[III,1] La république, citoyens, votre vie, vos biens,
vos fortunes, vos femmes, vos enfants, cette capitale du plus glorieux empire,
cette ville si belle et si florissante, viennent d'être sauvés du carnage et de
l'incendie. L'éclatante protection des dieux immortels, mes travaux, ma
vigilance, mon dévouement, ont fermé l'abîme où tout allait s'engloutir, et la
patrie vous est rendue. On peut dire, citoyens, que le jour où la vie nous fut
conservée n'est pour nous ni moins heureux, ni moins solennel que le jour où
nous la reçûmes ; car en naissant on ne sent pas le bienfait de la nature, et
nul ne sait à quelles conditions l'existence nous est donnée ; mais l'homme
sauvé de la mort jouit d'un bonheur qu'il connaît, et goûte tout le plaisir de
sa conservation. A ce titre, puisque la reconnaissance de nos pères a placé
parmi les dieux le fondateur de cette ville, l'immortel Romulus ; vous garderez
sans doute aussi, et vous transmettrez à vos neveux le souvenir du magistrat
qui, la trouvant fondée et agrandie, la sauva de sa ruine. Rome entière allait
être embrasée ; déjà les feux s'allumaient autour de vos temples, de vos maisons
et de vos murailles : j'ai su les éteindre ; j'ai brisé dans des mains
parricides les glaives levés contre la république ; j'ai détourné de votre sein
les poignards qui vous menaçaient. Comme ces horribles complots viennent d'être,
par mes soins, révélés, prouvés, mis au grand jour dans l'assemblée du sénat, je
vais, citoyens, vous les exposer en peu de mots. Vous ignorez encore la grandeur
du péril, l'évidence de la conspiration, les moyens employés pour en suivre la
trace et en saisir tous les fils. Je satisferai, en vous apprenant tout, votre
juste impatience. Catilina, vous le savez, en sortant brusquement de Rome, il y
a peu de jours, y laissa ses plus audacieux complices, et les chefs les plus
ardents de la guerre sacrilège qu'il fait à la patrie. Depuis ce temps, je
veille sans relâche pour éclairer leurs ténébreuses machinations, et vous sauver
de leurs coups.
[III,2] Quand ma voix chassait Catilina de ces murs (car je ne
crains plus de prononcer ce mot ; je dois craindre plutôt qu'on ne me fasse un
crime de l'avoir laissé vivre) ; mais enfin quand je voulais que ce brigand
disparût du milieu de nous, je pensais que les autres conjurés partiraient avec
lui, ou que, restés sans lui, ils ne pourraient plus former que des voeux
impuissants. Mais quand j'ai vu que ceux dont je redoutais le plus les audacieux
transports et les fureurs criminelles, demeuraient dans Rome et bravaient nos
regards, j'ai consacré, tous les instants des jours et des nuits à suivre leurs
intrigues et à pénétrer leurs desseins : desseins effroyables, attentat inouï,
sur lequel vous n'auriez jamais pu en croire mes discours, si ma main n'en avait
saisi des preuves irrécusables. Oui, j'ai voulu que vous vissiez le crime de vos
propres yeux, afin que nul doute ne vous empêchât plus d'écouter les conseils de
la prudence. J'entre en matière. Lentulus, pour soulever les Gaulois et allumer
la guerre au delà des Alpes, avait entamé avec les députés des Allobroges une
négociation criminelle. Déjà ceux-ci allaient partir pour la Gaule, munis de
lettres et d'instructions, et devaient, en passant ; se concerter avec Catilina.
Avec eux partait Vulturcius, chargé d'une lettre pour ce chef de rebelles.
Instruit de ces faits, je crus enfin avoir obtenu ce qui était le plus
difficile, et ce que je demandais instamment aux dieux immortels. Je pouvais à
la fois et surprendre moi-même, et livrer aux mains du sénat et du peuple tout
le secret de la conjuration. J'appelai donc hier chez moi les préteurs L.
Flaccus et C. Pomtinius, dont le courage et le dévouement sont au-dessus de tout
éloge. Je leur exposai tout ; je leur appris quel était mon dessein. Ces
magistrats, animés pour la patrie du zèle le plus généreux et des plus nobles
sentiments, se chargèrent sans balancer de l'exécution. Sur le soir, ils se
rendirent dans le plus grand secret au pont Milvius, et se postèrent séparément
dans deux fermes voisines, ayant entre eux le Tibre et le pont. Ils s'étaient
fait accompagner à l'insu de tout le monde d'un grand nombre d'hommes
intrépides ; et moi-même j'avais envoyé au rendez-vous plusieurs jeunes gens de
Réate, l'élite de leur pays, que j'emploie chaque jour pour assurer le repos
public, et qui s'y trouvèrent bien armés. Vers la fin de la troisième veille
paraissent accompagnes d'une suite nombreuse les députés des Allobroges, et avec
eux Vulturcius. Ils sont assaillis en entrant sur le pont. Des deux côtés on met
l'épée à la main. Les préteurs seuls étaient dans le secret ; les autres
ignoraient tout.
[III,3] Le combat s'engageait, quand Pomtinius et Flaccus
surviennent et le font cesser. Toutes les lettres sans exception leur sont
remises entières et bien cachetées. Les députés et ceux de leur suite sont
arrêtés et conduits chez moi dès le point du jour. Je mande aussitôt l'artisan
le plus effronté de ces manoeuvres criminelles, Gabinius Cimber. Il ne
soupçonnait encore rien. Je fais venir de même Statilius, et après lui Céthégus.
Lentulus tarda plus que les autres. Sans doute les dépêches qu'il avait remises
l'avaient forcé de veiller, contre son ordinaire, une partie de la nuit : A la
nouvelle de ces événements, un grand nombre de citoyens distingués s'étaient
rassemblés chez moi dès le matin. Ils voulaient que j'ouvrisse les lettres avant
de les soumettre au sénat, afin que si elles ne contenaient rien d'important, on
ne pût me faire le reproche d'avoir alarmé la république par de chimériques
terreurs. Je protestai que cette affaire intéressant le salut public, je me
garderais bien d'en dérober au conseil public la première connaissance. En
effet, citoyens, quand même les lettres n'auraient point confirmé les avis que
j'avais reçus, devais-je craindre, lorsque l'Etat pouvait périr, qu'on me blamàt
d'un excès de prudence ? Alors, comme vous l'avez vu, j'ai réuni à la hâte une
nombreuse assemblée du sénat ; en même temps, sur l'avis des Allobroges, j'ai
envoyé un homme sûr, le préteur C. Sulpicius, dans la maison de Céthégus, pour
enlever les armes qui s'y trouveraient. Il en a rapporté une grande quantité de
poignards et d'épées.
[III,4] J'ai fait entrer Vulturcius sans les Gaulois. Je lui ai
garanti l'impunité par ordre du sénat et au nom de la république ; je l'ai
engagé à dire sans crainte tout ce qu'il savait. Revenu avec peine de son
extrême frayeur, il a déclaré que Lentulus lui avait donné pour Catilina une
lettre et des instructions, par lesquelles il l'exhortait à ne pas dédaigner le
secours des esclaves et à s'approcher au plus tôt avec son armée. II devait se
trouver aux portes de Rome à l'instant même où les conjurés, d'après un plan
arrêté et convenu, auraient mis le feu à tous les quartiers de la ville, et
massacré un nombre incalculable de citoyens. Au milieu de ces horreurs, il eût
arrêté quiconque aurait tenté de fuir ; ensuite il serait venu se joindre à ses
amis du dedans. Introduits à leur tour, les Gaulois ont déclaré qu'ils avaient
reçu de Lentulus, de Céthégus et de Statilius, un serment et des lettres pour
leur nation ; que ceux-ci, et Cassius avec eux, leur avaient recommandé
d'envoyer promptement en Italie des troupes à cheval ; car des gens de pied on
n'en devait point manquer. Lentulus en outre leur avait assuré, sur la foi des
aruspices et des livres sibyllins, qu'il était le troisième Cornélius auquel les
destins avaient promis dans Rome un pouvoir absolu ; que deux Cornélius y
avaient déjà régné, Cinna et Sylla. Cette année, disait-il encore (la dixième
depuis l'absolution des vestales, et la vingtième depuis l'incendie du
Capitole), était destinée, par une irrévocable fatalité, à voir la chute de Rome
et de l'empire. Les Gaulois ont ajouté que Céthégus et les autres conjurés
avaient différé d'opinion sur un point : Lentulus et les autres voulaient fixer
aux Saturnales le massacre et l'incendie ; Céthégus trouvait ce terme trop
éloigné.
[III,5] Mais abrégeons ce récit. Je fais produire les lettres
attribuées à chacun des accusés. Céthégus est le premier auquel je montre son
cachet ; il le reconnaît. J'ouvre la lettre, et j'en fais lecture. Elle était
écrite de sa main. II y promettait au sénat et au peuple des Allobroges de tenir
la parole qu'il avait donnée à leurs ambassadeurs. Il les priait de remplir de
leur côté les engagements contractés par ceux-ci peu de moments auparavant.
Céthégus, pour se justifier d'avoir eu chez lui un amas d'épées et de poignards,
venait de répondre qu'il avait toujours été curieux de bonnes lames. Mais à la
lecture de sa lettre, atterré, confondu, accablé par le témoignage de sa
conscience, il reste muet. Statilius est introduit ; il reconnaît son cachet et
sa main. On lit la lettre ; elle était conçue dans le même esprit. Il avoue sans
résistance. Je fais venir Lentulus, et lui montrant ta sienne ; je lui demande
s'il en reconnaît le sceau. Sur son aveu : En effet, lui dis-je, cette empreinte
est facile à reconnaître : c'est l'image de ton aïeul ; l'image d'un grand
homme, dévoué à sa patrie et à ses concitoyens. Elle aurait dû, toute muette
qu'elle est, te détourner d'un si noir attentat. Sa lettre au sénat et au peuple
des Allobroges est lue comme les précédentes. Je lui permets de parler, s'il a
quelque chose à répondre. Il commence par nier. On lui met sous les yeux toutes
les pièces à conviction. Alors il se lève, et demande aux Gaulois quelle affaire
il avait avec eux, et pour quel motif ils étaient venus chez lui. Il fait la
même question à Vulturcius. Ceux-ci répondent en peu de mots et sans se
troubler. Ils disent le nom de leur introducteur, le nombre de leurs visites ;
ils demandent à Lentulus s'il ne leur a jamais parlé des livres sibyllins. A ce
mot, le délire du crime égare sa raison, et révèle tout le pouvoir de la
conscience. Il pouvait nier ce propos, et tout à coup, au grand étonnement de
l'assemblée entière, il l'avoue. Effet irrésistible de l'évidence sur l'âme d'un
coupable : il ne retrouve plus ou en ce moment critique ce talent oratoire qui
le distingua toujours. Même cette impudence et cette effronterie qui n'eurent
jamais rien d'égal, l'ont abandonné. En cet instant, Vulturcius demande qu'on
produise et qu'on ouvre la lettre que Lentulus lui avait remise pour Catilina.
Malgré le trouble violent qui l'agite, Lentulus reconnaît son cachet et sa main.
La lettre sans signature était ainsi conçue : "Celui que je t'envoie t'apprendre
qui je suis. Sois homme ; songe quel pas tu as fait, et vois à quoi t'oblige
désormais la nécessité. Aie soin de prendre partout des auxiliaires, même dans
les rangs les plus bas." Gabinius, amené à son tour, nie d'abord avec impudence,
et finit par convenir de tout ce que lui imputaient les Gaulois. Voilà sans
doute, citoyens, des preuves manifestes et des témoignages irrécusables du
crime, les lettres, les cachets, l'écriture, l'aveu même de chacun des
coupables. Mais j'en avais sous les yeux des indices encore plus certains, leur
pâleur, leurs regards, l'altération de leur visage, leur morne silence. A voir
leur consternation, leurs yeux baissés vers la terre, les regards furtifs qu'ils
se lançaient mutuellement, ils semblaient moins des malheureux qu'on accuse que
des criminels qui se dénoncent eux-mêmes.
[III,6] Les pièces vérifiées et les déclarations entendues, j'ai
consulté le sénat sur ce qu'il voulait ordonner pour le salut de la république.
Les plus illustres sénateurs ont proposé des avis pleins de vigueur et de
fermeté, auxquels l'ordre entier s'est rangé sans partage. Comme le
sénatus-consulte n'est point encore rédigé par écrit, je vais, citoyens, vous en
rapporter de mémoire les principales dispositions. D'abord, des remerciements me
sont votés dans les termes les plus honorables, pour avoir, par mon courage, mes
soins et ma prévoyance, sauvé l'État des plus grands périls. Ensuite les
préteurs L. Flaccus et C. Pomtinus reçoivent de justes éloges pour le zèle et le
dévouement avec lequel ils m'ont secondé. Mon collègue en reçoit également pour
avoir su, dans sa conduite publique et privée, se dérober à l'influence des
hommes qui ont formé cette conjuration. Le décret porte que Lentulus abdiquera
d'abord la préture, puis sera détenu sous bonne garde ; il ordonne aussi la
détention de Céthégus, celle de Statilius, de Gabinius, qui tous étaient
présents ; de L. Cassius, qui avait sollicité l'odieuse commission d'incendier
la ville, de M. Céparius, chargé, suivant les dépositions, de soulever les
pâtres dans les campagnes d'Apulie ; de P. Furius, un de ces colons que Sylla
établit à Fésules ; de Q. Manlius, qui avait pris part à toutes les intrigues de
Furius pour séduire les Allobroges ; enfin, celle de l'affranchi P. Umbrenus,
évidemment coupable d'avoir le premier conduit les Gaulois chez Gabinius.
Admirez, citoyens, l'extrême indulgence du sénat sur la multitude innombrable
d'ennemis domestiques qui ont trempé dans cette vaste conjuration ; il a cru que
le châtiment de neuf des plus scélérats pourrait, en sauvant la république,
ramener les autres de leur criminel égarement. Les dieux : immortels ne sont
point oubliés dans ce décret. En reconnaissance de leur haute protection, des
actions de grâces leur sont décernées ; et je suis le premier des Romains qui,
sans avoir revêtu l'habit de guerre, voie proclamer en mon nom cette glorieuse
solennité. Les motifs sont : QUE J'AI PRÉSERVÉ LA VILLE DE L'INCENDIE ; LES
CITOYENS DU MASSACRE ; L'ITALIE DES HORREURS DE LA GUERRE. » Ainsi, quoique
beaucoup aient reçu un pareil honneur pour avoir bien servi la république, moi
seul par une éclatante distinction, je le reçois pour l'avoir sauvée. Le décret
rendu, une chose a été faite, qui devait passer avant tout. Sans doute Lentulus,
convaincu par tant de témoignages et par ses propres aveux, avait perdu aux yeux
du sénat sa qualité de citoyen et à plus forte raison celle de préteur ;
cependant il a formellement abdiqué ; et le scrupule qui n'empêcha pas le grand
Marius de punir de mort, dans Caïus Glaucia, un préteur qu'aucun arrêt n'avait
personnellement condamné, ce scrupule n'alarmera pas non plus nos consciences,
quand il faudra punir Lentulus : il n'est plus magistrat.
[III,7] Maintenant, citoyens, que vous tenez prisonniers les chefs
impies de cette guerre sacrilège et pernicieuse, vous pouvez considérer Catilina
comme entièrement vaincu. Oui, en sauvant la ville, nous avons anéanti ses
forces et ruiné ses espérances. Lorsque je chassais de nos murs cet ennemi
public, je calculais qu'une fois Catilina loin de nous ; j'aurais peu sujet de
redouter l'assoupissement d'un Lentulus, la lourde épaisseur d'un Cassius, la
fougueuse témérité d'un Céthégus. Catilina seul était redoutable, mais il ne
l'était que dans Rome. Il connaissait tout, avait accès partout ; fallait-il
aborder quelqu'un, le sonder, le solliciter ? il le pouvait, il l'osait. Il
avait le génie du crime, et le crime une fais conçu, son bras ; savait le
commettre, sa bouche le persuader. Des ministres dévoués, et dont chacun avait
son rôle et : son office, attendaient ses volontés. Mais pour avoir donné des
ordres, il ne les croyait pas accomplis ! Il n'y avait rien qu'il ne voulût voir
par lui-même, présent partout, veillant à tout, capable de tout supporter, les
fatigues, le froid, la faim, la soif. Non, citoyens, si je n'avais éloigné cet
homme si actif, si entreprenant, si audacieux, si rusé, si infatigable pour le
crime, si habile à porter l'ordre et le conseil jusque dans le désordre ; si je
ne l'avais contraint de se jeter dans un camp, et de changer en brigandage
public la guerre cachée qu'il nous faisait dans Rome : je le dirai sans feinte,
je n 'aurais pas facilement conjuré l'orage qui grondait sur vos têtes. Il ne
vous aurait pas, comme eux, ajournés aux Saturnales ; il n'aurait pas si
longtemps d'avance déclaré à la république le jour fatal où elle devait périr.
Il ne se serait pas exposé à voir son cachet, et ses lettres, tombées en vos
mains, devenir contre lui des témoins irrécusables. Nous devons à son absence
que jamais voleur ne fut pris en flagrant délit, dans une maison particulière,
avec autant d'évidence que vient d'être surprise et saisie au sein de la
république cette effrayante conspiration. Sans doute, tant que Catilina est
demeuré dans Rome, j'ai toujours prévenu ou réprimé ses complots. Mais s'il
était resté jusqu'aujourd'hui, il aurait fallu, pour ne rien dire de plus
sinistre, soutenir une lutte contre ce furieux ; et jamais, avec un tel ennemi
dans nos murs, nous n'aurions pu, sans bruit, sans tumulte, sans troubler un
instant votre repos, sauver l'Etat de si horribles dangers.
[III,8] Au reste, citoyens, dans ces conjectures difficiles, je ne
fus sans doute que le ministre des dieux immortels, et leur sagesse a tout
prévu, tout ordonné ; il suffirait, pour s'en convaincre, de songer combien la
conduite de ces grands événements paraît au-dessus de la prudence humaine. Mais
leur protection s'est manifestée, dans ces derniers temps, par des signes si
visibles, qu'ils ont dû frapper tous les yeux. Sans rappeler ces lueurs
menaçantes vues dans l'ombre des nuits, et l'occident paraissant tout en feu, et
la foudre tombant coup sur coup, et la terre tremblant sous nos pas, et mille
autres prodiges apparus cette année même, par lesquels la voix prophétique du
ciel semblait se faire entendre ; les faits dont je vais parler, citoyens, sont
dignes d'être ouïs, et je ne peux les passer sous silence. Vous n'avez pas
oublié que, sous les consuls Torquatus et Cotta, le Capitole fut atteint de la
foudre en plusieurs endroits, alors que les images des dieux immortels furent
déplacées, les statues des antiques héros renversées de leurs bases, et l'airain
dépositaire des lois réduit en fusion : il fut frappé lui-même, le fondateur de
cette ville, le divin Romulus, qu'un groupe doré, que vous avez tous vu dans le
Capitole, représentait sous la figure d'un enfant nouveau-né, ouvrant la bouche
pour saisir les mamelles d'une louve. Alors les aruspices, appelés de tous les
cantons de l'Étrurie, annoncèrent que les temps approchaient où l'on verrait des
massacres, des incendies, la subversion des lois, la guerre civile et
domestique, la chute de Rome et de l'empire, si les dieux, apaisés à tout prix,
ne faisaient fléchir sous leur puissance la puissance même des destins. D'après
leurs réponses, on célébra pendant dix jours des jeux solennels, et l'on
n'oublia rien de ce qui pouvait rendre les dieux favorables. Les mêmes aruspices
ordonnèrent qu'on érigeât au maître de l'Olympe une statue plus grande que la
première, et qu'on la plaçât sur une base élevée, la face tournée en sens
contraire, c'est-à-dire, vers l'orient. Ils espéraient que quand cette image
auguste, que vous voyez maintenant ; regarderait tout à la fois l'aurore et les
lieux où s'assemblent le peuple et le sénat, alors seraient mis au grand jour,
et dévoilés au sénat et au peuple, les complots tramés dans l'ombre pour la
perte de Rome et de l'empire. Aussitôt les consuls passèrent marché pour
l'érection de la nouvelle statue ; mais l'ouvrage avança si lentement qu'elle ne
fut point achevée sous nos prédécesseurs ; nous-mêmes nous n'avons pu la faire
placer qu'aujourd'hui.
[III,9] Maintenant, citoyens, est-il un homme assez ennemi de la
vérité, assez enfoncé dans l'erreur, assez aveugle pour ne pas reconnaître que
tout ce vaste univers, et cette ville plus que le reste, est gouvernée par la
puissance et la volonté souveraine des dieux immortels ? En effet, leurs
interprètes vous ont annoncé que des citoyens pervers méditaient le massacre,
l'incendie, l'anéantissement de la république ; et ces forfaits, que plusieurs
refusaient de croire à cause de leur énormité, des citoyens pervers, vous le
voyez aujourd'hui, les ont non seulement conçus, mais presque consommés. Mais
comment ne pas reconnaître la main du grand Jupiter dans ce qui s'est passé ce
matin même sous vos yeux ? C'est à l'instant où, par mon ordre, les conjurés et
leurs dénonciateurs étaient conduits à travers le forum au temple de la
Concorde, c'est en ce même instant qu'on plaçait la statue sur sa base. A peine
y a-t-elle reposé, que les regards du dieu, planant sur vous et sur le sénat,
vous ont éclairés d'une divine lumière ; et vous ont révélé d'horribles
attentats. Motif puissant pour en haïr de plus en plus les auteurs, et tirer
vengeance de ces hommes sacrilèges qui avaient juré d'abîmer dans un vaste
incendie et les demeures des mortels, et les temples des dieux ! Ce n'est pas
moi, non, ce n'est pas moi qui ai rompu leur ligue criminelle. Jupiter, Jupiter
lui-même s'est armé contre eux. C'est lui qui a défendu ce Capitole, ces
temples, cette ville ; c'est lui qui vous a tous sauvés. C'est l'inspiration des
dieux immortels qui, dirigeant mes conseils, soutenant mon courage, m'a conduit
à ces grandes découvertes. Et ces tentatives pour séduire les Allobroges, et ce
secret si follement confié par Lentulus et ses complices à des inconnus et à des
barbares, et ces lettres remises en leurs mains ; tout ne prouve-t-il pas que
les dieux ont aveuglé leur audace et répandu sur eux un esprit de vertige ? Mais
ce n'est pas tout. Des Gaulois, les représentants d'une nation encore mal
soumise, la seule au monde à qui ne manquent ni les moyens, ni peut-être la
volonté de vous faire la guerre, ont renoncé d'eux-mêmes aux plus magnifiques
espérances, refusé l'empire que des patriciens venaient mettre à leurs pieds, et
préféré le salut du peuple romain à l'agrandissement de leur patrie ; et ces
hommes, pour nous vaincre, n'avaient pas besoin de combattre ; il leur suffisait
de se taire. Je vous le demande, citoyens, n'est-ce pas là encore un nouveau
prodige ?
[III,10] Ainsi, puisqu'il est ordonné que de solennelles actions de
grâces auront lieu dans tous les temples, célébrez avec vos femmes et vos
enfants cette fête de la reconnaissance. Jamais honneurs plus justes et mieux
mérités ne furent rendus aux dieux immortels. Vous venez d'échapper à la plus
déplorable catastrophe, et pas une goutte de sang n'a coulé. Vainqueurs sans
armes, sans combats, vous n'avez eu que moi pour général, et nous triomphons
tous sans avoir quitté cette toge, compagne de la paix. Rappelez-vous, citoyens,
toutes nos dissensions intestines, et celles dont vous avez entendu le récit, et
celles dont vous fûtes vous-mêmes les témoins. Sylla fit périr Sulpicius ; il
chassa de Rome C. Marius, le sauveur de cette ville ; il bannit de leur patrie,
ou massacra sans pitié une foule d'hommes distingués. Le consul Octavius mit à
main armée son collègue hors des murs : le lieu où nous sommes fut jonché de
cadavres, et le sang romain y coula par torrents. Marius et Cinna triomphèrent à
leur tour ; et la mort, éteignant le flambeau des plus glorieuses vies, priva
Rome de tout ce qu'elle avait de plus grand. Sylla, dans la suite, tira
vengeance de ces cruautés, et vous ne savez que trop combien de citoyens
coûtèrent à la république ces terribles représailles. Des divisions éclatèrent
entre Lépidus et Catulus : Lépidus périt ; mais combien la république regretta
ceux qui périrent avec lui ! Toutefois ces dissensions n'allaient pas à
renverser l'État, mais seulement à en changer la forme. Les factieux ne
voulaient pas que la république cessât d'être ; ils voulaient une république
dont ils fussent les chefs. Ils ne demandaient pas que Rome périt dans les
flammes, mais que Rome leur prodiguât des honneurs. Et cependant toutes ces
dissensions, dont aucune ne tendait au renversement de l'État, dégénérèrent en
guerres irréconciliables, et des flots de sang purent seuls en éteindre la
fureur. Mais dans cette nouvelle guerre, la plus cruelle et la plus redoutable
dont les hommes aient gardé la mémoire, guerre telle que jamais n'en firent à
une nation barbare ses féroces enfants ; guerre où Lentulus, Catilina, Céthégus,
Cassius s'étaient imposé la loi de traiter en ennemis tous ceux dont le salut
pouvait se concilier avec le salut de Rome : dans cette guerre, citoyens, j'ai
tellement conduit les affaires, que vous êtes tous sauvés. Vos ennemis voyaient
déjà le nombre des Romains réduit à ce qu'aurait épargné le fer, et Rome
elle-même, à ce que les flammes n'auraient pu dévorer : vain espoir ! j'ai tout
préservé de leur rage, et Rome et les Romains.
[III,11] Pour prix de si grands services, je ne vous demande
aucune récompense, aucune distinction, aucun monument de gloire. Gardez
seulement de cette grande journée un souvenir impérissable. C'est dans vos
coeurs que je veux triompher ; c'est là que je veux placer tous mes titres
d'honneur, tous les trophées de ma victoire. Je n'attache aucun prix à ces
monuments vulgaires, signes muets d'une reconnaissance qu'on n'a pas toujours
méritée. Mes services vivront dans votre mémoire : ils croîtront dans vos
entretiens, et vos annales leur assureront une immortelle existence. Ce jour,
oui, ce jour à jamais mémorable, a lui sur la république, et pour la sauver, et
pour éterniser le souvenir de mon consulat. L'avenir saura que, dans un seul et
même temps, deux hommes se rencontrèrent, dont l'un reculait par delà des bornes
connues de la terre les limites de l'empire, tandis que l'autre sauvait la
capitale de cet empire, et le siège de sa vaste puissance.
[III,12] Cependant la fortune a mis à mes succès et à ceux du
général victorieux au dehors, un prix bien différent. Mon sort est de vivre au
milieu des hommes que j'ai vaincus, tandis que le général laisse les ennemis
qu'il combattit, ou morts, ou subjugués. Ainsi, quand il recueille le prix de
ses services, faites, citoyens, que je ne sois pas un jour puni des miens. Je
vous ai garantis des complots sacrilèges des hommes les plus audacieux ; c'est à
vous de me mettre moi-même à l'abri de leur vengeance. Au reste, il leur es
désormais impossible de me nuire. J'ai pour sauvegarde l'appui des gens de bien,
qui m'est assuré pour jamais ; la majesté de la république, qui me couvrira
toujours d'une invisible égide ; la voix de la conscience, que nul de mes
ennemis ne pourra braver sans se dénoncer lui-même. Mais je trouve encore dans
mon courage une autre garantie. Ose le crime ce qu'il voudra, je lui
résisterai ; je ferai plus : j'oserai moi-même l'attaquer en face. Que si nos
ennemis domestiques, pour me punir de vous avoir sauvés de leur rage, la
tournent tout entière contre moi seul, ce sera à vous, citoyens, de montrer à
quel sort doivent s'attendre désormais ceux qui se seront dévoués, pour votre
salut, aux haines et aux dangers. Pour ce qui me touche personnellement, est-il
quelque chose au monde qui puisse ajouter pour moi un nouveau prix à
l'existence, quand je ne vois ni dans la carrière des honneurs, ni dans celle de
la gloire rien de plus haut où je puisse arriver ? Toute mon ambition est de
soutenir et d'honorer, dans la condition privée où je rentrerai bientôt, la
renommée de mon consulat : Ainsi tourneront à ma gloire et à la confusion de mes
ennemis, les haines que j'ai pu m'attirer en sauvant la patrie ; ainsi la
république me trouvera toujours digne de ce que j'ai fait pour la servir ; et ma
vie entière prouvera que mes actions furent l'ouvrage de la vertu et non celui
du hasard. Pour vous, citoyens, puisque le jour finit, adressez vos hommages au
grand Jupiter, le gardien de cette ville et le vôtre ; retirez-vous, ensuite
dans vos maisons ; et quoique le danger soit passé, ne laissez pas de veiller à
leur sûreté comme la nuit précédente. Bientôt je vous délivrerai de ce soin, et
j'assurerai pour jamais votre tranquillité.
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