Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre III - Rome, de 468 à 446

1. La situation à Rome de 467 à la nomination des décemvirs (451) ([III, 1] à [III, 32])

 

Efforts du consul Fabius pour calmer le mécontentement de la plèbe (467)

[III,1]

(1) Après la prise d'Antium, Titus Aemilius et Quintus Fabius sont faits consuls. Ce Fabius Quintus était le même qui seul avait survécu à la destruction de sa famille à Crémère. (2) Déjà, dans un premier consulat, Aemilius avait proposé de distribuer des terres au peuple; aussi, lors de son second consulat, on vit se ranimer l'espérance des partisans de la loi agraire : les tribuns, certains de l'emporter, puisque cette fois le consul est pour eux, renouvellent des tentatives qui si souvent avaient échoué devant l'opposition des consuls. Aemilius n'avait pas changé de sentiment. (3) Les possesseurs des terres et la majorité des patriciens se plaignirent qu'un chef de l'État s'associât aux poursuites tribunitiennes, et achetât la popularité par des largesses prodiguées aux dépens d'autrui; ils détournèrent sur le consul tout l'odieux que ces menées avaient excité contre les tribuns.

(4) Un conflit terrible allait éclater, si Fabius, par un expédient qui ne blessait aucun des deux partis, n'eût terminé la querelle. L'année précédente, sous la conduite et les auspices de Titus Quinctius, on avait enlevé aux Volsques une portion de leur territoire : (5) Antium, ville voisine, favorablement située sur le bord de la mer, pouvait recevoir une colonie : il était donc facile de donner des terres au peuple, sans exciter les cris des propriétaires, sans troubler la paix de Rome. (6) L'avis de Fabius est adopté. Il crée triumvirs Titus Quinctius, Aulus Verginius et Publius Furius chargés de faire le partage On invite ceux qui veulent des terres à donner leurs noms. (7) Mais, dès lors, comme toujours il arrive, l'abondance fit naître le dégoût, et si peu se firent inscrire qu'on fut obligé de leur adjoindre des Volsques pour compléter la colonie. Les autres, en grand nombre, aimèrent mieux solliciter des terres à Rome que d'en obtenir ailleurs. (8) Les Èques demandaient la paix à Quintus Fabius qui s'était avancé contre eux avec une armée; ils ne tardèrent pas à rendre eux-mêmes cette paix illusoire par une subite incursion sur les terres des Latins. 

Guerre contre les Èques (466-465)

[III,2]

(1) L'année suivante, Quintus Servilius (il était consul avec Spurius Postumius) fut envoyé contre les Èques. Il établit sur le territoire des Latins un camp retranché, où son armée, attaquée par les maladies, fut retenue dans un repos forcé. (2) La guerre se prolongea trois ans, jusque sous le consulat de Quintus Fabius et de Titus Quinctius. Sans y être appelé par la voie du sort, Fabius, qui avait donné la paix aux Èques après les avoir vaincus, reçut alors ce commandement. (3) Parti avec la ferme confiance qu'au seul bruit de son nom les Èques poseraient les armes, il envoya des députés à l'assemblée de leur nation, avec ordre de leur dire : "Le consul Fabius déclare que, si naguère du pays des Èques il a porté la paix à Rome, il revient aujourd'hui de Rome apporter la guerre aux Èques, de cette même main qu'il leur avait une fois tendue en signe de paix, et qui maintenant a ressaisi les armes. (4) Les dieux savent de quel côté sont les parjures et les traîtres; ils les voient, et leur vengeance ne se fera point attendre. Toutefois, il en est temps encore, que les Èques, par leur repentir, préviennent les calamités de la guerre : c'est le voeu du consul. (5) Si leur repentir est sincère, ils trouveront un refuge assuré dans cette clémence qu'ils ont déjà éprouvée; mais, s'ils se complaisent dans leur parjure, ce sera moins leurs ennemis que les dieux irrités qu'ils auront à combattre."

(6) Loin de se laisser émouvoir par ces paroles, les Èques faillirent maltraiter les délégués du consul, et envoyèrent vers l'Algide une armée contre les Romains. (7) Dès que ces nouvelles furent connues à Rome, l'indignation, bien plus que la crainte du péril, fit sortir de Rome l'autre consul; et les deux armées consulaires marchèrent à l'ennemi en ordre de bataille, pour combattre sur-le-champ. (8) Mais il se trouva que le jour était déjà sur le déclin; et une voix s'écria des postes avancés de l'ennemi : "C'est faire une vaine parade de vos forces, Romains, ce n'est point là faire la guerre : (9) vous vous rangez en bataille à la nuit tombante; il nous faut une plus longue journée pour le combat qui se prépare. Demain, au lever du soleil, revenez en bataille : il y aura de quoi combattre, soyez tranquilles."

(10) Le soldat, que ces paroles ont irrité, est ramené dans le camp jusque au lendemain. Il trouvait longue cette nuit qui différait le combat. Cependant il prend de la nourriture et du repos. Le lendemain au point du jour, l'armée romaine devance l'ennemi de quelques instants sur le champ de bataille. Les Èques se présentent enfin. (11) De part et d'autre on combattit avec acharnement. La colère et l'indignation animent les Romains; le sentiment des périls que leur faute avait appelés sur eux, et le désespoir d'inspirer désormais aucune confiance poussaient les Èques à tout oser, à tout entreprendre. (12) Néanmoins ils ne purent soutenir le choc des Romains. Vaincus et forcés de se retirer sur leur territoire, leurs esprits n'en furent pas plus enclins à la paix; une multitude indomptable reprochait à ses chefs d'avoir commis la fortune de leurs armes à une bataille rangée, où la tactique romaine devait l'emporter. (13) Les Èques étaient plus propres à ravager, par des incursions, le pays ennemi; une foule de petits corps détachés leur était plus favorable à la guerre que la lourde masse d'une armée. 

Fin de la guerre contre les Èques (465)

[III,3]

(1) Ils quittent donc leur camp après en avoir confié la garde à un simple détachement, et se jettent avec tant d'impétuosité sur le territoire de Rome que la terreur se répand jusque dans la ville. (2) Cette attaque imprévue causait d'autant plus d'effroi que la dernière crainte possible était qu'un ennemi vaincu, presque assiégé dans son camp, songeât à un coup de main. (3) Les paysans épouvantés encombraient les portes et signalaient à grands cris, non point une simple incursion et la présence de quelques bandes de pillards, mais, comme la peur grossit les objets, c'était toute l'armée, toutes les légions ennemies qui, prêtes au combat, venaient fondre sur Rome. (4) Ces bruits confus, et dont le vague laissait un vaste champ à l'exagération, volent de bouche en bouche. Le mouvement, le bruit de ceux qui criaient aux armes rappelaient l'épouvante d'une ville prise d'assaut.

(5) Heureusement le consul Quinctius, revenu de l'Algide, se trouvait à Rome; sa présence porta remède à l'effroi. Il dissipe le trouble en reprochant aux Romains de craindre un ennemi vaincu. Il place des piquets à toutes les portes. (6) Il convoque le sénat, proclame en son nom la suspension de toutes les affaires, et confie à Quintus Servilius le commandement de la ville pour courir à la défense du territoire; mais il n'y rencontra plus d'ennemis. (7) Son collègue y avait mis bon ordre. Posté de manière à leur couper la retraite, il s'était jeté sur cette troupe embarrassée dans ses manœuvres par le butin dont elle s'était chargée, et lui avait fait chèrement expier ses dévastations. (8) Peu échappèrent à cette surprise; on reprit tout le butin.

Le consul Quinctius, par son retour à Rome, rendit aux affaires leur marche quatre jours suspendue. (9) On fit ensuite le cens et Quinctius ferma le lustre. Le dénombrement donna cent vingt-quatre mille deux cent quatorze [ou 104.714] citoyens, non compris les hommes et les femmes sans enfants. (10) Aucun autre événement remarquable ne signala cette guerre. Les Èques s'enfermèrent dans leurs places fortes, souffrant que les Romains portassent autour d'eux le feu et le pillage. Le consul, après avoir, à diverses reprises, promené les ravages de son armée sur tout le territoire ennemi, rentra dans Rome comblé de gloire et de butin. 

Défaite du consul Spurius Furius; la patrie est proclamée en danger (464)

[III,4]

(1) Les consuls de l'année suivante furent Aulus Postumius Albus et Spurius Furius Fuscus. Pour Furius, on écrit quelquefois Fusius. Je fais cette remarque pour empêcher qu'un changement de noms ne fasse supposer un changement de personnes. (2) Il était hors de doute que l'un des consuls irait faire la guerre aux Èques. Ceux-ci donc demandèrent des secours aux Volsques d'Écétra, qui s'empressèrent de leur en accorder, tant ces nations mettaient, à l'envi, de persévérance à poursuivre les Romains de leur haine; dès lors les préparatifs de la guerre furent poussés avec la plus grande vigueur. (3) Les Herniques apprennent et dénoncent à l'avance aux Romains la défection d'Écétra et sa connivence avec les Èques. La colonie d'Antium elle-même inspirait des soupçons. Lors de la prise de cette ville, un grand nombre de ses habitants s'étaient réfugiés chez les Èques, qui durant toute cette guerre n'eurent pas de meilleurs soldats. (4) Après la retraite des Èques dans leurs places fortes, cette multitude dispersée était revenue à Antium, où elle acheva d'aliéner les esprits déjà hostiles aux Romains.

(5) Ils en étaient encore à mûrir leurs projets, lorsque le sénat, sur l'avis qu'il se tramait une trahison, chargea les consuls de mander à Rome les chefs de la colonie, pour apprendre d'eux ce qu'il en était. (6) Ceux-ci obéirent sans difficulté; introduits dans le sénat par les consuls, ils répondirent aux questions qu'on leur posa, de manière à s'en retourner plus suspects qu'ils n'étaient venus. (7) Dès lors la guerre ne fut plus douteuse. Spurius Furius, l'un des consuls, à qui ce commandement était échu, marcha contre les Èques, et rencontra l'ennemi occupé à ravager les terres des Herniques. Ignorant à quelle multitude il avait affaire, car on ne l'avait encore vue nulle part réunie, il engage imprudemment le combat avec une armée inférieure en forces. (8) Repoussé au premier choc, il se retire dans son camp.

Il n'était pourtant pas au terme de ses périls. La nuit suivante et le lendemain, le camp se trouva si étroitement investi et pressé avec tant de vigueur, qu'il ne fut pas même possible d'envoyer un courrier à Rome. (9) On y apprit des Herniques la défaite du consul et le siège de l'armée consulaire. L'effroi fut si grand dans le sénat, que par un décret, signal ordinaire d'une extrême détresse, il chargea Postumius, l'autre consul, "de veiller à ce que la république n'essuyât aucun dommage." (10) On jugea que le plus sage était de garder à Rome le consul pour enrôler tout ce qui pouvait porter les armes, d'envoyer à sa place Titus Quinctius secourir le camp avec une armée d'alliés, (11) et, pour la former, d'exiger que les Latins, les Herniques et la colonie d'Antium fournissent à Quinctius des "subitaires", comme on appelait alors ces auxiliaires improvisés.

Rome en état d'alerte; dégagement de l'armée consulaire

[III, 5]

(1) Cependant des mouvements nombreux, des attaques multipliées s'exécutaient de tous côtés, et les ennemis, à la faveur de la supériorité du nombre, cherchaient à entamer sur divers points les forces romaines, convaincus qu'elles ne pourraient suffire à tout. (2) Ainsi, pendant qu'on assaillait le camp, une partie de l'armée se détachait pour ravager le territoire romain, et brusquer, si le hasard lui était favorable, une tentative sur Rome elle-même. (3) Lucius Valérius demeura pour garder la ville, et l'on envoya le consul Postumius repousser du territoire les ravages de l'ennemi. (4) Nulle part les soins et les travaux ne se ralentirent un instant. On plaça des sentinelles dans la ville, des détachements devant les portes, des gardes sur les remparts; et, ce qui était indispensable dans un péril si grand, la suspension des affaires fut ordonnée pour plusieurs jours.

(5) Cependant le consul Furius, qui d'abord avait tranquillement souffert qu'on l'assiégeât dans son camp, se précipite par la porte décumane sur un ennemi qui n'est point sur ses gardes. Il pouvait le poursuivre; mais il s'arrête, de peur qu'on ne force le camp d'un autre côté. (6) Furius, lieutenant et frère du consul, se laisse emporter trop loin, et, dans l'ardeur de la poursuite, ne voit ni la retraite des siens ni le mouvement de l'ennemi sur ses derrières. Coupé, il fait de nombreux mais inutiles efforts pour se frayer un chemin vers le camp, et, les armes à la main, tombe dans la mêlée. (7) Le consul, à la nouvelle que son frère est enveloppé, retourne au combat : il se précipite avec plus d'ardeur que de prudence au milieu du danger, reçoit une blessure, et c'est à peine si ceux qui l'entourent parviennent à l'enlever. Ce malheur jette le trouble dans l'esprit de ses soldats, et redouble l'ardeur des ennemis. (8) La mort du lieutenant et la blessure du consul les enflamment au point de rendre toute résistance impossible aux Romains, qui, refoulés dans leur camp, s'y voient assiégés de nouveau, mais avec des espérances et des forces bien moindres.

Le salut général allait être compromis, lorsque arriva Titus Quinctius avec l'armée étrangère des Latins et des Herniques. (9) Il attaqua sur leurs derrières les Èques, dont l'attention se tournait alors vers le camp des Romains, auxquels, dans leur farouche orgueil, ils montraient la tête du lieutenant Furius. En même temps, à un signal qu'il a donné de loin, on exécute du camp une vigoureuse sortie, et les forces nombreuses de l'ennemi se trouvent enveloppées. (10) Le carnage fut moins grand, mais la déroule des Èques plus complète sur le territoire de Rome. Épars, ils emmenaient leur butin, lorsque Postumius fondit sur eux de divers points avantageux où il avait posté des troupes. Ces vagabonds fuyant en désordre donnent dans l'armée de Quinctius qui, triomphant, ramenait le consul blessé.

(11) C'est alors que l'armée consulaire, dans un combat brillant, vengea la blessure du consul, le massacre de son lieutenant et de ses cohortes. Ces journées furent désastreuses aux deux partis. (12) Il est difficile, pour des événements si loin de nous, de préciser avec exactitude le nombre des combattants et celui des morts. Valérius d'Antium, cependant, n'hésite point dans ses calculs. (13) Selon lui, les Romains perdirent cinq mille huit cents hommes chez les Herniques; les Èques deux mille quatre cents de ces pillards qui ravageaient le territoire de Rome, et qui furent taillés en pièces par le consul Aulus Postumius; mais cette multitude chargée de butin, que rencontra Quinctius, essuya une bien autre perte : il en périt, dit-il, en poussant jusqu'à la minutie la précision du nombre, quatre mille deux cent trente. (14) Quand l'armée fut de retour à Rome et le cours des affaires repris, on vit quantité de feux briller dans le ciel; d'autres prodiges s'offrirent aux yeux ou frappèrent, sous des formes imaginaires, des esprits effrayés. Pour calmer les craintes, on ordonna trois jours de fête pendant lesquels une foule d'hommes et de femmes ne cessa de remplir les temples, implorant la clémence des dieux. (15) Après quoi, le sénat renvoya dans leurs foyers les cohortes des Latins et des Herniques, non sans leur avoir décerné des actions de grâces pour leur active coopération à la guerre. Les mille soldats d'Antium, dont le secours tardif n'était arrivé qu'après le combat, furent congédiés en quelque sorte avec ignominie. 

Épidémie à Rome (463)

[III, 6]

(1) On assemble ensuite les comices; Lucius Aebutius et Publius Servilius, désignés consuls, entrent en charge aux calendes d'août, époque où s'ouvrait alors l'année. (2) La chaleur était accablante, et précisément il régnait dans la ville et dans la campagne un mal pestilentiel également funeste aux hommes et aux bêtes. La violence de la maladie trouva un aliment dans ces troupeaux et ces campagnards que la crainte du pillage avait fait recevoir dans les murs. (3) Cet amas, ce mélange d'animaux de toute espèce, fatal aux gens de la ville par l'infection extraordinaire qu'il répandait, suffoquait ceux de la campagne entassés dans d'étroites demeures et consumés de chaleur et d'insomnie. Les soins mutuels, le simple contact propageaient la maladie.

(4) On suffisait à peine à ces maux accablants, lorsque des députés herniques viennent annoncer que les Èques et les Volsques réunis ont établi sur leurs terres un camp, d'où ils ravagent leur pays avec une nombreuse armée. (5) L'absence des sénateurs leur dit assez le fléau qui désolait la ville, et ils emportèrent cette triste réponse : "Que les Herniques, en se joignant aux Latins, se protègent eux-mêmes. La colère des dieux a frappé Rome d'une maladie soudaine qui la dépeuple. Si le mal laisse quelque relâche, on portera, comme l'année précédente, comme en toutes circonstances, du secours aux alliés." (6) Les députés se retirèrent chez eux, avec des nouvelles bien plus affligeantes que ne l'avait été leur triste message. Il leur fallait soutenir seuls une guerre qu'ils auraient eu peine à soutenir avec l'appui des forces romaines.

(7) L'ennemi ne s'en tint pas longtemps au pays des Herniques. Il vint de là porter ses armes sur les terres de Rome, déjà ravagées avant que la guerre ne les infestât. Pas un seul homme, même sans armes, ne s'offrit à lui, et, à travers un pays sans défenseurs et sans culture, il s'avança jusqu'à la troisième pierre milliaire du chemin de Gabies.

(8) Aebutius, l'un des consuls romains, était mort, et son collègue Servilius traînait, avec un faible espoir, une vie languissante. Le mal avait frappé la plupart des magistrats, la majeure partie du sénat, presque tous les hommes en état de porter les armes; et, loin de pouvoir faire les préparatifs de défense que réclamait un danger si pressant, à peine avait-on assez de forces pour se maintenir tranquilles dans un poste. (9) Les sénateurs à qui le permettaient leur âge et leurs forces montaient la garde en personne. Les rondes et la surveillance appartenaient aux édiles plébéiens; en leurs mains étaient tombées la suprême puissance et la majesté consulaire. 

Les Volsques attaquent le territoire de Tusculum

[III,7]

(1) Abandonné, sans chef, sans forces, l'État dut son salut à ses dieux protecteurs et à cette fortune de Rome, qui mit dans l'esprit des Volsques et des Èques le brigandage au lieu de la conquête. (2) En effet, ils étaient si loin du moindre espoir, je ne dis pas de s'emparer de Rome, mais d'approcher seulement de ses murs, que de loin la vue de ses édifices et des hauteurs qui la couronnent détourna leurs desseins; (3) un murmure confus s'éleva de tout le camp : "Pourquoi, dans ces campagnes vastes et désertes, au milieu de la mortalité des animaux et des hommes, perdaient-ils leur temps, oisifs et sans butin, tandis que des pays intacts, les riches et fertiles campagnes de Tusculum étaient à leur portée ?" Aussitôt ils arrachent leurs enseignes, et, par des chemins détournés, à travers les champs de Labicum, ils se portent sur les hauteurs de Tusculum. C'est là que la fureur de la guerre, que la tempête vint éclater.

(4) Cependant les Herniques et les Latins, touchés de compassion, rougissant même de ne mettre aucune entrave à la marche de l'ennemi commun, dont les bataillons menaçaient la cité romaine, et de laisser, sans les secourir, assiéger leurs alliés, réunissent leurs armées et s'avancent vers Rome. (5) Ils n'y trouvèrent plus l'ennemi; instruits de sa marche, ils volent sur ses traces et se présentent à lui au moment où il descendait de Tusculum dans la vallée d'Albe. Les chances du combat étaient loin d'être égales; le dévouement des alliés ne fut pas heureux ce jour-là.

(6) La maladie ne faisait pas moins de ravages dans Rome que le fer dans les rangs des alliés. Le consul qui, seul, avait survécu, succombe; avec lui meurent aussi d'autres personnages illustres : les augures Marcus Valérius et Titus Verginius Rutilus; Servius Sulpicius, grand curion. (7) La classe obscure fut surtout en butte à la violence du mal. Le sénat, dépourvu de tout secours humain, tourna vers la divinité les voeux des peuples et les siens; il enjoignit aux citoyens d'aller avec leurs femmes et leurs enfants supplier les dieux et implorer leur protection. (8) Poussés à ces actes par leurs propres souffrances, invités à les accomplir par l'autorité publique, ils remplissent tous les temples. On voyait des mères prosternées balayer de leur chevelure la poussière des lieux sacrés, sollicitant ainsi la clémence céleste et la cessation du fléau. 

Triple victoire des consuls romains sur les Volsques (462)

[III, 8]

(1) Dès lors, soit que le courroux des dieux eût été fléchi, soit que la saison la plus dangereuse eût atteint son terme, les malades échappés à la contagion commencèrent par degrés à se rétablir. (2) Les esprits se reportèrent bientôt vers les affaires publiques, et, après quelques interrègnes, Publius Valérius Publicola, le troisième jour du sien, créa consuls Lucius Lucrétius Tricipitinus et Titus Véturius Géminus, que d'autres appellent Vétusius. (3) Ils entrent en charge le troisième jour avant les ides d'août, lorsqu'on avait déjà recouvré assez de forces non seulement pour repousser la guerre, mais encore pour l'entreprendre. (4) Aussi, les Herniques étant venus dire que l'ennemi avait franchi leurs frontières, on promit hardiment du secours, et on leva deux armées consulaires. Véturius eut ordre de marcher contre les Volsques et de porter la guerre dans leur pays; (5) Tricipitinus, chargé de protéger le territoire des alliés, ne dépassa point le pays des Herniques. Dès la première rencontre, Véturius enfonce l'ennemi et le met en fuite. (6) Tandis que Lucrétius campe chez les Herniques, une armée de pillards lui dérobe sa marche, se dirige sur les hauteurs de Préneste, et se répand dans la plaine. Ils ravagent les campagnes de Préneste et de Gabies, et de là, par un détour, se portent sur les collines de Tusculum. (7) Cette marche jeta dans Rome une grande terreur, résultat de la surprise bien plus que de l'impuissance de repousser la force.

Quintus Fabius commandait la ville; ayant armé la jeunesse et distribué les postes, il rétablit partout le calme et la sécurité. (8) Aussi, bornant leurs rapines aux lieux qui se trouvaient le plus à leur proximité, les ennemis n'osèrent pas approcher de Rome. Leurs bandes revenues sur leurs pas, et, à mesure qu'elles s'éloignaient de la capitale ennemie, conduites avec plus de négligence, rencontrent le consul Lucrétius, éclairé de longue main sur leur marche, formé en bataille et disposé au combat. (9) Les Romains, préparés d'avance, attaquent l'ennemi sous le coup d'une épouvante soudaine; quoique inférieurs en nombre, ils culbutent et mettent en fuite cette immense multitude, la poussent dans des gorges profondes d'une issue difficile, et l'enveloppent. (10) Là, on effaça presque jusqu'au nom de Volsque : treize mille quatre cent soixante-dix hommes tués dans la bataille et dans la déroute, dix-sept cent cinquante prisonniers, vingt-sept enseignes militaires enlevées, voilà ce que je trouve dans quelques annales. Que ces calculs soient exagérés, il est certain, toutefois, que la perte fut énorme. (11) Le vainqueur, maître d'un immense butin, vint reprendre ses positions. Les deux consuls alors réunissent leurs camps; les Èques et les Volsques, les débris de leurs forces. Pour la troisième fois dans cette campagne, on livra bataille. La même fortune disposa de la victoire; on battit l'ennemi, on s'empara même de son camp. 

Qintius Fabius combat le projet de loi du tribun Térentilius (462)

(1) La république se trouvait ainsi rendue à son premier état; aussi les succès militaires ramenèrent-ils bientôt les troubles intérieurs. (2) Gaius Térentilius Harsa, cette année tribun du peuple, persuadé, en l'absence des consuls, que le champ était ouvert aux entreprises du tribunat, déclame plusieurs jours contre l'orgueil des patriciens, et attaque surtout l'autorité consulaire comme excessive, comme intolérable dans un état libre. (3) "Le nom en était moins odieux, le pouvoir, plus révoltant peut-être que celui des rois. (4) Ce sont deux maîtres au lieu d'un, avec une puissance sans contrôle et sans bornes. Indépendants et déréglés eux-mêmes, ils font peser sur le peuple toute la crainte des lois et des supplices. (5) Pour mettre un terme à cette licence, il va proposer la nomination de cinq citoyens, chargés de définir par une loi l'autorité consulaire. Quand le peuple aura donné aux consuls des droits sur lui, qu'ils en usent; leurs passions, leurs caprices du moins ne seront plus des lois."

(6) Les patriciens tremblent que l'absence des consuls n'aide à leur imposer ce joug, et le préfet de Rome, Quintus Fabius, convoque le sénat. Il invective avec tant de véhémence contre la loi et son auteur, que les menaces des deux consuls eux-mêmes, tonnant à côté du tribun, ne lui eussent pas imprimé plus de terreurs. (7) "Dans sa marche insidieuse, il avait épié ce moment pour attaquer la république. (8) Si les dieux irrités eussent, l'année précédente, entre la peste et la guerre, suscité un pareil tribun, rien n'eût conjuré la perte de Rome. C'est après la mort des deux consuls, quand la cité languissait, abattue dans la confusion de toutes ses parties, qu'il eût présenté cette loi spoliatrice de l'autorité consulaire. À la tête des Volsques et des Èques, il eût dirigé l'attaque de la ville. (9) Mais quoi ? n'est-il pas libre, si quelque citoyen a souffert de l'arrogance ou de la tyrannie des consuls, de les assigner, de les accuser devant ces juges mêmes qui comptent dans leurs rangs la victime ? (10) Ce n'est pas l'autorité des consuls, c'est la puissance tribunitienne qu'il rend odieuse et insupportable; cette puissance calmée, réconciliée avec le sénat, et à laquelle il veut rendre ses antiques fureurs. Au reste, Fabius ne vient point le supplier d'abandonner son entreprise.

(11) Mais vous, s'écrie-t-il, tribuns ses collègues, nous vous prions de vous rappeler avant tout que c'est pour la protection du citoyen, et non pour la perte de l'état que cette puissance vous fut accordée, qu'on vous créa les tribuns du peuple et non les ennemis du sénat. (12) À nous la douleur, à vous tout l'odieux d'une attaque contre la république sans défense; à vous, qui pourrez, sans rien perdre de vos droits, diminuer la haine qui s'y attache. Faites que votre collègue n'entame point l'affaire avant l'arrivée des consuls; les Èques et les Volsques, eux-mêmes, l'année précédente, quand la peste eut moissonné nos deux premiers magistrats, ralentirent les fureurs d'une guerre acharnée et implacable." (13) Les tribuns décident Térentilius à différer; et, par le fait, à retirer sa proposition, et sur-le-champ on pressa le retour des consuls. 

Triomphe du consul Lucrétius sur les Volsques et les Èques. Nouvelles discussions sur la loi Térentilia (461)

[III, 10]

(1) Lucrétius revint chargé d'un immense butin, d'une gloire plus grande encore. Il en relève l'éclat à son arrivée par le soin qu'il prend de faire exposer dans e Champ de Mars tout le butin. Pendant trois jours chacun peut reconnaître et emporter sa propriété; on vend ce qui reste sans maître. (2) D'un accord unanime, on décernait au consul le triomphe; mais cet honneur fut différé. Le tribun présentait sa loi, et le consul n'avait rien plus à coeur que cette affaire. (3) On l'agita plusieurs jours dans le sénat et devant le peuple. Térentilius, cédant enfin à la majesté consulaire, se désiste, et l'on rend au vainqueur et à son armée les honneurs mérités. (4) Lucrétius triompha des Volsques et des Èques. Le triomphateur menait après lui ses légions. On accorda à l'autre consul d'entrer en ovation, mais sans le cortège de ses soldats.

(5) L'an d'après, la loi Terentilia, présentée par tout le collège des tribuns, attaqua les nouveaux consuls. C'était Publius Volumnius et Servius Sulpicius. (6) Cette année encore le ciel parut en feu; la terre essuya de violentes commotions; une vache parla; et cette merveille, niée l'année précédente, obtint crédit cette fois. Entre autres prodiges, il plut des lambeaux de chair, et une immense quantité d'oiseaux, voltigeant au milieu de cette pluie, la dévorait, dit-on. Ce qui tomba sur la terre y resta plusieurs jours, sans se corrompre. (7) Les livres de la Sibylle, consultés par les duumvirs sacrés, répondirent qu'on était menacé d'une nuée d'étrangers, qui s'empareraient des hauteurs de la ville, pour y répandre le carnage; ils recommandaient surtout de s'abstenir des dissensions civiles. C'était fait à dessein pour entraver la loi, disaient les récriminations des tribuns : un conflit violent se préparait.

(8) Tout à coup, car chaque année ramenait le même cercle d'événements, les Herniques font savoir que les Volsques et les Èques, malgré le délabrement de leurs forces, remettent sur pied leurs armées. À Antium se noue cette intrigue; les colons antiates s'assemblent ouvertement à Écétra; telle est la source, tels sont les moyens de cette guerre. (9) À ces nouvelles, le sénat décrète une levée, et ordonne aux deux consuls de répartir entre eux les commandements militaires. L'un devait marcher contre les Volsques, l'autre contre les Èques.

(10) Les tribuns cependant font retentir le Forum de leurs cris. "Cette guerre des Volsques est une fable où les Herniques ont joué leur rôle. Ce n'est déjà plus avec la force qu'on écrase la liberté du peuple romain; on l'élude par l'artifice. (11) Comme le massacre presque général des Volsques et des Èques ne permet plus d'ajouter foi à un armement spontané de leur part, on cherche de nouveaux ennemis; on verse l'infamie sur une colonie fidèle et voisine; le sénat déclare la guerre aux Antiates innocents; il la fait au peuple de Rome; (12) il le charge du poids des armes; il en pousse précipitamment les bataillons hors des murs, punissant, par l'exil et l'éloignement des citoyens, les attaques des tribuns. (13) C'est ainsi, et ces menées n'ont point d'autre but, qu'on l'emportera sur la loi, à moins qu'ils ne profitent du moment où rien n'est encore fait, où ils sont à Rome, et revêtus encore de la toge, pour se conserver une patrie, pour se garantir du joug. (14) L'appui ne manquera pas au courage; tous les tribuns sont d'accord; point d'ennemis à redouter, point de périls au-dehors; les dieux ont pourvu, l'année précédente, à la sûre défense de la liberté." Ainsi parlaient les tribuns. 

Mise en accusation de Céson Quinctius (461)

[III, 11]

(1) Dans une autre partie du Forum, en face d'eux, les consuls avaient établi leurs sièges, et procédaient à l'enrôlement. Les tribuns accourent et entraînent avec eux leur auditoire. À peine on avait commencé l'appel, comme pour préluder, que la lutte s'engage. (2) Le licteur arrête-t-il un citoyen par ordre du consul, le tribun ordonne de le relâcher; les droits sont méconnus, la force et les coups sont les seuls moyens d'obtenir ce qu'on prétend.

(3) Ce que les tribuns avaient fait pour empêcher l'enrôlement, les patriciens le firent à leur tour contre la loi présentée tous les jours de comices. (4) Le signal ordinaire de la querelle était l'ordre d'aller aux voix, que donnaient au peuple les tribuns; les patriciens alors refusaient de quitter leurs places. Les anciens ne se trouvaient guère dans ces rencontres, où rien n'était donné à la prudence, et tout à la force, à la témérité; (5) les consuls eux-mêmes s'en écartaient souvent, de crainte, au milieu de ce désordre, d'exposer leur dignité à quelque affront.

(6) Il y avait là Céson Quinctius, jeune homme fier de la noblesse de son origine, de sa taille, de sa force. Ces qualités, qu'il devait aux dieux, il les avait rehaussées lui-même par une foule d'actions d'éclat, et par ses succès à la tribune; nul n'était plus éloquent, nul plus intrépide dans Rome. (7) Debout au milieu de la troupe des patriciens, que sa taille dominait, et comme s'il eût porté toutes les dictatures, tous les consulats dans sa voix et dans la force de son corps; seul, il suffisait aux attaques tribunitiennes et aux tempêtes populaires. (8) Souvent, à la tête des siens, il chassa du Forum les tribuns, il dispersa et mit en fuite la populace. Quiconque tombait sous sa main s'en allait le corps meurtri, les habits en lambeaux, et il était facile de voir que, si l'on autorisait une pareille conduite, c'en était fait de la loi.

(9) Ce fut alors que Aulus Verginius, quand les autres tribuns, ses collègues, étaient déjà terrassés en quelque sorte, porta contre Céson une accusation capitale. Mais cet esprit indomptable se trouva plus irrité qu'abattu par cette démarche; il n'en fut que plus ardent à s'opposer à la loi, à harceler le peuple, à faire aux tribuns une guerre qu'ils semblaient avoir rendue légitime. (10) L'accusateur laisse l'accusé se précipiter de lui-même, et, par de nouveaux méfaits, exciter encore et alimenter le feu de la haine. On continue à proposer la loi, moins dans l'espoir de l'emporter que pour provoquer la témérité de Céson. (11) Une foule d'actes et de propos auxquels se livrait, dans ces débats, une jeunesse inconsidérée, retombaient sur lui seul, déjà en butte aux préventions. Toutefois on résistait à la loi, (12) et Aulus Verginius répétait au peuple : "Eh quoi ! Romains, ne sentez-vous pas que vous ne pouvez à la fois avoir Céson pour concitoyen, et la loi que vous désirez  ? (13) Mais que parlé-je de la loi ? il entrave la liberté : par son arrogance il efface tous les Tarquins. Attendez qu'il devienne consul ou dictateur, ce simple citoyen qui règne déjà par l'effet seul de sa force et de son audace." Une foule de gens appuyaient ces discours, se plaignant d'avoir été maltraités, et poussaient à l'envi le tribun à poursuivre son accusation. 

Jugement de Céson

[III, 12]

(1) Déjà le jour du jugement approchait, et il était facile de voir que les esprits attachaient à la condamnation de Céson la cause de la liberté. Obligé de céder enfin, il descend aux plus humbles sollicitations. Il vient, suivi de ses parents, les principaux personnages de la ville. (2) Titus Quinctius Capitolinus, trois fois consul, en exposant les titres glorieux de Céson et ceux de sa famille, affirme que (3) "jamais dans la race des Quinctius, ni même dans la cité de Rome, on ne vit un caractère si grand, des qualités si précoces et si solides; c'est sous lui que Céson a fait ses premières armes, il l'a vu souvent aux prises avec l'ennemi." (4) Spurius Furius avoue que "Quinctius Capitolinus lui ayant envoyé Céson lorsque sa position était devenue si critique, ce lui avait été un renfort, et que nul plus que lui n'avait personnellement coopéré au salut de la république." (5) Lucius Lucrétius, consul de la dernière année, tout brillant d'une gloire récente, en abandonne une part à Céson, dont il rappelle les combats et raconte les exploits dans les diverses rencontres et en bataille rangée. (6) Il invite les Romains à se persuader que "ce jeune homme extraordinaire, doué de tous les avantages de la nature et de la fortune, exercera la plus grande influence sur les affaires de la cité, quelle qu'elle soit, où il portera ses pas, et que Rome doit préférer voir en lui l'un de ses citoyens que le citoyen d'une ville étrangère. (7) Ce qui blesse en lui, cette ardeur, cette audace, le temps l'affaiblit chaque jour; ce qui lui manque, la prudence, chaque jour vient l'accroître. Si l'âge, affaiblissant ses défauts, mûrit ainsi ses vertus, qu'on laisse un si grand homme se faire vieux dans la république."

(8) Son père, au milieu d'eux, Lucius Quinctius, surnommé Cincinnatus, s'abstenait de répéter ces éloges, de peur d'ajouter à la haine; mais il demandait grâce pour les erreurs, pour la jeunesse de Céson; il suppliait qu'on lui laissât son fils, à lui qui jamais de parole ou d'action n'avait offensé personne. (9) Les uns, soit honte, soit crainte, se détournaient de ses prières; d'autres lui opposaient les mauvais traitements dont leurs parents, dont eux-mêmes avaient à se plaindre; et, par la dureté de leurs réponses, ils annonçaient quel allait être leur jugement. 

Le témoignage u tribun M. Volscius Fictor. Condamnation de Céson Quinctius

[III, 13]

(1) Outre l'animosité générale, un chef d'accusation pesait sur l'accusé. Marcus Volscius Fictor, quelques années auparavant tribun du peuple, déposait (2) "que peu après la cessation de la peste, il avait rencontré une troupe de jeunes gens qui infestaient le quartier de Subure; qu'une rixe s'était alors engagée, et que son frère aîné, encore affaibli des suites de la maladie, atteint par Céson d'un coup de poing, était tombé sans connaissance. (3) On l'avait reporté à bras jusque chez lui, et il le croyait mort des suites de ce coup. Il ne lui avait pas été permis, sous les consuls des années précédentes, de poursuivre cette horrible affaire." Aux clameurs de Volscius, les esprits s'enflammèrent à tel point qu'il s'en fallut peu que Céson ne pérît victime de la fureur du peuple. (4) Verginius ordonne de saisir cet homme, de le jeter dans les fers. Les patriciens repoussent la force par la force. Titus Quinctius ne cesse de crier "que lorsqu'un citoyen, sous le poids d'une accusation capitale, est à la veille du jugement, on ne peut l'arrêter avant sa condamnation, avant sa défense. " (5) Le tribun proteste "qu'il ne veut point, avant la condamnation, envoyer l'accusé au supplice, mais bien le retenir dans les fers jusqu'au jour du jugement. Quand un homme en a tué un autre, le peuple romain doit avoir l'assurance qu'il subira la peine de son crime."

(6) On s'adresse aux tribuns dont la décision, par un moyen terme, maintient leur intervention, s'oppose à la mise aux fers, ordonne qu'on citera le coupable, et qu'une caution pécuniaire répondra au peuple de sa comparution. (7) Quand il s'agit de fixer la somme qu'il convenait d'exiger, on ne put s'accorder, et le sénat eut à prononcer. L'accusé, gardé à vue pendant la délibération, (8) dut fournir des répondants, et chacun d'eux s'engager pour trois mille as. Les tribuns devaient en régler le nombre; ils le portèrent à dix, sur la demande de l'accusateur. C'était le premier exemple de cautions en affaires publiques.

Renvoyé du forum, Céson, la nuit suivante, s'exila chez les Étrusques. (9) Le jour du jugement on allégua qu'il ne s'était éloigné que pour aller en exil. Verginius néanmoins s'obstinait à tenir les comices; on eut recours à ses collègues qui congédièrent l'assemblée. (10) L'argent promis fut exigé du père avec tant de rigueur qu'il vendit tous ses biens, se retira comme un banni, au-delà du Tibre, et y vécut quelque temps dans une chaumière écartée. 

Nouveaux obstacles opposés au vote de la loi

[III,14]

(1) Ce jugement et la proposition de la loi tinrent Rome en haleine, tandis qu'elle se reposait de la guerre extérieure. (2) Les tribuns, par suite de cette espèce de victoire et de l'abattement où l'exil de Céson avait jeté le sénat, regardaient leur loi comme adoptée; les plus âgés d'entre les patriciens renonçaient, quant à eux, à la direction de la république; (3) mais les jeunes gens, et surtout les compagnons de Céson, sentirent grandir leur fureur contre le peuple, et non s'affaiblir leur courage. Ils durent toutefois à leurs revers l'avantage de mettre dans leurs attaques une certaine mesure.

(4) La première fois, après l'exil de Céson, qu'on présenta la loi, disciplinés d'avance et soutenus par une nombreuse armée de clients, dès que les tribuns leur en offrirent l'occasion en les poussant hors de leurs places, ils tombèrent sur eux avec tant d'ensemble que l'honneur ou l'odieux n'en revint en particulier à personne; et le peuple, au lieu d'un Céson, se plaignait d'en avoir trouvé mille. (5) Les jours d'intervalle où les tribuns ne s'occupaient pas de leur loi, rien n'égalait la douceur et le calme de ces mêmes jeunes gens. Ils abordaient avec bienveillance les plébéiens, leur adressaient la parole, les invitaient chez eux, les appuyaient au forum, et, sans les interrompre, laissaient les tribuns tenir paisiblement leurs autres assemblées. Jamais aucun d'eux, soit en public, soit en particulier, ne se montrait farouche que lorsqu'on arrivait à traiter de la loi. (6) Partout ailleurs cette jeunesse était populaire. Non seulement les tribuns achevèrent paisiblement leur magistrature, mais encore, l'année suivante, leur réélection s'opéra sans qu'une voix y mît obstacle, tant on se gardait de toute violence. Peu à peu, ces caresses, ces attentions avaient adouci le peuple. Grâce à ces moyens, on éluda toute l'année l'adoption de la loi. 

Prise du Capitole par l'armée des esclaves et des bannis (460)

[III, 15]

(1) La ville était plus calme lorsque Gaius Claudius, fis d'Appius, et Publius Valérius Publicola, arrivèrent au consulat. Rien de nouveau ne signalait cette nouvelle année. Présenter la loi, la repousser; voilà ce qui occupait les esprits. (2) Plus la jeunesse patricienne s'insinuait auprès du peuple, plus, à leur tour, les tribuns, par leurs accusations, cherchaient à la rendre suspecte. (3) "On tramait une conspiration, Céson était dans Rome. C'est la mort des tribuns, le massacre du peuple qu'on médite. Les vieux patriciens ont chargé les jeunes d'extirper de la république la puissance tribunitienne, et de rendre à l'état la forme qu'il avait avant qu'on se retirât sur le Mont-Sacré."

(4) Rome cependant craignait que les Volsques et les Èques ne reprissent des hostilités, pour ainsi dire périodiques, et dont chaque année amenait régulièrement le retour. Mais, plus pressant, un nouveau danger surgit tout à coup. (5) Des exilés et des esclaves, au nombre d'environ deux mille cinq cents, le Sabin Appius Herdonius à leur tête, s'emparent, la nuit, du Capitole et de la citadelle. (6) Ils égorgent sur-le-champ ceux qui refusent de se joindre à eux et de prendre les armes. Quelques-uns, au milieu du trouble, entraînés par l'effroi, volent au forum. Ces cris : "Au armes !" et "L'ennemi est dans la ville !" se succèdent tour à tour. (7) Les consuls redoutent et d'armer le peuple et de le laisser sans armes. Ignorant quel fléau soudain, étranger ou domestique, produit du ressentiment populaire ou de la perfidie des esclaves, s'est jeté sur la ville, ils veulent calmer le trouble, et, souvent, ne parviennent qu'à l'exciter. Sur cette multitude tremblante et consternée, l'autorité n'avait plus d'empire. (8) Cependant on distribue des armes, mais avec réserve, assez seulement, comme on ignore quel est l'ennemi, pour former un corps de troupes qui suffise à tout événement. Au milieu de cette anxiété, sans savoir à quelle espèce, à quel nombre d'ennemis on avait affaire, on passa le reste de la nuit à distribuer des postes sur tous les points favorables à la défense de la ville. (9) Le jour enfin dévoila quelle était cette guerre, quel en était le chef. C'étaient les esclaves, qu'Appius Herdonius appelait à la liberté du haut du Capitole. "Il avait pris en main la cause du malheur; il voulait ramener dans leur patrie ceux que l'injustice en avait exilés, et détruire le joug pesant de l'esclavage. Il aimerait mieux que le peuple romain l'ordonnât ainsi lui-même. S'il ne doit rien espérer de ce côté, il s'adressera aux Volsques et aux Èques; il tentera, il provoquera les derniers efforts." 

Nouvelles tentatives des tribuns pour saper l'autorité des consuls et du sénat

[III, 16]

(1) Le fait devenait clair pour les sénateurs et les consuls; mais ils redoutaient que derrière ces menaces ne fussent cachées les intrigues des Véiens et des Sabins; (2) ils craignaient qu'à l'heure où tant d'ennemis s'agitaient dans la ville, on ne vit arriver, de concert avec Herdonius, les légions étrusques et sabines; puis ces éternels ennemis, les Volsques et les Èques, disposés cette fois, non point à ravager le territoire, mais à marcher sur Rome, qu'ils jugeaient prise en partie. (3) Mille sujets divers excitaient les alarmes, les esclaves surtout. Chacun pouvait avoir son ennemi chez soi. Se fier à lui, s'en méfier, au risque de provoquer sa vengeance, était également dangereux. (4) À peine, avec de la concorde, semblait-il possible de sauver la république.

Néanmoins, dans ce redoublement, dans ce déluge de maux, personne ne songeait à l'animosité des tribuns et du peuple; ce mal peu dangereux n'en était un qu'en l'absence de tout autre, et, dans ce moment, la peur de l'étranger devait, ce semble, le faire cesser. (5) Et cependant ce fut presque le seul danger réel dans cette crise malheureuse. Tel était le délire des tribuns, qu'à les entendre ce n'était pas la guerre, mais un vain simulacre de guerre, et que cette invasion du Capitole n'était imaginée que pour détourner de la loi l'attention des esprits. "La loi une fois adoptée, disaient-ils, ces hôtes, ces clients des patriciens, ne voyant plus d'objet à cette levée de boucliers, s'en retourneraient avec moins de bruit encore qu'à leur arrivée." (6) Ils font donc quitter les armes au peuple, et l'appellent à l'assemblée pour y voter la loi. Les consuls, de leur côté, convoquent le sénat, plus alarmés des craintes nouvelles qu'inspirent les tribuns, qu'ils ne l'avaient été de la surprise de la nuit. 

Discours de Valérius devant l'assemblée du peuple

[III, 17]

(1) Dès qu'il apprend qu'on a quitté les armes et abandonné les postes, Publius Valérius laisse son collègue présider le sénat, s'élance hors du palais, et se rend auprès des tribuns dans leur assemblée. (2) "Qu'est-ce à dire, tribuns, s'écrie-t-il ? sous la conduite d'Appius Herdonius et sous ses auspices, voulez-vous renverser la république ? A-t-il si bien réussi à vous corrompre celui qui n'a pu ébranler vos esclaves ? Est-ce donc quand l'ennemi est sur nos têtes qu'il faut poser les armes et présenter des lois ?"

(3) Puis, adressant la parole à la multitude : "Si le salut de l'état, si le vôtre, Romains, vous touchent si peu, ayez du moins quelque respect pour vos dieux, en ce moment au pouvoir de l'ennemi. Jupiter, très bon et très grand, Junon, reine des dieux, Minerve, les autres dieux et déesses, sont assiégés : un camp d'esclaves occupe les pénates de la patrie ! (4) Ne dirait-on pas que la nation est frappée de démence ? Des milliers d'ennemis sont dans nos murs, que dis-je ? ils sont dans la citadelle, au-dessus du forum et du sénat : au forum, cependant, on tient les comices; au sénat on délibère; comme au sein de la paix, le sénateur donne son avis, le peuple son suffrage. (5) Ne convenait-il pas mieux à tous, patriciens et plébéiens, consuls, tribuns, dieux et hommes, de protéger Rome par les armes, de courir au Capitole, de délivrer et de rendre à la paix cette demeure auguste de Jupiter très bon et très grand ? (6) Romulus, notre père, toi qui naguère repris le Capitole sur ces mêmes Sabins à qui l'or l'avait livré, inspire ton courage à tes enfants ! Montre-nous le chemin où, sur tes pas, s'élança ton armée. Me voici le premier, moi consul, prêt à te suivre, autant qu'un mortel peut approcher d'un dieu, et à marcher sur tes traces."

(7) Il finit en disant : "Que pour lui, il prend les armes et appelle aux armes tous les Romains; si quelqu'un s'y oppose, il méconnaîtra, pour le poursuivre, et l'autorité consulaire, et la puissance tribunitienne, et les lois les plus sacrées; quel que soit l'opposant, partout, au Capitole et au forum, il le tiendra pour un ennemi. (8) Que ces tribuns, qui défendent de prendre les armes contre Herdonius, les fassent lever contre Publius Valérius, leur consul; il osera, lui, contre les tribuns, ce que le chef de sa race osa contre les rois."

(9) Les dernières violences semblaient inévitables. Le spectacle d'une révolte dans Rome se préparait pour les ennemis. Cependant la loi ne put passer, ni le consul marcher au Capitole. La nuit amortit la lutte qui s'engageait. Les tribuns reculèrent devant les ténèbres et la peur des armes consulaires. (10) Délivrés des auteurs de la sédition, les patriciens se mêlent au peuple, s'avancent au milieu des groupes, et y sèment des paroles adaptées à la circonstance. Ils les engagent à considérer les périls où ils entraînent la république. (11) "Il ne s'agit plus d'une querelle entre patriciens et plébéiens; c'est, à la fois, le sénat et le peuple, la citadelle de Rome, les temples de ses dieux, les pénates publics, ceux de chaque citoyen, qu'on livre à l'ennemi." (12) Tandis qu'au forum on cherchait ainsi à calmer la discorde, les consuls, dans l'appréhension d'un mouvement de la part des Sabins ou des Véiens, se tenaient aux portes et sur les remparts. 

Envoi d'un détachement tusculan à Rome. Mort du consul Valérius

[III, 18]

(1) La même nuit, à Tusculum, on vint annoncer la prise de la citadelle, l'occupation du Capitole, et l'état de trouble où d'autres causes avaient plongé la ville. (2) Lucius Mamilius était en ce moment dictateur de Tusculum. Sans perdre un instant, il convoque le sénat; et, ceux qui avaient apporté ces nouvelles ayant été introduits, il conseille fortement (3) "de ne pas attendre que, de Rome, des députés viennent demander secours. Le péril même des Romains, leur position critique, les dieux, la foi des traités, réclament l'aide des Tusculans. S'attacher, par un service signalé, un peuple si puissant et si voisin, est une faveur que les dieux ne leur offriront pas une seconde fois l'occasion de mériter." (4) On décide d'envoyer du secours; on enrôle les jeunes gens, on leur donne des armes.

À Rome, au point du jour, à leur arrivée, on les prit de loin pour des ennemis. C'étaient les Volsques et les Èques qu'on croyait voir en eux. Mais bientôt, ces vaines terreurs dissipées, on leur ouvre la ville et ils descendent en ordre sur le forum. (5) Là, Publius Valérius, tandis que son collègue veillait à la garde des portes, formait déjà ses bataillons. (6) Sa mâle autorité avait prévalu. Il avait promis "qu'après la délivrance du Capitole et le retour de la paix dans Rome, si le peuple consentait à l'écouter, il lui dévoilerait la fourberie dont la loi des tribuns devait assurer le triomphe; et qu'ensuite, plein du souvenir de ses ancêtres, digne du surnom qui lui transmettait de leur part l'obligation, en quelque sorte héréditaire, de protéger les intérêts populaires, il n'apporterait plus aucun obstacle à l'assemblée du peuple." (7) Sous ses ordres et malgré les réclamations des tribuns, les bataillons se mettent à gravir la pente du Capitole/

La légion venue de Tusculum se joignit à eux. Alliés et citoyens se disputent l'honneur de reprendre cette citadelle. Chaque chef excite ses soldats. (8) L'ennemi s'effraie alors; il ne compte plus que sur la force de sa position. Tandis que la peur l'agite, les Romains et leurs alliés dirigent contre lui leurs enseignes. Déjà ils s'étaient ouvert un chemin jusqu'au vestibule du temple, quand Publius Valérius, excitant les siens, périt au premier rang. (9) Publius Volumnius, consulaire, le voit tomber; il ordonne à ceux qui l'entourent de couvrir le corps, et prend la place et les fonctions du consul. L'ardeur, l'impétuosité du soldat empêchèrent qu'il se doutât d'une si grande perte, et il vainquit avant de s'apercevoir qu'il combattait sans général. (11) Une foule d'exilés souillèrent le temple de leur sang; beaucoup furent pris en vie. Herdonius fut tué. Ainsi fut recouvré le Capitole. Les prisonniers, selon qu'ils étaient libres ou esclaves, subirent chacun le supplice réservé à leur condition. Les Tusculans reçurent des actions de grâces; on purifia le Capitole, on y offrit des sacrifices. (11) Chaque plébéien porta, dit-on, à la maison du consul le quart d'un as, pour ajouter à la pompe de ses funérailles. 

Élection du consul suffect Lucius Quinctius Cincinnatus (décembre 461)

[III, 19]

(1) La paix une fois rétablie, les tribuns pressent le sénat d'accomplir la promesse de Publius Valérius, et s'adressent à Gaius Claudius pour qu'il garde du parjure les mânes de son collègue, et laisse présenter la loi. Le consul proteste qu'avant d'avoir remplacé son collègue, il ne permettra point la présentation de la loi. (2) Ces contestations se prolongèrent jusqu'aux comices chargés d'élire un consul subrogé. Au mois de décembre, grâce à tous les efforts des patriciens, on nomma consul Lucius Quinctius Cincinnatus, père de Céson, qui dut entrer en charge aussitôt. (3) Le peuple était consterné : il se voyait aux mains d'un consul irrité, tout puissant par la faveur du sénat, par son mérite et par l'influence de ses trois fils, dont aucun ne le cédait à Céson en grandeur d'âme, mais qui, par leur prudence et leur modération quand les circonstances l'exigeaient, lui étaient supérieurs.

(4) Dès qu'il fut revêtu de sa magistrature, assidu à son tribunal, il y déploya une égale énergie pour contenir le peuple et réprimander les patriciens. "C'était, disait-il, par la faiblesse de cet ordre, que les tribuns se perpétuant dans leurs charges, régnaient non sur la république du peuple romain, mais comme sur une famille en désordre, par la langue et les invectives. (5) Avec Céson, son fils, le courage, la fermeté, toutes les vertus militaires et civiles de la jeunesse se trouvaient exilées de Rome et bannies. Des bavards, des séditieux, des artisans de discordes, deux fois, trois fois tribuns, grâce aux plus criminelles intrigues, vivent dans une royale licence."

"(6) Cet Aulus Verginius, ajouta-t-il, pour n'avoir pas été au Capitole, est-il moins digne du supplice qu'Herdonius ? Mille fois plus, sans doute, si l'on veut en juger avec équité. Herdonius au moins, en se déclarant votre ennemi, vous avertissait en quelque sorte de prendre les armes; cet autre, quand il niait la guerre, vous ôtait les armes des mains; il vous livrait nus à vos esclaves et aux bannis. (7) Et vous (je le dirai sans offense pour Gaius Claudius et pour les mânes de Publius Valérius), vous avez porté vos enseignes au pied du Capitole avant d'exterminer d'abord ces ennemis du forum ? J'en rougis pour les dieux et les hommes ! quand l'ennemi était maître de la citadelle et du Capitole, quand un chef d'exilés et d'esclaves, souillé de toutes les profanations, s'était établi dans la demeure de Jupiter, très bon et très grand, ce fut, avant Rome, Tusculum qui prit d'abord les armes ! (8) On a pu douter qui de Lucius Mamilius, chef des Tusculans, ou de Publius Valérius et de Gaius Claudius, consuls romains, délivrerait la citadelle de Rome. Et nous, qui naguère n'avons pas souffert que les Latins, voyant l'ennemi sur leur territoire, prissent les armes pour leur propre défense, aujourd'hui, si les Latins n'avaient d'eux-mêmes saisi leurs armes, nous serions captifs et anéantis."

"(9) Est-ce là, tribuns, porter secours au peuple, que de le livrer sans défense au massacre ? Eh quoi ! si quelque homme de votre peuple, si le dernier de cette classe que vous retranchez en quelque sorte du reste de la nation pour en faire votre patrie à vous, votre république particulière, si l'un d'eux venait dire que ses esclaves, les armes à la main, assiègent sa demeure, vous penseriez qu'il le faut secourir. (10) Et Jupiter, Très Bon et Très Grand, que des exilés et des esclaves tenaient assiégé, aucun secours humain ne lui était dû ! Et ceux-là demandent qu'on les déclare inviolables et sacrés, eux pour qui les dieux ne sont ni sacrés ni inviolables ! (11) Tout couverts que vous êtes de forfaits envers les dieux et envers les hommes, vous ne cessez de dire que vous porterez votre loi cette année. Alors j'en atteste les dieux, ce jour où l'on me créa consul fut plus fatal à la république, plus fatal mille fois que celui où périt Publius Valérius notre consul, si vous l'emportez. (12) Mais, ajouta-t-il, avant tout, Romains, mon collègue et moi avons résolu de conduire les légions contre les Volsques et les Èques. Je ne sais par quelle fatalité, dans les combats plus que dans la paix, nous trouvons les dieux favorables. Le péril où ces peuples auraient pu nous jeter, s'ils avaient su que des exilés occupaient le Capitole, il vaut mieux l'apprécier par le passé que d'en faire un jour l'épreuve." 

Concentration des troupes au lac Régille

[III, 20]

(1) Le peuple était ému des paroles du consul; les patriciens, revenus à eux, croyaient voir renaître la république. L'autre consul, plus hardi à seconder qu'à diriger une entreprise, laisse sans difficulté son collègue s'engager dans une affaire si épineuse; mais il réclame dans l'exécution sa part des fonctions consulaires. (2) Cependant les tribuns se jouaient de ces paroles qu'ils disaient chimériques, et demandaient avec persistance : "Comment les consuls emmèneraient une armée que personne ne leur laisserait enrôler ?" (3) - "Nous n'avons que faire d'enrôlement, répondit Quinctius; lorsque Publius Valérius, pour reprendre le Capitole, donna des armes au peuple, tous jurèrent, sur sa demande, de se réunir à son ordre, de ne point se séparer sans son ordre. (4) Nous décrétons que vous tous qui avez prêté ce serment, demain, vous vous trouviez en armes au lac Régille." Les tribuns, à l'aide de sophismes, cherchent à détruire les scrupules du peuple : "Quinctius n'était qu'un simple citoyen, quand ils se lièrent par ce serment." (5) Mais alors on n'avait point encore, comme dans notre siècle, cette indifférence pour les dieux; on ne savait point interpréter les serments et les lois, pour les plier à son gré; on préférait y conformer sa conduite.

(6) Les tribuns, désespérant de mettre obstacle à ces desseins, cherchèrent à différer le départ de l'armée; le bruit se répandait d'ailleurs "que les augures avaient eux-mêmes reçu l'ordre de se trouver au lac Régille, et d'inaugurer un emplacement où, d'après les rites sacrés, on pût traiter des affaires publiques. Là, tout ce qu'à Rome la violence tribunitienne avait obtenu devait disparaître dans les comices. (7) On adopterait tout ce que voudraient les consuls, car l'appel des tribuns était sans force à plus d'un mille de Rome; et, eux-mêmes, s'ils s'y rendaient confondus dans la foule des Quirites, seraient soumis à l'autorité consulaire." (8) Ils s'effrayaient de ces bruits; mais bientôt la terreur fut au comble; car Quinctius répétait publiquement : "Qu'il ne convoquerait pas les comices pour l'élection des consuls. Les maux de la république n'étaient pas de ceux que des remèdes ordinaires parviendraient à guérir; elle avait besoin d'un dictateur : si quelque brouillon cherche à compromettre la tranquillité de l'état, il apprendra que la dictature n'admet point d'appel." 

Réélection des tribuns (460)

[III, 21]

(1) Le sénat était au Capitole, les tribuns s'y rendent avec le peuple consterné. La multitude, à grands cris, implore tour à tour la pitié des consuls et celle des sénateurs. Mais le consul demeura inébranlable jusqu'à ce que les tribuns eussent promis de se soumettre à l'autorité du sénat. (2) Sur un rapport du consul, relatif aux demandes des tribuns et du peuple, des sénatus-consultes ordonnèrent "que les tribuns ne présenteraient point leur loi cette année, et que les consuls n'emmèneraient point l'armée hors des murs. À l'avenir, continuer les magistrats dans leurs charges, réélire les mêmes tribuns serait, au jugement du sénat, une atteinte à la république." (3) Les consuls se conformèrent à ces décrets; mais les tribuns, malgré les réclamations des consuls, furent réélus. Les patriciens, à leur tour, pour ne rien céder au peuple, portaient de nouveau Quinctius.

Jamais, de toute l'année, il n'y eut sortie plus véhémente de la part du consul. (4) "Faut-il s'étonner, pères conscrits, du discrédit de votre autorité auprès du peuple ? C'est vous-mêmes qui la ruinez. Ainsi, parce que le peuple viole vos décrets en continuant ses magistrats, vous allez les violer vous-mêmes, pour égaler en dérèglements cette multitude; (5) comme si la prépondérance dans un état était attachée à la légèreté et à la licence. Car il y en a plus, sans doute, à détruire ses propres délibérations et ses décrets que ceux d'autrui. (7) Imitez, pères conscrits, cette foule inconsidérée; destinés à servir de modèle aux autres, suivez vous-mêmes leur funeste exemple, plutôt que de les ramener à la justice par la vôtre. Pour moi, loin d'imiter les tribuns, je ne souffrirai pas, au mépris de votre sénatus-consulte, ma réélection au consulat. (8) Et toi, Gaius Claudius, je t'en conjure, détourne aussi le peuple romain de tels excès; et juge assez bien de moi pour être persuadé que, loin de voir dans tes démarches un obstacle à mon élévation, à mes yeux elles relèveront la gloire de mon refus, et contribueront à éloigner de moi l'odieux attaché à une élection nouvelle."

(8) Les deux consuls décrètent en commun "qu'aucun citoyen ne doit porter Lucius Quinctius au consulat; si quelqu'un le fait, on annulera son suffrage." 

Consulat de Quintius Fabius et Lucius Cornélius (459). Victoire sur les Volsques

[III, 22]

(1) Les consuls furent Quintus Fabius Vibulanus pour la troisième fois, et Lucius Cornélius Maluginensis. On fit, cette année, le dénombrement des citoyens; mais, sans fermer le lustre, car la prise du Capitole et la mort du consul étaient d'un sinistre augure. (2) Quintus Fabius et Lucius Cornélius ne furent pas plutôt en charge, qu'avec l'année commencèrent les troubles. Les tribuns aigrissaient le peuple. Les Latins et les Herniques annonçaient une guerre formidable de la part des Volsques et des Èques. Déjà les légions volsques étaient à Antium, et cette colonie elle-même inspirait de graves soupçons de défection.

À grand-peine on obtint des tribuns qu'avant tout on songerait à la guerre. (3) Les consuls se partagent les commandements. Fabius devait conduire les légions à Antium; Cornélius, rester à la garde de Rome pour empêcher qu'une partie des ennemis, comme c'était la coutume des Èques, ne vînt ravager le territoire. (4) Les Herniques et les Latins eurent ordre de fournir des soldats, aux termes des traités; et les deux tiers de l'armée se composèrent d'alliés; le reste, de citoyens. Dès que les alliés, au jour prescrit, furent arrivés, le consul établit son camp hors de la porte Capène; puis, après la revue de son armée, il marche sur Antium, et s'arrête non loin de la ville et du campement ennemi. (5) Les Volsques, que n'avait pas encore rejoints l'armée des Èques, reculent devant le combat, et pourvoient à leur repos et à leur sûreté derrière des palissades.

Le lendemain, Fabius, qui ne veut point confondre et réunir les alliés et les citoyens, fait des trois peuples trois corps séparés, qu'il dispose autour des retranchements ennemis. (6) Il se place au centre avec les légions romaines. On avait ordre de prêter attention aux signaux qu'il donnerait, pour que les alliés pussent attaquer en même temps que lui, ou se retirer, s'il sonnait la retraite. Chaque nation avait sa cavalerie disposée selon les règles. (7) Cette triple attaque enveloppe le camp. Pressés de toutes parts, les Volsques ne peuvent tenir à cette impétuosité; on les précipite de leurs retranchements. Les Romains franchissent les palissades, poussent vers un seul point cette troupe effrayée, et la chassent du camp. (8) Dans le désordre de la fuite, la cavalerie, que la difficulté de franchir les retranchements avait jusque-là rendue spectatrice du combat, prend part à la victoire en massacrant les fuyards. (9) Grand fut le carnage au-dedans et au-dehors du camp : plus grand encore le butin; car l'ennemi put à peine emporter ses armes. On eût complètement détruit cette armée sans les forêts qui couvrirent sa fuite. 

La bataille de Tusculum. Fin de la guerre contre les Volsques et les Èques (456)

[III, 23]

(1) Tandis que ces événements se passent devant Antium, les Èques détachent en avant l'élite de leur jeunesse, et la citadelle de Tusculum, surprise pendant la nuit, tombe entre leurs mains. Le gros de l'armée s'établit non loin des murs de la ville, pour opérer une diversion. (2) Ces nouvelles volent à Rome, de Rome au camp d'Antium, et produisent autant d'effet sur les Romains que si l'on eût annoncé la prise du Capitole. Le service des Tusculans était récent encore : la conformité du péril qui les menace avec celui dont ils ont préservé Rome semble réclamer les mêmes secours qu'on a reçus d'eux. (3) Fabius abandonne tout, transporte à la hâte le butin du camp dans Antium, y laisse un faible détachement, et précipite vers Tusculum la marche de ses troupes. Les soldats ne purent emporter que leurs armes et ce qu'ils trouvèrent sous leur main d'aliments préparés. De Rome, les envois de Cornélius subvinrent à leurs besoins.

(4) Pendant quelques mois on fit la guerre à Tusculum. Le consul, avec une partie de son armée, assiégeait le camp des Èques; il avait cédé le reste aux Tusculans pour reprendre leur citadelle. La force ne put y réussir, mais la famine en arracha les ennemis. (5) Quand ils furent réduits à l'extrémité, les Tusculans les firent passer, nus et sans armes, sous le joug. Couverts d'ignominie, ils fuyaient vers leurs demeures quand le consul Fabius les atteint sur l'Algide, et les extermine jusqu'au dernier. (6) Avec son armée victorieuse, il vient ensuite camper à Columen.

L'autre consul, jugeant qu'après cette déroute de l'ennemi, les remparts de Rome sont hors de tout péril, s'éloigne lui-même de la ville. (7) Alors, par deux points différents, les deux consuls entrent sur le territoire ennemi, et rivalisent d'efforts pour étendre leurs ravages, l'un chez les Volsques, l'autre chez les Èques. Quelques historiens rapportent que cette année-là eut lieu la défection des Antiates, et que le consul Lucius Cornélius, chargé de cette guerre, s'empara de leur ville : toutefois, les plus anciens écrivains ne faisant nulle mention de ces faits, je n'oserais les garantir. 

Marcus Volscius est accusé de faux témoignage (459). Clôture du cens

[III, 24]

(1) Cette guerre terminée, celle que les tribuns font dans Rome vient agiter le sénat. Ils s'écrient : "Que c'est une perfidie de retenir l'armée au-dehors; une entrave apportée à l'adoption de la loi; mais qu'ils n'en accompliront pas moins leur entreprise." (2) Lucius Lucrétius, préfet de Rome, obtint cependant que, pour entamer leurs poursuites, les tribuns attendront le retour des consuls. (3) Une nouvelle cause de trouble s'était levée. Aulus Cornélius et Quintus Servilius, questeurs, avaient assigné Marcus Volscius pour avoir porté contre Céson un témoignage dont la fausseté n'admettait aucun doute. (4) Il résultait d'une foule de preuves que le frère de Volscius, du moment qu'il tomba malade, ne reparut jamais en public, n'eut même aucun relâche dans sa maladie, et mourut après plusieurs mois de consomption. (5) Bien plus, à l'époque où le témoin reportait son accusation, Céson n'avait point paru à Rome. Ceux qui servaient avec lui attestaient qu'il était constamment resté sous les drapeaux et sans congé. Pour appuyer ces faits, une foule de citoyens proposaient, à leurs risques, un juge à Volscius. (6) Il n'osa subir cette épreuve et ce concours de circonstances ne laissait pas plus de doute sur la condamnation de Volscius, que jadis le témoignage de Volscius sur celle de Céson. (7) Les tribuns y apportaient du retard, en protestant qu'ils ne permettraient point aux questeurs de tenir les comices pour le jugement, qu'on ne les eût auparavant tenus pour la loi. Les deux affaires traînèrent ainsi jusque à l'arrivée des consuls.

(8) Après leur entrée triomphale, à la tête de l'armée victorieuse, il ne fut plus question de la loi, et la plupart croyaient à la défaite des tribuns. (9) Mais, comme l'année touchait à sa fin, et qu'ils aspiraient à une quatrième élection, ils avaient réservé pour les débats des comices l'ardeur qu'ils auraient mise à lutter pour la loi. Les consuls s'opposèrent avec autant de vigueur à la continuation du tribunat que si l'on eût présenté une loi attentatoire à la majesté consulaire; mais la victoire n'en resta pas moins aux tribuns.

(10) Cette même année, sur la demande des Èques, on leur accorda la paix : on termina le cens commencé l'année précédente, et on clôtura le lustre, le dixième depuis la fondation de Rome. Le dénombrement donna cent dix-sept mille trois cent dix-neuf citoyens. (11) Les consuls de cette année recueillirent une immense gloire militaire et domestique. Au-dehors, ils avaient conquis la paix; au-dedans, si l'accord ne fut point parfait, du moins la ville ne fut pas aussi agitée qu'en d'autres temps. 

Incidents à Rome et dans le Latium (458). Reprise de la guerre contre les Èques

[III, 25]

(1) Lucius Minucius et Lucius Nautius, appelés ensuite au consulat, débutent par les deux affaires que leur léguait l'année précédente. (2) Toujours par les mêmes moyens, les consuls mettaient obstacle à la loi; et les tribuns, au jugement de Volscius. Mais il y avait chez les nouveaux questeurs plus d'énergie, plus de considération. (3) C'étaient Marcus Valérius, fils de Manius, petit-fils de Volésus, et Titus Quinctius Capitolinus, trois fois consul. Ce dernier, dans l'impossibilité de rendre Céson à la famille des Quinctius, et à la république le plus illustre de ses jeunes citoyens, poursuivait, d'une guerre aussi juste que les motifs en étaient touchants, le faux témoin qui avait privé de défense un innocent. (4) Les tribuns, et Verginius surtout, insistaient sur leur loi. On donna aux consuls deux mois pour l'examiner. Après avoir dévoilé au peuple le piège qu'elle couvrait, ils devaient permettre enfin qu'on la mît aux voix. Cet intervalle ramena le calme dans la ville?

(5) Mais les Èques surent abréger ce repos. Ils rompent le traité conclu l'année précédente avec les Romains, et défèrent le commandement à Gracchus Cloelius. C'était, sans contredit, le premier de leur nation. (6) Sous sa conduite ils vont sur les terres de Labici, puis sur celles de Tusculum, porter leurs armes et leurs ravages, et, chargés de butin, établissent leur camp sur l'Algide. Dans ce camp, Quintus Fabius, Publius Volumnius et Aulus Postumius, envoyés de Rome, viennent réclamer contre cet oubli de toute justice, et demander réparation, d'après les traités. (7) "Si le sénat de Rome vous a chargés d'une mission, répond le général des Èques, adressez-vous à ce chêne; j'ai autre chose à faire que de vous entendre."

Un chêne immense, en effet, s'élevait au-dessus de la tente du général et la couvrait de son ombre. (8) Un des envoyés s'écrie alors en se retirant : "Hé bien ! que ce chêne sacré, que tous les dieux sachent donc que vous rompez les traités; qu'ils soient aujourd'hui favorables à nos plaintes, et bientôt à nos armes, quand nous poursuivrons la vengeance des dieux et des hommes, dont on viole également tous les droits." (9) À Rome, dès que les ambassadeurs sont de retour, le sénat ordonne à l'un des consuls de conduire une armée contre Gracchus, au mont Algide, et charge l'autre de ravager le territoire des Èques. Les tribuns, comme toujours, s'opposaient à l'enrôlement; et peut-être l'eussent-ils finalement rendu impossible, sans de nouvelles terreurs qui surgirent tout à coup. 

Nomination de Lucius Quinctius Cincinnatus comme dictateur (458)

(1) Une nuée de Sabins vint presque sous les murs de Rome porter le fer et le ravage : la désolation régnait dans les champs, la terreur dans la ville. Cette fois, plus docile, le peuple prit les armes; les tribuns se récriaient en vain, on enrôla deux grandes armées. (2) L'une, sous Nautius, marcha contre les Sabins. Campé auprès d'Érétum, ce général, avec de petits corps détachés, et le plus souvent par des courses nocturnes, prit si bien sa revanche en ravageant le territoire des Sabins, que celui de Rome avait l'air intact en comparaison. (3) Minucius n'eut point la même fortune ni la même vigueur de caractère dans la conduite de son expédition; car, ayant placé son camp non loin de l'ennemi, sans avoir éprouvé d'échec notable, il se tenait enfermé dans ses lignes. (4) L'ennemi s'en aperçoit; cette timidité, comme il arrive d'ordinaire, augmente son audace, et, la nuit, il attaque le camp; mais ses efforts ayant obtenu peu de succès, le lendemain il l'enveloppe d'une ligne extérieure. Avant que les retranchements ennemis eussent fermé toute issue, cinq cavaliers s'élancent au travers des postes ennemis, et vont apprendre à Rome que le consul et son armée se trouvent assiégés.

(5) Rien de plus surprenant, rien de moins attendu ne pouvait arriver; aussi, la crainte, la terreur furent telles qu'on eût dit que c'était la ville et non l'armée que l'on assiégeait. (6) Le consul Nautius est rappelé; mais, comme cet appui parut insuffisant, on songea à créer un dictateur pour soutenir l'état ébranlé. Lucius Quinctius Cincinnatus réunit tous les suffrages. (7) Qu'ils sachent apprécier une telle leçon ! ceux pour qui toutes les choses humaines ne sont, au prix des richesses, qu'un objet de mépris, et qui s'imaginent que les grandes dignités et la vertu ne sauraient trouver place qu'au sein de l'opulence.

(8) L'unique espoir du peuple romain, Lucius Quinctius, cultivait, de l'autre côté du Tibre, et vis-à-vis l'endroit où se trouve à présent l'arsenal de nos navires, un champ de quatre arpents, qui porte encore aujourd'hui le nom de "Pré de Quinctius". (9) C'est là que les députés le trouvèrent, creusant un fossé, selon les uns, et appuyé sur sa bêche, selon d'autres, derrière sa charrue; mais, ce qui est certain, occupé d'un travail champêtre. Après des salutations réciproques, ils le prièrent, en faisant des voeux pour sa prospérité, et pour celle de la république, de revêtir sa toge, et d'écouter les instructions du sénat. Surpris, il demande plusieurs fois si quelque malheur est arrivé, et ordonne à Racilia, son épouse, d'aller aussitôt chercher sa toge dans sa chaumière. (10) L'ayant revêtue, il s'approche après avoir essuyé la poussière et la sueur de son front; les députés le saluent dictateur, le félicitent, le pressent de se rendre à la ville, et lui exposent la terreur qui règne dans l'armée.

(11) Un bateau avait été préparé pour Quinctius, par les ordres du sénat; à la descente, il fut reçu par ses trois fils, venus à sa rencontre; puis arrivèrent ses autres parents, et ses amis, et enfin la plus grande partie des sénateurs. Au milieu de ce nombreux cortège, et précédé des licteurs, il se rend à sa maison. (12) Le concours du peuple était immense; mais il était loin d'éprouver, à la vue de Quinctius, une joie égale à celle des patriciens. Il jugeait le pouvoir trop grand, et que l'homme qui allait l'exercer s'y montrerait trop dur. Pour cette première nuit, on s'en tint à une garde exacte dans la ville. 

L'armée du dictateur se porte au secours de l'armée consulaire assiégée dans son camp

[III, 27]

(1) Le lendemain, avant le jour, le dictateur se rend au forum, et nomme maître de la cavalerie Lucius Tarquitius, de famille patricienne; et qui, bien qu'il eût fait ses campagnes dans l'infanterie, à cause de sa pauvreté, était considéré à l'armée comme infiniment supérieur à tout le reste de la jeunesse romaine. (2) Il se rend ensuite, avec son maître de la cavalerie, à l'assemblée du peuple; proclame la suspension des affaires, ordonne que les boutiques se ferment dans toute la ville; défend que personne s'occupe de ses affaires privées; (3) donne à tous ceux qui pouvaient servir à l'armée l'ordre de se trouver en armes, avec du pain pour cinq jours, et douze pieux, au Champ de Mars, avant le coucher du soleil. (4) Ceux que leur âge rendait incapables du service militaire, devaient, tandis que leurs voisins préparaient des armes et allaient chercher des pieux, faire cuire leur pain. (5) Les jeunes gens courent de tous cotés pour se procurer des pieux; chacun en prend à sa proximité, sans que personne s'y oppose, et tous se trouvent avec exactitude au rendez-vous du dictateur. (6) Là, on se forme en un ordre également propre à la marche et au combat. On se prépare ainsi à tout événement; le dictateur se met à la tête des légions; le maître de la cavalerie conduit ses cavaliers. Dans les deux troupes, c'étaient, comme l'exigeait la circonstance, des exhortations continuelles (7) à doubler le pas, à se hâter pour atteindre de nuit les ennemis; "on assiégeait le consul et l'armée romaine; depuis trois jours ils étaient enfermés; on ne savait ce que chaque jour ou chaque nuit pouvait amener; souvent les événements les plus importants dépendent d'un moment; (8) hâtez-vous, porte-enseigne, soldats avancez," s'écriait la troupe, pour seconder les vues de ses chefs. Au milieu de la nuit, ils arrivent sur l'Algide, et, s'apercevant qu'ils sont près de l'ennemi, ils plantent leurs enseignes. 

Libération de l'armée; les Èques sont contraints de passer sous le joug

[III, 28]

(1) Alors le dictateur, autant que l'obscurité peut le permettre, fait, à cheval, le tour du camp ennemi, en examine l'étendue et la forme; ordonne aux tribuns de faire placer tous les bagages en un même lieu, et aux soldats d'aller avec leurs armes et leurs pieux prendre chacun leur rang : ces ordres sont à l'instant exécutés. (2) Puis, dans le même ordre que durant la marche, il développe son armée sur une longue ligne autour du camp ennemi. Au signal donné, tous doivent pousser un grand cri; chacun doit ensuite creuser un fossé devant soi et planter ses pieux. (3) On publie cet ordre, et le signal le suit de près; le soldat exécute le commandement; le bruit de ces cris retentit tout autour des ennemis, traverse leur camp, et parvient jusqu'à celui du consul, portant aux uns la terreur, aux autres le délire de la joie.

(4) Les Romains reconnaissent le cri de leurs concitoyens, se félicitent de l'arrivée du secours, et de leurs postes et par leurs vedettes harcèlent l'ennemi. (5) Le consul s'écrie qu'il est temps d'agir; "ces clameurs annoncent non seulement l'arrivée des leurs, mais encore le commencement de l'attaque; grande serait sa surprise, si dans sa limite extérieure le camp ennemi n'était déjà menacé." Il ordonne donc aux siens de prendre les armes, et de le suivre. (6) C'est de nuit que ses légions commencent le combat. Leurs cris apprennent au dictateur que de ce côté aussi la lutte était engagée.

(7) Déjà les Èques se préparaient à prévenir l'investissement de leurs ouvrages, lorsque l'ennemi, qu'ils assiégeaient, commença l'attaque; craignant qu'il ne se fît jour à travers leur camp, ils se défournent des travailleurs pour faire face à leur ligne intérieure, et laissent la nuit libre aux opérations de Quinctius. Ils se battirent jusqu'au jour contre le consul. (8) Lorsque le jour parut, ils étaient déjà enfermés par la circonvallation du dictateur, et ils soutenaient à peine le combat contre une seule armée, quand celle de Quinctius reprenant les armes aussitôt que ses travaux sont achevés, attaque les retranchements. C'était une nouvelle bataille à livrer, et la première ne s'était en rien ralentie. (9) Alors, entre deux périls qui les menacent, les Èques cessent de combattre, recourent aux prières, supplient d'un côté le dictateur, de l'autre le consul de ne pas attacher à leur destruction l'honneur de la victoire, et de leur permettre de se retirer sans armes.

Le consul les renvoie au dictateur; celui-ci ajoute l'ignominie à leur malheur. (10) Il ordonne que Gracchus Cloelius, leur chef, et les premiers d'entre eux lui soient amenés enchaînés; qu'on lui cède la ville de Corbion : "Il n'a pas besoin du sang des Èques; il leur permet de se retirer; mais, pour leur arracher enfin l'aveu qu'il a soumis et dompté leur nation, ils passeront sous le joug." (11) Trois lances composent ce joug; deux sont fixées en terre; au-dessus d'elles, une troisième est attachée en travers. Ce fut sous ce joug que le dictateur laissa partir les Èques. 

Triomphe du dictateur. Condamnation de Volscius

[III, 29]

(1) Le camp des ennemis, dont il resta maître, se trouva rempli de butin de toute espèce (car il les avait renvoyés nus); il ne le partagea qu'entre ses soldats. Quant à ceux du consul et au consul lui-même : (2) "Soldats, leur dit-il d'un ton de reproche, vous n'aurez point de part aux dépouilles d'un ennemi dont vous avez failli vous-mêmes devenir la proie; et toi, Lucius Minucius, jusqu'à ce que tu montres le caractère d'un consul, c'est comme lieutenant que tu commanderas ces légions." (3) Minucius, aussitôt, abdique le consulat, et, docile à l'ordre du dictateur, demeure à l'armée. La supériorité dans le commandement captivait alors si facilement l'obéissance, que, plus sensible au bienfait qu'à l'humiliation, cette même armée décerna au dictateur une couronne d'or du poids d'une livre, et, à son départ, le salua comme son patron.

(4) À Rome, le préfet Quintus Fabius convoque le sénat, lequel ordonne que Quinctius, à la tête de l'armée qu'il ramenait, entrera triomphant dans la ville. On mène devant son char les généraux ennemis, on porte devant lui les enseignes militaires; à sa suite marchent ses soldats chargés de butin. (5) Des festins furent, dit-on, préparés devant toutes les portes; les convives, au milieu des chants de triomphe et des plaisanteries usitées dans ces fêtes, se mirent à la suite du char. (6) Le même jour on décerna, d'un consentement unanime, au Tusculan Lucius Mamilius, le titre de citoyen de Rome.

Sans plus tarder, le dictateur eût abdiqué sa charge, sans les comices assemblés pour l'affaire du faux témoin Volscius, à laquelle les tribuns n'osèrent mettre empêchement, grâce à la crainte qu'inspirait le dictateur. Volscius, condamné, se retira en exil à Lanuvium. (7) Le seizième jour Quinctius abdiqua la dictature qu'on lui avait conférée pour six mois. Dans cet intervalle, le consul Nautius remporta, près d'Érétum, un avantage signalé sur les Sabins, qui, outre la dévastation de leurs champs, eurent à déplorer cette nouvelle défaite. Fabius Quintus alla remplacer Minucius dans l'Algide. (8) Vers la fin de l'année, les tribuns se donnèrent quelque mouvement pour leur loi. Mais, sous prétexte que les deux armées étaient absentes, les patriciens obtinrent qu'on ne porterait aucune proposition devant le peuple; le peuple emporta, pour la cinquième fois, la nomination des mêmes tribuns. (9) Des loups se montrèrent, dit-on, au Capitole, et furent chassés par des chiens; en conséquence de ce prodige, on purifia le temple. Tels furent les événements de cette année. 

Le nombre des tribuns est porté à dix. Destruction de Corbion (457)

[III, 30]

(1) Viennent ensuite les consuls Quintus Minucius et Marcus Horatius Pulvillus Au commencement de l'année, tout était paisible au-dehors; à l'intérieur, des troubles furent excités par les mêmes tribuns, et par la même loi. (2) On en serait venu à des termes plus violents, tant les têtes étaient échauffées, si, comme à point nommé, ne fût arrivée la nouvelle d'une attaque nocturne des Èques sur Corbion, et de l'enlèvement de la garnison. (3) Les consuls convoquent le sénat, qui leur prescrit de lever une armée de "subitaires", et de la conduire au mont Algide. Alors les débats cessent au sujet de la loi, et une nouvelle lutte s'engage pour l'enrôlement.

(4) L'autorité consulaire allait succomber sous les efforts des tribuns, lorsque survinrent de nouvelles terreurs. On annonça que l'armée sabine était descendue dans la campagne de Rome pour la piller, et marcher ensuite sur la ville. (5) La crainte du péril décida les tribuns à permettre l'enrôlement, non, toutefois, sans une condition. Comme pendant cinq ans on avait pu éluder leurs efforts, et qu'ils avaient peu profité à la cause populaire, ils demandent qu'à l'avenir, il soit créé dix tribuns du peuple. (6) La nécessité arracha aux patriciens leur consentement; seulement ils spécifièrent qu'on ne pourrait réélire les mêmes tribuns. Mais afin d'empêcher qu'après la guerre, cette clause, comme tant d'autres, ne demeurât sans effet, les comices, se réunirent sur-le-champ pour l'élection des tribuns. (7) Trente-six ans après la création des premiers tribuns on porta leur nombre à dix, deux de chaque classe, et on prit des mesures pour qu'il en fût de même à l'avenir.

(8) Ensuite on opéra l'enrôlement. Minucius, parti contre les Sabins, ne rencontra pas l'ennemi. Horatius, quand déjà les Èques, après avoir massacré la garnison de Corbion, s'étaient emparés de la ville d'Ortona, leur livra bataille dans l'Algide, leur tua beaucoup, de monde, et les chassa non seulement de l'Algide, mais aussi de Corbion et d'Ortona. Corbion fut détruite pour avoir livré sa garnison. 

Recherche d'un compromis entre patriciens et plébéiens. Une délégation part consulter les lois d'Athènes (454)

[III, 31]

(1) On créa ensuite consuls Marcus Valérius et Spurius Verginius. Au-dedans comme au-dehors tout fut tranquille; mais une disette de blé, causée par des pluies excessives, pesa sur le peuple, et on fit passer une loi qui lui partageait le mont Aventin. (2) Les mêmes tribuns du peuple, réélus l'année suivante, sous le consulat de Titus Romilius et Gaius Véturius, ne cessaient de prôner leur loi dans toutes leurs assemblées. "Ils rougiraient d'avoir vainement augmenté leur nombre, si cette affaire devait dormir pendant les deux années de leur charge, comme elle avait fait durant le dernier lustre."

(3) Au moment où toute leur activité se concentrait sur cette affaire, des courriers arrivent tremblants de Tusculum, et annoncent que les Èques sont sur leurs terres. On eût éprouvé quelque honte, après les services récents qu'avait rendus ce peuple, à différer le secours. Les deux consuls, envoyés avec une armée, rencontrèrent l'ennemi à son poste ordinaire, sur l'Algide. (4) C'est là qu'on en vint aux mains. Plus de sept mille ennemis y restèrent; les autres prirent la fuite. Le butin fut immense; mais, pour réparer l'épuisement du trésor, les consuls firent tout vendre. Cette mesure excita néanmoins le mécontentement de l'armée, et fournit aux tribuns des motifs pour noircir les consuls auprès du peuple.

(5) Aussi, dès qu'ils sortirent de charge, et sous le consulat de Spurius Tarpéius et d'Aulus Aternius, ils furent cités, Romilius par Gaius Claudius Cicéron, tribun du peuple; Véturius par Lucius Aliénus, édile plébéien. (6) L'un et l'autre, à la grande indignation des patriciens, furent condamnés; Romilius, à payer dix mille as, et Véturius quinze mille. L'échec qu'éprouvèrent ces consuls ne rendit point leurs successeurs plus traitables. "On pouvait bien, disaient-ils, les condamner, mais le peuple et les tribuns ne sauraient faire passer leur loi." (7) Renonçant alors à une loi qui avait vieilli depuis qu'on l'avait présentée, les tribuns traitèrent les patriciens avec plus de douceur. Ils les priaient de "mettre un terme à leurs dissensions : si les lois plébéiennes leur déplaisaient si fort, ils n'avaient qu'à autoriser la création, en commun, de commissaires choisis parmi le peuple et parmi les patriciens, pour rédiger des règlements dans l'intérêt des deux ordres, et assurer à tous une égale liberté." (8) Les patriciens étaient loin de rejeter ces offres; mais "nul, disaient-ils, n'était appelé à donner des lois, s'il ne sortait de l'ordre des patriciens." Ainsi, d'accord sur le besoin de nouvelles lois, on n'était divisé que sur le choix du législateur. On envoya donc à Athènes Spurius Postumius Albus, Aulus Manlius, Publius Sulpicius Camérinus, avec l'ordre de copier les célèbres lois de Solon, et de prendre connaissance des institutions des autres états de la Grèce, de leurs moeurs et de leurs droits. 

Épidémie et famine à Rome. Fondation du premier décemvirat (452)

[III, 32]

(1) Les guerres étrangères ne troublèrent point cette année. Celle qui suivit, sous le consulat de Publius Curiatius et Sextus Quinctilius, fut encore plus paisible, grâce au silence que gardèrent constamment les tribuns. On en était redevable d'abord à l'envoi des députés à Athènes, à l'attente des lois qu'ils en devaient rapporter; (2) puis à deux fléaux terribles qui éclatèrent en même temps, la famine et la peste, également funestes aux hommes et aux bêtes. Les champs se dépeuplèrent; la ville s'épuisa en funérailles; une foule de maisons illustres se couvrirent de deuil. (3) Le flamine de Quirinus Servius Cornélius succomba, et aussi l'augure Gaius Horatius Pulvillus; à sa place, les augures élurent Gaius Véturius avec d'autant plus d'empressement, qu'il avait été condamné par le peuple. (4) La mort frappa le consul Quinctilius et quatre tribuns du peuple. Une succession de désastres marqua cette année, qui d'ailleurs ne fut point troublée par l'ennemi.

(5) Les consuls suivants furent Gaius Ménénius et Publius Sestius Capitolinus. Cette année se passa encore sans guerres étrangères; mais, à l'intérieur, des troubles s'élevèrent. (6) Déjà les envoyés étaient de retour avec les institutions d'Athènes. Les tribuns n'en apportaient que plus d'instance à demander qu'on se mit enfin à rédiger les lois. Ou convint de créer des décemvirs avec une autorité sans appel, et, pour cette année, de n'élire aucun autre magistrat. (7) Devait-on en choisir quelques-uns dans l'ordre des plébéiens ? On agita longtemps cette question. Enfin on céda aux patriciens, à condition seulement que la loi Icilia, au sujet du mont Aventin, et les autres lois sacrées, ne sauraient être abrogées. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 
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