Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Catilinaires

Deuxième Catilinaire

 

[II,1] Enfin, Romains, cet audacieux, dont la fureur sacrilège méditait la ruine de la république, ce monstre dévoré de la soif du crime, qui menaçait vos coeurs du poignard et vos maisons de l'incendie, Catilina est sorti de ces murs. Nous l'en avons chassé, ou si l'on veut, nous lui avons ouvert les portes, nous avons accompagné de nos adieux son départ volontaire. Oui, Romains, il est parti, il a pris la fuite ; sa frayeur ou sa rage l'a emporté loin de nous. On ne verra plus ce forcené travailler dans Rome même à la destruction de Rome. Nous sommes sûrs au moins de ce premier triomphe sur le chef de la rébellion. Le poignard de cet assassin ne cherchera plus sans cesse le chemin de nos coeurs ; il ne nous poursuivra plus dans le Champ de Mars, dans le forum, an sénat, et jusque dans nos maisons. Catilina, chassé de Rome, a perdu sa position. C'est maintenant un ennemi déclaré, auquel nous ferons, sans que personne s'y oppose, une guerre légitime. Certes, nous avons remporté sur lui une éclatante victoire, en le forçant de jeter le masque et d'arborer publiquement l'étendard de la révolte. Mais ce glaive qu'il n'a pu, au gré de ses désirs, emporter tout sanglant, cette vie qu'il n'a pu me ravir, ce fer que je lui ai arraché des mains, ces citoyens qu'il a laissés vivants, ces murailles qui sont encore debout, quels sujets pour lui d'une douleur profonde et d'un affreux désespoir ! Il sent maintenant le coup qui l'a frappé. Confondu, terrassé, anéanti, il fuit, et ses regards impuissants se retournent sans cesse vers cette Rome que les destins ont sauvée de sa rage, cette Rome qui se réjouit quand il pleure, et qui s'applaudit d'avoir vomi de son sein et rejeté loin d'elle un monstre si fatal.

[II,2] Cependant, si quelqu'un d'entre vous, aussi zélé pour la patrie que tous le devraient être, me faisait un crime de ce que je proclame comme un triomphe, et m'accusait d'avoir laissé partir un ennemi si redoutable, quand il aurait fallu le jeter dans les fers ; la faute n'en est pas à moi, citoyens, elle est aux circonstances. Oui, Catilina aurait dû, il y a longtemps, payer ses forfaits de sa tête. Les coutumes de nos ancêtres, la sévère autorité qui m'est confiée, l'intérêt de l'État, demandaient son supplice. Mais combien refusaient de croire les crimes que je dénonçais ! combien d'insensés les traitaient de chimère ! combien cherchaient à les excuser ! combien même étaient assez pervers pour en désirer le succès ! Si pourtant j'avais pensé que la mort de Catilina suffît à votre sûreté, certes je vous aurais délivrés de ce traître, au prix de ma tranquillité, au péril de ma vie même. Mais il en était jusque parmi vous qui pouvaient encore douter de la conjuration ; et si je l'avais livré au supplice qu'il méritait, la haine soulevée contre moi m'eût empêché de poursuivre ses complices. J'ai donc amené les choses au point que vous pussiez le combattre à face découverte, quand il se serait publiquement déclaré votre ennemi. Et cet ennemi, citoyens, vous pouvez juger si je le redoute, à présent qu'il est hors des murs : mon seul regret est qu'il n'en soit pas sorti avec de plus nombreux satellites. Que n'a-t-il emmené avec lui toutes ses forces ! Il emmène un Tongilius, le compagnon de ses premières débauches ; un Publicius, un Munatius, dont les dettes, contractées à la taverne, n'auraient jamais troublé l'État. Mais quels hommes il laisse après lui ! combien ils sont dangereux par leur nom, leur puissance, le délabrement de leur fortune !

[II,3] Pour moi, avec nos vieilles légions gauloises, avec celles que Métellus vient encore de lever dans la Gaule et dans le Picénum, avec les forces que je rassemble moi-même chaque jour, j'ai le plus profond mépris pour une armée composée de vieillards sans ressource, de paysans ruinés par le luxe, de dissipateurs villageois, de débiteurs qui fuient la justice, et courent sous les drapeaux d'un rebelle ; de gens enfin que je pourrais foudroyer en leur montrant, je ne dis pas la pointe de nos épées, mais une simple ordonnance du préteur. Il en est d'autres que je vois parfumés d'essences précieuses, éclatants de pourpre, voltiger dans le forum, assiéger les portes du sénat, entrer même dans cette assemblée. Voilà, de tous les soldats de Catilina, ceux que je voudrais le plus voir partis avec lui. Puissent ces déserteurs de son armée ne pas rester au milieu de nous ! L'armée elle-même, je vous le prédis, Romains, est cent fois moins redoutable. Nous devons d'autant plus les craindre, qu'ils me savent instruit de tous leurs desseins, et ne s'en effrayent pas. Je vois à qui l'Apulie est échue en partage, à qui on a confié l'Étrurie, qui est chargé de la Gaule et du Picénum, qui a sollicité l'affreuse commission de porter dans Rome le carnage et l'incendie. Toutes leurs résolutions de la nuit d'avant-hier m'ont été révélées. Ils le savent, j'en ai fait hier le détail dans le sénat. Catilina lui-même a tremblé. Il a pris la fuite. Qu'attendent ses complices ? Ils sont dans une étrange erreur, s'ils croient que ma longue indulgence ne se lassera jamais.

[II,4] Le but que je me proposais, je l'ai atteint : il n'est pas un de vous qui ne voie clairement qu'une conjuration a été formée contre la république ; car on ne pensera pas, sans doute, que les pareils de Catilina ne partagent point ses projets. Le temps de la clémence est passé. Tout nous fait une loi d'être sévères. Je leur accorderai pourtant encore une grâce : qu'ils sortent de ces murs ; qu'ils partent ; Catilina brûle de les revoir ; le laisseront-ils plus longtemps se consumer d'inutiles désirs ? Je leur indiquerai le chemin : il est parti par la voie Aurélia ; s'ils veulent se hâter, ils l'atteindront avant la nuit. Heureuse la république, si Rome était enfin purgée de ce vil amas de fange et de corruption ! Elle n'est encore délivrée que du seul Catilina, et déjà l'air y paraît plus pur ; on y respire plus librement. Peut-on se figurer une noirceur, imaginer un crime, dont il n'ait conçu l'affreuse pensée ? Est-il dans toute l'Italie empoisonneur, brigand, gladiateur, assassin, parricide, fabricateur de faux testaments, fourbe, débauché, dissipateur, adultère, femme décriée, corrupteur de la jeunesse, homme sans mœurs et sans honneur, qui ne confesse avoir vécu avec Catilina dans la familiarité la plus intime ? Quel meurtre s'est commis depuis quelques années dont il n'ait été le complice ? quelle infâme prostitution dont il n'ait été le ministre ? Quel suborneur posséda jamais à un si haut degré l'art de séduire la jeunesse ? Brûlant pour les uns de la plus criminelle passion, il se prêtait lui-même aux désirs impudiques des autres. Il promettait à ceux-ci la possession de ce qu'ils convoitaient ; à ceux-là, la mort de leurs parents, les excitant, les aidant même à devenir parricides. Avec quelle rapidité l'avons-nous vu naguère rassembler autour de lui, de la ville et de la campagne, une foule immense de scélérats ? Il n'existe pas dans Rome, il n'existe pas dans un seul coin de l'Italie un homme noyé de dettes, qu'il n'ait fait entrer dans cette détestable société de crimes et de forfaits.

[II,5] Mais admirez en lui ce bizarre assemblage des goûts les plus divers. Vous ne trouverez pas dans une école de gladiateurs un audacieux, capable des coups les plus hardis, qui ne se dise l'intime ami de Catilina ; ni sur le théâtre un bouffon énervé et sans âme, qui ne se glorifie d'avoir été le compagnon de ses plaisirs. Et ce même homme toutefois, formé à l'école de l'adultère et du crime, à supporter le froid, la faim, la soif et les veilles, était vanté par les siens comme un prodige de courage ; ingrat qui, doué par la nature d'une âme forte et de qualités brillantes, en abusait au profit de la débauche et de la scélératesse. Si ses compagnons pouvaient te suivre, si ce vil troupeau de gens perdus de bien et d'honneur sortait de Rome, quel triomphe pour nous ? quel bonheur pour la république ! quelle gloire pour mon consulat ! Ce n'est plus le temps en effet où leurs horribles désirs connaissaient quelques bornes. Leur audace, désormais intolérable, a passé toute mesure. Ils ne rêvent plus que massacres, incendie, pillage. Ils ont dissipé leur patrimoine, dévoré leur fortune ; leur détresse vient encore de s'aggraver par la perte de tout crédit, et pauvres, ils n'en conservent pas moins les goûts dispendieux de l'opulence. Si, dans leurs honteuses orgies, le vin, le jeu et les infâmes plaisirs occupaient seuls leurs pensées, il faudrait les plaindre sans doute ; cependant on pourrait les supporter. Mais comment supporter la guerre que la lâcheté déclare au courage, la folie à la sagesse, l'intempérance à la sobriété, le sommeil à la vigilance ? Il me semble les voir, dans leurs festins, couchés mollement sur des lits somptueux, tenant dans leurs bras des femmes impudiques, affaissés par l'ivresse, gorgés de nourriture, couronnés de guirlandes, inondés de parfums, énervés de débauches, vomir dans leurs obscènes entretiens les mots affreux de carnage et d'incendie. Ils sont, je n'en doute pas, entraînés par une fatalité ennemie ; et si le châtiment dû à leur perversité, à leurs dissolutions, à leurs crimes, ne les frappe pas à l'instant, du moins le temps de la justice n'est pas éloigné. Puisse mon consulat retrancher de la république ces membres gangrenés qu'il ne saurait guérir ; et cette heureuse époque assure à notre empire des siècles de durée. Il n'est au monde aucune nation qui nous soit redoutable, aucun roi qui puisse faire la guerre au peuple romain ; tout au dehors est pacifié sur terre et sur mer par la valeur d'un héros. Une guerre domestique nous reste : c'est au dedans que sont les embûches ; c'est au dedans qu'est renfermé le péril ; c'est au dedans que l'ennemi nous attaque. C'est avec le luxe, avec la démence, avec le crime qu'il nous faut combattre : nouveau genre de guerre dans lequel je me déclare votre chef. Oui, Romains, je prends sur moi la haine des pervers. Toutes les plaies qui pourront être guéries, je veux à tout prix les guérir ; mais je saurai aussi retrancher par le fer ce qui causerait trop sûrement la ruine de l'État. Qu'ils sortent donc, ou qu'ils restent tranquilles ; ou s'ils ne veulent ni sortir de Rome, ni renoncer à leurs complots, qu'ils tremblent ! ils subiront la peine qu'ils méritent.

[II,6] Mais il en est, citoyens, qui prétendent que j'ai, par un ordre tyrannique, exilé Catilina. Ah ! s'il ne fallait qu'un ordre de ma bouche, j'exilerais aussi ceux qui tiennent ce langage. Catilina, je le crois, homme timide et modeste à l'excès, n'a pu soutenir la voix du consul. Au premier mot d'exil, il s'est soumis, il est parti. Hier, citoyens, après avoir failli d'être assassiné dans ma maison, je convoquai le sénat dans le temple de Jupiter Stator : j'y révélai toute la conjuration. Lorsque Catilina vint à paraître, y eut-il un sénateur qui lui adressât la parole, qui le saluât, qui ne le regardât de l'oeil dont on regarde, je ne dis pas un mauvais citoyen, mais un mortel ennemi ? Que dis-je ? les sénateurs les plus distingués, fuyant son approche, laissèrent vide tout le côté des sièges où il alla se placer. C'est alors qu'avec cette voix menaçante qui d'un mot chasse les citoyens en exil, je demandai à Catilina s'il était vrai on non qu'il eût tenu chez Léca une assemblée nocturne. Convaincu par sa conscience, il se tut malgré son audace. Alors je découvris tout ; je dis ce qu'il avait fait la nuit de cette assemblée ; ce qu'il avait résolu pour la suivante ; quel plan de guerre il avait adopté. Le voyant interdit, confondu, je lui demandai pourquoi il balançait à partir pour le lieu où il devait se rendre depuis si longtemps, puisqu'il avait envoyé devant lui des armes, des haches, des faisceaux, des trompettes, des étendards, et même cette aigle d'argent, à laquelle il offrait, dans un sanctuaire impie, le crime pour encens. Ainsi je l'envoyais en exil, celui qui avait déjà commencé la guerre ! En effet, je le crois, c'est en son propre nom qu'un Mallius, un simple centurion, campé près de Fésules, a déclaré la guerre au peuple romain ! ce n'est pas Catilina que cette armée attend pour général ! ce n'est pas dans ce camp, c'est à Marseille que cet infortuné va porter son exil !

[II,7] Oh ! qu'il en coûte, je ne dis pas seulement pour gouverner l'État, mais pour le sauver ! Je suppose qu'aujourd'hui Catilina, surpris par ma vigilance, déconcerté par mes efforts et mon dévouement, s'effrayât tout à coup, changeât de résolution, abandonnât ses complices, renonçât à ses projets de guerre, quittât le chemin du crime et de la rébellion, pour prendre celui de la fuite et de l'exil, ce ne serait plus un scélérat dont j'aurais désarmé l'audace, un rebelle que ma fermeté aurait confondit, glacé d'effroi, frustré de ses coupables espérances ; ce serait un innocent, exilé sans procès, chassé par la violence et les menaces du consul. Que de gens alors, au lieu de détester ses crimes, déploreraient son malheur ; au lieu de louer mon zèle, me peindraient comme le plus cruel des tyrans ! Eh bien, Romains, dussent gronder sur ma tête tous les orages de la haine et d'une injuste prévention, je saurai les braver, pourvu que j'éloigne de vous l'orage bien plus terrible de cette guerre sacrilège. Qu'on dise que je l'ai chassé, pourvu qu'il aille en exil. Mais il n'ira pas, vous pouvez m'en croire. Me préserve le ciel de jamais appeler de mes vieux, pour fermer la bouche à la calomnie, la funeste nouvelle que L. Catilina s'avance à la tête d'une armée de rebelles ! Cette nouvelle pourtant, vous l'apprendrez avant trois jours ; et si je crains qu'il ne s'élève dans la suite des clameurs contre moi, c'est moins pour l'avoir chassé que pour l'avoir laissé partir. Mais quand certains hommes donnent à son départ le nom de bannissement, que diraient-ils donc, s'ils avaient vu tomber sa tête ? Catilina, disent-ils, se rend à Marseille. Plainte hypocrite, qui déguise mal la crainte qu'ils en ont ! De tous ceux qui déplorent son exil, il n'en est pas un qui n'aime mieux le voir dans le camp de Mallius que dans la ville des Marseillais. Et lui-même, n'est-il jamais pensé au parti qu'il vient de prendre, il aimerait encore mieux périr en brigand que de vivre exilé. Mais comme jusqu'ici rien ne lui est arrivé de contraire à ses vieux, si ce n'est de m'avoir, en partant, laissé la vie, ne le plaignons pas d'un exil supposé, désirons plutôt que cet exil soit véritable.

[II,8] Mais pourquoi vous parler si longtemps d'un seul ennemi, et d'un ennemi qui du moins se montre tel qu'il est, d'un ennemi que je cesse de craindre, depuis qu'un mur, ainsi que je l'ai toujours voulu, nous sépare de lui ? Ai-je donc oublié ceux qui se couvrent d'un masque, qui restent dans Rome, qui sont au milieu de nous ? Non, Romains ; mais je l'avoue, mon désir est moins d'en faire justice, que de les ramener par la douceur, et de les réconcilier à la patrie, s'il est quelque moyen d'y parvenir ; et je ne vois pas pourquoi il n'en serait point, s'ils veulent écouter ma voix. Je vais, citoyens, vous montrer de quelles classes d'hommes est composé ce parti. Ensuite j'essayerai de combattre, avec les armes de la parole et de la persuasion, le mal qui les travaille. La première classe est composée de débiteurs qui possèdent encore plus qu'ils ne doivent, mais qui, ne pouvant se détacher de leurs biens, n'ont aucun moyen d'acquitter leurs dettes. C'est de tout le parti ceux qui se présentent sous les plus beaux dehors, car ils sont riches ; mais, au fond, rien de plus révoltant que ce qu'ils prétendent. Eh quoi ! vous aurez des domaines, des palais, de l'argenterie, de nombreux esclaves, des richesses de toute espèce, et vous craindrez d'ôter quelque chose à vos possessions, pour l'ajouter à votre crédit ! Sur quoi donc comptez-vous ? Sur la guerre ? pouvez-vous croire que dans la dévastation générale, vos propriétés seront inviolables ? Sur l'abolition des dettes ? c'est se tromper que de l'attendre de Catilina. C'est moi qui libérerai les débiteurs, mais en les forçant de vendre une partie de leurs biens. Il n'est que ce moyen de sauver ces propriétaires obérés. S'ils avaient voulu s'y décider plus tôt, au lieu d'employer les revenus de leurs domaines à lutter follement contre l'usure, ils seraient aujourd'hui plus riches et meilleurs citoyens. Mais, du reste, ils me semblent assez peu redoutables ; car ils peuvent enfin revenir de leur égarement, ou, s'ils y persistent, ils formeront peut-être des voeux impies, mais je les crois peu capables de s'armer pour leur succès.

[II,9] La seconde classe se compose d'hommes abîmés de dettes, mais ambitieux de pouvoir. Ils veulent dominer à tout prix. Sans espoir d'obtenir les honneurs, tant que la république sera tranquille, ils comptent s'y élever à la faveur des troubles. Je leur donnerai un seul conseil, et c'est le même que je donne à tous les autres. Qu'ils renoncent à l'espérance de voir leurs projets s'accomplir. Le premier obstacle, c'est moi, qu'ils trouveront partout pour sauver l'État et réprimer leurs complots ; ensuite, le courage des gens de bien, leur union, leur nombre immense, et de grandes forces militaires ; enfin, les dieux en qui ce peuple invincible, ce glorieux empire et cette reine des cités, ont, contre les attentats du crime, d'immortels protecteurs. Et quand ils obtiendraient ce qu'ils convoitent avec tant de fureur, quand la vue de Rome en cendres, inondée du sang des citoyens, assouvirait leurs exécrables désirs, est-ce donc au milieu de ces débris qu'ils espèrent être consuls, dictateurs, ou même rois ? Ils ne voient pas qu'ils désirent un pouvoir qu'il leur faudrait céder, s'ils l'obtenaient, à quelque esclave échappé des fers, ou à quelque gladiateur. Vient ensuite une troisième classe d'hommes qui, dans un âge voisin de la vieillesse, ont conservé les forces que leur donna l'exercice. De ce nombre est Mallius, dont Catilina est allé prendre la place. Ils font partie de ces colonies que Sylla établit jadis à Fésules. Ces colonies, je le sais, sont en général composées de citoyens d'une probité reconnue, d'un courage éprouvé. Il en est toutefois parmi eux qui, enivrés de leur soudaine prospérité, ont consumé en de folles dépenses les dons de la fortune. Ils ont voulu bâtir comme les grands, avoir des domaines, des équipages, des légions d'esclaves, une table somptueuse ; et ce luxe a creusé sous leurs pas un abîme si profond, que, pour en sortir, il leur faudrait évoquer Sylla du séjour des morts. Ils ont associé à leurs criminelles espérances quelques habitants de la campagne, qui croient voir dans le retour des anciennes déprédations un remède à leur indigence. Également avides de rapines et de pillages, je les range les uns et les autres dans une seule et même classe. Mais je leur donne un conseil : qu'ils cessent de rêver dans leur délire les proscriptions et les dictatures. Ces temps affreux ont laissé au fond des âmes de si horribles souvenirs, qu'à peine faut-il être homme pour jurer qu'ils ne reviendront jamais.

[II,10] La quatrième classe est un mélange confus et turbulent de malheureux, sur qui pèsent des dettes accumulées dès longtemps par la paresse, la dépense, le défaut de conduite, et que chaque jour enfonce plus avant dans un gouffre d'où ils ne sortiront pas. Fatigués d'assignations, de sentences, de saisies, ils désertent les villes et les campagnes pour courir en foule sous les drapeaux de la révolte : soldats sans courage, débiteurs sans bonne foi, qui savent mieux faire défaut à la justice qu'ils ne sauront faire face à l'ennemi. S'ils ne peuvent se soutenir, qu'ils tombent ; mais qu'ils tombent sans que la république, ni même leurs plus proches voisins s'aperçoivent de leur chute : car je ne conçois pas pourquoi, ne pouvant vivre avec honneur, ils veulent périr avec honte, ni comment il leur semble moins affreux de finir leurs destins avec beaucoup d'autres, que de les finir seuls. La cinquième classe renferme les parricides, les assassins, les scélérats de toute espèce. Je ne cherche point à les détacher de Catilina : ils ne pourraient jamais s'arracher d'auprès de lui. Qu'ils périssent d'ailleurs au sein du brigandage, puisque aucune prison n'est assez vaste pour les contenir tous. Vient enfin une dernière classe, et c'est en effet la dernière par l'avilissement de ceux qui la composent. Ce sont les hommes de Catilina, c'est son élite, on plutôt ce sont ses amours et ses délices. Vous les reconnaissez aux parfums de leur chevelure élégamment peignée, à leur visage sans barbe, ou à leur barbe arrangée avec art, à la longueur de leurs tuniques, et aux manches qui couvrent leurs bras efféminés ; enfin, à la finesse des tissus qui leur servent de toges ; hommes infatigables qui signalent, dans des festins prolongés jusqu'à l'aurore, leur patience à supporter les veilles. Ce vil troupeau renferme tous les joueurs, tous les adultères, tout ce qu'il y a de débauchés, sans moeurs et sans pudeur. Ces jeunes gens, si délicats et si jolis, savent bien autre chose que chanter et danser, qu'aimer et être aimés ; ils savent darder un poignard et verser du poison. S'ils ne sortent, s'ils ne périssent, quand même Catilina ne serait plus, sachez que nous aurons dans la république une pépinière de Catilinas. Cependant à quoi pensent ces malheureux ? Emmèneront-ils dans le camp les compagnes de leurs débauches ? D'un autre côté, comment pourront-ils s'en passer dans ces longues nuits d'hiver ? Et eux-mêmes, comment supporteront-ils les neiges et les frimas de l'Apennin ? ils se croient peut-être en état de braver les rigueurs de la saison, parce qu'ils ont appris à danser nus dans les festins ? Guerre vraiment formidable, où le général aura pour garde prétorienne cette cohorte impudique !

[II,11] Déployez maintenant, Romains, contre cette brillante milice de Catilina, les forces de votre empire ; et d'abord, opposez à ce gladiateur, déjà frappé à mort, vos consuls et vos généraux. Ensuite, faites marcher contre ces bandes méprisables, vil rebut de la fortune et de la société, l'élite et la fleur des guerriers d'Italie. Nos colonies et nos villes municipales valent bien sans doute les hauteurs et les bois qui lui serviront de forteresses. L'empire a mille autres sources de force et de grandeur, que je ne dois pas comparer avec la détresse et le dénuement de ce brigand. Laissons donc à part tout ce qui est pour nous et contre lui, le sénat, les chevaliers romains, le peuple, la ville, le trésor public, les revenus de l'Etat, l'Italie entière, toutes les provinces, les nations étrangères ; et bornons-nous à comparer entre elles les deux causes rivales : ce parallèle nous fera voir quel mépris nous devons à de si faibles ennemis. La guerre est déclarée entre la pudeur et l'impudence, les bonnes moeurs et les mauvaises, la probité et la fraude, la piété et le crime, le calme et la fureur, l'honneur et l'opprobre, la continence et les plus viles passions. L'équité, la tempérance, le courage, la prudence, et toutes les vertus sont aux prises avec l'injustice, la débauche, la lâcheté, la témérité, et tous les vices. Enfin, c'est la lutte de l'opulence avec la misère, de la raison avec le délire, de la sagesse avec la folie, de l'espérance avec le désespoir. Dans cette guerre étrange et ce combat inégal, dussent les hommes faillir à la bonne cause, les dieux eux-mêmes ne sont-ils pas intéressés à voir les vices abattus et les vertus triomphantes ?

[II,12] Continuez donc, citoyens, de veiller à la garde de vos maisons : c'est moi qui veille à celle de la ville, et je vous promets d'en assurer la défense, sans troubler un instant votre repos. Toutes vos colonies, toutes les villes municipales, instruites par mes soins de la sortie nocturne de ce brigand, défendront aisément leurs murs et leur territoire. Les gladiateurs, parmi lesquels il comptait trouver ses bandes les plus sûres et les plus nombreuses, les gladiateurs, quoique mieux intentionnés que bien des patriciens, seront pourtant contenus par la force. Q. Métellus, que j'ai, par une prévoyance que l'événement justifie, envoyé dans le Picénum et la Gaule cisalpine, écrasera l'ennemi, ou le serrera de si près, qu'il ne pourra faire un mouvement. Quant aux autres mesures qu'il faut ou ordonner, ou hâter, on prévoir, je vais prendre l'avis du sénat, que vous voyez prêt à s'assembler. Je reviens maintenant à ceux qui sont restés dans Rome ; disons mieux, à ceux qu'y a laissés Catilina pour la perte commune et de Rome et de vous tous qui l'habitez. Ce sont des ennemis sans doute, mais ils sont nés citoyens, et à ce titre je veux encore leur prodiguer mes conseils. Ma clémence a pu jusqu'ici passer pour faiblesse : elle attendait que le voile fût enfin déchiré. Mais je ne peux oublier plus longtemps que c'est ici ma patrie, que je suis le consul de ceux qui m'entendent ; que je dois vivre avec eux, ou mourir pour eux. Les portes ne sont point gardées, les chemins sont libres ; si quelqu'un veut sortir, il peut prendre son parti. Mais quiconque osera remuer dans la ville, quiconque fera, je ne dis pas une action, mais un simple projet, mais la moindre tentative contre la patrie, sentira que Rome a des consuls vigilants, des magistrats dévoués, un sénat ferme et courageux ; qu'elle a des armes ; qu'elle a une prison, lieu de supplice destiné par la justice de nos ancêtres à la punition des grands crimes.

[II,13] Et vous verrez, citoyens, s'accomplir toutes ces choses, sans que rien altère le calme dont vous jouissez. Les plus grands périls seront écartés sans tumulte ; la guerre intestine et domestique, la plus cruelle, la plus dangereuse dont les hommes aient gardé le souvenir, sera terminée par moi seul ; et votre général ne quittera pas cette toge, symbole de la paix. Je dis plus, Romains, si le succès peut couronner les plans que je médite, il n'y aura pas même un seul coupable qui subisse dans Rome le châtiment de son crime. Mais si les attentats trop manifestes de l'audace, si les dangers pressants de la patrie, me forcent de renoncer à ma douceur naturelle, je ferai du moins ce qu'on oserait à peine souhaiter dans une guerre où l'on marche entouré de périls et d'embûches : aucun homme de bien ne périra et le supplice de quelques coupables suffira pour sauver tous les bons citoyens. Ce n'est point sur ma prudence particulière, ni sur les conseils de l'humaine sagesse, que sont fondées les promesses que je vous fais, citoyens. J'en ai des garants plus certains : ce sont les dieux qui, par des signes non équivoques et mille fois répétés de leur immortelle protection, m'ont inspiré cette confiance. Longtemps ils nous ont défendus dans des guerres lointaines contre les ennemis du dehors. Le lieu du péril est changé : c'est en protégeant leurs temples et les toits qui vous couvrent, qu'ils vont aujourd'hui faire éclater leur puissance. Vous, Romains, adressez-leur vos voeux et vos hommages ; implorez-les pour cette ville dont ils ont fait la plus belle, la plus riche et la plus puissante des cités, afin qu'après l'avoir rendue triomphante de tous ses ennemis, et sur terre et sur mer, ils la sauvent des fureurs parricides de ses propres citoyens.


 

 
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