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Je m’imagine qu’Annibal disait très peu de bons mots, et qu’il en 
disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J’ai du 
regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de 
l’Antiquité ; je voudrais qu’il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer 
et sait si bien les faire mouvoir. 
Encore faudrait-il que les discours qu’on fait tenir à 
Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua 
qu’il en prévoyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à 
désespérer des peuples qui s’étaient donnés à lui, et à décourager une armée qui 
attendait de si grandes récompenses après la guerre. 
Comme les Carthaginois, en Espagne, en Sicile, en Sardaigne, 
n’opposaient aucune armée qui ne fût malheureuse, Annibal, dont les ennemis se 
fortifiaient sans cesse, fut réduit à une guerre défensive. Cela donna aux 
Romains la pensée de porter la guerre en Afrique ; Scipion y descendit ; les 
succès qu’il y eut obligèrent les Carthaginois à rappeler d’Italie Annibal, qui 
pleura de douleur en cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de fois 
vaincus. 
Tout ce que peut faire un grand homme d’État et un grand 
capitaine, Annibal le fit pour sauver sa patrie. N’ayant pu porter Scipion à la 
paix, il donna une bataille où la Fortune sembla prendre plaisir à confondre son 
habileté, son expérience et son bon sens. Carthage reçut la paix, non pas d’un 
ennemi, mais d’un maître : elle s’obligea de payer dix mille talents en 
cinquante années, à donner des otages, à livrer ses vaisseaux et ses éléphants, 
à ne faire la guerre à personne sans le consentement du peuple romain ; et, pour 
la tenir toujours humiliée, on augmenta la puissance de Massinisse, son ennemi 
éternel. 
Après l’abaissement des Carthaginois, Rome n’eut presque plus 
que de petites guerres et de grandes victoires, au lieu qu’auparavant elle avait 
eu de petites victoires et de grandes guerres. 
Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes séparés : dans 
l’un combattaient les Carthaginois et les Romains ; l’autre était agité par des 
querelles qui duraient depuis la mort d’Alexandre ; on n’y pensait point à ce 
qui se passait en Occident ; car, quoique Philippe, roi de Macédoine, eût fait 
un traité avec Annibal, il n’eut presque point de suite, et ce prince, qui 
n’accorda aux Carthaginois que de très faibles secours, ne fit que témoigner aux 
Romains une mauvaise volonté inutile. 
Lorsqu’on voit deux grands peuples se faire une guerre longue 
et opiniâtre, c’est souvent une mauvaise politique de penser qu’on peut demeurer 
spectateur tranquille : car celui des deux peuples qui est le vainqueur 
entreprend d’abord de nouvelles guerres, et une nation de soldats va combattre 
contre des peuples qui ne sont que citoyens. 
Ceci parut bien clairement dans ces temps-là : car les 
Romains eurent à peine dompté les Carthaginois qu’ils attaquèrent de nouveaux 
peuples et parurent dans toute la terre pour tout envahir. 
Il n’y avait pour lors dans l’Orient que quatre puissances 
capables de résister aux Romains : la Grèce et les royaumes de Macédoine, de 
Syrie et d’Égypte. Il faut voir quelle était la situation de ces deux premières 
puissances, parce que les Romains commencèrent par les soumettre. 
Il y avait dans la Grèce trois peuples considérables ; les 
Étoliens, les Achaïens et les Béotiens ; c’étaient des associations de villes 
libres, qui avaient des assemblées générales et des magistrats communs. Les 
Étoliens étaient belliqueux, hardis, téméraires, avides du gain, toujours libres 
de leur parole et de leurs serments, enfin, faisant la guerre sur la terre comme 
les pirates la font sur la mer. Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des 
voisins ou des défenseurs incommodes. Les Béotiens, les plus épais de tous les 
Grecs, prenaient le moins de part qu’ils pouvaient aux affaires générales : 
uniquement conduits par le sentiment présent du bien et du mal, ils n’avaient 
pas assez d’esprit pour qu’il fût facile aux orateurs de les agiter ; et, ce 
qu’il y avait d’extraordinaire, leur république se maintenait dans l’anarchie 
même. 
Lacédémone avait conservé sa puissance, c’est-à-dire cet 
esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de Lycurgue. Les 
Thessaliens étaient en quelque façon asservis par les Macédoniens. Les rois 
d’Illyrie avaient déjà été extrêmement abattus par les Romains. Les Acarnaniens 
et les Athamanes étaient ravagés tour à tour par les forces de la Macédoine et 
de l’Étolie. Les Athéniens, sans forces par eux-mêmes et sans alliés, 
n’étonnaient plus le monde que par leurs flatteries envers les rois, et l’on ne 
montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthène, que pour proposer les 
décrets les plus lâches et les plus scandaleux. 
D’ailleurs, la Grèce était redoutable par sa situation, la 
force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats, sa police, ses 
moeurs, ses lois : elle aimait la guerre, elle en connaissait l’art, et elle 
aurait été invincible si elle avait été unie. 
Elle avait bien été étonnée par le premier Philippe, 
Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée, et les rois de Macédoine, qui ne 
pouvaient se résoudre à abandonner leurs prétentions et leurs espérances, 
s’obstinaient à travailler à l’asservir. 
La Macédoine était presque entourée de montagnes 
inaccessibles ; les peuples en étaient très propres à la guerre, courageux, 
obéissants, industrieux, infatigables, et il fallait bien qu’ils tinssent ces 
qualités-là du climat, puisque encore aujourd’hui les hommes de ces contrées 
sont les meilleurs soldats de l’empire des Turcs. 
La Grèce se maintenait par une espèce de balance : les 
Lacédémoniens étaient, pour l’ordinaire, alliés des Étoliens, et les Macédoniens 
l’étaient des Achaïens ; mais, par l’arrivée des Romains, tout équilibre fut 
rompu. 
Comme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entretenir un 
grand nombre de troupes, le moindre échec était de conséquence ; d’ailleurs, ils 
pouvaient difficilement s’agrandir, parce que, leurs desseins n’étant pas 
inconnus, on avait toujours les yeux ouverts sur leurs démarches, et les succès 
qu’ils avaient dans les guerres entreprises pour leurs alliés étaient un mal que 
ces mêmes alliés cherchaient d’abord à réparer. 
Mais les rois de Macédoine étaient ordinairement des princes 
habiles. Leur monarchie n’était pas du nombre de celles qui vont par une espèce 
d’allure donnée dans le commencement : continuellement instruits par les périls 
et par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des Grecs, il leur 
fallait gagner les principaux des villes, éblouir les peuples, et diviser ou 
réunir les intérêts ; enfin, ils étaient obligés de payer de leur personne à 
chaque instant. 
Philippe, qui, dans le commencement de son règne, s’était 
attiré l’amour et la confiance des Grecs par sa modération, changea tout à 
coup : il devint un cruel tyran dans un temps où il aurait dû être juste par 
politique et par ambition. Il voyait, quoique de loin, les Carthaginois et les 
Romains, dont les forces étaient immenses ; il avait fini la guerre à l’avantage 
de ses alliés et s’était réconcilié avec les Étoliens. Il était naturel qu’il 
pensât à unir toute la Grèce avec lui pour empêcher les étrangers de s’y 
établir ; mais il l’irrita, au contraire, par de petites usurpations, et, 
s’amusant à discuter de vains intérêts, quand il s’agissait de son existence, 
par trois ou quatre mauvaises actions, il se rendit odieux et détestable à tous 
les Grecs. 
Les Étoliens furent les plus irrités, et les Romains, 
saisissant l’occasion de leur ressentiment, ou plutôt de leur folie, firent 
alliance avec eux, entrèrent dans la Grèce, et l’armèrent contre Philippe. 
Ce prince fut vaincu à la journée des Cynocéphales, et cette 
victoire fut due en partie à la valeur des Étoliens. Il fut si fort consterné 
qu’il se réduisit à un traité qui était moins une paix qu’un abandon de ses 
propres forces : il fit sortir ses garnisons de toute la Grèce, livra ses 
vaisseaux, et s’obligea de payer mille talents en dix années. 
Polybe, avec son bon sens ordinaire, compare l’ordonnance des 
Romains avec celle des Macédoniens, qui fut prise par tous les rois successeurs 
d’Alexandre. Il fait voir les avantages et les inconvénients de la phalange et 
de la légion ; il donne la préférence à l’ordonnance romaine, et il y a 
apparence qu’il a raison, si l’on en juge par tous les événements de ces 
temps-là. 
Ce qui avait beaucoup contribué à mettre les Romains en péril 
dans la seconde guerre punique, c’est qu’Annibal arma d’abord ses soldats à la 
romaine. Mais les Grecs ne changèrent ni leurs armes ni leur manière de 
combattre ; il ne leur vint point dans l’esprit de renoncer à des usages avec 
lesquels ils avaient fait de si grandes choses. 
Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut le plus 
grand de tous les pas qu’ils firent pour la conquête générale. Pour s’assurer de 
la Grèce, ils abaissèrent par toutes sortes de voies les Étoliens, qui les 
avaient aidés à vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque qui 
avait été à Philippe ou à quelque autre prince se gouvernerait dorénavant par 
ses propres lois. 
On voit bien que ces petites républiques ne pouvaient être 
que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie stupide et crurent être 
libres en effet, parce que les Romains les déclaraient tels. 
Les Étoliens, qui s’étaient imaginé qu’ils domineraient dans 
la Grèce, voyant qu’ils n’avaient fait que se donner des maîtres, furent au 
désespoir, et, comme ils prenaient toujours des résolutions extrêmes, voulant 
corriger leurs folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antiochus, 
roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Romains. 
Les rois de Syrie étaient les plus puissants des successeurs 
d’Alexandre : car ils possédaient presque tous les États de Darius, à l’Égypte 
près ; mais il était arrivé des choses qui avaient fait que leur puissance 
s’était beaucoup affaiblie. 
Séleucus, qui avait fondé l’empire de Syrie, avait à la fin 
de sa vie détruit le royaume de Lysimaque. Dans la confusion des choses, 
plusieurs provinces se soulevèrent : les royaumes de Pergame, de Cappadoce et de 
Bithynie se formèrent. Mais ces petits États timides regardèrent toujours 
l’humiliation de leurs anciens maîtres comme une fortune pour eux. 
Comme les rois de Syrie virent toujours avec une envie 
extrême la félicité du royaume d’Égypte, ils ne songèrent qu’à le conquérir ; ce 
qui fit que, négligeant l’Orient, ils y perdirent plusieurs provinces et furent 
fort mal obéis dans les autres. 
Enfin, les rois de Syrie tenaient la haute et la basse Asie. 
Mais l’expérience a fait voir que, dans ce cas, lorsque la capitale et les 
principales forces sont dans les provinces basses de l’Asie, on ne peut pas 
conserver les hautes, et que, quand le siège de l’empire est dans les hautes, on 
s’affaiblit en voulant garder les basses. L’empire des Perses et celui de Syrie 
ne furent jamais si forts que celui des Parthes, qui n’avait qu’une partie des 
provinces des deux premiers. Si Cyrus n’avait pas conquis le royaume de Lydie, 
si Séleucus était resté à Babylone et avait laissé les provinces maritimes aux 
successeurs d’Antigone, l’empire des Perses aurait été invincible pour les 
Grecs, et celui de Séleucus, pour les Romains. Il y a de certaines bornes que la 
nature a données aux États pour mortifier l’ambition des hommes ; lorsque les 
Romains les passèrent, les Parthes les firent presque toujours périr ; quand les 
Parthes osèrent les passer, ils furent d’abord obligés de revenir ; et, de nos 
jours, les Turcs, qui ont avancé au-delà de ces limites, ont été contraints d’y 
rentrer. 
Les rois de Syrie et d’Égypte avaient dans leur pays deux 
sortes de sujets : les peuples conquérants et les peuples conquis. Ces premiers, 
encore pleins de l’idée de leur origine, étaient très difficilement gouvernés ; 
ils n’avaient point cet esprit d’indépendance qui nous porte à secouer le joug, 
mais cette impatience qui nous fait désirer de changer de maître. 
Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait de 
celle de la Cour, où régnaient des successeurs de Darius, et non pas 
d’Alexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse, qui, en aucun siècle, n’ont 
quitté les cours d’Asie, régnaient surtout dans celle-ci. Le mal passa au peuple 
et aux soldats et devint contagieux pour les Romains mêmes, puisque la guerre 
qu’ils firent contre Antiochus est la vraie époque de leur corruption. 
Telle était la situation du royaume de Syrie lorsqu’Antiochus, 
qui avait fait de grandes choses, entreprit la guerre contre les Romains. Mais 
il ne se conduisit pas même avec la sagesse que l’on emploie dans les affaires 
ordinaires. Annibal voulait qu’on renouvelât la guerre en Italie, et qu’on 
gagnât Philippe, ou qu’on le rendît neutre. Antiochus ne fit rien de cela. Il se 
montra dans la Grèce avec une petite partie de ses forces, et, comme s’il avait 
voulu y voir la guerre, et non pas la faire, il ne fut occupé que de ses 
plaisirs. Il fut battu, s’enfuit en Asie, plus effrayé que vaincu. 
Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Romains comme 
par un torrent, les servit de tout son pouvoir et devint l’instrument de leurs 
victoires. Le plaisir de se venger et de ravager l’Étolie, la promesse qu’on lui 
diminuerait le tribut, et qu’on lui laisserait quelques villes, des jalousies 
qu’il eut d’Antiochus, enfin, de petits motifs le déterminèrent, et, n’osant 
concevoir la pensée de secouer le joug, il ne songea qu’à l’adoucir. 
Antiochus jugea si mal des affaires qu’il s’imagina que les 
Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais ils l’y suivirent. II fut 
vaincu encore, et, dans sa consternation, il consentit au traité le plus infâme 
qu’un grand prince ait jamais fait. 
Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que prit 
un monarque qui a régné de nos jours, de s’ensevelir plutôt sous les débris du 
trône que d’accepter des propositions qu’un roi ne doit pas entendre ; il avait 
l’âme trop fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l’avaient mis, et 
il savait bien que le courage peut raffermir une couronne, et que l’infamie ne 
le fait jamais. 
C’est une chose commune de voir des princes qui savent donner 
une bataille ; il y en a bien peu qui sachent faire une guerre, qui soient 
également capables de se servir de la Fortune et de l’attendre, et qui, avec 
cette disposition d’esprit qui donne de la méfiance avant que d’entreprendre, 
aient celle de ne craindre plus rien après avoir entrepris. 
Après l’abaissement d’Antiochus, il ne restait plus que de 
petites puissances, si l’on en excepte l’Égypte, qui, par sa situation, sa 
fécondité, son commerce, le nombre de ses habitants, ses forces de mer et de 
terre, aurait pu être formidable. Mais la cruauté de ses rois, leur lâcheté, 
leur avarice, leur imbécillité, leurs affreuses voluptés, les rendirent si 
odieux à leurs sujets qu’ils ne se soutinrent la plupart du temps que par la 
protection des Romains. 
C’était, en quelque façon, une loi fondamentale de la 
couronne d’Égypte que les soeurs succédaient avec les frères, et, afin de 
maintenir l’unité dans le gouvernement, on mariait le frère avec la soeur. Or il 
est difficile de rien imaginer de plus pernicieux dans la politique qu’un pareil 
ordre de succession : car, tous les petits démêlés domestiques devenant des 
désordres dans l’État ; celui des deux qui avait le moindre chagrin soulevait 
d’abord contre l’autre le peuple d’Alexandrie, populace immense, toujours prête 
à se joindre au premier de ses rois qui voulait l’agiter. De plus, les royaumes 
de Cyrène et de Chypre étant ordinairement entre les mains d’autres princes de 
cette maison, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait qu’il y avait 
presque toujours des princes régnants et des prétendants à la couronne, que ces 
rois étaient sur un trône chancelant, et que, mal établis au-dedans, ils étaient 
sans pouvoir au-dehors. 
Les forces des rois d’Égypte, comme celles des autres rois 
d’Asie, consistaient dans leurs auxiliaires grecs. Outre l’esprit de liberté, 
d’honneur et de gloire qui animait les Grecs, ils s’occupaient sans cesse à 
toutes sortes d’exercices du corps : ils avaient dans leurs principales villes 
des jeux établis, où les vainqueurs obtenaient des couronnes aux yeux de toute 
la Grèce ; ce qui donnait une émulation générale. Or, dans un temps où l’on 
combattait avec des armes dont le succès dépendait de la force et de l’adresse 
de celui qui s’en servait, on ne peut douter que des gens ainsi exercés 
n’eussent de grands avantages sur cette foule de Barbares pris indifféremment et 
menés sans choix à la guerre, comme les armées de Darius le firent bien voir. 
Les Romains, pour priver les rois d’une telle milice et leur 
ôter sans bruit leurs principales forces, firent deux choses : premièrement, ils 
établirent peu à peu comme une maxime, chez les villes grecques, qu’elles ne 
pourraient avoir aucune alliance, accorder du secours ou faire la guerre à qui 
que ce fût, sans leur consentement ; de plus, dans leurs traités avec les rois, 
ils leur défendirent de faire aucunes levées chez les alliés des Romains ; ce 
qui les réduisit à leurs troupes nationales. 
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