Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Annales

Livre II

 

Ce livre renferme un espace de quatre ans.

 

Années de Rome: 769, 770, 771, 772

Années de Jésus Christ: 16, 17, 18, 19

 

Consuls en 769/16: T. Statilius Sisenna Taurus & L. Scribonius Libo

Consuls en 770/17: C. Caecilius Rufus & L. Pomponius Flaccus Grécinus

Consuls en 771/18: Cl. Tibérius Néro César Augustus & Germanicus César

Consuls en 771/19: M. Julius Silanus & L. Norbanus Flaccus

 

I. Sous les consuls Sisenna Statilius Taurus et L. Libo, des troubles agitèrent les royaumes de l'Orient et les provinces romaines. Le signal fut donné par les Parthes, qui, sujets d'un roi qu'ils avaient demandé à Rome et reconnu volontairement, le méprisaient comme étranger, quoique du sang des Arsacides. Ce roi était Vonon qu'Auguste avait reçu en otage de Phraate. Car Phraate, quoiqu'il eût chassé nos armées et nos généraux, n'en avait pas moins rendu à Auguste tous les hommages du respect ; et, pour mieux s'assurer son amitié, il lui avait envoyé une partie de ses enfants, moins toutefois par crainte des Romains que par défiance des siens.  

 

II. Après la mort de Phraate et des rois ses successeurs, une ambassade vint à Rome au nom des grands du royaume, qui, las de voir couler le sang, redemandaient Vonon, le plus âgé de ses fils. Cette démarche flatta l'orgueil d'Auguste, qui renvoya le prince enrichi de ses dons. Les barbares l'accueillirent avec ces transports dont ils ont coutume de saluer leurs nouveaux maîtres. Mais bientôt, honteux de leur choix, ils s'accusent "d'avoir dégradé le nom des Parthes, en allant chercher dans un autre monde un roi corrompu par les arts de l'ennemi. Le trône des Arsacides était donc tenu et donné comme une province romaine ! Où était la gloire de ces héros qui avaient tué Crassus et chassé Marc Antoine, si un esclave de César, flétri par tant d'années de servitude, régnait sur les Parthes ?" Ainsi s'exprimait leur indignation, que Vonon achevait d'enflammer par son éloignement pour les usages des ancêtres, chassant rarement, aimant peu les chevaux, ne paraissant jamais dans les villes que porté en litière, et dédaignant les festins du pays. On tournait encore en dérision son cortège de Grecs et son cachet apposé sur les plus vils objets. Même son abord facile et son humeur prévenante, qualités ignorées de ces barbares, n'étaient pour eux que des vices nouveaux. Un air étranger rendait en lui le bien et le mal également odieux.  

 

III. Ils appellent donc Artaban, autre prince Arsacide, élevé chez les Dahes qui, vaincu dans un premier combat, retrouve des forces et s'empare du trône. Vonon fugitif se retira en Arménie, pays alors sans maître, et dont la foi partagée flottait entre les Parthes et les Romains depuis le crime d'Antoine, qui, après avoir, sous le nom d'ami, attiré dans un piège Artavasde, roi des Arméniens, le chargea de fers et finit par le tuer. Artaxias, fils de ce prince, ennemi de Rome à cause du souvenir de son père, se maintint, lui et son royaume, avec le secours des Arsacides. Artaxias ayant péri par la trahison de ses proches, Tigrane fut donné par Auguste aux Arméniens, et conduit dans ses États par Tibérius Nero. Le trône ne resta pas longtemps à Tigrane, non plus qu'à ses enfants, quoique, selon l'usage des barbares, le frère et la sœur eussent associé leur lit et leur puissance.  Un autre Artavasde fut imposé par Auguste, puis renversé, non sans perte pour nous.

 

IV. C'est alors que Caïus César fut choisi pour pacifier l'Arménie. Il la donna au Mède Ariobarzane, dont les avantages extérieurs et le grand courage plaisaient aux Arméniens. Ariobarzane périt d'une mort fortuite, et sa race fut rejetée. Les Arméniens essayent alors du gouvernement d'une femme, nommée Érato, la chassent bientôt ; puis irrésolus, livrés à l'anarchie, moins libres que sans maître, ils placent enfin sur le trône le fugitif Vonon. Mais Artaban le menaçait, les Arméniens étaient peu capables de le défendre, et, si nous embrassions sa querelle, il fallait avoir la guerre avec les Parthes ; le gouverneur de Syrie, Créticus Silanus, l'attire dans sa province et le retient captif, en lui laissant le nom et l'appareil de roi. Nous dirons plus tard comment Vonon essaya d'échapper à cette à cette dérision. 

 

V. Tibère vit sans déplaisir les troubles de l'Orient : ils lui donnaient un prétexte pour enlever Germanicus à ses vieilles légions et le livrer, dans de nouvelles provinces, aux doubles attaques de la fortune et de la perfidie. Mais lui, d'autant plus occupé de hâter sa victoire, qu'il connaissait mieux le dévouement de ses troupes et la haine de son oncle, réfléchit à la conduite de la guerre et à ce qu'en trois ans d'expéditions il a éprouvé d'heureux ou de funeste. Il juge "que les Germains, toujours défaits en plaine et en bataille rangée, ont pour eux leurs bois et leurs marais, des étés courts, des hivers prématurés ; que les soldats souffrent moins du fer de l'ennemi que de la longueur des marches et de la perte de leurs armes, que la Gaule épuisée ne peut plus fournir de chevaux ; qu'une longue file de bagages est facile à surprendre, difficile à protéger ; que par mer, au contraire, l'invasion serait rapide, inattendue ; la campagne commencerait plus tôt ; les légions et les convois vogueraient ensemble ; et la cavalerie, en remontant les fleuves, arriverait toute fraîche, hommes et chevaux, au cœur de la Germanie."  

 

VI. Il tourne donc ses vues de ce côté ; et, pendant que P. Vitellius et C. Antius vont régler le cens des Gaules, Silius, Antéius et Cécina sont chargés de construire une flotte. Mille vaisseaux parurent suffisants et furent bientôt achevés. Les uns étaient courts, étroits de poupe et de proue, larges de flancs, afin de mieux résister aux vagues ; les autres à carènes plates, pour pouvoir échouer sans péril ; la plupart à double gouvernail, afin qu'en changeant de manœuvre on les fît aborder à volonté par l'un ou l'autre bout ; un grand nombre pontés, pour recevoir les machines ou servir au transport des chevaux et des provisions ; tous bons voiliers, légers sous la rame, et montés par des soldats dont l'ardeur rendait cet appareil plus imposant et plus formidable. L'île des Bataves fut assignée pour rendez-vous, à cause de ses abords faciles et de la commodité qu'elle offre pour embarquer des troupes et envoyer la guerre sur un autre rivage. Car le Rhin, jusque-là contenu dans un seul lit ou n'embrassant que des îles de médiocre étendue, se partage, à l'entrée du territoire batave, comme en deux fleuves différents. Le bras qui coule le long de la Germanie conserve son nom et la violence de son cours jusqu'à ce qu'il se mêle à l'Océan. Plus large et plus tranquille, celui qui arrose la frontière gauloise reçoit des habitants le nom de Vahal, et le perd bientôt en se réunissant à la Meuse, avec laquelle il se décharge dans ce même océan par une vaste embouchure. 

 

VII. En attendant que sa flotte fût rassemblée, César envoya Silius avec un camp volant faire une incursion chez les Chattes. Lui-même, instruit qu'on assiégeait un fort établi sur la Lippe, y mena six légions. Silius, à cause des pluies qui survinrent, ne réussit qu'à enlever un peu de butin, avec la femme et la fille d'Arpus, chef des Chattes. Quant à César, les assiégeants ne lui fournirent pas l'occasion de combattre, s'étant dispersés à la nouvelle de son approche. Cependant ils avaient détruit le tombeau élevé dernièrement aux légions de Varus et un ancien autel consacré à Drusus. César releva l'autel, et rendit honneur à son père en défilant alentour à la tête des légions : il ne crut pas devoir rétablir le tombeau. Tout le pays situé entre le fort Aliso et le Rhin fut retranché et fermé par de nouvelles barrières.  

 

VIII. La flotte arrivée, Germanicus fait partir en avant les provisions, distribue les légionnaires et les alliés sur les navires, et entre dans le canal qui porte le nom de Drusus, en priant son père "d'être propice à un fils qui ose marcher sur ses traces, et de le soutenir par l'inspiration de ses conseils et l'exemple de ses travaux." Ensuite une heureuse navigation le porta par les lacs et l'Océan jusqu'à l'Ems. Il laissa la flotte à Amisia, sur la rive gauche, et ce fut une faute de n'avoir pas remonté le fleuve : il fallut faire passer l'armée sur la rive droite, où elle devait agir, et plusieurs jours furent perdus à construire des ponts. La cavalerie et les légions franchirent en bon ordre les premiers courants, la mer ne montant pas encore. Il y eut de la confusion à l'arrière-garde, formée des auxiliaires : les Bataves, qui en faisaient partie, voulurent braver le flot et se montrer habiles nageurs, et quelques-uns furent noyés. César traçait son camp lorsqu'on lui annonça que les Ampsivariens s'étaient soulevés derrière lui. Stertinius, détaché aussitôt avec de la cavalerie et des troupes légères, punit cette perfidie par le fer et la flamme.  

 

IX. Le Véser coulait entre les Romains et les Chérusques. Arminius parut sur la rive avec les autres chefs, et s'informa si César était présent. On lui répondit qu'il l'était ; alors il demanda la permission de s'entretenir avec son frère. Ce frère, nommé parmi nous Flavius, servait dans nos troupes avec une fidélité remarquable, et quelques années auparavant il avait perdu un œil en combattant sous Tibère. L'entrevue accordée, Flavius, s'avance ; Arminius le salue, renvoie son escorte, et demande que les archers qui bordaient notre rive s'éloignent pareillement. Quand ils se sont retirés, Arminius prie son frère de lui dire pourquoi il est ainsi défiguré. Flavius cite le lieu et le combat. Arminius veut savoir quelle a été sa récompense. Flavius énumère ce qu'il a reçu : une augmentation de paye, un collier, une couronne et d'autres présents militaires. Le Germain admira qu'on se fît esclave à si bon marché.  

 

X. Ensuite le débat s'engage. L'un fait valoir "la grandeur romaine, les forces de César, les châtiments terribles réservés aux vaincus, la clémence offerte à quiconque se soumet, enfin la femme et le fils d'Arminius généreusement traités." L'autre invoque "les droits sacrés de la patrie, la liberté de leurs ancêtres, les dieux tutélaires des Germains, une mère qui se joint à ses prières et conjure son fils de ne pas aimer mieux, déserteur de ses proches, de ses alliés, de sa nation, les trahir que de les commander." Peu à peu ils s'emportèrent jusqu'aux injures ; et, malgré le fleuve qui les séparait, ils allaient en venir aux mains, si Stertinius, accouru à la hâte, n'eût retenu Flavius, qui, bouillant de colère, demandait son cheval et ses armes. On voyait sur l'autre bord Arminius menaçant nous appeler au combat, car il jetait, parmi ses invectives, beaucoup de mots latins, qu'il avait appris lorsqu'il commandait dans nos armées un corps de Germains.  

 

XI. Le lendemain, les barbares parurent en bataille au-delà du Véser. César, persuadé qu'un général ne pouvait exposer ses légions sans avoir établi des ponts, avec des postes pour les défendre, fait passer à gué sa cavalerie. Stertinius et le primipilaire Émilius guidèrent le passage sur des points différents afin de partager l'attention de l'ennemi. Cariovalde, chef des Bataves, s'élança par l'endroit le plus rapide du fleuve. Les Chérusques, à l'aide d'une fuite simulée, l'attirent dans une plaine environnée de bois. Bientôt, sortis de leur embuscade, ils l'enveloppent ; et culbutent tout ce qui résiste, poursuivent tout ce qui plie. Les Bataves, s'étant formés en cercle, sont attaqués de près par les uns, harcelés de loin par les autres. Cariovalde, après avoir soutenu longtemps la violence du combat, exhorté les siens à percer en masse les bataillons ennemis, se jette lui-même à travers les rangs les plus serrés, et, accablé de traits, ayant eu son cheval tué, il tombe, et autour de lui beaucoup de nobles bataves : les autres furent sauvés par leur courage ou par la cavalerie de Stertinius et d'Émilius, qui vint les dégager.  

 

XII. César, ayant passé le Véser, apprit d'un transfuge qu'Arminius avait choisi son champ de bataille, que d'autres nations s'étaient réunies à lui dans une forêt consacrée à Hercule, et qu'ils tenteraient sur le camp romain une attaque nocturne. On crut à ce rapport : on voyait d'ailleurs les feux de l'ennemi ; et des éclaireurs, qui s'étaient plus avancés, annoncèrent des hennissements de chevaux et le bruit d'une immense et confuse multitude. À l'approche d'une affaire décisive, César voulut sonder les dispositions des soldats, et il réfléchissait aux moyens de rendre l'épreuve fidèle. Il connaissait "le penchant des tribuns et des centurions à donner plutôt de bonnes nouvelles que des avis certains, l'esprit servile des affranchis, la faiblesse des amis, trop enclins à flatter. Convoquer une assemblée n'était pas plus sûr : là, quelques voix commencent, toutes les autres répètent. Il fallait lire dans les âmes, lorsque les soldats, seuls, sans surveillants, au milieu des repas militaires, expriment librement leurs craintes et leurs espérances."  

 

XIII. Au commencement de la nuit, il sort de l'augural par une porte secrète, ignorée des sentinelles, et, suivi d'un seul homme, les épaules couvertes d'une peau de bête, il parcourt les rues du camp, s'arrête auprès des tentes, et là, confident de sa renommée, il entend l'un vanter la haute naissance du général, l'autre sa bonne mine, la plupart sa patience, son affabilité, son humeur toujours la même dans les affaires et dans les plaisirs. Tous se promettent de le payer de ses bienfaits sur le champ de bataille, et d'immoler à sa vengeance et à sa gloire un ennemi parjure et infracteur des traités. En cet instant, un Germain qui parlait notre langue pousse son cheval jusqu'aux palissades, et d'une voix forte promet au nom d'Arminius, à tout déserteur, une femme, des terres, et cent sesterces par jour jusqu'à la fin de la guerre. Cette injure alluma la colère des légions : "Que le jour vienne, et qu'on livre bataille ; le soldat saura prendre les terres des Germains et emmener leurs femmes ; ils en acceptent l'augure ; les femmes et les trésors de l'ennemi seront le butin de la victoire." Vers la troisième veille les barbares insultèrent le camp, et se retirèrent sans avoir lancé un trait, lorsqu'ils virent les retranchements garnis de nombreuses cohortes et tous les postes bien gardés. 

 

XIV. Cette même nuit mêla d'une douce joie le repos de Germanicus. Il lui sembla qu'il faisait un sacrifice, et que, le sang de la victime ayant rejailli sur sa robe, il en recevait une plus belle d'Augusta, son aïeule. Encouragé par ce présage, que confirmaient les auspices, il convoque les soldats et leur donne, avec une sagesse prévoyante, ses instructions pour la bataille qui s'approche. "Il ne fallait pas croire, disait-il, que les plaines fussent seules favorables au soldat romain ; les bois et les défilés ne l'étaient pas moins, s'il profitait de ses avantages. Les immenses boucliers des barbares et leurs énormes piques n'étaient point, entre les arbres et au milieu des broussailles, d'un usage aussi commode que la javeline, l'épée et une armure serrée contre le corps. Il fallait presser les coups et chercher le visage avec la pointe des armes. Les Germains n'avaient ni cuirasses ni casques ; leurs boucliers mêmes, sans cuir ni fer qui les consolidât, n'étaient que de simples tissus d'osier ou des planches minces, recouvertes de peinture. Leur première ligne, après tout, était seule armée de piques ; le reste n'avait que des bâtons durcis au feu ou de très courts javelots. Et ces corps d'un aspect effroyable, vigoureux dans un choc de quelques instants, pouvaient-ils endurer une blessure ? Insensibles à la honte, sans nul souci de leurs chefs, ils lâchaient pied, ils fuyaient, tremblant dans les revers, bravant le ciel et la terre dans la prospérité. Si l'armée, lasse des marches et de la mer, désirait la fin de ses travaux, elle la trouverait sur ce champ de bataille. Déjà elle était plus près de l'Elbe que du Rhin ; et là cessait toute guerre, si, foulant avec lui les traces de son père et de son oncle, elle le rendait vainqueur sur ce théâtre de leur gloire." L'ardeur des soldats répondit aux paroles du général, et le signal du combat fut donné.  

 

XV. De leur côté, Arminius et les autres chefs des Germains en attestent leurs guerriers : "Ces Romains, que sont-ils, sinon les fuyards de l'armée de Varus, qui, pour échapper à la guerre, se sont jetés dans la révolte ; qui, le dos chargé de blessures ou le corps tout brisé par les flots et les tempêtes, viennent s'exposer de nouveau au fer de l'ennemi et au courroux des dieux, sans apporter même l'espérance ? En effet, cachés dans leurs vaisseaux, ils ont cherché par mer des routes où nul homme ne pût ni les attendre ni les poursuivre ; mais, quand on se mesurera corps à corps, ce ne sont ni les vents ni les rames qui les tireront de nos mains. Guerriers, rappelez-vous leur avarice, leur cruauté, leur orgueil. Que vous reste-t-il, sinon de sauver la liberté ou de mourir avant de la perdre ?"  

 

XVI. Enflammés par ces discours et brûlant de combattre, ils descendent dans les champs qui portent le nom d'Idistavise. C'est une plaine située entre le Véser et des collines, dont l'inégale largeur s'étend ou se resserre en suivant les sinuosités du fleuve et les saillies des montagnes. À l'extrémité s'élevait un bois de haute futaie, dont les arbres laissaient entre eux la terre dégarnie. L'armée des barbares se rangea dans la plaine et à l'entrée de ce bois. Les Chérusques seuls occupèrent les hauteurs, d'où ils devaient tomber sur les Romains au plus fort du combat. Voici l'ordre dans lequel marcha notre armée : les auxiliaires gaulois et germains en tête ; ensuite les archers à pied ; puis quatre légions, et Germanicus avec deux cohortes prétoriennes et un corps de cavalerie d'élite ; enfin quatre autres légions, l'infanterie légère et les archers à cheval, avec le reste des alliés. Le soldat était attentif et prêt au signal, afin que l'ordre de marche se transformât tout à coup en ordre de bataille. 

 

XVII. Germanicus, voyant les bandes des Chérusques s'élancer, emportées par leur ardeur, commande à ses meilleurs escadrons d'attaquer en flanc, tandis que Stertinius, avec le reste de la cavalerie, tournerait l'ennemi et le chargerait en queue : lui-même promit de les seconder à propos. En ce moment, huit aigles furent vus se dirigeant vers la forêt, où ils pénétrèrent. Frappé d'un augure si beau, Germanicus crie aux soldats "de marcher, de suivre ces oiseaux romains, ces divinités des légions." Aussitôt l'infanterie se porte en avant ; et déjà la cavalerie enfonçait les flancs et l'arrière-garde. On vit, chose étrange ! les deux parties d'une même armée se croiser dans leur fuite : ceux qui avaient occupé la forêt se sauvent dans la plaine, ceux de la plaine courent vers la forêt. Du haut de leurs collines, les Chérusques étaient précipités à travers cette mêlée. Parmi eux on distinguait Arminius blessé, qui, de son bras, de sa voix, de son sang, essayait de ranimer le combat. Il s'était jeté sur nos archers, tout prêt à les rompre, si les alliés Rhètes, Vindéliciens et Gaulois, ne lui eussent opposé leurs cohortes. Toutefois, par un vigoureux effort et l'impétuosité de son cheval, il se fit jour, la face couverte du sang de sa blessure pour n'être pas reconnu : quelques-uns prétendent que les Chauques, auxiliaires dans l'armée romaine, le reconnurent cependant et le laissèrent échapper. La même valeur ou la même trahison sauva Inguiomère ; le reste fut taillé en pièces. Un grand nombre, voulant passer le Véser à la nage, furent tués à coups de traits ou emportés par le courant ou abîmés dans l'eau par le poids l'un de l'autre et par l'éboulement des rives. Plusieurs cherchèrent sur les arbres un honteux refuge, et se cachèrent entre les branches : nos archers se firent un amusement de les percer de flèches ou bien l'arbre abattu les entraînait dans sa chute.

 

XVIII. Cette victoire fut grande et nous coûta peu de sang. Massacrés sans relâche depuis la cinquième heure jusqu'à la nuit, les ennemis couvrirent de leurs armes et de leurs cadavres un espace de dix milles. On trouva, parmi les dépouilles, des chaînes qu'ils avaient apportées pour nos soldats ; tant ils se croyaient sûrs de vaincre. L'armée proclama Tibère Imperator sur le champ de bataille. Elle éleva un tertre avec un trophée d'armes, où l'on inscrivit le nom des nations vaincues. 

 

XIX. Ni blessures, ni morts, ni ravages, n'avaient allumé dans le cœur des Germains autant de colère et de vengeance que la vue de ce monument. Ces hommes, qui tout à l'heure s'apprêtaient à quitter leurs foyers et à se retirer de l'autre côté de l'Elbe, veulent des combats, courent aux armes : jeunes, vieux, peuple, grands, tout se lève à la fois et trouble par des incursions subites la marche des Romains. Enfin ils choisissent pour champ de bataille une plaine étroite et marécageuse, resserrée entre le fleuve et des forêts. Les forêts elles-mêmes étaient entourées d'un marais profond, excepté d'un seul côté, où les Ampsivariens avaient construit une large chaussée qui servait de barrière entre eux et les Chérusques. L'infanterie se rangea sur cette chaussée ; la cavalerie se cacha dans les bois voisins pour prendre nos légions à dos, lorsqu'elles seraient engagées dans la forêt.  

 

XX. Aucune de ces mesures n'était ignorée de César. Projets, positions, résolutions publiques ou secrètes, il connaissait tout, et faisait tourner les ruses des ennemis à leur propre ruine. Il charge le lieutenant Séius Tubéro de la cavalerie et de la plaine ; il dispose les fantassins de manière qu'une partie entre dans la forêt par le côté où le terrain étant plat, tandis que l'autre emporterait d'assaut la chaussée. Il prend pour lui-même le poste le plus périlleux, et laisse les autres à ses lieutenants. Le corps qui avançait de plain-pied pénétra facilement. Ceux qui avaient la chaussée à gravir recevaient d'en haut, comme à l'attaque d'un mur, des coups meurtriers. Le général sentit que, de près, la lutte n'était pas égale ; il retire ses légions un peu en arrière, et ordonne aux frondeurs de viser sur la chaussée et d'en chasser les ennemis. En même temps les machines lançaient des javelots, dont les coups renversèrent d'autant plus de barbares que le lieu qu'ils défendaient les mettait plus en vue. Maître du rempart, Germanicus s'élance le premier dans la forêt à la tête des cohortes prétoriennes. Là on combattit corps à corps. La retraite était fermée à l'ennemi par le marais, aux Romains par le fleuve et les montagnes. De part et d'autre une position sans issue ne laissait d'espoir que dans le courage, de salut que dans la victoire.  

 

XXI. Égaux par la bravoure, les Germains étaient inférieurs par la nature du combat et par celle des armes. Resserrés dans un espace trop étroit pour leur nombre immense, ne pouvant ni porter en avant et ramener leurs longues piques, ni s'élancer par bonds et déployer leur agilité, ils étaient réduits à se défendre sur place, tandis que le soldat romain, le bouclier pressé contre la poitrine, l'épée ferme au poing, sillonnait de blessures leurs membres gigantesques et leurs visages découverts, et se frayait un passage en les abattant devant lui. Et déjà s'était ralentie l'ardeur d'Arminius, rebuté sans doute par la continuité des périls ou affaibli par sa dernière blessure. Inguiomère lui-même, qui volait de rang en rang, commençait à être abandonné de la fortune plutôt que de son courage ; et Germanicus, ayant ôté son casque pour être mieux reconnu, criait aux siens "de frapper sans relâche ; qu'on n'avait pas besoin de prisonniers ; que la guerre n'aurait de fin que quand la nation serait exterminée." Sur le soir, il retira du champ de bataille une légion pour préparer le campement ; les autres se rassasièrent jusqu'à la nuit du sang des ennemis ; la cavalerie combattit sans avantage décidé.  

 

XXII. Germanicus après avoir publiquement félicité les vainqueurs, érigea un trophée d'armes avec cette inscription magnifique : "Victorieuse des nations entre le Rhin et l'Elbe, l'armée de Tibère César a consacré ce monument à Mars, à Jupiter, à Auguste." II n'ajouta rien sur lui-même, soit crainte de l'envie, soit qu'il pensât que le témoignage de la conscience suffit aux belles actions. Il chargea Stertinius de porter la guerre chez les Ampsivariens ; mais ils la prévinrent par la soumission et les prières ; et, en ne se refusant à rien, ils se firent tout pardonner.  

 

XXIII. Cependant l'été s'avançait, et quelques légions furent renvoyées par terre dans leurs quartiers d'hiver. Germanicus fit embarquer le reste sur l'Ems, et regagna l'Océan. D'abord la mer, tranquille sous ces mille vaisseaux, ne retentissait que du bruit de leurs rames, ne cédait qu'à l'impulsion de leurs voiles. Tout à coup, d'un sombre amas de nuages s'échappe une effroyable grêle. Au même instant les vagues tumultueuses, soulevées par tous les vents à la fois, ôtent la vue des objets, empêchent l'action du gouvernail. Le soldat, sans expérience de la mer, s'épouvante ; et, en troublant les matelots ou les aidant à contre-temps, il rend inutile l'art des pilotes. Bientôt tout le ciel et toute la mer n'obéissent plus qu'au souffle du midi, dont la violence, accrue par l'élévation des terres de la Germanie, la profondeur de ses fleuves, les nuées immenses qu'il chasse devant lui, enfin par le voisinage des régions glacées du nord, disperse les vaisseaux, les entraîne au large ou les pousse vers des îles bordées de rocs escarpés ou de bancs cachés sous les flots. On parvint à s'en éloigner un peu avec beaucoup d'efforts. Mais quand le reflux porta du même côté que le vent, il ne fut plus possible de demeurer sur les ancres, ni d'épuiser l'eau qui entrait de toutes parts. Chevaux, bêtes de somme, bagages, tout, jusqu'aux armes, est jeté à la mer pour soulager les navires, qui s'entrouvraient par les flancs ou s'enfonçaient sous le poids des vagues.  

 

XXIV. Autant l'Océan est plus violent que les autres mers, et le ciel de la Germanie plus affreux que les autres climats, autant ce désastre surpassa par sa grandeur et sa nouveauté tous les désastres semblables. On n'avait autour de soi que des rivages ennemis ou une mer si vaste et si profonde qu'on la regarde comme la limite de l'univers, et qu'on ne suppose pas de terres au-delà. Une partie des vaisseaux fut engloutie. Un plus grand nombre fut jeté sur des îles éloignées, où les soldats, ne trouvant aucune trace d'habitation humaine, périrent de faim ou se soutinrent avec la chair des chevaux échoués sur ces bords. La seule trirème de Germanicus prit terre chez les Chauques. Pendant tous les jours et toutes les nuits qu'il y passa, on le vit errer sur les rochers et sur les pointes les plus avancées, s'accusant d'être l'auteur de cette grande catastrophe ; et ses amis ne l'empêchèrent qu'avec peine de chercher la mort au sein des mêmes flots. Enfin la marée et un vent favorable ramenèrent le reste des navires, tout délabrés, presque sans rameurs, n'ayant pour voiles que des vêtements étendus, quelques-uns traînés par les moins endommagés. Germanicus les fit réparer à la hâte et les envoya visiter les îles. La plupart des naufragés furent ainsi recueillis. Les Ampsivariens, nouvellement soumis, en rachetèrent beaucoup dans l'intérieur des terres, et nous les rendirent. D'autres, emportés jusqu'en Bretagne, furent renvoyés par les petits princes du pays. Plus chacun revenait de loin, plus il racontait de merveilles, bourrasques furieuses, oiseaux inconnus, poissons prodigieux, monstres d'une forme indécise entre l'homme et la bête : phénomènes réels on fantômes de la peur. 

 

XXV. Le bruit semé que la flotte était perdue, en relevant l'espoir des ennemis, excita Germanicus à réprimer leur audace. Il envoya Silius contre les Chattes avec trente mille hommes de pied et trois mille chevaux. Lui-même entra chez les Marses avec une armée encore plus forte. Leur chef Mallovendus, qui s'était rendu depuis peu, déclara qu'une des aigles de Varus était enfouie dans un bois voisin, et gardée par une poignée d'hommes. Aussitôt un détachement est envoyé pour attirer les barbares en avant, tandis qu'un autre irait par derrière et enlèverait l'aigle. Tous deux réussirent. Animé par ce succès, Germanicus s'enfonce dans le pays, le dévaste et le pille, sans que l'ennemi osât en venir aux mains ou, s'il résistait quelque part, il était repoussé à l'instant, et jamais, au rapport des prisonniers, les Germains n'avaient ressenti une plus grande terreur. Ils disaient hautement "que les Romains étaient invincibles et à l'épreuve de tous les coups de la fortune, puisque, après le naufrage de leurs vaisseaux et la perte de leurs armes, lorsque les rivages étaient jonchés des cadavres de leurs hommes et de leurs chevaux, ils revenaient à la charge, aussi fiers, aussi intrépides, et comme multipliés."  

 

XXVI. Le soldat fut ramené dans les quartiers d'hiver, satisfait d'avoir compensé par la victoire les malheurs de la navigation. César mit le comble à la joie par sa munificence, en payant à chacun ce qu'il déclarait avoir perdu. On ne doutait plus que les ennemis découragés ne songeassent à demander la paix, et qu'une nouvelle campagne ne terminât la guerre. Mais Tibère, par de fréquents messages, pressait Germanicus de revenir à Rome, où le triomphe l'attendait. "C'était assez d'événements, assez de hasards ; il avait livré d'heureux et mémorables combats ; mais devait-il oublier les vents et les flots, dont la fureur, qu'on ne pouvait reprocher au général, n'en avait pas moins causé de cruels et sensibles dommages ? Lui-même, envoyé neuf fois en Germanie par Auguste, avait dû plus de succès au conseil qu'à la force : c'était ainsi qu'il avait amené les Sicambres à se soumettre, enchaîné par la paie les Suèves et le roi Maroboduus. À présent que l'honneur de l'empire était vengé, on pouvait aussi abandonner à leurs querelles domestiques les Chérusques et les autres nations rebelles." Germanicus demandait en grâce un an pour achever son ouvrage : Tibère livre à sa modestie une attaque plus vive, en lui offrant un deuxième consulat, dont il exercerait les fonctions en personne. Il ajoutait "que, s'il fallait encore faire la guerre, Germanicus devait laisser cette occasion de gloire à son frère Drusus, qui, faute d'un autre ennemi, ne pouvait qu'en Germanie mériter le nom d'Imperator et cueillir de nobles lauriers." Germanicus ne résista plus, quoiqu'il comprît que c'était un prétexte inventé par la jalousie pour l'arracher à une conquête déjà faite.  

 

XXVII. Vers le même temps, Libo Drusus, de la maison Scribonia, fut accusé de complots contre l'ordre établi. Je rapporterai en détail le commencement, la suite et la fin de cette affaire, parce qu'elle offre le premier exemple de ces intrigues qui furent tant d'années une des plaies de l'État. Firmius Catus, sénateur, intime ami de Libon, amena ce jeune homme imprévoyant et crédule à se fier aux promesses des Chaldéens et aux mystères de la magie ; il le poussa même chez des interprètes de songes. Sans cesse il montrait à ses yeux son bisaïeul Pompée, sa tante Scribonie, autrefois épouse d'Auguste, les Césars ses parents, et sa maison pleine d'illustres images l'engageant dans le luxe et les emprunts, s'associant à ses plaisirs, à ses liaisons, afin de multiplier les dépositions dont il enlacerait sa victime.  

 

XXVIII. Dès qu'il eut assez de témoins et qu'il put produire des esclaves instruits des mêmes faits, il sollicita une audience du prince, et lui fit connaître l'accusation et le nom de l'accusé par Flaccus Vescularius, chevalier romain, qui avait auprès de Tibère un accès plus facile. Tibère, sans repousser la délation, refuse l'audience, en disant qu'on pouvait communiquer par ce même Flaccus. Cependant il décore Libon de la préture, l'admet à sa table, sans jamais laisser voir (tant sa colère était renfermée) aucun mécontentement sur son visage, aucune émotion dans ses paroles. Maître de prévenir les discours et les actions du jeune homme, il préférait les épier. Enfin un certain Junius, que Libon priait d'évoquer par des enchantements les ombres des morts, en avertit Fulcinius Trio. Fulcinius était un accusateur célèbre et avide d'infamie : il saisit à l'instant cette proie, court chez les consuls, demande une instruction devant le sénat. Le sénat est convoqué ; l'édit portait qu'on aurait à délibérer sur une affaire grave et des faits atroces.  

 

XXIX. Cependant Libon, couvert d'habits de deuil, accompagné de femmes du premier rang, allait de maison en maison, implorant l'appui de ses proches et la voix d'un défenseur ; vaines prières, que tous repoussaient sous des prétextes divers, mais par le même motif, la peur. Le jour de l'assemblée, affaibli par l'inquiétude et les chagrins ou, selon quelques-uns, feignant d'être malade, il se fait conduire en litière jusqu'aux portes du sénat, et, appuyé sur le bras de son frère, il élève vers Tibère des mains et une voix suppliantes. Le prince l'écoute avec un visage immobile ; puis il lit les pièces et le nom des témoins, de ce ton mesuré qui évite également d'adoucir ou d'aggraver les charges.  

 

XXX. Aux accusateurs, Catus et Trio, s'étaient joints Fontéius Agrippa et C. Vibius. Tous quatre se disputaient à qui signalerait son éloquence contre l'accusé. Enfin Vibius, voyant que personne ne voulait céder, et que Libon était sans défenseur, déclare qu'il se bornerait à exposer l'un après l'autre les chefs d'accusation. Il produisit des pièces vraiment extravagantes : ainsi Libon s'était enquis des devins "s'il aurait un jour assez d'argent pour en couvrir la voie Appienne jusqu'à Brindes." Les autres griefs étaient aussi absurdes, aussi frivoles, et, à le bien prendre, aussi dignes de pitié. Cependant une des pièces contenait les noms des Césars et des sénateurs, avec des notes, les unes hostiles, les autres mystérieuses, écrites, selon l'accusateur, de la main de Libon. Celui-ci les désavouant, on proposa d'appliquer à la question ceux de ses esclaves qui connaissaient son écriture ; et, comme un ancien sénatus-consulte défendait qu'un esclave fût interrogé à la charge de son maître, le rusé Tibère, inventeur d'une nouvelle jurisprudence, les fit vendre à un agent du fisc, afin qu'on pût, sans enfreindre la loi, les forcer à déposer contre Libon. Alors l'accusé demanda un jour de délai ; et, de retour chez lui, il chargea son parent, P. Quirinus, de porter à l'empereur ses dernières prières.   

 

XXXI. On lui répondit de s'adresser au Sénat. Cependant sa maison était environnée de soldats. Déjà on entendait le bruit qu'ils faisaient dans le vestibule : on pouvait même les apercevoir. En cet instant Libon, qui cherchait dans les plaisirs de la table une dernière jouissance, n'y trouvant plus qu'un nouveau supplice, demande la mort, saisit les mains de ses esclaves, y met son épée malgré eux. Ceux-ci reculent effrayés et renversent la lumière placée sur la table. Au milieu de ces ténèbres, qui furent pour lui celles du tombeau, Libon se porta deux coups dans les entrailles. Ses affranchis accoururent au cri qu'il poussa en tombant, et les soldats, le voyant mort, se retirèrent. L'accusation n'en fut pas poursuivie avec moins de chaleur dans le sénat, et Tibère jura qu'il aurait demandé la vie de l'accusé, tout coupable qu'il était, s'il ne se fût trop hâté de mourir.  

 

XXXII. Les biens de Libon furent partagés entre ses accusateurs, et des prétures extraordinaires données à ceux qui étaient de l'ordre du sénat. Cotta Messallinus vota pour que l'image de Libon ne pût être portée aux funérailles de ses descendants, Cn. Lentulus pour qu'aucun membre de la maison Scribonia ne prît désormais le surnom de Drusus. Plusieurs jours de supplications furent décrétés sur la proposition de Pomponius Flaccus ; et, sur celle de L. Publius, d'Asinius Gallus, de Papius Mutilus et de L. Apronius, on résolut de consacrer des offrandes à Jupiter, à Mars, à la Concorde, et de fêter à l'avenir les Ides de septembre, jour où Libon s'était tué. J'ai rapporté ces bassesses et les noms de leurs auteurs, afin qu'on sache que l'adulation est un mal ancien dans l'État. D'autres sénatus-consultes chassèrent d'Italie les astrologues et les magiciens. Un d'entre eux, L. Pituavius, fut précipité de la roche Tarpéienne. Un autre, P. Marcius, conduit par ordre des consuls hors de la porte Esquiline, après que son jugement eut été proclamé à son de trompe, fut exécuté à la manière ancienne.  

 

XXXIII. À la séance suivante, le consulaire Q. Hatérius et l'ancien préteur Octavius Fronto s'élevèrent avec force contre le luxe de Rome. La vaisselle d'or fut bannie des tables, et la soie interdite aux hommes, comme une parure dégradante. Fronton alla plus loin et demanda qu'on fixât ce que chacun pourrait avoir d'argenterie, de meubles, d'esclaves. Alors encore on voyait souvent les sénateurs, en opinant sur une question, proposer par surcroît tout ce qui leur paraissait utile. Asinius Gallus combattit le projet de Fronton. Selon lui, "les richesses particulières s'étaient accrues en même temps que l'empire ; et ce progrès n'était pas nouveau ; les plus vieilles mœurs s'en étaient ressenties : autre était la fortune des Fabricius, autre celle des Scipions ; tout se proportionnait à l'état de la République : pauvre, elle avait vu ses citoyens logés à l'étroit ; depuis qu'elle était parvenue à ce degré de splendeur, chacun s'était agrandi ; en fait d'esclaves, d'argenterie, d'ameublements, le luxe et l'économie se mesuraient sur la condition du possesseur : si la loi exigeait plus de revenu du sénateur que du chevalier, ce n'était pas que la nature eût mis entre eux aucune différence ; c'était afin qu'à la prééminence des fonctions, des dignités, des rangs, se joignissent tous les moyens de délasser l'esprit et d'entretenir la santé. Car on ne voudrait pas sans doute que ces grands citoyens, à qui sont imposés le plus de soins et de périls, fussent privés de ce qui peut en adoucir le poids et les inquiétudes." On se rendit sans peine à l'avis de Gallus, faisant, sous des noms honnêtes, l'aveu des vices publics devant des hommes qui les partageaient. Tibère d'ailleurs avait ajouté "que ce n'était pas le temps de réformer les mœurs, qu'au premier signe de décadence elles ne manqueraient pas d'une voix qui vînt à leur secours."  

 

XXXIV. Cependant L. Piso après s'être plaint des intrigues du Forum, de la corruption des juges, de la cruauté des orateurs, dont les accusations menaçaient toutes les têtes, protesta qu'il allait quitter Rome et ensevelir sa vie dans quelque retraite lointaine et ignorée ; et, en achevant ces mots, il sortait du sénat. Tibère, vivement ému, essaya de le calmer par de douces paroles ; il engagea même les parents de ce sénateur à employer, pour le retenir, leur crédit et leurs prières. Bientôt après, ce même Pison fit preuve d'une indignation non moins courageuse, en appelant en justice Urgulanie, que la faveur d'Augusta mettait au-dessus des lois. Urgulanie, au lieu de comparaître, se fit porter au palais de César, d'où elle bravait Pison, et celui-ci n'en continua pas moins ses poursuites, quoique Augusta se plaignît que c'était l'outrager elle-même et lui manquer de respect. Tibère, en prince citoyen, borna la condescendance pour sa mère à la promesse d'aller an tribunal du préteur et d'appuyer Urgulanie. Il sort du palais et ordonne aux soldats de le suivre de loin. On le voyait, au milieu d'un concours de peuple, s'avancer avec un visage composé, allongeant par différents entretiens le temps et le chemin ; lorsque enfin, Pison persistant malgré les représentations de ses proches, Augusta fit apporter la somme demandée. Ainsi finit un procès qui ne fut pas sans gloire pour Pison, et qui accrut la renommée de Tibère. Au reste le crédit d'Urgulanie était si scandaleux, qu'appelée en témoignage dans une cause qui s'instruisait devant le sénat, elle dédaigna de s'y rendre. Il fallut qu'un préteur allât chez elle recevoir sa déposition, quoique de tout temps celles des Vestales mêmes aient été entendues au Forum et devant le tribunal. 

 

XXXV. Il y eut cette année dans les affaires une interruption dont je ne parlerais pas, s'il n'était bon de connaître sur ce sujet les avis opposés de Cn. Piso et d'Asinius Gallus. Tibère avait annoncé qu'il serait absent quelque temps, et Pison voulait que pour cette raison même on redoublât d'activité : "Ce serait l'honneur du gouvernement, qu'en l'absence du prince le sénat et les chevaliers portassent également le poids de leurs fonctions." Gallus, sans affecter une liberté dont Pison lui avait dérobé le mérite, soutint "que la présence de César était indispensable pour donner aux actes publics cet éclat qui convient à la majesté de l'empire, et que des discussions où l'Italie accourait, où affluaient les provinces, devaient être réservées à d'augustes regards." Tibère écoutait en silence ces avis, qui furent débattus avec beaucoup de chaleur. Toutefois les affaires furent remises.  

 

XXXVI. Bientôt une discussion s'éleva entre Gallus et Tibère lui-même. Gallus était d'avis "qu'on élût à la fois les magistrats pour cinq ans ; que les lieutenants placés à la tête des légions avant d'avoir exercé la préture fussent de droit désignés préteurs ; enfin, que le prince nommât douze candidats pour chacune des cinq années." Cette proposition couvrait évidemment des vues plus profondes, et touchait aux ressorts les plus cachés de l'empire. Tibère cependant, comme si elle avait dû accroître sa puissance, répondit "que sa modération serait gênée de choisir tant de concurrents et d'en ajourner tant d'autres : à peine, dans les élections annuelles, où une espérance prochaine consolait d'un refus, on évitait de faire des mécontents - que de haines soulèverait une exclusion de cinq ans ! Et comment prévoir quels changements pouvait apporter un si long avenir dans les intentions, dans les familles, dans les fortunes ? Entre désigné un an d'avance suffisait pour enfler l'orgueil ; que ne feraient pas cinq ans d'honneurs anticipés ? Ce serait enfin quintupler le nombre des magistrats, et renverser les lois qui fixaient une durée aux poursuites des prétendants, à la recherche et à la possession des dignités." Par ce langage, populaire en apparence, Tibère sut retenir le pouvoir dans ses mains.  

 

XXXVII. Il augmenta le revenu de quelques sénateurs ; ce qui fit paraître plus étonnante la dureté avec laquelle il reçut la prière de M. Hortalus, jeune noble d'une pauvreté bien connue. Hortalus était petit-fils d'Hortensius l'orateur. Auguste, par le présent d'un million de sesterces, l'avait engagé à se marier, afin de donner des rejetons à une famille illustre, qui allait s'éteindre. Ses quatre fils étaient debout à la porte du sénat, assemblés dans le palais. Quand son tour d'opiner fut venu, il se leva, et, portant ses regards tantôt sur l'image d'Hortensius, placée entre les orateurs, tantôt sur celle d'Auguste : "Pères conscrits, dit-il, ces enfants, dont vous voyez le nombre et le jeune âge, si je leur ai donné le jour, c'est uniquement par le conseil du prince ; et mes ancêtres, après tout, méritaient d'avoir des descendants : car pour moi, à qui l'inconstance du sort n'a permis de recevoir ou d'acquérir ni les richesses, ni la faveur du peuple, ni l'éloquence, ce patrimoine de notre maison, il me suffisait que ma pauvreté ne fût ni honteuse à moi-même, ni à charge à personne. L'empereur m'ordonna de prendre une épouse ; j'obéis. Voilà les rejetons et la postérité de tant de consuls, de tant de dictateurs ! Et ce langage n'est point celui du reproche ; c'est à votre pitié seule que je l'adresse. Ils obtiendront, César, sous ton glorieux empire, les honneurs qu'il te plaira de leur donner : en attendant, défends de la misère les arrière-petits-fils de Q. Hortensius, les nourrissons du divin Auguste."  

 

XXXVIII. Le sénat paraissait favorable : ce fut une raison pour Tibère de s'opposer plus vivement ; ce qu'il fit à peu près en ces termes : "Si tous les pauvres s'habituent à venir ici demander de l'argent pour leurs enfants, la république s'épuisera sans rassasier jamais les particuliers. Quand nos ancêtres ont permis qu'un sénateur s'écartât quelquefois de l'objet sur lequel il vote, pour faire des propositions d'intérêt général, certes ils n'ont pas voulu que ce droit s'étendît aux affaires domestiques, et que nous vinssions, au profit de notre fortune, exposer le sénat et le prince à des censures inévitables, soit qu'ils accordent, soit qu'ils refusent. Non, ce n'est pas une prière, c'est une importunité, une surprise, que de se lever au milieu d'hommes réunis à tout autre fin, de violenter, avec le nombre et l'âge de ses enfants, la religion du sénat, d'exercer sur moi la même contrainte, et de forcer en quelque façon les portes du trésor, sans songer qu'il faudra le remplir par des crimes, si nous le vidons par complaisance. Auguste fut généreux envers toi, Hortalus, mais sans en être requis, mais sans faire une loi de te donner toujours. Ce serait ôter aux âmes leur ressort et mettre la paresse en honneur, que de souffrir que chacun plaçât hors de soi ses craintes et ses espérances, et, attendant avec sécurité des secours étrangers, vécût inutile à lui-même, onéreux à l'État." Ce discours, applaudi par ces hommes que les princes trouvent toujours prêts à louer, également le bien et le mal, fut accueilli du plus grand nombre par un profond silence ou des murmures étouffés. Tibère s'en aperçut, et, reprenant la parole après quelques instants, il dit "qu'il avait répondu à Hortalus ; qu'au reste, si le sénat le jugeait à propos, il donnerait deux cent mille sesterces à chacun de ses enfants mâles." Le sénat rendit grâces. Hortalus resta muet, soit qu'il fût retenu par la peur, soit qu'au sein de l'infortune il se ressouvint de la dignité de ses aïeux. Depuis ce temps, le cœur de Tibère, fermé à la pitié, laissa tomber la maison d'Hortensius dans une détresse humiliante.  

 

XXXIX. Cette même année l'audace d'un seul homme, si on ne l'eût promptement réprimée, allait plonger l'État dans les discordes et la guerre civile. Un esclave de Postumus Agrippa, nommé Clemens, en apprenant la mort d'Auguste, conçut un projet au-dessus de sa condition, celui de passer à l'île de Planasie, d'enlever son maître par force ou par ruse, et de le conduire aux armées de Germanie. Ce coup hardi manqua par la lenteur du vaisseau qui portait Clemens : on avait, dans l'intervalle, égorgé Postumus. L'esclave forme alors un dessein plus grand et plus périlleux : il dérobe les cendres du mort, se rend à Cosa, promontoire d'Etrurie et se tient caché dans des lieux inconnus, assez longtemps pour laisser croître sa barbe et ses cheveux : il avait à peu près l'âge et les traits de son maître. Des émissaires, qu'il avait mis dans sa confidence, semèrent adroitement le bruit qu'Agrippa était vivant. D'abord c'est un secret qui se dit à voix basse, comme tout ce qui est illicite : bientôt la nouvelle vole de bouche en bouche, accueillie par la foule ignorante et par ces esprits turbulents qui ne désirent que révolutions. Clemens lui-même allait dans les villes, mais le soir, et sans paraître en public, sans prolonger nulle part son séjour. Convaincu que, si la vérité s'accrédite par le temps et l'examen, la précipitation et le mystère conviennent au mensonge, il devançait sa renommée ou s'y dérobait à propos.  

 

XL. Cependant on publiait dans l'Italie qu'un miracle des dieux avait sauvé Agrippa : on le croyait à Rome ; et déjà l'imposteur, débarqué à Ostie, avait été reçu par une multitude immense ; déjà dans Rome même il se trouvait à des réunions clandestines. Tibère éprouvait une vive anxiété, ne sachant s'il emploierait à réduire son esclave les armes des soldats ou s'il attendrait que l'illusion se dissipât d'elle-même. Persuadé tantôt que nul péril n'est à mépriser, tantôt qu'il ne faut pas s'alarmer de tout, combattu par la honte et par la crainte, il finit par s'en remettre à Crispus Sallustius. Celui-ci choisit deux de ses clients (quelques-uns disent deux soldats), et les charge de se présenter comme de nouveaux auxiliaires au faux Agrippa, et de lui offrir leur bourse, leur foi et leur épée. Ils font ce qui est commandé. Ensuite ils profitent d'une nuit où le fourbe n'était pas sur ses gardes, et, appuyés d'une force suffisante, ils le traînent lié et bâillonné au palais impérial. Là, interrogé par Tibère comment il était devenu Agrippa, on prétend qu'il répondit : "Comme toi César." On ne put le contraindre à nommer ses complices. Tibère, n'osant hasarder en public le supplice de cet homme, ordonna qu'il fût tué dans un coin du palais, et que son corps fût emporté secrètement. Et, quoiqu'on assurât que beaucoup de personnes de la maison du prince, ainsi que des chevaliers et des sénateurs, l'avaient soutenu de leurs richesses ou aidé de leurs conseils, il ne se fit aucune recherche.  

 

XLI. À la fin de l'année on dédia un arc de triomphe, élevé près du temple de Saturne, en mémoire des aigles de Varus reconquises par les armes de Germanicus et sous les auspices de Tibère ; un temple de la déesse Fors Fortuna, bâti près du Tibre, dans les jardins légués par le dictateur César au peuple romain ; enfin, à Boville, un sanctuaire consacré à la famille des Jules, et une statue de l'empereur Auguste. Sous le consulat de C. Cécilius et de L. Pomponius, le sept avant les calendes de juin, Germanicus César triompha des Chérusques, des Chattes, des Ampsivariens et des autres nations qui habitent jusqu'à l'Elbe. Les dépouilles, les captifs, les représentations des montagnes, des fleuves, des batailles, précédaient le vainqueur. On lui comptait comme finie cette guerre qu'un pouvoir supérieur l'avait seul empêché de finir. Ce qui attachait surtout les regards, c'était son air majestueux, et son char couvert de ses cinq enfants. Mais de tristes pressentiments venaient à la pensée, quand on se rappelait l'affection publique placée, avec peu de bonheur, sur son père Drusus ; son oncle Marcellus enlevé si jeune aux adorations de l'empire ; les amours du peuple romain si courtes et si malheureuses.  

 

XLII. Tibère donna au peuple trois cents sesterces par tête, au nom de Germanicus, et voulut être son collègue dans le consulat. Toutefois ces marques de tendresse n'en imposèrent à personne ; et bientôt il résolut de l'éloigner sous un prétexte honorable, dont il saisit l'occasion, s'il ne la fit pas naître. Archélaüs, qui depuis cinquante ans régnait en Cappadoce, était haï de Tibère, auquel il n'avait rendu aucun hommage lorsque ce prince vivait à Rhodes. Archélaüs ne s'en était point dispensé par orgueil, mais par le conseil des amis d'Auguste, qui, à l'époque de la faveur de Caïus César et de sa mission en Orient, ne croyaient pas sans péril l'amitié de Tibère. Quand la postérité des Césars fut détruite, et Tibère maître de l'empire, il chargea sa mère d'écrire au roi une lettre, où, sans dissimuler les ressentiments de son fils, elle lui offrait un pardon généreux s'il venait le demander. C'était un piège pour l'attirer dans Rome : Archélaüs ne le vit point ou, craignant la violence, il feignit de ne pas le voir et se hâta de venir. Reçu durement par Tibère, puis accusé devant le sénat, et accablé, non par les faits, qui étaient controuvés, mais par le chagrin, la vieillesse et l'abaissement, insupportable aux rois, pour qui l'égalité même est un état si nouveau, une mort, peut-être volontaire, mit bientôt fin à ses jours. Son royaume fut réduit en province romaine, et Tibère déclara qu'avec le revenu de ce pays on pouvait abaisser l'impôt du centième, qu'en effet il diminua de moitié. Vers le même temps la mort d'Antiochus, roi de Commagène, et celle de Philopator, roi de Cilicie, avaient mis le trouble parmi ces nations, où les uns voulaient pour maîtres les Romains, les autres de nouveaux rois. Enfin les provinces de Syrie et de Judée, écrasées sous le poids des tributs, imploraient un soulagement.  

 

XLIII. Tibère rendit compte au sénat de toutes ces affaires et de celles d'Arménie, dont j'ai parlé plus haut. "L'Orient ne pouvait ; disait-il, être pacifié que par la sagesse de Germanicus. Son âge à lui-même penchait vers le déclin, et celui de Drusus n'était pas encore assez mûr." Alors un décret fut rendu, qui attribuait à Germanicus les provinces d'outre-mer, avec une autorité supérieure à celle des lieutenants du sénat et du prince, dans tous les lieux où il se trouverait. Cependant Tibère avait retiré de la Syrie Silanus Créticus, dont la fille, promise à Néron, fils aîné de Germanicus, unissait les deux pères par des liens de famille. Il avait mis à sa place Cnéius Piso, violent de caractère, incapable d'égards, héritier de toute la fierté de son père, cet autre Pison qui, dans la guerre civile, voyant le parti vaincu se relever en Afrique, s'y distingua parmi les ennemis les plus acharnés de César, combattit ensuite sous Brutus et Cassius, enfin, autorisé à revenir à Rome, s'abstint de demander les honneurs, jusqu'à ce qu'on allât le prier d'accepter un consulat que lui offrait Auguste. Cet orgueil héréditaire était accru par la naissance et les richesses de sa femme Plancine. À peine il cédait le pas à Tibère : il regardait les enfants de ce prince avec le dédain d'un homme beaucoup au-dessus d'eux, et il ne doutait pas qu'on ne l'eût donné pour gouverneur à la Syrie afin qu'il tînt en respect l'ambition de Germanicus. Quelques-uns même ont pensé qu'il avait reçu de Tibère de secrètes instructions ; et il est certain que Livie avait recommandé à Plancine d'humilier Agrippine par toutes les prétentions d'une rivale. Car la cour était divisée en deux partis, dont l'un penchait secrètement pour Drusus, l'autre pour Germanicus. Tibère préférait Drusus comme le fils né de son sang ; quant à Germanicus, l'aversion de son oncle lui donnait un titre de plus à l'amour des autres. D'ailleurs sa naissance était supérieure du côté maternel, où il avait Marc-Antoine pour aïeul et Auguste pour grand-oncle ; tandis que le bisaïeul de Drusus était un simple chevalier romain, Pomponius Atticus, dont l'image semblait déparer celle des Claudes. Enfin Agrippine, femme de Germanicus, effaçait par sa fécondité et sa bonne renommée Livie, femme de Drusus. Toutefois les deux frères vivaient dans une admirable union, que les querelles de leurs proches n'altérèrent jamais.  

 

XLIV. Peu de temps après, Drusus fut envoyé dans l'Illyricum, afin qu'il apprît la guerre et se conciliât l'affection des troupes. Tibère pensait qu'un jeune homme passionné pour les plaisirs de la ville serait mieux dans les camps, et il se croyait plus en sûreté lui-même, si ses deux fils avaient des légions sous leurs ordres. Du reste, les Suèves fournirent un prétexte en demandant des secours contre les Chérusques. En effet, délivrés, par la retraite des Romains, de toute crainte étrangère, les barbares, fidèles à leur coutume et animés alors pas une rivalité de gloire, avaient tourné leurs armes contre eux-mêmes. La puissance des deux peuples, la valeur des deux chefs, allaient de pair ; mais Maroboduus était roi, et, à ce titre, haï de sa nation ; Arminius, défenseur de la liberté, était chéri de la sienne.  

 

XLV. Aussi Arminius ne vit-il pas seulement ses vieux soldats, les Chérusques et leurs alliés, embrasser sa querelle : du sein même des États de Maroboduus, les Semnones et les Lombards, peuples suèves, accoururent sous ses drapeaux. Ce renfort lui donnait l'avantage, si Inguiomère, suivi de ses clients, n'eût passé à l'ennemi, défection causée par la seule honte d'obéir à son neveu, et de soumettre sa vieillesse aux ordres d'un jeune homme. Les deux armées se rangèrent en bataille avec une égale espérance. Et ce n'étaient plus ces Germains accoutumés à charger au hasard et par bandes éparses : de longues guerres contre nous leur avaient appris à suivre les enseignes, à se ménager des réserves, à écouter la voix des chefs. Arminius, à cheval, courait de rang en rang, montrant à ses guerriers "la liberté reconquise, les légions massacrées, et ces dépouilles, et ces armes romaines, que beaucoup d'entre eux avaient encore dans leurs mains. Qu'était-ce, au contraire, que Maroboduus ? un fuyard, qui s'était sauvé sans combat dans la forêt Hercynienne, et, du fond de cet asile, avait mendié la paix par des présents et des ambassades ; un traître à la patrie, un satellite de César qu'il fallait poursuivre avec cette même furie qui les animait quand ils tuèrent Varus. Qu'ils se souvinssent seulement de toutes ces batailles dont le succès, couronné enfin par l'expulsion des Romains montrait assez à qui était resté l'honneur de la guerre." 

 

XLVI. Maroboduus n'était pas moins prodigue d'éloges pour lui-même, d'injures contre l'ennemi. Tenant Inguiomère par la main, "Voilà, disait-il, le véritable héros des Chérusques ; voilà celui dont les conseils ont préparé tout ce qui a réussi." Puis il peignait Arminius comme "un furieux dénué d'expérience, qui se parait d'une gloire étrangère, pour avoir surpris, à force de perfidie, trois légions incomplètes et un chef trop confiant ; succès funeste à la Germanie et honteux à son auteur, dont la femme, dont le fils, subissaient encore l'esclavage. Lui, au contraire, menacé par douze légions ayant Tibère à leur tête, il avait conservé sans tache l'honneur des Germains et traité ensuite d'égal à égal : et certes il ne regrettait pas d'avoir mis son pays dans une position telle envers les Romains, qu'il pût choisir entre une guerre où ses forces seraient entières, et une paix qui n'avait point coûté de sang." Outre l'effet de ces discours, des motifs particuliers aiguillonnaient encore les deux armées : les Chérusques et les Lombands combattaient pour une ancienne gloire ou une liberté récente, les Suèves pour étendre leur domination. Jamais choc ne fut plus violent, ni bataille plus indécise. De chaque côté l'aile droite fut mise en déroute. On s'attendait à une nouvelle action, quand Maroboduus se replia sur les hauteurs : ce fut le signe et l'aveu de sa défaite. Affaibli peu à peu par la désertion, il se retira chez les Marcomans et députa vers Tibère pour implorer des secours. On lui répondit "qu'il n'avait aucun droit d'invoquer les armes romaines contre les Chérusques, puisqu'il n'avait rien fait pour les Romains dans leurs guerres avec ce peuple." Cependant Drusus, ainsi que nous l'avons dit, fut envoyé comme médiateur.  

 

XLVII. Cette même année, douze villes considérables de l'Asie furent renversées par un tremblement de terre qui eut lieu pendant la nuit, ce qui rendit le désastre plus imprévu et plus terrible, et l'on n'eut pas la ressource ordinaire en ces catastrophes de fuir dans la campagne, les terres entrouvertes n'offrant que des abîmes. On rapporte que de hautes montagnes s'affaissèrent, que des plaines s'élevèrent en collines, que des feux jaillirent du milieu de ce bouleversement. Sardes, la plus cruellement frappée, fut la plus généreusement secourue : César lui promit dis millions de sesterces, et la déchargea pour cinq ans de tout ce qu'elle payait à l'état ou au prince. Magnésie de Sipyle reçut, après Sardes, le plus de dommage et de soulagement. Temnos, Philadelphie, Éges, Apollonide, Mostène, Hyrcanie la Macédonienne, Hiérocésarée, Myrine, Cymé, Tmolus, furent exemptées de tributs pour le même temps ; et l'on décida qu'un sénateur irait sur les lieux examiner le mal et le réparer. On choisit un simple ex-préteur M. Alétus, de peur que, l'Asie étant gouvernée par un consulaire, il ne survînt entre deux hommes de même rang des rivalités qui nuiraient à la province.  

 

XVLIII. César couronna ces grandes libéralités publiques par des traits de générosité qui ne furent pas moins agréables. Les biens d'Émilia Musa, femme opulente, morte sans testament, étaient réclamés par le fisc : il les fit donner à Émilius Lépidus, parce qu'Émilie paraissait être de sa maison. Patuléius, riche chevalier romain, lui avait légué une partie de son héritage : il l'abandonna tout entier à M. Servilius, en faveur duquel un testament antérieur et non suspect en avait disposé. Il déclara que ces deux sénateurs avaient besoin de fortune pour soutenir leur naissance. Jamais il n'accepta de legs qu'il ne les eût mérités à titre d'ami : les inconnus, et ceux qui ne le nommaient dans un testament qu'en haine de leurs proches, furent toujours repoussés. Du reste, s'il soulagea la pauvreté honnête et vertueuse, il exclut du sénat ou laissa se retirer d'eux-mêmes, des hommes que la prodigalité et le vice avaient réduits à l'indigence, Vibidius Varro, Marius Népos, Appius Appianus, Cornélius Sylla et Q. Vitellius.

 

XLIX. Vers la même époque il dédia quelques temples que le feu ou les ans avaient ruinés, et qu'Auguste avait commencé à rebâtir : celui de Bacchus, Cérès et Proserpine, près du grand Cirque, voué anciennement par le dictateur A. Postumius ; celui de Flore, élevé au même endroit par les édiles Lucius et Marcus Publicius ; celui de Janus, bâti près du marché aux légumes par Duillius, qui le premier illustra sur mer les armes romaines et mérita, par la défaite des Carthaginois, le triomphe naval. Le temple de l'Espérance fut inauguré par Germanicus : Atilius l'avait voué dans la même guerre.  

 

L. Cependant la loi de majesté prenait vigueur : elle fut invoquée contre Apuléia Varilia, petite-nièce d'Auguste, qu'un délateur accusait d'avoir fait de ce prince, de Tibère et d'Augusta, le sujet d'un injurieux badinage, et de souiller par l'adultère le sang des Césars. On jugea que l'adultère était assez réprimé par la loi Julia : quant au crime de lèse-majesté, le prince demanda qu'on fît une distinction, et qu'en punissant les discours qui auraient outragé la divinité d'Auguste, on s'abstînt de rechercher ceux qui ne blessaient que lui. Prié par le consul de s'expliquer sur les propos contre sa mère imputés à Varilia il garda le silence ; mais à la séance suivante, il demanda aussi au nom d'Augusta que jamais, en quelques termes qu'on eût parlé d'elle, on ne fût accusé pour ce fait. Il déchargea Varilia du crime de lèse-majesté : il fit même, adoucir en sa faveur les peines de l'adultère, et fut d'avis que sa famille la reléguât, selon l'ancien usage, à deux cents milles de Rome. L'Italie et l'Afrique furent interdites à son complice Manlius. 

 

LI. Le choix d'un préteur pour remplacer Vipsanius Gallus, qui venait de mourir, excita quelques débats. Germanicus et Drusus (car ils étaient encore à Rome) soutenaient Hatérius Agrippa, parent de Germanicus. Un parti nombreux réclamait l'exécution de la loi d'après laquelle le candidat qui a le plus d'enfants doit être préféré. Tibère voyait avec plaisir le sénat balancer entre ses fils et les lois : la loi fut vaincue, et cela devait être ; mais elle ne le fut pas sans opposition ; elle ne le fut qu'à une faible majorité, comme les lois avaient coutume d'être vaincues dans le temps même de leur puissance.  

 

LII. Cette même année, la guerre commença en Afrique contre Tacfarinas. C'était un Numide, déserteur des armées romaines, où il avait servi comme auxiliaire. Il réunit d'abord, pour le vol et le butin, des bandes vagabondes, accoutumées au brigandage : bientôt il sut les discipliner, les ranger sous le drapeau, les distribuer en compagnies ; enfin, de chef d'aventuriers, il devint général des Musulames. Ce peuple puissant, qui confine aux déserts de l'Afrique, et qui alors n'avait point encore de villes, prit les armes et entraîna dans la guerre les Maures, ses voisins : ceux-ci avaient pour chef Mazippa. Les forces furent partagées : Tacfarinas se chargea de tenir dans des camps et d'habituer à l'obéissance et à la discipline les hommes d'élite, armés à la romaine, tandis que Mazippa, avec les troupes légères, porterait partout l'incendie, le carnage et la terreur. Déjà ils avaient forcé les Cinithiens, nation considérable, de se joindre à eux, lorsque Furius Camillus, proconsul d'Afrique, après avoir réuni sa légion et ce qu'il y avait d'auxiliaires sous les étendards, marcha droit à l'ennemi. C'était une poignée d'hommes, eu égard à la multitude des Numides et des Maures ; mais on évitait surtout d'inspirer à ces barbares une crainte qui leur eût fait éluder nos attaques : en leur faisant espérer la victoire, on réussit à les vaincre. La légion fut placée au centre, les cohortes légères et deux ailes de cavalerie sur les flancs. Tacfarinas ne refusa pas le combat. Les Numides furent défaits ; et la gloire des armes, après de longues années, rentra dans la maison des Furius. Car, depuis le libérateur de Rome et Camillus son fils, l'honneur de gagner des batailles était passé à d'autres familles : encore le Furius dont nous parlons n'était-il pas regardé comme un grand capitaine. Tibère en fit plus volontiers devant le sénat l'éloge de ses exploits. Les pères conscrits lui décernèrent les ornements du triomphe, distinction qui, grâce au peu d'éclat de sa vie, ne lui devint pas funeste.  

 

LIII. L'année suivante, Tibère fut consul pour la troisième fois, Germanicus pour la seconde. Germanicus prit possession du consulat à Nicopolis, ville d'Achaïe, où il venait d'arriver après avoir côtoyé l'Illyrie, vu en Dalmatie son frère Drusus, et essuyé sur la mer Adriatique et sur la mer Ionienne les traverses d'une navigation difficile : aussi employa-t-il quelques jours à réparer sa flotte. Pendant ce temps, il visita le golfe fameux par la victoire d'Actium, les monuments consacrés par Auguste et le camp de Marc-Antoine, l'imagination toute pleine de ses aïeux. Il était, comme je l'ai dit, petit-neveu d'Auguste, petit-fils d'Antoine, et ces lieux réveillaient en lui de grands souvenirs de deuil et de triomphe. De là il se rendit à Athènes, et, par égard pour une cité ancienne et alliée, il y parut avec un seul licteur. Les Grecs lui prodiguèrent les honneurs les plus recherchés, ayant soin, pour ajouter du prix à l'adulation, de mettre en avant les actions et les paroles mémorables de leurs ancêtres. 

 

LIV. D'Athènes, Germanicus passa dans l'île d'Eubée, puis dans celle de Lesbos, où Agrippine mit au monde Julie, son dernier enfant. Ensuite il longea les extrémités de l'Asie, visita dans la Thrace Périnthe et Byzance, et pénétra, par la Propontide, jusqu'à l'embouchure de l'Euxin, curieux de connaître ses lieux antiques et renommés. En même temps il soulageait les maux des provinces déchirées par la discorde ou opprimées par leurs magistrats. Il voulait, à son retour, voir les mystères de Samothrace ; mais les vents du nord l'écartèrent de cette route. Après s'être donné à Ilion le spectacle des choses humaines, et avoir contemplé avec respect le berceau des Romains, il côtoie de nouveau l'Asie et aborde à Colophon, pour consulter l'oracle d'Apollon de Claros. L'interprète du dieu n'est point une femme, comme à Delphes : c'est un prêtre, choisi dans certaines familles et ordinairement à Milet. Il demande seulement le nombre et le nom des personnes qui se présentent : puis il descend dans une grotte, boit de l'eau d'une fontaine mystérieuse ; et cet homme, étranger le plus souvent aux lettres et à la poésie, répond en vers à la question que chacun lui fait par la pensée On a dit que celui-ci avait annoncé à Germanicus, dans le langage ambigu des oracles, une mort prématurée.  

 

LV. Cependant, afin de commencer plus tôt l'exécution de ses desseins, Pison, après avoir porté l'effroi dans Athènes par le fracas de son entrée, adressa aux habitants une sanglante invective, où il blâmait indirectement Germanicus "d'avoir, à la honte du nom romain, traité avec un excès déconsidération, non les Athéniens (après tant de désastres il n'en restait plus), mais une populace, vil ramas de toutes les nations, qui fut l'alliée de Mithridate contre Sylla, d'Antoine contre Auguste." Il allait chercher aussi dans le passé leurs guerres malheureuses avec la Macédoine, les violences d'Athènes envers ses propres citoyens, et leur reprochait ces faits avec une animosité que redoublait encore un motif personnel, la ville lui refusant la grâce d'un certain Théophile, que l'Aréopage avait condamné comme faussaire. Ensuite, par une navigation rapide à travers les Cyclades, et en prenant les routes les plus courtes, il atteignit Germanicus à Rhodes. Celui-ci n'ignorait pas de quelles insultes il avait été l'objet ; mais telle était la générosité de son âme, que, voyant une tempête emporter sur des écueils le vaisseau de Pison, et pouvant laisser périr un ennemi dont la mort eût été attribuée au hasard, il envoya des galères à son secours et le sauva du danger. Loin d'être désarmé par ce bienfait, Pison contint à peine un seul jour son impatience : il quitte Germanicus, le devance ; et, arrivé en Syrie, il s'attache à gagner l'armée à force de largesses et de complaisances, prodigue les faveurs aux derniers des légionnaires, remplace les vieux centurions et les tribuns les plus fermes par ses clients ou par des hommes décriés, encourage l'oisiveté dans le camp, la licence dans les villes, laisse errer dans les campagnes une soldatesque effrénée ; corrupteur de la discipline à ce point que la multitude ne le nommait plus que le père des légions. Plancine, de son côté, oubliant les bienséances de son sexe, assistait aux exercices de la cavalerie, aux évolutions des cohortes, se répandait en injures contre Agrippine, contre Germanicus. Quelques-uns même des meilleurs soldats secondaient par zèle ces coupables menées, parce qu'un bruit sourd s'était répandu que rien ne se faisait sans l'aveu de l'empereur.  

 

LVI. Germanicus était instruit de tout ; mais son soin le plus pressant fut de courir en Arménie. De tout temps la foi de ce royaume fut douteuse, à cause du caractère des habitants et de la situation du pays, qui borde une grande étendue de nos provinces, et de l'autre côté s'enfonce jusqu'aux Mèdes. Placés entre deux grands empires, les Arméniens sont presque toujours en querelle, avec les Romains par haine, par jalousie avec les Parthes. Depuis l'enlèvement de Vonon, ils n'avaient point de roi ; mais le vœu de la nation se déclarait en faveur de Zénon. Ce prince, fils de Polémon, roi de Pont, en imitant dès son enfance les usages et la manière de vivre des Arméniens, leurs chasses, leurs festins, et tous les goûts des barbares s'était également concilié les grands et le peuple. Germanicus se rend donc dans la ville d'Artaxate, et, du consentement des nobles, aux acclamations de la multitude, il le ceint du bandeau royal. Le peuple se prosterna devant son nouveau maître et le salua du nom d'Artaxias, formé de celui de la ville. La Cappadoce, qui venait d'être réduite en province romaine, reçut pour gouverneur Q. Véranius, et l'on diminua quelque chose des tributs qu'elle payait à ses rois, afin qu'elle passât sous notre empire avec d'heureuses espérances. Q. Servéus fut mis à la tête de la Commagène, qui recevait pour la première fois un préteur.  

 

LVII. La paix si heureusement rétablie parmi les alliés ne donnait à Germanicus qu'une joie imparfaite, à cause de l'orgueil de Pison, auquel il avait commandé de mener en Arménie une partie de l'armée, soit en personne, soit par son fils, et qui s'était dispensé de le faire. Ils eurent enfin à Cyrrhe, au camp de la dixième légion, une entrevue, où tous deux ce composèrent le visage, pour n'avoir pas l'apparence, Pison de la crainte, Germanicus de la menace. Celui-ci d'ailleurs était, comme je l'ai dit, naturellement doux ; mais ses amis, habiles à aigrir ses ressentiments, exagéraient les torts réels, en supposaient d'imaginaires, inculpaient de mille manières et Pison, et Plancine, et leurs enfants. L'entretien eut lieu en présence de quelques amis : Germanicus commença dans les termes que pouvaient suggérer la colère et la dissimulation ; Pison répondit par d'insolentes excuses, et ils se séparèrent la haine dans le cœur. Depuis ce temps, Pison parut rarement au tribunal de Germanicus ; et, s'il y siégeait quelquefois, c'était avec un air mécontent et un esprit d'opposition qu'il ne cachait pas. On l'entendit même, à un festin chez le roi des Nabatéens, où des couronnes d'or d'un grand poids furent offertes à César et à sa femme, de plus légères à Pison et aux autres, s'écrier que "c'était au fils du prince des Romains, et non à celui du roi des Parthes, que ce repas était donné." En même temps il jeta sa couronne et se déchaîna contre le luxe. Ces outrages, tout cruels qu'ils étaient, Germanicus les dévorait cependant.  

 

LVIII. Sur ces entrefaites arrivèrent des ambassadeurs d'Artaban, roi des Parthes. Ils rappelèrent en son nom l'alliance et l'amitié qui unissait les deux empires, ajoutant "qu'il désirait les renouveler en personne, et que, par honneur pour Germanicus, il viendrait jusqu'au bord de l'Euphrate : il demandait, en attendant, qu'on éloignât Vonon de la Syrie, d'où, à la faveur du voisinage, ses émissaires excitaient à la révolte les grands du royaume." Germanicus répondit avec une noble fierté sur l'alliance des Romains et des Parthes, avec une dignité modeste sur la déférence que le roi lui marquait en venant à sa rencontre. Vonon fut conduit à Pompéiopolis, ville maritime de Cilicie : c'était tout ensemble une satisfaction donnée au monarque, et un affront fait à Pison, auquel Vonon s'était rendu agréable par les soins et les présents qu'il prodiguait à Plancine.  

 

LIX. Sous le consulat de M. Silanus et de L. Norbanus, Germanicus partit pour l'Égypte, afin d'en visiter les antiquités : les besoins de la province lui servirent de prétexte. Il fit baisser le prix des grains en ouvrant les magasins, et charma les esprits par une conduite toute populaire, comme de marcher sans gardes, avec la chaussure et le vêtement grecs, à l'exemple de Scipion, qui, au plus fort de la guerre punique, en avait usé de même en Sicile. Tibère, après avoir blâmé en termes mesurés cette parure étrangère, se plaignit vivement de ce que, au mépris des lois d'Auguste, Germanicus était entré dans Alexandrie sans l'aveu du prince. Car Auguste, parmi d'autres maximes d'État, s'en fit une de séquestrer l'Égypte, en défendant aux sénateurs et aux chevaliers romains du premier rang d'y aller jamais qu'il ne l'eût permis. Il craignait que l'Italie ne fût affamée par le premier ambitieux qui s'emparerait de cette province, où, tenant les clefs de la terre et de la mer, il pourrait se défendre avec très peu de soldats contre de grandes armées.  

 

LX. Cependant Germanicus ignorait encore qu'on lui fit un crime de son voyage, et déjà il remontait le Nil, après s'être embarqué à Canope. Cette ville fut fondée par les Spartiates, en mémoire d'un de leurs pilotes, enseveli sur ces bords à l'époque où Ménélas, retournant en Grèce, fut écarté de sa route et poussé jusqu'aux rivages de Libye. De Canope, Germanicus était entré dans le fleuve par l'embouchure voisine, consacrée à Hercule, lequel, selon les Égyptiens, est né dans ce pays, et a précédé tous les autres héros émules de sa valeur et appelés de son nom. Bientôt il visita les grandes ruines de Thèbes. Des caractères égyptiens, tracés sur des monuments d'une structure colossale, attestaient encore l'opulence de cette antique cité. Un vieux prêtre, qu'il pria de lui expliquer ces inscriptions, exposait "que la ville avait contenu jadis sept cent mille hommes en âge de faire la guerre ; qu'à leur tête le roi Rhamsès y avait conquis la Libye, l'Éthiopie, la Médie, la Perse, la Bactriane, la Scythie ; que tout le pays qu'habitent les Syriens, les Arméniens, et, en continuant par la Cappadoce, tout ce qui s'étend de la mer de Bithynie à celle de Lycie, avait appartenu à son empire." On lisait, sur ces mêmes inscriptions, le détail des tributs imposés à tant de peuples, le poids d'or et d'argent, la quantité d'armes et de chevaux, les offrandes pour les temples, en parfums et en ivoire, le blé et les autres provisions que chaque nation devait fournir : tributs comparables par leur grandeur à ceux que lèvent de nos jours la monarchie des Parthes ou la puissance romaine.  

 

LXI. D'autres merveilles attirèrent encore les regards de Germanicus : il vit la statue en pierre de Memnon, qui, frappée des rayons du soleil, rend le son d'une voix humaine ; et ces pyramides, semblables à des montagnes, qu'élevèrent, au milieu de sables mouvants et presque inaccessibles, l'opulence et l'émulation des rois ; et ces lacs creusés pour recevoir les eaux surabondantes du Nil débordé, et ailleurs ce même fleuve pressé entre ses rives et coulant dans un lit dont nul homme n'a jamais pu sonder la profondeur. De là il se rendit à Éléphantine et à Syène, où furent jadis les barrières de l'empire romain, reculées maintenant jusqu'à la mer Rouge.

 

LXII. Pendant que Germanicus employait l'été à parcourir les provinces, Drusus se fit honneur par l'adresse avec laquelle il sut diviser les Germains, et susciter à Maroboduus, déjà si ébranlé, une guerre qui achevât de l'abattre. Il y avait parmi les Gothons un jeune homme d'une haute naissance, nommé Catualda, jadis obligé de fuir devant la puissance de Maroboduus, et que les malheurs de son ennemi enhardirent à se venger. Il entre en force chez les Marcomans ; et, soutenu des principaux de la nation, qu'il avait corrompus, il s'empare de la résidence royale et du château qui la défendait. Il y trouva du butin depuis longtemps amassé par les Suèves, ainsi que des vivandiers et des marchands de nos provinces, que la liberté du commerce, puis l'amour du gain, enfin l'oubli de la patrie, avaient arrachés à leurs foyers et fixés dans ces terres ennemies.  

 

LXIII. Maroboduus, abandonné de toutes parts, n'eut de ressource que dans la pitié de Tibère. Il passa le Danube, à l'endroit où ce fleuve borde la Norique, et il écrivit au prince, non comme un fugitif, ou un suppliant, mais en homme qui se souvenait de sa première fortune. "Beaucoup de nations, disait-il, appelaient à elles un roi naguère si fameux ; mais il avait préféré l'amitié des Romains." César lui répondit "qu'un asile sûr et honorable lui était ouvert en Italie, tant qu'il y voudrait demeurer ; que, si son intérêt l'appelait ailleurs, il en sortirait aussi librement qu'il y serait venu." Au reste, il dit dans le sénat, "que ni Philippe n'avait été aussi redoutable pour les Athéniens, ni Pyrrhus et Antiochus pour le peuple romain." Son discours existe encore : il y relève la grandeur de Maroboduus, la force irrésistible des nations qui lui étaient soumises, le danger d'avoir si près de l'Italie un pareil ennemi, et les mesures qu'il avait prises pour amener sa chute. On plaça Maroboduus à Ravenne, d'où il servit à contenir l'insolence des Suèves, que l'on tenait perpétuellement sous la menace de son retour. Toutefois, il ne quitta pas l'Italie pendant les dix-huit ans qu'il vécut encore, et il vieillit dans cet exil, puni, par la perte de sa renommée, d'avoir trop aimé la vie. Catualda tomba comme lui, et, comme lui, eut recours à Tibère : chassé, peu de temps après son rival, par une armée d'Hermondures, sous les ordres de Vibillius, il fut accueilli dans l'empire et envoyé à Fréjus, colonie de la Gaule narbonnaise. De peur que les barbares venus à la suite des deux rois ne troublassent, par leur mélange avec les populations, la paix de nos provinces, ils furent établis au-delà du Danube, entre le Maros et le Cuse, et reçurent pour roi Vannius, de la nation des Quades.  

 

LXIV. Comme on apprit dans le même temps qu'Artaxias venait d'être mis par Germanicus sur le trône d'Arménie, un sénatus-consulte décerna l'ovation à Germanicus et à Drusus ; et, des deux côtés du temple de Mars vengeur, furent élevés des arcs de triomphes où l'on plaça leurs statues. Tibère était plus satisfait d'avoir assuré la paix par sa politique, que s'il eût terminé la guerre par des victoires. Aussi eut-il recours aux mêmes armes contre Rhescuporis, roi de Thrace. Rhémétalcès avait possédé seul tout ce royaume. À sa mort, Auguste le partagea entre Rhescuporis, son frère, et Cotys son fils. Cotys eut les terres cultivées, les villes, et ce qui touche à la Grèce ; les pays incultes, sauvages, voisins des nations ennemies, échurent à Rhescuporis : partage assorti au caractère des deux princes, l'un d'un esprit doux et agréable, l'autre farouche, ambitieux incapable de souffrir un égal. Ils vécurent d'abord dans une intelligence trompeuse : bientôt Rhescuporis franchit ses limites, entreprend sur les États de Cotys, et, si l'on résiste, il emploie la violence, avec hésitation sous Auguste, par qui tous deux régnaient, et qu'il n'osait braver dans la crainte de sa vengeance, mais plus hardiment depuis le changement de prince : alors il détachait des troupes de brigands, ruinait les forteresses, faisait tout pour amener la guerre. 

 

LXV. Tibère n'appréhendait rien tant que de voir la paix troublée quelque part. Il envoie un centurion défendre aux deux rois de vider leur querelle par les armes. Cotys congédie à l'instant les troupes qu'il avait rassemblées. Rhescuporis, avec une feinte modération, demande une entrevue : "Une seule conférence, pouvait, disait-il, terminer leurs débats." On convint sans peine du temps, du lieu, et ensuite des conditions, la facilité d'une part et la perfidie de l'autre faisant tout accorder et tout accepter. Rhescuporis, sous prétexte de sceller la réconciliation, donna un festin, dont la joie, animée par le vin et la bonne chère, se prolongea bien avant dans la nuit. Cotys, sans défiance, s'aperçoit trop tard qu'il est trahi ; et, tout en invoquant le nom sacré de roi, les dieux de leur famille, les privilèges de la table hospitalière, il est chargé de fers. Son rival, en possession de toute la Thrace, écrivit à Tibère qu'un complot avait été formé contre sa personne, et qu'il en avait prévenu l'exécution. Et, alléguant une guerre contre les Bastarnes et les Scythes, il se renforçait de nouvelles troupes d'infanterie et de cavalerie.  

 

LXVI. Tibère lui répondit avec ménagement "que, s'il avait agi sans fraude, il devait se reposer sur son innocence ; qu'au reste ni lui ni le sénat ne pourraient discerner qu'après un mûr examen le tort du bon droit ; qu'il livrât donc Cotys, et qu'en venant lui-même il détournât sur son adversaire le soupçon du crime." Latinius Pandus, propréteur de Mésie, lui envoya cette lettre, avec des soldats chargés de recevoir Cotys. Rhescuporis, combattu quelque temps par la crainte et par la colère, aima mieux avoir à répondre d'un attentat consommé que d'être coupable à demi : il fait tuer Cotys, et publie qu'il s'est donné la mort. Cependant Tibère ne renonça pas à sa politique artificieuse : Pandus que Rhescuporis accusait d'être son ennemi personnel, venait de mourir ; il mit à sa place Pomponius Flaccus, homme éprouvé par de longs services, et qui, lié d'une étroite amitié avec le roi, en était plus propre à le tromper : c'est là surtout ce qui lui fit donner le gouvernement de la Mésie.  

 

LXVII. Flaccus passe dans la Thrace, et, calmant à force de promesses les craintes que donnait à Rhescuporis une conscience criminelle, il l'attire au milieu des postes romains. Là on l'entoure, comme par honneur, d'une garde nombreuse ; puis, à la persuasion des tribuns et des centurions, il s'engage plus avant ; et, tenu dans une captivité chaque jour moins déguisée, comprenant enfin qu'il ne peut plus reculer, il est traîné jusqu'à Rome. Il fut accusé devant le sénat par la veuve de Cotys, et condamné à rester en surveillance loin de son royaume. La Thrace fut partagée entre son fils Rhémétalcès, qui s'était opposé à ses desseins, et les enfants de Cotys. Ceux-ci étant très jeunes encore, on donna la régence de leurs États à Trébelliénus Rufus, ancien préteur, de même qu'autrefois on avait envoyé en Égypte M. Lépidus pour servir de tuteur aux enfants de Ptolémée. Rhescuporis fut conduit à Alexandrie, où une tentative d'évasion, réelle ou supposée, le fit mettre à mort.  

 

LXVIII. À la même époque, Vonon, relégué en Cilicie, comme je l'ai rapporté, corrompit ses gardiens et entreprit de se sauver en Arménie, de là chez les Albaniens et les Hénioques, enfin chez le roi ses Scythes, son parent. Sous prétexte d'une partie de chasse, il s'éloigne de la mer et s'enfonce dans les forêts : bientôt, courant de toute la vitesse de son cheval, il atteint le fleuve Pyrame. Les habitants, avertis de sa fuite, avaient rompu les ponts, et le fleuve n'était pas guéable. Arrêté sur la rive par Vibius Fronton, préfet de cavalerie, Vonon est chargé de chaînes. Peu de temps après, un évocat nommé Remmius, qui gardait le roi avant son évasion, lui passa, comme par colère, son épée au travers du corps : on n'en fut que mieux persuadé qu'il était son complice, et qu'il l'avait tué pour prévenir ses révélations.  

 

LXIX. Cependant Germanicus, à son retour d'Égypte, trouva l'ordre qu'il avait établi dans les légions et dans les villes ou aboli ou remplacé par des règlements contraires. De là des reproches sanglants contre Pison, qui de son côté n'épargnait pas les offenses à César. Enfin Pison résolut de quitter la Syrie. Retenu par une maladie de Germanicus, à la nouvelle de son rétablissement, et pendant qu'on acquittait à Antioche les vœux formés pour la conservation de ce général, il fit renverser par ses licteurs l'appareil du sacrifice, enlever les victimes et disperser la multitude que cette fête avait rassemblée. Bientôt Germanicus eut une rechute, et Pison se rendit à Séleucie pour en attendre les suites. Le mal, déjà violent, était aggravé par la persuasion où était César que Pison l'avait empoisonné. On trouvait aussi dans le palais, à terre et autour des murs, des lambeaux de cadavres arrachés aux tombeaux, des formules d'enchantements et d'imprécations, le nom de Germanicus gravé sur des lames de plomb, des cendres humaines à demi brûlées et trempées d'un sang noir, et d'autres symboles magiques, auxquels on attribue la vertu de dévouer les âmes aux divinités infernales. Enfin toutes les personnes envoyées par Pison étaient accusées de venir épier les progrès de la maladie. 

 

LXX. Ces noirceurs inspirèrent à Germanicus autant d'indignation que d'alarmes. "Si sa porte était assiégée, s'il lui fallait exhaler son dernier soupir sous les yeux de ses ennemis, que deviendrait sa malheureuse épouse ? Quel sort attendait ses enfants au berceau ? Le poison était donc trop lent ! On hâtait, on précipitait sa mort, afin d'être seul maître de la province et des légions. Mais Germanicus n'était pas encore délaissé à ce point, et le prix du meurtre ne resterait pas longtemps aux mains de l'assassin." Il déclara, par lettres, à Pison, qu'il renonçait à son amitié. Plusieurs ajoutent qu'il lui ordonna de sortir de la province. Pison, sans tarder davantage, se mit en mer ; mais il s'éloignait avec une lenteur calculée, pour être plus tôt de retour si la mort de Germanicus lui ouvrait la Syrie.  

 

LXXI. César eut un rayon d'espérance qui le ranima quelques instants : ensuite ses forces l'abandonnèrent ; et, sentant approcher sa fin, il parla en ces termes à ses amis, rassemblés près de son lit : "Si je cédais à la loi de la nature, la plainte me serait encore permise, même envers les dieux, dont la rigueur prématurée m'enlèverait si jeune à mes parents, à mes enfants, à ma patrie : maintenant, frappé par le crime de Pison et de Plancine, je dépose dans vos cœurs mes dernières prières. Dites à mon père et à mon frère de quels traits cruels mon âme fut déchirée, quels pièges environnèrent mes pas, avant qu'une mort déplorable terminât la vie la plus malheureuse. Ceux que mes espérances ou les liens du sang intéressaient à mon sort, ceux même dont Germanicus vivant pouvait exciter l'envie, ne verront pas sans quelques larmes un homme jadis entouré de splendeur, échappé à tant de combats, périr victime des complots d'une femme. Vous aurez, vous, des plaintes à porter devant le sénat, les lois à invoquer. Le premier devoir de l'amitié n'est pas de donner à celui qui n'est plus de stériles regrets ; c'est de garder le souvenir de ce qu'il a voulu, d'accomplir ce qu'il a commandé. Les inconnus même pleureront Germanicus : vous, vous le vengerez, si c'était moi que vous aimiez plutôt que ma fortune. Montrez au peuple romain la petite-fille du divin Auguste, celle qui fut mon épouse ; nombrez-lui mes six enfants. La pitié sera pour les accusateurs ; et, quand le mensonge alléguerait des ordres impies, on refuserait de croire ou l'on ne pardonnerait pas." Les amis de César lui jurèrent, en touchant sa main défaillante, de mourir avant de renoncer à le venger. 

 

LXXII. Alors, se tournant vers Agrippine, il la conjure, au nom de sa mémoire, au nom de leurs enfants, de dépouiller sa fierté, d'abaisser sous les coups de la fortune la hauteur de son âme, et, quand elle serait à Rome, de ne pas irriter par des prétentions rivales un pouvoir au-dessus du sien. À ces paroles, que tous purent entendre, il en ajouta d'autres en secret, et l'on croit qu'il lui révéla les dangers qu'il craignait de Tibère. Peu de temps après il expira, laissant dans un deuil universel la province et les nations environnantes. Les peuples et les rois étrangers le pleurèrent : tant il s'était montré affable aux alliés, clément pour les ennemis ; homme dont l'aspect et le langage inspiraient la vénération, et qui savait, dans un si haut rang, conserver cette dignité qui sied à la grandeur, et fuir l'orgueil qui la rend odieuse.  

 

LXXIII. Ses funérailles, sans images et sans pompe, furent ornées par l'éloge de sa vie et le souvenir de ses vertus. Plusieurs, trouvant dans sa figure, son âge, le genre de sa mort et le lieu même où il finit ses jours, le sujet d'un glorieux parallèle, comparaient sa destinée à celle du grand Alexandre. "Tous deux avaient eu en partage la beauté, la naissance, et tous deux, à peine sortis de leur trentième année, avaient péri par des trahisons domestiques, au milieu de nations étrangères. Mais Germanicus était doux envers ses amis, modéré dans les plaisirs, content d'un seul hymen et père d'enfants légitimes ; du reste non moins guerrier qu'Alexandre, bien qu'il fût moins téméraire, et qu'après tant de coups portés à la Germanie on l'eût empêché de la soumettre au joug. S'il eût été seul arbitre des affaires, s'il avait possédé le nom et l'autorité de roi, certes il aurait bien vite égalé, par la gloire des armes, le héros au-dessus duquel sa clémence, sa tempérance et ses autres vertus l'avaient tant élevé." Son corps, avant d'être brûlé, fut exposé nu dans le Forum d'Antioche, lieu destiné à la cérémonie funèbre. Y parut-il quelque trace de poison ? Le fait est resté douteux : la pitié pour Germanicus, les préventions contraires ou favorables à Pison, donnèrent lieu à des conjectures tout opposées.  

 

LXXIV. Un conseil fut tenu entre les lieutenants et les sénateurs présents, pour décider à qui l'on confierait la Syrie. Vibius Marsus et Cn. Sentius partagèrent longtemps les suffrages, que les autres n'avaient que faiblement disputés. Vibius céda enfin à l'âge de son rival et à l'ardeur de sa poursuite. Il y avait dans la province une célèbre empoisonneuse, nommée Martina, fort aimée de Plancine : Sentius l'envoya à Rome, sur la demande de Vitellius, de Véranius et des autres amis de Germanicus, qui, sans attendre que leur accusation fût admise, préparaient déjà les moyens de conviction.  

 

LXXV. Agrippine, accablée de douleur, malade, et cependant impatiente de tout retardement qui différerait sa vengeance, s'embarque avec ses enfants et les cendres de Germanicus ; départ où l'on ne peut voir sans une émotion profonde cette femme, d'une si auguste naissance, parée naguère de l'éclat du plus noble mariage, naguère environnée de respects et d'adorations, porter maintenant dans ses bras des restes funèbres, incertaine si elle obtiendra justice, inquiète de sa destinée et malheureuse par sa fécondité même, qui l'expose tant de fois aux coups de la fortune. Pison apprit dans l'île de Cos que Germanicus avait cessé de vivre. À cette nouvelle, il ne se contient plus : il immole des victimes, court dans les temples, mêlant ses transports immodérés à la joie encore plus insolente de Plancine, qui, en deuil d'une sœur qu'elle avait perdue, reprit ce jour-là même des habits de fête.  

 

LXXVI. Les centurions arrivaient en foule, l'assurant du dévouement des légions, l'exhortant à reprendre une province qu'on n'avait pas eu le droit de lui ravir, et qui était sans chef. Il délibéra sur ce qu'il avait à faire, et son fils, Marcus Piso, fut d'avis qu'il se hâtât de retourner à Rome : "Il n'avait point jusqu'ici commis de crime inexpiable. Des soupçons vagues, de vaines rumeurs ne devaient point l'alarmer. Sa mésintelligence avec Germanicus pouvait lui mériter de la haine, mais non des châtiments. Par la perte de sa province, il avait satisfait à l'envie : s'il voulait y rentrer, la résistance de Sentius causerait une guerre civile. Quant aux centurions et aux soldats, il n'en fallait attendre qu'une foi peu durable, dont la mémoire récente de leur général et leur vieil attachement aux Césars triompheraient bientôt. "  

 

LXXVII. Domitius Céler, un de ses amis les plus intimes, dit au contraire "qu'il fallait profiter des conjectures ; que Pison, et non Sentius était gouverneur de Syrie ; qu'à lui seul avaient été donnés les faisceaux, l'autorité de préteur, le commandement des légions. S'il survenait une attaque de l'ennemi, à qui appartiendrait-il d'y opposer les armes, autant qu'à celui qui a reçu des pouvoirs directs et des instructions personnelles" Il faut laisser aux bruits les plus vains le temps de se dissiper : souvent l'innocence n'a pu résister aux premiers effets de la prévention. Mais Pison, à la tête d'une armée et accru de nouvelles forces, verra naître du hasard mille événements favorables, qu'on ne saurait prévoir. Nous presserons-nous d'arriver avec les cendres de Germanicus, afin que la tempête excitée par les gémissements d'Agrippine et les clameurs d'une multitude égarée vous emporte avant que votre voix ait pu se faire entendre ? Vous avez pour vous vos intelligences avec Augusta, la faveur de César ; mais c'est en secret, et nul ne pleure Germanicus avec plus d'ostentation que ceux à qui sa mort cause le plus de joie."  

 

LXXVIII. Pison, qui aimait les partis violents, fut sans peine entraîné. Il écrivit à Tibère des lettres où il accusait Germanicus de faste et d'arrogance. "Chassé, ajoutait-il, pour que le champ restât libre à des projets ambitieux, la même fidélité qu'il avait montrée dans le commandement des légions lui avait fait un devoir de le reprendre." En même temps il fit partir Domitius sur une trirème pour la Syrie, avec ordre d'éviter les côtes et de se tenir au large en passant devant les îles. Des déserteurs arrivaient de toutes parts : il les forme en compagnies, arme les valets d'armée, et, s'étant rendu avec sa flotte sur le continent, il intercepte un détachement de nouveaux soldats qui allait en Syrie, et mande aux petits souverains de la Cilicie de lui envoyer des secours. Le jeune Marcus, qui s'était prononcé contre la guerre, ne l'en secondait pas avec moins d'ardeur dans ces préparatifs.  

 

LXXIX. La flotte de Pison, en côtoyant les rivages de Lycie et de Pamphylie, rencontra les vaisseaux qui ramenaient Agrippine. Le premier mouvement, des deux côtés, fut d'apprêter ses armes ; et, des deux côtés, la crainte, plus forte que la colère, fit qu'on s'en tint aux injures. Marsus Vibius somma Pison de venir à Rome pour s'y justifier. Pison répondit avec ironie "qu'il y serait quand le préteur qui connaît des empoisonnements aurait fixé le jour à l'accusé et aux accusateurs." Cependant Domitius avait abordé à Laodicée, ville de Syrie, et se rendait au camp de la sixième légion, qu'il croyait la plus disposée à servir ses desseins : il y fut prévenu par le lieutenant Pacuvius. Sentius annonça cette nouvelle à Pison, dans une lettre où il l'avertissait de ne plus attaquer l'armée par la corruption, la province par les armes : puis il rassemble tous ceux qu'il savait attachés à la mémoire de Germanicus et ennemis de ses persécuteurs ; et, invoquant la majesté de l'empereur, protestant que c'est à la république elle-même qu'on déclare la guerre, il se met en marche avec une troupe nombreuse et décidée à combattre.   

 

LXXX. Pison, qui voyait échouer ses tentatives, n'en prit pas moins les meilleures mesures que permît la circonstance : il s'empara d'un château très fort de Cilicie, nommé Célendéris. En mêlant les déserteurs, les recrues dernièrement enlevées, les esclaves de Plancine et les siens, aux troupes envoyées par les petits princes de Cilicie, il en avait formé l'équivalent d'une légion. Il attestait sa qualité de lieutenant de César. "C'était de César, disait-il, qu'il tenait sa province ; et il en était repoussé, non par les légions (elles-mêmes l'appelaient), mais par Sentius, qui cachait sous de fausses imputations sa haine personnelle. Qu'on se montrât seulement en bataille ; et les soldats de Sentius refuseraient de combattre dès qu'ils apercevraient Pison, que naguère ils nommaient leur père, Pison fort de son droit si l'on consultait la justice, assez fort de ses armes si l'on recourait à l'épée." Il déploie ses manipules devant les remparts du château, sur une hauteur escarpée, du seul côté qui ne soit pas baigné par la mer. Les vétérans de Sentius s'avancèrent sur plusieurs lignes, et soutenus de bonnes réserves. Ici d'intrépides soldats ; là une position du plus rude accès, mais nul courage, nulle confiance, pas même d'armes, si ce n'est des instruments rustiques, ramassés à la hâte. Le combat, une fois engagé, ne dura que le temps nécessaire aux cohortes romaines pour gravir la colline : les Ciliciens prirent la fuite, et s'enfermèrent dans le château.  

 

LXXXI. Pison fit contre la flotte, mouillée à peu de distance, une entreprise qui n'eut pas de succès. Il rentra dans la place, et, du haut des murailles, tantôt se désespérant aux yeux des soldats, tantôt les appelant par leur nom, les engageant par des récompenses, il les excitait à la révolte. Déjà il avait ébranlé les esprits au point qu'un porte-enseigne de la sixième légion était passé à lui avec son drapeau. Alors Sentius fait sonner les trompettes et les clairons, ordonne qu'on marche au rempart, qu'on dresse les échelles, que les plus résolus montent à l'assaut, tandis que d'autres, avec les machines, lanceront des traits, des pierres, des torches enflammées. L'opiniâtreté de Pison fléchit à la fin, et il offrit de livrer ses armes, demandant seulement à rester dans le fort jusqu'à ce que César eût décidé à qui serait confiée la Syrie. Ces conditions furent rejetées ; et Pison n'obtint que des vaisseaux, et sûreté jusqu'en Italie.  

 

LXXXII. Cependant, lorsque le bruit de la maladie de Germanicus se répandit à Rome, avec les sinistres détails dont le grossissait l'éloignement des lieux, la douleur, l'indignation, les murmures éclatèrent de toutes parts : "Voilà donc pourquoi on l'a relégué au bout de l'univers, pourquoi la province a été livrée à Pison ; c'est là le secret des entretiens mystérieux d'Augusta et de Plancine. Les vieillards ne disaient que trop vrai en parlant de Drusus : les despotes ne pardonnent point à leurs fils d'être citoyens. Germanicus périt, comme son père, pour avoir conçu la pensée de rendre au peuple romain le règne des lois et de la liberté." Sa mort, qu'on apprit au milieu de ces plaintes, en augmenta la violence ; et, avant qu'il parût ni édit des magistrats, ni sénatus-consulte, le cours des affaires fut suspendu. Les tribunaux sont déserts, les maisons fermées ; partout le silence ou des gémissements. Et rien n'était donné à l'ostentation : si l'on portait les signes extérieurs du deuil, le deuil véritable était au fond des cœurs. Sur ces entrefaites, des marchands, partis de Syrie lorsque Germanicus vivait encore, annoncèrent un changement heureux dans son état. La nouvelle est aussitôt crue, aussitôt publiée. Le premier qui l'entend court, sans examen, la répéter à d'autres, qui la racontent à leur tour, exagérée par la joie. La ville entière est en mouvement ; on force l'entrée des temples. La nuit aidait à la crédulité ; et, dans les ténèbres, on affirme avec plus de hardiesse. Tibère ne démentit point ces faux bruits ; mais le temps les dissipa de lui-même ; et le peuple, comme s'il eût perdu Germanicus une seconde fois, le pleura plus amèrement.  

 

LXXXIII. Chaque sénateur, suivant la vivacité de son amour ou de son imagination, s'évertua pour lui trouver des honneurs. On décréta que son nom serait chanté dans les hymnes des Saliens ; qu'il aurait, à toutes les places destinées aux prêtres d'Auguste, des chaises curules, sur lesquelles on poserait des couronnes de chêne ; qu'aux jeux du Cirque son image en ivoire ferait partie de la pompe sacrée ; que nul ne lui succéderait comme augure ou comme flamine, s'il n'était de la maison des Jules. On ordonna qu'il lui fût élevé à Rome, sur le bord du Rhin, et sur le mont Amanus en Syrie, des arcs de triomphe qui porteraient inscrits ses exploits, avec la mention qu'il était mort pour la République ; un mausolée dans Antioche, où il avait été mis au bûcher ; un tribunal à Épidaphne, où il avait terminé sa vie. Il serait difficile de compter les statues qui lui furent érigées, les lieux où il fut honoré d'un culte. On proposait de le représenter, parmi les orateurs célèbres, sur un écusson en or, d'une grandeur plus qu'ordinaire : Tibère déclara "qu'il lui en consacrerait un pareil à ceux des autres ; que l'éloquence ne se jugeait point d'après les rangs ; que c'était assez de gloire pour Germanicus d'être égalé aux anciens écrivains." L'ordre équestre appela du nom de Germanicus l'escadron de la Jeunesse, et voulut que l'image de ce grand homme fût portée en tête de la cavalcade solennelle des ides de juillet. La plupart de ces règlements sont restés en vigueur ; quelques-uns ne furent jamais suivis ou le temps les a fait oublier.  

 

LXXXIV. Le deuil de Germanicus durait encore, lorsque Livie sa sœur, mariée à Drusus, mit au monde deux fils jumeaux. Ce bonheur peu commun, et qui réjouit les plus modestes foyers, causa au prince un plaisir si vif, que, dans l'ivresse de sa joie, il se vanta devant le sénat d'être le premier Romain de ce rang qui eût vu naître à la fois deux soutiens de sa race : car il tirait vanité de tout, même des événements fortuits. En de pareilles circonstances, celui-ci fut pour le peuple un chagrin de plus : cette famille, accrue de nouveaux rejetons, semblait peser davantage sur celle de Germanicus.  

 

LXXXV. La même année le sénat rendit, contre les dissolutions des femmes, plusieurs décrets sévères. La profession de courtisane fut interdite à celles qui auraient pour aïeul, pour père ou pour mari, un chevalier romain. Vistilia, née d'une famille prétorienne, venait en effet de déclarer sa prostitution chez les édiles, d'après un usage de nos ancêtres, qui croyaient la femme impudique assez punie par l'aveu public de sa honte. Titidius Labéo, mari de Vistilia, fut recherché pour n'avoir pas appelé, sur une épouse manifestement coupable, la vengeance de la loi. Il répondit que les soixante jours accordés pour se consulter n'étaient pas révolus ; et le sénat crut faire assez en envoyant Vistilia cacher son ignominie dans l'île de Sériphe. On s'occupa aussi de bannir les superstitions égyptiennes et judaïques. Un sénatus-consulte ordonna le transport en Sardaigne de quatre mille hommes, de la classe des affranchis, infectés de ces erreurs et en âge de porter les armes. Ils devaient y réprimer le brigandage ; et, s'ils succombaient à l'insalubrité du climat, la perte serait peu regrettable. Il fut enjoint aux autres de quitter l'Italie, si, dans un temps fixé, ils n'avaient pas abjuré leur culte profane.  

 

LXXXVI. Tibère proposa ensuite d'élire une Vestale pour remplacer Occia , qui, pendant cinquante-sept ans, avait présidé aux rites sacrés avec une pureté de mœurs irréprochable. Il remercia Fontéius Agrippa et Domitius Pollio du zèle qu'ils montraient à l'envi pour la République en offrant leurs filles. On préféra la fille de Pollio, uniquement parce qu'il avait toujours conservé l'épouse dont elle était née ; car un divorce avait fait quelque tort à la maison d'Agrippa. Le prince consola, par une dot d'un million de sesterces, celle qui ne fut pas choisie.

 

LXXXVII. Le peuple se plaignait de la cherté des vivres. César fixa le prix que l'acheteur payerait le blé, et promit au vendeur un dédommagement de deux sesterces par boisseau. Il n'en continua pas moins à refuser le titre de Père de la patrie, dont l'offre lui fut renouvelée ; et il réprimanda sévèrement ceux qui avaient appelé ses occupations, divines, et qui l'avaient salué du nom de Maître. Aussi ne restait-il au discours qu'un sentier étroit et glissant, sous un prince qui craignait la liberté et haïssait la flatterie.  

 

LXXXVIII. Je trouve, chez les auteurs contemporains, et dans les mémoires de quelques sénateurs, qu'on lut au sénat une lettre d'Adgandestrius, chef des Chattes, qui promettait la mort d'Arminius, si le poison nécessaire à son dessein lui était envoyé. On répondit "que le peuple romain ne se vengeait pas de ses ennemis par la fraude et les complots, mais ouvertement et à main armée", trait glorieux de ressemblance que Tibère se donnait avec ces anciens généraux qui empêchèrent l'empoisonnement du roi Pyrrhus et lui en dénoncèrent le projet. Au reste Arminius, après la retraite des Romains et l'expulsion de Maroboduus, voulut régner, et souleva contre lui la liberté de ses concitoyens. On prit les armes, et, après des succès divers, il périt par la trahison de ses proches. Cet homme fut sans contredit le libérateur de la Germanie ; et ce n'était pas, comme tant de rois et de capitaines, à Rome naissante qu'il faisait la guerre, mais à l'empire dans sa grandeur et sa force. Battu quelquefois, jamais il ne fut dompté. Sa vie dura trente-sept ans, sa puissance douze. Chanté encore aujourd'hui par les barbares, il est ignoré des Grecs, qui n'admirent d'autres héros que les leurs, et trop peu célèbre chez les Romains, qui, enthousiastes du passé, dédaignent tout ce qui est moderne.

 

 
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