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Après ce que je viens de dire de l’Empire grec, il est naturel de demander 
comment il a pu subsister si longtemps. Je crois pouvoir en donner les raisons. 
Les Arabes l’ayant attaqué et en ayant conquis quelques 
provinces, leurs chefs se disputèrent le caliphat, et le feu de leur premier 
zèle ne produisit plus que des discordes civiles. 
Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse et s’y étant divisés 
ou affaiblis, les Grecs ne furent plus obligés de tenir sur l’Euphrate les 
principales forces de leur empire. 
Un architecte nommé Callinique, qui était venu de Syrie à 
Constantinople, ayant trouvé la composition d’un feu que l’on soufflait par un 
tuyau, et qui était tel que l’eau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne 
faisait qu’en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage, furent en 
possession, pendant plusieurs siècles, de brûler toutes les flottes de leurs 
ennemis, surtout celles des Arabes, qui venaient d’Afrique ou de Syrie les 
attaquer jusqu’à Constantinople. 
Ce feu fut mis au rang des secrets de l’État, et Constantin 
Porphyrogénète, dans son ouvrage dédié à Romain, son fils, sur l’administration 
de l’Empire, l’avertit que, lorsque les Barbares lui demanderont du feu 
grégeois, il doit leur répondre qu’il ne lui est pas permis de leur en donner, 
parce qu’un ange, qui l’apporta à l’empereur Constantin, défendit de le 
communiquer aux autres nations, et que ceux qui avaient osé le faire avaient été 
dévorés par le feu du ciel dès qu’ils étaient entrés dans l’Église. 
Constantinople faisait le plus grand et presque le seul 
commerce du monde, dans un temps où les nations gothiques, d’un côté, et les 
Arabes, de l’autre, avaient ruiné le commerce et l’industrie partout ailleurs : 
les manufactures de soie y avaient passé de Perse, et, depuis l’invasion des 
Arabes, elles furent fort négligées dans la Perse même. D’ailleurs, les Grecs 
étaient maîtres de la mer. Cela mit dans l’État d’immenses richesses et, par 
conséquent, de grandes ressources ; et, sitôt qu’il eut quelque relâche, on vit 
d’abord reparaître la prospérité publique. 
En voici un grand exemple. Le vieux Andronic Comnène était le 
Néron des Grecs ; mais, comme, parmi tous ses vices, il avait une fermeté 
admirable pour empêcher les injustices et les vexations des grands, on remarqua 
que, pendant trois ans qu’il régna, plusieurs provinces se rétablirent. 
Enfin, les Barbares qui habitaient les bords du Danube 
s’étant établis, ils ne furent plus si redoutables et servirent même de barrière 
contre d’autres Barbares. 
Ainsi, pendant que l’Empire était affaissé sous un mauvais 
gouvernement, des choses particulières le soutenaient. C’est ainsi que nous 
voyons aujourd’hui quelques nations de l’Europe se maintenir, malgré leur 
faiblesse, par les trésors des Indes ; les états temporels du pape, par le 
respect que l’on a pour le souverain ; et les corsaires de Barbarie, par 
l’empêchement qu’ils mettent au commerce des petites nations, ce qui les rend 
utiles aux grandes. 
L’empire des Turcs est à présent à peu près dans le même 
degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs. Mais il subsistera 
longtemps : car, si quelque prince que ce fût mettait cet empire en péril en 
poursuivant ses conquêtes, les trois puissances commerçantes de l’Europe 
connaissent trop leurs affaires pour n’en pas prendre la défense sur-le-champ. 
C’est leur félicité que Dieu ait permis qu’il y ait dans le 
monde des nations propres à posséder inutilement un grand empire. 
Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance des 
Arabes fut détruite en Perse. Mahomet, fils de Sambraël, qui y régnait, appela 
du nord trois mille Turcs en qualité d’auxiliaires. Sur quelque mécontentement, 
il envoya une armée contre eux ; mais ils la mirent en fuite. Mahomet, indigné 
contre ses soldats, ordonna qu’ils passeraient devant lui vêtus en robes de 
femmes ; mais ils se joignirent aux Turcs, qui d’abord allèrent ôter la garnison 
qui gardait le pont de l’Araxe, et ouvrirent le passage à une multitude 
innombrable de leurs compatriotes. 
Après avoir conquis la Perse, ils se répandirent d’orient en 
occident sur les terres de l’Empire, et, Romain Diogène ayant voulu les arrêter, 
ils le prirent prisonnier et soumirent presque tout ce que les Grecs avaient en 
Asie, jusqu’au Bosphore. 
Quelque temps après, sous le règne d’Alexis Comnène, les 
Latins attaquèrent l’Occident. Il y avait longtemps qu’un malheureux schisme 
avait mis une haine implacable entre les nations des deux rites, et elle aurait 
éclaté plus tôt si les Italiens n’avaient plus pensé à réprimer les Empereurs 
d’Allemagne, qu’ils craignaient, que les Empereurs grecs, qu’ils ne faisaient 
que haïr. 
On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup il se 
répandit en Europe une opinion religieuse que les lieux où Jésus-Christ était 
né, ceux où il avait souffert, étant profanés par les Infidèles, le moyen 
d’effacer ses péchés était de prendre les armes pour les en chasser. L’Europe 
était pleine de gens qui aimaient la guerre, qui avaient beaucoup de crimes à 
expier, et qu’on leur proposait d’expier en suivant leur passion dominante tout 
le monde prit donc la croix et les armes. 
Les croisés, étant arrivés en Orient, assiégèrent Nicée et la 
prirent ; ils la rendirent aux Grecs, et, dans la consternation des infidèles, 
Alexis et Jean Comnène rechassèrent les Turcs jusqu’à l’Euphrate. 
Mais, quel que fût l’avantage que les Grecs pussent tirer des 
expéditions des croisés, il n’y avait pas d’empereur qui ne frémît du péril de 
voir passer au milieu de ses États et se succéder des héros si fiers et de si 
grandes armées. 
Ils cherchèrent donc à dégoûter l’Europe de ces entreprises, 
et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la perfidie, et tout ce 
qu’on peut attendre d’un ennemi timide. 
Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé ces 
expéditions, n’avaient rien fait pour se faire souffrir. Au travers des 
invectives d’Andronic Comnène contre nous, on voit, dans le fond, que, chez une 
nation étrangère, nous ne nous contraignions point, et que nous avions pour lors 
les défauts qu’on nous reproche aujourd’hui. 
Un comte français alla se mettre sur le trône de l’Empereur ; 
le comte Baudouin le tira par le bras et lui dit : « Vous devez savoir que, 
quand on est dans un pays, il en faut suivre les usages. — Vraiment, voilà un 
beau paysan, répondit-il, de s’asseoir ici, tandis que tant de capitaines sont 
debout ! » 
Les Allemands, qui passèrent ensuite, et qui étaient les 
meilleures gens du monde, firent une rude pénitence de nos étourderies et 
trouvèrent partout des esprits que nous avions révoltés. 
Enfin, la haine fut portée au dernier comble, et quelques 
mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, l’ambition, l’avarice, un 
faux zèle, déterminèrent les Français et les Vénitiens à se croiser contre les 
Grecs. 
Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que, dans ces derniers 
temps, les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs 
habillements efféminés ; ils se promenaient dans les rues de Constantinople 
revêtus de leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écritoire et du 
papier, par dérision pour cette nation qui avait renoncé à la profession des 
armes ; et, après la guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes 
quelque Grec que ce fût. 
Ils prirent toute la partie d’Occident et y élurent empereur 
le comte de Flandres, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune 
jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans l’Orient, séparés des Turcs 
par les montagnes et des Latins par la mer. 
Les Latins, qui n’avaient pas trouvé d’obstacles dans leurs 
conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs 
repassèrent d’Asie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout 
l’Occident. 
Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier et 
n’en eut ni les ressources ni la puissance. 
Il ne posséda guères en Asie que les provinces qui sont en 
deçà du Méandre et du Sangare ; la plupart de celles d’Europe furent divisées en 
de petites souverainetés. 
De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta entre 
les mains des Latins, les vaincus s’étant dispersés et les conquérants, occupés 
à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d’Italie, et 
Constantinople fut privée de ses richesses. 
Le commerce même de l’intérieur se fit par les Latins. Les 
Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier 
les Génois en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer des droits ; et 
les Vénitiens, qui n’acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu’on 
ne voulut pas irriter, n’en payèrent pas non plus. 
Quoique, avant la prise de Constantinople, Manuel Comnène eût 
laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on 
pouvait facilement la rétablir. Mais, quand, dans le nouvel empire, on l’eut 
abandonnée, le mal fut sans remède, parce que l’impuissance augmenta toujours. 
Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé 
par la mer, et qui en était environné en tant d’endroits, n’avait point de 
vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n’eurent plus de communication entre 
elles ; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres pour 
éviter les pirates ; et, quand ils l’eurent fait, on leur ordonna de se retirer 
dans les forteresses pour se sauver des Turcs. 
Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre 
singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ; ils traversaient 
quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils 
étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents, 
faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques-uns. Ils 
s’étaient faits mahométans, et le zèle pour leur religion les engageait 
merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D’ailleurs, comme c’étaient 
les peuples les plus laids de la Terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux 
; et, dès qu’ils eurent vu des Grecques, ils n’en purent plus souffrir d’autres. 
Cela les porta à des enlèvements continuels. Enfin, ils avaient été de tout 
temps adonnés aux brigandages, et c’étaient ces mêmes Huns qui avaient autrefois 
causé tant de maux à l’Empire romain. 
Les Turcs inondant tout ce qui restait à l’Empire grec en 
Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu’au 
Bosphore, et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de 
l’Empire qui était en Europe, ce qui augmenta considérablement le nombre de ses 
habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses 
que les deux factions appelèrent divers sultans turcs sous cette condition, 
aussi extravagante que barbare, que tous les habitants qu’ils prendraient dans 
les pays du parti contraire seraient menés en esclavage, et chacun, dans la vue 
de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la Nation. 
Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs 
auraient fait pour lors ce qu’ils firent depuis, sous Mahomet II, s’ils 
n’avaient pas été eux-mêmes sur le point d’être exterminés par les Tartares. 
Je n’ai pas le courage de parler des misères qui suivirent ; 
je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l’Empire, réduit aux 
faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau 
lorsqu’il se perd dans l’Océan. 
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