La reine Clotilde, pleine de jours et riche en bonnes oeuvres,
mourut à Tours, du temps de l’évêque Injuriosus [vers 545] ;
elle fût transportée à Paris, suivie d’un chœur nombreux qui chantait des
cantiques sacrés, et ensevelie par ses fils, les rois Childebert et Clotaire,
dans le sanctuaire de la basilique de saint Pierre, à côté du roi Clovis. Elle
avait construit cette basilique [Saint-Pierre] où est
ensevelie aussi la bienheureuse Geneviève.
Le roi Clotaire avait ordonné tout récemment que toutes les
églises de son royaume paieraient au fisc le tiers de leurs revenus. Tous les
évêques ayant bien contre leur gré, consenti et souscrit ce décret, le
bienheureux Injuriosus, s’en indignant, refusa courageusement de le souscrire,
et il disait : Si tu veux ravir les biens de Dieu, le Seigneur te ravira
promptement ton royaume ; car il est injuste que tu remplisses tes greniers de
la récolte des pauvres que tu devrais nourrir de tes propres greniers ; et
irrité contre le roi, il se retira sans même lui dire adieu. Alors le roi,
troublé et craignant la puissance de saint Martin, fit courir après lui avec des
présents, lui demandant pardon, condamnant ce qu’il avait fait, et le suppliant
d’invoquer en sa faveur la puissance du saint évêque Martin.
Le roi Clotaire eut sept fils de ses diverses femmes, savoir : d’Ingunde
il eut Gonthaire, Childéric, Charibert, Gontran, Sigebert, et une fille, nommé
Clotsinde ; d’Aregunde, sœur d’Ingunde, il eut Chilpéric ; et de Chunsène, il
eut Chramne. Je dirai pourquoi il avait pris la soeur de sa femme. Comme il
était déjà marié à Ingunde, et l’aimait d’unique amour, il reçut d’elle une
prière, en ces termes : Mon Seigneur a fait de sa servante ce qui lui a plu, et
il m’a appelée à son lit : maintenant, pour compléter le bienfait, que mon
seigneur roi écoute ce que lui demande sa servante. Je vous prie de daigner
procurer un mari puissant et riche à ma sœur, votre servante ; de telle sorte
que rien ne m’humilie, et qu’au contraire, élevée par une nouvelle faveur, je
puisse vous servir encore plus fidèlement. A ces paroles, le roi, qui était trop
adonné à la luxure, s’enflamma d’amour pour Aregunde, alla à la maison de
campagne où elle habitait, et se l’unit en mariage. L’ayant ainsi prise, il
retourna vers Ingunde, et lui dit : J’ai songé à t’accorder la grâce que ta
douceur m’a demandée, et cherchant un homme riche et sage que je pusse unir à ta
sœur, je n’ai rien trouvé de mieux que moi-même. Ainsi sache que je l’ai prise
pour femme, ce qui, j’espère, ne te déplaira pas. Alors elle lui dit : Que ce
qui paraît bon à mon seigneur soit ainsi fait ; seulement que ta servante vive
toujours avec la faveur du Roi. Gonthaire, Chramne et Childéric moururent du
vivant de leur père. Nous raconterons dans la suite la mort de Chramne. Alboin,
roi des Lombards, reçut pour femme Clotsinde, fille du roi Clotaire.
L’évêque Injuriosus mourut dans la dix-septième année de son
épiscopat. Il eut pour successeur Baudin [en 546], qui
avait été domestique du roi Clotaire. Ce fut le seizième évêque depuis la mort
de saint Martin.
Conan, comte des Bretons, tua ses trois frères. Voulant aussi
tuer Mâlo [Macliau], il le fit prendre et charger de
chaînes, et le retenait dans une prison. Mais celui-ci fut arraché à la mort par
Félix, évêque de Nantes. Il jura à son frère qu’il lui serait fidèle ; mais je
ne sais à quelle occasion il voulut rompre son serment, et Conan, en étant
informé, recommença à le poursuivre. Mâlo, voyant qu’il ne pouvait échapper,
s’enfuit chez un autre comte de ce pays, nommé Chonomor. Celui-ci apprenant que
les gens qui le poursuivaient s’approchaient, le fit cacher sous terre dans un
petit réduit, et il fit construire au-dessus un tombeau selon l’usage, lui
réservant une ouverture, afin qu’il pût respirer. Il dit ensuite aux hommes,
lorsqu’ils furent arrivés : Voici, Mâlo est mort et enseveli. Sur ce les hommes,
se réjouissant, se mirent à boire sur le tombeau, et allèrent annoncer à Conan
que son frère était mort ; à cette nouvelle, Conan s’empara de tout le royaume.
Les Bretons, depuis la mort du roi Clovis, ont toujours été sous la puissance
des rois des Francs, et ils avaient des comtes, non des rois. Mais Mâlo, sortant
de dessous terre, se rendit dans la cité de Vannes, où il fut tonsuré et ordonné
évêque, Conan étant mort, il apostasia, et ayant laissé croître ses cheveux, il
prit, avec le royaume de son frère, la femme qu’il avait abandonnée en se
faisant clerc. Il fut excommunié par les évêques, et nous dirons plus tard
quelle fut sa mort [livre V]. L’évêque Baudin mourut
dans la seizième année de son épiscopat [en 552].
L’abbé Gonthaire fut mis à sa place ; ce fut le dix-septième depuis saint
Martin.
Lorsque le bienheureux Quintien [Quintianus]
fut sorti de ce monde, ainsi que nous l’avons dit [livre III],
saint Gal, avec l’appui du roi, lui succéda dans son siège. A cette époque, la
peste ravageait diverses contrées, surtout la province d’Arles, et saint Gal
tremblait bien moins pour lui que pour son peuple. Comme nuit et jour il
suppliait le Seigneur de lui épargner, durant sa vie, la vue d’une telle misère
de son troupeau, un ange du Seigneur, dont la chevelure, ainsi que le vêtement,
était blanche comme la neige, lui apparut en songe et lui dit : Évêque, tu fais
bien de prier ainsi le Seigneur pour ton peuple ; ta prière a été entendue, et
voici : tu seras, ainsi que ton peuple, à l’abri de ce fléau, et personne dans
cette contrée n’en mourra de ton vivant ; mais, après huit ans, tremble. Il
était clair par-là qu’au bout de ce terme l’évêque sortirait de ce monde.
S’étant éveillé, il rendit grâces à Dieu de ce qu’il avait daigné le rassurer
par ce messager céleste, et institua les actions de grâces qu’à la mi-carême les
fidèles vont rendre à pied et en psalmodiant à la basilique de saint Julien
martyr, voyage d’environ trois cent soixante stades. On vit à la même époque les
murs des maisons et des églises de son diocèse, soudainement marqués d’un signe
auquel les paysans donnèrent le nom de Thau. Et en effet, tandis
que ce fléau dévastait d’autres pays, par l’intercession des prières de saint
Gal, il n’approcha pas de la cité d’Auvergne [Civitatem Arvernam].
Ce n’est pas, je pense, une petite grâce pour un pasteur que d’avoir mérité que
la protection du Seigneur mît ainsi ses brebis à couvert. Saint Gal étant mort
fût transporté dans l’église ; aussitôt le prêtre Caton reçut les compliments
des clercs sur son élévation à l’épiscopat ; et comme s’il eût déjà été évêque,
il s’empara de tous les biens de l’Église, changea les administrations, et régla
toutes choses de sa propre autorité.
Les évêques qui étaient venus pour ensevelir saint Gal, après la
cérémonie, dirent au prêtre Caton : Nous voyons que la plus grande partie du
peuple t’a choisi ; viens, concerte-toi avec nous, nous te bénirons et te
consacrerons pour l’épiscopat. Le roi est enfant ; si on t’impute quelque tort,
nous prendrons ta défense ; nous traiterons avec les grands du roi Théodebald
pour qu’on ne te fasse aucune injure ; et quand même tu essuierais quelque
perte, compte sur nous, nous te servirons de caution, et t’indemniserons sur nos
propres biens. Mais Caton enflé d’une vaine gloire, leur dit : Vous avez su par
la renommée que, dès mon jeune âge, j’ai toujours vécu religieusement, jeûnant,
me plaisant aux aumônes, me livrant à des veilles continuelles, et passant bien
souvent les nuits à chanter les louanges du Seigneur. Le Seigneur mon Dieu, que
j’ai servi si assidûment, ne souffrira pas que l’ordination régulière me manque.
J’ai acquis, selon l’institution canonique, les divers ordres de cléricature ;
j’ai été lecteur pendant dix ans, j’ai servi cinq ans comme sous-diacre, quinze
ans comme diacre, et je suis prêtre depuis vingt, ans. Que me reste-t-il donc à
faire sinon à recevoir l’épiscopat, récompense de fidèles et bons services ?
Retournez dans vos cités, et occupez vous de ce qui vous touche ; quant à moi,
j’acquerrai la dignité épiscopale selon les règles canoniques. A ces mots, les
évêques se retirèrent, détestant le vain orgueil de cet homme.
Élu donc évêque avec le consentement des clercs, Caton, avant
d’avoir été ordonné, exerça toute l’autorité, et menaça de diverses manières
l’archidiacre Cautin, lui disant : Je te chasserai, je t’humilierai, je te ferai
souffrir mille morts. Celui-ci lui répondit : Mon pieux seigneur, je désire
obtenir ta faveur, et si j’y parviens, je te rendrai un service ; sans fatigue
de ta part, sans fraude de la mienne, j’irai trouver le roi, et j’obtiendrai
pour toi l’épiscopat, ne demandant que tes bonnes grâces pour récompense. Mais
Caton, soupçonnant qu’il voulait le tromper, repoussa avec dédain sa
proposition. Alors Cautin se voyant abaissé et en butte à la calomnie, feignit
une maladie, et sortant de la ville pendant la nuit, il alla trouver le roi
Théodebald, à qui il annonça la mort de saint Gal. Sur cette nouvelle le roi et
ceux qui étaient auprès de lui convoquèrent à Metz les évêques, et l’archidiacre
Cautin fut ordonné évêque d’Auvergne. Il était déjà évêque quand arrivèrent les
clercs, messagers du prêtre Caton. Le roi les mit au pouvoir de Cautin, ainsi
que tous les biens de l’Église ; on désigna les évêques et les serviteurs qui
devaient l’accompagner , et il prit le chemin de l’Auvergne. Il fut reçu avec
plaisir par les clercs et les citoyens, et devint leur évêque. Mais bientôt
s’élevèrent de grands débats entre lui et le prêtre Caton, car jamais on ne put
décider celui-ci à être soumis à son évêque. Il se fit une scission parmi les
clercs ; les uns obéissaient à l’évêque Cautin, les autres au prêtre Caton ; et
ce fut pour tous la source de grands dommages. Cautin voyant qu’il était
absolument impossible de dompter la résistance de son adversaire, lui retira
tous les biens ecclésiastiques, tant à lui qu’à ses amis et à tous ceux de sa
faction, et les laissa dépourvus de tout. Cependant il rendait, à tous ceux qui
consentaient à rentrer sous son autorité, ce qu’ils avaient perdu.
Agila régnait en Espagne, et accablait son peuple d’un joug
pesant. L’armée de l’empereur entra en Espagne, et prit quelques villes. Agila
ayant été tué, Athanagild parvint au trône, combattit souvent contre cette
armée, la vainquit plusieurs fois, et remit sous sa puissance une partie des
cités dont elle s’était emparée injustement.
Théodebald, devenu adulte, prit pour femme Vultrade. On dit que
ce Théodebald était d’un esprit méchant ; en sorte qu’irrité contre un homme
qu’il soupçonnait de lui avoir pris plusieurs choses, il feignit un apologue, et
lui dit : Un serpent trouva une bouteille pleine de vin, et, étant entré par le
goulot, but avidement ce qui était dedans ; de sorte qu’enflé de vin, il ne
pouvait plus sortir par où il était entré. Alors le maître du vin étant arrivé
tandis qu’il cherchait à sortir, et ne pouvait en venir à bout, dit au serpent :
rends d’abord ce que tu as pris, et alors tu pourras sortir
librement. Cette fable disposa celui à qui il la disait à beaucoup de
crainte et de haine. Sous ce roi, Buccelin, qui avait soumis toute l’Italie à la
puissance des Francs, fut tué par Narsès. L’Italie fut reprise pour l’empereur,
et personne, depuis, ne l’a reconquise. En ce temps, nous vîmes l’arbre que nous
appelons sureau porter des raisins, sans aucune accointance avec la vigne; et
les fleurs de cet arbre, qui, comme on sait, produisent une graine noire,
donnèrent une graine propre à la vendange; et l’on vit entrer dans l’orbite de
la lune une étoile qui s’avançait à sa rencontre. Je crois que ces signes
annonçaient la mort du roi. Celui-ci, en effet, devenu très infirme, ne pouvait
remuer de la ceinture en bas : il mourut peu de temps après, la septième année
de son règne [en 553]. Le roi Clotaire prit son
royaume, et fit entrer dans son lit sa femme Vultrade ; mais, réprimandé par les
prêtres, il la quitta, la donna au duc Garivald [duc de Bavière],
et envoya en Auvergne son fils Chramne.
Cette année, les Saxons s’étant révoltés, le roi Clotaire fit
marcher contre eux une armée, et en extermina la plus grande partie ; il ravagea
et dévasta aussi toute la Thuringe, parce qu’elle avait prêté secours aux
Saxons.
Gonthaire, évêque de Tours, étant mort, le prêtre Caton fut, à ce
qu’on croit, par les suggestions de l’évêque Cautin , demandé pour gouverner
cette église ; en sorte que les clercs, s’étant réunis, partirent en grand
appareil pour l’Auvergne, avec Leubaste, abbé et chapelain de l’oratoire du
martyr. Lorsqu’ils eurent fait connaître à Caton la volonté du roi, il demanda
quelques jours pour répondre ; mais eux, désirant s’en retourner, lui dirent :
Apprends-nous ta volonté, afin que nous sachions ce que nous devons faire, ou
bien nous nous en retournerons chez nous ; car nous ne sommes pas venus à toi de
notre volonté, mais par l’ordre du roi. Mais lui, amoureux d’une vaine gloire,
assembla la foule des pauvres, et leur ordonna de s’écrier en ces mots :
Pourquoi nous abandonnes-tu, bon père, nous, tes enfants, que tu as nourris
jusqu’à présent ? Qui nous donnera à boire et à manger si tu t’en vas ? Nous
t’en prions, ne nous quitte pas, toi qui avais coutume de nous sustenter. Alors,
se tournant vers le clergé de Tours, il dit : Vous voyez, mes très chers frères,
combien je suis aimé de cette multitude de pauvres ; je ne puis les quitter pour
aller avec vous. Les clercs, ayant reçu sa réponse, retournèrent à Tours. Caton
s’était lié d’amitié avec Chramne, et en avait obtenu la promesse, si le roi
Clotaire mourait en ce temps, qu’il chasserait aussitôt Cautin de l’épiscopat,
et mettrait Caton à la tête de son église. Mais celui qui avait eu en mépris la
cathédrale de Saint-Martin n’obtint pas celle qu’il voulait. Ainsi s’accomplit
en lui ce qu’avait chanté David : Ayant rejeté la bénédiction, elle sera
éloignée de lui [Psaumes, 108, 18]. Caton s’était
exhaussé sur le cothurne de la vanité, et ne croyait pas que personne pût le
surpasser en sainteté. Quelquefois il faisait venir pour de l’argent des femmes
dans l’église, et leur ordonnait de crier comme si elles eussent été emportées
par la vivacité de leur conviction, le reconnaissant pour un grand saint, et
très cher à Dieu, et déclarant l’évêque Cautin coupable de toutes sortes de
crimes, et indigne du sacerdoce.
Cautin , entré en possession de l’épiscopat, se comporta de telle
sorte qu’il devint exécrable à tous ; s’adonnant au vin sans mesure, il en
avalait quelquefois une telle quantité qu’à peine suffisait-il de quatre hommes
pour l’emporter de table ; d’où il arriva par la suite qu’il devint épileptique,
ce qui se manifesta souvent aux yeux du peuple. Il était aussi dominé par une
telle avarice qu’il croyait perdre du sien lorsqu’il ne parvenait pas à rogner
quelque chose sur les propriétés qui touchaient aux siennes : aux plus
puissants, il les enlevait par des rixes et des querelles ; aux moindres, il les
prenait par violence, et, comme dit notre Sollius, n’en donnait pas le prix par
dédain, et n’en prenait point d’acte de vente, faute d’espoir qu’on pût le
regarder comme légitime.
Il y avait en ce temps un prêtre nommé Anastase, de naissance
libre, et à qui la reine Clotilde, de glorieuse mémoire, avait donné, par une
charte, quelque propriété. L’évêque l’avait fait venir plusieurs fois, et
l’avait prié humblement et avec instances de lui donner la charte de ladite
reine, et de lui abandonner sa propriété ; et, comme le prêtre refusait
d’accomplir sa volonté, l’évêque tantôt tachait de le persuader par des
caresses, tantôt l’effrayait par des menaces. A la fin, il le fit amener, malgré
lui, à la ville, et là le retint avec impudence, ordonnant, s’il ne livrait pas
son contrat, qu’on l’accablât d’outrages et qu’on le fit mourir de faim ; mais
lui, résistant avec courage, refusa toujours de donner l’acte, disant qu’il
valait mieux , pour lui mourir de faim en quelques jours, que de laisser ses
enfants dans la misère. Alors il fut livré à des gardes, avec ordre, s’il ne
donnait pas cette charte, qu’on le laissât mourir de faim. Il y avait dans
l’église de Saint-Cassius, martyr, un souterrain antique et caché, où se
trouvait un grand tombeau de marbre de Paros, dans lequel paraissait avoir été
déposé autrefois le corps d’un homme. Le prêtre fut enfermé vivant dans ce
tombeau; on couvrit le sarcophage , on le chargea d’une pierre, et on mit des
gardes devant la porte du souterrain; mais les gardes, se fiant â la pierre qui
fermait le tombeau, comme c’était l’hiver, firent du feu, et, appesantis par les
vapeurs du vin chaud, ils s’endormirent. Le prêtre, nouveau Jonas, implorait, du
fond de ce tombeau, comme du sein de l’enfer, la miséricorde de Dieu. Le
sarcophage, comme nous l’avons dit, était grand, et, s’il ne pouvait pas s’y
tourner entièrement, cependant il étendait les mains librement de tous côtés.
Les os des morts, qu’on avait coutume de porter en ce lieu, exhalaient, comme il
l’a souvent raconté, une puanteur mortelle, qui non seulement soulevait ses
sens, mais le bouleversait jusqu’au fond des entrailles. Il fermait avec son
manteau l’entrée de ses narines, et aussi longtemps qu’il pouvait retenir son
haleine, il ne sentait pas la mauvaise odeur ; mais lorsque, se croyant prêt à
étouffer, il écartait un peu son manteau de son visage, cette puanteur empestée
lui entrait non seulement par le nez, par la bouche, mais aussi, pour ainsi
dire, par les oreilles. Qu’ajouterai je de plus ? Dieu enfin, je crois, eut
pitié de lui ; et en étendant sa main droite vers le bord du sarcophage, il
rencontra un levier qui, demeuré sur le bord du sépulcre, en soulevait la
couverture. Alors, le remuant un peu, il s’aperçut qu’avec l’aide de Dieu, il
ébranlait la pierre. Lorsqu’il l’eut assez écartée pour pouvoir passer la tête,
il fit bientôt une ouverture assez large pour donner passage à tout son corps.
Cependant les ténèbres de la nuit commençant à couvrir le jour, mais sans être
encore entièrement répandues, il chercha l’autre porte du souterrain. Elle était
étroitement fermée par des serrures et des clefs très fortes ; mais comme elle
n’était pas si bien jointe qu’il ne pût voir à travers les planches, il approcha
sa tête de cette ouverture, et vit un homme qui passait : il l’appela, quoique à
voix basse. Celui-ci l’entendit ; et comme il tenait une hache, il coupa les
barres de bois auxquelles tenaient les serrures, et ouvrit au prêtre. La nuit
étant survenue, le prêtre retourna à sa maison, priant cet homme de ne parler de
lui à personne. Étant donc rentré dans sa maison, et ayant pris les chartes
qu’il tenait, comme je l’ai dit, de la reine, il s’adressa au roi Clotaire, et
lui apprit comment son évêque l’avait condamné à être enseveli vivant. Tout le
monde fut saisi d’un grand étonnement, et l’on disait que Néron ni Hérode
n’avaient jamais commis un forfait pareil à celui d’enfermer dans le tombeau un
homme vivant. L’évêque Cautin vint trouver le roi Clotaire ; mais, accusé par le
prêtre, il s’en retourna vaincu et humilié. Le prêtre ayant reçu du roi la
confirmation de sa propriété, fit enceindre ses biens comme il lui plut, les
conserva, et les laissa à ses enfants. Cautin n’avait en soi rien de saint, ni
qui méritât l’estime ; car il était entièrement dépourvu de toute connaissance
des lettres, tant ecclésiastiques que mondaines. Il était cher aux Juifs, et
s’adonnait beaucoup à eux, non pour leur salut, comme ce devrait être le soin
d’un pasteur, mais pour leur acheter différentes choses ; et, comme ils le
caressaient et se montraient hautement ses flatteurs, ils lui vendaient leurs
marchandises à un prix fort au-dessus de ce qu’elles valaient.
En ces jours-là, Chramne résidait en Auvergne et y faisait
beaucoup de choses contre la raison, ce qui précipita sa sortie de ce monde, car
il était fort maudit par le peuple ; il n’aimait aucun de ceux qui pouvaient lui
donner des conseils bons et utiles. Mais il rassemblait autour de lui des hommes
de bas lieu, jeunes, sans mœurs, et il se plaisait tellement avec eux
qu’écoutant leurs conseils, il faisait enlever des filles de sénateurs à la vue
de leurs pères. Il dépouilla injurieusement Firmin du titre de comte de la ville
et mit à sa place Salluste fils d’Évode ; Firmin se réfugia dans l’église avec
sa belle-mère. C’étaient alors les jours du carême, et l’évêque Cautin se
disposait à se rendre dans la paroisse de Brioude en chantant les psaumes, selon
que l’avait institué saint Gal, ainsi que nous l’avons dit ailleurs. L’évêque
sortit donc de la ville avec beaucoup de larmes, craignant qu’il ne lui arrivât
quelque malheur en chemin, car il avait appris les menaces du roi Chramne.
Pendant qu’il était en route, le roi envoya Imnachaire et Scaphtaire les
premiers auprès de lui, et leur dit : Allez et tirez par force de l’église
Firmin et Césaire sa belle-mère. L’évêque étant donc parti, comme je l’ai dit,
en chantant des psaumes, les envoyés de Chramne entrèrent dans l’église et
tachèrent de persuader Firmin et Césaire par beaucoup de paroles trompeuses, et,
après avoir longtemps parlé de choses et d’autres en se promenant dans l’église,
comme les fugitifs étaient fort occupés de leur entretien, ils les firent
approcher des portes de l’édifice sacré qu’on avait ouvertes. Alors Imnachaire
ayant saisi dans ses bras Firmin, et Scaphtaire Césaire, ils les poussèrent hors
de l’église, où un des serviteurs qu’on avait apostés s’en empara, et
sur-le-champ ils les conduisirent en exil ; mais le lendemain, leurs gardes
s’étant laissés vaincre par le sommeil, ils s’aperçurent qu’ils pouvaient s’en
aller, s’enfuirent à la basilique du bienheureux Julien, et se délivrèrent ainsi
de l’exil ; leurs biens furent remis au fisc.
Cependant l’évêque Cautin qui craignait , comme je l’ai dit,
qu’on ne voulût lui faire du mal, poursuivait son chemin ayant près de lui un
cheval sellé ; il vit derrière lui venir de son côté des hommes à cheval, et dit
: Malheur à moi voilà les gens que Chramne envoie pour me prendre ; et montant à
cheval, il laissa là son psaume, et pressant sa monture des deux talons,
s’enfuit seul et à demi-mort jusqu’au portique de la basilique de Saint-Julien ;
mais, en rapportant ces choses, nous devons nous rappeler ce que dit Salluste
des censures auxquelles sont exposés les historiens [Catilina,
III] : Il est difficile d’écrire ce qui s’est passé, car il faut
d’abord que les paroles soient à l’unisson des faits, et ensuite plusieurs
attribuent à l’envie et à la malveillance l’animadversion que vous exprimez
contre les crimes. Mais poursuivons ce que nous avons commencé.
Clotaire, après la mort de Théodebald, s’étant mis en possession
du royaume de France [l’Austrasie], apprit, comme il
parcourait ses États, que les Saxons, enflammés de nouveau de leur ancienne
fureur, s’étaient révoltés et refusaient de payer le tribut qu’ils avaient
coutume de donner tous les ans. Irrité de cette nouvelle, il marcha vers eux,
et, lorsqu’il fut arrivé près de leur frontière, les Saxons envoyèrent vers lui
pour lui dire : Nous ne te méprisons point, et ne refusons pas de te payer ce
que nous avions coutume de payer à tes frères et à tes neveux ; nous te
donnerons même davantage si tu le demandes ; mais nous te prions de demeurer en
paix avec nous, et n’en viens pas aux mains avec notre peuple. Clotaire ayant
entendu ces paroles dit aux siens : Ces hommes parlent bien ; ne marchons pas
sur eux de peur de pécher contre Dieu. » Mais ils lui dirent : Nous savons que
ce sont des menteurs et qu’ils n’ont jamais accompli leur promesse ; marchons
sur eux. Alors les Saxons revinrent de nouveau, offrant la moitié de ce qu’ils
possédaient et demandant la paix, et le roi Clotaire dit aux siens :
Désistez-vous, je vous prie, de l’envie d’attaquer ces hommes, afin que nous
n’attirions pas sur nous la colère de Dieu. Mais ils n’y voulurent pas
consentir. Les Saxons revinrent encore offrant leurs vêtements, leurs troupeaux
et tout ce qu’ils possédaient, et disant : Prenez tout cela et aussi la moitié
de nos terres, pourvu seulement que nos femmes et nos petits enfants demeurent
libres et, qu’il n’y ait pas de guerre entre nous. » Mais les Francs, ne
voulurent point encore consentir à cela. Le roi Clotaire leur dit : Renoncez, je
vous prie, renoncez à votre projet, car le droit n’est pas de notre côté ; ne
vous obstinez pas à un combat où vous serez vaincus ; mais si vous voulez y
aller de votre propre volonté, je ne vous suivrai pas. Alors irrités de colère
contre le roi Clotaire, ils se jetèrent sur lui, déchirèrent sa tente,
l’accablèrent d’injures furieuses, et l’entraînant par force, voulurent le tuer,
s’il ne consentait pas à aller avec eux. Clotaire, voyant cela, marcha avec eux
malgré lui. Ils livrèrent donc le combat, et leurs ennemis firent parmi eux un
grand carnage, et il périt tant de gens dans l’une et l’autre armée qu’on ne
peut ni l’estimer, ni le compter avec exactitude. Clotaire très consterné
demanda la paix, disant aux Saxons que ce n’était pas par sa volonté qu’il avait
marché contre eux ; l’ayant obtenue, il retourna chez lui.
Les gens de Tours, apprenant que le roi était revenu du massacre
fait par les Saxons, se réunirent en faveur du prêtre Euphronius, et étant allés
trouver le roi, ils lui présentèrent l’acte de sa nomination pour qu’il
l’approuvât. Le roi répondit : J’avais ordonné qu’on instituât le prêtre Caton,
pourquoi a-t-on méprisé mes ordres. Ils répondirent : Nous avons été le
chercher, mais il n’a pas voulu venir. Comme ils disaient cela, Caton arriva
tout à coup pour prier le roi de renvoyer Cautin et de le nommer évêque
d’Auvergne ; mais le roi s’étant moqué de sa demande, il demanda alors qu’on le
nommât au siège de Tours qu’il avait méprisé. Le roi lui dit : J’avais d’abord
ordonné que tu fusses sacré évêque par les gens de Tours ; mais, à ce que
j’apprends, tu as eu cette église en mépris ; ainsi tu n’en obtiendras pas le
gouvernement. Et de cette sorte il s’en alla confus, et le roi s’étant informé
de saint Euphronius, ils lui dirent qu’il était neveu du bienheureux Grégoire
dont nous avons parlé. Le roi répondit : C’est une race relevée et des
premières ; que la volonté de Dieu et de saint Martin soit faite, et son
élection confirmée. Il donna cette confirmation et saint Euphronius fut sacré
évêque, le dix-huitième après saint Martin.
Chramne, comme nous l’avons dit, faisait en Auvergne beaucoup de
maux de diverses sortes et était toujours animé de haine contre l’évêque Cautin ;
il arriva que dans ce temps il fut dangereusement malade et qu’une grande fièvre
lui fit tomber tous les cheveux. Il avait avec lui un citoyen d’Auvergne, nommé
Ascovinde, homme d’un grand mérite, et éminent en toutes sortes de vertus, qui
faisait tous ses efforts pour s’opposer à sa mauvaise conduite, mais ne pouvait
y parvenir. Il avait aussi un Poitevin, appelé Léon, qui l’excitait vivement à
toutes les mauvaises actions. Celui-ci, conformément à la signification de son
nom, était adonné à toutes sortes de passions avec la cruauté d’un lion. On
prétend qu’il disait quelquefois que Martin et Martial, confesseurs de Dieu, ne
laissaient au fisc rien qui vaille. Frappé soudainement par un miracle des
saints confesseurs, il devint sourd et muet et mourut insensé, car inutilement
ce pauvre misérable se rendit à l’église de saint Martin de Tours, y célébra des
veilles et y offrit des présents ; le saint ne le regarda pas avec sa bonté
accoutumée et il s’en retourna aussi malade qu’il était venu.
Chramne cependant ayant quitté l’Auvergne, vint dans la cité de
Poitiers ; tandis qu’il y vivait avec beaucoup de magnificence, séduit par de
mauvais conseils, il forma le projet de se mettre dit parti de Childebert, son
oncle, afin de tendre des embûches à son père ; et son oncle eut la perfidie de
lui promettre des secours, tandis que, selon la religion, il aurait dû l’engager
à ne se pas déclarer ennemi de son père. S’étant donc entendus par des messagers
secrets, ils conspirèrent ensemble contre Clotaire, et Childebert ne se rappela
pas que toutes les fois qu’il s’était élevé contre son frère, cela lui avait
toujours tourné à confusion. Chramne, étant donc entré dans cette criminelle
combinaison, revint à Limoges, et au lieu qu’auparavant il avait voyagé sur les
possessions de son père, là il se trouva dans ses propres domaines. Le peuple de
Clermont se tenait alors renfermé dans ses murs, et beaucoup mouraient de
diverses et dangereuses maladies. Le roi Clotaire envoya vers Chramne deux de
ses fils, Charibert et Gontran ; en arrivant en Auvergne, ils apprirent qu’il
était dans le Limousin, et continuant leur marche jusques à la montagne appelée
Noire, ils l’y trouvèrent. Ils y établirent leurs tentes et assirent leur camp
prés de lui, faisant passer vers lui des envoyés, pour lui dire qu’il devait
rendre les possessions de son père qu’il avait envahies à tort, sans quoi on se
préparerait au combat. Lui, feignant de reconnaître l’autorité de son père, dit
: Je ne puis me dessaisir de tout ce que j’ai pris ; mais je désire le garder en
ma puissance, du consentement de mon père. Ils le pressèrent de décider la chose
entre eux par un combat, et les deux armées étant venues sur le champ de
bataille et s’étant mises en mouvement avec un grand appareil, il s’éleva
sur-le-champ, pour les empêcher de combattre, une tempête accompagnée de
violents éclairs et de beaucoup de tonnerre ; et lorsque chacun fût revenu dans
son camp, Chramne trompa ses frères, en leur faisant annoncer par des étrangers
la mort de leur père ; car Clotaire était alors, comme nous l’avons dit, à faire
la guerre contre les Saxons. Effrayés de cette nouvelle, Charibert et Gontran
reprirent en toute diligence le chemin de la Bourgogne. Chramne les suivit avec
son armée et marcha jusqu’à la ville de Châlons qu’il assiégea et prit ; puis il
poussa jusqu’au château de Dijon ; il y arriva un dimanche, et je vais raconter
ce qui s’y passa. Saint Tétrique, évêque, dont nous avons déjà parlé dans un
autre ouvrage [Vie des Pères, VII], était alors à
Dijon. Les prêtres ayant posé sur l’autel trois livres, savoir : les Prophéties,
les Apôtres et les Évangiles, prièrent Dieu de faire connaître ce qui arriverait
à Chramne, et de déclarer, par sa divine puissance, s’il aurait un heureux
succès et s’il pouvait espérer de régner. Il était convenu que chacun lirait à
l’office ce qu’il trouverait à l’ouverture du livre. Ayant donc ouvert le
premier livre des Prophètes, on y trouva ceci : J’arracherai ma vigne et elle
sera dans la désolation, parce qu’elle devait produire des raisins, et n’a
produit que des fruits sauvages [Isaïe, 5, 4-5].
On ouvrit le livre des Apôtres, et on y trouva ceci : Car vous savez très
bien, mes frères, que le jour du Seigneur doit venir comme un voleur de nuit ;
car lorsqu’ils diront : nous voici en paix et en sûreté, ils seront surpris tout
d’un coup d’une ruine imprévue, comme l’est une femme grosse des douleurs de
l’enfantement, sans qu’il leur reste aucun moyen de se sauver
[I Thessaloniciens, 5, 2-3]. Dieu dit aussi par l’organe
de l’Évangile : Quiconque entend ces paroles que je dis et ne les pratique
point, il est semblable à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable ;
et lorsque la pluie est tombée, que les fleuves se sont débordés, que les vents
ont soufflé et sont venus fondre sur cette maison, elle a été renversée, et la
ruine en a été grande [Mathieu, 7, 26-27]. Chramne
fut reçu dans la basilique par le susdit évêque, il y mangea le pain, puis se
rendit prés de Childebert. Cependant on ne lui permit pas d’entrer dans les murs
de Dijon.
Pendant ce temps le roi Clotaire combattait vaillamment contre
les Saxons, car les Saxons, excités, à ce qu’on dit, par Childebert, et irrités,
depuis l’année précédente, contre les Francs, étaient sortis de leur pays et
venus en France où ils arrivèrent jusqu’à la ville de Deutz [près
de Cologne], pillant et causant beaucoup de très grands maux.
Dans ce temps , Chramne , après avoir épousé la fille de
Wiliachaire, vint à Paris et s’unit de foi et d’amitié avec le roi Childebert,
jurant à son père une inimitié implacable. Pendant que Clotaire combattait
contre les Saxons, le roi Childebert entra dans la Champagne Rémoise et arriva
jusqu’à la ville de Reims, dévastant tout par le pillage et l’incendie. On lui
avait dit que son frère avait été tué par les Saxons, et pensant se rendre
maître de tout son royaume, il envahit tous les lieux où il put arriver.
Le duc Austrapius, craignant la poursuite de Chramne, s’enfuit
dans la basilique de Saint-Martin ; et le secours divin ne lui manqua pas dans
ses tribulations. Chramne, dans l’intention de l’avoir de force, avait défendu
que personne osât lui porter des aliments, et ordonné qu’on le gardât si
soigneusement qu’il ne pût même obtenir de l’eau à boire, afin que, poussé par
la famine, il consentit à sortir de lui-même de la sainte basilique, et qu’on
pût le faire périr. Comme il était à demi-mort, quelqu’un entra, lui portant à
boire un petit verre d’eau ; mais, au moment où il venait de le prendre, le juge
du lieu s’élança rapidement sur lui, et le lui ayant arraché de la main,
répandit l’eau à terre ; mais, avec la même rapidité, s’ensuivirent aussitôt la
vengeance de Dieu et les signes de la puissance du saint évêque : car le juge
qui avait fait cette action, saisi de la fièvre le jour même, expira au milieu
de la nuit, et ne vit pas, le lendemain, l’heure à laquelle, dans la basilique
du saint, il avait arraché la boisson des mains du fugitif. Après ce miracle,
tout le monde s’empressa de porter abondamment à Austrapius ce qui lui était
nécessaire ; et, lorsque le roi Clotaire fit revenu dans son royaume, il fut en
grand crédit auprès de lui. Quelque temps après, étant entré dans les ordres au
château de Selle, situé dans le diocèse de Poitiers, il fut sacré évêque, afin
que lorsque Pientius, qui gouvernait alors l’église de Poitou , viendrait à
mourir, il pût occuper sa place : mais le roi Charibert en ordonna autrement ;
car, lorsque l’évêque Pientius eut passé de ce monde dans l’autre, Pascentius,
alors abbé de l’église de Saint-Hilaire, lui succéda par ordre du roi Charibert,
bien qu’Austrapius réclamât la possession de ce siége. Ses paroles hautaines ne
lui servirent pas de grand’chose ; et lorsqu’il fut retourné à son château, les
Taifales, qu’il avait souvent opprimés, s’étant soulevés contre lui, il mourut
cruellement, frappé d’un coup de lance. Dans le soulèvement des Taifales,
l’église de Poitou recouvra les terres de son diocèse.
Du temps du roi Clotaire, l’évêque Médard, saint de Dieu, ayant
fini le cours de ses bonnes oeuvres, plein de jours et éminent en sainteté,
ferma aussi les yeux à la lumière. Le roi Clotaire le fit ensevelir avec de
grands honneurs dans la ville de Soissons, et commença à bâtir sur son tombeau
une église, que finit et arrangea ensuite son fils Sigebert. Nous avons vu,
déposés près de ce bienheureux sépulcre, les fers et les chaînes brisés de
captifs délivrés par lui, qu’on y a conservés jusqu’à ce jour, en témoignage de
la puissance du saint. Mais revenons à des temps antérieurs.
Le roi Childebert tomba malade, et, après avoir longtemps demeuré
au lit dans la ville de Paris, il mourut [en 558], et
fut enterré dans l’église de Saint-Vincent qu’il avait lui-même bâtie. Le roi
Clotaire s’empara de son royaume et de ses trésors, et envoya en exil Ultrogothe
et ses deux filles. Chramne se rendit aussi auprès de son père ; mais ensuite il
lui manqua de foi, et voyant qu’il ne pouvait manquer d’en être puni, il se
rendit en Bretagne. Là, il se cacha, avec sa femme et ses enfants, chez Chonobre,
comte de Bretagne. Wiliachaire, son beau-père, s’enfuit dans l’église
Saint-Martin ; et alors, en punition des péchés du peuple et des moqueries qu’il
faisait de cette sainte basilique, elle fut brûlée par Wiliachaire et sa femme ;
ce que nous ne pouvons raconter ici sans de profonds soupirs. La ville de Tours
avait déjà été consumée quelques années auparavant, et toutes ses églises
étaient demeurées dévastées. Par l’ordre de Clotaire, la basilique du
bienheureux saint Martin fut recouverte en étain, et rétablie dans tout son
ancien éclat. Il parut alors deux armées de sauterelles qui, passant, dit-on,
par l’Auvergne et le Limousin, arrivèrent dans la plaine de Romagnac
[Romagnat, près de Clermont], et s’y étant livré un grand
combat, s’acharnèrent les unes contre les autres. Le roi Clotaire, irrité de
colère contre Chramne, marcha en Bretagne avec une armée et Chramne ne craignit
pas de marcher, de son côté, contre son père. Tandis que les deux armées étaient
mêlées sur le champ de bataille, et Chramne avec les Bretons, commandant les
troupes contre son père, la nuit arriva, et fit cesser le combat. Cette même
nuit, Chonobre, comte des Bretons, dit à Chramne : Sortir du camp contre ton
père, c’est, selon moi, une chose qui ne t’est pas permise ; laisse-moi tomber
cette nuit sur lui, et le défaire avec toute son armée. Chramne, aveuglé, je
pense, par la puissance divine, ne le permit pas, et, le matin arrivé, les deux
armées se mirent en mouvement, et s’avancèrent l’une contre l’autre. Le roi
Clotaire allait, comme un nouveau David, prêt à combattre contre son fils
Absalon, pleurant et disant : Jette les yeux sur nous , ô Dieu, du haut du ciel,
et juge ma cause, car je souffre injustement de la part de mon fils ; regarde et
juge avec justice, et prononce ici l’arrêt que tu prononças autrefois entre
Absalon et son père David. Les deux armées en étant donc venues aux mains, le
comte des Bretons tourna le dos, et fut tué. Après quoi, Chramne commença à fuir
vers les vaisseaux qu’il avait préparés sur la mer ; mais, tandis qu’il
s’occupait à sauver sa femme et ses filles, il fut atteint par l’armée de son
père, pris et lié ; et lorsqu’on eut annoncé la chose à Clotaire, il ordonna
qu’il fût brûlé avec sa femme et ses filles : on les enferma donc dans la cabane
d’un pauvre homme, où Chramne, étendu sur un banc, fut étranglé avec un
mouchoir, et ensuite on mit le feu à la cabane, et il périt avec sa femme et ses
filles [en 560, Chron. de Marius].
Le roi Clotaire vint à Tours dans la cinquante et unième année de
son règne, apportant beaucoup de présents au tombeau du bienheureux Martin ; et
lorsqu’il fut arrivé au tombeau de cet évêque, il se mit à repasser dans son
esprit toutes les négligences qu’il pouvait avoir commises, et à prier avec de
grands gémissements le bienheureux confesseur d’implorer sur ses fautes la
miséricorde de Dieu, et d’obtenir par son intercession qu’il fût lavé de ce
qu’il avait fait de contraire à la sagesse ; ensuite, s’en étant allé, comme il
était, durant la cinquante et unième année de son règne, dans la forêt de Cuise
[la forêt de Compiègne], occupé à la chasse, il fut
saisi de la fièvre, et se rendit à Compiègne. La, cruellement tourmenté de la
fièvre, il disait : Hélas ! qui pensez-vous que soit ce roi du ciel qui fait
mourir ainsi de si puissants rois ? Et il rendit l’esprit clans cette tristesse
[en 561]. Ses quatre fils le portèrent à Soissons avec
de grands honneurs, et l’ensevelirent dans la basilique du bienheureux Médard.
Il mourut, l’année révolue, au jour même où Chramne avait été tué.
Chilpéric, après les funérailles de son père, s’empara des
trésors rassemblés à Braine [entre Soissons et Reims],
et, s’adressant aux plus importants parmi les Francs, il les plia, par des
présents, à reconnaître son pouvoir. Aussitôt il se rendit à Paris, siège du roi
Childebert, et s’en empara ; mais il ne put le posséder longtemps, car ses
frères se réunirent pour l’en chasser, et partagèrent ensuite régulièrement
entre eux quatre, savoir, Charibert, Gontran, Chilpéric et Sigebert. Le sort
donna à Charibert le royaume de Childebert, et pour résidence Paris ; à Gontran,
le royaume de Clodomir, dont le siège était Orléans ; Chilpéric eut le royaume
de son père Clotaire, et Soissons fut sa ville principale ; à Sigebert tomba le
royaume de Théodoric, et Reims pour sa résidence.
Après la mort du roi Clotaire, les Huns vinrent dans les Gaules.
Sigebert conduisit contre eux une armée, et, leur ayant livré combat
[en 562], les vainquit et les mit en fuite ; mais ensuite
leur roi lui fit demander son amitié par ses envoyés. Tandis que Sigebert les
avait sur les bras, Chilpéric s’empara de Reims et des autres villes qui lui
appartenaient ; et ce qu’il y eut de pis, c’est qu’il en résulta entre eux une
guerre civile ; car Sigebert, revenant vainqueur des Huns, occupa la ville de
Soissons, et y ayant trouvé Théodebert, fils du roi Chilpéric, il le prit et
l’envoya en exil; puis , il marcha contre Chilpéric, lui livra un combat, le
vainquit, le mit en fuite, et rentra en possession de ses villes. Il ordonna
que, pendant une année entière, Théodebert , fils de Chilpéric, demeurât enfermé
à Ponthion ; mais ensuite, comme il était clément, il le renvoya à son frère,
sain et sauf, et chargé de présents, en lui faisant prêter serment de ne pas
agir désormais contre lui ; à quoi Théodebert manqua ensuite avec grand péché.
Le roi Gontran qui avait eu ainsi que ses frères une partie du
royaume, ôta à Agricola la dignité de patrice et la donna à Celse
[Clesus], homme de haute taille, large des épaules,
robuste de poignet, superbe dans ses paroles, prompt à la réplique et versé dans
les lois. Il fut par la suite saisi d’une telle avidité de s’enrichir qu’il
s’empara souvent des propriétés des églises et les réunit à ses domaines. On
rapporte qu’entendant un jour lire dans l’église cette leçon du prophète Isaïe,
dans laquelle il dit : Malheur à vous qui joignez des maisons à des maisons,
et qui ajoutez terres à terres jusqu’à ce qu’enfin le lieu vous manque !
[Isaïe, 5, 8], il s’écria : Il est bien insolent de dire
ici : malheur à moi et à mon fils. » Mais il laissa un fils qui, mort sans
enfants, légua la plus grande partie de ses biens aux églises que son père avait
dépouillées.
Le bon roi Gontran fit d’abord entrer dans son lit, comme
concubine, Vénérande, une de ses servantes, dont il eut un fils nommé Gondebaud.
Il prit ensuite en mariage Marcatrude, fille de Magnaire, et envoya son fils
Gondebaud à Orléans. Marcatrude, ayant eu un fils, devint jalouse de Gondebaud
et attenta à sa vie. On dit qu’elle le fit mourir en mettant du poison dans sa
boisson. Lui mort, Marcatrude, par le jugement de Dieu, perdit son fils, et
encourut la haine du roi qui la renvoya ; elle mourut peu de temps après. Après
quoi le roi épousa Austrechilde, surnommée Bobyla ; il en eut deux fils, dont le
plus âgé se nommait Clotaire et le plus jeune Clodomir.
Le roi Charibert prit pour femme Ingoberge, de qui il eut une
fille, qui fût ensuite mariée et conduite dans le pays de Kent. Ingoberge avait
à son service deux jeunes filles d’un pauvre homme, dont la première s’appelait
Marcovèfe, et portait l’habit religieux, l’autre s’appelait Méroflède. Le roi
était très épris d’amour pour elles. Elles étaient, comme nous l’avons dit,
filles d’un ouvrier en laine. Ingoberge, jalouse de ce que le roi les aimait,
donna secrètement à leur père de l’ouvrage à faire, afin que lorsque le roi le
saurait, il prît les filles en haine. Pendant qu’il travaillait, elle fit
appeler le roi, qui vint croyant qu’elle voulait lui montrer quelque chose de
nouveau, et vit de loin cet homme qui raccommodait les laines du palais. A cette
vue, irrité de colère il quitta Ingoberge et épousa Méroflède. Il eut aussi une
autre jeune fille nommée Teutéchilde, née d’un berger, c’est-à-dire d’un pasteur
de troupeaux. On dit qu’elle lui donna un fils qui, en sortant du sein de sa
mère, fut aussitôt porté au tombeau.
Du temps de ce roi, Léonce ayant rassemblé à Saintes les évêques
de sa province, destitua Emeri, évêque de cette ville, soutenant qu’il n’avait
pas été élevé canoniquement à cette dignité ; car le roi Clotaire avait ordonné
qu’il fût sacré sans le concours du métropolitain qui était alors absent. Emeri
ayant été renvoyé, ils nommèrent Héraclius, alors prêtre de la ville de
Bordeaux, et envoyèrent au roi Charibert, par le prêtre Nuncupatus, l’acte de sa
nomination, signé de leur main, pour que Charibert y donnât son approbation.
Nuncupatus vint à Tours, et exposa au bienheureux Euphronius ce qui s’était
fait, le priant de vouloir bien souscrire cet acte, ce que l’homme de Dieu
refusa hautement. Le prêtre étant donc entré dans Paris se rendit en présence du
roi et lui parla ainsi : Salut, roi très glorieux ; le siège apostolique envoie
à ton Eminence un très ample salut. A quoi le roi répondit : Quoi donc, viens-tu
de la ville de Rome pour nous apporter ainsi les salutations du Pape ? — Ton
père Léonce, dit le prêtre, et ses évêques provinciaux l’envoient saluer et te
font connaître qu’Emule (car c’est ainsi qu’ils avaient eu coutume d’appeler
Emeri dans son enfance) a été rejeté de l’épiscopat, pour avoir brigué le
siège de la ville de Saintes, sans demander la sanction canonique, en sorte
qu’ils font envoyé un acte de nomination pour en mettre un autre à sa place,
afin que les transgresseurs des canons étant justement condamnés, ta puissance
se prolonge jusque dans les âges les plus éloignés. Comme il disait ces paroles,
le roi irrité ordonna qu’on l’arrachât de sa présence, et que l’ayant mis sur un
chariot rempli d’épines, on le conduisît en exil, et il dit : Crois-tu donc
qu’il n’y ait pas au-dessus de vous quelqu’un des fils du roi Clotaire pour
maintenir ce qu’a fait son père, qu’on ose ainsi rejeter, sans nous en demander
notre avis, l’évêque nommé par sa volonté ? Et aussitôt
ayant envoyé des religieux, il rétablit l’évêque dans son siège, et fit aussi
partir quelques-uns de ses camériers, qui obligèrent l’évêque Léonce à payer
mille pièces d’or, et imposèrent aux autres évêques une amende proportionnée à
leurs facultés, et ainsi fut vengée l’injure du prince.
Après cela il prit en mariage Marcovèfe, soeur de Méroflède, pour
laquelle cause l’évêque de Saint-Germain les excommunia tous deux ; mais comme
le roi ne voulait pas la renvoyer, elle mourut frappée du jugement de Dieu. Le
roi Charibert lui-même mourut peu de temps après elle [Paris,
entre 567 et 570], et après sa mort Teutéchilde, l’une de ses femmes,
envoya des messagers au roi Gontran, et s’offrit à lui en mariage. Le roi
répondit : Qu’elle vienne à moi sans retard avec ses trésors, je la prendrai
pour femme et la rendrai grande aux yeux du peuple, afin qu’elle jouisse avec
moi de plus d’honneurs qu’elle n’en a eus avec mon frère qui vient de mourir.
Elle, joyeuse de cette réponse, rassembla tout ce qu’elle possédait et vint vers
lui. Ce que voyant le roi, il dit : Il est plus juste que ces trésors soient en
mon pouvoir qu’au pouvoir de celle-ci que mon frère a fait honteusement entrer
dans son lit. Alors lui enlevant une grande partie de ce qu’elle avait, et ne
lui en laissant qu’une petite portion, il l’envoya au monastère d’Arles. Là,
elle ne se soumettait qu’avec beaucoup de chagrin aux jeûnes et aux veilles ;
elle s’adressa donc par des messagers secrets à un certain Goth, lui promettant
que, s’il voulait la conduire en Espagne et l’épouser, elle quitterait le
monastère avec ses trésors et le suivrait de très bon cœur. Lui le promit sans
hésiter : elle avait donc rassemblé ses effets, et les avait mis en paquet, se
préparant à quitter le couvent, mais l’abbesse par sa vigilance prévint ce
projet, et l’ayant prise en fraude la fit cruellement fustiger, puis renfermer,
et elle demeura ainsi jusqu’à sa mort dans des souffrances non petites.
Le roi Sigebert, qui voyait ses frères s’allier à des épouses
indignes d’eux, et prendre pour femmes, à leur grand déshonneur, jusqu’à leurs
servantes, envoya des ambassadeurs en Espagne chargés de beaucoup de présents
pour demander en mariage Brunehault [Brunichilde],
fille du roi Athanagild [en 566]. C’était une jeune
fille de manières élégantes, belle de figure, honnête et décente dans ses mœurs,
de bon conseil et d’agréable conversation. Son père consentit à l’accorder, et
l’envoya au roi avec de grands trésors ; et celui-ci ayant rassemblé les
seigneurs et fait préparer des fauteuils, la prit pour femme avec une joie et
des réjouissances infinies. Elle était soumise à la loi arienne ; mais les
prédications des prêtres et les exhortations du roi lui-même la convertirent ;
elle crut et confessa la Trinité une et bienheureuse, reçut l’onction du saint
chrême [en 613], et par la vertu du Christ, persévéra
dans la foi catholique.
Le roi Chilpéric, qui avait déjà plusieurs femmes, voyant ce
mariage, demanda Galsuinthe, soeur de Brunehault, promettant, par ses envoyés,
que s’il pouvait obtenir une femme égale à lui et de race royale, il
délaisserait toutes les autres. Le père reçut ses promesses, et lui envoya sa
fille, comme il avait envoyé l’autre, avec de grandes richesses. Galsuinthe
était plus âgée que Brunehault : lorsqu’elle arriva vers le roi Chilpéric, il la
reçut avec grand honneur ; et la prit en mariage. Il l’aimait d’un très grand
amour, et avait reçu d’elle de très grands trésors ; mais il s’éleva entre eux
beaucoup de bruit pour l’amour de Frédégonde qu’il avait eue auparavant comme
maîtresse. Galsuinthe avait été convertie à la foi catholique, et avait reçu le
saint chrême. Elle se plaignait de recevoir du roi des outrages continuels, et
disait qu’elle vivait prés de lui sans honneur. Elle demanda donc qu’il lui
permit de retourner dans son pays ; lui laissant tous les trésors qu’elle lui
avait apportés. Celui-ci, dissimulant avec adresse, l’apaisa par des paroles de
douceur ; mais enfin il ordonna à un domestique de l’étrangler, et on la trouva
morte dans son lit. Après sa mort, Dieu produisit par elle un grand miracle, car
une lampe qui brûlait devant son sépulcre, suspendue à une corde, tomba sur le
pavé, la corde s’étant rompue sans que personne y touchât ; en même temps la
dureté du pavé disparaissant à ce contact, la lampe s’enfonça tellement dans
cette matière amollie, qu’elle y fut à moitié ensevelie sans se briser
aucunement, ce qu’on ne put voir sans y reconnaître un grand miracle. Le roi
pleura sa mort, puis épousa Frédégonde quelques jours après. Alors ses frères,
ayant entendu dire que c’était par son ordre que sa femme avait été tuée, le
chassèrent de son royaume. Chilpéric avait trois fils d’Audovère sa première
femme, savoir, Théodebert, dont nous avons parlé, Mérovée et Clovis. Mais
poursuivons les récits commencés.
Les Huns s’efforçaient de rentrer de nouveau dans les Gaules.
Sigebert marcha contre eux à la tête d’une armée et accompagné d’une grande
multitude d’hommes vaillants ; mais, au moment du combat, les Huns, habiles dans
l’art de la magie, firent paraître à leurs yeux divers fantômes et les
vainquirent entièrement. L’armée de Sigebert ayant été mise en fuite, lui-même
fut retenu prisonnier par les Huns ; mais, comme il était agréable d’esprit et
plein d’adresse, il vainquit par les présents ceux qu’il n’avait pu vaincre par
la force des combats, et ses libéralités engagèrent le roi des Huns à convenir
avec lui que, durant le reste de leur vie, ils ne se feraient plus la guerre ;
ce qu’on a pensé avec juste raison devoir tourner à la louange de Sigebert
plutôt qu’à sa honte. Le roi des Huns fit aussi beaucoup de présents au roi
Sigebert ; on l’appelait le Chagan, ce qui est le nom de tous les rois de cette
nation.
Le roi Sigebert, désirant s’emparer de la ville d’Arles, ordonna
aux habitants de l’Auvergne de se mettre en marche [en 566 (Ruinart)].
Ils avaient alors pour comte Firmin [Firminus] qui se
mit à leur tête. D’une autre part vint Audovaire, aussi à la tête d’une armée ;
ils entrèrent dans la ville d’Arles, et firent prêter serment au roi Sigebert.
Le roi Gontran l’ayant appris, envoya le patrice Celse à la tête d’une armée ;
arrivé à Avignon, il prit cette ville, marcha ensuite vers Arles, et l’ayant
environnée, commença à attaquer l’armée du roi Sigebert qui y était enfermée.
Alors l’évêque Sabaude leur dit : Sortez des murs et livrez le combat ; car,
enfermés dans ces murs, vous ne pourriez vous défendre non plus que le
territoire de cette ville. Si, par la grâce de Dieu, vous êtes vainqueurs, nous
vous garderons la foi que nous vous avons promise ; si au contraire ce sont eux
lui l’emportent, voici que vous trouverez les portes ouvertes, entrez-y alors
pour ne pas périr. Trompés par cet artifice, ils sortirent des murs et se
prirent en bataille ; mais lorsque vaincus par l’armée de Celse, et commençant à
fuir, ils revinrent à la ville, ils en trouvèrent les portes fermées ; l’armée
ennemie les poursuivant à coups de traits par derrière, et les gens de la ville
les accablant de pierres, ils se dirigèrent vers le fleuve du Rhône, et se
mirent sur leurs boucliers pour gagner l’autre rive ; mais emportés par la
violence du fleuve un grand nombre se noyèrent, et le Rhône fut alors, pour les
habitants d’Auvergne, ce que nous lisons que fut autrefois le Simoïs pour les
Troyens.
Il roule dans ses eaux les boucliers, les
casques et les robustes corps des guerriers ; un petit nombre paraît çà et là,
nageant sur ce gouffre immense.
Un petit nombre, comme nous l’avons dit, put à peine, en nageant
et à l’aide des boucliers, gagner l’autre bord. Dépouillés de tout ce qu’ils
possédaient, privés de leurs chevaux, ils retournèrent dans leur pays, non sans
de grands travaux ; on donna cependant à Firmin et à Audovaire la liberté de
s’en retourner. Plusieurs des Auvergnats périrent non seulement emportés par le
torrent, mais aussi par les coups du glaive. De cette manière, Gontran rentra en
possession de cette ville, et avec sa bonté accoutumée rendit Avignon à son
frère.
Il parut alors dans les Gaules un grand prodige au fort de l’Ecluse,
situé sur une montagne au bord du Rhône. Cette montagne fit entendre pendant
près de soixante jours je ne sais quel mugissement, et enfin elle se sépara
d’une autre dont elle était proche, et se précipita dans le fleuve avec les
hommes, les églises, les richesses et les maisons qu’elle portait. Les eaux du
fleuve sortirent de leur lit et retournèrent en arrière, car cet endroit était
des deux côtés serré par des montagnes, entre lesquelles le torrent coulait par
un lit étroit. Le fleuve inonda donc la partie supérieure de son cours, et
engloutit, renversa tout ce qui s’y trouvait ; ensuite de quoi les eaux
amoncelées se précipitant de nouveau, surprirent inopinément, comme elles
l’avaient fait plus haut, les habitants du pays situé plus bas le long de la
rivière, les noyèrent, renversèrent leurs maisons, emportèrent les chevaux et
tout ce qui se trouvait sur la rive, bouleversant et ravageant tout par une
inondation violente et subite jusqu’à la ville de Genève. On dit qu’il
s’assembla dans cette ville un tel amas d’eau, qu’elle passa par-dessus les
murs ; cela n’est pas difficile à croire, parce que, comme nous l’avons dit, le
Rhône en ces endroits coule dans un défilé entre des montagnes, et lorsqu’il est
arrêté, ne trouve pas sur les côtés de passage par où il puisse s’écouler. Il
emporta aussi les débris de la montagne renversée, et la fit tout à fait
disparaître. Après cela trente moines de l’endroit où était tombé le château
vinrent, et fouillant la terre sur la partie de la montagne demeurée debout, y
trouvèrent du fer ou de l’airain. Pendant qu’ils y étaient occupés, ils
entendirent la montagne recommencer à mugir comme auparavant ; mais y étant
demeurés retenus par une âpre cupidité, la portion qui n’était pas encore tombée
se renversa sur eux, les ensevelit et les fit périr, et on ne les a plus
retrouvés depuis.
Cette région fait ainsi effrayée par de grands prodiges avant la
mortalité qui se déclara en Auvergne, car plusieurs fois il parut autour du
soleil trois ou quatre clartés très grandes et très brillantes que les paysans
appelaient des soleils, et ils disaient : voila dans le ciel trois ou quatre
soleils. Et une fois, au commencement du mois d’octobre, le
soleil parut tellement obscurci qu’on n’en voyait pas reluire la quatrième
partie, mais qu’il paraissait sombre, décoloré et semblable à un sac ; et une de
ces étoiles que l’on appelle comètes, portant un rayon semblable à un glaive, se
montra au-dessus du pays pendant une année entière. On vit le ciel ardent, et il
apparut beaucoup d’autres signes. Dans une église d’Auvergne [in
ecclesia Arverna], au moment où l’on célébrait, dans une certaine
fête, la vigile du matin, un oiseau de ceux que nous appelons alouettes entra et
éteignit avec ses ailes toutes les lumières qui brillaient dans l’église. On eût
dit qu’un homme, les tenant à sa main, les avait toutes à la fois plongées dans
l’eau. Puis passant sous le voile du sanctuaire, l’oiseau voulut éteindre la
lampe, mais les portiers l’en empêchèrent, et le tuèrent. Un autre oiseau en fit
autant aux lampes qui brûlaient dans la basilique de saint André, et la peste
survenant, il y eut dans tout le pays une telle mortalité sur le peuple, qu’il
est impossible de compter les multitudes qui périrent. Comme les cercueils et
les planches manquaient, on en enterrait dix et plus dans une même fosse ; on
compta, un dimanche, dans une basilique de saint Pierre, trois cents corps
morts. La mort était subite ; il naissait dans l’aine ou dans l’aisselle une
plaie semblable à la morsure d’un serpent ; et ce venin agissait tellement sur
les hommes qu’ils rendaient l’esprit le lendemain ou le troisième jour ; et la
force du venin leur ôtait entièrement le sens. Ainsi mourut le prêtre Caton ;
car tandis que beaucoup fuyaient la contagion, il demeura constamment dans le
pays, ensevelissant les morts, et faisant courageusement les prières. Ce fut un
prêtre d’une brande humanité et très ami des pauvres, et s’il a eu quelque
orgueil, je crois que cette vertu l’a suffisamment racheté. L’évêque Cautin qui
courait de lieux en lieux par crainte de la peste, étant revenu à la ville, la
prit, et mourut la veille du dimanche de la Passion. Tétradius, son cousin
germain, mourut à la même heure. Lyon, Bourges, Chalons et Dijon, furent
extrêmement dépeuplés par cette maladie.
Il y avait alors à Randan [petite ville
d’Auvergne], monastère de la cité d’Auvergne, un prêtre d’une
éminente vertu , nommé Julien , homme d’une grande abstinence, qui n’usait ni de
vin, ni d’aucun ragoût, portant en tout temps un cilice sous sa tunique, le
premier aux veilles et assidu à l’oraison, qui, sans peine, guérissait les
possédés, rendait la vue aux aveugles, et chassait les autres maladies par
l’invocation du saint nom de Dieu et le signe de la sainte croix. A force de
demeurer debout, il avait les pieds malades d’une humeur ; et, comme on lui
demandait pourquoi il demeurait ainsi debout, plus que ne le permettait la force
de son corps, il avait coutume de dire par un jeu d’esprit : Mes jambes me font
besoin, et tant que la vie accompagnera mon corps, par la bonté de Dieu, leur
support ne me manquera pas. Nous l’avons vu une fois dans la basilique de saint
Julien, martyr, guérir un possédé seulement par ses paroles ; il guérissait
aussi souvent, par l’oraison, des fièvres quartes et autres. Lors de cette
contagion, plein de jours et de vertus, il passa de ce monde au repos éternel.
Alors aussi passa de cette vie à l’autre l’abbé de ce même
monastère, et il fut remplacé par Sunniulphe, homme vivant tout entier de
simplicité et de charité, qui souvent lavait lui-même les pieds des étrangers,
et les essuyait de ses mains. Il conduisait le troupeau qui lui était confié,
non par la crainte, mais par des exhortations suppliantes. Il avait coutume de
raconter que, dans une vision, il avait été conduit auprès d’un fleuve de feu,
dans lequel venaient tomber une foule de gens qui couraient sur ses bords comme
un essaim d’abeilles : les uns y étaient jusqu’à la ceinture, les autres
jusqu’aux aisselles, plusieurs jusqu’au menton, et ils criaient avec beaucoup de
gémissements, à cause de la violence de la brûlure. Sur le fleuve, était placé
un pont si étroit, qu’à peine pouvait-il contenir la largeur du pied d’un homme.
Sur l’autre rivage, paraissait une grande maison toute blanche par dehors ; et
lorsqu’il demanda à ceux qui étaient avec lui ce que cela voulait dire, ils lui
répondirent : Celui qui sera trouvé lâche et mou à contenir le troupeau confié à
ses soins, sera précipité du haut de ce pont ; celui qui s’y appliquera avec
exactitude passera sans danger, et arrivera, plein de joie, dans la maison que
tu vois sur l’autre bord. Entendant ces paroles, il se réveilla, et se montra
depuis plus sévère envers ses moines.
Je raconterai aussi ce qui se passa en ce temps dans le même
monastère ; mais je ne veux pas nommer le moine que cela concerne, parce qu’il
est encore vivant, de peur que, si ces écrits lui parvenaient, il ne diminuât
son mérite, en tombant dans une vaine gloire. Un jeune homme, étant arrivé au
monastère, se présenta à l’abbé pour se dévouer au service de Dieu. L’abbé s’y
opposa par beaucoup de raisonnements, lui disant que le service de cet endroit
était dur, et qu’il ne pourrait jamais accomplir tout ce qui lui serait ordonné.
Il promit, avec l’aide de Dieu, de tout accomplir, en sorte que l’abbé le reçut
peu de jours après. Lorsqu’il s’était déjà fait remarquer de tous par son
humilité et sa sainteté, il arriva que les moines, sortant les grains de leur
grenier, en mirent sécher au soleil près de cent cinquante boisseaux qu’ils lui
ordonnèrent de garder ; et tandis que les autres s’occupaient ailleurs, il
demeurait à la garde du grain. Tout à coup le ciel se couvrit de nuages, et
voilà qu’une forte pluie accompagnée du bruit des vents, s’approchait rapidement
du monceau de grains ; ce que voyant le moine, il ne savait que déterminer ni
que faire, pensant que, s’il appelait les autres, il y avait tant de grains
qu’ils ne suffiraient pas à les rentrer à eux tous dans le grenier. Renonçant
donc à tout autre soin, il se mit en oraison, priant Dieu qu’il ne descendît pas
une goutte de cette pluie sur le froment ; et tandis qu’il priait prosterné à
terre, les nuages s’ouvrirent, et la pluie tomba en abondance autour du monceau,
sans mouiller, s’il est permis de le dire, un seul grain de froment. Les autres
moines et l’abbé s’étant réunis pour venir promptement ramasser le grain, furent
témoins de ce miracle, et, cherchant le gardien, l’aperçurent de loin, prosterné
sur le sable, à prier ; ce que voyant l’abbé, il se prosterna derrière lui, et,
la pluie passée, l’oraison finie, il l’appela, et lui dit de se lever, puis,
l’ayant fait prendre, voulut qu’il fût battu de verges, disant : Il te convient,
mon fils, de croître humblement en crainte et service de Dieu, non de te
glorifier par des prodiges et des miracles, et ordonna que, renfermé sept jours
dans sa cellule, il y jeûnât comme un coupable, afin d’empêcher que ceci
n’engendrât en lui une vaine gloire, ou quelqu’autre obstacle à la vertu.
Maintenant le même moine, ainsi que nous le savons par des hommes dignes de foi,
s’adonne à une telle abstinence que, dans les jours de carême, il n’avale ni
pain ni aucun alignent, si ce n’est, le troisième jour, une coupe pleine de
tisane. Que Dieu veuille l’avoir en sa sainte garde jusqu’à la fin de ses
jours !
Cautin, évêque d’Auvergne, étant mort, comme nous l’avons dit,
plusieurs s’efforçaient d’obtenir l’épiscopat, offrant beaucoup, promettant
davantage. Le prêtre Euphrasius, fils du sénateur Ennodius [ou
Evodius], ayant reçu des Juifs beaucoup de meubles précieux, les
envoya au roi par son beau-père Bérégésile, afin d’obtenir par ce présent ce
qu’il ne pouvait obtenir par son mérite. Il était agréable en conversation, mais
point chaste dans ses œuvres ; il enivrait souvent les barbares, et rassasiait
rarement les nécessiteux ; et je crois que ce qui l’empêcha d’obtenir la dignité
qu’il désirait, c’est qu’il y voulut arriver, non par la voie de Dieu, mais par
celle des hommes. Et en ceci ne put être changé ce que Dieu avait prononcé par
la bouche de saint Quintien, qu’il ne sortirait pas de la race d’Hortensius un
homme qui gouvernât l’église de Dieu. L’archidiacre Avitus , ayant assemblé le
clergé dans la cathédrale d’Auvergne, ne promit rien ; mais cependant il fut
nommé, et se rendit près du roi. Firmin, comte de la cité, voulut lui faire
obstacle ; mais il n’y alla pas lui-même. Les amis qu’il avait chargés de cette
affaire demandaient au roi de laisser passer au moins un dimanche sans faire
consacrer Avitus ; ils offraient, pour cet ordre, de donner au roi mille pièces
d’or ; mais le roi n’y voulut pas consentir : il se trouva donc que le
bienheureux Avitus, alors archidiacre, comme nous l’avons dit, de la cité
d’Auvergne, élu par le peuple et le clergé dans l’assemblée générale des
citoyens, parvint au siégé épiscopal ; et le roi se plut à lui faire tant
d’honneur que, passant par-dessus la rigueur des canons, il ordonna qu’il fût
consacré en sa présence, afin, disait-il, que j’obtienne de sa main des eulogies
; et, par sa grâce, il le fit consacrer dans la ville de Metz. Parvenu à
l’épiscopat, Avitus se rendit grandement recommandable, dispensant la justice au
peuple, ses richesses aux pauvres, ses consolations aux veuves, et tous les plus
grands secours aux orphelins. L’étranger qui venait vers lui en était tellement
chéri qu’il croyait retrouver en lui et père et patrie. Il florissait ainsi dans
de grandes vertus, conservant de tout son coeur les choses agréables à Dieu,
éteignant chez tous l’infâme luxure, et leur inspirant la complète chasteté que
Dieu commande.
Sacerdos, évêque de Lyon, étant mort à Paris, après le synode de
cette ville qui expulsa Saffaracus, saint Nicet comme nous l’avons dit dans sa
vie, fut élevé à cet évêché. C’était un homme, éminent en toute sainteté et
d’une vie chaste. Il exerça autant qu’il lui fut possible, à l’égard de tous,
cette charité que l’apôtre ordonne d’observer, si on le peut, envers tous ; en
sorte qu’on pouvait découvrir dans son cœur Dieu même qui est la pure charité.
Lorsque quelqu’un l’avait irrité par sa mauvaise conduite, sitôt qu’il était
corrigé, il le recevait comme si on ne l’eût jamais offensé. II châtiait les
coupables, se montrait clément à la pénitence, aumônier et assidu au travail. Il
s’appliquait avec activité à ériger des églises, réparer les maisons, ensemencer
les champs et cultiver les vignes. Cependant ces choses ne le détournaient pas
de l’oraison. Après vingt-deux ans de ministère pontifical il alla trouver Dieu,
qui maintenant accorde de grands miracles à ceux qui viennent prier sur son
tombeau, car l’huile de la lampe qu’on allume chaque jour sur son sépulcre a
rendu la lumière aux yeux des aveugles, chasse les démons des corps des
possédés, redonne la santé aux membres estropiés et exerce de nos jours une
grande puissance sur toutes sortes de maladies.
L’évêque Priscus qui lui succéda, commença, ainsi que sa femme
Suzanne, à persécuter et à faire périr beaucoup de ceux qui avaient servi
l’homme de Dieu ; non qu’ils fussent convaincus d’aucune faute, qu’on eût prouvé
contre eux le moindre crime, ni qu’on leur reprochât aucun vol , mais irrité
seulement, tant la haine le transportait, de ce qu’ils lui étaient fidèles ; sa
femme et lui déclamaient avec beaucoup de blasphèmes contre le saint de Dieu, et
tandis que les évêques précédents avaient observé depuis longtemps cette règle
qu’aucune femme n’entrât dans la maison épiscopale, celle-ci entrait avec ses
servantes jusque dans les cellules où reposaient les hommes consacrés à Dieu.
Mais la majesté divine, irritée de cette conduite, exerça bientôt sa vengeance
sur la famille de l’évêque, car le démon se saisit de sa femme et la forçait de
parcourir toute la ville hors de sens et les cheveux épars, confessant pour ami
du Christ le saint de Dieu qu’elle reniait en santé, et lui demandant à grands
cris de l’épargner. L’évêque fut pris de la fièvre quarte et d’un grand
tremblement, et lorsque la fièvre l’eut quitté, il demeura tremblant et comme
stupide. Son fils et toute sa famille étaient de même pâles et comme atteints de
stupidité, afin que personne ne pût douter qu’ils avaient été frappés par la
puissance du saint ; car l’évêque Priscus et sa famille ne cessaient de
déblatérer contre le saint de Dieu, tenant pour ami quiconque vomissait des
injures sur son compte. Il avait ordonné dans les premiers temps de son
épiscopat qu’on élevât les bâtiments de la maison épiscopale ; un diacre que
souvent, dans le temps de sa vie mortelle, le saint de Dieu, pour crime
d’adultère, avait non seulement éloigné de la communion, mais même fait frapper
de coups, sans pouvoir parvenir à l’amender, étant monté sur le toit de la
maison au moment où l’on commençait à le découvrir, dit : Je te rends grâces, ô
Jésus-Christ, de ce que tu m’as permis de pouvoir fouler ce toit après la mort
du très détestable Nicet. Au moment où ces paroles sortaient de sa bouche, comme
il se tenait debout, la force manqua à ses pieds, il tomba sur la terre, fut
écrasé et mourut. Tandis que l’évêque et sa femme agissaient ainsi en beaucoup
de choses contre la raison, un saint apparut à quelqu’un pendant son sommeil et
lui dit : Va et dis à Priscus qu’il amende sa mauvaise conduite et que ses
oeuvres deviennent meilleures ; dis aussi au prêtre Martin : parce que tu
consens à ces oeuvres, tu seras châtié, et si tu ne veux te corriger de ta
perversité, tu mourras. Celui-ci s’éveillant alla parler à un diacre et lui
dit : Va, je t’en prie, toi qui es ami dans la maison de l’évêque, et dis ces
choses soit à l’évêque, soit au prêtre Martin. Le diacre promit de le dire ;
mais, changeant de pensée, il n’en voulut pas parler. La nuit, comme il était
endormi, le saint lui apparut disant : Pourquoi n’as-tu pas été dire ce que
t’avait dit l’abbé ? Et il commença à lui frapper le cou à poings fermés. Le
matin arrivé, celui-ci, la gorge enflée et sentant de grandes douleurs, s’en
alla vers ces hommes et leur dit tout ce qu’il avait entendu, mais eux s’en
inquiétant fort peu dirent que c’était une illusion du sommeil. Le prêtre Martin
alors malade de la fièvre, entra en convalescence ; mais comme il continuait à
parler en homme à la dévotion de l’évêque, et s’unissait à ses mauvaises actions
et aux blasphèmes qu’il vomissait contre le saint, il retomba dans sa fièvre et
rendit l’esprit.
Peu de temps après saint Nicet, mourut plein de jours saint
Friard, homme éminent en sainteté, grand dans sa conduite, noble dans ses mœurs,
et dont nous avons rapporté les miracles au livre que nous avons écrit de sa vie
[Vie des Pères, X]. L’évêque Félix
arrivant au moment de sa mort, toute sa cellule trembla, en sorte, je n’en doute
pas, que ce tremblement, au moment où il passait de ce monde en l’autre, fut une
annonce de l’événement. Après l’avoir lavé et enveloppé d’honorables vêtements,
l’évoque le fit porter à la sépulture.
Pour revenir à notre histoire, le roi Atllanagild étant mort en
Espagne, Liuva [Leuva] et son frère Leuvigild
montèrent sur le trône. Après la mort de Liuva, son frère Leuvigild posséda le
royaume tout entier, et ayant perdu sa femme, il épousa Gonsuinthe, mère de la
reine Brunehault. Il avait de sa première femme deux fils, dont l’un épousa la
fille de Sigebert, et l’autre la fille de Chilpéric. Il partagea son royaume
également entre eux, et fit périr, sans en laisser un seul, tous ceux qui
avaient la coutume de tuer les rois.
L’empereur Justinien étant mort clans la ville de Constantinople
[en 565], Justin fit une brigue pour parvenir à
l’empire. C’était un homme adonné à une grande avarice, contempteur des pauvres,
qui dépouillait les sénateurs, et se livrait à une telle cupidité qu’il fit
faire des coffres de fer, dans lesquels il entassait des pièces d’or. On dit
aussi qu’il tomba dans l’hérésie de Pélage [Pélagius].
Après peu de temps, devenu insensé, il appela à lui, pour défendre ses
provinces, Tibère César, homme juste, aumônier, équitable, éclairé et gagneur de
batailles, et, ce qui surpasse toutes ces vertus, très véritable chrétien. Le
roi Sigebert envoya à l’empereur Justin, le Franc Warinaire
et Firmin l’Auvergnat pour lui demander la paix. Ils allèrent sur des vaisseaux,
et arrivant à Constantinople, après s’être entretenus avec l’empereur, obtinrent
ce qu’ils demandaient. L’année suivante, ils revinrent dans la Gaule. Ensuite la
ville d’Antioche en Égypte, et Apamée en Syrie, ville considérable, furent
prises par les Perses et leurs peuples emmenés en captivité. La basilique de
saint Julien martyr à Antioche, fut brûlée par un terrible incendie. Les
Persarméniens vinrent, avec une grande quantité de tissus de soie, trouver
l’empereur Justin, pour lui demander son amitié, racontant que l’empereur des
Perses était irrité contre eux, car il était venu dans leur pays des envoyés de
sa part, disant : L’empereur est inquiet de savoir si vous gardez fidèlement
l’alliance que vous avez faite avec lui. Eux ayant répondu qu’ils observaient
sans y manquer tout ce qu’ils avaient promis, les envoyés dirent : La fidélité
de votre amitié paraîtra en ceci que vous adorerez comme lui le feu qui est
l’objet de son culte. Le peuple ayant répondu que jamais il n’en ferait rien,
l’évêque qui était présent dit : Quelle divinité y a-t-il dans le feu pour qu’on
nous demande de l’adorer ? Le feu que Dieu a créé pour l’usage de l’homme, qui
s’enflamme quand on lui donne des aliments, que l’eau éteint, qui brille quand
on l’approche, et s’amortit si on le néglige. Comme l’évêque poursuivait ce
discours et d’autres semblables, les envoyés, transportés de fureur,
l’accablèrent d’injures, et le frappèrent avec des bâtons. Le peuple, voyant son
évêque couvert de sang, se jeta sur les envoyés, les saisit, les tua et, comme
nous l’avons dit, envoya demander à l’empereur Justin son amitié.
Palladius, fils de Brittien [Brittianus],
autrefois comte, et de Césarie, avait été promu par Sigebert aux fonctions de
comte de Javoulz, ville du Velay ; mais la discorde s’étant élevée entre lui et
l’évêque Parthénius, excitait de grands combats parmi le peuple, car il
accablait l’évêque d’outrages, d’affronts de toute sorte, et d’injures
criminelles, envahissant les biens de l’Église, et dépouillant ceux qui lui
appartenaient. D’où il arriva que la division s’accroissant entre eux, ils se
rendirent devant le susdit prince. Comme ils s’accusaient à l’envi de diverses
choses, Palladius s’écria que l’évêque était un homme mou et efféminé, disant :
Où sont tes maris avec lesquels tu vis dans la honte et l’infamie ? Mais la
vengeance divine vint promptement effacer les paroles proférées contre l’évêque,
car, l’année suivante, Palladius, dépouillé des fonctions de comte, revint en
Auvergne, et Romain [Romanus] brigua sa place.
Il arriva qu’un jour ils se rencontrèrent à Clermont, et comme ils se
disputaient cette place de comte, il vint aux oreilles de Palladius que le roi
Sigebert devait le faire mourir, ce qui se trouva faux et inventé par Romain.
Mais Palladius, consterné de frayeur, tomba dans de telles angoisses qu’il
menaçait de se détruire de sa propre main, et comme sa mère et son beau-père
[beau-frère] Firmin veillaient attentivement à ce qu’il
n’exécutât point ce qu’il avait résolu dans l’amertume de son cœur, s’étant
dérobé quelques moments à la présence de sa mère, il entra dans sa chambre à
coucher, et profitant de cet instant de solitude, tira son épée, mit ses deux
pieds sur la poignée, en dressa la pointe contre sa poitrine, et s’étant appuyé
dessus, le fer entra dans une des mammelles et ressortit par l’épaule. L’ayant
redressé de nouveau, il se perça de même du côté opposé, et tomba mort. Forfait
étonnant, et qui ne peut avoir été accompli que par l’œuvre du diable ; car la
première blessure pouvait le tuer, si le diable ne lui eût prêté secours pour
commettre cette action détestable. Sa mère, accourant à moitié morte, se jeta
sur le corps du fils qu’elle venait de perdre, et toute la maison poussa des
cris de douleur. Il fut porté à la sépulture au monastère de Cournon
[10 Kms au S.-E. de Clermont], mais il ne fut point placé
près des corps des chrétiens, et on n’obtint pas qu’il y eût des messes
célébrées pour lui. Il est bien reconnu que l’injure qu’il avait faite à
l’évêque a été la seule cause de son malheur.
Alboin, roi des Lombards, qui avait épousé Clotsinde, fille du
roi Clotaire, ayant quitté son pays, partit pour l’Italie avec toute la nation
des Lombards [en 568]. L’armée se mit en marche
accompagnée des femmes et des enfants, résolue à s’établir en Italie. Entrés
dans ce pays, ils le parcoururent en tous les sens pendant sept ans,
dépouillèrent les églises, tuèrent les prêtres et réduisirent toute la contrée
sous leur domination. Clotsinde, femme d’Alboin, étant morte, il épousa une
autre femme, dont il avait peu de temps auparavant tué le père ; en sorte que
cette femme, qui à cause de cela avait toujours haï son mari, attendait
l’occasion de pouvoir venger son père. Il arriva donc qu’éprise d’un désir
d’amour pour un de ses domestiques, elle fit périr son mari par le poison, et,
lorsqu’il fut mort, s’en alla avec le domestique. Mais on les prit et on les fit
mourir tous deux. Les Lombards nommèrent alors un autre roi pour les gouverner.
Ennius, surnommé Mummole [Mummolus],
fut élevé par le roi Gontran au rang de patrice. Je crois qu’il sera bon de
rapporter quelque chose de plus sur l’origine de sa fortune militaire. Il était
né de Pæonius et habitait la ville d’Auxerre. Pæonius gouvernait cette ville en
qualité de comte. Comme il avait envoyé son fils vers le roi avec des présents,
pour obtenir d’être continué dans ses fonctions, celui-ci, au moyen des
richesses de son père, brigua le comté pour lui-même, supplanta son père qui
l’avait envoyé pour le servir, et, parvenant ensuite par degrés, il s’éleva à la
plus haute dignité. Les Lombards ayant fait une irruption dans les Gaules, le
patrice Aimé, récemment nommé à la place de Celse, marcha contre eux, et leur
ayant livré bataille, prit la fuite et fut tué. Les Lombards firent en cette
occasion un tel carnage des Bourguignons qu’il a été impossible de calculer le
nombre des morts [en 571 (Ruinart)]. Ils retournèrent
en Italie chargés de butin. Après leur départ, Ennius, dit Mummole, appelé par
le roi, fut élevé à la dignité suprême du patriciat. Les Lombards se
précipitèrent de nouveau sur les Gaules, et vinrent jusqu’à Mouches-Calmes
[Mustius-Calmes – Chamousse ?], près de la ville
d’Embrun. Mummole se mit en marche à la tête d’une armée, arriva avec ses
Bourguignons, environna les Lombards, et faisant des abattis dans la forêt,
passa au travers, tomba sur eux par des chemins détournés, en tua beaucoup et en
prit plusieurs qu’il envoya au roi, qui ordonna de les retenir prisonniers en
divers lieux. Peu se sauvèrent par la fuite pour aller porter cette nouvelle
dans leur pays.
Deux frères, Salone et Sagittaire, tous deux évêques, se
montrèrent dans ce combat, armés non pas de la croix céleste, mais de la
cuirasse et du casque séculiers ; et ce qu’il y a de pis, ils tuèrent, dit-on,
beaucoup des ennemis de leur propre main. Ce fut ici la première fois que
Mummole vainquit dans les combats. Ensuite les Saxons, qui étaient venus en
Italie avec les Lombards, firent une nouvelle irruption dans les Gaules et
campèrent sur le territoire de Riez dans le domaine d’Establon [Estoublon,
arr. de Dignes] parcourant les métairies appartenant aux villes
voisines, enlevant du butin, emmenant des captifs et ravageant tout. Mummole
l’ayant appris se mit en marche avec son armée, tomba sur eux et en tua
plusieurs milliers, sans cesser le carnage jusqu’au soir, où la nuit l’obligea
de l’interrompre ; car il les avait surpris à l’improviste au moment où ils ne
se doutaient nullement de ce qui allait leur arriver. Le matin venu, les Saxons
rangèrent leur armée et se préparèrent au combat ; mais des messagers passèrent
de l’un à l’autre camp et conclurent la paix. Ils firent des présents à Mummole
et s’en allèrent laissant tout le butin et les captifs qu’ils avaient faits dans
le pays ; mais ils jurèrent, avant de s’éloigner, qu’ils reviendraient se mettre
sous l’obéissance des rois et porter secours aux Francs. Étant donc retournés en
Italie, ils prirent avec eux leurs femmes, leurs petits enfants et tout leur
mobilier pour revenir dans les Gaules, et recueillis par le roi Sigebert,
s’établirent dans le lieu d’où ils étaient sortis. Ils se partagèrent en deux
troupes appelées coins. L’une des deux vint par la ville de Nice, l’autre par
Embrun, tenant la même route que l’année précédente. Ils se réunirent sur le
territoire d’Avignon ; c’était alors le temps de la moisson et la plus grande
partie des fruits de la terre était dehors, et les habitants n’en avaient encore
rien serré dans leurs demeures. Les Saxons donc venaient dans les aires, se
partageaient les épis ; les mettaient en gerbes, les battaient et mangeaient le
grain sans en rien laisser à ceux qui l’avaient cultivé ; mais lorsque après
avoir consomma la récolte, ils approchèrent des bords du Rhône pour passer le
torrent, et se rendre dans le royaume du roi Sigebert, Mummole se présenta à
leur rencontre, disant : Vous ne passerez pas ce torrent. Voilà que vous avez
dépeuplé les pays du roi mon maître, recueilli les épis, ravagé les troupeaux,
livré les maisons aux flammes, abattu les oliviers et les vignes ; vous ne
remonterez pas sur ce rivage que vous n’ayez d’abord satisfait ceux que vous
avez laissés dans la misère. Et si vous ne le faites, vous n’échapperez pas de
mes mains sans avoir senti le poids de mon épée sur vous, sur vos femmes et sur
vos enfants, pour venger l’injure du roi mon maître. Saisis d’une grande
frayeur, ils donnèrent pour se racheter beaucoup de milliers de pièces d’or, et
alors il leur fut permis de passer, et ils arrivèrent en Auvergne. C’était alors
le printemps ; ils y portèrent des pièces d’airain gravées, qu’ils donnaient
pour de l’or, et ceux qui les voyaient ne pouvaient douter que ce ne fût de l’or
essayé et éprouvé, tant elles étaient bien colorées par je ne sais quel art. En
sorte que beaucoup de gens trompés par cette fraude, donnant de l’or et recevant
du cuivre, tombèrent dans la pauvreté. Les Saxons s’étant rendus près du roi
Sigebert furent établis dans le lieu d’où ils étaient d’abord sortis.
Sous le règne du roi Sigebert, Jovin [Jovinus]
ayant été dépouillé de la dignité de gouverneur de la Provence, Albin fut mis à
sa place, ce qui excita entre eux une grande inimitié. Il était arrivé au port
de Marseille des vaisseaux venus de par-delà les mers. Les gens de l’archidiacre
Vigile dérobèrent, à l’insu de leur maître, soixante-dix vases, vulgairement
nommés tonneaux, remplis d’huile et de graisse : le négociant s’apercevant qu’on
lui avait dérobé par le vol ce qui lui appartenait, commença à rechercher
soigneusement en quel lieu avait été caché le larcin. Comme il s’informait,
quelqu’un lui dit que cela avait été fait par les gens de l’archidiacre Vigile.
Le bruit en parvint à l’archidiacre qui, s’étant enquis et trouvant la chose
vraie, ne voulut pas l’avouer, mais commença à justifier ses gens, en disant :
Il n’y a personne dans ma maison qui osât commettre une telle chose.
L’archidiacre, dis je, niant donc de cette manière, le négociant eut recours à
Albin, intenta une poursuite, exposa son affaire, et accusa l’archidiacre de
complicité dans ce crime de fraude. Le jour de la naissance du Seigneur,
l’évêque s’étant rendu dans la cathédrale, l’archidiacre, présent et vêtu de
l’aube, invitait, selon l’usage, l’évêque à s’approcher de l’autel, afin de
célébrer en temps opportun la solennité de ce saint jour ; aussitôt Albin, se
levant de son siège, saisit et entraîna l’archidiacre, le frappa des pieds et
des poings, et le fit conduire dans les prisons. Jamais ni l’évêque, ni les
citoyens, ni les hommes des premières familles, ni les clameurs du peuple qui
s’écriait tout d’une voix, ne purent obtenir qu’en donnant caution,
l’archidiacre demeurât pour célébrer avec les autres la sainteté de ce jour, et
qu’on remît ensuite à entendre son accusation. Le respect de ces saintes
solennités n’empêcha pas que, dans un si grand jour, on n’osât arracher des
autels un ministre du Seigneur : que dirai-je de plus ? L’archidiacre fut
condamné à une amende de quatre mille sous d’or ; mais l’affaire ayant été
portée devant le roi Sigebert, Albin, à la poursuite de Jovin, fut obligé de
payer, par composition à l’archidiacre, le quadruple de la somme.
Après ce temps, trois chefs lombards, Amon, Zaban et Rhodan,
firent une irruption dans la Gaule. Amon prit la route d’Embrun jusqu’à
Macheville, dans le territoire d’Avignon, domaine que Mummole tenait d’un
présent du roi, et y fixa ses tentes. Zaban descendit par la ville de Die
jusqu’à Valence et y plaça son camp ; et Rhodan, arrivé à Grenoble, y déploya
ses pavillons. Amon ravagea aussi toute la province d’Arles et les villes
situées dans ses environs ; il vint jusqu’au champ de la Crau
[Champs des Pierres], qui tient à la ville de Marseille, et en enleva
des troupeaux et des hommes : il se disposait aussi à mettre le siège devant la
ville d’Aix, mais il s’en éloigna pour le prix de vingt-deux livres d’argent.
Rhodan et Zaban en firent autant dans les lieux où ils arrivèrent. Ces nouvelles
ayant été apportées à Mummole, il se mit en marche avec une armée et alla contre
Rhodan qui dévastait la cité de Grenoble. Comme l’armée de Mummole était occupée
à traverser avec beaucoup de peine l’Isère, il arriva que, par un ordre exprès
de Dieu, un animal entra dans le fleuve et en indiqua le gué, en sorte que les
gens de Mummole arrivèrent à l’autre rive ; ce que voyant les Lombards, ils
tirèrent l’épée et vinrent sans délai à leur rencontre. Les deux armées se
livrèrent un combat ; les Lombards furent battus, et Rhodan, blessé d’un coup de
lance, s’enfuit sur le haut des montagnes, d’où, avec cinq cents hommes qui lui
restaient, il se jeta dans les forêts, et, à travers des chemins détournés, alla
retrouver Zaban qui faisait alors le siège de la ville de Valence ; il lui
raconta ce qui venait de se passer ; alors tous deux de concert, mettant tout au
pillage, retournèrent à la ville d’Embrun : là, Mummole vint se présenter à eux
avec une armée innombrable ; on livra la bataille ; les troupes lombardes furent
défaites et mises en pièces, et les chefs n’en ramenèrent en Italie qu’un petit
nombre. Ils arrivèrent à la ville de Suze, et furent mal reçus par les habitants
du lieu, d’autant plus que Sizinius [Sissinius],
maître des milices pour l’empereur, résidait dans cette ville. Un esclave,
feignant de venir de la part de Mummole, apporta devant Zaban des lettres à
Sizinius, le saluant au nom de Mummole et disant : Lui-même est proche d’ici ;
ce que Zaban ayant entendu, il prit sa course, et, traversant la ville, s’en
éloigna rapidement. Cette nouvelle étant parvenue aux oreilles d’Amon, il
rassembla tout son butin ; mais, comme les neiges lui faisaient obstacle, il put
à grand’peine, laissant son butin, se sauver avec un petit nombre d’hommes. La
valeur de Mummole les avait saisis de crainte.
Mummole livra beaucoup de combats, dans lesquels il demeura
vainqueur, Après la mort de Charibert, Chilpéric ayant envahi la Touraine et le
Poitou, qui par traité appartenaient au roi Sigebert, ce roi, d’accord avec son
frère Gontran, choisit Mummole pour remettre ces villes sous leur puissance.
Arrivé dans le pays de Tours, il en chassa Clovis, fils de Chilpéric, exigea du
peuple serment de fidélité au roi Sigebert, et se rendit en Poitou ; mais Bazile
[Basilius] et Sigaire [Sigharius],
citoyens de Poitiers , ayant rassemblé le peuple, voulurent résister ; alors il
les entoura de divers côtés, les accabla, les tua, et, arrivant à Poitiers, en
exigea le serment. En voici quant à présent assez sur Mummole ; nous
rapporterons ensuite le reste en divers lieux.
Ayant à raconter la mort d’Andarchius, il convient de faire
connaître d’abord sa naissance et sa patrie. Il était, à ce qu’on assure,
serviteur du sénateur Félix. Envoyé avec son maître pour le servir, il fut,
ainsi que lui, appliqué à l’étude des lettres, et se rendit remarquable par son
instruction ; car il était parfaitement instruit dans les œuvres de Virgile, les
lois du Code Théodosien et l’art du calcul. Orgueilleux donc de sa science, il
commença à dédaigner le service de ses maîtres, et se mit sous la protection du
duc Loup [Lupus, duc de la Champagne], lorsque
celui-ci vint à Marseille par l’ordre du roi Sigebert. En partant de Marseille,
il commanda à Andarchius de venir avec lui, le mit avec soin dans les bonnes
grâces du roi Sigebert, et le fit passer à son service. Le roi l’envoya en
divers lieux où il eut occasion de faire la guerre ; il vint ainsi en Auvergne,
comme un homme élevé en dignité : là, il se lia d’amitié avec Ursus, citoyen de
la ville. Comme il était d’un esprit audacieux, désirant épouser sa fille, il
cacha, dit-on, sa cuirasse dans les tablettes où l’on avait coutume de serrer
les papiers, et dit à la femme d’Ursus : Je te recommande tout cet or que j’ai
caché dans ces tablettes ; il y a plus de seize mille pièces qui
t’appartiendront, si tu me donnes ta fille en mariage. »
Quid non mortalia pectora cogis Auri sacra fames ?
[A
quoi ne contraindrais-tu les cœurs des mortels, Soif exécrable de l’or !]
Cette femme crédule y ayant ajouté foi lui promit, en l’absence
de son mari, de lui donner sa fille, et lui, après être allé trouver le roi,
montra au juge du lieu un ordre par lequel il lui était enjoint de le marier à
la jeune fille, disant : J’ai donné des arrhes pour l’épouser. Le père la
refusa, disant : Je ne sais pas d’où tu es, et je n’ai rien reçu de toi. Le
différend s’étant échauffé, Andarchius fit appeler Ursus en présence du roi, et,
lorsqu’il fût arrivé à Braine, il prit un autre homme également nommé Ursus, et,
l’ayant amené en secret auprès de l’autel, lui fit jurer et dire : Par ce saint
lieu et par les reliques de ces saints martyrs, si je ne te donne pas ma fille
en mariage, je te paierai sans délai seize mille sols d’or. Il avait placé dans
la sacristie des témoins cachés qui entendaient ces paroles, mais ne voyaient
nullement celui qui les prononçait. Ensuite Andarchius, ayant apaisé Ursus par
de bonnes paroles, fit si bien que celui-ci revint dans son pays sans avoir paru
devant le roi. Après son départ, Andarchius produisit devant le roi l’écrit dans
lequel était contenu le serment qu’il avait fait prêter, disant : Ursus a écrit
en ma faveur telle et telle chose ; le supplie donc votre Gloire de donner
l’ordre qu’il m’accorde sa fille en mariage ; autrement j’ai droit de me mettre
en possession de ses biens, jusqu’à ce que, payé de seize mille sols d’or, je me
désiste de cette affaire. Il revint donc en Auvergne muni des ordres du roi, et
les montra au juge. Ursus se retira dans le territoire du Velay ; ses biens
furent consignés entre les mains d’Andarchius, qui se rendit aussi dans le
Velay. Étant arrivé à une des maisons d’Ursus, il ordonna qu’on lui préparât à
souper et qu’on lui fit chauffer de l’eau pour se laver ; mais, comme les
serviteurs n’obéissaient point à ce nouveau maître, il frappa les uns avec des
bâtons, les autres à coups de verges ; quelques-uns furent frappés à la tête au
point que le sang en jaillit. Toute la maison mise ainsi en désarroi, on prépara
le souper. Andarchius se lava dans l’eau chaude, s’enivra de vin et se coucha
sur un lit ; il n’avait avec lui que sept domestiques. Tandis qu’ils dormaient
profondément, non moins appesantis par le sommeil que par le vin, Ursus assembla
ses gens, ferma là porte de la maison, qui était construite en planches, et,
prenant les clefs, défit les meules de grain qui se trouvaient à côté, et ayant
amassé autour et au-dessus de la maison les monceaux d’épis alors en gerbes,
jusqu’à ce qu’elle en fût entièrement couverte , il mit le feu à plusieurs
endroits. Les débris de la maison enflammée commençant à tomber sur ces
malheureux, ils s’éveillèrent et appelèrent avec des cris ; mais il n’y avait là
personne pour les écouter. La flamme les consuma donc avec toute la maison.
Ensuite Ursus, saisi de crainte, se réfugia dans la basilique de Saint-Julien
[à Brioude] ; mais, ayant fait des présents au roi, il
rentra en possession de tous ses biens.
Clovis, fils de Chilpéric, chassé de Tours, se rendit à Bordeaux;
et tandis qu’il habitait cette ville, sans que personne songeât à l’inquiéter,
un certain Sigulph, du parti de Sigebert, s’éleva contre lui, et l’ayant mis en
fuite, il alla après lui, le pourchassant avec des cors et des trompettes, comme
un cerf aux abois : à peine put-il trouver un passage pour retourner vers son
père ; cependant, ayant passé par Angers, il parvint jusqu’à lui. Comme il
s’était alors élevé un différend entre les rois Gontran et Sigebert, le roi
Gontran rassembla à Paris tous les évêques de son royaume, pour qu’ils
décidassent auquel des deux appartenait le droit ; mais la discorde civile
s’étant envenimée, les rois firent le péché de négliger leurs avis. Le roi
Chilpéric, irrité parce que Théodebert, son fils aîné, gagné autrefois par
Sigebert, lui avait prêté serment de fidélité, s’empara des villes de celui-ci,
savoir, Tours, Poitiers et les autres villes en deçà de la Loire. Arrivant à
Poitiers, il livra combat au duc Gondebaud. L’armée de Gondebaud ayant pris la
fuite, il se fit un grand carnage de ce peuple. Chilpéric brûla aussi la plus
grande partie du pays de Tours ; et si les habitants ne s’étaient soumis pour le
moment, il aurait entièrement ravagé leurs terres. S’avançant ensuite avec son
armée, il envahit , dévasta, désola Limoges, Cahors et toutes ces provinces,
brûla les églises, interrompit le service de Dieu, tua les clercs, détruisit les
monastères d’hommes, insulta ceux de filles, et ravagea tout. Il y eut en ce
temps dans l’Eglise un plus grand gémissement qu’au temps de la persécution de
Dioclétien.
Et nous nous émerveillons de ce que tant de maux se sont
précipités sur eux ! mais jetons les yeux sur ce qu’ont fait leurs pères, et
voyons ce qu’ils font. Ceux-là, sur les prédications des prêtres, avaient quitté
les temples pour les églises ; ceux-ci, chaque jour, livrent les églises au
pillage ; ceux-là écoutaient, révéraient de tout leur cœur les prêtres du
Seigneur ; ceux-ci non seulement ne les écoutent pas, mais ils les persécutent ;
ceux-là enrichissaient les églises et les monastères ; ceux-ci les bouleversent
et les détruisent, que dirai-je ici du monastère de la Latte, qui possédait des
reliques de saint Martin ? Une troupe d’ennemis étant arrivée, et se disposant à
passer la rivière proche du monastère, afin de le dépouiller, les moines les
appelèrent, et leur dirent : Gardez-vous, ô Barbares, gardez-vous de passer le
fleuve, car ce monastère appartient au bienheureux Martin. Plusieurs d’entre
eux, entendant ces paroles, furent émus de la crainte de Dieu, et se
retirèrent ; mais une vingtaine qui ne craignaient point Dieu et n’honoraient
pas le saint confesseur, montèrent sur un bateau qui les passa à l’autre bord,
et, poussés par l’ennemi des hommes, ils battirent les moines, mirent le
monastère sens dessus dessous, et emportèrent tout ce qu’il contenait : ils en
firent des paquets qu’ils mirent sur leur bateau ; mais lorsqu’ils firent entrés
dans la rivière, le bateau agité les emporta çà et là. Comme ils n’avaient pas
le secours des rames, ils s’efforcèrent de revenir au bord, en appuyant le bois
de leurs lances au fond de la rivière ; mais le bateau s’ouvrit sous leurs
pieds, et chacun se tenant la poitrine appuyée contre le fer de sa lance, ils
furent tous transpercés par leurs propres armes. Un seul qui les avait
réprimandés pour les empêcher de commettre cette action, demeura sans blessure,
en sorte que si quelqu’un voulait regarder cet évènement comme un effet du
hasard, il suffira de remarquer qu’entre plusieurs, le seul qui fût innocent,
échappa au malheur. Ceux-ci morts, les moines les tirèrent du fleuve, ainsi que
leurs effets, ensevelirent les corps, et rapportèrent dans la maison ce qui leur
appartenait.
Tandis que cela se passait, Sigebert fit marcher les nations qui
habitent au-delà du Rhin, et, se préparant à la guerre civile, forma le projet
de s’avancer contre son frère Chilpéric [en 571].
Chilpéric l’ayant appris, des envoyés de sa part se rendirent près de son frère
Gontran. Ils firent alliance, se promettant mutuellement qu’aucun des deux ne
laisserait périr son frère. Mais le roi Sigebert étant arrivé à la tête de ses
troupes, tandis que Chilpéric l’attendait d’autre part avec son armée, Sigebert,
qui ne trouvait pas d’endroit pour passer la Seine et aller à la rencontre de
son frère, envoya un message à son frère Gontran pour lui dire : Si, pour ton
malheur, tu ne me laisses pas passer ce fleuve, je marcherai sur toi avec toute
mon armée. Craignant qu’il ne le fit ainsi, il entra en alliance avec lui, et le
laissa passer. Chilpéric, apprenant que Gontran l’avait abandonné, et s’était
rangé du parti de Sigebert, leva son camp, et se retira jusqu’au bourg d’Alluye,
dans le territoire de Chartres. Sigebert le suivit et lui demanda de se préparer
à la bataille ; mais Chilpéric, craignant que, par la ruine de ces deux armées,
les deux royaumes ne vinssent à périr, demanda la paix, et rendit à Sigebert les
villes dont Théodebert s’était injustement emparé, priant qu’en aucun cas les
habitants ne fussent traités comme coupables, puisqu’il les avait injustement
contraints par le fer et par le feu. Les bourgs situés aux environs de Paris
furent entièrement consumés par la flamme : l’ennemi détruisit les maisons comme
tout le reste, et emmena même les habitants en captivité. Le roi conjurait qu’on
n’en fit rien ; mais il ne pouvait contenir la fureur des peuples venus de
l’autre bord du Rhin. Il supportait donc tout avec patience, jusqu’à ce qu’il
pût revenir dans son pays. Quelques-uns de ces païens se soulevèrent contre lui,
lui reprochant de s’être soustrait au combat ; mais lui, plein d’intrépidité,
monta à cheval, se présenta devant eux, les apaisa par des paroles de douceur,
et ensuite en fit lapider un grand nombre. On ne saurait douter que ce ne soit
par les mérites de saint Martin que la paix se fit sans combat. Le même jour où
se fit cette paix, trois paralytiques furent envoyés dans sa sainte basilique,
ce que, Dieu aidant, nous raconterons dans les livres suivants.
Mon âme s’afflige d’avoir à raconter ces guerres civiles. L’année
suivante Chilpéric fit de nouveau partir des envoyés pour aller vers son frère
Gontran, et lui dire : Que mon frère vienne me trouver ; voyons-nous, et quand
nous aurons fait la paix poursuivons ensemble Sigebert notre ennemi. Cela se fit
ainsi, ils se virent, se firent d’honorables présents, et Chilpéric, à la tête
de son armée, arriva jusqu’à Reims brûlant et ravageant tout. Sigebert, l’ayant
appris, rassembla de nouveau ces peuples dont nous avons déjà parlé, vint à
Paris, et se disposant à marcher contre son frère, envoya des messagers dans le
pays de Châteaudun et celui de Tours, pour ordonner aux gens de ce pays de
marcher contre Théodebert. Ceux-ci reculant à lui obéir, le roi leur envoya pour
chefs Godégésile et Gontran qui, levant une armée, marchèrent contre Théodebert.
Celui-ci, abandonné des siens, demeura avec peu de monde. Cependant il n’hésita
pas à livrer le combat. Il fut vaincu et tué sur le champ de bataille, et, chose
douloureuse à raconter, son corps inanimé fut dépouillé par les ennemis. Mais un
certain Arnulph le retira d’entre les morts, le lava, et l’enveloppant de
vêtements honorables, l’ensevelit dans la cité d’Angoulême. Chilpéric apprenant
que Gontran et Sigebert avaient de nouveau fait la paix, se fortifia dans les
murs de Tournai avec sa femme et ses fils.
On vit cette année une lueur brillante parcourir le ciel, comme
on l’avait vu avant la mort de Clotaire. Sigebert ayant occupé les villes
situées au-delà de Paris, alla jusqu’à la ville de Rouen, voulant céder cette
ville aux étrangers, ce que les siens l’empêchèrent de faire. L’ayant donc
quittée, il retourna à Paris où Brunehault le vint trouver avec ses fils ; alors
ceux des Francs qui avaient suivi jadis Childebert l’ancien, envoyèrent vers
Sigebert pour qu’il vint vers eux, afin qu’abandonnant Chilpéric, ils le
reconnussent pour roi. Celui-ci entendant cette nouvelle , envoya des gens pour
assiéger son frère à Tournai, formant le projet d’y marcher lui-même en
personne. L’évêque Saint-Germain lui dit : Si tu y vas dans l’intention de ne
pas tuer ton frère, tu reviendras vivant et vainqueur ; mais si tu as d’autres
pensées, tu mourras. C’est ainsi que Dieu a dit par la bouche de Salomon : Tu
tomberas dans la fosse que tu auras creusée pour ton frère
[Proverbes, 26, 27]. Celui-ci, à son grand péché, méprisa les paroles
du saint, et arrivant à un village du nom de Vitry [sur la
Scarpe, arr. d’Arras], il rassembla toute l’armée, qui le plaçant sur
un bouclier, le proclama roi. Alors deux serviteurs de la reine Frédégonde,
qu’elle avait ensorcelé, par des maléfices, s’approchèrent de lui sous quelque
prétexte, armés de forts couteaux, vulgairement appelés scramasax,
et dont la lame était empoisonnée, et le frappèrent chacun dans un des flancs.
Il poussa un cri et tomba, et peu de temps après rendit l’esprit
[fin 575]. Charégisile son chambellan périt aussi dans cette
occasion, et Sigila, venu du pays des Goths, y fut aussi extrêmement blessé ; le
roi Chilpéric l’ayant pris ensuite, lui fit brûler toutes les jointures en lui
appliquant des fers rougis et tous ses membres ayant été séparés les uns des
autres, il finit sa vie dans les tourments. Charégisile avait été aussi léger
dans ses actions que chargé de cupidité. Sorti de bas lieu, il prit par ses
flatteries beaucoup de crédit auprès du roi. Il envahissait les biens des
autres, violait les testaments, et il mourut de cette manière, afin que celui
qui avait souvent détruit les dernières volontés des morts n’obtint pas, au
moment où la mort vint tomber sur lui, le pouvoir de dicter lui-même ses
volontés.
Chilpéric, entre la mort et la vie, attendait, immobile et en
suspens, ce qui allait arriver de lui, lorsque des messagers vinrent lui
annoncer la mort de son frère ; alors il sortit de Tournai avec sa femme et ses
fils, et fit ensevelir Sigebert dans le bourg de Lambres [près de
Douai] ; transporté ensuite à Soissons dans la basilique de
Saint-Médard qu’il avait bâtie, Sigebert y fut enterré près de son père
Clotaire. Il mourut la quatorzième année de son règne, âgé de quarante ans.
Depuis la mort de Théodebert Ier jusqu’à celle de Sigebert, on compte vingt-neuf
ans, et dix-huit entre la mort de Sigebert et celle de son neveu Théodebert.
Sigebert mort, son fils Childebert régna à sa place.
On compte deux mille deux cent quarante ans depuis le
commencement du monde jusqu’au déluge ; neuf cent quarante-deux depuis le déluge
jusqu’à Abraham ; quatre cent soixante-deux jusqu’à l’époque où les enfants
d’Israël sortirent d’Égypte ; quatre cent quatre-vingts depuis la sortie
d’Égypte jusqu’à l’édification du temple de Salomon ; trois cent quatre-vingts
depuis l’édification du temple jusqu’à sa destruction et la transmigration à
Babylone ; six cent soixante-huit de la transmigration jusqu’à la passion de
notre Seigneur ; quatre cent douze de la passion de notre Seigneur à la mort de
saint Martin ; cent douze de la mort de saint Martin à la mort du roi Clovis ;
trente-sept de la mort du roi Clovis jusqu’à la mort de Théodebert ; vingt-neuf
de la mort de Théodebert jusqu’à celle de Sigebert, ce qui fait ensemble cinq
mille sept cent soixante-quatorze ans.
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