[IV,1] Je vois, pères conscrits, que tous vos regards
sont attachés sur moi. Je vois que mes dangers vous touchent au milieu même des
dangers de la patrie, et qu'une fois la république sauvée, vous serez encore
alarmés sur mon sort. Ce généreux intérêt adoucit tous mes maux, console toutes
mes douleurs. Mais, au nom des dieux ? bannissez-le de vos cœurs, pères
conscrits, et oubliez mon salut pour assurer le vôtre et celui de vos enfants.
Je le déclare hautement : si le consulat m'a été donné à ce prix, que je dusse
épuiser toutes les amertumes, endurer tous les tourments, je les endurerai avec
courage, j'ajoute même avec plaisir, pourvu que la gloire et la conservation du
sénat et du peuple romain couronnent mes travaux. Vous voyez en moi un consul
dont la vie ne fut jamais en sûreté, ni dans le forum, sanctuaire de la justice
et des lois, ni dans le Champ de Mars, au milieu des comices consulaires, et
lorsque les auspices en ont consacré l'enceinte, ni dans le sénat, refuge assuré
de toutes les nations. Pour moi seul ma maison n'est point un asile inviolable,
ni mon lit un lieu de repos. Même sur ce siège d'honneur, sur la chaise curule,
je suis environné de périls et d'embûches. Silence, résignation, sacrifices,
rien ne m'a coûté ; et j'ose le dire, j'ai souffert bien des maux pour vous
épargner bien des craintes. Mon consulat sera jusqu'à la fin ce qu'il fut
toujours. Si les dieux m'ont réservé la gloire d'arracher le peuple romain au
plus horrible carnage ; vos femmes, vos enfants, les vierges sacrées de Vesta,
aux outrages les plus cruels ; les temples, les autels, cette belle patrie,
notre mère commune, au fléau de l'incendie ; l'Italie entière, à la guerre et à
la dévastation : à ce prix, que la fortune ordonne de moi ce qu'elle voudra, je
subirai ses arrêts. En effet, si Lentulus a pu croire, sur la foi des devins,
que son nom était marqué par la destinée pour la ruine de l'État, n'ai-je pas
lieu de me réjouir qu'une destinée contraire ait marqué mon consulat pour sa
conservation ?
[IV,2] Ainsi, pères conscrits, songez à vous-mêmes, songez à la
patrie ; sauvez vos personnes, vos femmes, vos enfants, vos biens ; défendez le
nom et l'existence du peuple romain. C'est trop vous inquiéter de mes dangers
personnels. Je dois espérer que tous les dieux protecteurs de cette ville ne
laisseront pas sans récompense mon zèle et mes services. Mais s'il en est
autrement, je saurai mourir sans regret et sans faiblesse. En effet, la mort ne
peut être ni honteuse pour un homme courageux, ni prématurée pour un consulaire,
ni malheureuse pour un sage. Je ne porte pas cependant un coeur de fer. Non, je
ne puis être insensible à la douleur d'un frère que j'aime autant qu'il me
chérit, ni aux larmes de tous ces illustres sénateurs dont je suis environné.
Souvent, on peut m'en croire, rappelé par la pensée dans le sein de ma maison,
j'y vois une épouse désolée, une fille tremblante et un fils au berceau,
précieux otage qui me semble répondre à la république des actes de mon
consulat ; je vois ici même un gendre qui attend avec anxiété l'issue de cette
grande journée. Sans doute des têtes si chères m'inspirent un intérêt bien
pressant ; mais c'est celui de les sauver avec vous, fût-ce même aux dépens de
ma vie, plutôt que de laisser périr à la fois et ma famille, et le sénat, et la
république entière. Oubliez donc tout ; pères conscrits, pour sauver l'État.
Regardez autour de vous quels orages vous menacent, si vous ne les conjurez. Ce
n'est point un Tibérius Gracchus, coupable de vouloir être une seconde fois
tribun ; ce n'est point un Caïus, auteur d'une loi séditieuse ; ce n'est point
un Saturninus, meurtrier de Memmius, qui, accusés devant vous, attendent l'arrêt
que prononcera votre sévérité. Vous tenez en vos mains ceux qui restèrent dans
Rome pour la livrer aux flammes, pour vous égorger tous, pour ouvrir les portes
à Catilina. Vous avez leurs lettres, leurs cachets, leur écriture, l'aveu de
chacun des coupables. On veut séduire les Allobroges ; on soulève les esclaves ;
on appelle Catilina ; on forme l'horrible dessein d'un massacre, dont il ne doit
pas échapper un citoyen pour gémir sur les ruines de la patrie, et déplorer la
chute d'un si puissant empire.
[IV,3] D'irrécusables témoins vous ont révélé tous ces attentats ;
leurs auteurs les ont confessés ; vous-mêmes en avez déjà plus d'une fois porté
votre jugement : d'abord en m'adressant d'honorables remerciements, et en
déclarant que j'ai, par mon courage et ma vigilance, découvert une conjuration
impie et criminelle ; ensuite, en forçant Lentulus d'abdiquer la préture, et en
prononçant sa détention et celle de ses complices ; enfin, en ordonnant en mon
nom des actions de grâces aux dieux immortels, honneur réservé jusqu'à moi aux
généraux victorieux. Hier encore vous avez décerné aux députés des Allobroges et
à Titus Vulturcius de magnifiques récompenses. Tous ces actes ne sont-ils pas
autant d'arrêts lancés contre ceux dont les noms sont compris dans l'ordre de
détention ? Cependant, pères conscrits, j'ai voulu, en soumettant l'affaire à
une nouvelle délibération, que vous pussiez prononcer à la fois sur le crime et
sur le châtiment. Avant de prendre vos suffrages, je vais vous parler comme doit
le faire un consul. Je voyais depuis longtemps de coupables fureurs couver
sourdement dans le sein de la république ; je voyais les factions s'agiter et
nous préparer des malheurs inconnus. Mais que des citoyens eussent formé une si
vaste et si effrayante conjuration, non, je ne l'ai jamais cru. Maintenant que
ce fait n'est que trop certain, pour quelque parti que penchent vos opinions, il
faut vous prononcer avant la nuit. Vous voyez quel horrible forfait vous est
dénoncé. Si vous croyez que peu de complices y aient trempé, c'est une erreur,
pères conscrits. Le mal est plus étendu qu'on ne pense. Il a infecté l'Italie ;
que dis-je ? il a franchi les Alpes, et dans ses progrès insensibles, il a déjà
envahi plus d'une province. L'étouffer à force de patience et de temps, est
impossible ; quelque remède que votre justice y apporte, la promptitude seule en
fera le succès.
[IV,4] Jusqu'ici deux opinions partagent cette assemblée : celle de
Silanus, qui juge dignes de mort les assassins de la patrie ; celle de César,
qui rejetant la peine de mort, ne trouve parmi les autres supplices rien qui
soit trop rigoureux. L'un et l'autre ont tenu le langage qui convenait à leur
rang, et fait voir une sévérité proportionnée à la grandeur du délit. Le premier
ne pense pas que des hommes convaincus d'avoir voulu nous arracher la vie,
exterminer le peuple romain, renverser l'empire, anéantir jusqu'au nom de Rome,
doivent un instant jouir de la lumière, et respirer l'air dont ils voulurent
nous priver ; il se rappelle en même temps que cette république a vu plus d'une
fois des citoyens pervers punis du dernier supplice. L'autre est persuadé que
les dieux n'ont point voulu faire de la mort un châtiment ; mais qu'elle est une
loi de la nature, le terme des travaux et des misères. Aussi le sage ne la reçut
jamais à regret, et l'homme courageux alla souvent au-devant d'elle. Mais les
fers, et les fers pour toujours, furent inventés, on n'en saurait douter, pour
être le châtiment spécial de quelque grand forfait. Il veut qu'on distribue les
coupables dans des villes municipales. Imposer aux villes ce fardeau, paraît
injuste ; obtenir qu'elles sen chargent, peut être difficile. Ordonnez
cependant, si vous le trouvez bon. Je prends sur moi de chercher, et j'espère
trouver des cités qui se feront un honorable devoir de concourir avec vous au
salut commun. Il appelle sur les habitants un châtiment terrible, si les fers
d'un des coupables étaient jamais brisés. Il entoure ces criminels de tout ce
qui peut rendre la prison effrayante. Par une précaution digne de cette
épouvantable conjuration, il défend que jamais on puisse demander au sénat ou au
peuple la grâce de ceux qu'il condamne. Il leur ôte jusqu'à l'espérance, seule
consolation du malheureux. Il veut la confiscation de leurs biens ; il ne laisse
à ces hommes exécrables que la vie seule, qu'il ne pourrait leur ôter sans les
soustraire, par un instant de douleur, à toutes les douleurs de l'âme et du
corps, à tous les châtiments qu'ont mérités leurs crimes. Aussi la sagesse des
anciens, pour placer dans la vie une terreur capable d'arrêter le méchant,
a-t-elle voulu qu'il y eût dans les enfers des supplices réservés aux impies :
elle comprenait que, séparée de cette crainte salutaire, la mort même n'était
plus redoutable.
[IV,5] Maintenant, pères conscrits, je vois de quel côté se trouve
mon intérêt. Si vous adoptez l'opinion de César, comme il suivit toujours dans
sa vie politique la route où le peuple aime à voir ses amis, peut-être un
décret, appuyé de son nom et de son autorité, m'exposera-t-il à moins d'orages
populaires ; si vous adoptez l'avis de Silanus, quelques dangers de plus
menaceront ma tranquillité. Mais faut-il compter mes dangers, quand il s'agit de
l'intérêt : public ? César, en émettant un vote digne de son noble caractère et
de sa haute naissance, vient de nous donner un gage éternel de son attachement à
la patrie. Nous savons à présent quelle distance sépare la vraie popularité de
la fausse ; l'homme qui flatte le peuple, de celui qui veut le sauver. Je vois
tel de ces hommes jaloux de passer pour populaires, qui s'abstient de paraître
ici, sans doute afin de, ne pas prononcer sur la vie de citoyens romains.
Toutefois, avant-hier, ce même homme privait des citoyens romains de leur
liberté, et ordonnait qu'une fête solennelle fût célébrée en mon nom. Hier, il
décernait aux dénonciateurs de magnifiques récompenses. Or, celui qui a prononcé
la détention de l'accusé, félicité le magistrat qui préside au jugement,
récompensé le dénonciateur, n'a-t-il pas évidemment porté son jugement sur le
fond même de la cause ? Pour César, il comprend que la loi Sempronia fut établie
en faveur des citoyens romains ; mais qu'un ennemi de la patrie ne peut, être
citoyen ; enfin que l'auteur même de cette loi expia, par l'ordre du peuple, ses
attentats contre la république. Il ne pense pas que Lentulus, malgré ses
largesses et ses prodigalités, ait droit au titre d'ami du peuple, lorsque dans
sa rage impie il a voulu égorger ce même peuple, et faire de la ville un monceau
de cendres. Aussi le plus doux et le plus clément des hommes ne balance pas à
plonger Lentulus dans les ténèbres d'une éternelle prison. Il ôte pour toujours
à l'ambition les moyens de se faire valoir en implorant la grâce de ce coupable,
et de se populariser en perdant le peuple romain. Il veut encore la confiscation
de ses biens, afin que tous les tourments de l'âme et du corps soient aggravés
par l'indigence et la misère.
[IV,6] Si donc vous vous rangez à son avis, c'est un appui que vous
me donnerez devant le peuple, et je monterai à la tribune environné de toute la
faveur qui s'attache à son nom. Si vous préférez l'avis de Silanus, il sera
facile de vous justifier, ainsi que moi, du reproche de cruauté, et l'on sera
forcé de convenir que ce supplice était vraiment le plus doux. Au reste, pères,
conscrits, que peut-il y avoir de cruel quand il s'agit de punir un forfait si
horrible ? Pour moi ; je dirai franchement ce que je ressens. Oui, pères
conscrits, j'en jure par le plus ardent de mes voeux, le salut de la république,
la sévérité que je montre ne vient point d'une âme dure et inflexible : quel
caractère est plus doux que le mien ? c'est l'humanité qui m'inspire ; c'est à
force de pitié que je suis sévère. Je crois voir en effet cette reine des cités,
l'ornement de l'univers, l'asile commun des nations, abîmée tout à coup dans un
vaste embrasement ; je me représente les cadavres des citoyens amoncelés sans
sépulture sur les ruines de la patrie ; j'ai devant les yeux l'image effrayante
de Céthégus se baignant, au gré de sa fureur, dans les flots de votre sang. Mais
quand je me figure Lentulus en possession de la royauté, que lui, avaient
promise ses prétendus oracles ; Gabinius revêtu de la pourpre ; Catilina entrant
dans Rome avec son armée : alors j'entends les cris lamentables des mères
éplorées, je vois leurs enfants poursuivis par des ravisseurs, je vois les
vestales sacrées essuyer de déplorables outrages : triste et douloureux
spectacle, qui, en excitant ma pitié, arme mon bras d'une juste rigueur. En
effet, pères conscrits, je vous le demande, si un père de famille voyait ses
enfants assassinés par un esclave, son épouse égorgée, sa maison réduite en
cendres, et qu'il ne tirât point de ce crime la plus terrible vengeance,
serait-ce en lui clémence ou inhumanité, pitié ou barbarie ? Oui, je le dis, il
porte un coeur de bronze et une âme dénaturée, s'il ne cherche point dans la
douleur et les tourments du coupable un soulagement à sa propre douleur, un
adoucissement à ses propres tourments Et nous aussi, pères conscrits, des
scélérats ont voulu massacrer nos femmes et nos enfants ; ils ont voulu
renverser et les toits où nous habitons, et la ville entière, commune habitation
de ce grand peuple. A leur voix, les barbares devaient accourir sur la cendre
fumante de l'empire, et les Gaulois, s'asseoir sur les ruines de Rome. Ah !
c'est ici que, pour être humains, il faut être sévères. L'indulgence serait
cruauté ; la faiblesse, insensibilité barbare aux maux de la patrie. A-t-il paru
cruel, cet illustre et généreux citoyen, Lucius César, lorsque dans cette
assemblée il a déclaré que Lentulus devait cesser de vivre ? et Lentulus est
l'époux de sa soeur ; Lentulus était présent ; il entendait cet arrêt. A-t-il
paru cruel, lorsqu'il a rappelé que son aïeul avait péri par ordre du consul,
avec son fils, qui, tout jeune encore, et tout chargé qu'il était d'une mission
pacifique, fut tué dans la prison ? Et cependant ils n'avaient pas, comme
Lentulus, conjuré la ruine de l'État. C'était une simple lutte de parti, et des
largesses espérées ou promises causèrent tous les troubles. Alors l'aïeul de
Lentulus poursuivit le second des Gracques le fer à la main ; alarmé des
moindres dangers de la république, son sang coula pour la défendre aujourd'hui,
c'est pour la renverser de fond en comble que le petit-fils de ce grand homme
arme les Gaulois, soulève les esclaves, appelle Catilina, charge Céthégus
d'égorger les sénateurs ; Gabinius, de passer les citoyens au fil de l'épée ;
Cassius, de réduira la ville en cendres ; Catilina enfin, de livrer au pillage
l'Italie tout entière. Juges de tels forfaits, vous craindriez de paraître
sévères ! Craignez plutôt de paraître cruels envers la patrie, en épargnant ses
mortels ennemis. Non, ce n'est point l'arrêt vengeur de tant de crimes qui sera
jamais flétri du nom de cruauté.
[IV,7] Toutefois, pères conscrits, j'entends au tour de moi des
paroles sur lesquelles je ne puis me taire. Du milieu de vous, des voix
alarmantes parviennent à mes oreilles : on parait craindre que je n'aie pas les
moyens d'exécuter le décret que vous porterez aujourd'hui. Tout est prévu, pères
conscrits, tout est ordonné, tout est préparé par mes soins et ma vigilance, et
plus encore par le zèle du peuple romain, qui veut conserver son empire, ses
biens et sa liberté. Autour de nous sont réunis les Romains de tous les ordres
et de tous les âges ; le forum en est rempli ; tous les temples qui entourent le
forum, toutes les avenues qui conduisent à cette enceinte, ne peuvent en
contenir la foule. En effet, c'est là première fois, depuis que Rome existe ;
qu'une même cause ait réuni tous les sentiments ; si ce n'est ceux des hommes
qui, sûrs de périr ; ont voulu, pour ne pas tomber seuls, nous entraîner tous
dans leur ruine. Je les excepte volontiers, et j'en fais une classe à part. Ce
ne sont pas même de mauvais citoyens ; ce sont d'irréconciliables ennemis. Mais
les autres, grands dieux ! quel concours, quel zèle, quel dévouement unanime
pour la gloire et le salut de l'empire ! Que dirai-je ici des chevaliers
romains ? S'ils ne viennent qu'après vous pour le rang et le conseil, ils se
glorifient de marcher vos égaux en courage et en patriotisme. Réconciliés enfin
et réunis à cet ordre après bien des années de dissensions, cette journée
mémorable et cette cause sacrée resserrent les liens de votre union. Puisse
cette union, affermie sous mon consulat, durer éternellement ! rassurée à jamais
contre les ennemis domestiques, la république n'aura plus rien à redouter de
leurs coupables efforts. Je vois enflammés du même zèle les tribuns du trésor ;
et cette classe nombreuse et distinguée des secrétaires, qui, réunis par hasard
ce jour même au trésor public, ont abandonné le soin de leurs intérêts, pour
voler au secours de la patrie. Tous les hommes nés libres même dans les rangs
les plus obscurs, sont accourus en foule. Quel est, en effet, le Romain pour qui
ces temples, l'aspect de cette ville, la possession de la liberté, cette lumière
même qui nous éclaire, cette terre de la commune patrie, ne soient à la fois et
les biens les plus chers, et la source des plus douces jouissances ?
[IV,8] N'oubliez pas, pères conscrits, dans cette revue de nos
défenseurs, la classe des affranchis. Depuis qu'ils ont mérité par leurs travaux
le beau nom de Romains, ils aiment comme leur véritable patrie cette ville, que
des hommes nés dans son sein, et des hommes d'un si haut rang, ont traitée comme
une ville ennemie. Mais que parlé-je des affranchis ? le soin de leur fortune,
les droits civils dont ils jouissent, la liberté enfin, le premier des biens,
tout les attache à la patrie et les intéresse à sa défense. J'arrive aux
esclaves. Non, il n'est pas un esclave ; pour peu que sa condition soit
tolérable, qui n'abhorre les complots tramés par des citoyens, qui ne désire la
conservation de la république, qui, à défaut de son bras, ne concoure au moins
par ses voeux au salut commun. Ne vous alarmez donc pas d'un bruit qui a été
répandu. Un agent de Lentulus parcourt, dit-on, les demeures du pauvre et les
boutiques de l'artisan, dans l'espoir de séduire à prix d'argent des âmes
simples et crédules. Oui, on a tenté de soulever les artisans ; mais il ne s'en
est pas rencontré d'assez malheureux, ou, d'assez égarés, pour ne pas vouloir
conserver le modeste asile où un travail journalier fournit à leurs besoins le
lit où ils reposent, enfin le cours même de leurs paisibles habitudes. Je ne
crains pas de le dire : cette classe industrieuse est, par sa position, amie du
repos et de la tranquillité. Tous les profits de son travail, tous ses moyens
d'existence ont besoin, pour se soutenir, d'une grande population. La paix seule
alimente son industrie. Si ses bénéfices diminuent quand les ateliers sont
fermés, que sera-ce donc lorsqu'ils seront consumés par les flammes ? Ainsi,
pères conscrits, tout prouve que les secours du peuple romain ne vous manquent
point : c'est à vous de ne pas donner lieu de croire que vous manquez au peuple
romain.
[IV,9] Vous avez un consul aguerri contre les dangers et les
complots ; s'il échappa tant de fois à la mort, ce n'est pas pour vivre
lui-même, c'est pour vous sauver. Rivaux de courage et de zèle, tous les ordres
de l'État n'ont qu'une âme, qu'une volonté, qu'une voix pour le salut de la
république. Menacée du fer et de la flamme par des enfants parricides, la patrie
tend vers vous ses mains suppliantes. Elle implore votre appui, elle vous
recommande la vie des citoyens, la citadelle et le Capitole, les autels des
dieux pénates, le feu éternel et sacré de Vesta, les temples et les sanctuaires
de tous les immortels, les murailles, même et les maisons de cette grande ville.
Enfin c'est sur votre vie, sur celle de vos femmes et de vos enfants, sur la
fortune et les biens de chaque citoyen, sur la conservation de vos foyers, que
vous allez prononcer aujourd'hui. Vous avez, ce qu'on voit trop rarement, un
chef qui s'oublie lui-même pour ne penser qu'à vous ; vous avez, ce que nous
voyons aujourd'hui pour la première fois dans une cause politique, tous les
ordres, tous les individus, le peuple tout entier, parfaitement uni de voeux et
de sentiments. Songez quels travaux il a fallu pour fonder cet empire ; quel
courage pour affermir la liberté ; à quelle hauteur s'est élevé, par la
protection des dieux, ce majestueux édifice de la grandeur romaine. Empire,
liberté ; grandeur, une seule nuit a failli tout détruire. Il faut empêcher
aujourd'hui que jamais des citoyens pervers ne puissent consommer de pareils
attentats, ne puissent même en concevoir la pensée. Et je ne tiens pas ce
langage, pères conscrits, pour encourager votre zèle ; il a presque devancé le
mien. Mais je suis consul, et à ce titre la république avait droit d'exiger que
ma voix se fît entendre la première.
[IV,10] Maintenant, pères conscrits, avant de revenir à l'objet de
la délibération, je vous parlerai un instant de moi-même. Autant la république
renferme de conjurés, et vous voyez qu'elle en renferme un grand nombre, autant
je me suis fait d'implacables ennemis. Mais leur faiblesse égale leur haine, et
lé mépris est tout ce que je dois à cette foule abjecte et déshonorée. Si
pourtant, soulevée contre moi par l'audace et le crime, elle venait quelque jour
à prévaloir contre l'auguste protection du sénat et des lois, jamais, pères
conscrits, je ne me repentirai de mes actions ni de mes conseils. En effet, la
mort ; dont peut-être ils me menacent, est le destin commun des hommes ; mais la
gloire dont vos décrets ont honoré ma vie n'échut encore en partage qu'à moi
seul. Vous avez décerné à mille autres des félicitations publiques pour avoir
bien servi la patrie ; je suis le premier qui en reçoive pour l'avoir sauvée.
Honneur au grand Scipion, dont le génie et la valeur forcèrent Annibal de
retourner en Afrique et d'abandonner l'Italie ! Honneur au second Africain,
destructeur des deux villes les plus ennemies de cet empire, Carthage et
Numance ! Célébrons les faits héroïques de Paul- Émile, qui vit Persée, un
monarque jadis si puissant et si renommé, attaché en esclave à son char de
triomphe. Proclamons la gloire éternelle de Marius, qui deux fois sauva l'Italie
de l'invasion des barbares et du joug étranger. Au-dessus de ces grands noms,
plaçons le grand nom de Pompée, dont les exploits et les vertus embrassent la
même carrière que le soleil, et n'ont de limites que celles du monde. Au milieu
de toutes ces gloires ; ma gloire trouvera sans doute quelque place ; car s'il
est beau de nous ouvrir, en, conquérant des provinces, les routes de l'univers,
il est beau aussi de conserver aux héros absents pour la victoire, une patrie où
ils puissent revenir triomphants. Heureux, au reste, le vainqueur de
l'étranger ! moins heureux le vainqueur de ses concitoyens ! Subjugué ou reçu en
grâce, l'ennemi du dehors est enchaîné par la force ou par la reconnaissance ;
mais quand des citoyens, transportés d'un funeste délire, ont une fois déclaré
la guerre à leur patrie, en vain vous aurez sauvé la patrie de leurs coups ; ni
craintes ni bienfaits ne pourront les désarmer. J'aurai donc à soutenir contre
les mauvais citoyens des combats éternels. Je les redoute peu : votre appui,
celui de tous les gens de bien, le souvenir de nos dangers, souvenir qui ne
périra jamais dans la mémoire des nations, et moins encore dans celle de ce
grand peuple sauvé par mes soins, tout me sera, et pour moi et pour les miens,
un rempart assuré. Non, jamais la force ne prévaudra contre l'union du sénat et
des chevaliers romains ; jamais la ligne sacrée des hommes vertueux ne sera
rompue par la violence des méchants.
[IV,11] Ainsi, pères conscrits, pour me tenir lieu du commandement de
l'armée et de la province, que je pouvais conserver, du triomphe et des autres
distinctions, dont j'ai sacrifié l'espoir au besoin de garder la ville et de
vous sauver tous ; pour me dédommager des liaisons de clientèle et d'hospitalité
qu'un proconsul forme dans sa province, et que même dans Rome je cultive avec
autant de zèle que j'en mets à les rechercher ; pour prix de tous ces
sacrifices, en récompense de mon dévouement sans bornes, et de cette vigilance
infatigable dont le salut public atteste aujourd'hui les efforts, je ne vous
demande rien, sinon de conserver la mémoire de cette grande époque et de tout
mon consulat : tant qu'elle restera gravée dans vos âmes, je me croirai entouré
d'un invincible rempart. Si le crime triomphant venait un jour à tromper mon
espoir, je vous recommande un fils au berceau : nuls dangers ne menaceront sa
vie, ses honneurs même seront assurés, tant que vous n'oublierez pas qu'il doit
le jour à un père qui se dévoua seul pour tout sauver. Oui, pères conscrits,
c'est votre sort que vous allez décider aujourd'hui ; c'est le sort du peuple
romain, de vos femmes et de vos enfants, de vos autels et de vos foyers, des
temples sacrés, de la ville, de l'empire, de la liberté, de l'Italie, de la
république entière. Prononcez donc avec cette fermeté qui a signalé vos
premières délibérations. Vous avez un consul qui ne craindra pas d'exécuter vos
arrêts, qui les défendra toute sa vie, et qui en accepte pour toujours la
glorieuse responsabilité.
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