Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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La vie des hommes illustres

Vie de Coriolan

 

I.

La famille des Marcius à Rome était patricienne ; elle produisit plusieurs personnages illustres, parmi lesquels on compte Ancus Marcius, petit-fils de Numa, successeur de Tullus Hostilius au trône. Elle eut aussi Publius et Quintus Marcius, qui procurèrent à la ville l'eau la plus belle et la plus abondante ; et Censorinus, qui, élevé deux fois à la censure par le peuple romain, fit ensuite porter la loi par laquelle l'exercice de cette charge était interdit à ceux qui en auraient déjà rempli les fonctions. Gaius Marcius, dont j'écris la vie, ayant perdu son père en bas âge, fut élevé par sa mère ; et son exemple fit voir que si l'état d'orphelin expose à bien des inconvénients, il n'empêche pas de devenir un grand homme, et de s'élever au-dessus des autres. C'est donc à tort que les hommes lâches lui imputent leur bassesse, en la rejetant sur le peu de soin qu'on a pris d'eux dans leur enfance. Il est vrai aussi que ce même Coriolan a justifié l'opinion de ceux qui prétendent qu'une nature forte et vigoureuse, quand l'éducation lui manque, semblable à une bonne terre mal cultivée, produit beaucoup de mauvais fruits mêlés avec les bons. La force de son caractère, sa fermeté inébranlable dans ce qu'il avait une fois résolu, lui donnèrent cette ardeur impétueuse qui lui faisait souvent exécuter les plus grandes choses. Mais, d'un autre côté, sa colère implacable, son inflexible opiniâtreté, le rendaient peu propre au commerce des hommes. Si l'on admirait sa persévérance dans les travaux, son indifférence pour les plaisirs, son mépris pour les richesses, qualités qu'on appelait avec raison force, tempérance et droiture ; on ne pouvait, dans les rapports de la vie civile, souffrir son humeur sauvage, ses manières dures et hautaines : tant il est vrai que le plus grand fruit que les hommes puissent retirer du commerce agréable des Muses, c'est de vaincre, d'adoucir leur naturel par l'instruction et par les lettres, de le rendre docile à la raison, qui bannit tous les excès, et fait garder en tout la modération !

II.

Le courage militaire était alors la qualité la plus honorée à Rome ; ce qui le prouve, c'est qu'appliquant à l'espèce la dénomination du genre, on donnait à la vaillance le nom même de la vertu. Marcius, né avec plus de passion pour les armes qu'aucun autre Romain, s'accoutuma dès son enfance à les manier. Persuadé que les armes artificielles ne sont d'aucune utilité à ceux qui n'ont pas exercé celles qu'ils ont reçues de la nature, il forma tellement son corps à toutes sortes d'exercices et de combats, qu'il devint très léger à la course ; que dans la lutte il avait une force extraordinaire ; et que sur le champ de bataille ceux qu'il avait une fois saisis ne pouvaient plus se tirer de ses mains. Les jeunes gens qui disputaient avec lui de courage et de vertu, lorsqu'ils étaient vaincus, attribuaient toujours leur défaite à cette force de corps qui résistait aux plus grands travaux, et le rendait invincible.

III.

Il était encore fort jeune lorsqu'il fit ses premières armes. Tarquin le Superbe, chassé du trône et battu en plusieurs rencontres, voulut tenter un dernier effort, et marcha contre Rome à la tête de plusieurs peuples du Latium et des autres contrées de l'Italie qui le suivaient, moins par intérêt pour lui que par le désir d'arrêter les progrès des Romains, qui leur donnaient de la jalousie et de la crainte. Dans cette bataille, où les deux partis eurent tour à tour du désavantage et des succès, Marcius, qui combattait avec un courage extraordinaire sous les yeux du dictateur, ayant vu un Romain qui venait d'être renversé, courut à son secours, lui fit un rempart de son corps, et tua l'ennemi qui venait pour l'achever. Après la victoire, il fut un des premiers que le général honora d'une couronne de chêne. C'est la récompense que les Romains ont coutume de donner à celui qui a sauvé la vie d'un citoyen : soit qu'ils aient voulu par là faire honneur au chêne, à cause des Arcadiens, que l'oracle d'Apollon a appelés mangeurs de glands ; soit parce que cet arbre est fort commun, et que les généraux le trouvent facilement partout pour cet usage ; ou enfin parce que le chêne étant consacré à Jupiter, le protecteur des villes, cette espèce de couronne leur a paru la plus convenable pour le soldat qui avait sauvé un citoyen. D'ailleurs, le chêne est le plus fertile des arbres sauvages, et le plus fort des arbres francs. Les premiers hommes y trouvaient leur nourriture dans le gland, et leur boisson dans le miel. Enfin, en leur donnant le gui dont on fait la glu, si utile pour la chasse, il fournissait leur table de différentes espèces d'animaux. On dit que Castor et Pollux apparurent aux Romains dans cette bataille ; et qu'aussitôt après le combat ils furent vus à Rome dans la place publique, sur leurs chevaux couverts de sueur, et qu'ils annoncèrent la victoire près de la fontaine où ils ont encore aujourd'hui un temple. De là ce jour célèbre par un si grand exploit, et qui est celui des ides de juillet, fut consacré à ces divinités.

IV.

Les lueurs passagères d'une réputation prématurée suffisent pour éteindre le désir de la gloire dans le coeur des jeunes gens médiocrement passionnés pour elle ; c'en est assez pour apaiser en eux une soif facile à satisfaire. Mais l'homme doué d'une âme forte et généreuse puise, dans les premiers honneurs qu'il reçoit, une nouvelle ardeur pour en mériter encore. Poussé comme par un vent rapide aux plus hautes destinés, la récompense de ce qu'il a fait semble lui prescrire l'engagement de mieux faire à l'avenir. Il aurait honte de trahir sa gloire, en ne la surpassant pas par de plus grands exploits. Marcius, plein de ces sentiments, et devenu rival de lui-même, s'efforça d'être, pour ainsi dire, chaque jour un nouvel homme ; il ajouta sans cesse à ses belles actions des actions plus belles encore : il entassa dépouilles sur dépouilles ; il vit les derniers généraux sous lesquels il servit se disputer avec les premiers à qui lui décernerait de plus grandes récompenses, et lui rendrait des témoignages plus honorables. Les Romains avaient alors plusieurs guerres à soutenir, dans lesquelles il se donna un grand nombre de batailles ; il n'y en eut pas une seule où Marcius ne méritât des couronnes et des prix d'honneur.

V.

La gloire était, pour les autres, l'objet et la fin de leur vertu. La tendresse de Marcius pour sa mère, le désir de lui plaire étaient le seul mobile qui exaltait son courage. Quand elle avait entendu les louanges qu'on lui donnait ; qu'elle l'avait vu recevoir des couronnes ; que, le tenant dans ses bras, elle l'arrosait de ses larmes, il était au comble de la gloire et du bonheur. Épaminondas fit, dit-on, paraître la même affection lorsqu'il regarda comme son plus grand bonheur d'avoir eu son père et sa mère pour témoins de sa victoire de Leuctres. Ce général eut la satisfaction de les voir l'un et l'autre partager la joie de ce succès, et l'en féliciter. Mais Murcius, qui croyait juste de s'acquitter envers sa mère de toute la reconnaissance qu'il aurait due à son père, s'il eût été vivant, ne pensait pas être dégagé de sa dette par tous les honneurs, par tous les plaisirs qu'il procurait à Volumnie. Ce fut à la prière de sa mère, et pour céder à ses instances, qu'il se maria ; et lors même qu'il eut des enfants, il habita toujours avec elle sous le même toit. Marcius s'était déjà acquis à Rome, par sa vertu, beaucoup de réputation et de crédit, lorsque le sénat, pour soutenir les nobles, provoqua le mécontentement du peuple, qui se plaignait de l'oppression des usuriers. Ceux des citoyens qui n'avaient qu'un bien modique le voyaient saisi et vendu à l'encan ; et ceux qui n'avaient rien payaient de leurs personnes, et étaient jetés dans des prisons. Vainement ils montraient sur leurs corps les cicatrices des blessures qu'ils avaient reçues en combattant pour leur patrie dans plusieurs expéditions, et en dernier lieu dans la guerre contre les Sabins, qu'ils avaient faite sur la parole que les riches leur avaient donnée de les traiter avec plus de douceur, et sur le décret du sénat qui rendait le consul Marcus Valérius garant de cette promesse. Mais quand ils virent qu'après avoir vaillamment combattu dans cette guerre et triomphé des ennemis, les créanciers ne relâchaient rien de leur rigueur accoutumée, que le sénat paraissant avoir oublié ses promesses, les laissait traîner et retenir en prison pour gage de leurs dettes, alors ils se soulevèrent, et bientôt la ville fut en proie aux troubles et à la sédition. Les ennemis, instruits de la mésintelligence qui régnait dans Rome, entrèrent sur son territoire, qu'ils mirent à feu et à sang. Les consuls ayant fait convoquer tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, personne n'obéit. Les magistrats furent partagés d'opinions : les uns voulaient qu'on se relâchât de quelque chose en faveur des pauvres ; les autres soutenaient un avis tout contraire. De ce nombre était Marcius ; non que dans cette affaire il attachât un grand prix à l'argent ; mais il regardait cette entreprise du peuple comme un essai de son audace et de sa désobéissance aux lois ; et il représentait aux magistrats que, s'ils étaient sages, ils arrêteraient et éteindraient au plus tôt cette première étincelle de révolte.

VI.

Le sénat s'étant assemblé plusieurs fois en peu de jours sans pouvoir rien conclure, tout à coup les pauvres s'attroupent, s'animent les uns les autres ; et sortant de la ville, ils se retirent sur la montagne qu'on appelle aujourd'hui le mont Sacré, située le long de la rivière d'Anio. Là, sans faire aucune violence ni aucun mouvement séditieux, ils criaient seulement : que depuis longtemps les riches les avaient chassés de Rome ; qu'ils trouveraient dans toute l'Italie l'air, l'eau et la sépulture ; qu'ils n'avaient de plus, à Rome, que d'être chaque jour, en combattant pour les riches, couverts de blessures et exposés à la mort. Le sénat, inquiet de cette retraite, députa vers le peuple les plus doux et les plus populaires d'entre les vieux sénateurs. Ménénius Agrippa porta la parole. Il fit d'abord de vives instances au peuple ; il lui parla pour le sénat avec beaucoup de liberté, et termina son discours par cette espèce d'apologue, devenu depuis si célèbre : « Un jour, leur dit-il, tous les membres du corps humain se révoltèrent contre l'estomac ; ils se plaignaient qu'il demeurât seul oisif au milieu d'eux sans contribuer au service du corps, tandis qu'ils supportaient toute la peine et toute la fatigue pour fournir à ses appétits. L'estomac rit de leur folie, qui les empêchait de sentir que, s'il recevait seul toute la nourriture, c'était pour la renvoyer et la distribuer ensuite à chacun d'eux. Romains, ajouta-t-il, il en est de même du sénat par rapport à vous. Les affaires qu'il prépare, qu'il digère, pour ainsi dire, dans ses délibérations, afin de régler l'économie politique, vous apportent et vous distribuent à tous ce qui vous est utile et nécessaire. »

VII.

Ce discours fit impression sur eux ; ils se réconcilièrent avec le sénat, et demandèrent seulement de pouvoir élire cinq magistrats chargés de les défendre : ce sont ceux qu'on appelle encore aujourd'hui tribuns du peuple. Les premiers élus furent les chefs mêmes de la révolte, Junius Brutus et Sicinius Bellutus. L'union ainsi rétablie dans la ville, le peuple prit les armes, et s'offrit volontiers pour suivre les consuls à la guerre. Marcius, quoique mécontent de l'augmentation de pouvoir que le peuple avait obtenue au préjudice des patriciens, qui partageaient pour la plupart ses sentiments, les exhorta cependant à ne pas le céder aux plébéiens en zèle pour la défense de leur patrie, et à montrer qu'ils les surpassaient encore plus par leur vertu que par leur puissance.

VIII.

La nation des Volsques, avec qui les Romains étaient alors en guerre, avait pour capitale la ville de Corioles. Le consul Cominius l'ayant assiégée, les autres Volsques, qui craignaient qu'elle ne fût prise, rassemblèrent toutes leurs forces et allèrent à son secours, dans le dessein de combattre les Romains devant ses murailles, et de les attaquer de deux côtés à la fois. Instruit de ce mouvement, Cominius partage ses troupes, marche avec une moitié au-devant des Volsques, qui venaient défendre la ville, et laisse, pour continuer le siège, Titus Lartius, un des meilleurs officiers qu'eussent alors les Romains. Cependant ceux de Corioles, regardant avec mépris le petit nombre des assiégeants, font une sortie si vigoureuse, qu'ils repoussent les Romains, et les poursuivent jusqu'à leurs retranchements. Alors Marcius, accourant avec une poignée de soldats, renverse tous ceux qui lui font résistance, arrête l'effort des autres, et appelle à haute voix les Romains. Car il avait toutes les qualités que Caton désirait dans un homme de guerre ; redoutable par les coups qu'il frappait, il portait encore la terreur et l'effroi dans l'âme des ennemis par la rudesse de sa voix et l'air farouche de son visage. Un grand nombre de Romains s'étant ralliés autour de lui, les ennemis effrayés prennent la fuite ; Marcius, peu satisfait de ce premier succès, les poursuit et les charge avec vigueur jusqu'aux portes de la ville. Là, voyant que les Romains, assaillis par une grêle de traits qui pleuvaient de dessus les murailles, cessaient de poursuivre l'ennemi, sans qu'aucun d'eux osât même avoir la pensée d'entrer pêle-mêle avec les fuyards dans une ville pleine de soldats armés, il s'arrête ; il exhorte et anime les siens, il leur crie que ce n'est pas aux fuyards, mais à ceux qui les poursuivent, que la fortune ouvre les portes de Corioles ; et suivi d'un petit nombre de braves, il s'élance au milieu des ennemis, et pénètre avec eux dans la ville, sans que personne, dans ce premier moment, ose lui résister, ni seulement tourner la tête. Mais bientôt, s'apercevant du peu de monde qu'il avait avec lui, et qui se trouvait mêlé parmi les ennemis, il fait des prodiges incroyables de valeur, et déploie une force, une agilité, une hardiesse de courage extraordinaires ; il renverse tout ce qui se trouve sur son passage, pousse les uns aux extrémités de la ville, force les autres de mettre bas les armes, et donne tout le temps à Lartius de faire entrer le reste des troupes dans Corioles.

IX.

La ville étant ainsi prise, la plupart des soldats coururent au pillage. Marcius leur crie avec indignation qu'il est odieux que, tandis que le consul et les Romains qui l'ont suivi sont peut-être aux prises avec les ennemis, eux ne songent qu'à faire du butin, ou plutôt que, sous ce prétexte, ils ne cherchent qu'à fuir le danger. Le plus grand nombre est sourd à ses remontrances ; il prend donc, avec ceux qui veulent le suivre, la route qu'a tenue l'autre armée, presse ses soldats à plusieurs reprises de hâter leur marche, les exhorte à ne pas ralentir leur ardeur, et prie instamment les dieux de ne pas permettre qu'il arrive après le combat, mais qu'il soit à temps de partager avec ses concitoyens les dangers de cette journée. C'était alors l'usage des Romains, lorsque, déjà rangés en bataille, ils n'avaient plus qu'à prendre leurs boucliers et à ceindre leurs robes, de faire leur testament de vive voix, en nommant leur héritier devant trois ou quatre de leurs camarades. Marcius arriva à l'instant où les Romains, déjà en présence de l'ennemi, faisaient cette disposition. Les premiers qui l'aperçurent tout couvert de sang et de sueur, suivi d'un si petit nombre de soldats, furent d'abord effrayés ; mais quand ils virent qu'il courait au consul en lui tendant la main avec tous les signes de la joie, en lui annonçant la prise de Corioles ; que Cominius, de son côté, l'embrassait et le serrait étroitement dans ses bras, alors tous ceux qui entendirent la nouvelle de cet heureux succès, et ceux qui la devinèrent, sentant ranimer leur courage, pressent leurs généraux de les mener à l'ennemi. Marcius demande au consul quel est l'ordre de bataille des ennemis, et où sont placées leurs meilleures troupes. Cominius lui ayant répondu qu'il croyait que leur centre était occupé par les Antiates, les plus braves de ces peuples, et qui ne le cédaient en courage à aucun autre : « Je vous conjure, lui dit Marcius, de me mettre en face de ces troupes. » Le consul, plein d'admiration pour son courage, lui accorde sa demande. À peine a-t-on lancé les premiers traits, que Marcius sort des rangs, charge les Volsques qu'il avait devant lui, et les enfonce du premier choc. Mais les deux ailes s'étant tournées contre lui et l'ayant enveloppé, le consul, qui vit dans quel danger il était, envoya ses meilleurs soldats pour le dégager. Il se livra autour de Marcius un sanglant combat, la terre fut en un instant jonchée de morts ; enfin les ennemis, pressés de toutes parts, furent rompus et mis en fuite. Les Romains, voyant Marcius couvert de blessures et accablé de fatigue, le conjurent de se retirer dans le camp. « Ce n'est pas aux vainqueurs, leur répond-il, à être las ; » et il se met à poursuivre les fuyards. L'armée des ennemis fut entièrement défaite, et laissa un grand nombre de morts et de prisonniers.

X.

Le lendemain, Marcius est mandé par le consul, qui en présence de toute l'armée monte sur son tribunal ; et après avoir rendu aux dieux les actions de grâces que méritaient de si grands succès, il adresse la parole à Marcius, et le comble d'éloges sur la conduite brillante qu'il a tenue sous ses yeux dans le combat, et sur les traits de bravoure dont Lartius lui a rendu compte. Ensuite, avant que de rien distribuer aux troupes, il lui ordonne de prendre, à son choix, la dîme de tout le butin qu'on avait fait sur les ennemis, argent, chevaux et prisonniers. Enfin il lui donne, pour le prix de valeur, un cheval de bataille richement enharnaché. Toute l'armée applaudit à ces récompenses. Mais Marcius, s'étant avancé, dit qu'il recevait avec satisfaction le cheval dont le consul l'honorait ; qu'il était flatté des louanges qu'il lui avait données ; que pour tout le reste, le regardant plutôt comme un salaire que comme une marque d'honneur, il le refusait, content de le partager avec l'armée. « Je ne demande, ajouta-t-il, qu'une seule grâce, que je mets au-dessus de toutes les autres, et que je vous supplie de m'accorder. J'ai parmi les Volsques un hôte et un ami, homme honnête et vertueux. Il a été fait prisonnier ; et de riche, d'heureux qu'il était auparavant, il est tombé dans la servitude. De tous les maux qu'il souffre, je veux au moins le délivrer d'un seul, celui d'être vendu comme esclave. » Ce discours excita les acclamations de toute l'armée ; et l'on admira bien plus son désintéressement et son mépris des richesses, que sa valeur dans les combats. Ceux même qui, en le voyant comblé de tant d'honneurs, n'avaient pu se défendre d'un sentiment de jalousie, le jugèrent d'autant plus digne de ces présents, qu'il les avait refusés ; ils estimèrent bien davantage la vertu qui lui faisait mépriser de si grandes récompenses, que celle qui les lui avait méritées. Un bon emploi des richesses est plus glorieux que le bon usage des armes ; mais il est encore plus grand de ne pas désirer les biens, que d'en faire un bon emploi.

XI.

Quand les acclamations et le bruit eurent cessé, Cominius prit la parole : « Mes amis, dit-il à ses soldats, vous ne pouvez forcer Marcius à recevoir des présents qu'il ne veut pas accepter. Mais donnons-lui une récompense qu'il ne puisse pas refuser, et décernons-lui le surnom de Coriolan, si toutefois nous n'avons pas été prévenus par son action elle-même. » Depuis il porta toujours ce troisième nom de Coriolan. Cela fait voir que Caïus était son nom propre, et Marcius celui de sa maison ou de sa famille ; le troisième nom, chez les Romains, était ordinairement une épithète tirée d'une action particulière ; d'un événement, du caractère, de la figure, eu de quelque vertu. Les Grecs donnaient aussi des surnoms pris des actions remarquables, tels que ceux de Soter, de Callinicus ; de quelque singularité apparente du visage, comme Physcon, Grypus ; d'une vertu, tels étaient ceux d'Évergète, de Philadelphe ; de la fortune, comme celui d'Eudémon, surnom qu'on donna au second des Battus. Il y en eut qui reçurent des surnoms satiriques : par exemple, Antigonus fut appelé Doson, parce qu'il promettait beaucoup et ne donnait rien ; Ptolémée eut le surnom de Lamyrus. Cette dernière espèce de surnoms a été la plus commune chez les Romains ; ainsi ils donnèrent à un des Métellus celui de Diadématus, parce qu'ayant eu pendant longtemps une plaie au front, il ne paraissait en public que la tête bandée. Ils nommèrent Celer un autre Métellus qui très peu de jours après la mort de son père, donna, pour ses obsèques, un combat de gladiateurs qui surprit tout le monde par la promptitude des préparatifs. Encore aujourd'hui ils donnent des surnoms pris de quelque particularité de la naissance. Ils appellent Proclus celui qui est né pendant que son père était absent ; Posthumus, celui qui vient au monde après la mort de son père. Quand de deux jumeaux l'un meurt en naissant, ils donnent à celui qui survit le surnom de Vopiscus. Ils empruntent aussi leurs surnoms des imperfections du corps, tels que Sylla, Niger, Rufus, ou même Caecus, Claudius. Ils voulaient, avec raison, accoutumer par là les citoyens à ne pas rougir de la cécité, ni des autres défauts de ce genre ; à ne pas les regarder comme un sujet de honte, mais à y répondre comme à leurs noms propres. Au reste, ces recherches conviennent peut-être mieux à un autre sujet.

XII.

Quand la guerre fut finie, les flatteurs du peuple rallumèrent la sédition : non qu'ils eussent quelque nouveau sujet de plainte ; mais ils prirent pour prétexte d'imputer aux patriciens les maux qui n'étaient que la suite nécessaire de leurs premiers troubles et de leurs dissensions précédentes. La plupart des terres n'avaient été ni ensemencées ni labourées ; et la guerre n'ayant pas permis de faire venir du blé d'ailleurs, il était extrêmement cher. Ces démagogues, voyant qu'il n'y avait point de blé dans les marchés, et que, quand il y en aurait eu, le peuple, faute d'argent, n'aurait pu en acheter, semèrent des bruits calomnieux contre les riches, et les accusèrent d'avoir, par un effet de leur ancienne animosité, causé la famine dans Rome. Pendant cette dispute, il arriva des ambassadeurs de Vélitres qui venaient remettre cette ville aux Romains, et les prier d'y envoyer une colonie : une maladie contagieuse y avait fait de si grands ravages et causé une telle mortalité, qu'il y restait à peine la dixième partie de ses habitants. Les gens les plus sensés regardèrent dans cette circonstance, comme un événement heureux l'extrême nécessité où se trouvait la ville de Vélitres ; ils espérèrent que, dans la disette qui affligeait Rome, ce serait un moyen de la soulager, et de mettre fin à la sédition en purgeant la ville des citoyens les plus turbulents et les plus séditieux, comme d'autant d'humeurs vicieuses qui altéraient sa constitution politique. Les consuls firent donc le choix de ceux qui devaient former la colonie ; et pour ne pas laisser aux autres le loisir de continuer les troubles dans Rome, ils les enrôlèrent pour une expédition contre les Volsques. Ils se flattaient d'ailleurs que les riches et les pauvres, les plébéiens et les nobles, se trouvant ensemble sous les armes dans un même camp, et partageant les mêmes dangers, prendraient des sentiments plus doux et plus paisibles les uns envers les autres.

XIII.

Mais deux flatteurs de la multitude, Sicinius et Brutus, s'opposèrent à cette double ordonnance, en criant que les consuls couvraient du nom spécieux de colonie la plus horrible proscription ; qu'ils poussaient les pauvres dans un gouffre, en les envoyant habiter une ville dont l'air était infecté, et remplie de morts restés sans sépulture ; qu'ils les livraient ainsi à un démon étranger et barbare ; peu contents, ajoutaient-ils, de faire périr par la famine une partie des citoyens, de livrer les autres aux horreurs de la peste, ils excitent encore à dessein la guerre, afin qu'il ne manque aucun fléau à la ville, pour la punir de ne vouloir plus rester sous l'esclavage des riches. Le peuple, tout plein de ces discours, n'obéissait pas aux consuls pour l'enrôlement, et ne voulait pas de la nouvelle colonie. Le sénat ne savait quel parti prendre, lorsque Coriolan, enflé de ses succès, et fier de la considération dont il jouissait auprès des principaux citoyens, combattit ouvertement ces orateurs séditieux. On obligea donc, sous les plus fortes peines, ceux que le sort avait désignés, de partir pour Vélitres. Mais le peuple refusant absolument de s'enrôler pour la guerre, Coriolan rassembla ses clients avec tout ce qu'il put déterminer de volontaires, et alla faire des courses sur les terres des Antiates : il y trouva une grande quantité de blé, de bestiaux et d'esclaves, dont il ne prit rien pour lui ; et il ramena sa troupe chargée de butin. Ceux qui étaient restés à Rome, voyant revenir leurs camarades avec de si grandes richesses, se repentirent de ne les avoir pas suivis ; l'envie qu'ils en conçurent les anima contre Coriolan, et leur fit voir avec chagrin sa gloire et sa puissance, qui leur paraissaient ne s'accroître qu'au préjudice du peuple.

XIV.

Peu de temps après, Coriolan demanda le consulat ; et la plus grande partie du peuple était disposée à le lui accorder. On n'eût pu sans honte refuser un citoyen des plus distingués par sa noblesse et par sa vertu, et lui faire un tel affront, après tant de services importants qu'il avait rendus à sa patrie. C'était l'usage à Rome que ceux qui aspiraient aux charges aillent sur la place solliciter le peuple, vêtus d'une simple robe, sans tunique ; soit que cet habillement parût plus assorti à leur état de suppliant, soit que ceux qui avaient reçu des blessures à l'armée voulussent montrer leurs cicatrices, comme des preuves sensibles de leur valeur. Car ce n'était point par crainte qu'ils ne corrompent le peuple à prix d'argent, qu'on avait exigé que les candidats paraissent sans ceinture devant les citoyens dont ils briguaient la faveur : on ne vit que longtemps après s'introduire l'usage de vendre et d'acheter les suffrages, et de trafiquer des élections. De là cette corruption s'insinua dans les tribunaux et dans les camps, et mettant les armes mêmes sous le joug des richesses, elle finit par changer en monarchie le gouvernement populaire. On a dit avec raison que celui-là ruina le premier la république, qui le premier donna des festins au peuple et lui distribua de l'argent. Mais ce mal ne se manifesta pas tout à coup dans Rome, il s'y glissa secrètement, et par des progrès peu sensibles ; on ignore même quel fut le Romain qui donna l'exemple de corrompre le peuple ou les tribunaux. À Athènes, le premier qui donna de l'argent à ses juges fut Anytus, fils d'Anthémion, accusé d'avoir livré aux ennemis le fort de Pyle, sur la fin de la guerre du Péloponnèse ; temps où l'âge d'or brillait encore dans toute sa pureté sur la place publique de Rome.

XV.

Coriolan ayant donc montré plusieurs blessures qu'il avait reçues dans divers combats, où, pendant dix-sept ans de guerres non interrompues, il avait toujours remporté le prix de la valeur, le peuple, par respect pour sa vertu, n'osait rejeter sa demande, et l'on s'était donné parole, d'un commun accord, de le nommer consul. Le jour de l'élection, Coriolan se rendit sur la place dans un appareil magnifique, conduit par le sénat en corps, escorté de tous les patriciens, qui n'avaient jamais montré tant de zèle pour aucun autre candidat. Cette faveur des nobles changea tout à coup en sentiments de haine et d'envie la bienveillance du peuple. Ces deux passions furent encore fortifiées par la crainte qu'on eut que la puissance souveraine confiée à un homme si dévoué à la noblesse, si fort considéré des patriciens, ne fit perdre au peuple toute sa liberté. D'après ces réflexions, Coriolan fut écarté, et l'on élut d'autres consuls. Ce refus affligea vivement le sénat, qui le regarda comme un affront fait à lui-même, plutôt qu'à Coriolan. Pour lui, accoutumé à céder aux mouvements de cette partie de l'âme qui est le siège de la colère et de l'opiniâtreté, et qu'il regardait comme le principe du courage et de la grandeur d'âme, il ne put supporter tranquillement cette injure. Il n'avait pas cet heureux mélange de gravité, de douceur, de raison et d'instruction si nécessaire à la vertu politique. Il ignorait que le défaut dont doit le plus se garantir celui qui gouverne et qui traite avec les hommes, c'est l'opiniâtreté, compagne ordinaire de la solitude, suivant Platon ; et qu'il doit surtout pratiquer la patience, malgré le ridicule que certaines gens attachent à cette vertu. Doué d'un caractère franc et ouvert, mais dur et inflexible, il croyait que c'était l'apanage de la force que d'avoir le dessus en tout ; tandis que trop souvent c'est celui de la faiblesse et de la lâcheté, qui laissent, de la partie malade et souffrante de l'âme, sortir au dehors la colère, comme une tumeur qu'elles n'ont pas la force de dissiper. Il rentra donc chez lui l'agitation dans le cour, et plein de ressentiment contre le peuple. Les plus fiers d'entre les jeunes patriciens, qui, pénétrés d'admiration pour sa vertu, s'étaient singulièrement attachés à sa personne, lui ayant, dans cette occasion, montré encore plus d'intérêt et de zèle, enflammèrent davantage son courroux, en partageant son indignation et sa douleur. Car il était comme leur capitaine et leur maître ; c'était lui qui, dans les armées, les formait avec complaisance au métier de la guerre, allumait en eux une vive émulation d'honneur et de vertu, et leur enseignait à acquérir de la gloire sans se porter envie les uns aux autres.

XVI.

Cependant il arriva à Rome une grande provision de blé, dont une partie avait été achetée eu Italie, et l'autre envoyée en présent par Gélon, tyran de Syracuse. On en conçut l'espérance que la ville allait être à la fois délivrée de la disette et de ses dissensions. Le sénat s'étant assemblé le jour même, le peuple se répandit en foule autour du palais pour attendre l'issue des délibérations, ne doutant pas que le blé qu'on avait acheté ne lui fût vendu à un prix raisonnable, et qu'on ne lui distribuât gratuitement celui dont Gélon avait fait présent ; on savait que quelques sénateurs en avaient ouvert l'avis. Mais Coriolan s'étant levé combattit cette opinion, et s'emporta avec violence contre ceux qui favorisaient la multitude : il les appela des flatteurs du peuple, des traîtres à la noblesse, qui fomentaient contre eux-mêmes les germes funestes d'audace et d'insolence qu'on avait jetés dans son sein. « Il fallait, disait-il, les étouffer à leur naissance, au lieu de laisser le peuple se fortifier d'une aussi grande puissance que celle du tribunal. Il est déjà devenu si redoutable, que rien ne se fait plus que selon son gré ; on ne peut le forcer à rien malgré lui ; il n'obéit pas même aux consuls ; et, vivant dans l'anarchie, il ne reconnaît plus que ce qu'il appelle ses magistrats. Ceux qui proposent de faire des largesses et des distributions de blé comme on en fait dans la Grèce, où le peuple jouit de la puissance absolue, entretiennent une désobéissance qui sera la ruine de l'État. Le peuple ne dira pas qu'il reçoit ce blé comme le prix des expéditions auxquelles il s'est refusé ; de ces retraites séditieuses qui n'ont été que des trahisons envers la patrie ; de ces calomnies contre le sénat, accueillies avec tant de complaisance. Mais persuadé que nous lui cédons par crainte, que c'est pour le flatter que nous lui faisons cette distribution, il ne mettra plus de bornes à sa mutinerie ; les révoltes et les séditions n'auront plus de terme. Ce serait de notre part un acte de folie ; et si nous sommes sages, ôtons-lui plutôt ce tribunal qui a causé le renversement de la puissance consulaire, et a jeté la division dans la ville. Tant que Rome, privée de cette unité qui faisait autrefois sa force, sera déchirée par deux factions rivales, n'espérons plus ni union ni paix, ni fin à nos troubles et à nos maux politiques. »

XVII.

Ces discours et d'autres semblables communiquèrent aux jeunes gens et à presque tous les riches la fureur dont Coriolan était animé ; ils criaient tous qu'il était seul inflexible, seul ennemi déclaré de la flatterie. Mais quelques vieux sénateurs, prévoyant ce qui allait arriver, s'élevèrent contre son opinion. L'issue en effet n'en fut pas heureuse. Les tribuns, qui étaient présents à la délibération, voyant que l'avis de Coriolan l'emportait, coururent vers le peuple en jetant de grands cris et l'exhortant à se réunir à eux pour leur prêter du secours. Le peuple se rassembla en tumulte ; et lorsqu'on lui eut rapporté le discours de Coriolan, il entra dans une telle fureur que peu s'en fallut qu'il ne courût se jeter sur tout le sénat. Mais les tribuns se bornèrent à accuser Coriolan, et ils le firent sommer de venir se défendre. Les licteurs qu'ils avaient envoyés ayant été repoussés avec violence, ils allèrent eux-mêmes, accompagnés des édiles, pour l'entraîner de force, et ils le saisirent au corps. Les patriciens, accourant à son secours, repoussèrent les tribuns et frappèrent même les édiles. La nuit vint les séparer et mettre fin à ce tumulte. Le lendemain, à la pointe du jour, les consuls, voyant la multitude irritée courir de toutes parts à la place publique, craignirent pour la ville, et, ayant assemblé le sénat, ils lui proposèrent d'aviser aux moyens d'apaiser le peuple par des décrets favorables : ils représentèrent qu'il serait sage de ne pas s'opiniâtrer dans ce moment aune dispute d'honneurs et de dignités ; que la conjoncture critique et dangereuse où l'on se trouvait demandait une politique dirigée par la sagesse et l'humanité. La pluralité des sénateurs ayant adopté cet avis, les consuls allèrent parler au peuple et firent tout leur possible pour l'adoucir ; ils justifièrent avec modération le sénat des calomnies dont on l'avait chargé, et, mêlant à leurs discours des remontrances et des avis sages, ils finirent par dire au peuple qu'il n'y aurait point de différend sur le prix du blé.

XVIII.

La plupart s'adoucirent à cette promesse et firent connaître, par leur silence et leur tranquillité, qu'ils se rendaient aux discours des consuls ; mais les tribuns s'étant levés, dirent qu'à l'exemple du sénat, qui prenait le parti de la raison, le peuple, de son côté, céderait en tout ce qui serait juste. Ils exigèrent donc que Coriolan vînt répondre sur différents chefs d'accusation et déclarer si, dans l'intention de renverser le gouvernement et de ruiner l'autorité du peuple, il n'avait pas cherché à aigrir le sénat ; si, appelé par les tribuns pour se justifier, il n'avait pas refusé de leur obéir ; si enfin, en outrageant, en frappant les édiles sur la voie publique, il n'avait pas allumé, autant qu'il était en lui, la guerre civile et excité les citoyens à prendre les armes. Ils voulaient, par ces questions, ou forcer Coriolan à s'humilier et à courber son front orgueilleux devant le peuple, ou, s'il suivait son caractère, rendre implacable la colère de ce même peuple contre lui. Ils s'attendaient bien que son naturel l'entraînerait à ce dernier parti. Coriolan s'étant présenté comme pour se justifier, le peuple se disposa à l'écouter dans le silence le plus profond et dans le plus grand calme. Mais, au lieu d'un discours humble et suppliant qu'on attendait de lui, il commença non seulement avec une liberté insultante qui ressemblait plus à une accusation qu'à une défense, mais encore avec un ton de voix et un air de visage qui respiraient l'audace et le mépris, et annonçaient une parfaite sécurité. Alors le peuple, irrité d'un discours si peu convenable, fit éclater toute son indignation, et Sicinius, le plus audacieux des tribuns, après avoir conféré quelques moments avec ses collègues, s'avance au milieu de l'assemblée, prononce à haute voix que les tribuns condamnent Coriolan à mort, ordonne aux édiles de le conduire au Capitole et de le précipiter de la roche Tarpéienne. Les édiles s'étant mis en devoir de le saisir, la plus grande partie du peuple, indignée de cette action atroce, en frissonne d'horreur. Les patriciens, tout hors d'eux-mêmes et outrés de douleur, courent à son secours avec de grands cris. Les uns repoussent ceux qui veulent l'arrêter et l'enferment au milieu d'eux ; les autres tendent vers le peuple des mains suppliantes et le conjurent de se calmer. Mais dans ce désordre et dans cette confusion générale, ni les paroles ni les prières ne peuvent rien obtenir. Enfin les parents et les amis des tribuns, voyant qu'il serait impossible d'emmener Coriolan et de le punir sans répandre le sang d'un grand nombre de patriciens, les persuadent de supprimer de leur sentence ce qu'elle a de cruel et de contraire à l'usage, de ne pas enlever de force Coriolan pour le faire mourir sans avoir été jugé, et de laisser le peuple lui faire son procès dans les formes. Alors Sicinius, un peu calmé, demande aux patriciens quel est donc leur projet, de vouloir enlever Coriolan au peuple, qui est décidé à le punir. « Mais vous-mêmes, répliquèrent les patriciens, que prétendez-vous faire, de condamner ainsi sans aucune formalité judiciaire, à un supplice si cruel et si injuste, le plus vertueux des Romains ? - Eh bien ! reprit Sicinius, que ce ne soit pas là un prétexte pour vous d'entretenir des querelles et des séditions contre le peuple : on vous accorde que cet homme soit jugé dans les formes. Et toi, Coriolan, nous te citons à comparaître le troisième jour de marché, afin que, si tu es innocent, tu sois absous par le jugement et les suffrages du peuple. »

XIX.

Les patriciens, satisfaits d'emmener avec eux Coriolan, ne firent aucune objection. Les marchés se tiennent à Rome tous les neuf jours, et c'est ce qui les fait appeler nundines. Dans l'intervalle de temps qui devait s'écouler jusqu'à celui où Coriolan était ajourné, la guerre ayant éclaté contre les Antiates, cette diversion donna l'espoir que le jugement serait différé, et que la durée de cette expédition et les soins qu'elle allait exiger assoupiraient ou même éteindraient tout à fait le ressentiment populaire. Mais la paix s'étant faite avec les Antiates beaucoup plus tôt qu'on ne l'avait espéré et les troupes étant rentrées dans Rome, les patriciens, qui craignaient pour Coriolan, tinrent des assemblées fréquentes ; ils cherchèrent quelque moyen de ne point le livrer et en même temps de ne pas donner aux tribuns de nouveaux prétextes de soulever la multitude. Appius Claudius, connu pour un des plus ardents ennemis du peuple, protesta que le sénat renversait sa propre autorité et ruinait la république, s'il souffrait que le peuple eût le pouvoir de juger les patriciens. Les sénateurs les plus anciens et les plus populaires pensaient, au contraire, que ce pouvoir, loin de rendre le peuple plus difficile et plus sévère, lui inspirerait plus de douceur et d'humanité ; qu'il ne méprisait pas le sénat, mais qu'il s'en croyait méprisé, que le droit de juger, qu'on lui accorderait, serait pour lui un honneur qui détruirait ce soupçon, et que, du moment qu'il donnerait ses suffrages, il déposerait son ressentiment.

XX.

Coriolan, qui voyait le sénat partagé entre sa bienveillance pour lui et la crainte qu'il avait de la multitude, demande aux tribuns de quel crime ils prétendaient l'accuser devant le peuple. Ils lui répondent que c'est du crime de tyrannie, et qu'ils le convaincront d'avoir voulu s'emparer du pouvoir suprême. Coriolan se lève et dit qu'il va sur-le-champ se présenter au peuple ; qu'il n'y a point de jugement, point de supplice qu'il ne soit prêt à subir, s'il est convaincu d'un pareil crime. « Seulement, ajouta-t-il, ne m'accusez que sur ce fait, et n'allez pas tromper le sénat. » Les tribuns l'ayant promis, le jugement fut déféré au peuple à cette condition. On s'assemble, et d'abord les tribuns exigèrent forcément que les suffrages fussent donnés par tribus, et non par centuries, afin que les indigents et cette populace séditieuse qui n'a aucun égard pour la justice et l'honnêteté, eussent l'avantage sur les riches, les nobles et les gens de guerre. Ensuite, laissant le crime de tyrannie, qu'il leur était impossible de prouver, ils reproduisent tous les discours que Coriolan avait tenus dans le sénat pour empêcher la diminution du prix des blés et conseiller l'abolition du tribunat. Enfin ils proposèrent un nouveau chef d'accusation, et lui reprochèrent qu'au lieu de faire porter au trésor public le butin qu'il avait pris sur les Antiates, il l'avait partagé à ses soldats. Coriolan fut troublé de cette dernière accusation, à laquelle il ne s'attendait point ; et il ne trouva pas sur-le-champ des raisons assez fortes pour s'en justifier. Il commença donc par faire l'éloge de ceux qui l'avaient accompagné à cette expédition ; mais ceux qui n'y avaient pas été, et qui étaient en bien plus grand nombre, excitèrent un si grand tumulte qu'il ne put être entendu. Enfin, les tribus ayant donné leurs suffrages, il y en eut trois de plus pour la condamnation : la peine prononcée fut le bannissement perpétuel. Dès que la sentence eut été publiée, le peuple en témoigna plus de fierté que d'aucune victoire qu'il eût remportée jusque-là sur les ennemis ; mais le sénat en ressentit une vive douleur : il se repentit alors de n'avoir pas tout tenté, de ne s'être pas exposé à tout plutôt que de souffrir un tel outrage et de laisser prendre au peuple un si grand pouvoir. On n'eut pas besoin de la différence d'habillement ou d'autres marques extérieures pour distinguer les classes des citoyens : on reconnaissait tout de suite un plébéien à sa joie et un patricien à sa tristesse.

XXI.

Coriolan seul ne fut ni étonné, ni abattu ; il montra la même fermeté dans son air, dans sa démarche et dans sa contenance ; et pendant que tous les patriciens étaient vivement affectés, seul il paraissait insensible ; mais cette disposition n'était pas en lui l'effet de sa raison, de sa douceur ou de sa modération à supporter cette disgrâce ; elle venait de son indignation et de sa colère ; et cet état est un véritable chagrin, quoique la plupart des hommes ne s'en doutent pas ; car dès que la tristesse s'enflamme en nous et se change en fureur, elle bannit de l'âme l'abattement et la faiblesse. De là vient que dans la colère l'homme paraît plein de courage et d'activité, comme celui qui a la fièvre semble brûlant : l'âme est alors dans un état de tension, et pour ainsi dire de bouillonnement et d'effervescence. Coriolan fit voir aussitôt, par sa conduite, que telle était la situation de son âme. Rentré chez lui, il embrassa sa mère et sa femme, qui jetaient de grands cris en déplorant leur malheur, et versaient des torrents de larmes ; il leur dit adieu, les exhorte à supporter patiemment leur douleur, et étant sorti sur-le-champ, il gagne une des portes de la ville. Tous les patriciens en corps l'avaient accompagné : là, sans rien leur demander, sans vouloir rien recevoir d'eux, il les quitte, suivi de trois ou quatre de ses clients. Il passa quelques jours dans des terres qu'il avait près de Rome, agité de mille pensées diverses que la colère lui suggérait, mais toutes pernicieuses et funestes, et qui n'avaient pour but que de tirer vengeance des Romains. Il s'arrêta enfin au projet de leur susciter une guerre cruelle avec quelque peuple voisin, et résolut de tenter d'abord les Volsques, qu'il savait être puissants en hommes et en argent : persuadé d'ailleurs que leurs dernières défaites avaient moins diminué leurs forces qu'augmenté leur jalousie et leur ressentiment.

XXII.

Il y avait à Antium un homme que ses richesses, son courage et sa haute naissance faisaient honorer comme un roi ; il se nommait Tullus Amphidius. Coriolan n'ignorait pas qu'il lui était plus odieux qu'aucun autre Romain ; car dans plusieurs combats ils s'étaient souvent bravés et provoqués avec menaces, comme font deux jeunes guerriers que l'émulation et l'amour de la gloire rendent rivaux : ainsi, aux motifs communs de haine qui les animaient déjà, il se joignait une inimitié particulière. Mais il connaissait sa grandeur d'âme ; et sachant qu'il désirait plus qu'aucun des Volsques une occasion de rendre aux Romains tous les maux qu'ils avaient faits à sa nation, il hasarda une démarche qui montre toute la profondeur de son ressentiment. [Il justifia le mot de celui qui a dit : Il est bien mal aisé de vaincre la colère : Ce qu'elle veut, il faut le payer de ses jours. Il prend un costume, un déguisement sous lequel personne, à le voir, ne saurait distinguer qui il est, et, comme Ulysse, Il entre en la cité des hommes ennemis.]

XXIII.

C'était le soir ; et de tous ceux qu'il rencontra, personne ne le reconnut. Il va droit à la maison de Tullus, y entre sans être aperçu ; et s'asseyant près du foyer, il s'y tient sans rien dire, et la tête couverte. Les gens de Tullus furent fort surpris ; mais, frappés de l'air de majesté que lui donnaient son habit et son silence même, ils n'osèrent le faire lever, et allèrent rapporter à leur maître, qui était alors à table, cette singulière aventure. Tullus, se levant aussitôt, va le trouver, et lui demande qui il est et ce qu'il désire. Coriolan se découvre la tête, et après un moment de silence il prend la parole. « Tullus, lui dit-il, si vous ne me reconnaissez pas encore, ou que vous n'en croyiez pas vos yeux, il faut nécessairement que je me dénonce moi-même. Je suis ce Marcius qui vous ai fait tant de mal à vous et aux Volsque ; le surnom de Coriolan que je porte ne me permet pas de le nier : ce surnom, monument de la haine que j'eus contre votre pays, est la seule récompense qui me reste ; de tous les travaux que j'ai soufferts, de tous les périls auxquels je me suis exposé, c'est le seul prix qu'on n'a pu me ravir. Je me suis vu dépouillé de tous les autres, d'un côté par l'envie et l'audace du peuple ; de l'autre par la mollesse, par la trahison des magistrats et des nobles. Banni de ma patrie, je suis venu en suppliant m'asseoir près de votre foyer, non pour y chercher la sûreté et la vie, car ce n'est pas ici que je serais venu si j'avais craint la mort, mais pour me venger des Romains qui m'ont chassé ; et c'est déjà m'en être vengé, que de vous rendre maître de ma personne. Si donc, Tullus, vous avez le courage d'attaquer vos ennemis, tirez parti de mes malheurs, et faites tourner ma disgrâce à l'avantage commun des Volsques. Je combattrai pour vous avec bien plus de succès que je n'ai fait contre vous ; car ceux qui connaissent le faible de l'ennemi ont sur lui un avantage que ne peuvent avoir ceux qui l'ignorent. Si, au contraire, vous êtes las de la guerre, je ne veux plus vivre, et vous-même vous ne devez pas sauver la vie à un homme qui fut autrefois votre ennemi, et qui maintenant vous serait inutile. » Ce discours porta la joie dans l'âme de Tullus : « Levez-vous, dit-il à Coriolan en lui tendant la main, et reprenez courage. Vous nous faites un présent bien précieux en vous donnant à nous ; espérez des Volsques de plus grandes marques encore de leur reconnaissance. » Aussitôt il le fit mettre à table, et le traita de la manière la plus distinguée. Les jours suivants, ils délibérèrent ensemble sur les moyens de faire la guerre.

XXIV.

Cependant à Rome l'inimitié des nobles contre le peuple, aigrie encore par la condamnation de Coriolan, entretenait le trouble et l'agitation dans tous les esprits. D'ailleurs les devins, les prêtres et plusieurs particuliers annonçaient des prodiges qui méritaient la plus grande attention. J'en citerai un entre plusieurs autres. Un Romain, nommé Titus Latinus, d'une condition ordinaire, mais d'ailleurs homme paisible et modéré, étranger à toute superstition, et plus encore à tout sentiment de vanité, crut voir en songe Jupiter qui lui ordonnait d'aller dire au sénat que, dans les supplications faites en son honneur, on avait mis à la tête de la procession un coryphée qui lui avait déplu. Titus ne tint aucun compte de cette vision ; elle se répéta une seconde et une troisième fois sans qu'il y fît plus d'attention. Enfin, il perdit un fils unique de la meilleure espérance, et devint lui-même perclus de tous ses membres. Alors il se fit porter au sénat sur un petit lit : dès qu'il eut déclaré sa vision, il sentit son corps reprendre ses forces ; et s'étant levé, il s'en retourna seul chez lui. Les sénateurs étonnés, après avoir fait les plus grandes recherches, découvrirent qu'un citoyen, ayant livré un de ses esclaves à ses camarades, leur avait ordonné de lui faire traverser la place publique en le battant de verges, et ensuite de le mettre à mort. Pendant qu'ils exécutaient cet ordre barbare, et que ce malheureux, déchiré de coups et pressé par la douleur, faisait des contorsions horribles, la procession vint à passer ; et ainsi il se trouva par hasard la précéder. Tous les assistants furent révoltés d'un spectacle aussi hideux qu'indécent ; mais personne ne se mit en devoir de le faire cesser, et on se borna à des injures et à des malédictions contre le maître inhumain qui en était la cause. Car les Romains traitaient alors leurs esclaves avec beaucoup de douceur : partageant en commun leurs travaux, vivant habituellement avec eux, il en résultait pour ceux-ci une familiarité qui allégeait le poids de leur servitude. Le plus grand châtiment infligé à un esclave qui avait commis une faute était de lui faire porter un de ces bois fourchus qui servent d'appui au timon d'un chariot, et de le promener ainsi dans le voisinage. L'esclave qui avait subi cette punition, et que ses camarades et ses voisins avaient vu en cet état, perdait toute confiance : on l'appelait Furcifer, car ce qu'on nomme étai en Grèce, les Romains l'appellent fourche.

XXV.

Lors donc que Latinus eut rendu compte au sénat de sa vision, on chercha quel pouvait être ce coryphée des jeux qui avait tant déplu à Jupiter. La nouveauté du supplice rappela à quelques-uns des spectateurs l'esclave qui avait été battu de verges le long de la place publique, et ensuite puni de mort. Les prêtres étant convenus que ce devait être le coryphée dont parlait Jupiter, le maître fut condamné à l'amende, et l'on recommença tout de nouveau, à l'honneur du dieu, les jeux et la procession. On voit, par cet exemple, que Numa, dont toutes les institutions religieuses ont été réglées avec tant de sagesse, n'a pas fait en ce genre de plus belle ordonnance que celle qui prescrit que lorsque les magistrats ou les prêtres sont occupés au culte divin, un héraut s'avance, et crie à haute voix : Hoc age. Il les avertit par là de donner toute leur attention à la cérémonie ; de n'être distraits ni par des occupations, ni par des soins étrangers ; la plupart des actions humaines étant presque toujours faites comme par force et par contrainte. Aussi n'était-ce pas seulement pour des causes si importantes que les Romains avaient coutume de recommencer les sacrifices et les cérémonies publiques de religion ; il suffisait pour cela du plus léger motif : un des chevaux qui portaient les lits sacrés, venait-il à tirer plus lâchement ; le cocher prenait-il les rênes de la main gauche ; un décret du sénat faisait aussitôt recommencer la procession. On les a vus même, dans ces derniers temps, recommencer jusqu'à trente fois le même sacrifice, parce qu'on croyait toujours y avoir remarqué quelque défaut ou quelque obstacle : tant les Romains ont toujours montré de religion et de respect pour les dieux.

XXVI.

Cependant à Antium Coriolan et Tullus parlaient secrètement aux plus puissants d'entre les citoyens, et les exhortaient à profiter des divisions des Romains pour leur déclarer la guerre. Mais ils balançaient à rompre la trêve qu'ils avaient faite pour deux ans, lorsque les Romains leur en fournirent un prétexte, en faisant, le jour même des jeux publics, sur un soupçon léger et calomnieux, publier un ordre à tous les Volsques de sortir de Rome avant le soleil couché. Quelques historiens disent que ce fut une ruse de Coriolan, qui envoya à Rome un homme aposté pour donner aux consuls le faux avis que les Volsques devaient les attaquer pendant la célébration des jeux, et mettre lu feu à la ville. Cette proclamation augmenta la haine des Volsques contre les Romains ; et Tullus, en exagérant encore cet outrage, les aigrit de plus en plus, et les persuada d'envoyer des ambassadeurs à Rome pour redemander les terres et les villes qui leur avaient été prises pendant la guerre. Les Romains, indignés de ces propositions, répondirent aux ambassadeurs que si les Volsques prenaient les premiers les armes, les Romains les poseraient les derniers.

XXVII.

Sur cette réponse, Tullus convoqua l'assemblée générale des Volsques ; et après les avoir déterminés à la guerre, il leur conseilla d'appeler Coriolan au conseil, d'oublier ses anciens torts, et de lui donner toute leur confiance, parce que, devenu leur allié, il leur rendrait plus de services qu'il ne leur avait fait de mal lorsqu'il était leur ennemi. Coriolan, introduit dans l'assemblée, parla si bien devant tout le peuple, qu'ils le jugèrent aussi éloquent que grand capitaine ; et qu'admirant en lui la réunion d'un courage extraordinaire à une prudence consommée, ils le nommèrent général avec Tullus, et les investirent l'un et l'autre d'un pouvoir absolu. Mais craignant que le temps nécessaire pour les préparatifs de la guerre ne lui fît perdre une occasion favorable d'agir, il chargea les magistrats et les principaux citoyens d'assembler les troupes et de faire les provisions ; pour lui, prenant sans choix les plus ardents à le suivre, il entra sur les terres des Romains, avant qu'on en eût à Rome le moindre soupçon. Il y fit un si grand butin, que les Volsques étaient las de le transporter, et ne pouvaient suffire à le consommer dans leur camp. Mais cette immense quantité de richesses, et ce dégât de tout le pays, étaient les moindres avantages que Coriolan se proposât dans cette expédition ; un but plus important qu'il avait eu, c'était de rendre les patriciens encore plus suspects au peuple. Car en pillant, en ravageant toute la campagne, il épargnait avec le plus grand soin les terres des nobles, et ne permettait pas d'en enlever ou d'y gâter la moindre chose. Il réussit par là à augmenter le trouble et la dissension qui régnaient dans la ville : les patriciens accusaient le peuple d'avoir injustement banni le plus vaillant citoyen qu'ils eussent ; et le peuple reprochait aux patriciens que, pour satisfaire à leur vengeance, ils avaient appelé Coriolan sur le territoire de Rome ; que, simples spectateurs des ravages qui s'exerçaient sur les terres des autres, ils avaient au dehors la guerre même pour garde et pour rempart de leur fortune et de leurs biens. Après cette expédition, qui inspira aux Volsques la plus grande confiance en eux-mêmes et le plus grand mépris pour les ennemis, il les ramena sans avoir perdu un seul homme.

XXVIII.

Les Volsques, qui étaient remplis d'ardeur, eurent bientôt rassemblé toutes leurs forces ; elles se trouvèrent si considérables, qu'on prit le parti d'en laisser une portion pour la sûreté des villes, et de marcher avec l'autre contre les Romains. Coriolan donna le choix à Tullus entre ces deux armées ; Tullus répondit que Coriolan ne lui étant pas inférieur en courage, et ayant été plus heureux dans les combats, il valait mieux qu'il commandât les troupes destinées à aller faire la guerre ; que lui il resterait à la garde du pays, et ferait passer à l'armée les provisions nécessaires. Coriolan, devenu par là plus puissant, marcha d'abord contre la ville de Circée, colonie romaine, qui, s'étant soumise volontairement, fut garantie du pillage. Il alla ensuite porter le dégât sur les terres des Latins, persuadé que les Romains viendraient combattre pour la défense de leurs alliés, qui leur avaient fait demander plusieurs fois du secours. Mais comme le peuple y était peu disposé ; que d'ailleurs les consuls, dont l'année allait finir, ne voulaient rien hasarder, ils renvoyèrent les ambassadeurs sans leur accorder leurs demandes. Coriolan alla donc attaquer les villes du Latium, et prit de force Toléries, Vicanium, Pédium et Voles, qui lui firent résistance ; tous les hommes furent vendus et les biens livrés au pillage. Celles qui se rendirent furent traitées avec le plus grand ménagement ; et, de peur qu'à son insu elles n'éprouvent quelque dommage, il campait le plus loin qu'il lui était possible, et ne prenait rien sur leurs terres.

XXIX.

Il se rendit maître de la ville de Bola, qui n'était qu'à cent stades de Rome. Il y fit un butin considérable, et passa au fil de l'épée presque tous ceux qui étaient en âge de porter les armes. Les Volsques qu'on avait laissés, pour la défense des villes, apprenant tous ces exploits, ne purent plus se contenir ; ils se rendirent en foule et tout armés au camp de Coriolan, en disant qu'ils ne reconnaissaient pas d'autre général et d'autre chef que lui. Son nom était célèbre dans toute l'Italie ; on admirait sa valeur, et la révolution étonnante qu'avait produite dans, les affaires le changement d'un seul homme. Cependant à Rome le désordre était à son comble ; on refusait de combattre, et les deux partis passaient les journées entières à se quereller, et à tenir l'un contre l'autre les propos les plus séditieux. Mais lorsqu'on apprit que les ennemis avaient mis le siège devant Lavinium, d'où les Romains tiraient leur origine, et où étaient les dieux de leurs pères, car c'était la première ville qu'Énée eût bâtie dans le Latium, cette nouvelle fit parmi le peuple un changement aussi merveilleux que subit, et opéra dans l'esprit des patriciens la révolution la plus singulière et la plus bizarre. Le peuple voulait qu'on abolît sur-le-champ la condamnation de Coriolan, et qu'il fût rappelé à Rome ; le sénat, s'étant assemblé pour délibérer sur cette demande, s'y opposa formellement, soit qu'il s'opiniâtrât à rejeter tout ce que les plébéiens désiraient, ou qu'il ne voulût pas que Coriolan rentrât dans Rome par la faveur du peuple ; soit enfin qu'il fût réellement irrité contre un homme qui, n'ayant pas été également offensé par les deux partis, les maltraitait autant l'un que l'autre, et qui s'était déclaré l'ennemi de sa patrie, quoiqu'il sût que la plus grande et la plus saine portion des citoyens compatissait à ses malheurs, et déplorait l'injustice dont il était la victime. Cette résolution ayant été publiée, le peuple ne put donner à sa décision force de loi, parce qu'il fallait pour cela un décret du sénat.

XXX.

Coriolan, encore plus irrité à cette nouvelle, quitte le siège de Lavinium ; et marchant vers Rome plein de fureur, il va camper près des fossés Cluiliens, à quarante stades de la ville. Son approche, en jetant l'effroi et la consternation dans Rome, apaisa sur-le-champ la sédition : il n'y eut plus un magistrat ni un sénateur qui osât contredire le peuple sur le rappel de Coriolan. En voyant cette multitude de femmes qui couraient ça et là dans les rues, de vieillards répandus dans les temples, qui, baignés de larmes, adressaient aux dieux les plus humbles prières, et tous les esprits incertains, incapables de prendre avec courage un parti salutaire, il n'était personne qui n'avouât que le peuple avait eu raison de demander le rappel de Coriolan, et que c'était une grande faute au sénat d'avoir commencé à s'irriter contre lui, lorsqu'il eût été plus sage de renoncer au ressentiment qu'il pouvait avoir. Ils résolurent donc, d'un avis unanime, d'envoyer des ambassadeurs à Coriolan pour lui offrir le rappel dans sa patrie, et pour le prier de mettre fin à la guerre. Les ambassadeurs choisis par le sénat étaient tous ou parents ou amis de Coriolan, et à ce titre ils s'attendaient à recevoir de lui, à leur arrivée, un accueil favorable : mais leur espoir fut trompé. Conduits à travers le camp des Volsques, ils le trouvèrent assis au milieu de ses principaux officiers : là, avec un air et d'un ton pleins de sévérité, il leur ordonna de déclarer ce qu'ils avaient à dire. Ils parlèrent dans les termes les plus doux, les plus modestes, et les plus convenables à leur situation présente. Quand ils eurent fini, il leur répondit, sur ce qui lui était personnel, avec l'aigreur et le ressentiment d'un homme profondément blessé : pour ce qui regardait les Volsques, il demanda, comme leur général, qu'on leur rendît les villes et les terres que les Romains avaient conquises sur eux, et qu'on leur accordât le droit de bourgeoisie, tel que les Latins en jouissaient ; il ajouta qu'il ne pouvait y avoir de paix solide que celle qui portait sur des conditions justes et égales pour les deux partis. Il leur donna trente jours pour délibérer sur ses propositions ; et dès que les ambassadeurs furent repartis, il sortit lui-même du territoire de Rome.

XXXI.

Cette retraite fut le premier prétexte que prirent pour l'accuser ceux des Volsques qui, depuis longtemps envieux de sa gloire, ne pouvaient supporter sa puissance. Tullus lui-même était de ce nombre : non qu'il eût reçu personnellement aucune offense de Coriolan ; mais, par une faiblesse naturelle à l'humanité, il était piqué de voir sa gloire obscurcie par celle d'un général étranger, d'être méprisé par les Volsques, pour qui Coriolan seul était tout, et qui voulaient que les autres généraux se contentent de la part qu'il leur donnait à son autorité et à sa puissance. De là prirent naissance les calomnies qu'on sema secrètement contre lui : les officiers, conspirant ensemble, s'animaient réciproquement : ils appelaient cette retraite une trahison qui livrait à l'ennemi, non des villes ou des armées, mais le temps, qui décide ordinairement du salut ou de la perte de tout : il avait, disaient-ils, donné à l'ennemi un délai de trente jours, parce que leurs affaires étaient dans un état si déplorable, qu'il ne leur fallait pas moins de temps pour les rétablir. Cependant Coriolan ne se tint pas tout ce temps-là dans l'inaction ; il alla ravager les terres des alliés de Rome, et prit sept grandes villes, toutes très peuplées, sans que les Romains osent les secourir ; frappés d'engourdissement, abattus et comme paralysés par la terreur, ils étaient peu disposés aux combats. Les trente jours expirés, Coriolan rentra avec toutes ses troupes sur le territoire de Rome. On lui envoya une seconde ambassade pour le supplier de calmer son ressentiment, de retirer les Volsques de dessus les terres des Romains ; après quoi il pourrait proposer et faire ce qu'il croirait le plus utile pour les deux peuples. Les députés ajoutèrent que les Romains n'accorderaient rien à la crainte, et que si les Volsques paraissaient mériter quelque faveur, ils ne l'obtiendraient qu'après avoir posé les armes. À cela Coriolan répondit que, comme général des Volsques, il n'avait rien à leur dire ; mais qu'en sa qualité de citoyen romain, il leur conseillait de rabattre un peu de leur orgueil pour se prêter à des conditions raisonnables. « Revenez, ajouta-t-il, dans trois jours, et apportez le consentement du sénat à mes demandes : si vous prenez une résolution contraire, je ne vous promets plus de sûreté à reparaître dans mon camp avec de vaines paroles. »

XXXII.

Les ambassadeurs ayant rapporté cette réponse, le sénat, menacé d'une tempête violente qui pouvait submerger le vaisseau de l'État, jeta, comme on dit l'ancre sacrée. Il ordonna que les prêtres des dieux, les préposés aux mystères, les ministres des temples et les augures, dont la divination par le vol des oiseaux est la plus ancienne à Rome, iraient tous en députation vers Coriolan, revêtus des ornements qui sont d'usage dans leurs cérémonies ; qu'ils feraient tout leur possible pour l'engager à poser les armes, et à régler ensuite avec ses concitoyens les intérêts des Volsques. Coriolan les reçut dans son camp, mais sans leur parler avec plus de douceur et de ménagement qu'aux autres, sans se relâcher en rien : il leur déclara qu'il fallait accepter ses premières propositions, ou se préparer à combattre. Au retour des prêtres, les Romains résolurent de se tenir renfermés dans la ville, de défendre les murailles, et de repousser les ennemis s'ils venaient les attaquer. Incapables de trouver d'eux-mêmes aucun expédient salutaire, et voyant la ville remplie de trouble, de frayeur et de pressentiments funestes sur l'avenir, ils mirent toutes leurs espérances dans le temps et dans les événements inopinés de la fortune : [par eux-mêmes, ils sont incapables de trouver aucun moyen de salut : troubles, frayeurs, préssentiment funestes, enveloppent la ville, jusqu'à ce qui leur arrive quelque chose de semblable à ce que dit Homère en plusieurs endroits, et que ne croient point la plupart des hommes. Le poète dit et s'écrie à propos des événements extraordinaires et inattendus : Minerve au regard gris lui donna cette idée. Et ailleurs : Mais l'un des immortels a changé leurs desseins, Et leur a dans le coeur inspiré cette idée. Et encore : Soit qu'il pensât ainsi, soit qu'un dieu l'eût voulu : Incidents que l'on dédaigne comme des faits impossibles, des fictions sans vraisemblance, par lesquelles le poète détruit la foi du libre arbitre. Mais ce n'est point là ce que fait Homère ; au contraire, les choses vraisemblables et ordinaires, qui s'accomplissent sans la raison, il les fait dépendre de notre volonté : J'ai conçu ce dessein dans mon coeur magnanime. Et ailleurs : Agiter deux projets dans sa fauve poitrine. Et encore : (...) Elle ne put séduire Le grand Bellérophon, l'homme aux desseins prudents. Mais dans les occasions extraordinaires, critiques, où nous avons besoin d'une sorte d'inspiration enthousiaste, d'un ravissement hors de nous, le dieu du poète ne détruit point, il entraîne notre choix : il ne crée pas le mobile, mais l'image qui détermine le mobile de notre action : il ne nous fait pas produire un acte volontaire, mais il met en jeu le principe de notre volonté, en y ajoutant la confiance et l'espoir. Car ne faut-il pas refuser absolument aux dieux toute influence, toute action sur nous, ou reconnaître qu'il n'est pas d'autre moyen de venir en aide et en coopération aux hommes ? Ils ne manient point notre corps, ils ne font pas mouvoir nos mains ni nos pieds vers le point nécessaire ; mais, pour éveiller dans notre âme la faculté qui agit et qui choisit, ils se servent de mobiles, d'images, de suggestions, ou, s'il faut agir en sens inverse, ils la détournent et la retiennent.]

XXXIII.

Cependant à Rome les femmes s'étaient répandues dans tous les temples ; le plus grand nombre et les plus distinguées d'entre elles, prosternées au pied de l'autel de Jupiter Capitolin, adressaient à ce dieu les plus ferventes prières. Entre celles-ci était Valérie, soeur de Publicola, celui qui avait rendu aux Romains tant et de si grands services, soit dans la guerre, soit pendant la paix. Publicola était mort quelque temps auparavant, comme nous l'avons dit dans sa vie ; Valérie sa sour, qui, par l'éclat de sa vertu, relevait encore celui de sa naissance, jouissait de l'estime et de la considération de toute la ville. Elle fut, dans cette occasion, affectée du sentiment dont je viens de parler ; et frappée tout à coup d'une inspiration divine qui lui fit voir ce qu'il était le plus utile de faire, elle se lève du pied de l'autel, engage les autres dames à la suivre, et se rend avec elles à la maison de Volumnie, mère de Coriolan : elle y entre, et la trouve assise auprès de sa belle-fille, et tenant entre ses bras ses deux petits-fils. Les femmes qui l'accompagnaient s'étant rangées autour d'elle, Valérie prit la parole. « Volumnie, et vous, Virgilie, leur dit-elle, ce n'est point par ordre du sénat ou des magistrats que nous venons vers vous : c'est, je n'en puis douter, par l'inspiration même d'un dieu, qui, touché de nos prières, nous a poussées à venir ici pour nous engager à une démarche qui en nous sauvant avec tous les autres citoyens, vous assurera à vous-mêmes une gloire plus éclatante que celle qu'acquirent les filles des Sabins lorsqu'elles firent cesser la guerre entre leurs pères et leurs maris, et les réconcilièrent ensemble par une paix et une amitié solides. Venez avec nous vers Coriolan ; et, prenant toutes les marques extérieures de suppliantes, rendez devant lui à votre patrie ce témoignage aussi véritable que juste, que le ressentiment de tous les maux qu'il lui a fait souffrir ne l'a point portée à se venger sur vous, à prendre contre vous aucune résolution rigoureuse, et qu'elle vous rend à lui, dût-elle n'en obtenir aucune condition raisonnable. » Ce discours de Valérie fut suivi de cris perçants de toutes les femmes. « Nous partageons avec vous les calamités publiques, lui répondit Volumnie ; et nous avons de plus à gémir sur nos malheurs particuliers : l'éclat de la gloire et des vertus de Coriolan ne rejaillit plus sur nous ; et nous le voyons lui-même environné des armes de nos ennemis, moins pour le garder que pour s'assurer de sa personne. Mais la plus grande de nos infortunes, c'est que notre patrie soit réduite à une telle extrémité, qu'elle mette en nous sa dernière espérance. Aura-t-il quelque égard pour nous, lui qui n'en a point pour sa patrie, qu'il a toujours préférée à sa mère, à sa femme et à ses enfants ? Cependant employez-nous à tout ce que vous voudrez ; conduisez-nous vers lui : si nous ne gagnons rien, nous pourrons du moins mourir à ses pieds en le suppliant pour la patrie. »

XXXIV.

En finissant ces mots, elle prend ses petits-fils, fait lever Virgilie, et se rend avec les autres femmes au camp des Volsques, qui, saisis de respect à leur vue et touchés de compassion, se tinrent dans le plus profond silence. Coriolan était assis sur son tribunal, environné de tous ses officiers. La vue de ces femmes le surprit d'abord ; mais lorsqu'il eut reconnu sa femme qui marchait à leur tête, il voulut soutenir son caractère d'obstination et d'inflexibilité : bientôt, vaincu par sa tendresse, et n'étant plus maître de son émotion, il n'a pas le courage de l'attendre sur son tribunal ; il descend avec précipitation, s'élance au-devant d'elle, se jette à son cou, la tient longtemps embrassée ; pressant ensuite tour à tour sur son sein sa mère et ses enfants, il leur prodigue les plus tendres caresses, les couvre de ses larmes, et s'abandonne au sentiment de la nature, comme à un torrent qu'il ne saurait contenir.

XXXV.

Quand il eut, pour ainsi dire, rassasié sa tendresse, et qu'il vit que sa mère voulait parler, il se fit entourer par les officiers volsques, et écouta Volumnie, qui prit la parole en ces termes : « Tu vois, mon fils, à notre habillement et à la pâleur qui couvre notre visage, quelle vie solitaire et triste nous avons menée depuis ton exil. Tu peux juger maintenant que nous sommes les plus malheureuses de toutes les femmes ; ce qu'il nous était le plus doux de voir, la fortune nous l'a rendu le plus terrible, en nous montrant, à moi mon fils, et à elle son époux assiégeant les murs de sa patrie. Cette consolation si puissante que les hommes trouvent dans toutes leurs infortunes, d'adresser aux dieux leurs prières, est ce qui nous met dans la plus cruelle perplexité : nous ne pouvons leur demander à la fois et la victoire pour Rome et ta propre conservation ; les plus horribles malédictions que nos ennemis pussent prononcer contre nous seraient renfermées dans nos prières. C'est une nécessité pour ta femme et tes enfants d'être privés de toi ou de leur patrie : pour moi, je n'attendrai pas que la fortune termine de mon vivant cette guerre. Si je ne puis te persuader de faire cesser les maux qui en sont la suite en nous rendant la paix et l'union, et d'être le bienfaiteur des deux peuples, plutôt que le fléau de l'un d'entre eux, ne doute pas, mon fils, que tu ne doives te préparer à n'approcher de Rome qu'après avoir passé sur le corps de celle à qui tu dois la vie. Dois-je attendre ce jour où je verrai les Romains triompher de mon fils, ou mon fils triompher de sa patrie ? Te demander de sauver Rome en perdant les Volsques, ce serait te proposer une alternative trop pénible : il n'est ni honnête de détruire ses concitoyens, ni juste de trahir ceux qui se sont fiés à nous. Ce que nous venons donc te demander, c'est de nous délivrer des maux que nous souffrons ; et ce bienfait, également salutaire pour les deux peuples, sera plus glorieux pour les Volsques, qui, par leur victoire, paraîtront nous donner et s'assurer à eux-mêmes les plus grands de tous les biens, une paix et une amitié réciproques. Si nous les obtenons, c'est à toi surtout que nous en serons redevables ; s'ils nous sont refusés, tu auras à soutenir les reproches des deux nations. Cette guerre, dont l'événement est douteux, a cela du moins de certain, que, si tu es vainqueur, tu seras le fléau de ta patrie ; si tu es vaincu, on dira que, pour satisfaire ton ressentiment, tu as plongé dans les plus grandes calamités tes bienfaiteurs et tes amis. »

XXXVI.

Coriolan avait écouté le discours de Volumnie sans proférer un seul mot ; lorsqu'elle eut fini de parler, il fut longtemps sans rien répondre. Alors Volumnie, reprenant la parole : « Pourquoi, mon fils, lui dit-elle, gardes-tu le silence ? Est-il donc beau de tout donner à la colère et au ressentiment, et ne l'est-il pas d'accorder quelque chose à une mère qui te prie pour de si grands intérêts ? Est-il d'un grand homme de conserver le souvenir des maux qu'on lui a faits ; et n'est-il pas d'un grand homme et d'un homme vertueux, de reconnaître et d'honorer les bienfaits de ceux de qui il a reçu le jour ? Mais pour qui la reconnaissance est-elle plus un devoir que pour toi, qui, dans ta cruauté, pousses si loin l'ingratitude ? D'ailleurs, ne t'es-tu pas déjà assez vengé de ta patrie, tandis que tu n'as donné encore à ta mère aucun témoignage de ta reconnaissance ? et ne devais-je pas, quand même la nécessité serait moins pressante, obtenir de ta piété filiale des demandes si justes et si raisonnables ? Si je ne puis rien gagner sur toi, pourquoi ménagerais-je ma dernière espérance ? » En disant ces mots, elle se jette à ses pieds avec sa femme et ses enfants : « Que faites-vous, ma mère ? » s'écria Coriolan. En même temps il la releva, et lui serrant la main : « Vous avez vaincu, lui dit-il ; et cette victoire est aussi heureuse pour votre patrie, que funeste pour moi. Je me retire, vaincu par vous seule. » Après avoir parlé quelque temps en particulier à sa mère et à sa femme, il les renvoya à Rome, sur la prière qu'elles lui en firent ; et le lendemain, dès la pointe du jour, il ramena dans leur pays les Volsques, qui ne virent pas tous du même oeil ce qui s'était passé. Les uns blâmaient Coriolan, et improuvaient sa conduite ; d'autres, et c'étaient ceux qui voyaient avec joie la guerre terminée, n'y trouvaient rien de répréhensible. Quelques-uns, quoique mécontents de la paix, n'en avaient pas plus mauvaise opinion de Coriolan ; ils le trouvaient bien excusable de s'être laissé fléchir par des motifs si pressants. Mais personne ne résista à l'ordre du départ ; ils le suivirent tous, plutôt par respect pour sa vertu, que par déférence pour son autorité.

XXXVII.

Les Romains, délivrés d'un péril si imminent, firent bien plus paraître les craintes que cette guerre avait répandues parmi eux, qu'ils ne l'avaient fait pendant que Coriolan était à leurs portes. Ceux qui gardaient les murailles n'eurent pas plutôt vu décamper les Volsques, que tous les temples furent ouverts; les citoyens s'y portèrent en foule couronnés de fleurs ; ils immolèrent des victimes, comme si l'on eût remporté la plus grande victoire. La joie publique éclata encore davantage dans les témoignages d'honneur et de reconnaissance que le sénat et le peuple prodiguèrent aux femmes romaines, à qui ils avouaient hautement être redevables de leur salut. Le sénat ordonna aux consuls de leur accorder toutes les prérogatives et toutes les récompenses qu'elles désireraient pour un service si important. La seule chose qu'elles demandèrent fut qu'on bâtît un temple à la Fortune féminine ; elles offrirent même de faire les frais de la construction, à la charge seulement que la ville fournirait les victimes, et ferait, avec une magnificence convenable, toutes les autres dépenses nécessaires pour le service du temple. Le sénat loua leur zèle ; mais il fit faire le temple et la statue de la déesse aux frais du trésor public ; les dames n'en apportèrent pas moins l'argent qu'elles y avaient destiné, et en firent une seconde statue, qui, ayant été placée dans le temple, prononça, dit-on, ces paroles : « Femmes, la piété avec laquelle vous m'avez consacrée est agréable aux dieux. »

XXXVIII.

On prétend même qu'elle les répéta une seconde fois ; mais c'est vouloir nous faire croire des choses de pure invention, auxquelles on ne saurait ajouter foi. Que des statues aient sué ; qu'elles aient jeté quelques larmes ou quelques gouttes de sang, cela n'est pas impossible. Les bois et les pierres contractent souvent une moisissure qui engendre l'humidité ; ils prennent d'eux-mêmes plusieurs sortes de couleurs, ou reçoivent diverses teintes de l'air qui les environne ; et rien n'empêche que la Divinité ne se serve de ces apparences comme des signes d'événements futurs. Il est possible encore que des statues rendent un son semblable à un gémissement et à un soupir, qui soit causé par une rupture, ou par la séparation violente de leurs parties intérieures. Mais qu'un corps inanimé produise une voix articulée, des paroles claires, distinctes et intelligibles, c'est ce qui est absolument impossible. Car ni notre âme, ni la divinité elle-même ne peut former des sons articulés et des discours suivis, sans un corps pourvu de tous les organes de la parole. Lors donc que l'histoire, appuyée d'un grand nombre de témoins dignes de foi, veut forcer notre assentiment sur de pareils faits, il faut croire qu'ils sont l'effet d'un mouvement différent de celui qui agit sur nos sens ; que c'est le produit de l'imagination qui entraîne notre jugement : comme, dans le sommeil, nous croyons voir et entendre ce que nous ne voyons ni n'entendons réellement. À la vérité, ceux qui remplis d'un amour ardent de la Divinité, ne veulent ni rejeter ni révoquer en doute aucun de ces prodiges, ont pour fondement de leur foi la puissance merveilleuse de la Divinité, infiniment supérieure à la nôtre. Elle ne ressemble en rien à l'homme, ni dans sa nature, ni dans sa sagesse, ni dans la force de ses actions ; et la raison même nous persuade qu'elle doit faire des choses qui nous sont impossibles, et qu'elle trouve des moyens d'agir qui surpassent toutes nos facultés. Différent de nous en toutes manières, elle en diffère surtout par ses opérations, qui la placent à une distance infinie de nous. Mais notre peu de foi, suivant Héraclite, fait que la plupart des ouvres divines échappent à notre perception.

XXXIX.

Coriolan fut à peine de retour à Antium, que Tullus, qui, par la crainte qu'il avait de son pouvoir, le haïssait et ne pouvait plus le souffrir, résolut de s'en défaire au plus tôt, de peur que, s'il laissait échapper cette occasion, il n'en retrouvât plus une autre si favorable. Ayant donc soulevé contre lui un grand nombre de Volsques, il lui ordonna de quitter le commandement, et de rendre compte de son administration. Coriolan, qui vit tout ce qu'il avait à craindre en devenant simple particulier, tandis que Tullus resterait général avec le plus grand crédit parmi ses concitoyens, répondit qu'il quitterait le commandement quand les Volsques, de qui il l'avait reçu, le lui ordonneraient ; que d'ailleurs il était prêt à rendre sur-le-champ compte de sa conduite à ceux des Antiates qui voudraient l'entendre. Le peuple donc s'étant assemblé, les orateurs que Tullus avait apostés se levèrent, et aigrirent les esprits contre Coriolan. Mais lorsque celui-ci se leva pour leur répondre, le respect qu'on lui portait fit cesser le tumulte, et lui donna à connaître qu'il pouvait parler sans crainte. Les plus estimables d'entre les Antiates, fort aises d'avoir la paix, ayant montré la disposition où ils étaient de l'écouter favorablement et de le juger avec équité, Tullus craignit qu'il ne se justifiât, car il était très éloquent ; et d'ailleurs ses premiers exploits lui avaient mérité plus de reconnaissance que sa dernière action ne lui causait de défaveur : ou plutôt l'accusation elle-même attestait la grandeur de ses services ; car les Volsques ne lui auraient pas fait un crime de ce qu'ils n'avaient pas pris Rome, si Coriolan seul ne les eût pas amenés au point de pouvoir s'en rendre maîtres. Tullus vit donc qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et qu'il ne s'agissait pas de songer à gagner le peuple. Les plus hardis de ceux qu'il avait ameutés se mettent à crier qu'il ne faut pas l'écouter, ni souffrir qu'un traître domine tyranniquement les Volsques, en refusant de se démettre du commandement ; en même temps ils se jettent tous sur lui et le massacrent, sans que personne vienne à son secours. Mais on reconnut bientôt que ce meurtre ne s'était pas fait du consentement du plus grand nombre des Volsques : de toutes les villes voisines on accourut pour honorer ses obsèques ; et après l'avoir enterré avec toutes les distinctions dues à sa dignité, on décora son tombeau d'armes et de dépouilles ; genre d'ornements convenable à un si grand général. Les Romains, informés de sa mort, ne donnèrent ni aucun signe de ressentiment, ni aucun témoignage d'honneur à sa mémoire. Seulement, sur la demande que firent les dames romaines, ils leur permirent d'en porter le deuil pendant dix mois, comme pour un père, un fils ou un frère ; c'était le plus long terme que Numa eût fixé pour le deuil, ainsi que nous l'avons dit dans sa vie. Mais l'état où se trouvèrent les affaires des Volsques leur fit bientôt regretter Coriolan. D'abord, ayant pris querelle pour le commandement avec les Èques, leurs alliés et leurs amis, ils en vinrent aux mains, et il y eut de part et d'autre beaucoup de morts et de blessés : vaincus ensuite par les Romains, dans une bataille où Tullus fut tué et où périt la fleur de leur jeunesse, ils s'estimèrent trop heureux de se soumettre aux conditions de paix les plus honteuses, de subir en tout la loi du vainqueur, et de rester sujets du peuple romain.

 
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