Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Histoire Romaine - traduction M. Nisard (1864)

Livre XXVI - Rome, 211 à 210

 

4. Reprise de la guerre d'Espagne - 210 ([XXVI, 41] à [XXVI, 51])

 

Discours de Scipion aux soldats de l'ancienne armée (printemps)

[XXVI, 41]

(1) En Espagne, au commencement du printemps, P. Scipion met sa flotte en mer, ordonne aux alliés auxiliaires de se rendre à Tarragone, et de là fait avancer ses vaisseaux de guerre et de transport jusqu'à l'embouchure de l'Èbre. (2) Les légions avaient ordre de s'y rendre, au sortir de leurs quartiers d'hiver. Il part lui-même de Tarragone avec cinq mille alliés, pour rejoindre l'armée. À son arrivée, il crut qu'il convenait de haranguer de vieux soldats qui avaient survécu à tant de défaites, et les ayant rassemblés il leur parla en ces termes:

(3) "Jamais avant moi un nouveau général n'a pu adresser de justes et légitimes remerciements à ses soldats, avant d'avoir mis leur zèle à l'épreuve. Pour moi, sans avoir vu la province ni le camp, la fortune m'avait déjà lié à vous, d'abord pour l'attachement que vous avez témoigné à mon père et à mon oncle, de leur vivant et après leur mort, (5) ensuite pour votre courage, qui a su conserver tout entière au peuple romain et à moi, qui succède aux Scipions, une province qui nous avait été ravie dans un si grand désastre. (6) Mais puisque déjà par la faveur des dieux nous nous disposons, non plus à nous maintenir nous-mêmes en Espagne, mais à en chasser les Carthaginois, puisqu'il ne s'agit plus de garder les bords de l'Èbre, et d'en fermer le passage aux ennemis, mais de passer nous-mêmes le fleuve ou de porter la guerre sur l'autre rive, (7) je crains que le souvenir de nos défaites récentes ou mon jeune âge ne fassent regarder ce dessein comme trop périlleux et trop hardi.

(8) Nos revers en Espagne ne peuvent affecter l'esprit de personne plus profondément que le mien; car mon père et mon oncle y sont morts dans l'espace de trente jours, pour que ma famille vît ainsi s'accumuler trépas sur trépas. (9) Mais si mon coeur se brise, quand je me vois ainsi presque orphelin et solitaire, la fortune publique, non moins que mon courage, me défend de désespérer de l'état. Le destin a marqué ainsi notre fortune dans toutes les guerres importantes: vaincus d'abord, nous avons fini par rester vainqueurs. (10) Je ne parle pas des anciens exemples, de Porsenna, des Gaulois, des Samnites; je commencerai aux guerres puniques. Que de flottes, que de généraux, que d'armées n'avons-nous pas perdus dans la première! (11) Que dirai-je de celle-ci? Eh bien! toutes ces défaites, où j'ai assisté en personne ou absent, nul ne les a plus vivement ressenties que moi. Trébie, Trasimène, Cannes, ne sont-ce pas là des monuments de la destruction de nos armées, et du massacre des consuls romains. (12) Ajoutez à ces calamités la révolte de l'Italie, de la Sicile et de presque toute la Sardaigne. Ajoutez-y, pour comble d'épouvante et d'effroi, les Carthaginois campés entre l'Anio et les remparts de Rome, et presque à ses portes, Hannibal apparaissant vainqueur. Debout, au milieu de cette ruine générale, la vertu romaine est restée invincible et inébranlable; seule elle a relevé de terre et reconstruit tous ces débris.

(13) C'est vous, soldats, qui les premiers, après la défaite de Cannes, lorsque Hasdrubal, s'avançant vers les Alpes et l'Italie, menaçait, par une jonction avec son frère, d'anéantir à jamais le nom romain, c'est vous qui, sous la conduite et les auspices de mon père, l'avez arrêté; et ces succès nous soutinrent dans nos revers. (14) Maintenant la bonté des dieux a rendu toutes nos affaires prospères et heureuses; chaque jour en Italie et en Sicile elles prennent un aspect plus riant et plus favorable. (15) En Sicile, Syracuse et Agrigente sont tombées en notre pouvoir; l'ennemi a été chassé de l'île entière, et la province est rentrée sous la domination du peuple romain. En Italie, nous avons reconquis Arpi et subjugué Capoue. (16) Hannibal, sans suspendre un seul instant sa course ni ses terreurs, s'est enfui du pied de nos remparts jusqu'à l'extrémité du Bruttium; il ne demande plus aux dieux que de pouvoir sortir et s'éloigner sain et sauf d'une terre ennemie. (17) Eh quoi! soldats, vous qui, en dépit de cette suite continuelle de désastres et lorsque les dieux eux-mêmes étaient pour ainsi dire du parti d'Hannibal, vous, qui sous la conduite de mes pères (qu'il me soit permis d'appeler les deux Scipions du même nom), avez soutenu la fortune chancelante du peuple romain; vous dont là valeur est inébranlable, pourriez-vous, aujourd'hui que nos armes sont partout victorieuses, pourriez-vous manquer de courage? (18) Plût au ciel que les derniers événements... [lacune]

Aujourd'hui, les dieux immortels, protecteurs de l'empire romain, qui ont inspiré à toutes les centuries l'idée de me déférer le commandement, ces dieux, par des augures, par des présages et par des songes heureux, ne m'annoncent que bonheur et succès. (19) Que dis-je? un secret pressentiment, et jusqu'à ce jour ce fut pour moi l'oracle le plus certain, m'avertit que déjà l'Espagne est à nous, et que bientôt les Carthaginois, bannis de ces contrées, vont remplir les terres et les mers de leur fuite honteuse. (20) Ces présages involontaires sont confirmés par l'autorité infaillible de la raison. Les alliés de nos ennemis, maltraités par eux, implorent notre appui par des ambassadeurs. Leurs trois généraux, divisés d'opinion, et près de s'abandonner mutuellement, ont partagé leurs troupes en trois corps et les ont conduites dans des contrées fort éloignées les unes des autres. (21) Elle pèse aussi sur eux, cette mauvaise fortune qui naguère nous accabla: ils sont abandonnés de leurs alliés comme nous l'avons été des Celtibères; et ils ont divisé leurs forces par la même faute qui a perdu mon père et mon oncle. (22) Leurs discordes intestines ne leur permettront pas de se réunir, et, séparés, ils ne pourront nous résister.

Je vous demande seulement, soldats, d'accueillir favorablement le nom des Scipions, le fils de vos généraux, ce rejeton qui s'élève de leur tige abattue. (23) Allons, vétérans, conduisez au-delà de l'Èbre cette armée nouvelle et votre nouveau chef; guidez-les dans ces contrées qui furent si souvent le théâtre de vos glorieux exploits. (24) Je ferai bientôt en sorte que si vous reconnaissez en moi la taille, les traits de mon père et de mon oncle, vous retrouviez aussi (25) l'image fidèle de leur génie, de leur dévouement et de leur courage, et que chacun de vous croie voir Scipion revivre en ma personne, pour vous commander de nouveau."

Scipion décide d'attaquer Carthagène (printemps 210)

[XXVI, 42]

(1) Après avoir par ce discours enflammé l'ardeur des soldats, il laisse M. Silanus avec trois mille fantassins et trois cents cavaliers, pour garder cette contrée, et passe l'Èbre avec tout le reste des troupes, qui consistait en vingt-cinq mille hommes d'infanterie et deux mille cinq cents chevaux. (2) Comme les ennemis étaient partagés en trois corps éloignés les uns des autres, on lui conseillait d'attaquer le plus voisin; mais craignant que le danger ne les réunît, et qu'il ne se vît lui même hors d'état de résister seul à tant d'armées, il résolut d'attaquer d'abord Carthagène, (3) cité riche et forte de ses propres ressources, outre qu'elle était devenue l'arsenal où les ennemis avaient renfermé toutes leurs provisions de guerre, leurs armes, leur argent et les otages de l'Espagne entière.(4) La situation en était très avantageuse pour passer en Afrique; et le port, assez étendu pour contenir les flottes les plus nombreuses, est peut-être le seul que l'Espagne ait sur toute l'étendue des côtes que baigne notre mer.

(5) C. Laelius seul était dans le secret de l'entreprise. Scipion lui recommanda de faire un long circuit avec sa flotte, et d'en régler la marche de manière à n'entrer dans le port qu'au moment où l'armée se montrerait du côté de la terre. (6) On mit sept jours à se rendre de l'Èbre à Carthagène, par terre et par mer. On campa au nord de la place; les derrières du camp furent assurés par un fort retranchement; la tête se trouvait défendue par la nature du terrain. (7) Voici, au reste, quelle est la position de Carthagène. Vers le milieu de la côte d'Espagne est un golfe opposé surtout au vent d'Afrique; ce golfe s'avance dans les terres sur une longueur d'environ cinq cents pas, et sur une largeur un peu plus considérable. (8) À l'entrée, un petite île, qui le sépare de la haute mer, forme un port abrité contre tous les vents, excepté contre celui d'Afrique. Du fond sort une péninsule qui s'élève en forme d'éminence; c'est là qu'est bâtie la ville, entourée de la mer à l'orient et au midi. Au couchant, elle est fermée par un étang dont les eaux se répandent un peu vers le septentrion et ont une profondeur variable, selon que la mer est plus ou moins haute. (9) Un coteau d'environ deux cent cinquante pas joint la ville au continent. Bien qu'un si petit espace eût coûté peu de peine à mettre en défense, le général romain ne fit point élever de retranchement, (10) soit pour en imposer à l'ennemi par une audacieuse confiance, soit pour se ménager dans ses fréquentes attaques une retraite plus libre.

Attaque de la ville

[XXVI, 43]

(1) Lorsqu'il eut fortifié toutes les parties du camp qui en avaient besoin, il rangea ses vaisseaux dans le port, comme pour annoncer un siège du côté de la mer; et faisant lui-même l'inspection de sa flotte, il recommanda aux capitaines d'être bien sur leurs gardes pendant la nuit leur disant que c'est toujours au commencement d'un siège que les assiégés font les plus grands efforts. (2) De retour dans son camp, voulant exposer à ses soldats les motifs qui le déterminaient à ouvrir la campagne par un siège et faire passer dans leur âme l'espoir du succès, il les rassemble et leur parle ainsi:

(3) "Soldats, si quelqu'un s'imaginait que je vous ai amenés ici pour ne prendre qu'une ville, il calculerait plus exactement vos peines que le profit. Vous n'assiégerez en effet que les murs d'une seule ville; mais dans cette ville vous prendrez toute l'Espagne. (4) Là se trouvent les otages des rois et des peuples les plus puissants; dès qu'ils seront en votre pouvoir, vous aurez pris du même coup tout ce qui appartient maintenant aux Carthaginois. (5) Là est le trésor de nos ennemis; sans cet argent ils ne peuvent faire la guerre, puisqu'ils entretiennent des troupes mercenaires; avec cet argent nous avons un moyen infaillible de nous concilier les esprits des Barbares. (6) Là se trouvent les machines de guerre, les armes, les agrès, tout l'appareil des combats: cette prise, en remplissant nos magasins, videra ceux de l'ennemi. (7) De plus, nous serons maîtres d'une ville aussi remarquable par sa beauté et son opulence que commode par son excellent port, qui nous procurera, selon les besoins de la guerre, toutes les ressources terrestres et maritimes. Ces avantages, si importants pour nous, seront pour nos ennemis autant de pertes plus importantes encore. (8) C'est là leur citadelle, leur grenier, leur trésor, leur arsenal, le dépôt de toutes leurs ressources. De ce port on va droit en Afrique; c'est le seul lieu d'abordage entre les Pyrénées et Cadix; c'est de là que l'Afrique menace toute l'Espagne. [lacune]

Assaut terrestre et maritime

[XXVI, 44]

[lacune] (1) De son côté, Magon, général des Carthaginois, voyant les Romains se préparer à cette double attaque, range ses troupes de la manière suivante: (2) il oppose deux mille habitants au camp ennemi, jette cinq cents hommes dans la citadelle, en poste cinq cents autres sur une hauteur tournée vers l'orient, et tient en réserve le reste de ses forces, avec ordre de se tenir prêtes à courir partout, au premier cri, à la première alarme. (3) Ensuite il fait ouvrir la porte, et sortir les troupes qu'il avait disposées sur la route qui menait au camp. Les Romains, sur un ordre du général, reculent un peu, pour être plus à portée de recevoir du secours dans l'action même. (4) Et d'abord ils soutiennent sans désavantage le choc de l'ennemi; bientôt, à mesure qu'il leur arrive des renforts du camp, non seulement ils repoussent les assiégés qui fuient en désordre, mais ils les poursuivent de si près, que, si l'on n'eût fait sonner la retraite, ils seraient entrés dans la place avec les fuyards.

(5) L'alarme ne fut pas moins grande dans la ville qu'elle l'avait été pendant le combat; la crainte et l'effroi firent abandonner plusieurs postes; et les murs restèrent sans défenseurs, chacun se précipitant par le chemin le plus court. (6) Scipion, s'apercevant, du haut du mont de Mercure, que sur plusieurs points les remparts sont déserts, fait sortir du camp toutes ses troupes pour marcher à l'assaut, et leur ordonne d'apporter des échelles. (7) Lui-même, à couvert sous les boucliers que trois jeunes et vigoureux soldats portaient devant lui (car une grêle de traits pleuvait déjà du haut des murailles), s'avance vers la ville, encourage les siens, donne les ordres nécessaires, (8) et, ce qui était fait surtout pour enflammer l'ardeur des soldats, il s'arrête pour être témoin du courage ou de la lâcheté de chacun d'eux. (9) Aussi tous s'élancent au-devant des blessures et des traits; et ni la hauteur des murs, ni les assiégés qui les défendent encore, ne peuvent les empêcher de les escalader à l'envi.

(10) Dans le même temps les vaisseaux attaquent la partie de la ville baignée par les flots de la mer; mais de ce côté il y avait plus de tumulte que de succès. (11) Tandis qu'on aborde, qu'on débarque les échelles et les troupes, qu'on veut prendre terre au plus vite, la précipitation, l'empressement font naître une foule d'obstacles.

La traversée de la lagune

[XXVI, 45]

(1) Cependant les murailles s'étaient couvertes de combattants, et une grêle de traits tombait, sans interruption, sur les Romains. (2) Mais ni combattants, ni traits, ni toute autre défense, ne protégeaient les remparts autant qu'ils se protégeaient eux-mêmes; peu d'échelles pouvaient en atteindre l'élévation, et plus elles étaient hautes, plus elles étaient faibles. (3) Aussi ceux qui se trouvaient sur le dernier échelon ne pouvaient atteindre le sommet, tandis que d'autres continuaient de monter. Les échelles, même les plus solides, rompaient alors sous le poids. Dans certains cas, l'échelle restait debout, mais les soldats, pris de vertige devant la profondeur du précipice, se laissaient tomber; (4) les assaillants et les échelles roulaient de toutes parts; l'ennemi, à la vue de ce succès, redoublait d'audace et de courage. Scipion alors fit sonner la retraite. (5) Les assiégés non seulement se flattèrent de respirer après un combat si acharné et de si rudes fatigues, mais se persuadèrent même que la place ne pouvait être emportée ni par escalade, ni par un assaut général, et que la difficulté d'un siège régulier donnerait à leurs généraux le temps de venir à leur secours.

(6) À peine le premier tumulte avait-il cessé, que Scipion fait relever les soldats las et blessés par des troupes fraîches et non entamées, et recommencer l'attaque avec plus de vigueur. (7) Apprenant alors que la marée baissait, et instruit par des pêcheurs de Tarragone, qui avaient parcouru la lagune, tantôt sur des barques légères, tantôt à pied, lorsqu'elles touchaient le fond, qu'au moment du reflux on pouvait aisément arriver à gué jusqu'au pied des murailles, il y conduit lui-même une partie de ses troupes. (8) On était au milieu du jour; comme les eaux suivaient déjà le mouvement naturel de la marée, un vent du nord, qui s'éleva, les refoula avec plus de violence, et les gués se trouvèrent tellement à découvert que, dans quelques endroits, les soldats n'avaient de l'eau que jusqu'à la ceinture, et ailleurs en avaient à peine jusqu'aux genoux. (9) Scipion, érigeant en prodige un événement que sa prudence avait prévu et fait naître, le rapporte aux dieux qui forçaient la mer de reculer pour donner passage aux Romains, faisaient disparaître les lagunes, et leur ouvraient une route jusqu'alors impraticable aux mortels; il ordonne à ses soldats de suivre Neptune, qui s'est fait leur guide, et de marcher au travers des eaux jusqu'au pied des remparts.

Prise de la citadelle

[XXVI, 46]

(1) Par terre, l'attaque était extrêmement pénible, non seulement à cause de la hauteur des murs, mais parce que les assaillants se trouvaient à découvert des deux côtés; leurs flancs étaient encore plus exposés aux coups que le front même. (2) Mais par mer, les cinq cents hommes commandés pour cette attaque traversèrent la lagune sans peine et gagnèrent bientôt le sommet de la muraille. Elle n'était point fortifiée en cet endroit, l'assiette du lieu et la barrière de la lagune l'ayant fait juger imprenable: on n'y avait placé ni postes, ni sentinelles, parce qu'on n'était attentif qu'à défendre le point que l'on voyait le plus menacé. (3) Les Romains pénètrent donc sans obstacle dans la ville, et courent en toute hâte vers la porte où s'étaient concentrés les efforts des deux partis.

(4) Ils y trouvent les esprits, les yeux, les oreilles des combattants et des spectateurs, qui les animaient de leurs cris, tellement occupés du combat, (5) que nul ne s'aperçut de la prise de la ville, avant de sentir les traits qui l'atteignaient par derrière, et de se voir entre deux corps ennemis. (6) Les assiégés, troublés par la crainte, abandonnent les murailles qu'ils défendaient, les Romains s'en emparent. En même temps la porte cède aux coups simultanés du dedans et du dehors; on en a bientôt écarté les débris qui auraient pu embarrasser l'entrée; et les soldats se précipitent dans la ville. (7) Une grande partie franchit les murs, et se répand çà et là pour égorger les habitants, tandis que ceux qui sont entrés par la porte, marchant en bataille avec leurs chefs, et sans quitter leurs rangs, s'avancent jusqu'à la place publique. (8) Scipion, voyant les ennemis se diviser dans leur fuite, et courir les uns vers l'éminence qui regarde l'orient et que défendait un poste de cinq cents hommes, les autres vers la citadelle, où Magon lui-même s'était réfugié avec presque tous les gens de guerre chassés des remparts, envoie une partie de ses troupes attaquer la hauteur et mène l'autre contre la citadelle.

(9) La hauteur fut emportée au premier choc; quant à Magon, il essaya d'abord de se défendre; mais se voyant investi de toutes parts, et sans espérance de pouvoir résister, il se rendit avec la citadelle et la garnison. (10) Jusqu'à cette soumission, le massacre s'était étendu sur toute la ville, et on n'avait épargné aucun de ceux qu'on avait rencontrés en âge de puberté: un signal fit cesser le carnage; et les vainqueurs commencèrent le pillage, qui produisit un immense butin.

Pillage de la ville

[XXVI, 47]

(1) Environ dix mille hommes libres furent faits prisonniers; mais Scipion renvoya ceux qui étaient de Carthagène et leur rendit leur ville et tout ce qui avait pu échapper au pillage. (2) Les artisans étaient au nombre de deux mille; il les déclara esclaves du peuple romain, avec espérance de recouvrer bientôt leur liberté, s'ils prêtaient avec zèle leur ministère pour tous les travaux de cette campagne. (3) Le reste des habitants encore jeunes et des esclaves dans la force de l'âge lui servirent à recruter les équipages de sa flotte, qu'il avait renforcée de huit vaisseaux pris sur l'ennemi. (4) Outre cette multitude, il trouva les otages fournis par l'Espagne; il en prit autant de soin que s'ils eussent été les enfants de nos alliés.

(5) Cette conquête mit de plus en son pouvoir un appareil formidable de machines de guerre: cent vingt catapultes de la première grandeur, deux cent quatre-vingt-une d'une grandeur moindre, (6) vingt-trois grandes balistes, cinquante-deux petites, un nombre prodigieux de scorpions grands et petits, d'armes offensives et défensives, et soixante-quatorze drapeaux. (7) On porta aussi au général une grande quantité d'or et d'argent, deux cent soixante-seize coupes d'or, presque toutes du poids d'une livre, dix-huit mille trois cents livres d'argent, tant en monnaie qu'en vaisselle, et un grand nombre de vases du même métal. (8) Tous ces objets furent remis au questeur Caius Flaminius, qui les prit au poids et en compte. On trouva encore quarante mille boisseaux de froment et deux cent soixante-dix mille boisseaux d'orge. (9) Soixante-trois vaisseaux furent forcés et pris dans le port, quelques-uns avec leur charge, composée de blé, d'armes, de cuivre, de fer, de voiles, de cordages et autres agrès nécessaires à l'équipement d'une flotte; (10) ainsi, de tant d'objets précieux dont la victoire les rendait maîtres, Carthagène était le moins considérable.

Disputes pour une couronne

[XXVI, 48]

(1) Le jour même, Scipion, laissant la garde de la ville à Caius Laelius et aux soldats de marine, ramena lui-même les légions dans le camp (2) pour y trouver le repos et la nourriture dont elles avaient besoin, ayant éprouvé dans une seule journée toutes les fatigues de la guerre. En effet, elles avaient d'abord livré un combat régulier, puis bravé, pour prendre la ville, tous les travaux et tous les périls, et même, après s'en être emparé, elles avaient eu à combattre dans un poste désavantageux contre ceux des ennemis qui s'étaient réfugiés dans la citadelle. (3) Le lendemain, dans une assemblée de troupes de terre et de mer, Scipion commença par rendre grâces aux dieux d'avoir, en un seul jour, soumis à son pouvoir la ville la plus florissante de l'Espagne, et surtout d'y avoir rassemblé auparavant presque toutes les richesses de l'Espagne et de l'Afrique, de telle sorte qu'en réduisant les ennemis au plus entier dénuement, ils le mettaient lui et les siens dans une extrême abondance. (4) Ensuite il combla d'éloges la bravoure de ses soldats, que n'avaient pu arrêter ni la brusque sortie des assiégés, ni la hauteur des murailles, ni le passage d'un étang inconnu, ni l'assiette imposante d'un château fort situé sur une éminence, ni l'aspect d'une citadelle défendue par une forte garnison: nul obstacle qu'ils n'eussent franchi ou renversé. (5) Tous avaient sans doute le même droit à sa reconnaissance; mais l'honneur de la couronne murale était dû en particulier au guerrier qui le premier était monté sur la muraille. Celui qui croyait avoir mérité cette récompense n'avait qu'à se nommer.

(6) Il s'en présenta deux: Q. Tibérilius, centurion de la quatrième légion, et Sextus Digitius, soldat de la flotte. Le débat fut moins vif entre les deux prétendants qu'entre les deux armées, lesquelles soutenaient chacune l'honneur du corps. (7) Caius Laelius, commandant de la flotte, favorisait les troupes de marine; Marcus Sempronius Tuditanus, les légionnaires. (8) Voyant que cette contestation allait presque dégénérer en sédition, Scipion nomma trois commissaires chargés d'examiner l'affaire et de prononcer, en connaissance de cause et après la déposition des témoins, lequel des deux compétiteurs était monté le premier. (9) Ces commissaires, savoir: Caius Laelius et Marcus Sempronius, tous deux intéressés dans la querelle, et Publius Cornélius Caudinus, qui était neutre, se réunirent et se mirent en devoir de prendre connaissance de l'affaire; (10) mais leur intervention ne fit qu'envenimer la querelle, parce qu'on les regarda moins comme les avocats de ceux qui prétendaient à un si grand honneur que comme des arbitres chargés de modérer l'ardeur des deux partis. Alors Caius Laelius, quittant le conseil, s'approche du tribunal de Scipion, (11) et lui annonce que les soldats ne gardent plus ni mesure, ni modération et sont sur le point d'en venir aux mains. Quand même, ajoute-t-il, on s'abstiendrait de toute violence, rien ne pouvait être d'un plus funeste exemple qu'un démêlé dont l'objet était d'obtenir par la fraude et le parjure un honneur qui n'était dû qu'au mérite. (12) Les légions d'un côté, les soldats de marine de l'autre, étaient, pour ainsi dire, en présence; prêts à faire, au nom de tous les dieux, un serment plus conforme à leur passion qu'à la vérité et à exposer aux suites de leur parjure non seulement leurs têtes, mais les enseignes militaires, les aigles romaines et la religion du serment. C'était un avis que, de concert avec Publius Cornélius et Marcus Sempronius, il s'empressait de donner à Scipion.

Celui-ci applaudit à la prudence de Laelius, convoqua l'assemblée, et déclara qu'il était bien informé que Quintus Tibérilius et Sextus Digitius étaient montés en même temps à l'assaut et que tous deux, en récompense de leur courage, allaient recevoir de lui la couronne murale. (14) Ensuite il distribua au reste de l'armée des présents proportionnés aux services et à la valeur de chacun et avant tout, voulant partager avec C. Laelius, commandant de la flotte, tout l'honneur du succès, il lui fit présent d'une couronne d'or et de trente boeufs.

Libération des otages

[XXVI, 49]

(1) Alors il fit appeler les otages espagnols, dont je n'ose déterminer le nombre, car les uns le portent à trois cents, et les autres jusqu'à trois mille sept cent vingt-quatre. (2) Les historiens ne sont pas plus d'accord sur les autres circonstances. La garnison carthaginoise était, selon celui-ci, de dix mille hommes, selon celui-là, de sept mille, de deux mille au plus, suivant un troisième. Dans un auteur, on trouve dix mille prisonniers, dans un autre, plus de vingt-cinq mille. (3) On prit environ soixante scorpions grands et petits, si j'en crois Silénos, historien grec; Valérius Antias les porte jusqu'à six mille grands et treize mille petits, tant on se fait peu de scrupule de mentir. (4) Ils ne sont pas même d'accord sur le nom des chefs: la plupart donnent le commandement de la flotte à Caius Laelius, quelques-uns à Marcus Junius Silanus. Dans Valérius Antias, c'est Arris qui est à la tête de la garnison carthaginoise, et qui se rend aux Romains; dans d'autres écrivains c'est Magon. (6) Le même dissentiment a lieu sur le nombre des vaisseaux pris, sur la quantité d'or et d'argent, sur les sommes qu'on tira de la vente. S'il faut adopter un parti, le juste milieu paraît le plus conforme à la vérité.

(7) Pour en revenir aux otages, Scipion, qui les avait fait appeler, commença par les rassurer tous, (8) en leur représentant qu'ils étaient au pouvoir du peuple romain, qui aimait mieux s'asservir les coeurs par des bienfaits que par la crainte, et s'attacher les nations étrangères par les liens de la bonne foi et de l'amitié, que leur imposer le joug d'un cruel esclavage. (9) Ensuite, il se fit donner le nom des villes et le nombre des otages qui appartenaient à chacune d'elles, et y envoya des courriers pour inviter les parents à venir reprendre leurs enfants. (10) Quant à celles dont les députés étaient présents, il remit aussitôt les otages entre leurs mains et confia les autres à la garde et à l'humanité du questeur Caius Flaminius.

(11) Pendant que Scipion s'occupait de ces soins, une femme fort âgée, épouse de Mandonius, frère d'Indibilis, chef des Ilergètes, perce la foule des otages, se jette en pleurant aux pieds du général, et le conjure de recommander spécialement aux gardes le respect et les égards envers les femmes. (12) Sur la réponse de Scipion, qu'on ne les laissera manquer de rien, elle reprit: "Ce n'est pas un si frivole intérêt qui nous occupe; tout ne convient-il pas à notre fortune? J'ai bien d'autres alarmes quand je considère l'âge tendre de ces jeunes filles; car pour moi je n'ai pas à redouter les outrages dont une femme peut être l'objet." (13) Elle avait autour d'elle les filles d'Indibilis, dans la fleur de l'âge et de la beauté, ainsi que plusieurs autres du même rang, qui toutes la révéraient comme leur mère. Scipion lui dit: (14) "Mon honneur et celui du peuple romain m'imposent la loi de conserver inviolable dans mon camp ce qui est partout respectable; (15) mais ce qui me rend ce devoir encore plus sacré, c'est votre vertu, c'est votre noble sollicitude, vous à qui l'infortune même n'a pas fait oublier les bienséances de votre sexe." (16) Ensuite il confia ces captives à la garde d'un officier de moeurs irréprochables, et lui prescrivit de les traiter avec le respect et les égards que 1'on doit aux épouses et aux mères de ses hôtes.

La fiancée d'Allucius

[XXVI, 50]

(1) Bientôt après, les soldats conduisent devant lui une jeune princesse d'une beauté si accomplie que partout, sur son passage, elle attirait tous les regards. (2) Scipion, s'informant de sa patrie et de sa famille, apprend, entre autres détails, qu'elle est fiancée à un chef des Celtibères: il se nommait Allucius. (3) Aussitôt il mande les parents et le futur époux, et, sachant qu'il aimait éperdument la jeune captive, il lui adresse, à son arrivée, les paroles les plus affectueuses, avant même de donner audience aux parents: (4) "Je suis jeune, vous l'êtes comme moi; nulle contrainte ne doit gêner nos discours. Mes soldats, en m'amenant votre fiancée, leur prisonnière, m'ont appris que vous l'aimiez avec tendresse, et sa beauté me l'a fait croire aisément. (5) Mon âge aussi me permettrait peut-être de me livrer aux douceurs d'un amour chaste et légitime, si les intérêts de la république n'occupaient pas mon âme tout entière, et je croirais digne de quelque indulgence l'excès même de ma passion pour une jeune épouse; je dois donc, puisque la fortune me le permet, favoriser aussi votre amour. (6) Votre fiancée a été respectée dans mon camp comme elle l'eût été chez votre beau-père, chez ses propres parents. Je vous l'ai conservée comme un dépôt inviolable, pour vous en faire un présent digne de vous et de moi. (7) Le seul prix que je mets à ce service, c'est que vous soyez l'ami du peuple romain; si vous me croyez homme de bien, tel que mon père et mon oncle se sont montrés aux yeux de ces nations, sachez qu'il y a dans Rome beaucoup de citoyens qui me ressemblent, (8) et qu'il n'est point aujourd'hui sur la terre de peuple dont vous deviez plus, pour vous et votre patrie, redouter la haine et rechercher l'amitié."

(9) Le jeune homme, à la fois confus et pénétré de joie, prend la main de Scipion, et conjure tous les dieux de se charger de sa reconnaissance, puisqu'il n'est pas en son pouvoir de payer dignement un si grand bienfait. On introduit ensuite le père, la mère et les parents de la jeune captive. (10) Ils avaient apporté, pour la racheter, une somme d'argent considérable; mais voyant que Scipion la leur rendait sans rançon, ils le prient d'accepter cette somme à titre de présent, et lui assurent qu'ils ne seront pas moins sensibles à cette nouvelle grâce qu'à son premier bienfait. (12) Scipion, vaincu par leurs instances, répond qu'il accepte, fait déposer l'or à ses pieds, puis s'adressant à Allucius: "Outre la dot, lui dit-il, que vous recevrez de votre beau-père, agréez de moi ce présent de noces." Et il l'invite à faire enlever cet or, et à en disposer comme de son bien. (13) Allucius, comblé d'honneurs et de bienfaits, se retire tout joyeux; et, de retour dans son pays, il ne cesse d'entretenir ses compatriotes des vertus de Scipion, jeune héros, semblable aux immortels, venu en Espagne pour subjuguer tout par ses armes, et par sa clémence et sa générosité. (14) Aussi, il se hâte de faire des levées parmi ses clients, et revient peu de jours après retrouver Scipion à la tête de quatorze cents cavaliers d'élite.

Conséquences de la prise de Carthagène

[XXVI, 51]

(1) Scipion retint quelque temps Laelius auprès de lui, pour régler, d'après ses conseils, le sort des captifs et des otages, et la répartition du butin. (2) Toutes les dispositions faites, il lui donna une quinquérème, y fit embarquer Magon et quinze sénateurs faits prisonniers avec lui, et l'envoya porter à Rome la nouvelle de sa victoire.

(3) Pour lui, il consacra le peu de jours qu'il s'était proposé de passer à Carthagène à exercer les troupes de terre et de mer. (4) Le premier jour, les légions en armes défilèrent devant lui l'espace de quatre milles; le second, elles eurent ordre de nettoyer et de polir leurs armes devant leurs tentes; le troisième, elles donnèrent l'image d'une bataille rangée, en se chargeant avec des fleurets et en se lançant des javelots sans fer; le quatrième fut consacré au repos; le cinquième, à de nouvelles évolutions militaires. (5) Cette alternative de fatigues et de relâche fut observée tout le temps que les troupes séjournèrent à Carthagène. (6) Les équipages et les soldats de marine, gagnant la haute mer lorsqu'elle était calme, éprouvaient la vitesse de leurs vaisseaux par des simulacres de combat naval. (7) Tels étaient hors de la ville, sur terre et sur mer, les exercices qui disposaient les corps et les esprits aux épreuves réelles des combats. L'intérieur de Carthagène ne présentait pas un appareil moins guerrier et retentissait du bruit des ouvriers de toute espèce réunis dans les ateliers publics. (8) Le général surveillait tout également: tantôt il était sur la flotte, occupé de l'armée navale; tantôt il faisait défiler les ouvrages qu'une multitude d'artisans faisaient chaque jour, à l'envi, dans les ateliers, dans les arsenaux et dans les chantiers.

(9) Après avoir donné aux travaux cette impulsion, réparé les brèches des murailles et laissé une garnison suffisante pour la défense de la ville, il partit pour Tarragone, et reçut, sur sa route, un grand nombre de députations; (10) il répondit aux unes sans s'arrêter, et donna rendez-vous aux autres à Tarragone, où il avait convoqué l'assemblée de tous les alliés, tant anciens que nouveaux. Là, se rendirent aussi les députés de presque tous les peuples qui habitaient en deçà de l'Èbre, et plusieurs même des provinces situées au-delà.

(11) Les chefs carthaginois étouffèrent d'abord le bruit de la prise de Carthagène; ensuite, lorsque cet événement fut trop connu pour qu'il fût possible de le cacher ou de le dissimuler, ils cherchèrent à rabaisser le mérite de ce succès. (12) Attaquée à l'improviste, et presque furtivement, la ville avait été prise en un jour; ce mince événement, la vanité d'un jeune homme, tout fier de son début, l'avait, dans l'excès de sa joie, érigé en conquête importante. (13) Mais lorsqu'il apprendrait que trois généraux, que trois armées victorieuses marchent pour le combattre, il se rappellerait bientôt ses malheurs domestiques. (14) Tel était le langage qu'ils affectaient de tenir en public; mais ils n'ignoraient pas combien la perte de Carthagène leur avait enlevé de forces à tous points de vue.

 

 

 

 
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