide qui, nommé subrepticement grand
pontife à la place de Caïus César, s'était donné à lui-même la province
d'Espagne et s'attardait encore en Gaule. Bientôt il se montra plus souvent aux
soldats et comme, tant qu'il restait sobre, il l'emportait sur beaucoup de
généraux et que Lépide était le plus incapable de tous les chefs, les soldats
abattirent le vallum, en arrière du camp, pour le recevoir. Antoine laissa à
Lépide le titre de général, mais tout le pouvoir était en ses mains.
Au moment où Antoine pénétra dans le camp, Juventius Latérensis, homme qui fut
fidèle à ses idées pendant toute sa vie et jusque dans la mort, conseilla très
vivement à Lépide de ne pas s'associer à un ennemi public, puis devant
l'inutilité de ses avis, il se perça de son épée.
Plancus, avec son hésitation naturelle, se demanda longtemps à quel parti il
appartenait : il ne pouvait se mettre d'accord avec lui-même ; un jour il
soutenait Décimus Brutus qui était comme lui consul désigné, et dans des lettres
il se faisait gloire de cette attitude auprès du sénat ; peu après il trahissait
ce même Brutus. Asinius Pollion, ferme en ses desseins, resta fidèle au parti de
César et hostile à celui de Pompée. Tous deux livrèrent enfin leurs armées à
Antoine.
LXIV.
Décimus Brutus abandonné d'abord par Plancus
puis en butte à ses pièges, voyait son armée déserter peu à peu. Il se réfugia
dans la maison d'un de ses hôtes, un noble nommé Camélus. Des envoyés d'Antoine
l'égorgèrent et ce juste châtiment vengea Caïus César à qui Brutus devait tant
de reconnaissance. Il l'avait assassiné, après avoir été le premier de ses amis.
Tout en profitant de cette brillante fortune, il voulait en faire un crime à
celui à qui il la devait et il pensait qu'il était juste de garder les bienfaits
de César et de tuer César le bienfaiteur.
C'est à cette époque que Marcus Tullius Cicéron dans une suite de discours
marqua d'une éternelle infamie la mémoire d'Antoine. Tandis qu'il le faisait
avec une magnifique et divine éloquence, le tribun Cannutius, comme un chien
enragé, déchirait Antoine. Leur amour de la liberté leur valut la mort à tous
deux. Mais le sang du tribun marqua le début des proscriptions, et la mort de
Cicéron, comme si elle rassasiait Antoine, en marqua presque la fin.
Puis le sénat, comme il l'avait déjà fait pour Antoine, déclara Lépide ennemi
public.
LXV.
Lépide, César et Antoine commencèrent alors à
échanger des lettres et à parler d'accords. Antoine ne cessait de rappeler à
César combien les partisans de Pompée lui étaient hostiles, à quelle puissance
ils s'étaient déjà élevés, avec quelle ardeur Cicéron exaltait Brutus et Cassius
; il déclarait que si César méprisait son alliance, il unirait ses forces à
celles de Brutus et de Cassius qui étaient déjà maîtres de dix-sept légions. Il
ajoutait enfin que le devoir de venger César incombait à son fils plus qu'à son
ami. Antoine et César conclurent alors une alliance, puis sur les exhortations
et les prières de leurs armées, ils s'unirent encore par la parenté et la
belle-fille d'Antoine fut fiancée à César.
César commença son consulat la veille de ses vingt ans, dix jours avant les
calendes d'octobre. Il eut comme collègue Quintus Pédius. C'était sept cent neuf
ans après la fondation de Rome et soixante-douze ans avant ton consulat, Marcus
Vinicius.
On vit cette année-là Publius Vintidius joindre les insignes de consul à ceux de
préteur dans cette même ville qu'il avait parcourue derrière un char de triomphe
parmi les prisonniers du Picénum. Par la suite Vintidius obtint même le
triomphe.
LXVI.
Puis éclatèrent à la fois les fureurs
d'Antoine et de Lépide. Tous deux, comme nous l'avons dit, avaient été déclarés
ennemis publics et ils aimaient mieux songer au mal qu'ils avaient souffert qu'à
celui qu'ils avaient mérité. Malgré l'opposition de César (opposition qui fut
vaine, puisqu'il était seul contre deux) ils renouvelèrent le crime dont Sylla
avait donné l'exemple, les proscriptions.
Qu'y eut-il alors de plus indigne ? On vit César contraint à proscrire et il se
trouva quelqu'un pour proscrire Cicéron. Antoine par son crime fit taire cette
voix qui fut celle de la patrie. Personne n'entreprit de défendre la vie de
celui qui, pendant tant d'années, avait défendu aussi bien les intérêts de l'Etat
que ceux des citoyens.
C'est en vain, cependant, Marc Antoine, (car l'indignation qui jaillit de mon
coeur et de mon esprit me force à sortir du ton ordinaire de mon ouvrage) c'est
en vain, dis-je, que tu as compté une somme d'argent à celui qui avait fait
taire cette voix divine et coupé cette tête si illustre et que par une prime
macabre tu as provoqué la mort d'un si grand consul, de celui qui jadis avait
sauvé l'Etat. Car tu as ravi alors à Cicéron des jours inquiets, des années de
vieillesse, une vie qui eût été plus malheureuse sous ta domination que ne fut
la mort sous ton triumvirat ; mais la renommée, la gloire de ses actions et de
ses discours, bien loin de la lui enlever, tu l'as accrue. Il vit, il vivra dans
la mémoire de tous les siècles. Tant que ce corps que forme l'univers et que
créa le hasard, la providence ou quelque autre cause, tant que ce monde que
presque seul de tous les Romains il a pu contempler de son intelligence,
embrasser de son génie, éclairer de son éloquence, subsistera, il emportera avec
lui dans son éternité la gloire de Cicéron. La postérité la plus lointaine
admirera ce qu'il a écrit contre toi, détestera ce que tu as fait contre lui et
la race des hommes disparaîtra du monde avant son souvenir.
LXVII.
Aucun homme n'aurait assez de larmes pour
pleurer, comme ils le méritent, tous les malheurs de ce temps, encore moins
pourrait-on trouver des mots pour les décrire. Remarquons toutefois que le
dévouement que les femmes montrèrent pour les proscrits fut grand, celui des
affranchis, médiocre, celui des esclaves, faible, mais que les fils n'en
montrèrent aucun. Tant les hommes supportent mal de voir retarder les espérances
qu'ils ont conçues, quelles qu'elles soient.
Pour qu'il n'y eût plus rien de sacré pour personne, pour donner eux-mêmes
l'exemple du crime et y pousser les autres, Antoine avait proscrit son oncle
Lucius César, et Lépide son frère Paulus. Plancus eut assez de crédit pour
obtenir la proscription de son frère Plancus Plotius. Aussi parmi les railleries
des soldats qui suivaient le char triomphal de Lépide et de Plancus, au milieu
des malédictions des citoyens, on entendait ces mots : "C'est de Germains, non
de Gaulois que triomphent ces deux consuls."
LXVIII.
Rappelons ici un détail que nous avons oublié
à sa date, car l'auteur de cet acte est si connu qu'il ne nous est pas permis de
le laisser dans l'ombre. Tandis que César livrait bataille pour l'empire à
Pharsale et en Afrique, Marcus Caelius qui par l'éloquence et l'énergie
ressemblait et même était supérieur à Curion, et d'ailleurs était aussi fripon
et non moins intelligent que lui, ne pouvant se sauver, même en payant une
faible partie de ses dettes, car l'état de son patrimoine était encore pire que
celui de son esprit, entreprit pendant sa préture d'annuler les dettes et ni les
décrets du sénat ni l'autorité des consuls ne purent l'arrêter. Il alla jusqu'à
rappeler d'exil Annius Milon qui pour n'avoir pu obtenir de rentrer à Rome était
hostile au parti de César. Puis il excita la révolte dans la ville, et dans les
campagnes le désordre d'une guerre ouverte. On le chassa d'abord des affaires
publiques et bientôt, sur l'ordre du sénat, il fut poursuivi par l'armée du
consul et tué près de Thurium.
Dans une entreprise analogue, Milon eut un sort semblable : alors qu'il tentait
l'assaut de Compsa, ville des Hirpins, il fut frappé d'un coup de pierre. Ainsi
périt cet homme agité dont la hardiesse dépassait les forces et sa mort vengea
Publius Clodius et Rome, sa patrie, contre qui il osait porter les armes.
Puisque je reviens sur différents points que j'ai omis, notons combien fut
excessive et déplacée la liberté dont les tribuns de la plèbe Marullus Epidius
et Flavus Caesétius usèrent à l'égard de Caïus César quand ils l'accusèrent
d'aspirer à la royauté. Peu s'en fallut qu'ils ne connussent la force de sa
puissance. Cependant, dans sa colère, César, qu'ils ne cessaient de harceler, se
contenta de la vengeance suivante : il préféra la dégradation infligée par le
censeur a un châtiment dictatorial et les chassa des affaires publiques,
proclamant qu'il se trouvait dans la plus triste situation puisqu'il devait ou
sortir de sa nature ou laisser amoindrir son autorité.
Mais revenons maintenant à l'ordre des faits.
LXIX.
Déjà dans la province d'Asie, Dolabella avait
surpris par ruse et tué à Smyrne son prédécesseur l'ancien consul Caius
Trébonius qui, oublieux des bienfaits de César, avait pris part au meurtre de
celui qui l'avait élevé au consulat. Caïus Cassius avait reçu de leurs généraux,
les anciens préteurs Statius Murcus et Crispus Marcius, les puissantes légions
de Syrie. Puis il avait cerné dans Laodicée Dolabella qui, après avoir occupé
l'Asie, était passé en Syrie et, après la prise de la ville, il l'avait forcé à
se tuer. Dolabella avait sans lâcheté tendu sa gorge à l'un de ses esclaves.
Cassius avait ainsi rangé dix légions sous son commandement. De son côté, Marcus
Brutus s'était emparé en Macédoine des légions de Caïus Antonius frère de Marc
Antoine, puis, près de Dyrrachium, de celles de Vatinius : ces légions s'étaient
d'ailleurs livrées sans résistance. Il avait cependant attaqué Antoine par les
armes mais sa réputation avait suffi pour écraser Vatinius. Brutus, en effet,
paraissait préférable à n'importe quel général, et il n'y avait personne à qui
Vatinius ne parût inférieur : la difformité de son corps rivalisait avec la
laideur de son esprit, si bien que son âme semblait enfermée dans une demeure
bien digne d'elle. Les forces de Brutus s'élevaient ainsi à sept légions.
Par la loi Pédia dont l'auteur était le consul Pédius, collègue de César, on
punit tous ceux qui avaient tué Caïus César en leur interdisant l'eau et le feu.
Vers la même époque, Capito, mon oncle paternel, qui appartenait à l'ordre
sénatorial, se joignit à Agrippa pour attaquer en justice Caïus Cassius.
Pendant que ces événements se passaient en Italie, Cassius, après une lutte
acharnée et heureuse avait, en s'emparant de Rhodes, accompli l'exploit le plus
remarquable. De son côté, Brutus avait complètement vaincu les Lyciens. Puis
tous deux avaient mené leurs armées en Macédoine. Cassius, par un grand effort
sur sa nature, dépassait alors Brutus en clémence. On ne pourrait trouver
personne que la fortune ait accompagné avec plus de faveur que Brutus et Cassius
et qu'elle ait, comme lasse de les suivre, plus rapidement abandonné.
LXX.
César et Antoine firent alors passer leurs
armées en Macédoine et livrèrent bataille à Marcus Brutus et à Cassius près de
la ville de Philippes. L'aile que commandait Brutus, repoussant l'ennemi,
s'empara du camp de César. Celui-ci, malgré son mauvais état de santé,
s'acquittait en personne de ses devoirs de chef. Artorius son médecin qu'un
avertissement très clair avait effrayé pendant son sommeil, l'avait lui-même
supplié de ne pas rester dans le camp. Par contre, l'aile où se trouvait Cassius
avait été mise en fuite, et, durement éprouvée, elle s'était repliée sur des
hauteurs. Cassius, jugeant alors d'après son sort, du sort de son collègue,
envoya un vétéran, avec l'ordre de le renseigner sur cette troupe de soldats qui
s'avançait dans sa direction. Mais le messager tardait, l'armée qui venait vers
lui au pas de course était toute proche et la poussière empêchait de distinguer
visages et enseignes. Alors Cassius pensant que c'était l'ennemi qui venait
l'attaquer, se voila la tête de son manteau, et, tendant la gorge, l'offrit sans
frayeur à un affranchi. La tête de Cassius était tombée quand le vétéran arriva
annonçant la victoire de Brutus. Voyant à terre le corps de son général : "Je
suivrai, dit-il, celui qu'a tué ma lenteur", et à l'instant il se jeta sur son
épée.
Peu de jours après, Brutus en vint aux mains avec l'ennemi. Il fut vaincu dans
la bataille. Pendant la nuit, il s'arrêta dans sa fuite sur une hauteur et pria
Straton d'Egée, son ami, de l'aider à se donner la mort. Rejetant son bras
gauche au dessus de sa tête, il prit de la main droite la pointe de l'épée de
son ami et la dirigea vers son sein gauche à l'endroit même où bat le coeur ;
pesant alors sur la blessure, il se transperça d'un seul coup et expira
aussitôt.
LXXI.
Messala, jeune homme du plus brillant mérite,
avait dans le camp de Brutus et de Cassius un rang presque égal au leur.
Certains lui demandaient d'être leur chef, mais il aima mieux devoir la vie à la
clémence de César que de poursuivre plus longtemps l'incertaine espérance des
armes. Rien dans ses victoires ne fut plus agréable à César que d'avoir sauvé
Corvinus, et, par sa reconnaissance envers César, Corvinus donna le plus noble
exemple de gratitude et de fidélité.
Aucune guerre ne fut plus souillée du sang de personnages aussi illustres. Le
fils de Caton y trouva la mort ; Lucullus et Hortensius, fils des citoyens les
plus célèbres, eurent un sort semblable. Quant à Varron, avant de repaître
Antoine du spectacle de sa mort, il lui prédit avec une grande hardiesse la fin
dont il était digne et cette prédiction se réalisa. Drusus Livius, père de Julia
Augusta, et Varus Quintilius ne firent pas même appel à la clémence de l'ennemi.
Drusus se tua lui-même dans sa tente. Varus, après s'être revêtu des insignes de
ses dignités, périt de la main d'un de ses affranchis qu'il força à l'égorger.
LXXII.
Telle fut la fin que la fortune donna au parti
de Marcus Brutus qui était alors âgé de trente-sept ans et dont l'âme était
restée irréprochable jusqu'au jour où un seul acte de folie effaça toutes ses
vertus. Autant Cassius était supérieur comme général, autant Brutus l'était
comme homme. Des deux, c'est Brutus qu'on eût préféré comme ami et Cassius qu'on
eût craint davantage comme ennemi. Chez l'un, on voyait plus de force, chez
l'autre, plus de courage. Autant il fut avantageux pour l'Etat d'avoir comme
prince César plutôt qu'Antoine, autant, s'ils eussent été vainqueurs, Brutus eût
été préférable à Cassius.
Cneius Domitius, père de Lucius Domitius que nous avons vu récemment encore et
qui fut un homme d'une si grande et si noble vertu, aïeul du jeune et illustre
Cneius Domitius, s'empara de quelques navires et avec de nombreux compagnons qui
approuvaient sa décision, il confia son salut à la fuite et à la fortune, sans
autre chef de parti que lui-même.
Statius Murcus qui avait commandé la flotte et les postes qui surveillaient la
mer, emmena avec lui toutes les troupes et tous les navires qui lui avaient été
confiés et alla rejoindre Sextus Pompée, fils du grand Pompée qui, à son retour
d'Espagne, s'était par les armes emparé de la Sicile. Vers lui affluaient du
camp de Brutus, d'Italie et de toutes les parties du monde, les proscrits que la
fortune venait de sauver du péril. Comme ils n'avaient plus de patrie, tout chef
leur était bon ; la fortune ne leur permettait pas de choisir, elle leur
montrait un refuge et, pour ces hommes qui fuyaient une tempête fatale, cet abri
tint lieu de port.
LXXIII.
Sextus Pompée était un jeune homme sans
instruction littéraire, barbare dans son langage, brave avec emportement,
toujours prêt à agir, prompt à concevoir et qui était bien loin d'avoir la
loyauté de son père. Affranchi de ses affranchis, esclave de ses esclaves, il
jalousait les gens de mérite, pour obéir aux plus médiocres. Après qu'Antoine se
fut enfui de Modène, le sénat avait donné à Brutus et à Cassius le gouvernement
des provinces d'outre-mer et comme il restait alors presque tout entier fidèle
au parti de Pompée, il avait rappelé Sextus Pompée d'Espagne où l'ancien préteur
Asinius Pollion lui avait fait la guerre avec succès. Il lui restitua son
patrimoine et lui confia le commandement des régions côtières. Comme nous
l'avons dit, Pompée avait alors occupé la Sicile et en accueillant dans son
armée les esclaves et les fuyards, il avait augmenté le nombre de ses légions.
Les chefs de sa flotte, Ménas et Ménécratès affranchis de son père infestaient
la mer de leurs brigandages et de leurs pirateries. Le butin servait aux besoins
de Sextus et de son armée et il n'avait aucune honte à remplir d'exploits de
pirates une mer que les armes et l'habileté de son père avaient délivrée de
leurs crimes.
LXXIV.
Lorsqu'il eut écrasé le parti de Brutus et de
Cassius, Antoine, avant de passer dans les provinces d'outre-mer, demeura
quelque temps en Grèce. César se retira en Italie. Il y trouva plus de désordre
qu'il n'eût voulu. En effet le consul L. Antoine qui partageait les vices de son
frère sans avoir les vertus que celui-ci montrait quelquefois, avait rassemblé
une nombreuse armée, soit en calomniant César auprès des vétérans, soit en
appelant aux armes ceux qui avaient perdu leurs biens quand on avait décidé le
partage des terres et désigné des colons. D'autre part, Fulvie, épouse
d'Antoine, qui n'avait d'une femme que le corps, portait partout la guerre et le
désordre. Elle avait pris Préneste comme base d'opérations. Antoine, chassé de
tous côtés par les forces de César, s'était retiré à Pérouse. Plancus qui était
partisan d'Antoine lui avait fait espérer du secours plutôt qu'il ne l'avait
vraiment aidé. César avec son courage et sa fortune habituelle prit Pérouse
d'assaut et renvoya Antoine sans lui faire aucun mal. La colère des soldats plus
que la volonté du général fit traiter cruellement les habitants de cette ville
qui fut brûlée. L'incendie fut allumé par le premier citoyen de la cité, un
certain Macédonicus qui, après avoir mis lui-même le feu à ses meubles et à sa
maison, se perça de son épée et se jeta dans les flammes.
LXXV.
Vers la même époque la guerre avait éclaté en
Campanie. Elle avait été allumée par Tibérius Claudius Néron qui se proclamait
le défenseur de ceux qui avaient perdu leurs terres. Ancien préteur, pontife,
père de Tibère César, c'était un homme à l'âme noble et à l'esprit cultivé.
L'arrivée de César apaisa et étouffa cette guerre comme les autres.
Qui s'étonnerait assez des caprices de la fortune et de l'incertaine destinée
des choses humaines ? Qui ne doit espérer ou craindre un sort différent de son
sort présent et des événements contraires à ceux qu'il attend ? Livie, fille de
l'illustre et noble Drusus Claudianus, femme qui par sa naissance, sa vertu, sa
beauté, brillait parmi les Romaines, Livie que nous avons vue plus tard la femme
d'Auguste puis sa prêtresse et sa fille quand il fut allé rejoindre les Dieux,
fuyait alors les armes et la main de César, son futur époux. Tenant serré contre
sa poitrine Tibère, enfant de deux ans, celui qui devait venger l'empire romain
et devenir le fils de ce même César, elle prenait des chemins détournés, évitait
les armes des soldats et escortée d'un seul homme, pour mieux dérober sa fuite,
gagnait la mer et passait en Sicile avec Néron son époux.
LXXVI.
Je ne priverai pas Caïus Velleius mon aïeul
d'un témoignage que je rendrais à un étranger. En effet, après que Cneius Pompée
l'eut élevé à un rang très considérable parmi les trois cent soixante juges, il
avait été l'intendant militaire de ce même Pompée puis celui de Marcus Brutus et
de Tibérius Néron. C'était l'homme le plus distingué de la Campanie. Il était un
des soutiens du parti de Néron pour qui il avait la plus vive amitié. Au moment
où celui-ci quitta Naples, comme son corps déjà alourdi par l'âge ne lui
permettait pas de l'accompagner, il se perça de son épée.
César laissa Fulvie sortir librement d'Italie avec Plancus qui accompagnait
cette femme dans sa fuite. De son côté Asinius Pollion maintint longtemps la
Vénétie sous l'autorité d'Antoine, accomplit de grandes et belles actions autour
d'Altinum et d'autres villes de cette région, puis alla rejoindre Antoine avec
les sept légions qu'il commandait. Domitius était toujours indécis. Comme nous
l'avons dit, il s'était enfui du camp de Brutus après la mort de ce dernier et
avait conservé le commandement de sa flotte. Asinius Pollion le fit changer
d'avis et par ses promesses l'amena au parti d'Antoine. Cet acte fait que tout
juge équitable pensera que Pollion rendit autant de services à Antoine,
qu'Antoine à Pollion. L'arrivée d'Antoine en Italie et les préparatifs de César
contre lui firent craindre la guerre ; mais la paix fut conclue près de Brindes.
Vers cette même époque, on découvrit les criminels desseins de Rufus Salvidiénus.
D'une origine très obscure, il ne lui suffisait pas d'être arrivé au plus haut
rang et d'avoir été le premier chevalier qui fut nommé consul après Cneius
Pompée et César lui-même, mais il voulait s'élever assez haut pour voir
au-dessous de lui et César et l'Etat.
LXXVII.
Alors sur les instances de tout le peuple que
l'insécurité de la mer réduisait à une extrême disette, on conclut aussi la paix
avec Pompée près de Misène. Recevant à dîner sur son navire César et Antoine,
Pompée dit, non sans esprit, qu'il les recevait dans ses carènes. Il faisait
allusion au nom du quartier où se trouvait sa maison paternelle dont Antoine
s'était emparé. Dans ce traité de paix on décida d'accorder à Pompée la Sicile
et l'Achaïe, mais son âme agitée ne put s'en contenter. Le seul bien que son
retour procura à la patrie fut que tous les proscrits et tous ceux qui pour
diverses raisons s'étaient réfugiés près de lui obtinrent par son entremise leur
rappel et leur salut. Il rendit ainsi à l'Etat, entre autres personnages
illustres, Claudius Néron, Marcus Silanus, Sentius Saturninus, Arruntius et
Titius. Quant à Statius Murcus qui avait doublé les forces navales de Pompée en
se joignant à lui avec une flotte importante, il avait été faussement accusé par
Ménas et Ménécratès qui répugnaient à avoir comme collègue un tel homme et
Pompée l'avait fait tuer en Sicile.
LXXVIII.
Vers cette date, Octavie, soeur de César
devint la femme de Marc Antoine.
Pompée était alors retourné en Sicile et Antoine dans les provinces d'outre-mer
où Labiénus avait jeté le plus grand trouble. Celui-ci, en effet, après avoir
quitté le camp de Brutus, s'était retiré chez les Parthes, puis avait conduit
leur armée en Syrie et tue le lieutenant d'Antoine. Mais grâce au courage et à
l'habile commandement de Ventidius, il fut massacré avec l'armée des Parthes et
avec le jeune fils de leur roi, l'illustre Pacorus.
Craignant que l'oisiveté, la plus grande ennemie de la discipline, n'amollît les
soldats, César faisait alors de nombreuses expéditions en Illyrie et en
Dalmatie. Il fortifiait ainsi son armée par l'endurance des périls et la
pratique de la guerre.
A la même époque, Calvinus Domitius qui après son consulat avait reçu la
province d'Espagne, y fit preuve d'une sévérité comparable à celle de nos
ancêtres : il fit en effet fustiger un centurion primipile nommé Vibillius qui
s'était lâchement enfui du combat.
LXXIX.
Comme chaque jour voyait grandir la flotte et
la réputation de Pompée, César se résolut à entreprendre cette pénible guerre.
La construction des navires, le recrutement des soldats et des rameurs, leur
entraînement aux manoeuvres et aux batailles navales furent confiés à Marcus
Agrippa. C'était un homme d'un courage éminent. Les fatigues, les veilles, les
dangers ne pouvaient le vaincre. Sachant parfaitement obéir mais à un seul, il
se montrait par ailleurs avide de commander aux autres. Il ne souffrait jamais
qu'on temporisât et passait immédiatement de la décision aux actes. Sous ses
ordres, une flotte magnifique fut construite sur l'Averne et sur le lac Lucrin,
et soldats et rameurs acquirent par des exercices quotidiens la plus grande
habileté dans la manoeuvre des navires et dans la guerre sur mer. C'est avec
cette flotte que César qui venait de recevoir Livie des mains de Néron son
premier époux et l'avait épousée après avoir consulté les oracles publics, porta
la guerre contre Pompée et contre la Sicile. Mais cet homme qu'aucune force
humaine n'avait pu vaincre fut alors durement frappé par les coups du sort. Près
de Vélie et du cap Palinure, la plus grande partie de sa flotte fut assaillie
par un fort vent d'Afrique qui la brisa et la dispersa. Ceci retarda les
opérations de cette guerre où par la suite la fortune se montra hésitante et
parfois douteuse. En effet, la flotte de César fut à nouveau maltraitée par la
tempête dans les mêmes parages. De plus, si, dans un premier combat naval, elle
combattit heureusement devant Myles sous les ordres d'Agrippa, l'arrivée
inopinée de la flotte ennemie lui fit subir près de Tauroménium, sous les yeux
mêmes de César, une grave défaite et César lui-même y courut quelque danger.
Quant aux légions qui avaient débarqué sous les ordres du lieutenant de César,
Cornificius, elles faillirent être écrasées par Pompée. Mais dans cette
situation dangereuse la prudence et le courage corrigèrent le sort. Les flottes
des deux adversaires s'étant déployées, Pompée perdit presque tous ses vaisseaux
et dut s'enfuir en Asie. Il demanda secours à Antoine, mais tandis qu'il passait
dans son affolement de l'attitude d'un chef à celle d'un suppliant, tantôt
gardant sa dignité, tantôt implorant la vie, Antoine donna l'ordre à Titius de
l'égorger. La haine qu'un tel forfait valut à ce dernier fut si forte que, peu
après, comme il donnait des jeux au théâtre de Pompée, les malédictions du
peuple le chassèrent du spectacle qu'il offrait.
LXXX.
Pendant que César faisait la guerre à Pompée,
Lépide était sur son ordre revenu d'Afrique avec douze légions dont l'effectif
était réduit de moitié. C'était le plus vaniteux des hommes et il n'avait aucune
vertu pour mériter une si longue indulgence de la fortune.
Les soldats de Pompée s'étaient joints à l'armée de Lépide qui se trouvait le
plus près d'eux, mais leur intention était de se ranger sous l'autorité et la
protection de César et non sous celles de Lépide lui-même. Alors celui-ci tout
fier de ce nombre de plus de vingt légions, en était arrivé à ce point de folie
qu'il s'attribuait à lui-même, qui n'était qu'un inutile compagnon des succès
d'autrui, tout le mérite d'une victoire qu'il avait longtemps retardée, soit en
combattant dans les conseils de guerre les desseins de César, soit en soutenant
sans cesse des avis contraires à ceux des autres. Il eut même l'audace
d'ordonner à César de quitter la Sicile. Ni les Scipions, ni les autres anciens
généraux romains ne conçurent ni n'exécutèrent jamais rien de plus hardi que
l'acte qu'accomplit alors César : sans armes, vêtu d'un simple manteau, n'ayant
rien d'autre pour le protéger que son nom, il pénétra dans le camp de Lépide,
évita les traits qui lui furent lancés sur l'ordre de cet homme perfide et bien
qu'il eût son manteau percé d'un coup de lance, il osa se saisir de l'aigle
d'une légion. On put voir là combien ces deux généraux différaient entre eux.
Les soldats en armes suivirent un chef désarmé. Dix ans après être parvenu à un
pouvoir dont sa vie le rendait indigne, Lépide, abandonné de ses soldats et de
la fortune, vêtu d'un habit sombre et se dissimulant dans les derniers rangs
d'une foule qui se pressait vers César, vint se jeter à ses genoux. On lui
accorda la vie et la jouissance de ses biens mais on le dépouilla d'une dignité
qu'il n'était pas capable de soutenir.
LXXXI.
A ce moment une révolte éclata soudain dans
l'armée. Un tel abandon de la discipline se produit en général quand les soldats
se rendent compte de leur grand nombre et ne supportent plus de demander ce
qu'ils croient pouvoir obtenir par la force. Le prince en vint à bout en
joignant la sévérité à la générosité.
Vers la même époque, la colonie de Capoue reçut un très grand accroissement. Ses
champs étaient restés du domaine public. A titre de compensation, on lui donna
dans l'île de Crète des terres bien plus fertiles dont le revenu s'élevait à
douze cent mille sesterces. On lui promit aussi de lui amener de l'eau : cette
eau contribue aujourd'hui encore à la salubrité de la ville, en même temps
qu'elle en accroît la beauté.
La couronne navale qu'aucun Romain n'avait encore obtenue fut accordée à Agrippa
pour le courage dont il avait fait preuve pendant cette guerre.
Après la victoire, César revint à Rome. Il déclara qu'il affectait à des
services publics les nombreuses maisons qu'il avait fait acheter par ses
mandataires pour agrandir sa demeure. Il promit de bâtir à Apollon un temple
entouré de portiques et dans cette construction il se montra d'une singulière
magnificence.
LXXXII.
Pendant que César remportait en Sicile tant de
succès, en Orient la fortune combattait pour lui et pour la république. Antoine,
en effet, était entré en Arménie puis en Médie avec treize légions, et
traversant ces contrées, il allait attaquer les Parthes quand il se heurta à
leur roi qui était venu à sa rencontre. Il perdit tout d'abord deux légions avec
tous ses bagages, ses machines de guerre et son lieutenant Statianus. Peu après
et à plusieurs reprises, il fit courir les plus grands risques à toute son armée
et tomba lui-même dans des dangers tels qu'il désespéra d'en pouvoir échapper.
Il perdit au moins le quart de ses soldats et ne dut son salut qu'au conseil
loyal d'un simple captif. Toutefois cet homme était un Romain ; il avait été
fait prisonnier dans le désastre de l'armée de Crassus, mais ses sentiments
n'avaient pas changé en même temps que sa fortune. Pendant la nuit il s'approcha
d'un poste romain et avertit Antoine de ne pas prendre la route qu'il avait
projeté de suivre mais de s'échapper par un chemin détourné à travers bois. Ce
conseil sauva Marc Antoine et ses légions. Celles-ci toutefois, ainsi que
l'ensemble de l'armée, perdirent, comme nous l'avons dit, au moins le quart de
leurs soldats et le tiers des valets d'armée et des esclaves. Quant aux bagages,
c'est à peine si l'on put en sauver quelque chose. Cependant Antoine donnait à
sa fuite le nom de victoire parce qu'il en était sorti vivant. Trois ans après,
il retourna en Arménie, s'empara par ruse du roi de ce pays Artavasde et le
chargea de chaînes ; mais, pour lui faire honneur, ces chaînes étaient d'or.
Puis, comme sa brûlante passion pour Cléopâtre grandissait avec les vices
qu'entretiennent toujours l'abondance, la licence et la flatterie, il décida de
porter la guerre contre sa patrie. Auparavant il s'était fait appeler le nouveau
Bacchus, et, couronné de lierre, vêtu d'une robe safran et or, tenant un thyrse
et chaussé de cothurnes, il était entré dans Alexandrie traîné sur un char,
comme s'il était le divin Bacchus.
LXXXIII.
Pendant qu'on préparait cette guerre, Plancus
passa dans le parti de César. Ce ne fut pas dans l'intention de choisir la cause
qui était juste, ni par amour pour l'État ou pour César, car il ne cessait de
les attaquer, mais chez lui trahir était une maladie. De tous ceux qui
flattaient la reine, il s'était montré le plus bas et, sous le nom de client, il
s'était ravalé bien au-dessous des esclaves ; il avait été secrétaire d'Antoine,
l'inventeur et l'organisateur des pires obscénités, toujours prêt à se vendre
pour tout et à tous. On l'avait vu peint de bleu et nu, la tête couronnée de
roseaux, traînant derrière lui une queue et rampant sur les genoux, jouer le
rôle de Glaucus et danser dans un banquet. La cause de sa trahison fut
qu'Antoine devant les preuves de ses rapines manifestes l'avait traité avec
froideur. Par la suite, il vit dans la clémence du vainqueur, des preuves de son
propre mérite et répéta que César avait approuvé ce qu'il avait seulement
pardonné. Titius son neveu imita bientôt son exemple. Ce n'est pas sans esprit
que l'ancien préteur Coponius, homme plein de dignité, beau-père de Publius
Silius, dit à Plancus qui peu après sa trahison s'emportait contre Antoine
absent et l'accusait en plein sénat de nombreuses infamies : "Par Hercule !
Antoine a commis bien des crimes la veille du jour où tu l'as abandonné."
LXXXIV.
Sous le consulat de César et de Messala
Corvinus, la guerre se termina par la bataille d'Actium, mais bien avant le
combat rien n'était plus assuré que la victoire du parti de César. D'un côté
soldats et chef étaient pleins d'ardeur, de l'autre tout était languissant. Ici,
on voyait les rameurs les plus vigoureux, là, des hommes qu'avaient épuisés les
plus grandes privations. De ce côté, les navires étaient d'une grandeur médiocre
mais qui leur permettait d'être rapides, de l'autre, ils étaient surtout
terribles d'apparence. Personne n'abandonnait César pour passer au parti
d'Antoine ; chaque jour, au con traire, quelque transfuge passait d'Antoine à
César. Enfin, en présence et sous les yeux mêmes de la flotte d'Antoine, Marcus
Agrippa prit d'assaut Leucade, s'empara de Patras, occupa Corinthe, et, avant la
bataille suprême, la flotte ennemie avait été vaincue deux fois. Le roi Arnyntas
suivit le parti le meilleur et le plus avantageux. De son côté, Deillius, fidèle
à ses habitudes, embrassa la cause de César aussi facilement qu'il avait
abandonné celle de Dolabella. L'illustre Cneius Domitius, le seul des partisans
d'Antoine qui n'eût jamais salué Cléopâtre en lui donnant le nom de reine, passa
dans le camp de César en courant les plus grands dangers.
LXXXV.
Puis arriva le jour qui devait décider de
tout. César et Antoine firent avancer leurs navires et luttèrent l'un pour le
salut, l'autre pour la perte du monde. L'aile droite de la flotte de César était
confiée à Marcus Lurius, l'aile gauche à Arruntius. Agrippa avait la direction
générale du combat naval. César prêt à courir où l'appellerait la fortune, était
présent partout à la fois. Le commandement de la flotte d'Antoine était confié à
Publicola et à Sosius. Quant aux armées de terre, Taurus commandait celle de
César et Canidius celle d'Antoine.
Lorsque la bataille s'engagea, d'un côté se trouvait tout, chef, rameurs et
soldats, et de l'autre rien que des soldats. Cléopâtre fut la première à prendre
la fuite et Antoine aima mieux se joindre à une reine qui fuyait qu'à ses
soldats qui combattaient ; ainsi le général qui aurait dû châtier les déserteurs
désertait son armée.
Cependant les soldats, même privés de leur chef, persistèrent longtemps à se
battre avec le plus grand courage et, la victoire étant désespérée, ils
luttaient pour mourir. César qui voulait gagner par ses paroles ceux qu'il
pouvait faire périr par les armes, ne cessait de leur crier et de leur indiquer
du geste qu'Antoine était en fuite et il leur demandait pour qui et avec qui ils
combattaient. Enfin, après avoir longtemps lutté pour un chef qui les avait
abandonnés, ils consentirent à regret à poser les armes et à céder la victoire.
César fut plus prompt à leur promettre la vie et le pardon, qu'eux à se laisser
convaincre de les demander. Il faut reconnaître que les soldats se conduisirent
comme le meilleur des généraux et le général comme le plus lâche des soldats.
Aussi peut-on se demander si Antoine aurait usé de la victoire, selon ses
propres intentions, ou selon le caprice de Cléopâtre, puisqu'il la suivit dans
sa fuite. L'armée de terre se soumit comme la flotte lorsque Canidius, par une
fuite précipitée, se fut hâté de rejoindre Antoine.
LXXXVI.
Qui tenterait de dire, dans le rapide exposé
d'un ouvrage aussi bref, quelles furent les conséquences de ce jour pour le
monde entier et combien l'organisation de l'Etat en fut transformée ? Mais, en
vérité, cette victoire fut la plus clémente des victoires : on ne fit périr
personne, à l'exception d'un petit nombre qui ne consentirent même pas à
demander la vie. Cette indulgence de César permet de juger combien, dans les
débuts de son triumvirat ou dans les plaines de Philippes, il se fût montré
modéré dans la victoire s'il eût été libre d'agir ainsi. Sosius dut son salut
d'abord à la fidèle affection de Lucius Arruntius, homme bien connu pour ses
moeurs d'une austérité digne de nos ancêtres, puis à César lui-même qui, après
avoir longtemps lutté contre sa clémence habituelle, décida de lui laisser la
vie.
Ne passons pas sous silence l'acte et les paroles mémorables d'Asinius Pollion.
Apres la paix de Brindes Pollion était resté en Italie; il n'avait jamais vu
Cléopâtre et quand l'âme d'Antoine se fut amollie dans l'amour de cette reine,
il avait cessé de suivre son parti. Comme César le priait de venir combattre
avec lui à Actium : "Les services que j'ai rendus à Antoine sont trop grands,
dit-il, et on sait trop quels bienfaits j'ai reçus de lui. Je me tiendrai donc à
l'écart de votre lutte et je serai la proie du vainqueur"
LXXXVII.
L'année suivante, César poursuivit Antoine et
la reine Cléopâtre jusqu'à Alexandrie et mit fin aux guerres civiles. Antoine se
tua lui-même courageusement, si bien qu'il se racheta par sa mort de bien des
accusations de lâcheté. Insensible aux craintes de son sexe, Cléopâtre trompant
ses gardes se fit apporter un aspic dont la morsure et le venin la firent périr.
Fait digne de la fortune et de la clémence de César, aucun de ceux qui avaient
porté les armes contre lui ne succomba ni sous ses coups ni sur son ordre. D.
Brutus fut victime de la cruauté d'Antoine. Quant à Sextus Pompée, le même
Antoine lui avait juré, après l'avoir vaincu de lui conserver même son rang ; il
lui ôta cependant la vie. Brutus et Cassius moururent d'une mort volontaire,
sans même chercher à connaître les dispositions d'esprit du vainqueur. Antoine
et Cléopâtre eurent la fin que nous venons de rapporter. Canidius se montra dans
la mort plus faible qu'il ne convenait à un homme qui a toujours exercé le
métier des armes. Cassius de Parme fut parmi les assassins de César le dernier
qui expia son crime comme Trébonius avait été le premier.
LXXXVIII.
Pendant que César achevait la guerre d'Actium
et d'Alexandrie, M. Lépide avait formé le projet de le tuer dès qu'il rentrerait
à Rome. Ce jeune homme dont la beauté valait mieux que l'intelligence, était le
fils de Junie, soeur de Brutus, et de ce Lépide qui avait été l'un des triumvirs
chargés d'organiser l'État. La sécurité de Rome était alors confiée à Caïus
Mécène. Simple chevalier mais d'une famille illustre, il savait, quand les
circonstances exigeaient de la vigilance, se priver de sommeil, prévoir et agir
; mais dès que ses affaires lui permettaient de se relâcher quelque peu, il se
montrait dans l'oisiveté et les plaisirs presque plus mou qu'une femme. Il
n'était pas moins aimé de César qu'Agrippa mais il avait reçu moins d'honneurs.
Il appartint en effet toute sa vie à l'ordre équestre et s'en contenta. Il
aurait pu s'élever plus haut mais il n'en manifesta point le désir. Tout en
feignant la plus grande tranquillité, il épia les menées de ce jeune homme
irréfléchi et, avec une rapidité admirable, sans causer aucun trouble ni aux
affaires ni aux citoyens, il accabla Lépide, éteignant ainsi la première flamme
de l'épouvantable guerre civile qui allait renaître et se rallumer.
Lépide reçut, en vérité, le juste châtiment de ses mauvais desseins. Quant à
Servilia, femme de Lépide on peut la comparer à la femme d'Antistius dont nous
avons déjà parlé, car en avalant des charbons ardents elle acheta, d'une mort
prématurée, une gloire immortelle.
LXXXIX.
Dire avec quel empressement, avec quelles
acclamations les hommes de tout âge et de tout rang accueillirent César à son
retour en Italie et à Rome, peindre la splendeur de ses triomphes et des fêtes
qu'il donna au peuple, c'est ce qu'on ne saurait convenablement faire même dans
un ouvrage assez long ; à plus forte raison dans un abrégé tel que celui-ci.
Tout ce que les hommes peuvent demander aux dieux et les dieux accorder aux
hommes, tout ce que les souhaits peuvent embrasser, tout ce qui peut donner le
comble du bonheur, Auguste, après son retour à Rome l'a procuré à l'État, au
peuple romain, au monde entier. On vit après vingt ans, la fin des guerres
civiles, la disparition des guerres étrangères, le retour de la paix ; partout
la fureur des armes s'apaisa, partout les lois retrouvèrent leur puissance, les
jugements leur autorité, le sénat sa majesté. Les magistratures recouvrèrent les
pouvoirs qu'elles avaient autrefois ; cependant, aux huit préteurs qui
existaient déjà, on en ajouta deux. On rendit à l'État l'ancienne organisation
que lui avaient donnée nos ancêtres. La culture réapparut dans les champs ; le
respect fut rendu à la religion ; aux hommes la sécurité ; à chacun la
possession assurée de ses biens. On amenda utilement certaines lois ; on en
publia de salutaires. La liste des sénateurs fut révisée sans rigueur mais non
sans sévérité. Les principaux citoyens qui avaient obtenu le triomphe ou les
plus grands honneurs furent engagés par les exhortations du prince à embellir la
ville. Après l'avoir longtemps refusé avec énergie, César consentit seulement à
garder le consulat une onzième année. Pour la dictature, autant le peuple montra
d'obstination à la lui offrir, autant il montra de fermeté à la repousser.
Les guerres qui furent faites sous son commandement ses victoires qui
pacifièrent le monde, tous ses exploits hors d'Italie et en Italie,
accableraient même un écrivain qui consacrerait toute sa vie à ce seul travail.
Pour nous, fidèle à notre promesse, ce n'est qu'une vue d'ensemble de son
principat que nous avons présentée aux yeux et à l'esprit de nos lecteurs.
XC.
Comme nous l'avons dit, les guerres civiles
étaient terminées ; les membres de l'État reprenaient des forces et tout ce
qu'une si longue suite de luttes avait déchiré reprit en même temps de la
vigueur. La Dalmatie qui était en révolte depuis deux cent vingt ans fut
pacifiée et dut reconnaître définitivement le pouvoir de Rome. Les Alpes que
peuplaient des nations farouches et sauvages furent entièrement soumises. Tour à
tour Auguste, puis Agrippa à qui l'amitié du prince avait valu un troisième
consulat et peu après l'honneur de partager avec lui la puissance tribunitienne,
se rendirent eux-mêmes en Espagne et après une guerre longue et incertaine
réussirent à la pacifier. C'est sous le consulat de Scipion et de Sempronius
Longus, la première année de la seconde guerre punique, il y a deux cent
cinquante ans, que les Romains avaient pour la première fois envoyé des armées
dans ces provinces et ils en avaient donné le commandement à Cneius Scipion,
oncle paternel de Scipion l'Africain. Pendant deux cents ans, le sang y avait
coulé à flots de part et d'autre ; des généraux et des armées romaines y avaient
péri : ce qui fut souvent à la honte de Rome et mit parfois même son empire en
danger. C'est l'Espagne en effet qui usa les forces des Scipions ; c'est elle
qui, par la honteuse guerre de Viriathe, épuisa pendant vingt ans nos ancêtres,
elle qui par l'horrible guerre de Numance ébranla la puissance de Rome ; c'est à
cause d'elle qu'on vit le sénat abroger le honteux traité de Quintus Pompeius,
puis celui, plus honteux encore, de Mancinus et livrer ignominieusement un
général ; c'est elle qui fit périr tant de généraux romains, anciens consuls ou
anciens préteurs ; elle dont les armes, du temps de nos pères, portèrent si haut
la puissance de Sertorius que, pendant cinq ans, on ne put décider qui des
Espagnols ou des Romains avaient la supériorité et quel peuple obéirait à
l'autre. C'est cette province si étendue, si peuplée, si farouche qui fut, il y
a environ cinquante si bien pacifiée par César Auguste que, sous le gouvernement
de Caius Antistius, de Publius Silius et de leurs successeurs, les brigandages
mêmes disparurent de ce pays où les guerres les plus violentes n'avaient jamais
cessé.
XCI.
Pendant qu'on pacifiait l'Occident, les
enseignes dont Orodes s'était emparé dans le désastre de Crassus et celles que
son fils Prahates avait enlevées dans la défaite d'Antoine furent de l'Orient
renvoyées par le roi des Parthes, à Auguste : tel était, en effet, le surnom
que, d'un commun accord, le sénat tout entier et le peuple romain avaient donné
à César, sur la proposition de Piancus.
Il y avait cependant des gens à qui cette situation si prospère était odieuse.
Ainsi un complot contre la vie de César unit Lucius Muréna et Fannius Caepio,
deux hommes aux caractères très différents, car si l'on néglige ce forfait,
Muréna pourrait passer pour un homme de bien et Caepio, au contraire, était déjà
auparavant l'être le plus pervers. Ils furent accablés sous le poids de
l'autorité publique et la loi leur infligea une mort qu'ils avaient voulu donner
par la violence.
Il en fut bientôt de même pour Rufus Egnatius. Cet homme qui ressemblait en tout
à un gladiateur plutôt qu'à un sénateur, s'était attiré pendant son édilité la
faveur du peuple et il avait si bien accru de jour en jour cette popularité, en
envoyant ses propres esclaves pour éteindre les incendies qu'après son édilité
il fut nommé immédiatement préteur. Bientôt il osa même briguer le consulat bien
qu'il eût la conscience toute souillée de hontes et de crimes et que sa fortune
ne fût pas en meilleur état que son âme. Il prit comme complices des individus
de son espèce et décida d'assassiner César. Ne pouvant vivre, si César vivait,
il consentit à mourir, mais après l'avoir tué. Car il en est ainsi : chacun aime
mieux périr dans la ruine de l'Etat que d'être abattu par la sienne propre ; on
souffre le même sort mais on est moins remarqué. Egnatius ne réussit pas plus
que les autres à cacher son crime. Il fut emprisonné avec les complices de son
forfait et périt d'une mort bien digne de sa vie.
XCII.
Ne négligeons pas de rappeler la noble action
de Caïus Sentius Saturninus, cet excellent citoyen qui fut consul vers cette
époque. César était parti pour régler les affaires d'Asie et d'Orient et par sa
seule présence il distribuait par tout le monde les bienfaits de la paix.
Sentius se trouva alors par hasard seul consul en l'absence de César. Il avait
déjà fait preuve d'une sévérité digne de nos ancêtres et d'une très grande
fermeté et avait imité la conduite et la rigueur des anciens consuls ; il avait
démasqué les malversations des publicains, puni leur avidité et fait rentrer
dans le trésor l'argent de l'État ; mais c'est lorsqu'il présida les comices
qu'il se montra vraiment consul. En effet, il interdit de faire acte de
candidats à ceux qui briguaient la questure et qu'il en jugeait indignes ; comme
ils s'obstinaient à vouloir le faire, il les menaça de son autorité de consul
s'ils descendaient au Champ de Mars. Egnatius très en faveur auprès du peuple
espérait que son consulat suivrait immédiatement sa préture comme sa préture
avait suivi son édilité. Sentius lui interdit d'être candidat ; ce fut en vain.
Sentius fit alors le serment que si les suffrages du peuple désignaient Egnatius
comme consul, il ne le proclamerait pas élu. Pour moi, je pense que cet acte est
comparable à n'importe quel exploit glorieux de nos anciens consuls. Mais nous
sommes naturellement portés à louer plus volontiers ce qu'on nous raconte que ce
que nous voyons, à dénigrer le présent et à honorer le passé, à juger que l'un
nous accable et que l'autre nous instruit.
XCIII.
Trois ans environ avant que le crime d'Egnatius
ne se dévoilât, à peu près à l'époque de la conjuration de Muréna et de Caepion,
il y a de cela cinquante ans, Marcus Marcellus mourut. Il était le fils
d'Octavie, soeur d'Auguste. Tous pensaient que s'il arrivait quelque malheur à
César, il hériterait de sa puissance ; il paraissait cependant peu probable que
Marcus Agrippa pût l'en laisser jouir tranquillement. Quand il mourut tout
jeune, il venait de donner comme édile les plus magnifiques spectacles. Il
était, disait-on, naturellement vertueux, enjoué d'esprit et de caractère, digne
enfin de la fortune à laquelle on le destinait. Après sa mort, Agrippa qui était
allé en Asie sous le prétexte d'une mission que lui avait confiée le prince,
mais qui, selon les bruits qui couraient, avait dû s'éloigner à ce moment, à la
suite de secrets démêlés avec Marcellus, revint à Rome et épousa Julie fille de
César, veuve de Marcellus, femme dont la fécondité ne fut heureuse ni pour
elle-même ni pour l'État.
XCIV.
Comme nous l'avons dit, Tibérius Claudius
Néron avait trois ans lorsque Livie, fille de Drusus Claudianus, épousa César à
qui l'avait fiancée Tibérius Néron, son premier mari. C'était maintenant un
jeune homme nourri des divins préceptes de César et remarquable par sa
naissance, sa beauté, sa taille, ses excellentes études et sa grande
intelligence. Il donnait alors déjà l'espérance qu'il deviendrait un jour aussi
grand qu'il l'est aujourd'hui et son aspect était celui d'un prince. Nommé
questeur à l'âge de dix-neuf ans, il commença à se consacrer aux affaires
publiques et comme le ravitaillement était très difficile et qu'une grande
disette de blé régnait alors à Ostie et à Rome, il fut chargé par son beau-père
de s'en occuper. Il sut y remédier si bien, que sa manière d'agir fit voir
clairement quelle serait sa grandeur future.
Son beau-père l'envoya peu après avec une armée pour inspecter et organiser les
provinces d'Orient. Il donna à cette époque des preuves exceptionnelles de
toutes les vertus. Il pénétra en Arménie avec ses légions, rangea ce pays sous
la domination du peuple romain et en remit le sceptre au roi Artavasde. Le roi
des Parthes lui-même, effrayé par l'éclat de son nom, envoya à César ses deux
fils, comme otages.
XCV.
Quand Néron fut revenu à Rome, César décida de
l'éprouver en lui confiant la charge d'une guerre importante. Il lui donna comme
adjoint dans cette entreprise Drusus Claudius son frère que Livie avait mis au
monde dans la maison de César. Tous deux divisant leurs forces attaquèrent les
Rètes et les Vindélices, prirent d'assaut de nombreuses villes ou places fortes,
remportèrent aussi des succès en bataille rangée et, faisant couler à flots le
sang ennemi avec plus de dangers que de pertes pour l'armée romaine, achevèrent
de soumettre ces nations nombreuses, cruelles et farouches que la nature des
lieux protégeait et rendait presque inabordables.
Avant ces événements, Plancus et Paulus avaient exercé la censure sans aucune
entente, ce qui ne fut ni à leur honneur ni à l'avantage de l'Etat. L'un
manquait de la vigueur d'un censeur, l'autre n'en avait pas les moeurs. Paulus
pouvait à peine remplir ses fonctions, Plancus devait les craindre ; il ne
pouvait rien reprocher aux jeunes gens et on ne pouvait rien leur reprocher
devant lui dont il ne dût se reconnaître lui-même coupable, dans sa vieillesse.
XCVI.
Agrippa mourut alors. Homme nouveau il s'était
illustré par de nombreux exploits ; il s'était élevé au point de devenir le
beau-père de Néron et ses fils adoptés par le divin Auguste leur grand-père
avaient reçu de lui les prénoms de Caïus et de Lucius. Sa mort resserra les
liens de parenté entre Néron et César, car Néron épousa Julie fille de César,
veuve d'Agrippa.
Peu après, on confia à Néron la guerre de Pannonie. Commencée par Agrippa sous
le consulat de Marcus Vinicius, ton aïeul, cette guerre acharnée s'était étendue
et rapprochée de l'Italie qu'elle menaçait. Nous parlerons plus longuement
ailleurs des peuples Pannoniens et des nations Dalmates, de la situation de
leurs pays et de leurs fleuves, de la grandeur et de la puissance de leurs
forces et aussi des magnifiques victoires que cet illustre général remporta si
souvent dans cette guerre. Ne changeons pas le plan de cet ouvrage. Maître de la
victoire, Néron reçut les honneurs de l'ovation.
XCVII.
Pendant que tout se passait si heureusement
dans cette partie de l'empire, nous subîmes un grave désastre en Germanie où
commandait Marcus Lollius. C'était un homme qui, en toutes choses, cherchait
plutôt une occasion de s'enrichir que de bien faire et qui, sous une très habile
dissimulation, était extrêmement vicieux. La perte de l'aigle de la cinquième
légion appela César de Rome en Gaule. Puis on confia le soin et la charge de la
guerre de Germanie à Drusus Claudius, frère de Néron. Les vertus de ce jeune
homme étaient aussi nombreuses et aussi grandes qu'un mortel peut les recevoir
de la nature ou les acquérir par ses efforts et on ne saurait dire s'il était
doué davantage pour les travaux de la guerre ou pour l'administration de l'Etat.
On disait en tout cas que la douceur et le charme de ses moeurs étaient
inimitables et qu'il savait mieux que personne estimer ses amis à leur juste
valeur et les traiter comme ses égaux. Par la beauté du corps, il égalait
presque son frère. Il avait en grande partie dompté la Germanie et en bien des
endroits fait largement couler le sang de ces peuples, quand l'injustice du sort
l'enleva pendant son consulat à l'âge de trente ans. Tout le poids de cette
guerre retomba alors sur Néron. Il la conduisit avec son courage et son bonheur
habituels. Il parcourut en vainqueur toutes les régions de la Germanie, sans que
l'armée qui lui était confiée eût à subir aucune perte (car ce fut toujours là
son principal souci). Enfin il dompta si parfaitement ce pays qu'il en fit
presque une province tributaire. C'est alors qu'il reçut avec un second consulat
un second triomphe.
XCVIII.
Pendant que les faits que nous venons de
rapporter se passaient en Pannonie et en Germanie une guerre sanglante avait
éclaté en Thrace et l'ardeur de combattre avait enflammé tous les peuples de ce
pays. Cette guerre fut étouffée par le courage de ce même Lucius Pison qui,
aujourd'hui encore, veille avec le plus grand soin et aussi avec la plus grande
bienveillance à la sécurité de Rome. Comme légat de César, il lutta pendant
trois ans contre ces peuples si farouches ; il leur infligea les plus grandes
pertes soit en des batailles rangées, soit dans des prises d'assaut et les
réduisit à rester en paix comme autrefois. En achevant ainsi cette campagne, il
rendit la sécurité à l'Asie et la paix à la Macédoine. Tous doivent reconnaître
et proclamer, à la louange de cet homme, qu'il offrit dans ses moeurs un
admirable mélange d'énergie et de douceur et qu'on aurait peine à trouver
quelqu'un qui chérit davantage le loisir tout en s'acquittant plus facilement de
ses fonctions ou qui, sans faire étalage de son activité, prît plus de soin de
ce qu'il devait accomplir.
XCIX.
Tibérius Néron avait joui de deux consulats et
d'autant de triomphes. Partageant avec Auguste la puissance tribunitienne, il
était devenu son égal et l'emportait sur tous les citoyens, sauf sur un seul, et
encore parce qu'il le voulait bien. Il était le plus grand des généraux, le plus
célèbre par sa gloire et son heureuse fortune, et en vérité, la seconde lumière
et la seconde tête de l'Etat. Peu après ces événements, il fit preuve d'une
piété étonnante, incroyable, inexprimable et dont on découvrit bientôt les
raisons. Comme Caïus César avait déjà pris la toge virile et que Lucius lui
aussi était d'âge à la prendre, il craignit que sa splendeur ne fût un obstacle
aux débuts de ces jeunes gens qui commençaient leur carrière. Dissimulant la
cause de sa résolution, il sollicita de celui dont il était à la fois le gendre
et le beau-fils l'autorisation de se reposer de ses travaux ininterrompus.
Quelle fut à ce moment l'attitude de la cité, les sentiments de chacun, les
larmes des citoyens qui voyaient s'éloigner un si grand personnage, comment la
patrie tendit pour ainsi dire les mains pour l'arrêter, c'est ce que nous
réservons pour un ouvrage d'une plus grande étendue. Remarquons cependant dans
ce rapide exposé que pendant les sept ans que dura son séjour à Rhodes, tous
ceux qui partaient dans les provinces d'outre-mer, proconsuls et légats, vinrent
lui rendre visite comme au chef de l'Etat ; tous abaissèrent leurs faisceaux
devant ce simple particulier (si toutefois une telle majesté fut jamais celle
d'un simple citoyen) et avouèrent que son repos était plus digne d'honneurs que
leurs pouvoirs.
C.
L'univers s'aperçut que Néron avait cessé de
protéger Rome. Les Parthes, abandonnant l'alliance romaine, mirent la main sur
l'Arménie ; la Germanie, voyant détournés les yeux de son vainqueur, se révolta.
Cependant à Rome, il y a de cela trente ans, cette année même où le divin
Auguste, consul avec Gallus Caninius, dédiait un temple au dieu Mars et
rassasiait les yeux et les esprits du peuple romain par le spectacle magnifique
de combats de gladiateurs et de batailles navales, un orage qu'on a honte à
rappeler et dont le souvenir est odieux éclatait dans sa propre maison. Sa fille
Julie, oubliant entièrement la grandeur de son père et celle de son époux, se
laissait aller par débauche et lubricité à tous les actes honteux qu'une femme
peut faire ou permettre, mesurait la puissance de sa fortune à la liberté
qu'elle avait de mal faire et prétendait qu'elle avait le droit de se livrer à
toutes les fantaisies. Alors Julius Antoine, qui était une preuve vivante de la
clémence de César et qui avait cependant souillé sa maison, se punit lui-même du
crime qu'il avait commis. César, en effet, après avoir vaincu le père de Julius,
non seulement avait fait grâce à ce dernier de la vie mais l'avait encore honoré
du sacerdoce, de la préture, du consulat, du gouvernement de provinces ; même il
l'avait admis, en lui faisant épouser la fille de sa soeur, au nombre de ses
proches parents. Quintius Crispinus qui cachait la plus honteuse débauche sous
un masque farouche, Appius Claudius, Sempronius Gracchus, Scipion et d'autres
aux noms moins illustres, chevaliers ou sénateurs, reçurent le châtiment qu'on
inflige à ceux qui ont séduit la femme d'un simple citoyen, alors qu'ils avaient
séduit la fille de César, l'épouse de Néron. Julie fut reléguée dans une île et
cachée aux yeux de sa patrie et de ses parents. Cependant elle fut accompagnée
par sa mère Scribonia qui resta près d'elle en exil volontaire.
CI.
Peu de temps après, Caïus César qui venait de
parcourir pour les visiter les autres provinces fut envoyé en Syrie. Il s'assura
d'abord une entrevue avec Tibérius Néron qu'il honora comme son supérieur. Sa
conduite dans ces régions fut si inégale qu'elle offrirait pour le blâme autant
que pour la louange une abondante matière. Il eut une entrevue avec le roi des
Parthes, jeune homme tout à fait remarquable. Tous deux se rendirent,
accompagnés d'une escorte égale, dans une île située au milieu de l'Euphrate.
Pendant que ces deux chefs, qui dominaient les empires et les hommes,
conversaient entre eux, les deux armées immobiles face à face, Romains d'un
côté, Parthes de l'autre, offraient un spectacle tout à fait mémorable et
éclatant que j'eus le bonheur de contempler au début de ma carrière militaire,
comme tribun des soldats. J'avais pour la première fois occupé cette fonction
sous les ordres de ton père, Marcus Vinicius, et sous ceux de Publius Silius en
Thrace et en Macédoine. Ensuite je parcourus l'Achaïe et l'Asie, toutes les
provinces d'Orient, l'embouchure et les deux rives du Pont et j'éprouve encore
du plaisir à me rappeler tant d'événements, de pays, de nations et de villes. Le
roi Parthe vint d'abord sur notre rive souper avec Caïus ; puis Caïus alla
souper chez le roi sur la rive ennemie.
CII.
Vers cette date le bruit courut que la
trahison et les projets fourbes et rusés de Marcus Lollius qu'Auguste avait
choisi pour guider la jeunesse de son fils avaient été dévoilés à César par le
roi des Parthes. Lollius mourut peu de jours après et j'ignore si sa mort fut
naturelle ou volontaire. Mais autant on se réjouit de cette disparition, autant
la nouvelle que Censorinus avait péri vers la même date, dans les mêmes
provinces, consterna la cité, car Censorinus était né pour se faire aimer de
tous.
Caïus pénétra ensuite en Arménie. Sa marche fut d'abord heureuse, mais, peu
après, dans une entrevue où il fit preuve d'une folle confiance, il fut
grièvement blessé près d'Artagère par un certain Adduus. Après cette blessure
son corps perdit sa vigueur et son esprit même devint moins apte à servir l'Etat.
Il ne manqua pas d'être entouré d'hommes dont les flatteries entretenaient ses
vices, car une haute destinée a toujours comme compagne l'adulation. Il fut
ainsi amené à préférer vieillir dans le recoin du monde le plus lointain et le
plus caché plutôt que de rentrer à Rome. Enfin, après avoir longtemps tardé, il
regagnait à regret l'Italie quand il mourut de maladie dans une ville de Lycie
nommée Limyre. Environ un an auparavant, Lucius César son frère, qui se rendait
alors en Espagne, était mort à Marseille.
CIII.
Mais la fortune, qui nous avait enlevé les
espérances que donnaient ces jeunes gens aux noms si illustres, avait, à ce
moment déjà, rendu à l'Etat son soutien. En effet, avant leur mort, l'année même
où ton père Publius Vinicius, fut consul, Tibérius Néron était revenu de Rhodes
et avait comblé la patrie de la joie la plus vive. César Auguste n'hésita pas
longtemps car il n'avait pas à chercher qui choisir mais à choisir celui qui
surpassait tous les autres. Ce qu'il avait voulu faire après la mort de Lucius,
du vivant même de Caïus, et que le refus énergique de Néron avait alors empêché,
il persista à vouloir le faire quand ces jeunes gens eurent tous deux disparu.
Il partagea avec Néron la puissance tribunitienne malgré les protestations que
celui-ci multipliait tant en particulier que dans le Sénat ; enfin sous le
consulat d'Aelius Cato et de Caïus Sentius, le cinq des calendes de juillet,
sept cent cinquante-quatre ans après la fondation de Rome, il y a de cela
vingt-sept ans, il l'adopta.
Quelle fut l'allégresse de cette journée,
l'empressement de la cité, les voeux de tous ceux dont les mains se tendaient
vers le ciel, l'espoir que l'on conçut alors d'une sécurité perpétuelle et de
l'éternité de l'empire romain, c'est ce que nous pourrons à peine décrire dans
notre grand ouvrage ; à plus forte raison n'essaierons-nous pas de le faire ici.
Il suffira de dire combien il fut cher à tous. C'est alors que les parents
virent luire l'espoir qu'ils jouiraient de leurs enfants, les époux de leur
mariage, les propriétaires de leurs biens, et tous, de la sécurité, du repos, de
la paix, de la tranquillité, si bien qu'on n'eût pu concevoir de plus belles
espérances ni les réaliser plus heureusement.
CIV.
Le même jour, César adopta aussi Marcus
Agrippa que Julie avait mis au monde après la mort d'Agrippa. Mais la formule
d'adoption de Néron comportait en plus ces mots de César que je rapporte
textuellement : "C'est une chose que je fais, avait-il dit, dans l'intérêt de l'Etat."
La patrie ne retint pas longtemps à Rome celui qui devait venger et défendre son
empire. Tibère fut envoyé sans retard en Germanie où trois ans auparavant, sous
ton illustre aïeul, Marcus Vinicius, un immense foyer de guerre s'était allumé.
Sur certains points, Vinicius avait su conduire habilement les opérations de
cette guerre, sur d'autres, il s'était heureusement maintenu. Aussi lui
décerna-t-on les ornements du triomphe avec une glorieuse inscription qui
rappelait ses exploits.
C'est à cette époque qu'après avoir été tribun militaire, je servis dans l'armée
de Tibère César. En effet, immédiatement après son adoption, je fus envoyé avec
lui en Germanie comme préfet de la cavalerie, grade dans lequel je succédais à
mon père. Pendant neuf années consécutives, soit comme préfet, soit comme légat,
je fus le témoin de ses divins exploits et je l'aidai dans la mesure de mes
faibles moyens. Je ne crois pas qu'il puisse être donné à un homme de voir une
nouvelle fois un spectacle semblable à celui dont je jouis, quand, dans la
région la plus peuplée de l'Italie, dans toute l'étendue des provinces de Gaule,
tous, revoyant leur vieux général, dont les mérites et les vertus avaient fait
un César avant qu'il en reçût le nom, se félicitaient pour eux-mêmes plus encore
que pour lui. Mais quand il parut aux yeux des soldats, ce furent des larmes de
joie, des transports d'allégresse, des exclamations toujours renouvelées, le
désir de lui toucher la main et ils ne pouvaient s'empêcher de s'écrier sans
cesse : " Général ! nous te revoyons ! nous te retrouvons sain et sauf !" puis:
"moi, j'ai été sous tes ordres en Arménie ! - moi en Rétie ! - moi, tu m'as
décoré chez les Vindélices ! - moi en Pannonie ! - moi en Germanie" - tout cela
ne saurait s'exprimer par des mots ni peut-être paraître vraisemblable.
CV.
Tibère entra immédiatement en Germanie, soumit
les Canninéfates, les Attuares, les Bructères, fit rentrer les Chérusques dans
l'obéissance, (plût au ciel que notre désastre eût rendu ces peuples moins
fameux !) passa le Weser et pénétra plus avant dans le pays. Tout ce qu'il y
avait de plus pénible et de plus dangereux dans la guerre, César le réclamait
pour lui ; quant à ce qui comportait moins de risques, il en avait donné la
direction à Sentius Saturninus qui avait déjà commandé en Germanie comme
lieutenant de son père. Cet homme avait toutes les vertus ; zélé, actif,
prévoyant, il montrait dans l'accomplissement de ses devoirs de soldat, autant
d'endurance que d'habileté. Mais quand ses fonctions lui laissaient quelque
loisir, il en usait avec une splendeur et une somptuosité excessives ; toutefois
on aurait dit de lui qu'il était joyeux et magnifique plutôt que voluptueux et
efféminé. Nous avons déjà parlé plus haut de son noble caractère et de son
illustre consulat.
Cette année-là, la campagne d'été, prolongée jusqu'au mois de décembre nous
apporta l'avantage d'une immense victoire. Alors que l'hiver rendait les Alpes
presque impraticables, l'amour de sa famille attira César à Rome. Au début du
printemps, le souci de défendre l'empire le ramena en Germanie, et c'est au
milieu même du territoire de ce pays, près de la source de la Lippe, qu'avant
son départ il avait établi ses quartiers d'hiver.
CVI.
Dieux bons, quel ouvrage embrasserait les
travaux que nous accomplîmes, l'été suivant, sous le commandement de Tibère
César ! Nos troupes parcoururent la Germanie entière ; nous vainquîmes des
peuples aux noms presque inconnus et la nation des Cauches rentra dans
l'obéissance. Toute leur armée, foule immense de jeunes hommes aux corps
gigantesques, se soumit, bien qu'elle fût protégée par la nature du terrain ;
entourée de nos soldats dont les armes étincelaient, elle vint se prosterner,
avec ses chefs, devant le tribunal de Tibère. Nous domptâmes les Langobards,
nation qui dépasse en sauvagerie les barbares Germains. Enfin, exploit qu'on
n'avait jusque-là osé espérer, et encore moins tenté d'accomplir, l'armée
romaine fut conduite sous ses enseignes à quatre cents milles du Rhin jusqu'à
l'Elbe, fleuve dont le cours forme la frontière entre les Semnones et les
Hermundures. Grâce aux soins de notre général, grâce à son heureuse fortune
habituelle, et aussi à l'habile choix du moment, la flotte, après avoir suivi
les côtes sinueuses de l'Océan, quitta une mer inconnue et jusque-là inexplorée,
remonta l'Elbe et, victorieuse d'un grand nombre de peuples, chargée d'un
immense butin de toute sorte, rejoignit César et son armée.
CVII.
Je ne puis m'empêcher de rapporter parmi de si
grands exploits le fait suivant, si peu important qu'il soit. Notre camp
occupait alors la rive en deçà du fleuve dont je viens de parler ; sur l'autre
rive étincelaient les armes des guerriers ennemis, qui se repliaient en hâte au
moindre mouvement de nos navires. Un des barbares, vieillard de haute stature et
d'un rang élevé, à en juger du moins par son costume, monta sur une barque
creusée, suivant l'usage de ces peuples, dans un tronc d'arbre. Gouvernant seul
cette sorte d'embarcation, il s'avança jusqu'au milieu du fleuve et demanda
qu'on lui permît de passer sans danger sur la rive qu'occupaient nos soldats et
de voir César. On lui accorda ce qu'il demandait. Il amena alors sa barque le
long du bord, et après avoir longtemps contemplé César en silence : "Assurément,
dit-il, notre jeunesse est insensée : en votre absence elle honore votre force
divine et en votre présence, elle aime mieux craindre vos armes que de se mettre
sous votre protection. Mais moi, par ta bonté et ta permission, César, j'ai vu
aujourd'hui ces dieux dont auparavant j'entendais parler et jamais dans ma vie
je n'ai souhaité ni vécu jour plus heureux." Après avoir obtenu de toucher la
main de César, il revint à sa petite barque et se retournant longuement pour le
voir encore, regagna la rive qu'occupaient les siens.
César était vainqueur de tous les peuples et de tous les pays qu'il avait
attaqués. Son armée n'avait subi aucune perte ni aucun dommage. Une fois
seulement les ennemis l'avaient assailli par ruse : ils avaient subi un grave
désastre. Il ramena alors ses légions dans leurs quartiers d'hiver et avec la
même hâte que l'année précédente, il partit pour Rome.
CVIII.
En Germanie, il n'y avait plus d'ennemi que
l'on pût vaincre, à l'exception des Marcomans. Sous la conduite de Maroboduus,
ce peuple avait abandonné son territoire, s'était retiré vers l'intérieur du
pays et habitait les plaines qu'entoure la forêt Hercynienne. Si pressé que nous
soyons, nous ne pouvons négliger de parler de cet homme.
Maroboduus était de race noble ; il avait un corps d'une vigueur extraordinaire,
une âme farouche ; c'était un barbare par son origine mais non par son
intelligence. Le pouvoir dont il se rendit maître parmi les siens n'était pas un
pouvoir précaire dû au désordre et au hasard et dont la durée dépendît de la
volonté de ses sujets. Comme il voulait au contraire un commandement stable et
une puissance royale, il décida d'éloigner son peuple des Romains et de se
retirer en un pays où, après avoir fui des armes trop redoutables, il pourrait
faire redouter les siennes. Il occupa donc la région dont nous venons de parler,
soumit par la force tous les peuples voisins ou les rangea sous son pouvoir par
des traités.
CIX.
Son empire ressemblait autrefois à un corps
sans défense. Des exercices continuels donnèrent presque à son armée
l'organisation romaine et il fit rapidement de son royaume un état puissant que
notre empire même avait lieu de craindre. Sa conduite à l'égard des Romains
était la suivante : il ne nous combattait pas, mais il faisait comprendre que,
si on l'attaquait, il ne manquerait ni de force ni de volonté pour résister. Les
ambassadeurs qu'il envoyait auprès des Césars, tantôt présentaient ses demandes
comme celles d'un suppliant, tantôt parlaient d'égal à égal. Toute nation, tout
homme qui abandonnait notre cause trouvait chez lui un refuge assuré. Enfin sous
une maladroite dissimulation il agissait en rival. Il avait porté son armée à
soixante-dix mille fantassins et quatre mille cavaliers, et par des guerres
ininterrompues contre ses voisins, il l'entraînait pour des travaux plus grands.
Il était d'autant plus dangereux qu'ayant à sa gauche et en face de lui la
Germanie, à sa droite la Pannonie et en arrière le pays des Noriques, il
paraissait sans cesse sur le point de se jeter sur chacun et se faisait ainsi
craindre de tous. L'Italie même ne se trouvait pas à l'abri de ses incursions,
car du sommet des Alpes qui forment la limite de l'Italie, jusqu'aux frontières
de son empire, il n'y a pas plus de deux cent mille pas.
Voilà l'homme et le pays que Tibère César décida d'attaquer l'année suivante sur
différents points à la fois. Sentius Saturninus reçut l'ordre de passer par le
pays des Chattes, de raser la partie de la forêt Hercynienne qui le borne et de
conduire ensuite ses légions jusqu'en Bohême (tel est en effet le nom de la
contrée qu'habitait Maroboduus). Tibère partant lui-même de Carnunte, ville qui,
de ce côté, est la plus proche du royaume de Norique, entreprit de mener contre
les Marcomans l'armée qui servait en Illyrie.
CX.
Mais la fortune renverse ou retarde parfois
les projets des hommes. César avait déjà préparé ses quartiers d'hiver sur le
Danube ; il avait fait avancer son armée et se trouvait tout au plus à cinq
jours de marche des ennemis ; les légions qui devaient le rejoindre sous la
conduite de Saturninus étaient parvenues à peu près à la même distance de
l'ennemi et elles allaient faire, quelques jours après, leur jonction avec César
à l'endroit convenu, lorsque la Pannonie entière, fière des avantages d'une
longue paix et parvenue au plus haut degré de sa puissance, prit les armes,
entraînant avec elle la Dalmatie et tous les peuples de cette région.
Alors la nécessité l'emporta sur la gloire. On jugea imprudent de s'enfoncer
avec l'armée à l'intérieur du pays et de laisser l'Italie sans défense contre un
ennemi si proche. Les peuples et les nations qui s'étaient révoltés comptaient
au total plus de huit cent mille hommes et ils avaient sous les armes environ
deux cent mille fantassins et neuf mille cavaliers. Cette foule immense
obéissait à des chefs pleins d'ardeur et d'expérience. Une partie se proposait
de gagner l'Italie, qui touchait à leur pays par les frontières de Nauport et de
Tergeste, une partie s'était répandue en Macédoine, une autre était affectée à
la garde du territoire. Le commandement suprême appartenait aux deux Batons et à
Pinnétès. Tous les Pannoniens d'ailleurs connaissaient non seulement la
discipline des Romains mais encore leur langue ; beaucoup d'entre eux même
avaient une certaine culture littéraire et les exercices de l'esprit leur
étaient familiers. Aussi, par Hercule, jamais nation ne passa si rapidement des
projets de guerre à la guerre elle-même ni ne fut plus prompte à mettre ses
desseins à exécution. On arrêta les citoyens romains, on égorgea les marchands,
on massacra de nombreux vexillaires qui se trouvaient très éloignés de leur
général, on occupa la Macédoine ; tout, en tout lieu, fut ravagé par le fer et
par le feu. Bien plus, la terreur que répandit cette guerre fut telle que l'âme
de César, cette âme si calme qu'avait trempée l'expérience de tant de combats,
en fut ébranlée et épouvantée.
CXI.
On fit donc des levées, on rappela de toutes
parts tous les vétérans et, compte tenu du cens, on obligea les riches, hommes
et femmes, à fournir des soldats parmi leurs affranchis. On entendit César dire
en plein sénat que, si l'on n'y remédiait, l'ennemi pouvait dans dix jours,
arriver en vue de Rome : sénateurs et chevaliers romains furent invités à se
consacrer à la guerre. Ils le promirent. Mais tous ces préparatifs eussent été
vains s'il n'y avait eu personne pour commander. Aussi, comme suprême soutien,
la république demanda à Auguste de désigner Tibère pour diriger les opérations.
Dans cette guerre encore, notre faible mérite eut l'occasion de s'acquitter
d'une fonction glorieuse. J'avais achevé mon temps de service dans la cavalerie,
j'étais questeur désigné, et élevé sans en avoir le titre au rang de sénateur et
de tribun de la plèbe désigné, quand Auguste m'ayant confié une partie de
l'armée, je la conduisis de Rome au camp de son fils. Questeur, je renonçai par
la suite à recevoir du sort une province et je fus envoyé comme lieutenant
auprès de Tibère.
Pendant cette première année, quelles armées ennemies avons-nous vues rangées en
bataille ! Grâce à quelles adroites mesures l'habileté de notre chef nous
a-t-elle permis d'échapper à l'assaut furieux de toutes leurs troupes et de les
vaincre en les attaquant séparément ! Avec quelle sagesse avons-nous vu notre
général accomplir les actions les plus utiles à l'Etat et à sa propre gloire !
Avec quelle prudence il disposa ses quartiers d'hiver ! Avec quelle habileté il
amena l'ennemi bloqué par notre armée, cerné de tous côtés et privé de tout, à
s'affaiblir en tournant sa fureur contre lui-même.
CXII.
Nous devons faire connaître à la postérité
comment Messalinus se fit remarquer, la première année de cette guerre, dans une
entreprise dont l'issue fut heureuse et où il fit preuve de hardiesse. Cet homme
dont le caractère était plus noble encore que la naissance et qui était bien
digne d'être le fils de Corvinus et de laisser son surnom à son frère Cotta,
commandait en Illyrie quand cette province se souleva tout à coup. Cerné par
l'armée ennemie, et bien que la vingtième légion qu'il commandait fût
incomplète, il vainquit et mit en fuite plus de vingt mille hommes. On lui
décerna pour cet exploit les ornements du triomphe.
Partout où paraissait César, les barbares pourtant si fiers de leur nombre et si
sûrs de leurs forces, perdaient confiance en eux-mêmes. Nous réussîmes
heureusement à épuiser et à réduire à une mortelle famine la partie de leur
armée qui faisait face à notre général. Elle ne put soutenir nos attaques,
refusa d'accepter le combat que lui offraient nos soldats rangés en bataille et
se retira sur le mont Claudius où elle se retrancha. Par contre, l'autre partie
qui s'était portée au-devant de l'armée que les anciens consuls Aulus Caecina et
Silvanus Plautius amenaient des provinces d'outre-mer, enveloppa cinq légions,
les troupes auxiliaires et la cavalerie royale. Le roi de Thrace Rhoemetalcès
s'était joint, en effet, aux généraux que nous venons de nommer et il amenait
avec lui, pour les aider dans cette guerre, un grand nombre de Parthes. Peu s'en
fallut que ce désastre ne fût fatal à toute l'armée. La cavalerie royale fut
dispersée et les deux ailes mises en déroute ; les cohortes s'enfuirent,
l'épouvante pénétra même jusqu'aux enseignes des légions. Mais le soldat romain,
par le courage dont il fit preuve dans cette affaire, put revendiquer plus de
gloire que ses chefs : car ceux-ci, bien loin d'imiter la prudence de leur
général, se heurtèrent à l'ennemi avant d'avoir fait reconnaître ses positions
par des éclaireurs. Les circonstances étaient critiques. L'ennemi avait égorgé
plusieurs tribuns des soldats et tué le préfet du camp ainsi que les lieutenants
des cohortes ; les centurions avaient été blessés et même ceux des premières
cohortes avaient péri. Mais les légions s'encouragèrent elles-mêmes à combattre,
s'élancèrent contre les ennemis, et non contentes de leur avoir tenu tête, elles
enfoncèrent leur ligne et, contre tout espoir, reprirent la victoire.
Vers cette date, Agrippa qui avait été adopté par son aïeul le même jour que
Tibère et qui depuis deux ans se montrait tel qu'il était, se perdit par
l'extraordinaire dépravation de son âme et de son caractère. Il s'aliéna
l'esprit de son père qui était en même temps son aïeul et, ses vices grandissant
de jour en jour, il périt bientôt d'une mort digne de sa folie.
CXIII.
Tu vas voir maintenant, Marcus Vinicius, que
Tibère fut en temps de guerre un aussi grand général qu'il peut, pendant la
paix, te paraître un grand prince.
Quand les armées qui étaient sous les ordres de César et celles qui étaient
venues le rejoindre eurent fait leur jonction, il y eut, rassemblés en un même
camp, dix légions, au moins soixante-dix cohortes, quatorze escadrons, plus de
dix mille vétérans, sans compter une grande quantité de volontaires et les
nombreux cavaliers du roi, bref une armée telle qu'on n'en avait vue nulle part
de plus grande depuis les guerres civiles. Tous en ressentaient une grande joie
et fondaient sur leur nombre les plus grands espoirs de victoire. Mais le
général qui était le meilleur juge de ses actions et qui préférait les mesures
utiles à celles qui n'avaient pour elles que des apparences brillantes, adopta
l'attitude que je lui ai vu prendre dans toutes les autres guerres et s'attacha
moins à obtenir l'approbation qu'à la mériter.
Il retint pendant quelques jours l'armée qui l'avait rejoint, pour qu'elle se
remît des fatigues de la route, puis, comme elle était trop nombreuse pour qu'on
pût la gouverner et qu'elle ne lui paraissait guère docile, il prit le parti de
la renvoyer. Il l'accompagna avec ses troupes dans une marche qui fut longue et
extrêmement pénible et dont les difficultés peuvent à peine s'exprimer. Grâce à
cette tactique, personne n'osait attaquer l'ensemble de nos forces et les
ennemis craignant chacun pour leur propre pays ne pouvaient se rassembler pour
assaillir les troupes qui se retiraient. Après les avoir renvoyées aux lieux
d'où elles venaient, il revint lui-même à Siscia au début d'un hiver qui fut
très rigoureux. Il distribua l'armée dans ses quartiers d'hiver et en confia le
commandement à des lieutenants au nombre desquels je fus moi-même.
CXIV.
Voici une action dont le récit n'a guère
d'éclat, mais qui plus que toutes témoigne d'un véritable et franc courage en
même temps qu'elle fut très utile ; combien elle fut douce à ceux qui en
ressentirent les effets et quel remarquable exemple d'humanité elle nous donne !
Pendant toute la durée de la guerre de Germanie et de Pannonie, aucun de nous,
que son grade fût supérieur ou inférieur au mien, ne tomba malade sans que César
se préoccupât de sa guérison et de sa santé et il semblait même que son âme
déposant le fardeau de ses lourdes charges se consacrait exclusivement à ce
soin. Ceux qui en avaient besoin trouvaient toujours prête une voiture attelée.
La litière de César était à la disposition de tous et moi-même j'en usai, ainsi
que d'autres. Quant à ses médecins, à son matériel de cuisine et à tous les
appareils de bain qu'il ne transportait que pour cet usage, il n'est personne
dont ils ne contribuèrent à rétablir la santé. Il ne manquait aux malades que
leurs maisons et la personne de leurs serviteurs, car rien ne leur faisait
défaut de ce qu'ils pouvaient recevoir ou désirer d'eux.
Ajoutons encore ce détail, que tous ceux qui prirent part à cette affaire
reconnaîtront aussi exact que le reste de mon ouvrage : Tibère fut le seul à
voyager toujours à cheval, il fut encore le seul, avec ceux qu'il invitait à sa
table, qui pendant la plus grande partie de la campagne, mangeât assis. Il
pardonnait à ceux qui s'étaient montrés indisciplinés, mais seulement si leur
exemple ne pouvait être nuisible. Les avertissements et les blâmes étaient
fréquents, les châtiments extrêmement rares. Il gardait un juste milieu,
feignant souvent de ne pas voir et punissant quelquefois.
L'hiver nous valut l'avantage de finir la guerre ; l'été suivant, toute la
Pannonie demanda la paix et la Dalmatie seule continua la lutte. J'espère
pouvoir raconter en détail dans un plus long ouvrage, comment tant de milliers
de jeunes hommes qui peu avant menaçaient d'asservir l’Italie, vinrent livrer
leurs propres armes, près du fleuve Bathinus et se prosterner tous aux pieds du
général ; je dirai aussi comment de leurs deux chefs Baton et Pinnétès, l'un fut
pris et l'autre se livra lui-même.
A la fin de l'automne, César ramena l'armée victorieuse dans ses quartiers
d'hiver. Il confia le commandement de toutes les troupes à Marc Lépide, homme
que son nom et son heureuse fortune rendent presque l'égal des dieux, que chacun
admire et chérit d'autant plus qu'il le connaît et le comprend davantage et qui,
de l'aveu de tous, rehausse encore la gloire de ses illustres ancêtres.
CXV.
César tourna ses pensées et ses armes vers une
autre pénible guerre, celle de Dalmatie. De quelle façon, mon frère Magius Céler
Velleianus le servit dans ce pays comme adjoint et comme lieutenant, c'est ce
dont témoignent les déclarations de César lui-même et de son père, et ce
qu'atteste le souvenir des glorieuses récompenses dont César l'honora lors de
son triomphe.
Au début de l'été, Lépide fit sortir l'armée de ses quartiers d'hiver.
Traversant les territoires de nations qui n'avaient subi encore aucune perte
mais étaient restées jusque-là à l'abri du fléau de la guerre et qui, pour cette
raison, se montraient d'un farouche orgueil, il se dirigea vers Tibère son
général. Après avoir lutté à la fois contre les difficultés du terrain et contre
les forces des ennemis, après avoir fait un grand carnage de ceux qui lui
résistaient, rasé les récoltes, brûlé les maisons, massacré les hommes, il
rejoignit César, joyeux de sa victoire et chargé de butin. S'il avait accompli
de tels exploits sous ses propres auspices, il eût obtenu le triomphe ; le
sénat, d'accord avec les principaux citoyens, lui décerna les ornements
triomphaux. Cette campagne marqua la fin d'une si grande guerre. Les Pérustes en
effet et les Désitiates, peuples dalmates que la nature de leur pays, leurs
montagnes, la fierté de leur caractère, leur remarquable connaissance de la
guerre et surtout l'étroitesse de leurs vallées boisées rendaient presque
inexpugnables, furent enfin pacifiés, après avoir été presque entièrement
détruits, et cela non pas seulement sur les ordres de César mais de sa main même
et par ses propres armes.
Je n'ai rien vu dans cette guerre si importante ni pendant la campagne de
Germanie qui me parût plus noble ni plus admirable que l'attitude de notre chef.
Jamais occasion de vaincre ne se présenta dans des circonstances assez
favorables pour qu'il crût que cela compensait la perte des soldats tués ;
toujours il considéra que le parti le plus sûr était aussi le plus glorieux ;
toujours il écouta la voix de sa conscience avant celle de la gloire, et les
desseins du général ne se réglèrent jamais sur les désirs de l'armée mais
l'armée se réglait sur la prudence du général.
CXVI.
Pendant la guerre de Dalmatie, Germanicus
qu'on avait envoyé en avant dans plusieurs régions où se présentaient des
difficultés, donna de grandes preuves de courage. L'ancien consul Vibius
Postumus qui gouvernait alors la Dalmatie mérita par son zèle et sa vigilance
remarquables les ornements du triomphe. Peu d'années auparavant, Passienus et
Cossus qui s'étaient rendus illustres par des mérites différents, avaient obtenu
en Afrique la même récompense. Cossus transmit à son fils, jeune homme né pour
donner l'exemple de toutes les vertus, un surnom qui témoignait de sa victoire.
Lucius Apronius qui avait eu part dans cette même campagne aux exploits de
Postumus, mérita par son brillant courage les honneurs qui lui furent bientôt
accordés.
Plût au ciel que la fortune ne nous eût pas attesté par des faits plus graves
combien est grande sa puissance sur toutes choses ! mais ici encore abondent les
marques évidentes de son pouvoir : c'est d'abord Aelius Lamia. Cet homme dont la
vie était toute conforme à celle de nos ancêtres et qui sut toujours tempérer
par des dehors affables une gravité digne de nos pères, avait rempli les plus
éclatantes fonctions en Germanie, en Illyrie et peu après en Afrique. S'il
n'obtint pas les ornements du triomphe, c'est qu'il ne put trouver d'occasion
favorable et non pas faute de mérite. De même Aulus Licinius Nerva Silianus,
fils de Publius Silius que ceux-là mêmes qui l'ont connu n'ont pas assez admiré
et qui montra toutes les vertus qui font un excellent citoyen et un général
plein de simplicité, perdit par une mort prématurée le bénéfice de la grande
amitié du prince et ne put s'élever comme son père au faîte de la gloire.
On dira que j'ai cherché l'occasion de parler de ces personnages ; je l'avoue,
car un récit sincère et impartial de choses vraies ne saurait encourir le blâme
des gens de bien.
CXVII.
César venait à peine de terminer la guerre de
Pannonie et de Dalmatie quand, moins de cinq jours après qu'il eut achevé une
tâche si importante, des lettres funestes arrivèrent de Germanie. Elles
annonçaient la mort de Varus, le massacre de trois légions, de trois corps de
cavalerie et de six cohortes. La fortune ne nous fut indulgente que sur un point
... et le personnage de Varus demande qu'on s'y arrête. Quintilius Varus
descendait d'une famille plutôt illustre que noble. C'était un homme
naturellement doux, de moeurs tranquilles, un peu lourd d'esprit comme de corps,
et plus accoutumé à la calme vie des camps qu'aux fatigues de la guerre. Il
était loin de mépriser l'argent, comme peut en témoigner la Syrie qu'il eut sous
son autorité : elle était riche et lui pauvre quand il arriva ; à son départ
elle était pauvre et il était riche. Placé à la tête des troupes qui se
trouvaient en Germanie, il s'imagina que ces barbares qui n'avaient d'humain que
la voix et les membres, étaient véritablement des hommes et que les lois
pourraient adoucir ceux que l'épée n'avait pu dompter. C'est avec de tels
desseins qu'il pénétra au coeur de la Germanie. Il s'y comporta comme s'il était
parmi des gens qui goûtent la douceur de la paix et passa le temps de la
campagne d'été à rendre la justice et à prononcer des arrêts du haut de son
tribunal.
CXVIII.
Mais, chose à peine croyable pour qui n'a pu
en juger par lui-même, les Germains, peuple né pour le mensonge, témoignèrent
dans leur extrême barbarie de la plus grande astuce. Ils inventèrent de toutes
pièces une série de procès ; tantôt ils se cherchaient querelle les uns aux
autres ; tantôt ils nous remerciaient de ce qu'ils voyaient leurs disputes
apaisées par la justice romaine, leur humeur farouche adoucie par une nouvelle
discipline inconnue, et leurs débats qu'ils vidaient jusque-là par les armes
terminés par le droit. Ils amenèrent ainsi Quintilius Varus à faire preuve de la
dernière imprévoyance. Il en vint même à croire qu'il se trouvait au forum
rendant la justice comme préteur urbain et non plus au centre du territoire
Germain à la tête d'une armée.
Alors un jeune homme noble, courageux, intelligent, d'une vivacité d'esprit
extraordinaire chez un barbare et qui portait sur son visage et dans ses yeux
l'ardeur de son âme, Arminius, fils de Sigimer chef de cette nation, après nous
avoir fidèlement servis dans la campagne précédente et avoir même reçu de nous
le droit de cité et le rang de chevalier, trouva dans la faiblesse de notre
général l'occasion de son crime. Il avait pensé, non sans raison, que personne
n'est plus rapidement abattu que celui qui est sans inquiétude et que la
confiance aveugle est la cause la plus ordinaire des désastres.
Il associe à ses projets, d'abord quelques amis puis un plus grand nombre. Il
leur dit, il leur persuade qu'on peut écraser les Romains. Aux décisions il
joint les actes et fixe la date de l'embuscade. L'affaire est dénoncée à Varus
par un des hommes de cette nation qui nous resta fidèle, un noble, Ségeste. Il
conseillait de faire arrêter les conjurés mais déjà les destins étaient plus
forts que la volonté de Varus et avaient émoussé la pénétration de son esprit.
Car il en est ainsi : souvent un dieu égare l'esprit de celui dont il veut
changer la fortune et fait en sorte, par un effet déplorable, que le malheur qui
survient paraît mérité et que la mauvaise chance devient un crime. Ainsi Varus
répond à Ségeste qu'il ne croit pas à ce complot et déclare que les marques de
bienveillance que les Germains lui témoignent s'expliquent par les services
qu'il leur a rendus. Après cet avertissement, Varus n'eut pas le temps d'en
recevoir un second.
CXIX.
Les circonstances de cet affreux désastre qui
fut, après la défaite de Crassus chez les Parthes, le plus grave qu'un peuple
étranger eût infligé aux Romains, nous essaierons nous aussi, après tant
d'autres, de les exposer en détail dans un ouvrage plus étendu. Nous ne devons
ici le déplorer qu'en peu de mots. Cette armée était de toutes la plus
courageuse et parmi les troupes romaines elle se distinguait par sa discipline,
sa vigueur et son expérience de la guerre. Mais l'apathie de son chef, la
perfidie de l'ennemi, l'injustice du sort l'accablèrent à la fois. Les soldats
ne furent pas même autorisés à profiter de l'occasion de combattre ou de tenter
une sortie, sauf dans des conditions défavorables et moins qu'ils ne l'eussent
voulu, puisque certains d'entre eux furent durement punis pour avoir fait usage
de leurs armes et montré leur courage de Romains. Des forêts, des marécages, des
embuscades les entouraient de tous côtés et ils furent tués jusqu'au dernier par
ces mêmes ennemis qu'ils avaient toujours égorges comme un bétail et dont la vie
et la mort dépendaient de leur colère ou de leur pitié.
Varus montra plus de courage pour mourir que pour combattre : imitant son père
et son aïeul, il se perça de son épée. L'exemple que donna le préfet du camp,
Lucius Eggius, fut aussi noble que fut honteux celui que donna son collègue
Ceionius. En effet, alors que la plus grande partie de l'armée avait succombé
dans la lutte, Ceionius proposa de se rendre, préférant mourir dans les
supplices que dans la bataille. De son côté le lieutenant de Varus, Vala
Numonius, homme par ailleurs honnête et doux, donna l'exemple le plus funeste :
il s'enfuit avec la cavalerie, laissant seule l'infanterie et essaya de gagner
le Rhin avec ses escadrons ; mais le destin vengea ce crime, car Numonius ne
survécut pas à ceux qu'il avait trahis et fut victime de sa trahison. Les
ennemis déchirèrent sauvagement le corps à demi-brûlé de Varus. Sa tête fut
coupée et portée à Maroboduus qui l'envoya à Auguste. Elle reçut enfin la
sépulture dans le tombeau de la famille Ouintilia.
CXX.
A cette nouvelle, Tibère vole auprès de son
père. Eternel protecteur de l'empire romain, encore une fois il prend en main sa
défense. On l'envoie en Germanie. Il consolide notre pouvoir sur les Gaules,
dispose les armées et met en état les positions fortifiées puis jugeant de ce
qu'il pouvait faire d'après sa propre puissance et non d'après l'assurance des
ennemis qui menaçaient l'Italie d'une nouvelle guerre des Cimbres et des
Teutons, il prend les devants et franchit le Rhin avec son armée. Il porte la
guerre chez un adversaire que son père et sa patrie auraient jugé suffisant de
voir contenu. Il pénètre plus avant, ouvre des routes, ravage les champs, brûle
les maisons, disperse ceux qui résistent et revient à ses quartiers d'hiver,
chargé d'une gloire immense sans avoir perdu un seul de ceux qu'il avait
conduits au delà du Rhin.
Rendons le témoignage qu'il mérite à Lucius
Asprénatus qui servait comme lieutenant sous les ordres de son oncle Varus.
Grâce au courage et à l'énergie des deux légions qu'il commandait, il sauva son
armée de cet affreux désastre, puis descendant en hâte vers les places du
Bas-Rhin, il maintint fidèles les esprits déjà hésitants des peuples qui
habitent de ce côté du fleuve. Certains prétendent toutefois que, s'il sauva la
vie de ses soldats, il mit la main sur les biens de ceux qui périrent avec
Varus, et s'assura à sa guise l'héritage de l'armée qui fut massacrée.
Il faut louer aussi le courage du préfet du
camp, Lucius Caedicius et celui des soldats que d'immenses troupes de Germains
cernèrent et assiégèrent avec lui à Alison. Ils surmontèrent toutes les
difficultés que le manque de tout et la puissance des ennemis rendaient
intolérables et insurmontables et, évitant à la fois toute résolution téméraire
et toute lâche prévoyance, ils guettèrent l'occasion favorable et s'ouvrirent
par le fer le chemin du retour. Comme on le voit par cet exemple, c'est bien
parce qu'il n'avait pas l'esprit de décision d'un général et non parce que ses
soldats manquaient de courage que Varus qui était par ailleurs un homme sérieux
et plein d'excellentes intentions, se perdit lui-même avec la plus belle des
armées.
Comme les Germains maltraitaient férocement
les prisonniers, Caldus Caelius, jeune homme bien digne de l'antique noblesse de
sa famille, accomplit une action héroïque : saisissant les anneaux de la chaîne
qui le liait, il s'en frappa la tête avec tant de force qu'il fit jaillir à la
fois le sang et la cervelle et expira sur-le-champ.
CXXI.
Entré en Germanie, Tibère notre général se fit
remarquer dans les campagnes qui suivirent par le même courage et le même
bonheur qu'auparavant. Lorsque sa flotte et ses fantassins eurent par leurs
expéditions brisé les forces ennemies, lorsqu'il eut rétabli en Gaule une
situation difficile et calmé par son énergie plutôt que par le châtiment les
troubles que l'irritation du peuple avait fait éclater à Vienne, Auguste son
père proposa de lui accorder sur toutes les provinces et sur toutes les armées
un pouvoir égal au sien, et le sénat et le peuple romain en décidèrent ainsi. Il
était absurde, en effet, qu'il n'eût pas sous son autorité les provinces qu'il
protégeait et que celui qui était le premier à porter secours ne fût pas jugé
digne d'obtenir les premiers honneurs. De retour à Rome, Tibère obtint ce qui
lui était dû depuis longtemps, mais que les guerres ininterrompues avaient
différé, le triomphe sur les Pannoniens et sur les Dalmates. Qui s'étonnerait de
l'éclat de ce triomphe puisque c'était le triomphe de César ? Mais qui ne
s'étonnerait de la faveur de la fortune ? Dans son triomphe, on put voir chargés
de chaînes les chefs ennemis les plus illustres qui n'avaient pas péri, comme on
l'avait dit. Nous eûmes le bonheur, mon frère et moi, d'accompagner César dans
son triomphe, avec les citoyens les plus nobles chargés des plus nobles
récompenses.
CXXII.
Parmi les autres preuves éclatantes de
l'extraordinaire modération de Tibère César, qui ne l'admirerait encore de
s'être contenté de trois triomphes sur sept qu'il méritait sans aucun doute !
Qui peut douter, en effet, qu'en reconquérant l'Arménie, qu'en plaçant à la tête
de ce pays un roi qu'il couronna de sa main, qu'en rétablissant l'ordre en
Orient, il n'eût mérité l'ovation ? Comme vainqueur des Vindélices et des Rètes,
ne méritait-il pas aussi d'entrer à Rome sur le char triomphal ? Puis quand il
eut, après son adoption, brisé les forces de la Germanie en une campagne qui
dura trois ans, ne devait-on pas lui accorder le même honneur et ne devait-il
pas l'accepter ? Enfin, après le désastre de Varus, ne devait-il pas orner son
triomphe des dépouilles de cette même Germanie que, plus vite que nous
l'espérions, il avait abattue par la plus heureuse des victoires ? Mais dans un
tel homme, on ne sait ce qu'il faut admirer davantage de son audace dans les
travaux et les périls ou de sa modération dans la recherche des honneurs.
CXXIII.
Nous voici à l'époque où les alarmes furent le
plus vives. César Auguste avait envoyé en Germanie pour y terminer la guerre son
petit-fils Germanicus. Il allait envoyer son fils Tibère en Illyrie pour y
affermir par la paix les conquêtes de la guerre. Voulant accompagner Tibère et
assister aussi à des combats d'athlètes que les habitants de Nole avaient
institués en son honneur, il se rendit en Campanie. Bien qu'il eût déjà ressenti
des symptômes de faiblesse et les premières manifestations d'un mal qui
s'aggravait lentement, il se raidit de toute la force de son âme et accompagna
son fils jusqu'à Bénévent où il le quitta pour gagner Nole. Mais sa santé
s'altérait de jour en jour et, sachant bien qui il devait mander s'il voulait
assurer après sa mort le salut de l'Etat, il rappela en hâte son fils. Celui-ci
accourut auprès du père de la patrie plus vite encore qu'on ne l'attendait.
Auguste déclara alors qu'il était rassuré, serra dans ses bras son cher Tibère,
lui recommanda leur oeuvre commune et se résigna à mourir si les destins
l'exigeaient. La vue et l'entretien de celui qu'il aimait tant, réconfortèrent
un peu son âme, mais peu après le destin fut plus fort que tous les soins. Son
corps et son esprit se séparèrent et sous le consulat de Pompée et d'Apuleius, à
l'âge de soixante-seize ans, il rendit aux dieux son âme divine.
CXXIV.
Quels furent alors l'inquiétude des hommes, la
frayeur du Sénat, le trouble du peuple, la crainte de Rome, combien notre perte
fut proche de notre salut c'est ce que, dans ma hâte, je n'ai pas le loisir
d'exprimer et celui-là même qui en aurait le loisir n'y saurait parvenir. Je
crois qu'il suffit de dire avec la voix publique que le monde dont nous
craignions la ruine ne nous parut pas même troublé et que l'autorité d'un seul
homme fut telle qu'on n'eut besoin des armes ni pour défendre les gens de bien
ni pour combattre les méchants. Il y eut cependant une sorte de conflit dans la
cité : le sénat et le peuple romain luttaient contre César pour qu'il succédât à
son père ; César désirait vivre parmi les autres citoyens comme leur égal et non
au-dessus d'eux comme leur prince. Il se laissa enfin persuader par la raison
plus que par l'attrait des honneurs, quand il vit que tout ce qu'il
n'entreprendrait pas de protéger était voué à la mort. Il est le seul qui ait
passé à refuser le premier rang presque plus de temps que d'autres en passèrent
à lutter les armes à la main pour s'en emparer.
Lorsque Auguste son père fut remonté au ciel, lorsque son corps eut reçu les
honneurs humains et son nom les honneurs divins, le premier acte que Tibère
accomplit, comme chef de l'État, fut d'organiser les comices selon le plan que
le divin Auguste avait laissé, écrit de sa propre main. C'est alors aussi que
nous eûmes l'honneur, mon frère et moi, d'être candidats de César et désignés
comme préteurs, immédiatement après les citoyens de la plus haute noblesse et
ceux qui avaient déjà exercé le sacerdoce : nous fûmes ainsi les derniers
candidats qu'eût recommandés le divin Auguste et les premiers que recommanda
Tibère César.
CXXV.
L'État recueillit bientôt la récompense de ses
voeux et de son heureuse décision. On ne tarda guère à voir ce que nous aurions
souffert si nous n'avions pu persuader Tibère et combien il nous fut avantageux
d'y avoir réussi. En effet, l'armée qui servait en Germanie sous les ordres
mêmes de Germanicus, et les légions d'Illyrie saisies à la fois d'une sorte de
rage et d'un profond désir de tout bouleverser, demandaient un nouveau chef, un
nouveau gouvernement, un nouvel état. Bien plus, elles osèrent menacer le sénat,
elles osèrent menacer le prince de leur dicter des lois ; elles tentèrent de
fixer elles-mêmes leur solde et la durée du service. On en vint même aux armes,
on tira l'épée et peu s'en fallut que l'impunité dont elles avaient bénéficié ne
les portât aux derniers excès de la révolte. Il ne se trouva pas de chef pour
conduire les soldats contre l'État, mais ce chef aurait trouvé des soldats pour
le suivre. Cependant la longue expérience du général sut réprimer souvent et
parfois faire des promesses avec dignité. Les coupables les plus dangereux
furent sévèrement châtiés, les autres punis avec douceur et bientôt tous ces
troubles se calmèrent et disparurent.
Vers ce même temps où Germanicus donnait de si nombreuses preuves de son
courage, Drusus fut envoyé spécialement par son père pour combattre l'incendie
déjà violent de la révolte des troupes d'Illyrie. Agissant avec l'antique
sévérité de nos ancêtres, il mit fin non sans péril à une situation pernicieuse
tant en elle-même que par l'exemple qu'elle donnait et châtia ceux qui
l'assiégeaient, avec les armes mêmes dont ils s'étaient servis pour l'assiéger.
Dans cette affaire, il trouva une aide particulièrement utile en Junius Blaesus,
homme aussi précieux par les services qu'il rendit comme soldat que par ses
qualités de citoyen et qui, peu d'années après, fut nommé proconsul d'Afrique et
mérita les ornements du triomphe avec le titre de général en chef. M. Lépide
dont nous avons rappelé les vertus et les éclatants exploits en Illyrie, obtint
le commandement de la province d'Espagne et des légions qui s'y trouvaient. Il
sut y maintenir le calme et la paix, car son sentiment du devoir ne lui faisait
désirer que le bien et son autorité lui permettait d'exécuter ce qu'il désirait.
Dolabella, personnage de la plus noble simplicité qui gouvernait les côtes
d'Illyrie, imita en tout point son zèle et sa droiture.
CXXVI.
Les événements de ces seize dernières années
sont encore présents aux yeux et à l'esprit de tous : qui pourrait les raconter
dans leurs détails ? César divinisa son père non pas en usant de son pouvoir
absolu mais en lui rendant un culte ; il ne lui donna pas le titre de dieu, mais
il en fit un dieu. Il ramena la bonne foi sur le forum ; du forum, il chassa la
sédition, du champ de mars les brigues, de la curie la discorde. Il rendit à la
cité les vertus qui semblaient mortes et surannées, la justice, l'équité,
l'activité. Les magistrats retrouvèrent leur autorité, le sénat sa majesté, les
tribunaux leur force. Il réprima les désordres du théâtre. A tous il inspira le
désir ou imposa la nécessité de bien faire. La vertu est honorée, le vice puni.
Le peuple respecte les grands sans les craindre, le grand prend le pas sur le
peuple sans le mépriser. A quelle époque le prix des denrées fut-il plus bas ?
Quand vit-on paix plus joyeuse que celle qui s'étend de l'Orient à l'Occident
jusqu'aux extrêmes limites du nord et du midi, paix auguste qui délivra de toute
crainte de brigandage les coins les plus reculés du monde. Les ruines que la
fatalité apporte aux citoyens et aux villes mêmes sont réparées par la
libéralité du prince. Les villes d'Asie sont relevées, des provinces délivrées
des vexations de leurs magistrats. La récompense est toujours prête pour celui
qui en est digne, le châtiment atteint lentement les méchants, mais il les
atteint. La faveur le cède à la justice, la brigue au mérite, car c'est par ses
actes que le meilleur des princes enseigne aux citoyens à bien agir et s'il est
le plus grand par la puissance, il est plus grand encore par l'exemple de ses
vertus.
CXXVII.
Il est rare que les hommes illustres
n'associent pas de grands ministres au gouvernement de leur fortune. Ainsi les
deux Scipions employèrent-ils les deux Laelius dont ils firent leurs égaux en
toutes choses, et le divin Auguste, Marcus Agrippa, puis immédiatement après,
Statilius Taurus. Leur noblesse récente n'empêcha pas ces personnages d'obtenir
à plusieurs reprises consulats, triomphes et pontificats. Comme les grandes
affaires demandent de grands ministres et qu'il est déjà difficile de trouver
des collaborateurs pour celles de peu d'importance, il est avantageux pour l'Etat
d'accorder de hautes distinctions à ceux qui lui sont indispensables et de
donner aux citoyens qui lui sont utiles toute l'autorité dont ils ont besoin.
Tibère César imita ces exemples et fit choix d'Aelius Séjan, dont le père était
un homme considérable parmi les chevaliers et qui, par sa mère, est l'allié de
très vieilles familles illustres et comblées d'honneurs. Ses frères, son cousin,
son oncle sont d'anciens consuls et lui-même se fait remarquer par son zèle et
sa loyauté. Son robuste tempérament égale la vigueur de son esprit. Il fut et
reste encore le seul qui aide Tibère à porter tout le poids du fardeau de
l'empire. Homme d'une gravité sereine, d'une gaieté qui rappelle celle de nos
aïeux, il est actif sans paraître agir. Il ne réclame rien pour lui et par là
même obtient tout. Toujours il se croit indigne de l'estime qu'on a de lui. Son
visage est calme comme sa vie, mais son esprit est toujours en éveil.
CXXVIII.
Il y a déjà longtemps que la cité et le prince
s'efforcent à l'envi d'estimer ses vertus à leur juste valeur. Rien de nouveau
d'ailleurs dans cette coutume du sénat et du peuple romain de penser que le plus
grand mérite fait la plus grande noblesse. Ceux-là mêmes qui, avant les guerres
puniques, il y a trois cents ans, élevèrent au plus haut rang Titus Coruncanius,
un homme nouveau, et lui accordèrent non seulement tous les honneurs mais encore
la dignité de grand pontife ; ceux qui à plusieurs reprises portèrent au
consulat, à la censure et au triomphe Mummius Achaïcus, Spurius Carvilius qui
était d'une famille de chevaliers et Marcus Caton un homme nouveau lui aussi,
puisqu'il était né à Tusculum et vivait à Rome dans une maison qu'il avait louée
; ceux qui, malgré son humble origine, nommèrent six fois consul Caïus Marius et
n'hésitèrent pas à le considérer comme le premier des Romains ; ceux qui
accordèrent à Marcus Tullius Cicéron tant de crédit que son appui suffisait
presque à porter ceux qu'il voulait aux plus grands honneurs ; ceux qui ne
refusèrent rien à Asinius Pollion de ce que les plus nobles ne pouvaient obtenir
qu'au prix des plus grands efforts ; ceux-là assurément pensaient qu'il faut
tout accorder à la vertu. Le désir naturel d'imiter ces exemples poussa César à
éprouver le mérite de Séjan, et Séjan à aider le prince à porter le fardeau de
l'empire. Le sénat et le peuple romain furent ainsi amenés à confier le soin de
leur sécurité à un homme qui leur avait paru particulièrement utile.
CXXIX.
Après avoir donné, pour ainsi dire, une vue
d'ensemble du gouvernement de Tibère César, rapportons quelques faits
particuliers. Quelle habileté fut la sienne quand il attira à Rome Rhascupolis
qui avait fait assassiner son neveu Cotys avec qui il partageait le pouvoir !
Tibère fut remarquablement aidé dans cette affaire par l'ancien consul Pomponius
Flaccus, personnage naturellement porté à la vertu et qui, par sa simplicité et
ses mérites se montrait toujours digne de la gloire sans chercher jamais. Avec
quelle conscience scrupuleuse il examina les causes comme sénateur et comme
juge, et non comme prince ! Avec quelle rapidité il châtia l'ingratitude et le
complot de Libo ! Par quelles leçons il forma et initia aux principes de l'art
militaire son cher Germanicus qui avait servi sous ses ordres et qu'il
accueillit à son retour comme le vainqueur de la Germanie ! De combien
d'honneurs il chargea sa jeunesse dans un triomphe dont l'éclat répondait à la
grandeur des exploits qu'il avait accomplis ! Combien de fois il honora le
peuple de largesses ! Combien il eut de joie à augmenter le cens de certains
sénateurs, quand il put le faire avec l'assentiment du sénat, agissant toujours
de telle sorte qu'il n'encourageait pas le désordre tout en ne faisant pas
déchoir de son rang l'honnête pauvreté ! Avec quelles marques d'honneur il
envoya Germanicus dans les provinces d'outre-mer !
De quelle rigueur il fit preuve quand, prenant son fils pour l'aider et pour
exécuter ses desseins, il fit sortir de son pays Maroboduus qui s'attachait au
sol du royaume qu'il occupait, comme on chasse par de salutaires incantations
(ceci dit sans offenser la majesté du prince) un serpent réfugié sous la terre !
Comme il sut le garder d'une manière aussi honorable que sûre ! Combien
redoutable était la guerre qu'avaient allumée Julius Florus et Sacrovir le plus
puissant des Gaulois ! Avec quelle rapidité et quel courage il l'étouffa,
puisque le peuple romain apprit qu'il était vainqueur avant même de savoir qu'il
était en guerre et que la nouvelle de sa victoire devança celle du danger ! Une
terrible guerre avait éclaté en Afrique et elle s'étendait de jour en jour ;
sous les auspices de Tibère et par la sagesse de ses ordres, elle disparut en
peu de temps.
CXXX.
Quels superbes monuments il fit bâtir sous son
nom et sous le nom des siens ! Avec quelle pieuse, avec quelle extraordinaire
magnificence, il construisit le temple qu'il consacra à son père ! Combien il
montra à la fois de splendeur et de modestie quand il restaura les édifices que
Cneius Pompée avait offerts au peuple et que l'incendie avait détruits ! C'est
qu'il pensait qu'il devait protéger comme son patrimoine tout ce qui jadis avait
eu quelque éclat. De quelle libéralité il fit preuve en bien des circonstances
et tout récemment encore après l'incendie du mont Caelius, quand il aida de sa
propre fortune la détresse des citoyens de toute condition ! Au milieu de quel
calme des populations rassurées procède-t-il au recrutement des légions,
opération toujours si fortement redoutée !
Si la nature le permettait et si la faiblesse humaine l'admettait, j'oserais me
plaindre ainsi aux dieux : en quoi Tibère a-t-il mérité d'être menacé par la
perfidie de Drusus Libo, puis de rencontrer une telle haine chez Silius et chez
Pison, alors qu'il avait fait la fortune de l'un et grandi celle de l'autre ? Et
pour en venir à de plus grands malheurs, (encore que ceux-là mêmes lui eussent
paru les plus affreux), en quoi méritait-il de perdre ses fils dans leur
jeunesse, de perdre son petit-fils, l'enfant de son cher Drusus ? Mais tous ces
événements ne sont que déplorables. Il nous faut en venir à de plus honteux
malheurs. De quelles douleurs, Marcus Vinicius, ces trois dernières années
ont-elles déchiré son âme ! Quel feu longtemps caché et par là plus cruel a
brûlé sa poitrine, quand sa bru et son petit-fils l'ont forcé à gémir, à
s'indigner, à rougir ! Et ce temps fut rendu plus douloureux encore par la perte
de sa mère : femme remarquable, elle était en tout plus proche des dieux que des
hommes et on ne la vit user de sa puissance que pour tirer d'un danger ou pour
accroître les divinités.
CXXXI. -- Finissons ce livre par un voeu. Jupiter Capitolin et
toi, fondateur et soutien de la gloire de Rome, Mars Gradivus, et toi aussi,
Vesta, gardienne du feu éternel, et vous toutes, divinités qui avez fait de
l'empire romain un immense édifice qui domine le monde entier, au nom de l'État,
je vous implore et je vous supplie. Gardez, conservez, protégez cet État, cette
paix, ce prince. Qu'après un long séjour parmi les mortels, il reçoive de vous
le plus tard possible, des successeurs dont les épaules soient assez fortes pour
soutenir le fardeau de l'empire du monde avec la vaillance que nous voyons en
César. Quant aux projets de tous les citoyens, que ceux qui sont pieux ...
|