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Pendant que Rome conquérait l’univers, il y avait dans ses 
murailles une guerre cachée : c’étaient des feux comme ceux de ces volcans qui 
sortent sitôt que quelque matière vient en augmenter la fermentation. 
Après l’expulsion des Rois, le gouvernement était devenu 
aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules toutes les 
magistratures, toutes les dignités et, par conséquent, tous les honneurs 
militaires et civils. 
Les patriciens, voulant empêcher le retour des Rois, 
cherchèrent à augmenter le mouvement qui était dans l’esprit du peuple. Mais ils 
firent plus qu’ils ne voulurent : à force de lui donner de la haine pour les 
Rois, ils lui donnèrent un désir immodéré de la liberté. Comme l’autorité royale 
avait passé tout entière entre les mains des consuls, le peuple sentit que cette 
liberté dont on voulait lui donner tant d’amour, il ne l’avait pas ; il chercha 
donc à abaisser le consulat, à avoir des magistrats plébéiens, et à partager 
avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens furent forcés de lui 
accorder tout ce qu’il demanda : car, dans une ville où la pauvreté était la 
vertu publique, où les richesses, cette voie sourde pour acquérir la puissance, 
étaient méprisées, la naissance et les dignités ne pouvaient pas donner de 
grands avantages. La puissance devait donc revenir au plus grand nombre, et 
l’aristocratie, se changer peu à peu en un État populaire. 
Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés d’envie et 
de jalousie que ceux qui vivent dans une aristocratie héréditaire. Le prince est 
si loin de ses sujets qu’il n’en est presque pas vu, et il est si fort au-dessus 
d’eux qu’ils ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les choquer. Mais les 
nobles qui gouvernent sont sous les yeux de tous et ne sont pas si élevés que 
des comparaisons odieuses ne se fassent sans cesse. Aussi a-t-on vu de tout 
temps, et le voit-on encore, le peuple détester les sénateurs. Les républiques 
où la naissance ne donne aucune part au gouvernement sont à cet égard les plus 
heureuses : car le peuple peut moins envier une autorité qu’il donne à qui il 
veut, et qu’il reprend à sa fantaisie. 
Le peuple, mécontent des patriciens, se retira sur le 
Mont-Sacré. On lui envoya des députés, qui l’apaisèrent, et, comme chacun se 
promit secours l’un à l’autre en cas que les patriciens ne tinssent pas les 
paroles données, ce qui eût causé, à tous les instants, des séditions et aurait 
troublé toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu’il valait mieux créer 
une magistrature qui pût empêcher les injustices faites à un plébéien. Mais, par 
une maladie éternelle des hommes, les plébéiens, qui avaient obtenu des tribuns 
pour se défendre, s’en servirent pour attaquer : ils enlevèrent peu à peu toutes 
les prérogatives des patriciens. Cela produisit des contestations continuelles. 
Le peuple était soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens 
étaient défendus par le Sénat, qui était presque tout composé de patriciens, qui 
était plus porté pour les maximes anciennes, et qui craignait que la populace 
n’élevât à la tyrannie quelque tribun. 
Le peuple employait pour lui ses propres forces et sa 
supériorité dans les suffrages, ses refus d’aller à la guerre, ses menaces de se 
retirer, la partialité de ses lois, enfin, ses jugements contre ceux qui lui 
avaient fait trop de résistance. Le Sénat se défendait par sa sagesse, sa 
justice et l’amour qu’il inspirait pour la patrie, par ses bienfaits et une sage 
dispensation des trésors de la République, par le respect que le peuple avait 
pour la gloire des principales familles et la vertu des grands personnages ; par 
la religion même, les institutions anciennes et la suppression des jours 
d’assemblée sous prétexte que les auspices n’avaient pas été favorables, par les 
clients, par l’opposition d’un tribun à un autre, par la création d’un 
dictateur, les occupations d’une nouvelle guerre ou les malheurs qui 
réunissaient tous les intérêts, enfin, par une condescendance paternelle à 
accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les 
autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la République 
aux prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistrature que ce fût. 
Dans la suite des temps, lorsque les plébéiens eurent 
tellement abaissé les patriciens que cette distinction de famille devint vaine, 
et que les unes et les autres furent indifféremment élevées aux honneurs, il y 
eut de nouvelles disputes entre le bas peuple, agité par ses tribuns, et les 
principales familles patriciennes ou plébéiennes, qu’on appela les nobles, et 
qui avaient pour elles le Sénat, qui en était composé. Mais, comme les moeurs 
anciennes n’étaient plus, que des particuliers avaient des richesses immenses, 
et qu’il est impossible que les richesses ne donnent du pouvoir, les nobles 
résistèrent avec plus de force que les patriciens n’avaient fait ; ce qui fut 
cause de la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travaillèrent sur leur 
plan. 
Il faut que je parle d’une magistrature qui contribua 
beaucoup à maintenir le gouvernement de Rome : ce fut celle des censeurs. Ils 
faisaient le dénombrement du peuple, et, de plus, comme la force de la 
République consistait dans la discipline, l’austérité des moeurs et 
l’observation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient les abus que la 
loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir. Il y 
a de mauvais exemples qui sont pires que les crimes, et plus d’États ont péri 
parce qu’on a violé les moeurs, que parce qu’on a violé les lois. À Rome, tout 
ce qui pouvait introduire des nouveautés dangereuses, changer le coeur ou 
l’esprit du citoyen, et en empêcher, si j’ose me servir de ce terme, la 
perpétuité, les désordres domestiques ou publics, étaient réformés par les 
censeurs  : ils pouvaient chasser du Sénat qui ils voulaient, ôter à un 
chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public, mettre un citoyen 
dans une autre tribu et même parmi ceux qui payaient les charges de la ville 
sans avoir part à ses privilèges. 
M. Livius nota le peuple même, et, de trente-cinq tribus, il 
en mit trente-quatre au rang de ceux qui n’avaient point de part aux privilèges 
de la ville. « Car, disait-il, après m’avoir condamné, vous m’avez fait consul 
et censeur. Il faut donc que vous ayez prévariqué une fois, en m’infligeant une 
peine, ou deux fois, en me créant consul et ensuite censeur. » 
M. Duronius, tribun du peuple, fut chassé du Sénat par les 
censeurs parce que, pendant sa magistrature, il avait abrogé la loi qui bornait 
les dépenses des festins. 
C’était une institution bien sage : ils ne pouvaient ôter à 
personne une magistrature, parce que cela aurait troublé l’exercice de la 
puissance publique  ; mais ils faisaient déchoir de l’ordre et du rang et 
privaient, pour ainsi dire, un citoyen de sa noblesse particulière. 
Servius Tullius avait fait la fameuse division par centuries, 
que Tite-Live et Denys d’Halicarnasse nous ont si bien expliquée. Il avait 
distribué cent quatre-vingt-treize centuries en six classes et mis tout le bas 
peuple dans la dernière centurie, qui formait seule la sixième classe. On voit 
que cette disposition excluait le bas peuple du suffrage, non pas de droit, mais 
de fait. Dans la suite, on régla qu’excepté dans quelques cas particuliers on 
suivrait dans les suffrages la division par tribus. Il y en avait trente-cinq, 
qui donnaient chacune leur voix : quatre de la ville et trente-une de la 
campagne. Les principaux citoyens, tous laboureurs, entrèrent naturellement dans 
les tribus de la campagne, et celles de la ville reçurent le bas peuple, qui, y 
étant enfermé, influait très peu dans les affaires, et cela était regardé comme 
le salut de la République. Et, quand Fabius remit dans les quatre tribus de la 
ville le menu peuple, qu’Appius Claudius avait répandu dans toutes, il en acquit 
le surnom de Très Grand. Les censeurs jetaient les yeux, tous les cinq ans, sur 
la situation actuelle de la République et distribuaient de manière le peuple, 
dans ses diverses tribus, que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se 
rendre maîtres des suffrages, et que le peuple même ne pût pas abuser de son 
pouvoir. 
Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa 
naissance, sa constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la 
force du Sénat ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus du pouvoir y 
put toujours être corrigé. 
Carthage périt parce que, lorsqu’il fallut retrancher les 
abus, elle ne put souffrir la main de son Annibal même. Athènes tomba parce que 
ses erreurs lui parurent si douces qu’elle ne voulut pas en guérir. Et, parmi 
nous, les républiques d’Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur 
gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité de leurs abus ; aussi 
n’ont-elles pas plus de liberté que Rome n’en eut du temps des Décemvirs. 
Le gouvernement d’Angleterre est plus sage, parce qu’il y a 
un corps qui l’examine continuellement, et qui s’examine continuellement 
lui-même, et telles sont ses erreurs qu’elles ne sont jamais longues, et que, 
par l’esprit d’attention qu’elles donnent à la Nation, elles sont souvent 
utiles. 
En un mot, un gouvernement libre, c’est-à-dire toujours 
agité, ne saurait se maintenir s’il n’est, par ses propres lois, capable de 
correction. 
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