La bataille de Bouvines
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Avant-propos
Je ne songeais guère à la bataille de Bouvines, quand M.
le général de Galliffet m’informa qu’un comité a entrepris de célébrer cette
journée, en conviant les artistes à la représenter dans ses plus beaux
épisodes, et le public à contribuer aux frais du culte de ce souvenir
national.
Le général me nomma les membres du comité, qui sont des
écrivains, des artistes illustres et des hommes politiques de plusieurs nuances,
puis il me demanda de « faire quelque chose sur la bataille ». Je lui répondis
(c’est la pure vérité, car j’ai failli être soldat, et je regrette de ne pas
l’être) que j’étais trop heureux de servir un moment sous ses ordres.
J’ai donc relu les vieux auteurs contemporains et témoins de
l’action de Bouvines. J’ai lu avec grande attention et très vif intérêt la
restitution de la bataille dans le savant livre de M. Henri Delpech sur « La
Tactique au treizième siècle ». Et, pour obéir au général de Galliffet, j’ai
fait quelque chose sur Bouvines.
I
Bouvines, c’est bien loin de nous !
La France naissait à peine, car elle n’est pas si vieille que
nous le croyons. Notre histoire ne date pas des Mérovingiens misérables, qui se
partageaient le territoire comme un butin ― tout au plus ont-ils entrevu l’idée
d’une Francia ― ; ni des grands Carlovingiens, pour qui notre pays
n’était qu’une province dans la chrétienté, dont ils étaient les chefs
temporels.
Les Capétiens sont notre première race royale française. Ils
nous avaient donné, avant le vainqueur de Bouvines, six rois, de tout petits
rois, bien qu’ils fussent des ambitieux et des hommes d’action. Leur titre de
reges Francorum et leur dignité d’oints du Seigneur ne leur
procuraient ni l’argent, ni la force, ces moyens éternellement nécessaires de la
puissance politique. Ils possédaient en propre quelques comtés dans la région de
la moyenne Seine et de la moyenne Loire. Autour d’eux, au Nord, à l’Ouest, au
Sud, à l’Est, leurs vassaux faisaient barrière, et des vassaux étaient souvent
des ennemis.
Le septième roi, Philippe, avait rompu la barrière du côté de
l’Ouest. Là, de la Somme aux Pyrénées, régnait le plus puissant des vassaux du
roi de France, roi lui-même. Par jugement et par force, Philippe prit à ce
vassal-roi, Jean d’Angleterre, la Normandie, le Poitou, le Maine, la Touraine et
l’Anjou, triplant ainsi son domaine, ou, comme on disait, les terres
d’obéissance le roy.
La Normandie était la plus belle province de la chrétienté.
Elle avait Rouen, la ville forte, défendue par son fleuve, par un double rempart
et un triple fossé, et Caen, « si riche en églises, en maisons et en hommes,
qu’elle se reconnaissait à peine inférieure à Paris ». Elle avait des villes
épiscopales et des forteresses, comme le Château-Gaillard, qui enroulait sur sa
roche à pic des anneaux de rempart, semblable à un serpent dont la tête
formidable était le donjon. Le Maine avait le Mans, la vaillante commune ; la
Touraine, Tours, « riche en arbres et en grains, puissante par son clergé et
décorée par la présence du corps très saint de l’apôtre des Gaules, Martin ».
Angers, la capitale de l’Anjou, était célèbre « par ses champs chargés de
vignes, qui fournissent à boire aux Normands et aux Bretons, et font que les
seigneurs de cette terre ne manquent jamais d’argent ». Poitiers était une des
capitales du Midi aquitain.
Ile-de-France et Orléanais, voilà le pays natal du roi de
France ; Normandie, Maine, Touraine, Anjou, Poitou, sont les premières
conquêtes, au sortir du berceau. Ces pays donnaient à Philippe, en même temps
que leurs richesses et leurs hommes d’armes, le contact avec la mer et ouverture
sur le Midi.
La France naissante n’avait pas encore conscience
d’elle-même. Il faut prendre garde ici d’usurper sur l’avenir. C’était le propre
de la féodalité de compliquer les sentiments comme les conditions des hommes, de
régler les rapports des terres et des personnes par des droits et par des
devoirs immédiats et très précis, sur un fond d’idées et de notions très
générales.
Les Normands savaient bien qu’ils étaient du royaume de
France (ceci est l’idée générale), mais ils obéissaient à leur duc et
admettaient sans difficulté ni scrupule, que ce duc fût roi d’Angleterre. Ils ne
haïssaient pas l’Anglais, n’ayant aucune raison de le haïr. Ils n’étaient ni de
vaincus, ni des opprimés. Ils ne subissaient pas une loi étrangère. Ils étaient
et demeuraient des Normands.
Le roi d’Angleterre lui-même ne se sentait pas anglais. Sa
famille, qui était angevine, avait succédé par légitime héritage à la famille
normande sur le trône d’outre-mer. Il était, si l’on peut dire, un
Anglo-Français, avec une préférence marquée pour le pays et pour les choses de
France. Il parlait notre langue, vivait surtout en France, et c’était à Rouen ou
à Fontevrault, en Anjou, non pas à Londres, qu’il dormait le dernier sommeil.
Quand les nations seront faites, apparaîtra la haine entre
peuples, signe redoutable et inhumain de l’éveil d’une conscience nationale. Ne
les introduisons pas trop tôt dans l’histoire. Oublions nos sentiments
d’aujourd’hui pour nous représenter l’état singulier et pittoresque, ce je ne
sais quoi d’indécis, de vague, ce point du perpétuel devenir où se
trouvait la France au début du treizième siècle. Il y avait alors un royaume de
France, mais qui ne comprenait pas toute la France, puisque des pays vraiment
français, comme la Lorraine, étaient hors des frontières, en terre d’empire. Et,
dans ce royaume incomplet, combien de seigneurs français connaissaient à peine
leur suzerain le roi ! Les hauts barons vivaient de leur vie propre, même dans
la Champagne voisine, même dans la Bourgogne, dont le duc était un Capétien, à
plus forte raison dans le pays de Toulouse et de Narbonne, aux bords de la
Méditerranée, au pied des Pyrénées.
Cette mer et cette montagne, c’était au bout du monde !
Lorsque Suger, conseiller de Louis VI, le grand-père de
Philippe-Auguste, veut prouver que son maître a « les mains longues », il écrit
sur un ton d’emphase que la puissance du roi s’étend « jusqu’au fond du
Berri » ! Louis VII, père de Philippe-Auguste, s’étonne que l’évêque de Mende se
soit rendu auprès de lui pour reconnaître qu’il tient son évêché de la Couronne.
« On n’avait jamais vu, dit-il dans l’acte dressé à cette occasion, un évêque du
Gévaudan, cette terre difficile et montueuse, venir à la cour pour y faire foi
et hommage ».
Paris aujourd’hui n’est pas si loin de l’Amérique qu’il
n’était alors des extrémités du royaume.
C’est pourquoi les conquêtes de Philippe-Auguste sur Jean
d’Angleterre étaient si importantes. Elles mettaient sous l’obéissance le
roy des terres très vastes, de nouveaux contribuables et de nouveaux
vassaux. Elles armaient d’une force réelle la puissance idéale du roi.
Elles allongeaient ses « longues mains ».
A peine maître du Poitou, Philippe recueillait en Périgord
des hommages que ses prédécesseurs n’avaient pas reçus. Ailleurs, dans le Midi,
les croisés de la guerre albigeoise, ces furieux exaltés par toutes sortes de
passions, achevaient leur œuvre sanglante dont la royauté recueillera les
profits, après s’être lavé les mains du sang versé par autrui.
Au Nord et à l’Est, comme vers les deux autres points
cardinaux, Philippe gagne, gagne toujours. Il a conquis l’Amiénois et le
Vermandois, c’est-à-dire les vallées de l’Oise et de la Somme, sur le comte de
Flandre, très haut et très riche seigneur, qui, relevant à la fois de la France
et de l’empire, cherche dans l’empire un appui contre la France. Dans la région
belge et lorraine, le roi a des intelligences. Un grand rêve vague hante son
esprit. Peut-être veut-il pousser la frontière jusqu’aux vieilles limites de la
Gaule. Peut-être veut-il davantage. Les poètes et les savants de sa cour parlent
d’une restauration de l’empire de Charlemagne au profit du fils de Philippe, qui
descend, par les femmes, du grand empereur des Francs.
Ces Français du treizième siècle veulent déjà que leur France
soit glorieuse. Ils n’admettent pas qu’aucune puissance sur terre soit
supérieure à celle de leur roi. Ils se révoltent à l’idée que l’empereur
allemand qualifie la France de province de l’empire, et le roi de roitelet,
regulus.
Les acquisitions de Philippe-Auguste, ces ambitions, ces
rêves, cette haute idée de la France, tout cela était en jeu le jour de la
bataille de Bouvines.
II
Quels étaient les ennemis de la France ?
L’Anglais, d’abord ; puis le Flamand ; puis l’empereur
d’Allemagne.
Jean d’Angleterre n’a pas combattu à Bouvines. Parti de la
Rochelle en février 1214, pour se diriger vers le Nord où se rassemblaient ses
alliés, il avait eu sa défaite à lui, terminée en désastre. Mais Salisbury
représentait à l’armée du Nord le roi d’Angleterre.
Le plus puissant des coalisés était Ferrand de Flandre ; le
plus haut en dignité, Otton, l’empereur d’Allemagne.
Otton n’était pas assuré sur son trône. La querelle de
l’empire et du sacerdoce durait encore. Excommunié par le pape, qui lui avait
suscité un rival, en guerre avec son clergé, délaissé par un grand nombre de ses
vassaux, Otton ne régnait plus guère que sur son patrimoine de Brunswick. Il
n’avait de serviteurs que dans l’Ouest, aux confins disputés d’Allemagne et de
France.
Comme Philippe-Auguste était alors l’allié du pape et qu’il
soutenait le rival d’Otton, celui-ci combattait pour sa couronne. Cette guerre
est donc un épisode de la lutte des deux pouvoirs spirituel et temporel. Au
moyen âge, les incidents de la vie politique se compliquaient du conflit des
grandes idées solennelles et mystiques si chères à nos aïeux : César et saint
Pierre allaient se rencontrer à Bouvines. Mais à Bouvines, il y a aussi du
moderne.
Ceci, d’abord, que la coalition contre la France a été faite
et payée par le roi d’Angleterre : déjà l’or de la perfide Albion ! Ceci, que
l’Angleterre et les Pays-Bas sont unis étroitement contre nous. Ceci, que les
hommes de la zone entre France et Allemagne hésitent entre l’une et l’autre ;
que les livres tournois de Philippe-Auguste sont bien accueillies en terre
d’empire, comme le seront plus tard les écus de Louis XIV. Ceci, que le
Luxembourg est demeuré neutre ; que le Brabant a beaucoup hésité (le Brabant,
capitale Bruxelles) entre l’empereur Otton et Philippe de France, et qu’il a été
obligé, en fin de compte, de combattre avec Otton. Ceci enfin, que les coalisés
préparaient un partage de la France : Otton, distribuant les territoires,
promettait Paris à Ferrand de Flandre.
La pauvre France paraissait à peine qu’on la voulait annexer
à la Belgique. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil.
L’ennemi, d’ailleurs, avait le droit de compter sur la
victoire. Otton, venu cum paucis militibus (une
cinquantaine de chevaliers allemands), n’avait sous ses ordres immédiats que
quelques milliers d’hommes, cavaliers et fantassins de Lorraine, de Limbourg, de
Namur et de Brabant ; mais Salisbury commandait à une trentaine de mille hommes.
Quant à la Flandre, sans parler de ses cavaliers de fiefs et de communes, elle
« avait versé par les larges portes de ses cités » de Gand, d’Ypres, de Bruges,
d’Oudenarde, de Courtrai, etc., une fourmilière énorme de 40,000 fantassins.
Au roi Philippe, la noblesse et les communes du domaine
royal, les vassaux de France et leurs communes avaient donné environ 25,000
hommes. Nous allions combattre un contre trois.
III
Philippe ne marcha pas sur Valenciennes où l’ennemi
l’attendait, couvert par des forêts marécageuses. C’est par l’infanterie
surtout que les coalisés l’emportaient sur le roi, et il savait combien
était redoutable la milice flamande, quand elle se trouvait bien retranchée.
Il avait mis tout son espoir en sa chevalerie et en sa cavalerie. « Que les
Teutons combattent à pied, dit un des poètes qui ont chanté la bataille ;
toi, Français, combats toujours à cheval ».
Tu, Gallice, pugna, Semper
eques...
Au lieu de se diriger au Sud-Ouest, vers Valenciennes, il
fait une pointe au Nord-Ouest, jusqu’à Tournai, comme s’il voulait passer
l’Escaut et prendre ainsi les Impériaux à revers. Otton s’ébranle vers Tournai.
Philippe aussitôt bat en retraite sur Péronne, sachant bien ce qu’il faisait,
voulant attirer l’ennemi sur un champ favorable, car il avait résolu de se
battre « en plaine, à plat, à découvert ». L’ennemi le suit.
Le 27 juillet, l’avant-garde française, composée surtout de
milices que précédait l’oriflamme, avait franchi le pont de Bouvines, sur la
Marque. La journée était belle et le soleil de midi flamboyait. Le roi se
délassait un moment, et mangeait au pied d’un frêne, tout près d’une église
dédiée à saint Pierre, quand des messagers accoururent, annonçant à grandes
clameurs que l’ennemi arrivait, et qu’il avait engagé l’action contre
l’arrière-garde, qui pliait.
Philippe se lève, embrasse à grands bras les chevaliers de sa
maison, Montmorency et Guillaume des Barres, et Michel de Harnes, et Mauvoisin,
et Gérard la Truie, celui-ci venu de Lorraine tout exprès pour combattre les
Allemands. Puis, le roi entre dans l’église. Il n’est pas vrai qu’il déposa sa
couronne sur l’autel pour l’offrir au plus vaillant, car le roi de France était,
par profession, le plus vaillant, et sa couronne ne lui appartenait pas. Dieu
l’avait commise à Hugues de France et à la race qui sortirait des reins de ce
prince jusqu’à la consommation des siècles.
Aussi bien n’était-ce pas le temps de discourir. Le roi pria
brièvement. Je voudrais bien qu’il eût dit la prière que lui prête un chantre
français de la bataille, car elle est bien jolie : « Seigneur, je ne suis qu’un
homme, mais je suis roi de France ! Vous devez me garder, sans manque.
Gardez-moi et vous ferez bien. Car par moi vous ne perdrez rien. Or donc,
chevauchez, je vous suivrai, et partout après vous j’irai... »
Il sort de l’église, « rayonnant de joie, comme si on l’eût
invité à une noce ». Il monte à cheval, et, « haut sur son haut destrier », se
précipite dans l’avant-garde ennemie, qu’il arrête par son choc. Après quoi, il
retourne vers les siens, qui se mettent en bataille.
Les deux armées s’allongent l’une en face de l’autre. On
n’entend pas un mot : L’un ost ne l’autre mot ne sonne...
Philippe adresse aux siens un petit sermon. Il leur dit que
toute sa foi est en Dieu, qu’Otton, excommunié par le seigneur pape, ne peut
manquer d’être vaincu : « Nous, nous sommes chrétiens, nous jouissons de la
communion et de la paix de Sainte Eglise... Dieu, malgré nos péchés, nous
accordera la victoire sur ses ennemis et sur les nôtres ». Les chevaliers lui
demandent sa bénédiction. Le roi, élevant la main, les bénit. Les trompes
sonnent « à grans alaines et alonges ». Le chapelain placé derrière Philippe
entonne avec son clerc le psaume : « Béni soit le Seigneur, qui est ma force et
qui instruit mes mains au combat » ; puis le : « Seigneur, le roi se réjouira en
votre force ». Jusqu’à la fin, « ils chantèrent comme ils purent, car les larmes
s’échappaient de leurs yeux et les sanglots se mêlaient à leurs chants ».
Ainsi parle le propre chapelain de Philippe, Guillaume le
Breton, qui nous a conté la bataille en prose et en vers. Mais quelles scènes à
tenter les artistes de la commémoration de Bouvines ! Quel geste que celui de la
bénédiction par un roi qui est à la fois prêtre et chevalier, Moïse et Aaron !
IV
La bataille dura de midi jusqu’au soleil couché. Elle fut
très belle.
Les fronts adverses s’étendaient tout voisins l’un de
l’autre, l’aile gauche française et l’aile droite ennemie vers la Marque, la
première gardant le pont de Bouvines.
A notre aile gauche étaient Dreux et son frère Philippe,
évêque de Beauvais ; puis Nivelle et Saint-Waléry. A l’aile droite impériale,
Boulogne et Boves, deux vassaux traîtres au roi de France, puis Audenarde et
Salisbury. A notre droite, Champagne, Montmorency, Bourgogne, Saint-Pol,
Beaumont, Melun et Guérin, l’évêque de Senlis ; en face, Flandre. Aux deux
centres, Philippe et Otton.
Sur tous les points, excepté à notre aile droite et à l’aile
gauche ennemie, où il n’y avait que de la cavalerie, l’infanterie était rangée
devant les chevaux, en masse trois fois plus profonde chez les Impériaux que
chez les Français.
Près de Philippe, Montigny, un chevalier pauvre mais vaillant
(c’est la vaillance et la force corporelle qui importaient) levait la bannière
rouge fleurdelisée. Près d’Otton, sur un char doré, se dressait un pal, autour
duquel s’entortillait un dragon, ouvrant une large gueule et dont la queue et
les ailes se gonflaient et s’agitaient au moindre souffle ; au-dessus du monstre
planait l’aigle de l’empire aux ailes d’or.
Otton apercevait la bannière rouge, et Philippe l’aigle d’or.
Aucun obstacle entre les deux armées ; elles allaient se heurter poitrine contre
poitrine, sous le grand soleil. Philippe avait le champ de bataille désiré ;
c’était, comme dit le bon chapelain, un bien bel endroit pour se tuer :
dignus caede locus.
La journée fut commandée, non par le roi, mais, comme nous
dirions aujourd’hui, par son chef d’état-major général, Guérin de Montaigu, un
religieux, frère profès de l’Ordre du Temple, évêque de Senlis, une des
meilleures têtes de France et le principal conseiller de la couronne. Guérin ne
tira point l’épée, puisque l’Eglise défend de verser le sang ; mais il plaça les
troupes, exhorta les chefs et les soldats, leur parlant de Dieu et du roi, de
leur foi et de leur vaillance, et de l’honneur de la nation.
Guérin était un vrai général, qui trouva un bon plan sur le
terrain même : l’aile gauche et le centre devaient tenir ferme, pendant que
l’aile droite attaquerait Ferrand, et, après l’avoir défait, se précipiterait
sur le centre ennemi.
Otton, au contraire, cédant à la colère, « qui conseille mal
sur le champ de bataille », voulait jeter sur le centre français les plus
grandes forces possibles empruntées à toute sa ligne, et s’y porter lui-même
pour saisir le roi mort ou vif, car cet empereur d’Allemagne disait : « Si le
roi de France n’existait pas, nous n’aurions à redouter sur terre aucun
ennemi ».
Notre armée était mieux commandée que la sienne et plus
mobile. Elle était formée par sections qui se déplaçaient aisément et
combinaient avec rapidité les troupes à pied et les troupes à cheval. Notre
cavalerie échelonnée allait combattre à tour de rôle, pendant que celle de
l’ennemi donnerait en masse toute la journée. Si peu nombreux que nous fussions,
nous avions des troupes de soutien. Les nôtres enfin étaient plus adroits dans
l’escrime à cheval. Ils avaient le coup d’œil plus prompt et la résolution plus
claire. Pour la bravoure, les adversaires se valaient.
V
Sur le fond de la grande mêlée se détachent les épisodes
héroïques.
A notre droite, Champagne arrête Flandre par une charge
furieuse, au moment où celui-ci, pour obéir à l’ordre d’Otton, se porte contre
le centre français. L’aile gauche ennemie, affaiblie par le départ de Ferrand,
est assaillie par Bougogne, Saint-Pol, Montmorency, Beaumont et Melun. Ici,
Saint-Pol est le héros de la journée. Il traverse la chevalerie flamande, à fond
de train, ne s’engage pas ; arrivé derrière les lignes, il forme en demi-cercle
ses cavaliers, et charge à revers sur un autre point, enveloppant dans cette
courbe les ennemis qu’il culbute. Puis il se repose et recommence. Après une de
ces charges, il aperçoit un de ses chevaliers retenu dans les rangs des
Flamands. Il se penche sur son cheval dont il embrasse le cou à deux bras,
presse la bête à grands coups d’éperon, rompt le cercle qui entoure son homme,
se redresse, tire l’épée, frappe, dégage le chevalier et rejoint son poste de
repos, accablé de coups, mais invulnérable sous son armure.
Cependant, au centre, le roi de France est en grand péril.
L’énorme masse des piétons flamands pénètre en coin à travers les milices
françaises et s’approche de Philippe, que l’empereur s’apprête à charger. Alors,
pendant que le roi, avec une partie des siens, tient tête aux communiers,
Guillaume des Barres et d’autres chevaliers, traversant ou tournant l’infanterie
flamande, vont se placer derrière elle, face à Otton qui la suit. Étrange
mêlée ! Philippe avait devant lui les fantassins flamands, au delà Guillaume des
Barres, qui lui tournait le dos et chargeait Otton.
Le roi de France bouscule la piétaille pour rejoindre ses
chevaliers, mais cette foule l’arrête. Avec ses lances, pointues comme une alène
ou armées d’un crochet saillant, elle fait le siège de Philippe, ― car un
chevalier était une fortification qui marchait et combattait.
Le roi tenait bon, solide en selle, n’inclinant ni à droite
ni à gauche, frappant, tuant, avançant toujours. Mais le crochet d’une pique a
pénétré sous le menton et s’est pris dans les mailles du haubert. Philippe, pour
l’arracher, tire, se penche en avant ; une poussée le fait tomber sous son
cheval. Les piques et toutes les armes s’abaissent sur lui. « Ainsi, dit le
chapelain, qui sans doute ne chantait plus, le roi étendu sur une place indigne
de luii, n’y put même jouir du repos qu’on trouve à être couché ».
Heureusement l’étoffe de fer est très solide. Les pointes
roturières ne trouvent pas le chemin de la vie du roi de France. L’escorte de
Philippe fait un effort suprême ; Montigny agite la bannière. Tous appellent à
la rescousse Guillaume des Barres par le cri : « Aux Barres ! aux Barres ! »
Quand Guillaume des Barres « oï tex paroles », il laissa une partie de ses
chevaliers devant Otton, se jeta sur les Flamands qu’il prit à revers, et arriva
auprès du roi. Philippe s’était relevé « par la force qui lui était
naturelle » ; il se remit en selle. Dès lors, ce fut un immense massacre de
cette infanterie débandée. Jusqu’au soir, Philippe et ses chevaliers tuèrent et
tuèrent ces vilains, qui avaient osé s’attaquer à la personne sacrée du roi de
France.
Guillaume des Barres a regagné son poste devant Otton. Il
s’acharne contre l’empereur avec Pierre Mauvoisin et Gérard la Truie. Pierre a
saisi la bride du cheval impérial. Gérard la Truie frappe Otton en pleine
poitrine d’un coup qui s’émousse ; il redouble, mais le cheval, qui fait un
mouvement de tête, reçoit la pointe dans l’œil, se lève sur les pieds de
derrière, dégage sa bride, tourne et s’emporte. Guillaume le suit à fond de
train. Le cheval d’Otton s’abat, tué par sa blessure ; un des hommes de
l’empereur lui donne le sien, mais Guillaume l’a rejoint. Déjà il avait saisi
l’empereur par derrière, enfonçant ses doigts vigoureux entre le casque et le
cou, quand un des Allemands frappe au flanc le cheval du Français, qui tombe à
terre.
Ainsi fut sauvé des mains du plus redoutable jouteur de la
chrétienté Otton, l’empereur excommunié, mais le péril lui avait fait perdre
l’esprit. « Et s’en alla li empereires en Allemaigne, » dit un chroniqueur.
Otton continua de courir, en effet, et ne s’arrêta qu’à Valenciennes. Quant à
Guillaume, presque seul en arrière des lignes ennemies, entouré, harcelé, il
fait front partout, jusqu’à ce qu’il soit délivré par une charge du sire de
Saint-Waléry.
La fuite d’Otton n’arrêta point la lutte. Chevaliers
d’Allemagne et chevaliers de France s’embrassèrent en étreintes mortelles. Jetés
bas par leurs chevaux éventrés, ils s’empoignaient. C’étaient des corps à corps
sans nombre, car il n’y avait plus d’espace pour les coups d’épée. Un géant,
parmi les chevaliers de France, Étienne de Longchamp, « homme aux membres
immenses, qui ajoutait la vigueur à son immensité et l’audace à sa force »,
saisissait les Allemands par le cou ou par les reins et, sans blessure, les
tuait. Un de ses adversaires, près d’expirer, enfonça son fer dans la petite
« fenêtre » du heaume d’Étienne. Ils tombèrent l’un sur l’autre, morts à
quelques pas du roi de France qui les regardait.
Avant la fin de la journée, la plupart des Allemands étaient
pris. Au centre de la bataille, l’ennemi, sans direction, combattait sans
espoir.
VI
A notre gauche, la journée fut un moment compromise. Le
comte de Dreux, qui était le plus proche du centre, fut assailli par le
traître Boulogne. Celui-ci avait fait de son infanterie rangée en cercle une
forteresse, qui s’ouvrait pour laisser passer ses charges, le recueillait au
retour et se refermait, piques baissées.
Plus loin, à notre extrême gauche, Ponthieu avait affaire à
Salisbury et à son infanterie. Là se trouvaient les plus redoutables des
fantassins, les Brabançons. Ponthieu s’usa contre leurs piques, qui éventrèrent
ses chevaux. Salisbury le mit alors en tel désordre, qu’il eût pu s’emparer du
pont de Bouvines.
C’est sans doute à ce moment que les sergents à masse, gardes
du corps du roi, qui étaient chargés de la défense du pont, promirent à
Notre-Dame de lui bâtir une belle église si elle daignait leur être secourable.
Mais Salisbury laisse Ponthieu se défendre contre les Brabançons « avec ses
pieds et avec ses mains », l’épée des chevaliers démontés ne pouvant rien contre
les piques. Ponthieu sera enfin délivré de ces communiers par ses propres
communes. Quant à l’Anglais, il se tourne vers le comte de Dreux, qui est
toujours aux prises avec Boulogne. Il va le prendre en flanc, mais l’évêque de
Beauvais voit le péril du comte son frère.
Ce prélat, à sa façon, observait les lois de Sainte Eglise.
Comme Guérin de Senlis, il ne portait pas l’épée, qui verse le sang : il tenait
une masse d’armes et son bras était assez fort pour la lever, l’abaisser, la
relever et l’abaisser encore. Chaque coup tombant comme un boulet broyait un
crâne ; la masse d’armes agissait comme le canon, un canon qui avait un mètre de
portée. Le fort évêque cassa ainsi, selon le mot de l’Écriture, la tête de
beaucoup, entre autres celle de Salisbury, « qu’il envoya jeter sur la terre le
dessin de son long corps ».
Après cette charge de l’évêque et de ses chevaliers, les
Anglais, affolés, disparurent. A notre gauche, Boulogne seul tenait encore dans
sa tour vivante, d’où partaient ses sorties furieuses.
La victoire enfin se décida, là où les Français avaient pris
l’offensive, à l’aile droite.
Saint-Pol et Montmorency, quand ils ont exterminé l’extrême
aile gauche impériale, se joignent contre Ferrand à Champagne et à Bourgogne.
Ferrand ne s’était pas reposé, pas une minute ! Criblé de coups, blessé,
assailli par trois adversaires, il se rend « hors de souffle à force d’avoir
combattu ». Tous les siens furent tués ou pris, hormis ceux qui honteusement
s’enfuirent.
Ce fut alors, sur tout le champ de bataille, la débandade de
l’ennemi.
Guillaume, le chapelain, voit se confondre dans la panique
Ardennais, Saxons, Allemands, Flamands et Anglais. Au centre, demeurent sept
cents piétons de Brabant, ferme épave de cette infanterie qui avait pénétré
jusqu’au roi Philippe, reste d’un massacre qui avait duré tout le jour. Chargés
par Saint-Waléry, ils sont tués jusqu’au dernier.
Le soleil descendait vers l’Océan. Ses derniers rayons
éclairèrent un spectacle superbe. De tous les ennemis de Philippe, un seul,
« les flancs découverts par la déroute, » continuait à se battre : c’était
Boulogne. Les Français, oubliant sa trahison, admiraient le héros désespéré
« dont la bravoure innée attestait la naissance française ». Le bon chapelain
décrit ce personnage « fantastique », qui se détachait sur ce fond de soleil
couchant : Boulogne, dont l’épée avait été brisée, tenait un frêne dans sa main.
Sur son heaume se dressaient deux noirs fanons de baleine.
Le roi envoie contre lui trois mille cavaliers qui le coupent
de sa retraite vers la tour vivante. Celle-ci est bientôt détruite. L’escorte de
Boulogne, assaillie de toutes parts, se disperse. Dans le champ immense
« bouillonnant plus de fuyards », le comte ne garde auprès de lui que cinq
fidèles. Une idée folle lui passe par la tête. Il pique vers le roi, résolu à
mourir en le tuant. Mais Pierre de La Tournelle se glisse sous son cheval, qu’il
frappe d’un coup de poignard. Boulogne gît sur le dos, la cuisse droite sous son
cheval mort. Plusieurs se précipitent pour le prendre ; il se débat. Un valet,
du nom de Cornu, lui enlève son casque, lui laboure le visage de son couteau,
dont il essaye ensuite de faire passer la pointe sous les pans du haubert. Mais
l’évêque de Senlis survient, et Boulogne, qui le reconnaît, se rend à lui. Ce
n’est qu’une feinte : le prisonnier aperçoit un groupe de cavaliers, commandé
par Audenarde, qui s’efforce de pénétrer jusqu’à lui. Pour attendre son
libérateur, il fait semblant de ne pouvoir se tenir debout ; mais ses gardiens
l’accablent de coups, le forcent à monter sur un roussin et l’emmènent, pendant
que Gérard la Truie met la main sur Audenarde.
C’était fini, et le soleil pouvait se coucher.
VII
Sur le chemin de Paris, le retour du roi fut une longue
fête. Les rues des villes étaient tendues de courtines de soie et jonchées
de fleurs, d’herbes et de branches vertes. Dans les champs, les
moissonneurs, du plus loin qu’ils apercevaient le cortège, accouraient, la
faux suspendue au cou. Ils criaient : Noël ! au roi, puis ils s’approchaient
du char où Ferrand de Flandre était couché, chargé de chaînes. Ces petites
gens gouaillaient ce grand, qui avait trouvé plus fort que lui : « Ferrand,
criaient-ils, te voilà ferré ! »
Paris attendait impatiemment le vainqueur, les écoliers
surtout. Philippe avait annoncé la victoire à l’Université : « Louez Dieu, mes
très chers amis, lui avait-il écrit, car nous venons d’échapper au plus grave
danger qui nous pût menacer ! » Les écoliers se firent la part la plus belle
dans le chant des hymnes et des cantiques, dans les cris de joie, dans les
festins et les danses qui se prolongèrent pendant sept jours et sept nuits, car
la nuit, éclairée par des flambeaux, brillait comme le jour.
Comme je voudrais pouvoir me bien représenter l’état d’esprit
de ceux qui festoyaient ainsi !
J’ai connu, il y a vingt-neuf ans, une grande joie nationale,
celle d’un peuple heureux d’être vainqueur et d’affranchir par sa victoire un
autre peuple ; puis, il y a dix-neuf ans, une grande douleur nationale. En 1859,
la joie éclairait tous les visages ; dans les premiers jours d’août 1870, les
têtes, courbées sous le même poids, regardaient le pavé des rues.
Pour que des hommes, répandus sur un vaste territoire, très
différents par la condition et par l’esprit, comprennent et sentent tous, tout
de suite, de la même façon, une même chose ; pour qu’une nouvelle criée dans les
rues de Bordeaux et de Lille, de Rennes et de Lyon, de Toulouse et de Nancy,
donne à tous les cœurs le même battement et le même air à tous les visages, il a
fallu la collaboration de la nature, du temps et des hommes : un sol qui permît
l’unité nationale, une suite de siècles, la politique de nos rois qui nous a
rassemblés dans l’obéissance et dans le culte de la grandeur française, la
Révolution qui a fait chacun de nous un copropriétaire de la patrie, responsable
des communes destinées.
Mais les Français du treizième siècle ? Ils ne voyaient pas
l’unité du sol ; ils n’avaient ni devant les yeux ni dans l’esprit la carte de
notre France. Leur regard s’arrêtait aux reliefs, effacés aujourd’hui, des
frontières de fiefs, des remparts de châteaux et de villes, des privilèges de
personnes et de lieux, des coutumes et des dialectes divers.
Que leur a dit la bataille de Bouvines ?
Elle a réjoui les grands et les petits, les nobles et les
vilains : ceux-là, parce que l’honneur de leur chef de guerre était leur propre
honneur ; ceux-ci, parce qu’il est beau d’avoir pour maître un victorieux, puis
encore parce que le roi Philippe avait châtié des féodaux révoltés et ferré ce
Ferrand.
Est-il vrai que la présence sur le champ de bataille
d’évêques, de barons et de communiers ait rapproché les trois ordres et leur ait
donné l’idée d’une nation, comme nous la comprenons aujourd’hui ou comme l’ont
sentie, longtemps après Bouvines, les Français de l’ancien régime ? Je ne le
crois pas. Encore une fois, n’allons pas si vite. Il n’y avait pas, au début du
treizième siècle, d’ordres nettement constitués. On ne connaissait pas la
théorie des trois frères, le clerc qui prie, le noble qui combat, le vilain qui
travaille et qui paye. Le tiers état n’était pas né. Chaque commune agissant
pour son compte particulier, avait envoyé son contingent à Bouvines sur l’ordre
du roi, si elle relevait de lui, ou bien sur l’ordre de son seigneur
particulier ; car une commune était un vassal, qui avait sa place dans la
hiérarchie féodale.
Au retour de la bataille, les miliciens rentrés dans leurs
villes se sont complus sans doute au récit des exploits des gens de commune,
pendant que les châteaux célébraient Saint-Pol ou Guillaume des Barres, et les
palais d’évêques, Philippe de Beauvais ou Guérin de Senlis. Mais la notion d’un
ordre distinct, assez claire pour les nobles, plus claire pour les évêques,
était tout obscure pour les communes. Nul n’avait le sentiment, même vague,
d’une démocratie française, qui eût son rôle à jouer dans la paix comme dans la
guerre. La fusion des trois ordres, consommée en juin 1789, n’a pas commencé en
juillet 1214.
Ce qui est vrai, c’est que tous, clercs, chevaliers et
communiers, ont goûté le parfum de cette fleur d’orgueil qui éclôt de la
victoire. Ils se sont sentis grandis et glorifiés en la personne du roi que la
journée de Bouvines a fait plus grand et plus glorieux.
En lui, le roi, en lui seul, est l’unité de la nation
naissante. C’est lui, le personnage à la fois réel et mystique, l’homme sacré
par l’huile miraculeuse et le politique avisé, le prêtre qui bénit et le soldat
qui tue, c’est lui qui représentait la France à Bouvines. Il la contenait en lui
tout entière. Si, au lieu de mettre en fuite l’Angleterre et l’Allemagne, il
avait été vaincu, qui sait de combien d’années la France eût été retardée ?
Bouvines a donné à notre pays, avec la sécurité de son
berceau, belle figure dans le monde.
Les pays d’obéissance le roy ont le mieux
célébré la journée ; mais dans tout le royaume de France, hors du royaume, à
Rome où la défaite de l’empereur excommunié s’ajoute aux victoires de l’apôtre
Pierre, en Terre-Sainte, partout où il y avait des chevaliers et où l’on disait
les belles histoires héroïques du temps de Charlemagne, cette gloire sacra la
vraie France, celle dont l’histoire, sans interruption, continuera jusqu’à nous.
C’est pourquoi le souvenir de Bouvines doit demeurer
national. Je me fais gloire de quêter pour l’Œuvre de la commémoration de cette
journée. Je me réjouis de l’occasion qui m’a été offerte de mettre cette grande
action dans son jour indécis, loin de la netteté crue des faits modernes, dans
la poésie de sa lumière d’aurore.
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