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Quelquefois la lâcheté des Empereurs, souvent, la faiblesse de l’Empire, firent 
que l’on chercha à apaiser par de l’argent les peuples qui menaçaient d’envahir. 
Mais la paix ne peut point s’acheter, parce que celui qui l’a vendue n’en est 
que plus en état de la faire, acheter encore. 
Il vaut mieux courir le risque de faire une guerre 
malheureuse que de donner de l’argent pour avoir la paix : car on respecte 
toujours un prince lorsqu’on sait qu’on ne le vaincra qu’après une longue 
résistance. 
D’ailleurs, ces sortes de gratifications se changeaient en 
tributs et, libres au commencement, devenaient nécessaires ; elles furent 
regardées comme des droits acquis, et, lorsqu’un empereur les refusa à quelques 
peuples ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis. Entre mille 
exemples, l’armée que Julien mena contre les Perses fut poursuivie dans sa 
retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut accoutumé ; et, d’abord 
après, sous l’empire de Valentinien, les Allemands, à qui on avait offert des 
présents moins considérables qu’à l’ordinaire, s’en indignèrent, et ces peuples 
du Nord, déjà gouvernés par le point d’honneur, se vengèrent de cette insulte 
prétendue par une cruelle guerre. 
Toutes ces nations qui entouraient l’Empire en Europe et en 
Asie absorbèrent peu à peu les richesses des Romains, et, comme ils s’étaient 
agrandis parce que l’or et l’argent de tous les rois était porté chez eux, ils 
s’affaiblirent parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres. 
Les fautes que font les hommes d’État ne sont pas toujours 
libres : souvent ce sont des suites nécessaires de la situation où l’on est, et 
les inconvénients ont fait naître les inconvénients. 
La milice, comme on a déjà vu, était devenue très à charge à 
l’État. Les soldats avaient trois sortes d’avantages : la paye ordinaire, la 
récompense après le service, et les libéralités d’accident, qui devenaient très 
souvent des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs 
mains. 
L’impuissance où l’on se trouva de payer ces charges fit que 
l’on prit une milice moins chère. On fit des traités avec des nations barbares, 
qui n’avaient ni le luxe des soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes 
prétentions. 
Il y avait une autre commodité à cela : comme les Barbares 
tombaient tout à coup sur un pays, n’y ayant point chez eux de préparatifs après 
la résolution de partir, il était difficile de faire des levées à temps dans les 
provinces. On prenait donc un autre corps de Barbares, toujours prêt à recevoir 
de l’argent, à piller et à se battre. On était servi pour le moment ; mais, dans 
la suite, on avait autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis. 
Les premiers Romains ne mettaient point dans leurs armées un 
plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines, et, quoique leurs 
alliés fussent proprement des sujets, ils ne voulaient point avoir pour sujets 
des peuples plus belliqueux qu’eux-mêmes. 
Mais, dans les derniers temps, non seulement ils 
n’observèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils 
remplirent de soldats barbares les corps de troupes nationales. 
Ainsi ils établissaient des usages tout contraires à ceux qui 
les avaient rendus maîtres de tout, et, comme autrefois leur politique constante 
fut de se réserver l’art militaire et d’en priver tous leurs voisins, ils le 
détruisaient pour lors chez eux et l’établissaient chez les autres. 
Voici en un mot l’histoire des Romains : ils vainquirent tous 
les peuples par leurs maximes ; mais, lorsqu’ils y furent parvenus, leur 
République ne put subsister, il fallut changer de gouvernement, et des maximes 
contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber 
leur grandeur. 
Ce n’est pas la Fortune qui domine le monde. On peut le 
demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils 
se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers 
lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit 
morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l’élèvent, la 
maintiennent, ou la précipitent ; tous les accidents sont soumis à ces causes, 
et, si le hasard d’une bataille, c’est-à-dire une cause particulière, a ruiné un 
État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par 
une seule bataille. En un mot, l’allure principale entraîne avec elle tous les 
accidents particuliers. 
Nous voyons que, depuis près de deux siècles, les troupes de 
terre de Danemark ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut 
qu’indépendamment du courage des deux nations et du sort des armes il y ait dans 
le gouvernement danois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit 
cet effet, et je ne le crois point difficile à découvrir. 
Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire ; ils 
abandonnèrent jusqu’à leurs propres armes. Végèce dit que, les soldats les 
trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l’empereur Gratien de quitter leur 
cuirasse et ensuite leur casque ; de façon qu’exposés aux coups sans défense ils 
ne songèrent plus qu’à fuir. 
Il ajoute qu’ils avaient perdu la coutume de fortifier leur 
camp, et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la 
cavalerie des Barbares. 
La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains : 
elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très souvent moins ; et, 
ce qu’il y a d’extraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons 
tant de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent 
dans la décadence, ils n’eurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble 
que, plus une nation se rend savante dans l’art militaire, plus elle agit par 
son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie. 
C’est que, sans la discipline, l’infanterie, pesante ou légère, n’est rien ; au 
lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même. L’action de celle-ci 
consiste plus dans son impétuosité et un certain choc ; celle de l’autre, dans 
sa résistance et une certaine immobilité : c’est plutôt une réaction qu’une 
action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée ; l’infanterie agit plus 
longtemps ; mais il faut de la discipline pour qu’elle puisse agir longtemps. 
Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non 
seulement par l’art de la guerre, mais aussi par leur prudence, leur sagesse, 
leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les 
Empereurs, toutes ces vertus s’évanouirent, l’art militaire leur resta, avec 
lequel, malgré la faiblesse de la tyrannie de leurs princes, ils conservèrent ce 
qu’ils avaient acquis. Mais, lorsque la corruption se mit dans la milice même, 
ils devinrent la proie de tous les peuples. 
Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les 
armes. Mais, comme, lorsqu’un État est dans le trouble, on n’imagine pas comment 
il peut en sortir, de même, lorsqu’il est en paix et qu’on respecte sa 
puissance, il ne vient point dans l’esprit comment cela peut changer ; il 
néglige donc la milice, dont il croit n’avoir rien à espérer et tout à craindre, 
et souvent même il cherche à l’affaiblir. 
C’était une règle inviolable des premiers Romains que 
quiconque avait abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat était 
puni de mort. Julien et Valentinien avaient, à cet égard, établi les anciennes 
peines. Mais les Barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la 
guerre comme la font aujourd’hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à 
chercher le pillage plus que l’honneur, étaient incapables d’une pareille 
discipline. 
Telle était la discipline des premiers Romains qu’on y avait 
vu des généraux condamner à mourir leurs enfants pour avoir, sans leur ordre, 
gagné la victoire. Mais, quand ils furent mêlés parmi les Barbares, ils y 
contractèrent un esprit d’indépendance qui faisait le caractère de ces nations, 
et, si l’on lit les guerres de Bélisaire contre les Goths, on verra un général 
presque toujours désobéi par ses officiers. 
Sylla et Sertorius, dans la fureur des guerres civiles, 
aimaient mieux périr que de faire quelque chose dont Mithridate pût tirer 
avantage. Mais, dans les temps qui suivirent, dès qu’un ministre ou quelque 
grand crut qu’il importait à son avarice, à sa vengeance, à son ambition, de 
faire entrer les Barbares dans l’Empire, il le leur donna d’abord à ravager. 
Il n’y a point d’État où l’on ait plus besoin de tributs que 
dans ceux qui s’affaiblissent ; de sorte que l’on est obligé d’augmenter les 
charges à mesure que l’on est moins en état de les porter. Bientôt, dans les 
provinces romaines, les tributs devinrent intolérables. 
Il faut lire dans Salvien les horribles exactions que l’on 
faisait sur les peuples. Les citoyens, poursuivis par les traitants, n’avaient 
d’autre ressource que de se réfugier chez les Barbares ou de donner leur liberté 
au premier qui la voulait prendre. 
Ceci servira à expliquer dans notre histoire française cette 
patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la révolution qui devait établir 
cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière. Les 
Barbares, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe, c’est-à-dire du 
champ auquel ils étaient attachés, n’introduisirent guère rien qui n’eût été 
plus cruellement exercé avant eux .  |