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Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu’il n’y avait jamais eu un 
meilleur esclave, ni un plus méchant maître. Ces deux choses sont assez liées : 
car la même disposition d’esprit qui fait qu’on a été vivement frappé de la 
puissance illimitée de celui qui commande fait qu’on ne l’est pas moins lorsque 
l’on vient à commander soi-même. 
Caligula rétablit les comices, que Tibère avait ôtés, et 
abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu’il avait établi. Par où l’on peut 
juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin 
de celui des bons ; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de 
ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu, et 
c’est à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons règlements, et 
bien des mauvais aussi. 
Qu’y gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations des crimes de 
lèse-majesté, mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui 
déplaisaient, et ce n’était pas à quelques sénateurs qu’il en voulait : il 
tenait le glaive suspendu sur le Sénat, qu’il menaçait d’exterminer tout entier. 
Cette épouvantable tyrannie des Empereurs venait de l’esprit 
général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement 
arbitraire, et qu’il n’y eut presque point d’intervalle chez eux entre commander 
et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des moeurs douces ; 
l’humeur féroce resta ; les citoyens furent traités comme ils avaient traité 
eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla 
entrant dans Rome ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il 
exerça le même droit des gens. Pour les États qui n’ont été soumis 
qu’insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par 
les moeurs. 
La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les 
Romains extrêmement féroces : on remarqua que Claude devint plus porté à 
répandre le sang à force de voir ces sortes de spectacles. L’exemple de cet 
empereur, qui était d’un naturel doux, et qui fit tant de cruautés, fait bien 
voir que l’éducation de son temps était différente de la nôtre. 
Les Romains, accoutumés à se jouer de la Nature humaine dans 
la personne de leurs enfants et de leurs esclaves, ne pouvaient guère connaître 
cette vertu que nous appelons humanité. D’où peut venir cette férocité que nous 
trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des 
châtiments sur une malheureuse partie du Genre humain ? Lorsque l’on est cruel 
dans l’état civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice 
naturelle ? 
On est fatigué de voir dans l’histoire des Empereurs le 
nombre infini de gens qu’ils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne 
trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons 
de dire, doit être attribué à des moeurs plus douces et à une religion plus 
réprimante ; et de plus, on n’a point à dépouiller les familles de ces sénateurs 
qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos 
fortunes, qu’elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu’on nous 
ravisse nos biens. 
Le peuple de Rome, ce que l’on appelait plebs, ne haïssait 
pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu’il avait perdu l’empire, et qu’il 
n’était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les 
peuples ; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux 
seuls esclaves, et les distributions de blé qu’il recevait lui faisaient 
négliger les terres ; on l’avait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il 
n’eut plus de tribuns à écouter ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui 
devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or Caligula, 
Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie 
même : car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient de 
tout leur pouvoir, et même de leur personne, à ses plaisirs ; ils prodiguaient 
pour lui toutes les richesses de l’Empire, et, quand elles étaient épuisées, le 
peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait 
des fruits de la tyrannie, et il en jouissait purement, car il trouvait sa 
sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de 
bien : ils savaient qu’ils n’en étaient pas approuvés. Indignés de la 
contradiction ou du silence d’un citoyen austère, enivrés des applaudissements 
de la populace, ils parvenaient à s’imaginer que leur gouvernement faisait la 
félicité publique, et qu’il n’y avait que des gens malintentionnés qui pussent 
le censurer. 
Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté. Comme il 
descendait également d’Antoine et d’Auguste, il disait qu’il punirait les 
consuls s’ils célébraient le jour de réjouissance établi en mémoire de la 
victoire d’Actium, et qu’il les punirait s’ils ne le célébraient pas. Et, 
Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c’était un crime de 
la pleurer, parce qu’elle était déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu’elle 
était sa soeur. 
C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses 
humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant 
de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de 
triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de 
courage ! Ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien 
fini, à quoi aboutit-il, qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres ? 
Quoi ! ce Sénat n’avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans 
le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens et 
s’exterminer par ses propres arrêts ? On n’élève donc sa puissance que pour la 
voir mieux renversée ? Les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que 
pour le voir tomber, contre eux-mêmes, dans de plus heureuses mains ? 
Caligula ayant été tué, le Sénat s’assembla pour établir une 
forme de gouvernement. Dans le temps qu’il délibérait, quelques soldats 
entrèrent dans le palais pour piller ; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un 
homme tremblant de peur ; c’était Claude : ils le saluèrent Empereur. 
Claude acheva de perdre les anciens ordres en donnant à ses 
officiers le droit de rendre la justice. Les guerres de Marius et de Sylla ne se 
faisaient principalement que pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou 
des chevaliers. Une fantaisie d’un imbécile l’ôta aux uns et aux autres : 
étrange succès d’une dispute qui avait mis en combustion tout l’univers ! 
Il n’y a point d’autorité plus absolue que celle du prince 
qui succède à la république : car il se trouve avoir toute la puissance du 
peuple, qui n’avait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd’hui les 
rois de Danemark exercer le pouvoir le plus arbitraire qu’il y ait en Europe. 
Le peuple ne fut pas moins avili que le Sénat et les 
chevaliers. Nous avons vu que, jusqu’au temps des Empereurs, il avait été si 
belliqueux que les armées qu’on levait dans la ville se disciplinaient 
sur-le-champ et allaient droit à l’ennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius 
et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux et pleine de bourgeois 
timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait s’en 
approcher. 
La condition des empereurs n’était pas meilleure. Comme ce 
n’était pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d’en élire un, 
c’était assez que quelqu’un fût élu par une armée pour devenir désagréable aux 
autres, qui lui nommaient d’abord un compétiteur. 
Ainsi, comme la grandeur de la République fut fatale au 
gouvernement républicain, la grandeur de l’Empire le fut à la vie des Empereurs. 
S’ils n’avaient eu qu’un pays médiocre à défendre, ils n’auraient eu qu’une 
principale armée, qui, les ayant une fois élus, aurait respecté l’ouvrage de ses 
mains. 
Les soldats avaient été attachés à la famille de César, qui 
était garante de tous les avantages que leur aurait procurés la révolution. Le 
temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle 
de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La 
puissance civile, qu’on avait sans cesse abattue, se trouva hors d’état de 
contrebalancer la militaire : chaque armée voulut faire un empereur. 
Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner, 
quel parti ne tira-t-il pas du Sénat ? Il apprit que les armées d’Illyrie et de 
Germanie s’étaient soulevées : il leur accorda quelques demandes, et il soutint 
que c’était au Sénat à juger des autres ; il leur envoya des députés de ce 
corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter 
l’autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, 
les enfants de l’Empereur et les envoyés du Sénat romain couraient risque de la 
vie, ils purent se repentir et aller jusqu’à se punir eux-mêmes. Mais, quand le 
Sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha personne. En vain Othon 
harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du Sénat ; en vain 
Vitellius envoie-t-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien 
: on ne rend point dans un moment aux ordres de l’État le respect qui leur a été 
ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les plus 
lâches esclaves d’un maître qu’elles avaient déjà réprouvé. 
C’était une ancienne coutume des Romains que celui qui 
triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c’était peu de chose. 
Dans les guerres civiles, on augmenta ces dons. On les faisait autrefois de 
l’argent pris sur les ennemis ; dans ces temps malheureux, on donna celui des 
citoyens, et les soldats voulaient un partage là où il n’y avait pas de butin. 
Ces distributions n’avaient lieu qu’après une guerre ; Néron 
les fit pendant la paix ; les soldats s’y accoutumèrent, et ils frémirent contre 
Galba, qui leur disait avec courage qu’il ne savait pas les acheter, mais qu’il 
savait les choisir. 
Galba, Othon, Vitellius, ne firent que passer. Vespasien fut 
élu comme eux par les soldats. Il ne songea, dans tout le cours de son règne, 
qu’à rétablir l’empire, qui avait été successivement occupé par six tyrans 
également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles et, pour comble de 
malheur, prodigues jusqu’ à la folie. 
Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain. 
Domitien fit voir un nouveau monstre, plus cruel ou, du moins, plus implacable 
que ceux qui l’avaient précédé, parce qu’il était plus timide. 
Ses affranchis les plus chers et, à ce que quelques-uns ont 
dit, sa femme même, voyant qu’il était aussi dangereux dans ses amitiés que dans 
ses haines, et qu’il ne mettait aucunes bornes à ses méfiances ni à ses 
accusations, s’en défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un 
successeur et choisirent Nerva, vénérable vieillard. 
Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l’histoire 
ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d’être né sous son règne : il n’y en eut 
point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d’État, 
grand capitaine, ayant un coeur bon, qui le portait au bien, un esprit éclairé, 
qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle, avec toutes les 
vertus, n’étant extrême sur aucune, enfin, l’homme le plus propre à honorer la 
nature humaine et représenter la divine. 
Il exécuta le projet de César et fit avec succès la guerre 
aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise où les dangers 
étaient toujours présents, et les ressources, éloignées, où il fallait 
absolument vaincre, et où il n’était pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu. 
La difficulté consistait et dans la situation des deux 
empires et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le 
chemin de l’Arménie, vers les sources du Tigre et de l’Euphrate ? On trouvait un 
pays montueux et difficile, où l’on ne pouvait mener de convois, de façon que 
l’armée était demi-ruinée avant d’arriver en Médie. Entrait-on plus bas vers le 
midi, par Nisibe ? On trouvait un désert affreux, qui séparait les deux empires. 
Voulait-on passer plus bas encore et aller par la Mésopotamie ? On traversait un 
pays en partie inculte, en partie submergé, et, le Tigre et l’Euphrate allant du 
nord au midi, on ne pouvait pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni 
guère quitter ces fleuves sans périr. 
Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la 
force des Romains consistait dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme 
et la mieux disciplinée du monde. 
Les Parthes n’avaient point d’infanterie ; mais une cavalerie 
admirable : ils combattaient de loin et hors de la portée des armes romaines ; 
le javelot pouvait rarement les atteindre ; leurs armes étaient l’arc et des 
flèches redoutables. Ils assiégeaient une armée plutôt qu’ils ne la 
combattaient. Inutilement poursuivis, parce que, chez eux, fuir c’était 
combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure qu’on approchait, et ne 
laissaient dans les places que les garnisons, et, lorsqu’on les avait prises, on 
était obligé de les détruire. Ils brûlaient avec art tout le pays autour de 
l’armée ennemie et lui ôtaient jusqu'à l’herbe même. Enfin, ils faisaient à peu 
près la guerre comme on la fait encore aujourd’hui sur les mêmes frontières. 
D’ailleurs, les légions d’Illyrie et de Germanie, qu’on 
transportait dans cette guerre, n’y étaient pas propres : les soldats, 
accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssaient presque tous. 
Ainsi, ce qu’aucune nation n’avait pas encore fait, d’éviter 
le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais 
comme inaccessible. 
Adrien abandonna les conquêtes de Trajan et borna l’Empire à 
l’Euphrate ; et il est admirable qu’après tant de guerres les Romains n’eussent 
perdu que ce qu’ils avaient voulu quitter, comme la mer, qui n’est moins étendue 
que lorsqu’elle se retire d’elle-même. 
La conduite d’Adrien causa beaucoup de murmures on lisait 
dans les livres sacrés des Romains que, lorsque Tarquin voulut bâtir le 
Capitole, il trouva que la place la plus convenable était occupée par les 
statues de beaucoup d’autres divinités. Il s’enquit, par la science qu’il avait 
dans les augures, si elles voudraient céder leur place à Jupiter. Toutes y 
consentirent, à la réserve de Mars, de la Jeunesse et du Dieu Terme. Là-dessus 
s’établirent trois opinions religieuses : que le peuple de Mars ne céderait à 
personne le lieu qu’il occupait ; que la jeunesse romaine ne serait point 
surmontée ; et qu’enfin le Dieu Terme des Romains ne reculerait jamais : ce qui 
arriva pourtant sous Adrien.  |