On a rapporté dans
les livres précédents d'abord toutes les actions des Grecs rendant leur marche
aux ordres de Cyrus, jusqu'à l'affaire où ce prince fut tué ; ensuite ce qui
leur arriva dans leur retraite depuis le champ de bataille jusqu'aux bords du
Pont-Euxin ; ce qu'ils firent enfin en côtoyant, soit par terre, soit par eau,
les rivages de cette mer jusqu'à ce qu'ils parvinssent à Chryopolis, en Asie,
sur le Bosphore.
Alors Pharnabaze
craignant que cette armée ne portât la guerre dans son gouvernement, envoya vers
Anaxibius, un des Lacédémoniens, qui se trouvait pour lors à Byzance. Il le pria
de faire sortir ces troupes de l'Asie, et lui promit de reconnaître ce service
en faisant tout ce qu'Anaxibius exigerait de lui. Ce Lacédémonien fit venir les
généraux et les chefs de lochos grecs à Byzance, et s'engagea à donner une paie
aux soldats s'ils traversaient le détroit. Les autres généraux se chargèrent de
faire mettre l'objet en délibération, et de lui rapporter la réponse des
troupes. Xénophon seul dit qu'il voulait enfin quitter l'armée et s'embarquer
pour retourner en Grèce. Anaxibius l'exhorta à rester encore avec les Grecs
pendant le passage ; et à ne s'en séparer qu'ensuite ; Xénophon le lui promit. Seuthès, Thrace, envoie
aussi Médosade à Xénophon ; il veut l'engager à l'aider de tous ses efforts pour
faire traverser à l'armée le Bosphore, et lui promet que s'il s'y emploie avec
zèle, il n'aura pas lieu de s'en repentir. Ce général répond :
“Les Grecs vont certainement passer
le détroit, et Seuthès n'a besoin de rien promettre ni à moi, ni à qui que ce
soit pour l'obtenir. Dès que l'armée aura le pied en
Europe, je la quitterai. Qu'il s'adresse donc, comme il le jugera à propos, à
ceux qui doivent rester avec les troupes et qui ont du crédit sur elles. Alors
tous les Grecs passèrent à Byzance. Anaxibius ne leur donna point la paie qu'ils
espéraient, mais fit publier par un héraut qu'ils prissent leurs armes, leur
bagage, et sortissent de la ville ; comme s'il eût voulu en faire la revue et
les congédier. Les soldats s'affligeaient de n'avoir point d'argent pour acheter
des vivres pendant la route qui leur restait à faire, et ne se pressaient pas de
charger les équipages. Xénophon, que les liens de l'hospitalité attachaient à
Cléandre, gouverneur de Byzance, alla le voir, et l'embrassa comme prêt à
s'embarquer pour retourner dans sa patrie.
“Ne quittez point
l'armée, lui dit ce Lacédémonien, ou vous donnerez des sujets de plainte contre
vous ; on vous Impute déjà la lenteur avec laquelle vos soldats évacuent cette
place.
Je n'en suis
nullement la cause, répliqua Xénophon ; mais ils ont besoin de se pourvoir de
vivres, et n'ont pas de quoi en acheter ; de là vient leur mauvaise humeur et la
peine qu'ils ont à sortir de ces murs.
Je vous conseille
néanmoins, ajouta Cléandre, de des accompagner hors d'ici, comme si vous vouliez
marcher avec eux, et de ne vous en séparer que lorsque toute l'armée sera
au-delà de nos remparts.
- Allons donc
trouver Anaxibius, repartit Xénophon, et convenons-en avec lui.” Ils allèrent
chez ce général, et lui répétèrent ce qu'ils avaient décidé entre eux. Il
exhorta Xénophon à suivre ce projet, à faire au plus tôt sortir les équipages et
les soldats, et lui dit de leur annoncer aussi que celui qui ne se trouverait
pas à la revue et au dénombrement qu'on allait faire, déclarerait par-là même
qu'il était en faute. Les généraux sortirent donc les premiers de la place ; des
soldats les suivirent. Enfin presque toute L'armée était hors des murs, à
l'exception de quelques Grecs qui rentaient encore dans Byzance. Étéonique se
tenait à la porte, pour la fermer et mettre la barre, dès que le dernier homme
serait passé. Anaxibius ayant assemblé les généraux et les chefs de lochos, leur
dit :
“Prenez des vivres
dans les villages de Thrace ; vous y trouverez beaucoup d'orge, de froment et
d'autres provisions ; après vous en être munis, marchez vers la Chersonèse ;
Cynisque vous y donnera la paie. Quelques soldats entendirent ces mots, et les
rapportèrent à l'armée, ou peut-être même fut-ce quelque chef de lochos qui
commit cette indiscrétion. Les généraux prenaient des informations sur Seuthès,
demandaient s'il était allié ou ennemi, s'il fallait traverser le Mont Sacré,
ou, faisant un détour, passer dans l'intérieur de la Thrace. Pendant qu'ils
tenaient ces discours le soldat saute à ses armes et court de toute sa force
vers Byzance comme pour rentrer dans les murs de cette ville. Étéonique et ceux
qui étaient avec lui voyant les hoplites accourir, ferment les portes et mettent
la barre ; les soldats frappaient aux portes et criaient que c'était une
injustice atroce qu'on commettait envers eux de les chasser hors des remparts où
ils seraient à la merci de l'ennemi ; ils menaçaient de fendre les portes à
coups de hache si on ne les leur ouvrait de bonne grâce. Il y en eut qui
coururent à la mer et qui, à l'extrémité du mur, grimpèrent sur les pierres qui
s'avançaient dans les flots, et se jetèrent dans la place ; d'autres soldats qui
n'en étaient point sortis, voient ce qui se passe aux portes, coupent avec leurs
haches les barres de derrière, ouvrent les battants, et l'armée se précipite
dans la ville. Dès que Xénophon s'aperçut de ce qui arrivait, il craignit que
les Grecs ne s'abandonnassent au pillage et qu'il n'en résultât un malheur
irréparable pour la ville, pour lui-même et pour l'armée ; il courut et entra
dans la place avec la foule des soldats. Les citoyens voient les troupes
pénétrer par violence dans l'enceinte de leurs murs ; ils fuient des places
publiques ; les uns se retirent dans leurs maisons les autres sur des navires ;
ceux au contraire des habitants qui se trouvaient chez eux en sortent avec
terreur ; il y en avait qui lançaient des galères à la mer pour se sauver ; tous
se croyaient perdus, comme si la ville eût été prise d'assaut. Etéopique se
réfugie dans la citadelle, Anaxibius court à la mer, saute dans un bateau de
pêcheur, suit la côte et vient aborder à la citadelle ; il envoie aussitôt
chercher un détachement de la garnison de Chalcédoine ; car il ne croyait pas
que celle qui était dans la forteresse avec lui, fût suffisante pour arrêter
l'impétuosité des Grecs. Les soldats aperçoivent Xénophon au milieu d'eux ; ils
se précipitent en foule sur lui et lui crient :
“C'est actuellement, Xénophon, qu'il faut vous montrer un homme ; voilà une
place, voilà des galères, voilà des richesses, voilà des troupes nombreuses à
votre disposition ; vous pourriez maintenant nous faire du bien si vous le
vouliez, et nous ferions de vous un homme puissant.
- J'approuve ce que
vous dites, répondit Xénophon, et je me conduirai en conséquence. Puisque tels
sont vos désirs, rangez-vous au plus tôt en bataille et posez ainsi vos armes à
terre.” Il leur parlait sur ce ton pour les apaiser ; il exhorta les autres
généraux à leur tenir de semblables propos et à leur faire mettre bas les armes.
Les Grecs se formèrent d'eux-mêmes. En peu de temps les hoplites furent sur 50
de hauteur ; les armés à la légère coururent se ranger sur les deux ailes. La
place où ils se trouvaient est très commode pour y mettre des troupes en
bataille : on l'appelle la place des Thraces ; elle est unie et dégagée de
maisons. Quand les armes furent posées à terre et que la première chaleur du
soldat fut un peu tombée, Xénophon convoqua l'armée et parla en ces termes :
”Je ne m'étonne,
soldats, ni de votre colère, ni de l'opinion où vous êtes qu'on vous a
cruellement trompés ; mais si nous suivons ces mouvements de fureur, si nous
punissons de leur fourberie les Lacédémoniens qui sont entre nos mains, et une
ville qui n'en est nullement complice, songez aux suites qu'auront vos
ressentiments. Vous serez ennemis déclarés de Sparte, et il est aisé de prévoir
dans quelle guerre vous vous engagez en jetant les yeux sur les événements
encore récents et en les rappelant à votre mémoire. Nous autres Athéniens,
lorsque nous avons commencé la guerre contre ces mêmes Lacédémoniens et contre
les villes de leur parti, nous avions au moins 400 galères, soit en mer, soit
dans nos chantiers ; notre ville regorgeait de richesses ; nous tirions un
revenu annuel de 1.000 talents pour le moins de l'Attique ou des pays situés
hors de nos frontières ; notre empire s'étendait sur toutes les îles ; il
comprenait nombre de villes en Asie, beaucoup d'autres en Europe et cette même
Byzance où vous vous trouvez maintenant était alors sous nos lois. Nous n'en
avons pas moins succombé, et vous le savez tous. Que croyez-vous qu'il, nous
arrive aujourd'hui ? Les Lacédémoniens ne sont plus ligués seulement avec les
Achéens, mais encore avec Athènes et avec tous les anciens alliés de cette
république. Nous avons nous-mêmes pour ennemis Tissapherne et tous les Barbares
qui sont au-delà de la mer. Nous avons pour ennemi bien plus cruel encore le
grand Roi, contre lequel nous avons marché pour lui ôter sa couronne et pour lui
arracher la vie s'il eût dépendu de nous. D'après ce tableau général de tout ce
qui se réunit et conspire contre nous, est-il quelqu'un d'assez insensé pour
présumer que nous en sortirions vainqueurs ? Ne nous conduisons pas en furieux,
je vous en conjure par les Immortels ; ne nous perdons pas honteusement
nous-mêmes en faisant la guerre à notre patrie, à nos amis, à nos parents, car
ils sont tous citoyens des villes qui s'armeront contre nous, et ne sera-ce pas
avec justice ? Quoi ! nous n'avons voulu garder aucune place des Barbares,
quoique partout triomphants, et la première ville grecque où nous entrons, nous
allons la mettre au pillage ! Puissé-je, je le souhaite, être à 100 pieds sous
terre avant de vous voir commettre de pareils excès ! Vous êtes Grecs, je vous
conseille de vous soumettre aux chefs de la Grèce et d'essayer de vous faire
accorder par eux un traitement équitable ; mais si s vous ne pouvez pas
l'obtenir, il ne faut pas, quelque injustice qu'ils vous fassent, vous fermer à
jamais les portes de votre patrie. Je suis d'avis d'envoyer des députés à
Anaxibius, et de lui dire : “Nous ne sommes point entrés ici pour y commettre la
moindre violence, mais pour tâcher d'obtenir de vous, si nous le pouvions,
quelques avantages, et pour vous faire voir, si vous nous refusez, que ce n'est
pas parce que nous nous laissons abuser, mais parce que nous savons obéir, que
nous sortons de Byzance.” Ce parti fut adopté ; on envoya Hiéronime d'Elide,
Euryloque Arcadien. et Philésius d'Achaïe faire ces représentations à Anaxibius.
Ils partirent pour s'acquitter de leur mission. Les soldats étaient encore assis
près de leurs armes quand Cyratade Thébain vint les aborder, Il n'était point
banni de la Grèce, mais le désir de commander une armée le faisait voyager, et
il allait offrir ses services à toutes les villes, à toutes les nations qui
pouvaient avoir besoin d'un général. Il s'avança vers les soldats ; il leur dit
qu'il était prêt à les mener dans une partie de la Thrace nommée le Delta, où il
y avait un butin abondant et précieux à faire, et il leur promit de leur fournir
des vivres à discrétion jusqu'à ce qu'ils y fussent arrivés. Les soldats
écoutaient ces discours quand on leur apporta la réponse d'Anaxibius. Il leur
faisait dire qu'ils ne se repentiraient pas de lui avoir obéi, qu'il rendrait
compte de leur soumission aux magistrats de Sparte, et qu'il leur ferait en son
particulier tout le bien qui dépendrait de lui. Les Grecs acceptèrent alors
Cyratade pour général, et sortirent des murs de Byzance. Cyratade convint de se
trouver le lendemain au camp, d'amener des victimes, un devin et des provisions
de bouche pour l'armée. Dès qu'elle fut hors des portes, Anaxibius les fit
fermer et ordonna à un héraut de publier que tout soldat qui serait pris dans la
ville serait vendu comme esclave. Le lendemain, Cyratade vint avec les victimes
et le sacrificateur. 20 hommes le suivaient chargés de farine ; 20 autres, de
vin ; 3, d'huile d'olive ; 1 autre portait une telle provision d'ail, qu'il
pliait sous le faix ; 1 autre était de même chargé d'oignons. Cyratade fit poser
le tout à terre comme pour le distribuer aux soldats, et commença le sacrifice.
Xénophon envoya chercher Cléandre ; il le pria de lui obtenir la permission de
rentrer dans Byzance et de s'y embarquer. Cléandre lui rendit une seconde
visite.
“J'ai eu de la
peine, lui dit-il, à vous faire accorder la permission que vous sollicitiez. Il
n'est pas à-propos, m'a répondu Anaxibius, que Xénophon soit dans Byzance,
l'armée campant presque sous ses murs ; il m'a ajouté que les habitants de cette
ville étaient divisés par des factions, et cherchaient à se nuire les uns aux
autres. Il vous permet cependant d'y rentrer si vous voulez en partir, et mettre
à la voile avec lui.” Xénophon, après avoir pris congé de ses soldats, revint
donc avec Cléandre, et les portes lui furent ouvertes. Cyratade, le premier
jour, n'obtint point de présages heureux, et ne distribua rien aux Grecs ; le
lendemain les victimes étaient déjà près de l'autel, et Cyratade couronné allait
sacrifier. Timasion Dardanien, Néon d'Asinée et Cléanor d'Orchomène s'avancèrent
vers lui, lui dirent de suspendre le sacrifice, et lui annoncèrent qu'il ne
commanderait point l'armée s'il ne lui fournissait des vivres. Il ordonna qu'on
mesurât et distribuât ceux qu'il avait apportés ; mais comme il s'en fallait
beaucoup qu'il n'y en eût assez pour nourrir pendant un seul jour tous les
Grecs, il se retira emmenant les victimes et renonçant au généralat.
Néon d'Asinée,
Phrynisque Achéen et Timasion Dardanien, restèrent à l'armée, et s'étant avancés
dans le pays, campèrent près des villages voisins de Byzance et appartenant aux
Thraces ; les généraux n'étaient pas d'accord entre eux ; Cléanor et Phrynisque
voulaient conduire l'armée au service de Seuthès ; car ce Thrace les avait
gagnés, et avait fait présent à l'un d'eux d'un cheval, à l'autre d'une femme.
Néon souhaitait qu'on se portât vers la Chersonèse. Il pensait que si l'armée
était en pays dépendant des Lacédémoniens, le commandement suprême lui serait
probablement déféré. Timasion brûlait de repasser en Asie. Il espérait être
admis peut-être ainsi à rentrer dans sa patrie ; c'était le voeu des soldats. Le
temps s'écoulait cependant ; beaucoup de soldats vendirent leurs armes dans le
pays, et s'embarquèrent comme ils purent pour retourner dans leur patrie ;
d'autres les donnèrent aux habitants de la campagne, et se mêlèrent à ceux des
villes voisines. Anaxibius apprit avec plaisir cette dispersion de l'armée. Il
avait été la cause première de et événement, et croyait avoir fait le plus grand
plaisir à Pharnabaze. Anaxibius étant parti de Byzance sur un vaisseau,
rencontra à Cyzique Aristarque, qui venait remplacer Cléandre et prendre le
gouvernement confié à ce Lacédémonien. Aristarque annonça que Polus désigné
amiral, et qui devait succéder à Anaxibius, était au moment d'arriver dans
l'Hellespont. Anaxibius ordonna à Aristarque de vendre tous les soldats de
l'armée de Cyrus qui seraient restés dans Byzance, et qu'il y trouverait encore.
Cléandre n'avait point mis à exécution ce décret. Il avait au contraire rendu
des soins aux malades, en avait pris compassion, et avait contraint les
habitants de la ville de les loger. Aristarque, dès qu'il arriva, en vendit au
plus vite au moins 400. Anaxibius mit à la voile pour Parium, et envoya de là à
Pharnabaze pour lui rappeler leurs mutuels engagements. Mais ce satrape ayant
appris qu'Aristarque, nouveau gouverneur de Byzance, était arrivé, et qu'un
autre amiral remplaçait Anaxibius, ne tint pas grand compte de ce dernier. Il
négocia directement avec Aristarque, et fit avec lui les mêmes conventions qu'il
avait faites avec Anaxibius, relativement à l'armée qui avait suivi Cyrus.
Anaxibius alors envoya chercher Xénophon, lui ordonna de s'embarquer, d’aller au
plus tôt, par quelque moyen que ce fût, joindre l'armée, de la contenir
ensemble, d'y rappeler le plus qu'il pourrait des soldats dispersés, de marcher
à Périnthe, et d'y faire monter les Grecs sur des vaisseaux pour passer en Asie.
Il lui donne un navire à 30 rames, une lettre, et envoie avec lui un homme
chargé d'ordonner aux habitants de Périnthe de fournir des chevaux à Xénophon
pour se rendre au camp en toute diligence. Ce général traverse la Propontide, et
arrive à l'armée. Les soldats le revirent avec plaisir et le suivirent aussitôt
avec zèle, dans l'espoir de quitter bientôt la Thrace pour repasser en Asie.
Seuthès de son côté ayant appris le retour de Xénophon, lui envoya par mer
Médosade, pour le prier de lui amener l'armée, et lui fit faire des promesses
par lesquelles il espérait le séduire. Xénophon répliqua que ce qu'on lui
demandait était impossible, et Médosade retourna sur ses pas chargé de cette
réponse. Quand les Grecs furent arrivés à Périnthe, Néon se détacha d'eux et
campa séparément à la tête d'environ 800 hommes. Tout le reste de l'armée
demeura réuni et prit son camp sous les murs de Périnthe. Xénophon chercha
ensuite à se procurer des bâtiments pour faire traverser les troupes et pour
débarquer au plus tôt en Asie. Sur ces entrefaites, Aristarque, gouverneur de
Byzance, arriva de cette place avec 2 galères. Pharnabaze l'avait gagné, et il
défendit aux matelots de transporter l'armée. Il alla au camp,'et ordonna
pareillement aux soldats de ne point passer en Asie. Xénophon lui objecta qu'il
en avait reçu l'ordre d'Anaxibius : “Il m'a envoyé ici chargé de cette mission.”
Aristarque répondit : “Anaxibius n'est plus amiral, et tout ce pays est de mon
gouvernement. Si je trouve quelqu'un de vous en mer, je coulerai bas son
bâtiment.” Ayant dit ces mots, il retourna dans la ville. Le lendemain, il fit
dire aux généraux et aux chefs de lochos de l'armée de le venir trouver. Ils
étaient déjà près des murs, lorsque quelqu'un avertit Xénophon que s'il entrait,
on l'arrêterait, qu'il recevrait peut-être sur le lieu même quelque mauvais
traitement, ou qu'on le livrerait à Pharnabaze. Ayant reçu cet avis, il dit aux
autres chefs de continuer leur marche, et prétendit avoir personnellement un
sacrifice à faire. Il revint au camp, et sacrifia pour savoir si les dieux lui
permettaient de tâcher d'engager l'armée à passer au service de Seuthès ; car il
ne voyait pas qu'elle pût traverser sans danger la Propontide, Aristarque ayant
des galères pour l'en empêcher. Il ne voulait pas non plus qu'elle allât
s'enfermer dans la Chersonèse où elle aurait manqué de tout. D'ailleurs il
aurait fallu obéir au gouverneur de cette presqu'île, et on n'y eût point trouvé
de vivres. Telles étaient les idées qui occupaient Xénophon. Les généraux et les
chefs de lochos revinrent de chez Aristarque. Ils rapportèrent qu'il les avait
renvoyés sans leur donner audience, et qui il leur avait enjoint de revenir le
soir ; ce qui parut dénoter encore plus clairement quelque embûche. Xénophon
crut d'après les signes favorables qu'il avait trouvés dans les entrailles des
victimes, que le parti le plus sûr pour lui et pour l'armée était de passer au
service de Seuthès. Il prit avec lui Polycrate d'Athènes, chef de lochos, et
pria tous les généraux, excepté Néon d'envoyer à sa suite chacun, un homme de
confiance, puis il partit de nuit pour le camp de Seuthès, qui était à 60 stades
de celui des Grecs. Quand on en fut près, on trouva des feux et il n'y avait
point de troupes. Xénophon crut d'abord que ce Thrace avait décampé. Mais ayant
entendu du bruit et des avertissements que les sentinelles de Seuthès se
donnaient les unes aux autres, il conçut que ce général faisait allumer ainsi
des feux fort en avant des postes, afin qu'on ne pût voir les gardes qui se
tenaient dans l'obscurité, ni savoir où elles étaient, et que tout ce qui s'en
approchait au contraire ne réussît point à se cacher d'elles et fût aperçu à la
lueur des flammes. Dès que Xénophon eut compris ce stratagème, il envoya en
avant l'interprète qui se trouva à sa suite : “Annoncez, lui dit-il, à Seuthès
que Xénophon est ici et veut conférer avec lui.” La garde demanda si c'était
Xénophon d'Athènes, celui qui était à la tête de l'armée. “Lui-même, répondit le
général.” Les Thraces en sautèrent de joie, et coururent en informer leur chef.
Peu après, environ 200 armés à la légère arrivèrent, prirent Xénophon et sa
suite, et les menèrent à Seuthès. Ce Thrace était dans une tour où il se gardait
avec soin. Elle était entourée de chevaux tout bridés ; car il avait la
précaution de les nourrir dans le jour, et on était sur ses gardes pendant la
nuit. On prétendait que jadis les peuples de ce pays même avaient tué beaucoup
d'hommes et enlevé tous les équipages à une armée nombreuse que commandait Térès,
l'un des ancêtres de Seuthès. Ces peuples sont les Thyniens, et ils passent pour
être les plus belliqueux des Thraces dans les entreprises nocturnes. Lorsqu'on
fut près de Seuthès, il ordonna qu'on fit entrer Xénophon avec 2 hommes à son
choix. Dès qu'ils furent introduits, on s'embrassa d'abord, et on but à la
manière des Thraces, en se faisant passer de main en main des cornes pleines de
vin. Seuthès avait avec lui ce même Médosade qu'il envoyait partout en
députation. Xénophon commença ensuite à parler en ces termes :
“Seuthès, vous
m'avez envoyé d'abord à Chalcédoine Médosade que voici, pour me prier de
concourir à faire passer l'armée en Europe. Vous me promettiez, à ce qu'il
m'assurait, si je vous rendais ce service, de le payer par vos bienfaits.”
Xénophon demanda ensuite à Médosade si cette assertion était vraie. Celui-ci en
convint.
“Le même Médosade
revint vers moi lorsque j'eus repassé de Pariim au” camp, et m'assura que si je
menais l'armée à votre secours, je serais traité par vous en ami et en frère, et
que vous me donneriez de plus les villes maritimes qui sont en votre pouvoir.”
Alors Xénophon pria encore Médosade d'attester ce qui en était, et ce Thrace
confirma que le général n'avait rien dit que de vrai.
“Rapportez donc maintenant à Seuthès, dit Xénophon, quelle réponse vous reçûtes
de moi à Chalcédoine.
Vous me
répondîtes d'abord que l'armée allait passer à Byzance, qu'il était inutile de
gagner ni vous, ni aucun autre Grec pour obtenir ce qui était déjà résolu. Vous
ajoutâtes que vous quitteriez l'armée bientôt après son passage, et tout ce que
vous m'annonçâtes s'est trouvé vrai.
- Que vous ai-je
dit, répliqua Xénophon, lorsque vous me vîntes trouver à Selymbrie ?
- Vous me dites que
je vous proposais l'impossible, que l'armée allait s'embarquer à Périnthe et
retourner en Asie.
- Je me présente
aujourd'hui devant vous, Seuthès, reprit Xénophon, avec Phrynisque et Polycrate
que vous voyez, l'un général, l'autre chef de lochos dans notre armée. Tous les
autres généraux, excepté Néon de Laconie, ont envoyé” chacun avec moi l'homme en
qui ils ont le plus dé confiance. Ces députés sont à votre porte. Si vous voulez
rendre notre traité plus authentique, faites-les entrer aussi. Vous, Polycrate,
allez les trouver. Dites-leur que je leur ordonne de quitter leurs armes, et
revenez vous-même sans épée.” Seuthès s'écria à ces mots qu'il ne se défiait
d'aucun Athénien, qu'il savait qu'ils lui étaient attachés par les liens du
sang, qu'il les regardait comme ses amis, et comptait sur leur affection. Quand
les Grecs, dont la présence était nécessaire, furent entrés, Xénophon demanda à
Seuthès pour quelle expédition il désirait le secours de l'armée. “Moesade,
répondit ce Thrace, était mon père. Il avait pour sujets les Mélandeptiens, les
Thyniens et les Thranipses. Quand les affaires des Odryssiens tournèrent mal,
mon père fut chassé de ses États et mourut de maladie. Je restai orphelin, et
fus élevé à la cour de Médoce, qui règne maintenant. Parvenu à l'adolescence, je
ne pus supporter de devoir ma subsistance à un étranger. Je m'assis près de lui
sur un siège et dans cette posture suppliante, je le conjurai de me fournir le
plus de troupes qu'il pourrait pour faire tout le mal qui dépendrait de moi aux
Thraces, qui avaient expulsé ma famille, et pour ne plus être à charge à mon
bienfaiteur. Il me donna des hommes et des chevaux, que vous verrez quand le
jour luira. Je vis maintenant, à leur tête, du butin que je fais dans le pays
qui a appartenait à mes pères ; mais j'espère, avec l'aide des Dieux, le
recouvrer sans peine, si vous vous joignez à moi, et c'est pour cette conquête
que j'ai besoin de votre secours.”
“Dites-nous donc,
reprit Xénophon, si nous venons porter les armes pour vous, quelle solde vous
pourrez donner aux soldats, aux chefs de lochos et aux généraux, afin que ces
Grecs aillent l'annoncer à l'armée.” Seuthès promit à chaque soldat un cyzicène,
le double à un chef de lochos, le quadruple à un général ; il offrit de plus
autant de terres qu'en désireraient les Grecs, des attelages pour les cultiver,
et une aille maritime fortifiée.
“Mais, dit
Xénophon, si je tâche de vous rendre ce service et ne puis y réussir, si a
quelque vaine crainte de déplaire aux Lacédémoniens empêche le traité de se
conclure, recevrez-vous dans vos états a quiconque voudra s'y réfugier ?
- Accourez-y,
reprit Seuthès, je vous y traiterai comme mes frères ; je vous y accorderai des
marques de distinction, et je partagerai avec vous tout ce que je pourrai
conquérir. Quant à vous, Xénophon, je vous donnerai ma fille, et si vous en avez
une, je l'achèterai de vous, suivant la coutume des Thraces ; je vous ferai
présent de Bisanthe : pour habitation c'est la plus belle ville que je possède
sur les bords de la mer.”
Après ce discours,
on se présenta de part et d'autre la main en signe d'amitié, et les Grecs se
retirèrent ; ils arrivèrent avant le jour au camp, et chaque député rendit
compte à son général de ce qui s'était passé. Dès qu'il fut jour Aristarque fit
appeler encore les généraux et les chefs de lochos : ceux-ci furent d'avis de
n'y point aller, mais de convoquer les soldats. Tous se rendirent à l'assemblée,
excepté ceux du corps de Néon qui campaient à environ 10 stades delà. Quand on
fut assemblé, Xénophon se leva et parla ainsi :
“Soldats,
Aristarque a des galères et nous empêche de nous porter par mer où nous voulons
; car il serait dangereux de nous embarquer sur des bâtiments moins forts que
les siens. Il vous ordonne de marcher vers la Chersonèse, et de vous y frayer
une route, les armes à la main, à travers le Mont-Sacré. Si vous vous ouvrez ce
passage et pénétrez jusqu'à la Chersonèse, il vous promet de ne plus vendre ni
dévouer à l'esclavage aucun de vous, ainsi qu'il l'a fait à Byzance ; il assure
que vous n'aurez plus de supercherie à craindre, qu'ou vous paiera une solde, au
contraire, et qu'on ne négligera point, comme aujourd'hui, de vous faire trouver
les premiers besoins de la vie. Telles sont les offres d'Aristarque. Seuthès, de
son côté, s'engage à vous bien traiter si vous allez le joindre. Voyez
maintenant si vous voulez délibérer sur cette alternative, dans ce moment même,
ou seulement lorsque vous serez arrivés où il y a des vivres. Comme nous
manquons d'argent pour acheter, et qu'on ne nous laisse rien prendre ici sans
payer, je suis d'avis de retourner d'abord à des villages où nous forcerons
aisément les paysans à nous laisser prendre notre subsistance ; d'écouter là ce
qu'on exige de nous, de part et d'autre, et de choisir alors le parti le plus
avantageux pour nous. Que quiconque pense comme moi, ajouta Xénophon, lève la
main.” Tous les assistants la levèrent.
“Nous allons donc
décamper, dit ce général ; chargez vos équipages, et quand vous en recevrez
l'ordre, suivez celui qui sera à la tête de la colonne.” Xénophon conduisit
ensuite l'armée qui marcha où il la menait. Néon et d'autres personnes envoyées
par Aristarque, voulaient engager les troupes à revenir sur leurs pas mais on ne
les écouta point. Quand on eut fait environ 30 stades Seuthès vint au devant des
Grecs. Xénophon, dès qu’il l’aperçut, lui cria d'approcher afin que les discours
que ce Thrace lui tiendrait relativement à l’avantage commun, fussent entendus
de plus de monde. Lorsque Seuthès se fut avancé :
“Notre dessein, lui
dit Xénophon, est d'aller où nous trouverons de quoi subsister. Nous prêterons
alors l'oreille à vos propositions et à celles d'Aristarque, et nous préférerons
celles qui nous paraîtront les plus avantageuses mais si vous nous conduisez
vers le lieu où est la plus grande abondance de vivres, nous nous regarderons
déjà comme liés à vous par les noeuds de l'hospitalité.” Seuthès répondit :
“Je connais
beaucoup de gros villages pleins de provisions de toute espèce ; ils ne sont
éloignés d'ici qu'autant qu'il le faut pour vous faire gagner de l'appétit, et
trouver votre dîner meilleur.
- Conduisez-nous
donc, dit Xénophon.” On y arriva dans l’après-dîner ; les soldats s'assemblèrent
et Seuthès leur dit :
“Grecs, je vous demande de porter les armes pour moi ; je vous promets que
chaque soldat touchera pour sa paie un cézicène par mois, et les chefs de lochos
et les généraux à proportion. Je récompenserai, indépendamment de cette solde,
ceux qui le mériteront. Vous vous ferez fournir, comme maintenant, par le pays
votre subsistance ; mais je m'approprierai ce qu'on prendra d'ailleurs, et du
prix que j'en retirerai, je vous fournirai votre paie. Mes troupes sont propres
à poursuivre et à chercher, dans ses dernières retraites, l'ennemi qui nous
fuira ou voudra nous échapper, et avec vous je tacherai de vaincre ceux qui
m'opposeraient de la résistance.” Xénophon, lui demanda :
“Jusqu'à quelle
distance de la mer prétendez-vous que l'armée vous suive ?
- Jamais, répondit
Seuthès, à plus de 7 journées de chemin, et nous nous en tiendrons presque
toujours plus près.” Il fut permis ensuite à qui voulut de prendre la parole.
Nombre de Grecs dirent que Seuthès faisait des propositions toutà-fait
avantageuses, qu'on était en hiver, que ceux qui auraient le dessein de
s'embarquer pour retourner dans leur patrie, ne le pourraient point dans cette
saison ; qu'il n'était pas plus possible de rester en pays ami, puisqu'on n'y
subsisterait qu'à prix d'argent, et qu'il paraissait plus dangereux de cantonner
dans le pays ennemi séparément de Seuthès qu'avec lui ; qu'ils regardaient dans
ces circonstances comme un grand bonheur de trouver un prince qui leur offrit de
plus une solde. Xénophon dit alors :
“Si quelque Grec a
des objections à faire, qu'il parle, sinon allons aux voix pour arrêter ici.”
Personne n'ayant fait d'opposition, on recueillit les suffrages, et le traité
fut approuvé. Xénophon annonça aussitôt à Seuthès que l'armée entrait à son
service. Les soldats cantonnèrent ensuite par divisions ; Seuthès invita les
généraux et les chefs de lochos à souper dans le village voisin, qu'il occupait.
Quand ils vinrent pour se mettre à table et qu'ils furent à la porte de ce
Thrace, ils y trouvèrent un certain Héraclide de Maronée aborda tous ceux qu'il
croyait en état de faire quelque présent à Seuthès ; il s'adressa d'abord à des
habitants de Parium qui venaient négocier un trait d'alliance entre leur patrie
et Médoce roi des Odryssiens, et qui portaient des dons à ce monarque et à son
épouse, Héraclide leur représenta que Médoce régnait dans la Thrace supérieure à
plus de 12 journées de la mer, et que Seuthès, aidé de tels auxiliaires, allait
se rendre maître des bords de la Propontide. “Lorsqu'il sera votre voisin, il
aura plus de moyens que qui que ce soit de vous faire du bien et du mal. Si vous
raisonnez sensément, vous lui offrirez tous ces présents que vous portez à
Médoce ; vous retirerez plus d'avantage de votre libéralité en l'exerçant ici
qu'en allant chercher un prince qui habite loin de votre patrie.” Il les
persuada par de tels discours, puis il s'approcha de Tmasion Dardanien, ayant
ouï dire que ce général avait des vases précieux et de riches tapis ourdis dans
le pays des Barbares. Il lui assura qu'il était d'usage que les convives invités
par Seuthès lui fissent des présents. Quand il aura acquis un grandi pouvoir, il
sera en état ou de vous faire rentrer dans votre patrie ou de vous enrichir si
vous restez dans son royaume.” Telles étaient les sollicitations d'Héraclide à
tous ceux qu'il abordait. Il vint aussi à Xénophon, et lui dit :
“Vous êtes de la
ville la plus considérable de la Grèce, et Seuthès a de vous la plus grande
opinion. Vous voudrez probablement posséder dans ce pays-ci des villes et des
domaines, comme ont fait beaucoup d'autres Grecs. Il convient donc que vous
offriez à Seuthès les dons les plus magnifiques. Je vous donne ce conseil par
bienveillance, car je suis certain que plus les présents que vous allez faire
surpasseront ceux des autres convives, plus Seuthès se piquera de vous
distinguer d'eux dans la distribution de ses bienfaits, et voudra que vous
teniez de lui des avantages plus considérables.” Cet avis mit Xénophon dans
l'embarras, car il était repassé de Parium en Europe, n'ayant qu'un jeune
esclave et l'argent qu'il lui fallait pour sa route. On entra pour souper ; les
convives étaient les premiers des Thraces qui se trouvaient auprès de Seuthès,
les généraux et les chefs de lochos grecs et quelques députés de villes. Ils
s'assirent tous en cercle ; on apporta ensuite pour eux tous environ 20 trépieds
pleins de viandes coupées en morceaux ; de grands pains étaient attachés à ces
viandes ; on avait toujours soin de placer les mets de préférence devant les
étrangers, car tel était l'usage. Seuthès servit le premier voici comment. Il
prit les pains qui étaient près de lui, les rompit en morceaux assez petits et
les jeta aux convives qu'il voulut ; il en usa de même pour les viandes, et il
ne s'en réserva à lui-même que pour en goûter. Tous ceux qui avaient des mets
devant eux imitèrent Seuthès. Il y avait un certain Arcadien nommé Ariste, très
grand mangeur ; il ne s'embarrassa pas de servir, prit dans sa main un fort gros
pain, mit de la viande sur ses genoux et soupa ainsi. On portait tout autour des
convives des cornes pleines devin, qu'aucun d'eux ne refusait. Quand l'échanson
qui les apportait fut près d'Ariste, ce Grec apercevant Xénophon qui ne mangeait
plus, dit à l'échanson :
“Donne à ce général
; il a déjà du temps de reste, et je suis occupé.” Seuthès entendit la voix d'Ariste,
et pour savoir ce qu'il disait le demanda à l'échanson ; celui-ci, qui savait le
grec, expliqua le propos, et tout le monde se mit à rire. Comme on continuait à
boire, un Thrace entra, menant en main un cheval blanc. Il prit une corne pleine
de vin et dit :
“Je bois à votre
santé, Seuthès, et vous fais ce présent. Monté sur ce cheval, vous pourrez
poursuivre l'ennemi que vous voudrez, et serez sûr de le joindre ; vous pourrez
le fuir, et n'en aurez rien à craindre.” Un autre conduisait un jeune esclave,
et le donna de même à Seuthès en buvant à sa santé ; un troisième lui offrit des
vêtements pour son épouse. ; Timasion but aussi à la santé de Seuthès en lui
présentant une coupe d'argent et un tapis qui valait 10 mines. Un certain
Athénien, nommé Cnésippe, se leva et dit que c'était un ancien et très bel usage
que ceux qui étaient riches fissent des présents au roi en signe de respect,
mais que le roi donnât à ceux qui n'avaient rien. “C'est le moyen, dit-il, que
je vous offre des dons dans la suite, et vous prouve ma vénération, comme les
autres.” Xénophon ne savait comment se conduire, d'autant qu'il se trouvait
assis sur le siège le plus près de Seuthès, où on l'avait placé par honneur.
Héraclide ordonna à l'échanson de lui présenter la corne ; Xénophon, qui se
sentait déjà un peu échauffé du vin qu'il avait bu, se leva avec plus de
hardiesse, prit la corne et dit :
“Pour moi, Seuthès,
je me donne à vous moi-même et tous mes compagnons, vous aurez en nous des amis
fidèles ; aucun ne vous sert avec répugnance ; tous désirent au contraire de
mériter encore plus que moi vos bonnes grâces. Vous les voyez à votre armée, non
qu'ils aient rien à vous demander ; ils ne brûlent que d'essuyer des fatigues et
de s'exposer à des dangers pour vous ; avec eux, s'il plaît aux Dieux, vous
rentrerez dans les vastes possessions dont jouissaient vos ancêtres, et vous y
ajouterez de nouvelles conquêtes. Beaucoup de chevaux, nombre d'esclaves, des
femmes charmantes vous appartiendront, et ce ne seront plus des fruits du
pillage, mais des présents que vous offriront volontairement vos sujets.”
Seuthès se leva, but avec Xénophon, et versa le reste du vin sur le convive qui
était de l'autre côté près de lui. Des Cérasuntiens entrèrent ensuite ; ces
Barbares jouent de la flûte et sonnent avec des trompettes faites de cuir de
boeuf cru ; ils observent la mesure, et leurs trompettes ont le son d'un
instrument à corde : Seuthès lui-même se leva, jeta le cri de guerre et s'élança
très légèrement, faisant semblant d'éviter l'atteinte d'un trait. On fit entrer
aussi des bouffons. Le soleil était près de se coucher ; les Grecs se levèrent
de table et dirent qu'il était heure de poser les gardes du soir et de donner le
mot. Ils prièrent Seuthès d'ordonner qu'il n'entrât de nuit dans leurs
cantonnements aucun Thrace. “Car nos ennemis, dirent-ils, sont Thraces ainsi que
vous qui êtes nos alliés, et l'on pourrait s'y méprendre.” Dès que les Grecs
sortirent, Seuthès se leva aussi. Il n'avait point du tout l'air d'un homme ivre
; il sortit, rappela les généraux et leur dit :
“Les ennemis ne
sont point encore instruits de notre alliance ; nous marchons à eux avant qu'ils
se gardent contre nos incursions et se préparent à nous résister, c'est le moyen
de faire plus de prisonniers et de butin.” Les généraux approuvèrent son avis et
le pressèrent de les y mener.
“Préparez-vous à marcher, leur dit-il et attendez-moi ; j'irai vous trouver
lorsqu'il sera heure de partir ; je prendrai des armés à la légère et vos
troupes, et avec l'aide des Dieux je vous conduirai contre l'ennemi.” Xénophon
lui répondit :
“Puisqu'il faut marcher de nuit, considérez si l'usage des Grecs ne vaudrait pas
mieux que le vôtre. De jour, c'est la nature du pays qui décide du genre des
troupes qui font la tête de la colonne ; tantôt c'est l'infanterie, tantôt ta
cavalerie. Mais de nuit, notre règle est que les troupes les plus pesantes
soient en avant. Par-là, il est rare que l'armée se sépare ; on n'est guère
exposé à se trouver les uns loin des autres sans le savoir. Souvent des troupes
qui se sont ainsi divisées dans l'obscurité, tombent ensuite les unes sur les
autres, ne se reconnaissent point, et se font réciproquement beaucoup de mal.”
Seuthès reprit :
“Votre réflexion
est juste ; j'adopterai votre usage. Je vous donnerai pour guides ceux des gens
les plus âgés du pays ; qui le connaissent le mieux. Je vous suivrai moi-même,
et ferai l'arrière-garde avec la cavalerie ; je me serai bientôt porté à la tête
de la colonne, s'il en est besoin.” Les Athéniens donnèrent ensuite le mot, à
cause de leur parenté avec Seuthès. Cet entretien fini, on alla reposer. Il
était minuit quand Seuthès vint ; sa cavalerie cuirassée, et son infanterie
légère couverte de ses armes, l'accompagnaient ; il remit aux Grecs les guides ;
les hoplites prirent ensuite la tête ; les armés à la légère suivirent ; la
cavalerie fit l'arrière-garde. Quand il fut jour, Seuthès gagna le devant et se
loua de l'ordre de marche des Grecs ; il avoua que, plusieurs fois, dans des
marches de nuit, quoiqu'il n'eût que peu de troupes, sa cavalerie s'était
séparée de l'infanterie, “et maintenant, à la pointe du jour, nous nous
retrouvons comme il le faut tous ensemble et en ordre. Attendez -moi ici et
reposez-vous ; je vais faire une reconnaissance, et je vous rejoindrai ensuite.”
Il piqua alors à travers la montagne, le long d'un chemin. Etant arrivé à un
endroit où il y avait beaucoup de neige, il regarda dans le chemin s'il ne
découvrirait point de pas d'hommes tournés de son côté, ou de celui de l'ennemi.
Comme il vit que la route n'était pas frayée, il revint promptement sur ses pas,
et dit aux Grecs :
“Nous aurons, s'il plaît aux Dieux, quelque succès : nous allons surprendre
l'ennemi. Je conduirai en avant la cavalerie pour arrêter tout ce que nous
verrons, de peur qu'on ne donne avis de notre irruption : suivez-moi. Si vous
restez en arrière, la trace des chevaux vous guidera. Quand nous serons parvenus
au sommet de ces montagnes, nous trouverons au revers beaucoup de villages
opulents.” Il était environ midi quand Seuthès eut gagné la hauteur et découvrit
dans le vallon les villages ; il revint au galop à l'infanterie.
“Je vais, dit-il,
faire descendre rapidement la cavalerie dans la plaine, et diriger les armés à
la légère sur les villages. Suivez, le plus vite que vous pourrez, pour soutenir
ces troupes si elles trouvaient quelque résistance. Xénophon, ayant entendu cet
ordre, mit pied à terre.
“Pourquoi
descendez-vous de cheval, dit Seuthès, puisqu'il faut faire diligence ?
-Je sais fort bien,
répondit, Xénophon, que ce n'est pas de moi seul que vous avez besoin là-bas, et
ces soldats en courront plus vite et avec plus de zèle quand ils me verront à
pied à leur tête.” Seuthès s'éloigna ensuite, et emmena Timasion avec le petit
escadron grec, d'environ 40 chevaux, qui était à ses ordres. Xénophon ordonna
aux soldats agiles et qui avaient moins de 30 ans, de sortir de leurs rangs ; il
les prit avec lui, et courut en avant. Cléanor conduisit le reste des troupes
grecques. Quand elles furent dans les villages, Seuthès vint à elles avec
environ 50 chevaux, et dit à Xénophon :
“Ce que vous avez
prédit est arrivé ; nous avons, fait les habitants prisonniers ; mais ma
cavalerie m'a abandonné, et s'est éparpillée à la poursuite des fuyards ; l'un
est allé d'un côté, l'autre de l'autre. Je crains que l'ennemi ne s'arrête, et
ne se rallie en quelque endroit, et qu'il ne traite mal ces troupes dispersées.
Il faut aussi laisser du monde dans les villages ; car ils sont pleins
d'habitants.
- Je vais, dit
Xénophon, avec les soldats qui me ni suivent, m'emparer des hauteurs. Dites à
Cléanor de former une ligne dans la plaine en avant, mais près des villages,
pour les couvrir.” Cette manoeuvre ayant été exécutée, on rassembla 1.000
prisonniers, 2.000 bêtes à cornes, et 10.000 têtes de menu bétail. L'armée passa
la nuit dans ce lieu.
Le lendemain,
Seuthès brûla, de fond en comble, les villages; et n'y laissa aucune maison il
voulait par-là jeter la terreur dans le pays, et faire sentir aux habitants du
voisinage quel sort les attendait s'ils ne se soumettaient pas à lui. Il partit
ensuite, et envoya Héraclide à Périnthe, avec le butin, pour en faire de
l'argent et avoir de quoi payer la solde de l'armée. Lui-même, avec les Grecs,
alla prendre un camp dans la plaine des Thyniens. Ces peuples quittèrent leurs
habitations et se réfugièrent dans les montagnes. Il y avait beaucoup de neige ;
et il faisait un temps si dur, que l'eau qu'on apportait pour le souper gela en
chemin ; il en arriva autant au vin dans les vases qui le contenaient, et
beaucoup de Grecs eurent le nez et les oreilles brûlés par l'excès du froid. On
vit alors clairement pourquoi les Thraces mettaient sur leurs têtes des
fourrures de renard qui leur couvraient les oreilles ; pourquoi ils portaient à
cheval des tuniques qui ne croisaient pas seulement sur leur poitrine, mais
enveloppaient leurs cuisses ; et au lieu de chlamys, de longs vêtements qui leur
descendaient jusqu'aux pieds. Seuthès délivra quelques prisonniers, les envoya :
sur les montagnes, et fit dire par eux aux paysans que s'ils ne revenaient
habiter leurs maisons et vivre soumis à ses lois, il brûlerait leurs villages,
leurs provisions, et qu'ils mourraient de faim. Sur ces menaces, les vieillards,
les femmes, les enfants descendirent. Mais les hommes dans la fleur de l'âge
restèrent dans les villages situés sur la montagne. Seuthès l'ayant su, ordonna
à Xénophon de prendre les plus jeunes des hoplites et de le suivre. On se mit en
marche pendant la nuit, et à la pointe du jour on se présenta devant les
villages ; mais la plupart des Thraces prirent la fuite et échappèrent, car la
montagne n'était pas loin. Seuthès perça à coups de javelot tous ceux qu'on put
arrêter. Il y avait à l'armée un certain Episthène d'Olynthe, qui aimait avec
passion la jeunesse de son sexe. Il vit un enfant d'une figure agréable qui
entrait dans l'âge de puberté ; il le vit, dis-je, tenant en main un bouclier
d'armés à la légère ; et rangé parmi les malheureux destina à mourir. Il courut
à Xénophon, et le conjura d'intercéder pour ce joli enfant ; Xénophon s'approcha
de Seuthès et le pria de ne pas mettre à mort le jeune Thrace. Il lui dit quel
était le goût d'Episthène, lui raconta que ce Grec levant autrefois un lochos
n'avait cherché dans ses soldats d'autre mérite que la beauté, et avait donné à
leur tête des preuves de sa valeur. Seuthès s'adressa à Episthène.
“Aimez-vous, lui
dit-il, ce jeune Thrace jusqu'à vouloir prendre sa place, et mourir pour le
sauver ?”
Episthène présenta
son col. “Frappez, dit-il, si cet enfant le désire, et doit m'en savoir gré.”
Seuthès demanda au Thrace s'il voulait qu'on portât à Episthène le coup qui lui
était destiné ; le prisonnier n'y consentit pas, et supplia Seuthès de ne les
mettre à mort ni l'un ni l'autre. Episthène embrassa alors cet enfant avec
transport.
“Venez maintenant,
dit-il à Seuthès, combattre contre moi pour ravoir cette victime, car je ne m'en
séparerai pas volontairement.” Seuthès se mit à rire et ne songea plus à sa
vengeance : Il juge à propos que l'armée ne s'éloignât pas de ces villages, afin
que les Thraces réfugiés sur la montagne ne pussent en tirer leur subsistance.
Lui-même descendit un peu dans la plaine et y marqua le camp de ses troupes.
Xénophon cantonna avec son détachement de soldats l'élite dans le village le
plus élevé de ceux qui sont au pied du mont, et le reste des Grecs à peu de
distance, mais sur le territoire des Thraces qu'on nomme les Montagnards. Au
bout de peu de jours les Thraces descendirent de la montagne pour tâcher
d'obtenir de Seuthès une capitulation et pour lui offrir des otages. Xénophon
vint le trouver aussi ; il lui représenta que les Grecs étaient cantonnés dans
une mauvaise position, que l'ennemi était près d'eux et que les soldats
aimeraient mieux être au bivouac dans quelque poste fortifié par la nature qu'à
l'abri dans un lieu étroit et dominé, où ils pouvaient tous périr. Seuthès lui
dit de ne rien craindre, et lui fit voir les otages qu'il avait en son pouvoir.
Quelques Thraces de ceux qui étaient sur la montagne vinrent aussi trouver
Xénophon, et le prièrent d'obtenir de Seuthès la capitulation qu'ils
négociaient. Ce général le leur promit, leur dit de ne point perdre courage, et
leur garantit qu'il ne leur serait fait aucun mal s'ils se soumettaient à
Seuthès ; mais ils n'étaient venus tenir ces propos à Xénophon que pour
reconnaître son cantonnement. Voilà ce qui se passa pendant le jour. La nuit
d'après, les Thraces vinrent de la montagne attaquer le village ; le maître de
chaque maison servait de guide ; il aurait été difficile à tout autre de
reconnaître dans l'obscurité et au milieu d'un village les différentes maisons,
car elles étaient palissadées tout autour avec de grands pieux pour empêcher le
bétail de sortir. Quand les Thraces furent arrivés à la porte de leurs
habitations, les uns lancèrent des javelots, d'autres frappèrent avec des
massues qu'ils portaient, à ce qu'ils prétendaient, pour briser le fer des
piques ennemies. Il y en avait qui mettaient le feu aux maisons. “Sortez,
criaient-ils à Xénophon en l'appelant par son nom, venez mourir sous nos coups,
ou dans le lieu même où vous êtes : nous allons vous brûler tout vivant.” Déjà
la flamme s'élevait au-dessus du toit ; les Grecs, qui logeaient avec Xénophon,
et ce général lui-même, avaient pris leurs cuirasses, leurs boucliers, leurs
sabres et leurs casques. Silanus de Maceste, âgé de 18 ans, donne le signal avec
la trompette ; aussitôt ces soldats et ceux qui occupaient d'autres maisons,
sortent l'épée à la main ; les Thraces prennent la fuite, et suivant leur
coutume font tourner leurs boucliers autour d'eux et les passent derrière leur
dos ; quelques-uns furent pris en voulant sauter par-dessus la palissade, leurs
boucliers s'étant embarrassés dans les pieux ; d'autres furent tués en cherchant
une issue, et ne pouvant la retrouver. Les Grecs poursuivirent l'ennemi jusque
hors du village, quelques Thyniens revinrent sur leurs pas à la faveur de la
nuit, cachés par l'obscurité, et découvrant les Grecs à la lueur du feu, ils
lancèrent des javelots à ; ceux qui couraient autour de la maison enflammée.
Hiéronyme, Enodias, chefs de lochos, et Théagène Locrien, qui avait le même
grade, furent blessés par eux, mais aucun n'en mourut. Il y eut des soldats qui
perdirent dans les flammes des habits et des équipages. Seuthès vint au secours
des Grecs avec 7 cavaliers, les premiers qu'il trouva sous sa main ; il avait
aussi avec lui un Thrace trompette. Ayant reconnu ce dont il s'agissait, il lui
ordonna de sonner pendant tout le temps qu'il fut besoin de secours, ce qui
contribua à intimider l'ennemi. Seuthès vint ensuite aux Grecs, les salua, et
leur dit qu'il avait craint qu'ils n'eussent perdu beaucoup d'hommes. Xénophon
le pria ensuite de lui remettre les otages ; et lui proposa de marcher ensemble
à la montagneou, s'il ne voulait pas l'y accompagner, de lui permettre au moins
de s'y porter avec les Grecs. Le lendemain Seuthès lui livra les otages :
c'étaient des vieillards et les gens les plus considérables, dit-on, des
montagnards. Seuthès amena aussi toutes ses troupes ; le nombre en avait déjà
triplé, car, dès que les Odeyssiens avaient appris comment tournaient ses
affaires, beaucoup d'entre eux avaient quitté leurs montagnes et étaient venus
joindre son armée. Les Thyniens voyant de la hauteur des forces considérables,
tant en infanterie pesante qu'en armés à la légère et en cavalerie, descendirent
et supplièrent Seuthès de leur accorder la paix. Ils promettaient de se
soumettre à tout, 'et demandaient qu'on reçût leurs serments. Seuthès fit
appeler Xénophon, lui communiqua leurs propositions, et ajouta qu'il ne leur
accorderait aucune capitulation si Xénophon voulait les punir de leur attaque
nocturne. Ce général répondit :
“Je les trouve
assez punis de perdre leur liberté et de tomber dans l'esclavage.”. Il dit
ensuite à Seuthès qu'il lui conseillait de ne plus prendre désormais pour otages
que ceux qui étaient le plus en état de nuire, et de laisser les vieillards dans
leurs maisons.
Tout ce qui
habitait cette partie de la Thrace accéda au traité et se soumit aussi. On
traversa les montagnes et on marcha contre les Thraces qui habitent au-dessus de
Byzance, vers le lieu appelé Delta. Ce pays ne faisait plus partie de l'empire
qu'avait possédé Mésade, mais il avait anciennement appartenu à Térès Odryssien.
Héraclide s'y trouva avec l'argent provenant de la vente du butin. Seuthès fit
amener 3 attelages de mulets (c'était les seuls qu'il eût) et plusieurs
attelages de boeufs. Il appela Xénophon et lui dit de prendre pour lui ceux
qu'il voudrait, et de distribuer les autres aux chefs de lochos et aux généraux.
Celui-ci répondit :
“Je n'ai besoin de
rien pour le présent ; vous me récompenserez par la suite ; offrez ces dons aux
généraux et aux autres chefs qui vous ont suivi comme moi.” Timasion Dardanien,
Cléanor d'Orchomène, et Phrynisque Achéen, eurent chacun un attelage de mulets.
On partagea entre les chefs de lochos les attelages de boeufs. Quoiqu'il fût
échu un mois de solde, Seuthès n'en fit payer que 20 jours. Héraclide prétendait
qu'il n'avait pu tirer plus d'argent des effets vendus. Xénophon, irrité, lui
dit :
“Vous me”
paraissez, Héraclide, ne pas prendre comme vous le devriez les intérêts de
Seuthès. Si vous les eussiez pris ; vous auriez rapporté de quoi payer la solde
entière. Il fallait emprunter, si vous ne pouviez faire autrement, et vendre
jusqu'à vos habits.” Héraclide se fâcha de ce discours, et craignit qu'on ne lui
fît perdre l'amitié de Seuthès. De ce jour, il calomnia Xénophon autant qu'il le
put près de ce prince. Les soldats reprochaient à ce général qu'une partie de la
paie leur restait due, et Seuthès s'offensait de ce que Xénophon exigeait avec
fermeté qu'on payât les troupes. Ce Thrace lui répétait sans cesse auparavant
que dès qu'on arriverait près de la mer, il le mettrait en possession de
Bisanthe, de Gante et du nouveau château. De ce moment, il ne lui parla plus
d'aucune de ces promesses. C'était encore un tort qu'Héraclide avait fait à
Xénophon, d'insinuer à Seuthès qu'il était dangereux de confier des places à un
homme qui avait une armée à sa disposition. Cependant Xénophon hésitait, et
faisait des réflexions sur le projet de porter la guerre encore plus avant dans
la Thrace supérieure. Héraclide conduisit les autres généraux à Seuthès et
voulut les engager à dire qu'ils n'auraient pas moins de crédit que Xénophon
pour se faire suivre par l'armée ; il leur promit qu'on paierait sous peu de
jours la solde entière de 2 mois, et les exhorta à accompagner Seuthès dans son
expédition. Timasion lui répondit :
“Quand vous
m'offririez 5 mois de ma solde, je ne marcherais pas sans Xénophon.” Phrynisque
et Cléanor tinrent le même discours. Seuthès gronda alors Héraclide de n'avoir
pas appelé Xénophon. On l'invita ensuite à venir seul ; mais comme il
connaissait la fourberie d’Héraclide, et sentait que ce Grec voulait le mettre
mal avec les autres généraux, il les amena tous avec lui, 'et se fit suivre
aussi par les chefs de lochos. Quand Seuthès eut gagné tous ces chefs ; on
marcha avec lui. L'armée ayant le Pont-Euxin à sa droite, traversa tout le pays
des Thraces appelés Mélinophages, et arriva a la côte de Salmydesse : là,
beaucoup des bâtiments qui entrent dans le Pont-Euxin touchent et s'engravent ;
car il y a des bas-fonds dans la plus grande partie de cette mer. Les Thraces
qui habitent sur ces parages ont posé des colonnes qui leur servent de bornes,
et chacun pille ce qui échoue sur la partie de la côte qui lui appartient. On
dit qu'avant qu'ils eussent fixé ces limites, il y en avait grand nombre
d'égorgés ; parce qu'ils s'entre-tuaient pour s'arracher le butin. On trouve sur
cette côte beaucoup de lits, de cassettes, de livres et d'autres meubles que les
gens de mer ont à bord dans des caisses de bois. Après avoir soumis cette
contrée, on revint sur ses pas. Seuthès avait alors une armée plus nombreuse que
celle des Grecs ; car il avait recruté beaucoup plus d'Odryssiens encore
qu'auparavant ; ils étaient descendus de leurs montagnes pour le joindre, et
tous les peuples qu'il soumettait prenaient aussitôt parti dans ses troupes. On
campait dans une plaine au-dessus de Selymbrie, à la distance de 50 stades
environ de la mer, et il n'était pas mention de solde. Les soldats étaient
furieux contre Xénophon, et Seuthès ne le traitait plus avec la même amitié.
Toutes les fois que ce général venait le trouver et voulait conférer avec lui,
il se trouvait des prétextes pour différer de lui donner audience.
Au bout de 2 mois
environ, Charmin, Lacédémonien et Polynice, viennent de la part de Thimbron ;
ils annoncent que les Lacédémoniens ont résolu de faire la guerre à Tissapherne
; que Thimbron a mis à la voile pour cette expédition ; qu'il a besoin de
l'armée grecque, et qu'il promet à chaque soldat, pour solde, un darique par
mois, le double à un chef de lochos, le quadruple à un général. Dès que ces
Lacédémoniens furent arrivés, Héraclide, informé qu'ils devaient aller au camp,
dit à Seuthès, qu'il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux. “Les
Lacédémoniens ont besoin des troupes grecques, et vous n'en savez plus que faire
; en les leur rendant, vous obligerez ce peuple puissant, et les Grecs, cessant
de vous demander la solde qui leur est due, sortiront de vos états.” Seuthès
ayant entendu ces raisons, ordonne qu'on lui amène les Lacédémoniens. Ayant
appris d'eux-mêmes qu'ils vont à l'armée, il leur dit qu'il la leur rend avec
plaisir, et qu'il veut être l'ami et l'allié des Lacédémoniens ; il les invite à
un festin, et les reçoit avec magnificence ; il ne prie à ce repas ni Xénophon,
ni aucun autre des généraux ; et, les Lacédémoniens lui ayant demandé quel homme
était Xénophon : “Ce n'est pas un homme méchant d'ailleurs, répondit Seuthès,
mais il n'aime que ses soldats, et il en fait plus mal ses affaires.
- Mais, reprirent
les Lacédémoniens, a-t-il le talent de gouverner l'esprit du soldat ?
- Très fort,
répliqua Héraclide.
- Ne
s'opposera-t-il pas, dirent ceux-ci, à ce que nous emmenions l'armée ?
- Si vous voulez,
répondit Héraclide, la convoquer et lui promettre une solde, les soldats
tiendront peu de compte de Xénophon et courront après vous.
- Mais comment les
assembler, objectèrent les Lacédémoniens ?
- Nous vous
conduirons, dit Héraclide, demain de grand matin à leur camp ; je suis sûr que
dès qu'ils vous verront, ils se réuniront avec joie autour de vous.” Ainsi finit
cette journée
Le lendemain, Seuthès et Héraclide mènent les Lacédémoniens à l'armée ; elle
s'assemble : les Lacédémoniens dirent aux soldats que Sparte avait résolu de
faire la guerre à Tissapherne, “à ce satrape dont vous avez vous-mêmes à vous
plaindre. Si vous voulez y marcher avec nous, vous vous vengerez de votre
ennemi, et recevrez pour solde, chaque soldat, un darique par mois ; chaque chef
de lochos, le double ; chaque général, le quadruple.” Les soldats écoutèrent
avec plaisir ces propositions. Aussitôt je ne sais quel Arcadien se leva pour
déclamer contre Xénophon. Seuthès était présent ; il voulait savoir ce qu'on
déciderait, et se tenait à portée d'entendre ; il avait son interprète avec lui
et d'ailleurs il comprenait lui-même assez bien le grec. L'Arcadien commença à
parler en ces termes :
“Lacédémoniens nous
serions depuis longtemps avec vous, si Xénophon ne nous eût persuadé de venir
ici ; nous y avons passé l'hiver le plus dur, à faire, nuit et jour, la guerre
sans y avoir rien gagné. C'est lui qui jouit du fruit de nos travaux. Seuthès
l'a personnellement enrichi et nous refuse injustement la solde qui nous est
due. Oui, ajouta ce premier orateur, oui, pour moi je croirais avoir reçu ma
paie, et je ne regretterais plus les fatigues que j’ai essuyées, si je voyais
Xénophon lapidé et puni des malheurs où il nous a entraînés.” Un autre Grec se
leva alors et parla sur le même ton ; puis un troisième ; Xénophon tint ensuite
ce discours :
“Certes un homme doit s'attendre à tout, puisque vous m'imputez aujourd'hui à
crime ce que je regarde au fond de ma conscience comme la plus grande preuve de
zèle que j'aie pu jamais vous donner. J'étais déjà en route pour retourner dans
ma patrie ; je suis revenu sur mes pas, et par Jupiter ! ce n'était point pour
partager votre prospérité ; j'avais au contraire appris dans quelle détresse
vous vous trouviez, et je suis accouru pour vous rendre encore quelque service,
s'il m'était possible. Dès que je fus de retour, Seuthès, que vous voyez,
m'envoya courrier sur courrier, me fit les plus belles promesses, et désira en
vain que je vous engageasse à venir joindre son armée. Je n'entrepris point
alors de vous le persuader, et vous le savez tous ; je vous menai droit au port,
d'où je croyais que nous passe-ions plus facilement et plus vite en Asie. Je
trouvais ce dessein le plus avantageux de tous pour vous, et je savais que vous
l'aviez adopté : Aristarque vint avec des galères, et nous empêcha de traverser
la Propontide. Je vous convoquai aussitôt, comme il était juste, pour délibérer
sur le parti qu'il fallait prendre. Vous entendîtes les ordres d'Aristarque qui
vous commandait de marcher vers la Chersonèse ; vous entendîtes les propositions
de Seuthès qui vous priait de vous joindre à lui comme auxiliaires. Tous vos
discours, tous vos suffrages ne se réunirent-ils pas pour ce Thrace ? Dites-moi
quel crime j'ai commis alors envers vous, de vous conduire où vous aviez tous
résolu d'aller. Si je prenais le parti de Seuthès, depuis qu'il a commencé à
vous jouer, et a éludé de payer votre solde, je mériterais vos reproches et
votre haine ; mais si après avoir été le plus avant dans ses bonnes grâces, je
me suis brouillé sans ménagement avec ce prince, pour vous avoir préférés à lui,
est-il juste que ce soit vous qui me fassiez un crime de cette cause de notre
rupture ? Me direz-vous que cette brouillerie apparente n'est qu'un artifice, et
qu'une partie de ce qui vous appartenait légitimement a été employée pour me
gagner ? Mais il est évident que, par des largesses secrètes, Seuthès n'a pas
entendu perdre ce qu'il me donnait, et être obligé en même temps de s'acquitter
de ce qu'il vous devait ; il m'aura, d'après cette supposition, donné une légère
somme, afin que je le dispensasse de vous en payer une plus considérable. Si
telle est votre idée, vous pouvez, dans le moment même, nous frustrer tous les 2
du fruit des complots que nous avons tramés contre vous. Exigez de Seuthès
jusqu'à la dernière obole de la solde qui vous est due ; alors, certainement si
j'ai tiré quelque argent de lui ; il me le redemandera et en aura le droit,
puisque je n'accomplirai pas la condition sous laquelle j'ai reçu, mais je crois
être fort loin d'avoir touché ce qui vous appartenait ; j'en jure par tous les
Dieux et par toutes les Déesses, ce qui devait me retenir en particulier,
d'après les promesses que nous a faites Seuthès, ne m'est point encore payé ; il
est devant vous ce Seuthès, il m'entend, et, dans le fond de son coeur, il sait
si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais encore serment que je
n'ai pas touché autant que les autres généraux, pas même autant que quelques-uns
des chefs de lochos. Pourquoi me suis-je conduit ainsi ? je vais vous le dire,
soldats : j’espérais que plus je partagerais avec Seuthès son indigence, plus je
pourrais compter sur son amitié, quand il lui serait devenu facile de m'en
donner des preuves. Je le vois prospérer, et je connais enfin quel est son but ;
mais, m'objectera-t-on, peut-être, n'avez-vous point honte d'avoir été joué
comme me le plus imbécile des hommes ? J'en rougirais, par Jupiter ! si c'eût
été un ennemi qui m'eût ainsi abusé ; mais, entre amis, il me paraît plus
honteux de tromper que d'être trompé ; au reste, puisqu'il faut être en garde
contre ses amis, je sais au moins que vous avez mieux observé cette maxime que
moi, et que vous sous êtes tous bien gardés de donner à Seuthès le moindre
prétexte de vous refuser ce qu'il vous a promis ; nous ne lui avons fait tort en
rien ; dès qu'il nous a appelés à quelque expédition, nous n'avons montré ni
paresse, ni lâcheté. Mais, me direz-vous, il fallait exiger de lui des gages qui
l'empêchassent de nous tromper quand il l'aurait voulu ? Écoutez ce que j'ai
répondre à cette objection, et ce que je ne dirais jamais en présence de Seuthès,
si vous ne me paraissiez être ou tout-à-fait déraisonnables, ou ingrats au
dernier point envers moi, souvenez-vous des extrémités où vous étiez réduits, et
dont je vous ai tirés en vous menant à Seuthès. Aristarque, Lacédémonien,
n'avait-il pas fermé les portes de Périnthe, et ne vous empêchait-il pas
d'entrer dans la ville quand vous vous y présentiez ? Ne campiez-vous pas hors
des murs au bivouac et exposés à toutes les injures de l'air ? N'était-on pas au
coeur de l'hiver ? Ne vous fallait-il pas payer au marché votre subsistance ?
Les vivres même à prix d'argent, y étaient-ils en abondance, et aviez-vous bien
suffisamment de quoi vous en procurer ? Vous étiez cependant contraints de
rester en Thrace. Des galères en rade vous barraient la traversée de la
Propontide. Demeurant en Europe, il fallait être en pays ennemi, et les Thraces
vous opposaient une cavalerie et une infanterie légère nombreuse. Nous avions à
la vérité de l'infanterie pesante, et en nous portant en force sur des villages,
nous aurions peut-être pris quelques grains ; mais notre butin aurait été peu de
chose ; nous n'avions point de troupes capables de poursuivre l'ennemi, de faire
des prisonniers, d'arrêter des bestiaux ; car lorsque je vous ai rejoints, je
n'ai retrouvé à votre camp ni cavalerie, ni armés à la légère. Supposé que
voyant l'extrême détresse où vous étiez, je n'eusse point exigé de solde et que
je me fusse contenté de vous donner pour allié Seuthès, qui avait à ses ordres
ce dont vous manquiez, de la cavalerie et des armés à la légère, croyez-vous que
j'eusse fait un traité nuisible pour vous ? Dès que vous avez été réunis à ses
troupes, vous avez obligé les Thraces à fuir avec plus de célérité ; de là, plus
de grains se sont trouvés dans les villages ; on a fait des esclaves, on a pris
des bestiaux, dont vous avez eu votre part. Depuis que nous avons opposé de la
cavalerie à nos ennemis, nous n'en avons pas revu un seul ; jusque là leur
cavalerie et leurs armés à la légère nous poursuivaient avec audace ; ils nous
empêchaient de nous disperser, et de nous procurer par-là plus de vivres. Si
Seuthès, qui vous a valu cette sécurité, ne vous a pas payé bien exactement
votre solde, comptez-vous pour rien la tranquillité dont vous avez joui ?
Regardez-vous son alliances comme un grand malheur qui vous soit arrivé, et
croyez-vous que pour l'avoir négociée je mérite de ne pas sortir en vie de vos
mains ? Comment vous retirez-vous, aujourd'hui ? N'avez-vous pas passé votre
hiver dans la plus grande abondance de tout ce qui est nécessaire à la vie ?
N'emportez-vous pas de plus ce qui vous a été payé par Seuthès ? car vous avez
vécu aux dépens de l'ennemi, et quoique vous fussiez au milieu de son pays, il
ne vous a pas tué un homme ; il n'a pas fait un seul de vous prisonnier. Ne vous
reste-t-il pas ce que vous avez acquis de gloire en Asie contre les barbares, et
n'y avez-vous pas ajouté celle d'avoir vaincu les Thraces à qui vous avez fait
la guerre en Europe ? Oui, j'ose vous dire que vous devez rendre grâces aux
Dieux comme d’une faveur insigne, de ces prétendus malheurs que vous me
reprochez, et qui vous irritent contre moi. Telle est votre position actuelle.
Considérez la mienne, je vous en conjure par les immortels. Lorsque je levai
l'ancre pour retourner à Athènes, j'emportais les louanges dont vous me combliez
tous ; j'espérais jouir de quelque gloire chez le reste des Grecs, d'après
l'opinion que vous leur donneriez de moi ; j'avais la confiance des
Lacédémoniens, sans quoi ils ne m'auraient pas renvoyé vers vous. Je pars
maintenant calomnié par vous près de ces mêmes Lacédémoniens, parce que je vous
suis trop attaché, haï de Seuthès, de ce Seuthès à qui j'ai rendu avec vous les
plus grands services, chez qui j'espérais trouver une retraite glorieuse pour
moi et pour mes enfants si j'en avais jamais ; et comment me jugez-vous
aujourd'hui vous-mêmes qui m'avez fait tant d'ennemis cruels et plus puissants
que moi, vous, dis-je, pour la prospérité desquels je n'ai cessé jamais, et je
ne cesse pas encore de prendre des soins et de faire les derniers efforts ? Vous
me tenez en votre pouvoir ; je n'ai point cherché à m'évader, ni à vous échapper
par une honteuse fuite. Mais si vous me traitez comme vous l'annoncez, sachez
que vous mettrez à mort, un homme qui, sans calculer si c'était son devoir ou
celui d'un autre, a souvent veillé pour votre salut, a essuyé à votre tête mille
fatigues et couru encore plus de dangers ; qui, par la faveur des Dieux, a érigé
avec vous nombre de trophées des armes des barbares, et qui ne vous a résisté de
tout son pouvoir que pour vous empêcher de vous faire un ennemi d'aucun des
Grecs. Vous pouvez maintenant aller où vous voudrez par terre et par mer. Vous
ne trouverez nulle part une accusation intentée contre vous, et
lorsqu'aujourd'hui la fortune vous rit, que vous allez mettre à la voile pour
cette Asie, où vous aspirez depuis si longtemps à porter la guerre ; lorsque le
peuple le plus puissant implore votre secours, qu'on vous donne une solde, et
que les Lacédémoniens qui passent maintenant pour la première nation de la
Grèce, viennent vous chercher et se mettre à votre tête, vous croyez devoir
saisir ce moment pour vous défaire au plus vite de moi. Ô vous qui vous piquez
d'avoir tant de mémoire, ce n'était pas ainsi que vous me traitiez lorsque vous
étiez dans des circonstances critiques et malheureuses ; vous m'appeliez alors
votre père, vous me juriez de vous souvenir toujours de moi comme de votre
bienfaiteur. Que dis-je ! ces Lacédémoniens mêmes qui viennent vous proposer de
les suivre, ne sont pas si déraisonnables, et je suis convaincu qu'ils n'en
concevront pas une meilleure opinion de vous en voyant comment vous en usez avec
moi.” Xénophon cessa alors de parler.
Charmin, l'un des
Lacédémoniens, se leva, et dit aux Grecs :
“Soldats, je ne
crois pas que vous ayez un juste sujet d'être irrités contre ce général ; je
puis moi-même déposer en sa faveur ; car lorsque Polynice et moi nous avons
parlé de Xénophon à Seuthès ; et lui avons demandé quel homme c'était, il nous a
répondu qu'il n'y avait d'autre reproche à lui faire que d'aimer trop le soldat,
et qu'il en était plus mal avec lui-même Seuthès et avec les Lacédémoniens.”
Euriloque de Lusie, Arcadien, se leva ensuite, et dit
“Lacédémoniens,
vous êtes nos généraux : la première affaire dont vous devez, selon moi, vous
occuper, est de nous faire payer par Seuthès de gré ou de force la solde qui
nous est due, et de ne nous pas faire sortir auparavant de ses états.” Après lui
Polycrate Athénien se leva pour parler en faveur de Xénophon, et dit :
“Soldats,
j'aperçois ici Héraclide ; il a pris le butin qui était le prix de nos fatigues
; il l'a vendu, et n'a remis ni à Seuthès ni à nous l'argent qui en est provenu,
mais il l'a volé et l'a gardé pour lui-même. Si nous faisons bien, nous nous en
prendrons à lui, d'autant que ce n'est point un Thrace ; il est Grec comme nous,
et s'est rendu coupable envers ses compatriotes.”
Ce discours
qu'entendait Héraclide, le frappa de terreur ; il s'approcha de Seuthès :
“Si nous nous
conduisons sensément, lui dit-il, nous nous éloignerons, et ne resterons pas
plus longtemps au pouvoir des Grecs.” Ils remontèrent donc sur leurs chevaux, et
coururent à toute bride à leur camp ; de là Seuthès envoie Ebozelmius son
interprète à Xénophon, exhorte ce général à rester à son service avec 1.000
soldats Grecs, s'engage à lui donner les places maritimes et tout ce qu'il lui
avait promis, et lui communique, sous le secret, qu'il sait de Polynice que si
Xénophon tombe entre les mains des Lacédémoniens, Thimbron le fera certainement
mourir. Xénophon avait reçu le même avis de beaucoup d'autres de ses hôtes ; on
l'avait prévenu que la calomnie ne l'avait pas épargné, et qu'il ferait bien
d'être sur ses gardes. D'après ces conseils, Xénophon prit 2 victimes et les
sacrifia à Jupiter-roi, pour savoir s'il ferait mieux de rester avec Seuthès aux
conditions que lui offrait ce prince, ou de partir avec l'armée. Ce dieu lui
ordonna de la suivre.
Alors Seuthès porta son camp encore plus loin de celui des Grecs ; ceux-ci
cantonnèrent dans des villages, d'où ils devaient gagner les bords de la mer,
après s'être approvisionnés de vivres : ces villages avaient été donnés par
Seuthès à Médosade. Ce Thrace supporta avec peine de voir les Grecs consommer
tout ce qu'ils trouvaient dans sa nouvelle possession ; il prend avec lui
environ 50 chevaux, et l'homme le plus considérable parmi les Odryssiens, qui
étaient descendus de leurs montagnes et s'étaient joints à Seuthès. Il s'avance,
et appelle Xénophon hors du cantonnement des Grecs. Ce général se fait suivre
par quelques chefs de lochos et par, d'autres personnes affidées, et s'approche
de Médosade.
“Vous nous faites tort, Xénophon, dit ce Thrace, en ravageant nos villages ;
nous venons, moi de la part de Seuthès, et cet Odryssien dé la part de Médoce,
roi de la Thrace supérieure, vous annoncer que vous ayez à évacuer le pays ; si
vous vous y refusez, nous ne vous permettrons plus d'exercer une telle licence,
et nous repousserons comme ennemis des gens résolus à ravager notre contrée.”
Xénophon répliqua
ainsi à ces menaces :
“C'est avec peine
que je me vois obligé de répondre à un homme tel que vous et à de semblables
discours ; je ne m'expliquerai qu'à cause de ce jeune Odryssien ; je veux qu'il
sache qui vous êtes, et quels sont les Grecs. Avant d'être vos alliés, nous
traversions comme nous le voulions ce pays, nous y portions le ravage et la
flamme partout où il nous plaisait ; mais vous, lorsqu'on vous députa vers les
Grecs, ne vous trouvâtes-vous pas trop heureux de loger au milieu de nous, et de
n'y avoir aucun ennemi à craindre ?” Vous ne pouviez entrer dans cette province,
ou si vous y pénétriez quelquefois, vous vous y teniez au bivouac, vos chevaux
toujours bridés comme dans le pays d'un ennemi plus fort que vous. Depuis notre
alliance, nous vous avons rendus maîtres de cette contrée, et vous prétendez
maintenant nous chasser du pays même que vous n'avez conquis que par notre
secours, et dont vous savez bien que l'ennemi n’en pouvait nous repousser. Non
seulement vous ne cherchez pas à nous renvoyer en nous comblant de présents et
de bienfaits, pour reconnaître ce que vous nous devez ; mais vous prétendez nous
empêcher, autant qu'il est en vous, de cantonner pendant notre marche. Quoi !
vous osez tenir de tels propos et vous ne craignez pas les Dieux, et vous ne
rougissez pas devant ce jeune homme qui vous voit maintenant dans la prospérité,
vous qui, comme vous l'avez avoué vous-même, n'aviez avant votre alliance
d'autres ressources pour vivre que le pillage et les incursions. Mais pourquoi,
ajouta, Xénophon, est-ce à moi que vous vous adressez ? je n'ai plus ici de
commandement ; vous venez de livrer aux Lacédémoniens l'armée grecque pour la
conduire en Asie, et vous n'avez eu garde (grands politiques que vous êtes), de
m'appeler au traité, de peur que comme je m'étais rendu odieux à ce peuple
puissant, en faisant passer notre armée à votre service, je ne me réconciliasse
avec lui en la lui rendant.”
Dès que l'Odryssien
eut entendu cette réponse, il dit à Médosade :
“Je rentre en
terre, et je n'ai pu sans confusion entendre ce discours ; si j'avais été
auparavant au fait de ce qui s'est passé, je ne vous aurais jamais suivi ici, et
je m'en éloigne au plus vite ; Médoce, mon roi, ne m'approuverait pas de chasser
ainsi nos bienfaiteurs.” Ayant proféré ces mots, il remonta à cheval, s'éloigna,
et presque tout le détachement le suivit ; il ne resta que 4 ou 5 cavaliers avec
Médosade. Comme il n'était affligé que de voir ses terres ravagées, il dit à
Xénophon d'appeler les 2 Lacédémoniens. Ce général se fit accompagner de ceux
qu'il jugea à propos de choisir, et alla trouver Charmin et Polynice, il leur
dit que Médosade les envoyait chercher et leur proposerait, comme à lui, qu'on
se retirât du pays. “Je pense, ajouta Xénophon, que vous obtiendrez pour l'armée
la solde qui lui est due, si vous répondez à ce Thrace, que les Grecs vous
prient de leur faire payer de gré ou de force ce qui leur est dû par Seuthès ;
qu'il vous promettent de vous suivre avec zèle lorsqu'ils l'auront obtenu ; que
leur demande vous semble légitime, et que vous vous êtes engagés à ne faire
partir l'armée que lorsque cette justice aura été rendue au soldat.” Les
Lacédémoniens promirent de faire valoir ces raisons, et d'alléguer les plus
fortes que l'occasion leur suggérerait. Ils s'avancèrent aussitôt, suivis de
toutes les personnes que les circonstances requéraient. Quand ils furent arrivés
près du Thrace, Charmin prit ainsi la parole :
“Expliquez-vous,
Médosade, si vous avez quelque chose à nous dire, sinon, c'est nous qui avons à
vous parler.” Médosade répondit d'un ton fort soumis :
“Seuthès et moi nous vous prions de ne faire aucun tort à ce pays qui nous est
devenu cher ; c'est nous qui ressentirions tout le mal que vous lui feriez,
puisqu'il nous appartient.
- Nous nous en
éloignerons, reprirent les Lacédémoniens, aussitôt que ceux qui vous ont aidé à
faire cette conquête auront touché leur solde, autrement nous venons à leur
secours ; nous punirons quiconque a trahi ses serments, et en a mal usé envers
ses bienfaiteurs. Si telle a été votre conduite, ce sera sur vous les premiers
que tombera notre juste vengeance.”
“Voulez-vous,
Médosade, ajouta Xénophon puisque vous regardez le peuple d'ici comme vous étant
attaché, lui permettre de décider la question, et de déclarer si c'est à vous,
ou aux Grecs, à vous retirer de son pays.” Médosade n'accepta point ce compromis
; mais il proposa aux Lacédémoniens, ou d'aller trouver eux-mêmes Seuthès pour
lui demander la solde de l'armée, étant persuadé que ce prince les écouterait
favorablement, ou d'y envoyer au moins avec lui Xénophon, et il s'engagea à le
seconder de son crédit dans la négociation ; il supplia : qu'en attendant on ne
brûlât point ses villages.”
On prit le parti de
députer Xénophon, accompagné des Grecs qui parurent les plus propres à cette
mission ; quand ils fut arrivé près de roi des Thraces, il lui lit :
“Je ne viens point
ici, Seuthès pour vous rien demander ; je veux vous faire sentir, si je le puis,
que je n'ai point mérité votre haine, en réclamant pour nos soldats l’effet des
promesses que vous leur avez faites volontairement ; j'ai toujours cru qu'il
n'était pas moins de votre intérêt que du leur, qu'ils fussent payés. J'ai
considéré d'abord, qu'après les dieux, c'était nous qui vous avions fait roi
d'une vaste contrée et d'un peuple nombreux, et qui vous avions élevé à un rang
si éclatant, qu'aucune de vos actions honnêtes ou honteuses ne peut être ignorée
; il me paraît qu'il importe à un prince tel que vous de ne point passer pour
avoir renvoyé sans récompense ses bienfaiteurs, qu'il lui importe encore d'être
loué par la bouche de 6.000 hommes qui l'ont servi, et surtout de ne point
s'établir la réputation de trahir sa parole. Je vois que celle des humains qui y
ont manqué ne leur sert de rien, est sans force et sans considération,
quoiqu'ils la prodiguent partout ; mais ceux qui font profession d'être fidèles
à leurs engagements, n'ont qu'à dire un mot dès qu'ils sont dans le besoin ; ils
obtiennent autant que d'autres en employant la violence. Veulent-ils mettre
quelqu'un à la raison, leurs menaces équivalent au châtiment auquel il faudrait
recourir. Il ne leur en coûte qu'une promesse, pour transiger aussi aisément que
d'autres l'argent à la main. Rappelez-vous si vous nous aviez rien avancé
lorsque nous avons fait alliance avec vous : je puis certifier que non. Ce fut
donc par la confiance qu'on avait dans votre sincérité, que vous engageâtes une
armée nombreuse à joindre ses armes aux vôtres, et à vous soumettre un empire
qui ne vaut pas seulement 50 talents, somme à laquelle les Grecs évaluent ce qui
leur reste dû, mais des trésors bien plus considérables ; et c'est par une
avarice sordide, et pour retenir ces 50 talents, que vous prostituez votre foi
qui vous a valu votre couronne. Rappelez-vous encore quelle importance vous
mettiez à conquérir le pays qui vous est enfin soumis. Je suis sûr que vous
désiriez beaucoup plus alors de réussir glorieusement dans votre entreprise,
comme il vous est arrivé, que de posséder le centuple de l'argent que vous nous
refusez. Or, il me semble que comme il est plus fâcheux de retomber de la
richesse dans la pauvreté, qu'il ne le serait de n'être jamais sorti de
l'indigence ; que comme il est plus humiliant de redevenir particulier en
descendant du trône, qu'il ne le serait de n'y être jamais monté ; il me semble,
dis-je, que ce serait de même un plus grand malheur et une plus grande tache
dans votre vie d'être dépouillé de ce que vous possédez, que de n'en avoir joui.
Vous savez que ce n'a pas été par inclination que vos peuples se sont soumis à
votre domination, que leur impuissance seule les y a contraints ; et vous ne
doutez pas qu'ils ne fissent de nouveaux efforts pour recouvrer leur liberté, si
la terreur de vos armes ne les contenait dans le devoir ; mais cette terreur, ne
croyez-vous pas la leur inspirer plutôt, et les attacher davantage à votre
empire, en leur faisant voir nos troupes disposées à rester sous vos ordres, si
vous l'ordonnez ; à revenir promptement à votre secours, s'il en est besoin ; et
tous ceux qui nous entendront parler de vous avec éloge, prêts à se ranger sous
vos drapeaux, et à seconder vos desseins quels qu'ils soient ; qu'en faisant
présumer à vos nouveaux sujets que personne ne voudra désormais joindre ses
armes aux vôtres, parce qu'on craindra, d'après ce qui s'est passé, d'éprouver
votre ingratitude et votre infidélité, et que nous sommes déjà nous-mêmes mieux
intentionnés pour eux que pour vous ? Ce n'a pas été d'ailleurs parce que les
Thraces nous étaient inférieurs en nombre, qu'ils ont subi le joug, mais parce
qu'ils manquaient de chefs. Vous avez donc à craindre qu'ils ne s'en choisissent
aujourd'hui parmi ces Grecs qui croient avoir à se plaindre de vous, qu'ils ne
mettent à leur tête les Lacédémoniens mêmes, plus puissants que le reste de la
Grèce ; et ceux-ci qui ont besoin de notre armée se prêteront à de tels
desseins, si les soldats leur promettent de les suivre avec plus de zèle,
lorsqu'ils auront tiré de vous la somme qu'on réclame. Il est d'ailleurs évident
que les Thraces mêmes, que vous avez subjugués, prendraient les armes contre
vous plus volontiers qu'ils ne marcheraient pour vous servir ; car tant que vous
triompherez, ils resteront esclaves, et dès que vous serez vaincu ils
recouvreront leur liberté. Croyez-vous devoir déjà considérer l'avantage et les
vrais intérêts de votre nouvelle conquête ? Songez que la contrée sera plus
ménagée, si nos soldats, payés de ce qu'ils prétendent, en sortent
pacifiquement, que s'ils s'obstinent à y rester comme en pays ennemi, et s'ils
vous obligent à tâcher de lever contre eux une armée plus nombreuse, qui aura
également besoin de subsistances. Quant à l'argent, n'en dépenserez-vous pas
moins en nous payant sur-le-champ ce qui nous est dû, qu'en continuant à nous le
devoir, et soudoyant, pour nous le disputer, une plus grande quantité de troupes
? Mais Héraclide, à ce qu'il m'a déclaré, regarde la somme comme immense.
Cependant la totalité de ce que nous exigeons de vous vous enrichirait moins
aujourd'hui si vous le touchiez, et vous coûterait, moins, si vous vous
déterminiez à le payer, que n'eût fait, avant notre alliance, la dixième partie
de cette dette ; car ce n'est pas la quotité d'une somme qui la rend
considérable ou légère, ce sont les facultés de l'homme qui l'acquitte, et
celles de l'homme qui la reçoit ; or, vos revenus annuels maintenant valent plus
que le fonds de ce que vous possédiez jadis. Quant à moi Seuthès, j'ai fait sur
votre situation ces réflexions, et je vous les ai communiquées, par attachement
pour vous, afin que vous vous montriez digne des faveurs que les Dieux vous ont
accordées, et que vous ne me perdiez pas moi-même de réputation dans l'esprit du
soldat car, vu les dispositions où est actuellement l'armée, vous devez être
certain, qu'il me serait également impossible de m'en servir pour me venger de
mes ennemis, ni pour vous procurer de nouveaux secours, si je formais l'un eu
l'autre de ces projets. Je prends cependant à témoin, et les Immortels à qui
rien n'est caché, et vous-même, Seuthès, que je n'ai rien touché de vous pour
les services que vous ont rendus nos soldats, et que non seulement je ne vous ai
pas pressé de m'enrichir à leurs dépens, mais que je n'ai même pas réclamé ce
que vous m'aviez promis. Je jure de plus, que si vous m'aviez offert de remplir
envers moi vos engagements, je n'aurais rien accepté, à moins que le soldat
n'eût reçu en même temps jusqu'à la dernière obole de ce qui lui était dû.
J'aurais regardé comme une infamie de stipuler mes intérêts particuliers, et de
négliger les siens ; de transiger avantageusement sur mes prétentions
personnelles, et de laisser l'armée dans le malheur, surtout y jouissant de
quelque considération. Qu'un Héraclide pense qu'il n'est d'autre bien dans ce
monde, que d'accumuler des trésors par quelques moyens que ce soit ; quant à
moi, Seuthès, j'estime que les plus précieuses, que les plus brillantes
richesses d'un homme, et surtout d'un grand prince, sont la vertu, l'équité et
la générosité. Qui les possède est entouré d'amis et d'hommes qui aspirent à le
devenir. Prospère-t-il ? il voit tous les coeurs partager son bonheur ; lui
survient-il une infortune ? une foule de secours se présentent pour l'en tirer.
Si mes actions n'ont pu vous persuader que je suis au fond du coeur bien
intentionné pour vous ; si mes discours ne vous le font pas connaître ;
réfléchissez sur les propos du soldat. Vous étiez présent, et vous avez entendu
vous-même ce qu'ont dit ceux qui voulaient blâmer ma conduite. On m'accusait
devant les Lacédémoniens de vous être plus attaché qu'à ce peuple, et l'armée me
reprochait d'avoir à coeur votre prospérité aux dépens de ses intérêts ; on
allait jusqu'à m'imputer d'avoir reçu de vous des présents. Mais ce dernier
reproche pensez-vous que je l'eusse essuyé, si l'on m'eût soupçonné de mauvaise
volonté pour vous, et non pas de trop de zèle ? Il me semble que quiconque
accepte un don, doit concevoir aussitôt des sentiments de reconnaissance pour
son bienfaiteur ; et chercher à lui en donner des preuves. Avant que je vous
eusse rendu aucun service ; vous me receviez toujours avec plaisir ; vos
regards, vos discours, les présents de l'hospitalité étaient garants de votre
bienveillance ; vous ne vous lassiez pas de m'accabler de promesses. Depuis que
vos projets ont réussi, et que vous avez acquis la plus grande puissance que
j'ai pu voie procurer, vous osez me dédaigner parce que j'ai perdu mon crédit
sur l'armée. Je ne doute pas cependant que vous ne finissiez par la satisfaire.
Le temps dessillera vos yeux, et vous ne pourrez supporter d'entendre les
murmures de vos bienfaiteurs. Ce que je vous demande, c'est, en prenant en
parti, de songer à mon honneur et de tacher de me remettre dans l'esprit du
soldat tel que j'y étais lorsque je suis entré à votre service.”
Seuthès ayant
entendu ce discours, maudit hautement celui qui était cause de ce que la solde
des Grecs ne leur était pas payée depuis longtemps et tout le monde crut qu'il
désignait par ces mots Héraclide. “Pour moi, ajouta ce prince, je n'ai jamais
prétendu priver les Grecs de ce que je leur dois, et je m'acquitterai avec eux.
- Puisque vous vous
résolvez à les payer, reprit Xénophon, je vous conjure de leur faire tenir par
moi cet argent, et de ne pas négliger l'occasion de me rendre, dans l'armée la
considération dont je jouissais lorsque nous vous avons joint.
- Ce ne sera pas
moi qui vous la ferai perdre, répliqua- Seuthès ; et si vous vouliez rester à
mon camp avec, 1.000 fantassins seulement, je vous livrerais tous les dons et
toutes les places que je vous ai promis.
- Cet arrangement
est devenu impossible, répondit Xénophon ; renvoyez-nous au plus tôt.
- Je sais
cependant, dit Seuthès, que vous seriez plus en sûreté à ma cour qu'où vous
allez.
- Je suis reconnaissant, répliqua Xénophon, de votre prévoyance et de vos
bontés, mais je ne puis rester avec vous. Croyez que si dans aucun lieu je
recouvre quelque considération, elle y tournera à votre avantage.” Seuthès
s'expliqua alors en ces termes :
“Je n'ai point
d'argent, ou du moins j'en ai peu. Il ne me reste qu'un talent, et c'est à vous
que je le donne. Prenez de plus 600 boeufs, environ 4.000 têtes de menu bétail,
120 esclaves et les otages des Thraces qui vous ont attaqués, puis retournez
vers les Grecs.” Xénophon sourit, et lui dit :
“Si la vente de ces
effets ne suffit pas pour payer tout ce que réclame l'armée, à qui pourrai-je
dire qu'appartient le talent dont vous me gratifiez personnellement ? Puisque
vous me faites entendre que je cours des risques à rejoindre l'armée, ne faut-il
pas au moins que je me garde d'être lapidé ? Vous avez entendu vous-même qu'on
m'en a menacé.” Xénophon passa dans ce lieu le reste du jour et la nuit
suivante.
Le lendemain,
Seuthès livra aux députés ce qu'il avait promis, et l'envoya, conduit par des
Thraces, au camp des Grecs. Le bruit s'y était répandu que Xénophon n'avait été
trouver Seuthès que pour rester à sa cour et pour y recevoir les récompenses
qu'on lui avait promises. Lorsqu'on le vit revenir, ce fut une joie universelle.
On courut au-devant de lui. Dès que ce général aperçut Charmin et Polynice :
“Voilà, leur
dit-il, ce que vous avez fait recouvrer à l'armée ; je le remets entre vos mains
; vendez-le vous-mêmes et distribuez-en le prix au soldat.” Ces deux
Lacédémoniens reçurent les effets, commirent des Grecs pour les vendre, et
par-là excitèrent contre eux-mêmes beaucoup de murmures. Xénophon se tint à
l'écart : on voyait qu'il se préparait à retourner dans sa patrie, car la
sentence de bannissement n'avait point encore été portée contre lui à Athènes.
Ceux des Grecs qui étaient le plus liés avec lui vinrent le trouver pour le
conjurer de ne point abandonner encore l'armée, de la conduire en Asie et d'en
remettre lui-même le commandement à Thimbron.
On s'embarqua
ensuite et l'on passa à Lampsaque. Euclide de Phliasie, devin, et fils de
Cléagoras, qui a peint les songes dont on a décore le lycée, vint au-devant de
Xénophon. Il le félicita de ce qu'il avait échappé à tant de dangers, et lui
demanda à quoi se montaient ses richesses. Xénophon lui jura qu'il n'avait pas
de quoi s'en retourner à Athènes, à moins qu'il ne vendît son cheval et ses
équipages. Euclide ne voulait pas le croire ; mais les habitants de Lampsaque
ayant envoyé à Xénophon les présents de l'hospitalité, ce général fit un
sacrifice à Apollon, et plaça Euclide près de lui. Celui-ci ayant vu les
entrailles des victimes, dit à Xénophon : “Je suis enfin persuadé que vous ne
rapportez rien de votre entreprise. Quand vous devriez vous enrichir dans la
suite, et qu'il ne s'y trouverait point d'autre obstacle, vous vous opposez
vous-même à la bienfaisance des dieux. - C'est Jupiter Milichien, continua
Euclide, qui repousse loin de vous la fortune. Avez-vous fait à ce dieu des
sacrifices ? Lui avez-vous offert des holocaustes comme j'avais coutume de lui
eu offrir pour vous à Athènes ?” Xénophon avoua que depuis qu'il avait quitté sa
patrie il n'avait point immolé de victimes à ce Dieu. Euclide conseilla à
Xénophon de lui sacrifier, et lui annonça qu'il s'en trouverait mieux. Le
lendemain, Xénophon alla à Ophrynium, y fit un sacrifice, et brûla des porcs
entiers, suivant le rite d'Athènes. Le Dieu lui accorda des signes favorables.
Le même jour arrivèrent Biton et Euclide pour distribuer de l'argent à l'armée.
Ils se lièrent par les noeuds de l'hospitalité à Xénophon, et soupçonnant que
c'était par besoin d'argent qu’il s'était défait à Lampsaque, pour 50 dariques,
de son cheval, qu'on leur dit qu'il aimait beaucoup, ils le rachetèrent et
forcèrent ce général de le reprendre sans vouloir en recevoir le prix. On marcha
ensuite à travers la Troade ; on passa sur le mont Ida, et l'on arriva d'abord à
Antandre, puis, en suivant le rivage de la mer qui baigne les côtes de Lydie on
se porta dans la plaine de Thèbes. De là, traversant Atramytium et Certonium, on
entra près d'Atarne dans la plaine du Caïque, et l'on parvint à Pergame, ville
de Mysie. Xénophon y logea chez Hellas, femme de Gongylus Erétrien, et mère de
Gorgion et de Gongylus. Elle l'instruisit qu'Asidate, l'un des Perses les plus
distingués, était dans la plaine ; elle ajouta que si Xénophon voulait y marcher
de nuit avec 300 hommes, il le prendrait probablement avec sa femme, ses
enfants, et tous ses trésors, qui étaient considérables ; elle lui donna pour
guides son cousin, et Daphnagoras, un de ses plus intimes amis. Xénophon offrit
avec eux un sacrifice. Agasias d'Elide, devin, qui y assistait, lui dit que, les
entrailles étaient très favorables, et qu'il pouvait faire Asidate prisonnier.
Xénophon se mit donc en marche après souper. Il avait pris avec lui les chefs de
lochos qu'il aimait le plus et qui lui avaient en tout temps été le plus
attachés, pour les faire participer à sa bonne fortune. Environ 600 hommes
sortirent aussi malgré lui, et le suivirent ; mais les chefs prirent le devant,
ne voulant point avoir à partager le butin avec cette foule, tant ils croyaient
que les trésors d'Asidate n'attendaient que leurs mains. On arriva vers minuit.
On laissa volontairement échapper des environs de la tour des esclaves et
beaucoup d'autre butin qu'on négligea. On n'en voulait qu'à Asidate et à ses
biens. On attaqua en vain la tour de vive force. Ne pouvant s'en emparer ainsi
(car elle était grosse, élevée, munie de créneaux et défendue par un grand
nombre de braves gens), on tâcha de s'ouvrir une route par la fouille.
L'épaisseur du mur était de 8 briques ; il y eut cependant une ouverture
pratiquée à la pointe du jour. Aussitôt un des assiégés perça avec une grande
broche la cuisse de celui des Grecs qui se trouva le plus près, et d'ailleurs,
par une grêle de flèches, les Barbares rendaient les approches très dangereuses.
Ils jetaient de grands cris ; ils allumaient des feux pour signaux. Itabelius
marcha à leur secours avec ses forces. Les hoplites qui étaient en garnison à
Comanie, environ 80, chevaux de la cavalerie hyrcanienne à la solde du roi et
près de 800 armés à la légère s'avançaient. Il sortit aussi de la cavalerie, de
Parthénium, d'Apollonie et des lieux voisins. Il était temps de penser aux
moyens de faire la retraite ; on prit tous les boeufs, tout le menu bétail, tous
les esclaves qu'on put rassembler ; on les enferma dans une colonne à centre
vide qu'on forma. Ce n'était pas qu'on songeât encore à revenir chargés de butin
; on ne s'occupait qu'à empêcher que la retraite n'eût l'air d'une fuite, et à
ne pas enhardir l'ennemi et décourager le soldat en abandonnant ce qu'on avait
pris. On se retira donc en posture de défendre le butin. Gongylus, qui vouait le
petit nombre des Grecs et la multitude des ennemis dont ils étaient poursuivis,
sortit, malgré sa mère, avec ses forces pour prendre part à l'affaire. Proclès,
descendant de Damarate, amena aussi du secours d'Elisarne et de Teuthranie. La
troupe de Xénophon, écrasée par les flèches qu'on lui décochait et par les
pierres que lançaient les frondes, marcha faisant face de tous côtés pour
opposer ses armes aux traits de l'ennemi, et repassa à grand'peine le Caïque.
Près de la moitié des Grecs étaient blessés ; Agasias de Stymphale, chef de
lochos, le fut aussi en cet endroit, ayant toujours combattu avec le plus grand
courage. Enfin, les Grecs achevèrent leur retraite, conservant environ 200
esclaves et ce'qu'il leur fallait de menu bétail pour offrir des sacrifices aux
Dieux. Le lendemain, après avoir immolé ces victimes, Xénophon conduisit de nuit
toutes les troupes le plus loin qu'il put dans la Lydie, afin qu'Asidate ne
craignît plus son voisinage et négligeât de se garder ; mais ce Perse ayant été
instruit du sacrifice de Xénophon, et sachant que ce général avait de nouveau
consulté les Dieux, et devait marcher contre lui avec toute l'armée, alla loger
dans des villages sous Parthénium et contigus à cette ville. Il y tomba
précisément dans les troupes que conduisait Xénophon. On le prit avec sa femme
ses enfants, ses chevaux et tous ses trésors. Ainsi fut accompli ce que les
Dieux avaient annoncé lors du premier sacrifice. Les Grecs se retirèrent à
Pergame ; et Xénophon n'eut point à se plaindre de Jupiter, car les
Lacédémoniens, les chefs de lochos, les autres généraux et les soldats
convinrent de lui donner ce qu'il y avait de plus précieux dans le butin : des
chevaux, des attelages et d'autres effets. Non seulement il fut enrichi par-là,
mais il se trouva même en état d'obliger ses amis. Thimbron, qui arriva alors,
prit le commandement de l'armée, l'incorpora dans les autres troupes qu'il
amenait, et fit la guerre à Tissapherne et à Pharnabaze. Voici les noms de ceux
qui gouvernaient toutes les provinces soumises au grand roi, que nous
traversâmes. Artimas était commandant de Lydie, Artacamas de Phrygie, Mithridate
de Lycaonie et de Cappadoce, Syennesis de Cilicie, Dernès de Phénicie et
d'Arabie, Bélésis de Syrie et d'Assyrie, Roparas de Babylone; Arbacas de Médie,
Teribaze du pays du Phase et des Hespérites. Les Carduques, les Chalybes, les
Chaldéens, les Nacrons, les Colques, les Mosynoeciens, les Coètes et les
Tibaréniens étaient des peuples autonomes. Corylas gouvernait la Paphlagonie ;
Pharnabaze, la Bithynie ; et les Thraces d'Europe obéissaient à Seuthès. J'y
joins le calcul du chemin que nous fîmes soit en pénétrant dans l'Asie
supérieure, soit dans notre retraite. En 215 marches, nous parcourûmes 1.150
parasanges, ou 34.250 stades pendant l'espace de 15 mois.
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