Sur
C. Octave, qui fut plus tard surnommé Auguste
1.
Voilà ce que faisait Antoine. Quant à Octave Caepias (c'était ainsi qu'on
nommait le fils d'Attia, fille de la sœur de César), il était de Vélitres, au
pays des Volsques; laissé orphelin par Octavius son père, il fut élevé auprès de
sa mère et de L. Philippus, frère de celle-ci. Devenu grand, il vécut auprès de
César. Celui-ci, qui n'avait pas d'enfants et fondait sur lui de grandes
espérances, l'entourait de tendresse et de soins dans la pensée d'en faire
l'héritier de son nom, de ses biens et de sa puissance, d'autant mieux qu'Attia
déclarait l'avoir conçu d'Apollon, parce que, s'étant un jour endormie dans le
temple de ce dieu, elle se figura avoir eu commerce avec un serpent, et que, en
comptant à partir de ce jour, l'enfant était né à terme. Avant que son fils vît
le jour, elle eut un songe où il lui sembla que ses entrailles s'enlevaient au
ciel, et se déployaient sur tout l'univers ; la même nuit, Octavius aussi se
figura que le soleil se levait du sein de sa femme. L'enfant était à peine né
que le sénateur Nigidius Figulus lui prédit la souveraine puissance. Figulus, en
effet, était parmi les hommes de son temps celui qui connaissait le mieux
l'ordre du ciel, les différences des astres, les influences qu'ils exercent,
soit lorsqu'ils tournent séparément, soit lorsqu'ils se mêlent les uns aux
autres dans leurs conjonctions et dans leurs oppositions, et cette science le
fit accuser de s'adonner à des pratiques occultes. Or donc, Octavius étant, ce
jour-là, à cause de la naissance de son fils, arrivé tard au sénat, qui par
hasard tenait séance en ce moment, Figulus, qu'il rencontra, lui demanda la
cause de son retard, et, quand il en eut appris le motif, il s'écria : « Tu nous
as donné un maître; » puis, comme Octavius, troublé de cette parole, voulait
tuer l'enfant, il l'en empêcha disant : « Il est impossible que cet enfant
subisse un pareil sort. Voilà ce que l'on racontait.
2. Un jour qu'Octave mangeait dans les champs, un aigle, après lui avoir
arraché son pain des mains, s'éleva au haut des airs, puis, rabattant son vol,
le lui rendit. Lorsqu'il était encore tout enfant et qu'il résidait à Rome,
Cicéron le vit en songe descendre du ciel dans le Capitole le long d'une chaîne
d'or, et recevoir un fouet de la main de Jupiter; le lendemain (il ne savait pas
qui c'était), il le rencontra, par effet du hasard, au Capitole même, et,
l'ayant reconnu, raconta sa vision à ceux qui étaient présents. Catulus, qui,
lui non plus, n'avait pas encore vu Octave, se figura en songe que les enfants
nobles s'étaient tous rendus auprès de Jupiter dans le Capitole, et que le dieu,
pendant cette réunion, avait jeté une statuette de Rome dans le sein d'Octave.
Frappé de cette vision, il monta au Capitole pour y adresser ses prières au
dieu, et là, ayant trouvé Octave qui s'y était aussi rendu sans dessein
prémédité, il compara sa figure à celle du songe et se confirma dans la croyance
que sa vision était véridique. Lorsque dans la suite, au sortir de l'enfance, à
l'âge de puberté, Octave prit la toge virile, sa tunique vint à se découdre des
deux côtés sur les épaules et glissa jusqu'à ses pieds. Cet accident en lui-même
n'était pas un signe qui présageât bonheur; de plus, il affligea les assistants
parce qu'il lui était arrivé au moment où, pour la première fois, il se revêtait
de la toge virile. Quant à Octave, le pressentiment qui lui fit dire alors : «
C'est marque que j'aurai tout le sénat sous mes pieds, » se réalisa selon ce
qu'il avait dit. César, ayant toutes ces raisons de concevoir de lui de grandes
espérances, le fit entrer dans la classe des patriciens, le forma au
commandement et prit un soin particulier de lui faire apprendre tout ce que
devait savoir un homme destiné à gouverner sagement et dignement un si grand
empire ; il le fit exercer à l'art oratoire non seulement en latin, mais aussi
dans notre langue, l'endurcit aux travaux militaires, et le fortifia dans la
science du citoyen et de l'homme d'État.
3. Octave, lors du meurtre de César, était encore à Apollonie, sur les côtes
de la mer Ionienne, où il se livrait à l'étude (il y avait été envoyé en avant
par César qui se préparait à marcher contre les Parthes) ; la nouvelle de cet
événement l'affligea, comme cela devait être, sans que cependant il osât pour
l'instant tenter aucun mouvement. Il n'avait pas encore appris qu'il était
institué fils et héritier; d'ailleurs, on disait que le peuple avait d'abord
approuvé unanimement ce qui s'était fait. Mais, quand il eut passé la mer pour
gagner Brindes, et qu'il fut instruit du testament et des nouvelles dispositions
du peuple, il n'hésita plus, surtout ayant sous la main des sommes considérables
et de nombreux soldats qui avaient été envoyés en avant avec lui; il prit
sur-le-champ μ le nom de César, accepta l'héritage et mit la main aux affaires.
4. Cette conduite parut alors à quelques-uns téméraire et audacieuse; mais,
plus tard, son bonheur et ses succès firent qu'on l'appela du courage. Déjà en
effet bien des hommes, quoique ayant formé nombre d'entreprises insensées, ont
néanmoins, pour y avoir réussi, acquis la réputation d'hommes prudents, tandis
que d'autres, quoique ayant sagement conçu leur projet, ont, pour avoir échoué,
encouru le reproche de folie. Au reste, c'était une conduite peu sûre et pleine
de danger pour lui, puisque, à son âge, ne faisant que sortir de l'enfance (il
avait dix-huit ans), voyant que l'acceptation de l'héritage et de l'adoption
l'exposait à l'envie et à des accusations injurieuses, il ne laissa pas de
marcher, sans même redouter les meurtriers non plus que Lépidus et Antoine, à un
but où César avait trouvé une mort restée impunie. Mais sa résolution parut
bonne par cela seul qu'elle réussit. Cependant la divinité lui présagea d'une
manière non équivoque tout le trouble que sa conduite devait faire naître, car,
au moment où il entra dans Rome, un large halo aux mille couleurs enveloppa le
soleil tout entier.
5. C'est ainsi que celui qui était appelé auparavant Octave, qui alors déjà
s'appelait César et qui plus tard fut appelé Auguste, mit la main aux affaires ;
il les conduisit et les mena à leur fin avec plus de vigueur qu'aucun homme,
avec plus de prudence qu'aucun vieillard. En effet, il entra d'abord dans Rome
comme s'il ne venait que pour recueillir l'héritage de César, dans l'appareil
d'un simple citoyen, avec un petit train et sans faste ; ensuite il ne fit
aucune menace à personne, il ne montra ni mécontentement de ce qui s'était passé
ni désir d'en tirer vengeance. Loin de rien redemander à Antoine des sommes
qu'il avait soustraites, il le caressa, quoiqu'il ne reçût de lui que des
outrages et des injustices. Antoine, en effet, non content de le malmener en
paroles et en actions, feignait d'avoir à cœur la promulgation de la loi curiate
en vertu de laquelle Octave devait entrer par adoption dans la famille de César;
mais, sous main, il la faisait retarder par les tribuns du peuple, afin que,
n'étant pas encore légalement fils de César, Octave ne l'inquiétât pas pour ses
biens et eût moins de force pour tout le reste.
6. Octave en était affligé; mais, comme il n'était pas assez puissant pour
élever la voix sans se compromettre, il supportait tout jusqu'à ce que la
multitude, à laquelle il savait que son père avait dû son élévation, lui fût
acquise. N'ignorant pas qu'elle était irritée de la mort de César, espérant
qu'elle embrasserait avec zèle les intérêts de son fils, sentant qu'elle
détestait Antoine et pour sa conduite comme maître de la cavalerie et pour avoir
laissé les meurtriers impunis, il aspira au tribunat, afin de conquérir la
popularité, et, par elle, d'arriver à la domination. Ce fut dans cette vue qu'il
brigua la place laissée vacante par Cinna. Ayant échoué par l'opposition
d'Antoine, loin de se tenir en repos, il décida Tibérius Canutius, tribun en
charge, à le présenter au peuple sous le prétexte des legs que César lui avait
laissés; et, après un discours approprié à la circonstance, il promit de les
payer sur-le-champ et donna de lui à la foule beaucoup d'autres espérances
encore. Ensuite de cela, les jeux institués pour l'achèvement du temple de
Vénus, que ceux qui s'en étaient chargés du vivant de César négligeaient de
célébrer, de même que les jeux du cirque pendant les Palilies, lui-même, pour
faire sa cour au peuple, comme si c'eût été une charge qui lui revenait par
droit de naissance, les fit célébrer à ses propres frais. Cependant ni le siège
doré de César, ni la couronne ornée de pierreries, ne furent alors, malgré le
décret qui l'ordonnait, portés au théâtre, par crainte d'Antoine.
7. Du reste, une étoile ayant tous ces jours paru du nord au midi, et le
peuple, bien que quelques-uns lui donnassent le nom de comète et prétendissent
qu'elle n'avait que la signification habituelle, ayant, loin d'ajouter foi à
leur opinion, consacré cette étoile à César devenu immortel et mis au nombre des
astres, Octave, enhardi, lui éleva dans le temple de Vénus une statue d'airain
avec une étoile sur la tête. Comme personne ne s'y opposa par crainte de la
multitude, il en profita pour faire exécuter plusieurs autres des décrets
précédemment rendus en l'honneur de César. Ainsi on donna le nom de Julius à un
mois, et, pendant les supplications consacrées à célébrer ses victoires, il y
eut un jour où les victimes furent immolées en son nom. C'est pour cela aussi
que les soldats, dont quelques-uns d'ailleurs avaient été gagnés à prix
d'argent, se rangèrent avec empressement autour d'Octave. Le bruit en
conséquence se répandit et l'on crut qu'il se passerait quelque chose de nouveau
; surtout parce que Octave ayant voulu, comme il avait coutume de le faire du
temps de son père, converser avec Antoine dans son tribunal du haut d'un lieu
élevé et exposé à tous les regards, celui-ci ne l'accueillit pas et alla même
jusqu'à l'arracher de sa place et le faire chasser par ses licteurs.
8. Tout le monde en fut vivement indigné, surtout parce que César, pour
rendre Antoine odieux et attirer à lui la multitude, cessa de venir au Forum.
Antoine effrayé dit à son entourage qu'il n'avait nul ressentiment contre le
jeune César, qu'il lui devait de la bienveillance et qu'il était disposé à
effacer tout soupçon. Ces propos ayant été rapportés à César, ils en vinrent à
un entretien, semblèrent aux yeux de quelques-uns s'être réconciliés, car,
sachant exactement leurs intentions, mais ne croyant pas le moment alors
opportun pour les manifester, ils se rapprochèrent moyennant quelques mutuelles
concessions, et ils restèrent quelques jours en paix; puis des soupçons de part
et d'autre, soit trahison véritable, soit aussi accusation mensongère, comme
cela arrive d'ordinaire en pareille occurrence, les brouillèrent de nouveau. En
effet lorsqu'à la suite d'une grande inimitié des hommes se sont réconciliés,
une foule de choses qui n'ont rien de sérieux et qui sont l'effet du hasard leur
inspirent des soupçons; en un mot, leur haine précédente leur fait voir partout
l'effet d'une intention malveillante. Dans ces circonstances, les intermédiaires
exercent aussi une certaine action sur eux; leurs rapports, pleins d'une
bienveillance simulée, les aigrissent encore davantage. Le nombre est grand, en
effet, de ceux qui veulent que les hommes puissants soient en désaccord, et qui,
pour ce motif, se font une joie de leur inimitié et s'unissent à ceux qui leur
dressent des embûches. En outre, il est facile de se laisser tromper par les
paroles calculées d'une amitié qui n'éveille aucun soupçon, lorsqu'une fois on a
été préalablement calomnié. Aussi, ces deux hommes, déjà disposés à la défiance,
n'en furent que plus aigris dans leur haine mutuelle.
9. Antoine donc, voyant la puissance de César grandir, essaya de séduire la
multitude, afin, s'il était possible, de la détacher de son ennemi et de se la
concilier. Dans cette vue, il fit du partage de terres nombreuses, et, entre
autres, de celles des marais Pontins, comme si ces marais eussent été déjà
comblés et propres à la culture, l'objet d'une loi, que Lucius Antonius, son
frère, alors tribun, présenta au peuple. A cette époque trois Antoine, qui
étaient frères, occupaient des charges publiques : Marcus était consul, Lucius
tribun et Caïus préteur. Ce fut surtout par suite de cette circonstance qu'ils
purent destituer ceux qui gouvernaient alors les peuples alliés et les peuples
soumis, à l'exception des meurtriers, qui étaient en très grand nombre, et de
quelques autres qu'ils croyaient leur être dévoués, continuer quelques autres
dans leurs fonctions au delà du terme fixé par les règlements de César. C'est
ainsi que Caïus put s'approprier la Macédoine, échue par le sort à son frère
Marcus, tandis que la Gaule cisalpine, province fortement pourvue en soldats et
en argent, assignée à D. Brutus, passait, avec les légions dirigées en avant sur
Apollonie, à Marcus lui-même par voie d'échange. Telles furent les mesures que
l'on fit décréter. En même temps, on confirma l'impunité accordée par César à
Sextus Pompée qui avait déjà une grande puissance, et aux autres; on décida que
toutes les sommes en argent et en or que le trésor public avait reçues sur les
biens de son père, seraient restituées. Quant aux terres, Antoine, qui en
possédait la plus grande partie, n'en rendit aucune. Telle fut la conduite de
ces hommes.
Sur Sextus, fils de Pompée
10. Je vais maintenant rapporter les événements relatifs à Sextus. Aussitôt
qu'il se fut échappé de Cordoue, il gagna d'abord la Lacétanie, où il se tint
caché; car on l'y poursuivit, mais les dispositions bienveillantes qu'avaient
pour lui les habitants, en mémoire de son père, lui permirent de se dérober à
toutes les recherches. Puis, quand César fut repassé en Italie ne laissant dans
la Bétique qu'une armée peu considérable, les indigènes et les soldats qui
avaient survécu à la bataille se groupèrent autour de Sextus. Ce fut ainsi et à
la tête de cette armée qu'il passa de nouveau dans la Bétique comme étant un
pays plus favorable à la guerre. Là, s'étant, surtout après la mort de César,
rendu maître de soldats et de villes les unes par soumission volontaire, les
autres par contrainte (C. Asinius Pollion, gouverneur de la province, n'était
nullement en force), il marcha sur la Carthage d'Espagne; pendant ce temps,
Pollion ayant profité de son absence pour faire quelques ravages, Sextus revint
avec des troupes nombreuses, et, lui avant livré bataille, le mit en fuite; le
reste, quoique soutenant vigoureusement la lutte, fut par l'heureux hasard que
voici frappé de terreur et vaincu. Pollion avait jeté son manteau de général,
afin de demeurer plus facilement inconnu dans sa fuite; un autre, nommé Pollion
comme lui, et qui servait avec distinction dans la cavalerie, était tombé; d'un
côté, le cavalier restait par terre, tandis que, de l'autre, le manteau avait
été pris : les soldats, à cette nouvelle et à cette vue, crurent par erreur que
leur général avait péri, et ils reculèrent. Sextus, maître ainsi de la victoire,
s'empara de presque toute la contrée. Il était déjà puissant, lorsque Lépidus
arriva pour prendre le gouvernement de la partie de l'Espagne qui était
limitrophe, et lui persuada de consentir à un accord par lequel les biens
paternels lui seraient rendus. Antoine, par amitié pour Lépidus, en haine de
César, fit rendre le décret. C'est ainsi et à ces conditions que Sextus quitta
l'Espagne.
Comment la division commenta à se mettre entre César et
Antoine
11. César et Antoine se contrecarraient l'un l'autre en toutes choses, sans
cependant avoir encore rompu ouvertement; quoique réellement en état de guerre,
ils sauvaient du moins les apparences. Aussi, dans Rome, tout était-il plein de
désordre et de confusion. Ils étaient encore en paix, et déjà ils faisaient la
guerre ; on voyait bien un fantôme de liberté, mais les actes étaient ceux du
despotisme. En apparence Antoine, en sa qualité de consul, avait l'avantage,
mais l'affection générale penchait vers César tant à cause de son père que par
espoir en ses promesses, d'autant plus que le peuple était fatigué de la grande
puissance d'Antoine et favorisait César, qui était encore sans force. Il
n'aimait aucun d'eux; mais, toujours désireux de nouveautés, et naturellement
porté à renverser tout ce qui domine et à soutenir l'opprimé, il abusait des
deux rivaux pour satisfaire ses désirs. Ainsi, après avoir alors abaissé Antoine
par le moyen de César, il essaya ensuite d'abattre ce dernier à son tour. Sans
cesse mécontent de ceux qui exerçaient le pouvoir, il prenait les faibles sous
sa protection et, par eux, renversait les dominateurs; puis, il se détachait
d'eux également. De cette manière, les mettant tour à tour dans une position qui
leur attirait l'envie, on le voyait aimer et haïr les mêmes hommes, les élever
et les abaisser.
12. Telles étaient les dispositions du peuple à l'égard de César et
d'Antoine, lorsque la guerre éclata; voici à quelle occasion. Antoine s'étant
rendu à Brindes auprès des soldats, qui venaient d'y arriver à leur retour de
Macédoine, César de son côté y envoya des gens à lui avec de l'argent pour les
gagner; lui-même, s'étant avancé jusque dans la Campanie, y leva, surtout à
Capoue, une grande quantité d'hommes qui avaient reçu de son père, dont il se
disait le vengeur, les terres voisines et cette ville elle-même. Il leur fit de
nombreuses promesses, et leur distribua sur-le-champ environ cinq cents
drachmes. Avec ces hommes il forma le corps des "Evocati", qu'on pourrait
appeler en grec g-Anaklehtoi, parce que, après avoir obtenu leur congé, ils
étaient de nouveau appelés à servir. César, renforcé par eux, se rendit à Rome
en diligence avant qu'Antoine y fût de retour; et là, s'avançant au milieu de la
multitude travaillée par Canutius en sa faveur, il lui rappela longuement la
mémoire de son père, énumérant en détail tout le bien qu'il avait fait, parla
longuement aussi de lui-même, quoique en termes mesurés ; accusa Antoine, donna
des éloges aux soldats qui l'avaient suivi, comme venant volontairement au
secours de Rome, comme l'ayant lui-même choisi pour cette œuvre et l'ayant
chargé d'en témoigner auprès du peuple. Après avoir reçu pour cette conduite les
éloges des gens apostés à cette intention et des troupes qui l'accompagnaient,
il partit pour l'Étrurie, afin de lever là encore des soldats. Voilà ce que fit
César.
13. Antoine fut d'abord accueilli favorablement des soldats qui étaient à
Brindes, parce qu'ils s'attendaient à recevoir de lui plus que César ne leur
avait offert, le croyant beaucoup plus riche que son rival. Cependant, comme il
ne promit de donner que cent drachmes à chacun, et que, des murmures ayant par
suite éclaté, il fit mettre à mort quelques mutins, même des centurions, sous
ses yeux et sous ceux de sa femme, ils se tinrent tranquilles pour le moment;
mais lorsque, dans leur marche pour la Gaule, ils furent arrivés sous les murs
de Rome, ils se révoltèrent; et, au mépris des lieutenants mis à leur tête, ils
passèrent en grand nombre du côté de César. La légion de Mars se rendit aussi à
lui, même la quatrième tout entière. César, en les recevant et leur accordant
les mêmes largesses, en attira beaucoup d'autres à lui; il se rendit maître,
sans y penser, de tous les éléphants d'Antoine, sur le passage desquels il se
trouva. Puis celui-ci, après avoir réglé certaines affaires dans Rome et reçu le
serment du reste des soldats et des sénateurs qui étaient avec eux, s'étant mis
en marche pour la Gaule, de crainte de quelque mouvement, César l'y suivit sans
tarder un seul instant.
14. Le gouverneur de cette province était Décimus Brutus, et Antoine avait
grand espoir en lui, parce qu'il était un des meurtriers de César. Mais voici ce
qui arriva. Décimus n'ayant aucune défiance contre César (il n'avait fait aucune
menace contre les meurtriers) et voyant qu'Antoine, par son ambition naturelle,
n'était pas plus l'ennemi de César que le sien et celui des autres qui avaient
quelque pouvoir, ne lui céda pas. A cette nouvelle, César fut longtemps
incertain de ce qu'il ferait. Il les haïssait, il est vrai, tous les deux, mais
il lui était impossible de combattre l'un et l'autre à la fois; car il n'était
pas assez fort pour lutter contre l'un ou l'autre des deux, et de plus il
craignait, s'il l'osait faire, de les réunir contre lui et d'avoir à les
combattre ensemble. Calculant donc que la lutte contre Antoine était déjà
engagée et pressante, tandis que le moment de venger son père n'était pas encore
arrivé, il se réconcilia avec Décimus. Il savait bien en effet que l'un, si,
avec son aide, il sortait victorieux des circonstances présentes, ne lui
donnerait jamais grande peine à combattre, tandis que l'autre deviendrait pour
lui un adversaire puissant, tant leur inimitié était profonde.
15. Il envoya donc vers Décimus pour lui offrir son amitié et lui promettre
son alliance, s'il ne recevait pas Antoine. Cette démarche fit que, même à Rome,
la faveur publique fut acquise à César. Alors, comme l'année était sur le point
de finir, et qu'aucun des consuls n'était présent (Dolabella avait été envoyé à
l'avance en Syrie par Antoine), des éloges furent, sur la proposition des
tribuns du peuple, accordés en plein sénat à César et à Décimus, ainsi qu'aux
soldats qui avaient abandonné Antoine. Afin de pouvoir, au commencement de la
nouvelle année, délibérer sans crainte sur les circonstances présentes, on
résolut de faire garder par des troupes l'assemblée du sénat. Ces mesures furent
approuvées par le plus grand nombre de ceux qui se trouvaient alors dans Rome et
qui haïssaient vivement Antoine, mais surtout par Cicéron, car c'était à cause
de son inimitié contre Antoine qu'il servait César, et faisait, par sa parole et
par ses actions, tout ce qu'il pouvait pour aider l'un et pour nuire à l'autre.
C'est aussi pour ce motif que, après avoir quitté Rome sous prétexte
d'accompagner son fils à Athènes, où il allait étudier, il revint sur ses pas
dès qu'il eut appris que la guerre avait éclaté entre eux.
16. Voilà ce qui se fit durant cette année ; elle fut, en outre, marquée par
la mort de Servilius Isauricus : Servilius mourait très vieux. C'est pour ce
motif que je parle de lui, et aussi parce que les Romains, à cette époque,
avaient pour les citoyens revêtus des grandes magistratures tant de respect et
tant de haine pour ceux qui se montraient impudents à leur égard, même dans les
plus petites choses, que cet Isauricus s'étant une fois trouvé, à pied, dans un
chemin en face d'un homme à cheval qui, au lieu de mettre pied à terre, avait
piqué vivement, puis ayant, à quelque temps de là, reconnu cet homme, un jour
qu'il comparaissait en justice, les juges, sur le simple récit de ce qui s'était
passé, ne laissèrent même pas la parole à l'accusé, et le condamnèrent d'une
voix unanime.
17. A. Hirtius étant consul avec C. Vibius (ce dernier, quoique son père eût
été inscrit sur les tables de proscription de Sylla, fut néanmoins alors créé
consul), le sénat s'assembla, et la discussion, ouverte le premier jour du mois,
se prolongea trois jours de suite. L'imminence de la guerre et une foule de
prodiges sinistres jetèrent dans les esprits un trouble tel que, même les jours
néfastes, la délibération sur l'intérêt public ne fut pas interrompue. La foudre
tomba souvent, parfois même sur le sanctuaire de Jupiter, dans le temple de la
Victoire, au Capitole ; un grand vent s'éleva, qui brisa les tables fixées
autour du temple de Saturne et de celui de la Bonne Foi, joncha la terre de
leurs débris, et, en outre, renversa et mit en morceaux la statue de Minerve
Conservatrice, que Cicéron, avant son exil, avait consacrée dans le Capitole.
Cet accident fut pour Cicéron lui-même un présage de sa mort ; les autres
citoyens furent consternés par ces divers prodiges, et aussi parce qu'un violent
tremblement de terre était survenu, et qu'un taureau, immolé en expiation dans
le temple de Vesta, s'était relevé bondissant après le sacrifice. Outre ces
présages, déjà très significatifs, une torche sillonna les airs du levant au
couchant; un astre nouveau se montra pendant plusieurs jours. La lumière du
soleil sembla diminuer et s'éteindre, puis présenter l'apparence de trois
cercles dont l'un était entouré d'une couronne d'épis enflammée, de telle sorte
que, si jamais présage fut clairement réalisé, ce fut celui-là. Trois hommes, en
effet (je veux dire César, Lépidus et Antoine), avaient alors le pouvoir en
main, et de ces trois César fut celui qui remporta la victoire. Voilà ce qui se
passait alors ; de plus, partout circulaient des vers prophétiques annonçant la
destruction du gouvernement républicain. Des corbeaux, qui volèrent dans le
temple des Dioscures, y effacèrent à coups de bec les noms des consuls Antoine
et Dolabella, gravés sur une table ; un grand nombre de chiens parcoururent le
reste de la ville, et, se rassemblant surtout auprès de la maison du grand
pontife Lépidus, firent entendre des hurlements ; l'Éridan, après avoir débordé
au loin sur ses rives, se retira tout à coup, abandonnant à sec une multitude de
serpents. D'innombrables poissons furent jetés de la mer sur le continent, vers
l'embouchure du Tibre. Par surcroît, la peste sévit avec violence dans toute
l'Italie pour ainsi dire, et, à cause de cela, on décréta que la curie Hostilia
serait reconstruite, et que le lieu où s'était donnée la naumachie serait
comblé. Le fléau cependant ne semblait pas devoir s'arrêter là, d'autant plus
que, Vibius offrant, au renouvellement de l'année, le sacrifice des kalendes, un
de ses licteurs tomba subitement mort. Ce fut par ces motifs que, même ces
jours-là, il y eut délibération du sénat, et, entre autres orateurs qui
parlèrent dans l'un et l'autre sens, Cicéron s'exprima en ces termes :
Comment Cicéron parla contre Antoine
18. « Les motifs qui m'ont fait abréger une absence qui semblait devoir être
longue, qui m'ont fait hâter mon retour dans l'espoir de vous être utile sous
plus d'un rapport, vous les avez entendus récemment, Pères Conscrits, lorsque je
vous ai présenté ma justification à ce sujet. En effet, je n'aurais pas supporté
de vivre sous la domination d'un tyran sans pouvoir ni m'occuper des affaires
publiques, ni parler librement sans danger, ni de mourir utilement pour vous ;
et, d'un autre côté, si l'occasion de remplir quelqu'un de ces devoirs s'était
présentée, je n'aurais pas hésité à le faire, même à mon propre péril ; car,
selon moi, c'est également l'œuvre d'un homme de bien de se conserver pour les
intérêts de la patrie, sans toutefois sacrifier sa vie en pure perte, et, soit
dans ses paroles, soit dans ses actions, de ne rien négliger de ce qui est
utile, lors même que, pour sauver l'État, il s'attirerait nécessairement quelque
malheur.
19. Dans cet état de choses, César avait pourvu à ce que nous pussions, moi
et vous, délibérer en sûreté sur les mesures à prendre; mais, puisque vous avez
décrété une garde pour protéger vos assemblées, il nous faut aujourd'hui, par
nos paroles et par nos actions, régler le présent et pourvoir à l'avenir de
manière à ne plus désormais nous trouver dans la nécessité de prendre une
résolution sur ce sujet. La difficulté de nos affaires, leur étrangeté, les
soins et les réflexions qu'elles exigent, vous-mêmes, vous en avez témoigné par
cette mesure, sans parler des autres. Vous n'eussiez pas décrété que le sénat
aurait une garde, si vous eussiez pu délibérer en sûreté au milieu de l'ordre et
du calme habituel. C'est donc un devoir pour nous, à cause des soldats qui nous
entourent, de faire quelque acte considérable, afin de ne pas encourir le
ridicule pour les avoir demandés comme si quelqu'un nous inspirait des craintes,
et pour avoir négligé d'agir, comme si nous n'étions pressés par aucun danger;
pour les avoir placés auprès de nous sous prétexte de défendre Rome contre
Antoine, mais, en réalité, pour les lui donner contre nous, comme s'il fallait
qu'il les reçût en surcroît des autres forces qu'il rassemble contre la patrie,
de manière à vous empêcher, même aujourd'hui, de rien décréter contre lui.
20. Il est cependant des gens qui portent l'impudence jusqu'à dire
qu'Antoine ne fait pas la guerre à Rome, des gens qui nous supposent assez
simples pour s'imaginer qu'ils nous persuaderont de faire plus attention à leurs
discours qu'à ses actes. Et qui donc, négligeant d'examiner les actions
d'Antoine, cette expédition que, sans en avoir reçu l'ordre ni du sénat ni du
peuple, il a entreprise contre nos alliés, ces incursions sur leur territoire,
ces villes qu'il assiège, ces menaces qu'il lance contre nous tous, les
espérances qui lui font suivre une semblable conduite; qui donc, pour avoir cédé
aux paroles de ces gens et aux discours mensongers par lesquels ils nous
arrêtent en alléguant de vains prétextes, voudrait s'exposer à périr ? Pour moi,
je suis tellement éloigné de regarder sa conduite comme légale et honnête que,
au contraire, pour avoir abandonné le gouvernement de la Macédoine qui lui avait
été assigné par le sort, et avoir pris en échange celui de la Gaule sur lequel
il n'avait aucun droit ; pour retenir autour de lui, alors qu'on n'appréhende
aucun danger en Italie, les troupes que César avait envoyées en avant contre les
Parthes ; pour avoir quitté la ville à l'époque de son consulat, promené au
dehors le ravage et la dévastation, je proclame qu'il est depuis longtemps notre
ennemi à tous.
21. « Si alors vous ne vous en êtes pas sur-le-champ aperçus, si vous n'avez
pas fait, à chacun de ses actes, éclater votre indignation, cet homme n'en est
que plus haïssable encore, car il ne cesse pas d'abuser de votre indulgence, et
quand peut-être il aurait pu obtenir le pardon de ses premières fautes, il en
est arrivé, à force de persévérance dans la méchanceté, au point qu'il faut
absolument le punir. Vous, de votre côté, vous ne pouvez assez veiller à vos
affaires, en voyant et en songeant que l'homme qui tant de fois, dans des
circonstances si importantes, vous a tenus en mépris, votre douceur et votre
bonté ne sauraient le ramener volontairement à résipiscence, et qu'il faut bon
gré malgré maintenant, puisque vous ne l'avez pas fait plus tôt, le réprimer par
les armes.
22. Parce qu'il a obtenu de vous quelques décrets en sa faveur, les uns par
la persuasion, les autres par la violence, n'allez pas pour cela croire qu'il
est moins coupable et qu'il mérite un moindre châtiment. Tout au contraire, il
doit surtout être puni de ce qu'ayant dessein de commettre bien des forfaits, il
en a accompli quelques-uns par votre moyen, et que les avantages qu'il vous a,
contre toute prévoyance, contraints par ses tromperies à lui fournir dans vos
décrets, il en a abusé contre vous-mêmes. Comment, en effet, eussiez-vous
consenti à retirer des gouvernements distribués par César ou par le sénat, pour
permettre à cet homme de répartir maintes faveurs à ses amis et à ses
compagnons, d'envoyer son frère Caïus en Macédoine, de prendre pour lui-même la
Gaule avec les armées, quand il n'a pas à s'en servir pour vous ? Ne vous
souvient-il pas aussi comment, à la faveur du trouble que vous causa la mort de
César, il fit tout ce qu'il voulut, vous associant à certains actes avec astuce
et à contretemps, en y ajoutant des attentats commis de sa propre autorité, avec
mauvaise foi, remplissant tout de ses violences ? car il a employé contre vous
des soldats, et des soldats barbares ! Et l'on s'étonnera qu'à cette époque il
ait été décrété quelque mesure qui n'eût pas dû l'être, lorsque aujourd'hui nous
n'aurions pas la liberté de parler et d'agir selon notre devoir, si nous
n'étions protégés par une garde? Si nous l'eussions eue alors autour de nous, il
n'aurait pas obtenu ce qu'on dira qu'il a obtenu, et, augmentant par là sa
puissance, fait ce qu'il a fait. Les choses donc que, cédant à des ordres, à la
contrainte, et versant des larmes, nous avons paru lui accorder, que personne ne
vienne nous les objecter comme des actes légitimes et justes : même entre
particuliers, tout ce qui est le résultat d'une contrainte est réputé non
obligatoire.
23. D'ailleurs ce que vous semblez avoir décrété n'a pas d'importance et ne
s'écarte pas beaucoup de nos coutumes ; vous pourrez vous en convaincre. Quel
mal y a-t-il en effet à ce que tel homme plutôt que tel autre gouverne la
Macédoine ou la Gaule ? Qu'y a-t-il de fâcheux à ce qu'un consul ait reçu des
soldats? Ce qu'il y a de fâcheux et de déplorable, c'est que nos terres soient
dévastées, les villes de nos alliés assiégées, nos soldats armés contre nous,
nos revenus contre nous dépensés : voilà ce que vous n'avez ni décrété, ni voulu
décréter. Ainsi, parce que vous lui avez donné certaines prérogatives, ne
permettez pas pour cela qu'il fasse ce que vous ne lui avez pas permis ; parce
que vous lui avez fait certaines concessions, ne croyez pas qu'il faille
l'autoriser à exécuter ce que vous ne lui avez pas accordé. Au contraire, c'est
pour cette raison même que vous lui devez votre haine et votre sévérité, puisque
les honneurs et la clémence dont il vous est redevable, il a, non seulement dans
ces conjonctures, mais encore dans toutes les autres, osé s'en servir contre
vous. Examinez en effet : vous avez, cédant à mes conseils, décrété la paix et
l'union de tous les citoyens. Nommé par vous pour présider à l'exécution de ce
décret, il s'est conduit de telle sorte que, prenant prétexte des funérailles de
César, il a failli livrer aux flammes la ville tout entière et provoqué de
nouveau une foule de meurtres. Vous avez confirmé toutes les donations faites
par César et toutes les lois portées par lui, non pas que tout y fût bon à vos
yeux (il s'en faut certes de beaucoup), mais parce qu'il était utile de n'y rien
changer, afin de bannir de nos rapports mutuels tout soupçon et toute
arrière-pensée. Cet homme, chargé de veiller à l'exécution de vos ordres, a
supprimé beaucoup d'actes de César, et il y a substitué une foule de
dispositions contraires. Territoires, droit de cité, immunités et autres
privilèges, il les a ravis à ceux qui en jouissaient, simples particuliers, rois
et villes, et cela, pour les donner à d'autres qui n'en avaient pas été
gratifiés, s'autorisant faussement des papiers de César, enlevant à ceux qui ne
voulaient rien lui abandonner tout ce qui leur avait été donné, vendant à ceux
dont il avait reçu ce qu'il leur avait demandé ces mêmes faveurs et toutes les
autres. Pourtant vous aviez, dans cette prévision, décrété après la mort de
César qu'il ne serait dressé aucune plaque mentionnant un don fait par le
dictateur. Eh bien! malgré cette défense, la chose a eu lieu maintes fois ; il
était nécessaire, répétait Antoine, de faire un choix parmi les dispositions
trouvées dans les papiers de César et de les exécuter. Vous lui aviez prescrit
d'en conférer avec les premiers de nos citoyens; mais lui, sans se préoccuper
d'eux en aucune façon, tout ce qui lui a plu, par rapport, soit aux lois, soit
aux exilés, soit aux autres choses dont je parlais tout à l'heure, il l'a
exécuté par lui seul. Voilà comment il entend se conformer à vos décisions.
24. « Mais s'est-il borné à ces abus, et quant au reste son administration
a-t-elle été convenable ? Où ? Comment? Chargé de rechercher les sommes laissées
par César qui appartenaient à l'État et de les porter au trésor, ne les a-t-il
pas enlevées, ne les a-t-il pas ou données à ses créanciers, ou dépensées en
débauches, de sorte qu'il ne lui en reste plus rien? Le nom de dictateur qui
vous est devenu odieux à cause du despotisme de César, et que vous avez
complètement banni de la république, ce nom, comme s'il était capable de causer
à lui seul quelque dommage, il ne l'a pas pris; mais en a-t-il moins, sous le
titre de consul, exercé dans ses actes la puissance absolue d'un dictateur? Ne
l'avez-vous pas, vous, proclamé le régulateur suprême de la concorde ? n'a–t-il
pas, lui, de son propre chef, entrepris une guerre terrible, injuste, et que
vous n'avez pas décrétée, contre Octave et Décimus qui ont reçu de vous des
éloges ? Il y aurait mille faits à citer, si l'on voulait rapporter en détail
chacune des choses dont vous lui avez confié l'administration comme consul et
dans lesquelles, loin d'agir conformément à son devoir, il a fait tout le
contraire, abusant contre vous de la puissance que vous lui aviez donnée.
Prendrez-vous donc sur vous ces méfaits, et direz-vous que vous êtes cause de
tout puisque vous lui avez confié tout droit d'administration et de contrôle?
Mais ce serait une absurdité. Qu'un général ou un ambassadeur ne fassent pas
leur devoir, ce ne sera pas vous, qui les avez envoyés, qui en serez
responsables. Il serait étrange, en effet, que tous ceux que vous choisissez
pour exécuter un dessein en recueillissent les profits et les honneurs, et
reportassent sur vous les griefs et les accusations qui peuvent en résulter.
25. « Il ne faut donc pas lui accorder votre attention, quand il dit : C'est
vous qui m'avez confié le gouvernement de la Gaule; c'est vous qui m'avez
ordonné de prendre l'administration des finances ; c'est vous qui m'avez donné
les troupes revenues de la Macédoine. Oui, les décrets ont été rendus, s'il faut
le dire et s'il ne faut pas plutôt punir Antoine pour vous avoir forcés de
prendre ces décisions : mais le rappel des exilés, la substitution de lois à
d'autres lois, la vente du droit de cité et des immunités, la dilapidation des
deniers publics, le pillage de ceux des alliés, la dévastation des villes, la
tentative de donner un tyran à sa patrie, voilà ce que jamais vous ne lui avez
permis. Aucun autre non plus, bien que vous ayez rendu plusieurs décrets en
faveur de particuliers, n'a reçu de vous l'autorisation de faire tout ce qu'il
voulait; mais toujours vous avez puni ceux qui se comportaient de la sorte,
toutes les fois que vous l'avez pu, de même que vous punirez aussi cet homme, si
vous m'en croyez. Car ce n'est pas dans ces circonstances seulement qu'il s'est
montré tel que vous le connaissez, tel que vous l'avez vu, c'est, sans en
excepter aucune, dans toutes ses actions, à partir du jour où il est arrivé aux
affaires.
26. «Quant à sa vie privée, aux dérèglements dont il l'a souillée, et à sa
cupidité, je les passerai volontiers sous silence, non pas qu'on ne puisse, là
aussi, trouver, et en grand nombre, des actes scandaleux, mais, par Hercule, je
rougis d'entrer dans un détail exact, devant vous surtout qui n'en êtes pas
moins bien instruits que moi : la vie qu'il a menée dès son enfance, l'infâme
trafic de son adolescence, ses débauches secrètes, sa prostitution publique, les
turpitudes auxquelles il s'est prêté tout le temps qu'il en a été capable, qu'il
a commises aussitôt qu'il l'a pu ; ses orgies, son ivrognerie et tous les excès
qui en sont la suite. Il est impossible qu'un homme élevé dans un tel
dérèglement et dans une telle impudeur n'en souille pas sa vie tout entière.
Aussi a-t-il porté dans la vie publique l'infamie et la cupidité de sa vie
privée. Je les laisserai donc de côté, par Jupiter, ainsi que son voyage en
Égypte auprès de Gabinius et sa fuite dans la Gaule auprès de César, de peur
qu'on ne me reproche de tout examiner avec trop de rigueur; j'en rougirais pour
vous qui, le sachant tel, l'avez néanmoins nommé tribun du peuple, maître de la
cavalerie et même, plus tard, consul. Je me bornerai pour le moment à dire les
excès où il s'est laissé entraîner, les actes pervers qu'il a commis pendant ces
magistratures.
27. «Tribun du peuple, cet homme vous empêcha plus que tous de résoudre
convenablement les difficultés du moment, criant, vociférant, et, seul entre
tous, s'opposant à l'union commune des citoyens. Puis, quand sous le coup de
votre indignation vous eûtes, à cause de lui, rendu les décrets que vous avez
rendus, il s'échappa de la ville, abandonnant sa charge, lui à qui les lois ne
permettaient pas de s'absenter une seule nuit; transfuge dans le camp de César,
il amena ce dernier contre la patrie ; et vous, il vous chassa de Rome et de
l'Italie; en un mot, toutes les calamités que vous avez ensuite éprouvées durant
les guerres civiles, il en a été la cause principale. Car, si alors il n'eût pas
agi contrairement à vos desseins, jamais César n'aurait trouvé aucun prétexte à
la guerre, ni, malgré son impudence extrême, rassemblé, au mépris de vos
décrets, une armée suffisante ; ou il eût volontairement renoncé au parti des
armes, ou il eût été malgré lui ramené à résipiscence. Au contraire, c'est
Antoine qui a fourni à César des prétextes, qui a anéanti la dignité du sénat,
qui a augmenté l'audace des soldats ; c'est lui qui a jeté la semence de tous
les maux qui sont nés depuis; c'est lui qui a été le fléau commun, non pas de
nous seulement, mais encore de presque tout l'univers, ainsi que les dieux
l'avaient clairement annoncé. Car, lorsqu'il portait ses admirables lois,
partout éclatèrent éclairs et tonnerre; le scélérat, sans en tenir aucun compte,
quoiqu'il prétendît être augure, a, comme je l'ai dit, rempli non seulement la
ville, mais aussi l'univers, d'une foule de maux.
28. « Après cela, qu'est-il besoin de dire comment il est resté maître de la
cavalerie pendant une année tout entière, ce qui n'avait pas encore eu lieu
auparavant? Dirai-je qu'il s'abandonnait devant vous aux indécences de
l'ivresse, que, dans les assemblées publiques, du haut de la tribune, au milieu
de ses harangues, il vomissait l'orgie? Dirai-je que des prostitués et des
prostituées, des bouffons, hommes et femmes, étaient traînés par lui à sa suite
avec des licteurs aux faisceaux couronnés de lauriers, dans ses promenades par
toute l'Italie? Dirai-je que les biens de Pompée, il est le seul qui ait osé les
acheter, sans respect, ni pour sa propre dignité, ni pour la mémoire de ce grand
homme, se saisissant ainsi avec joie de ce qui fait maintenant encore couler nos
larmes? Car il s'est jeté sur ces biens et sur beaucoup d'autres avec
l'espérance de n'en jamais payer le prix. Mais ce prix fut exigé de lui avec
toute sorte d'affronts et de violences, tellement César lui-même le jugea
condamnable. Du reste, tous les biens qu'il avait acquis, et ils étaient
considérables, toutes les sommes qu'il s'était procurées par des exactions de
toute espèce, il les a dépensés en jeux, en prostitutions, il les a mangés, il
les a bus comme une Charybde. Je passe tout cela sous silence.
29. Mais ses offenses envers la république, les meurtres commis sans
distinction dans tous les quartiers de Rome, comment les taire? Ne vous
souvenez-vous pas comment, odieux déjà par son seul aspect, il vous est devenu
très odieux par ses actes ; lui qui, ô terre, ô dieux! a osé ici, dans
l'enceinte de nos murs, sur le Forum, dans la curie et dans le Capitole, à la
fois revêtir la prétexte et ceindre un glaive, se servir de licteurs et prendre
une garde de soldats ? et lorsque ensuite il aurait pu apaiser les désordres
suscités par d'autres, loin de le faire, c'est lui qui a mis la sédition parmi
vous au lieu de la concorde, ici par lui-même, là par ses agents? Se mettant
tour à tour à la tête de ces factions, tantôt aidant l'une, tantôt se faisant
son adversaire, il a été la cause principale que beaucoup de citoyens ont été
égorgés, la cause principale que toutes les régions du Pont et des Parthes n'ont
pas, immédiatement après la victoire remportée sur Pharnace, été soumises à
notre empire : ce qu'il faisait ici, forçant César de revenir en hâte, ne permit
pas à ce dernier d'achever, comme il le pouvait alors, la soumission d'aucune
d'elles.
30. Tout cela pourtant ne l'a pas rendu sage : pendant qu'il était consul,
il est entré nu, oui, pères conscrits, nu et parfumé, dans le Forum sous
prétexte des Lupercales, et là il s'est avancé vers la tribune, du pied de
laquelle il a harangué le peuple; ce que depuis la fondation de notre ville,
jamais homme, ni consul, ni préteur, ni tribun du peuple, ni édile, n'a fait, à
la connaissance de personne. Sans doute on célébrait les Lupercales, et il
présidait le collège Julien : car c'était ce que lui avait enseigné Clodius,
pour prix des deux mille plèthres donnés dans le pays des Léontins. Mais tu
étais consul, homme de bien (je m'adresserai à toi comme si tu étais présent
ici, et, en cette qualité, il n'était ni convenable ni permis à toi de venir au
milieu du Forum, au pied de la tribune, en présence de nous tous, tenir un tel
langage, pour nous faire voir ton admirable corps gras et délicat, pour nous
faire entendre ta voix chargée de parfums impurs prononçant ces étonnantes
paroles (car j'aime mieux dire cela de ta bouche que d'en dire autre chose).
Sans doute il aurait manqué aux Lupercales une cérémonie à laquelle elles ont
droit : tu y as pourvu en souillant la ville entière, pour ne rien dire encore
des discours que tu tins alors. Qui ne sait en effet que le consulat est une
magistrature publique appartenant au peuple tout entier et dont on doit partout
conserver la dignité, en ne se montrant jamais que vêtu, et dans une attitude
honnête?
31. « Peut-être cet homme a-t-il imité le vieil Horatius ou l'antique Clélie,
ces héros, dont l'une avec tous ses vêtements traversa le fleuve à la nage, et
l'autre sauta avec ses armes clans les flots. Ce serait chose méritoire,
n'est-ce pas? d'élever une statue à cet homme aussi, afin qu'on vît l'un avec
ses armes dans le Tibre, l'autre nu dans le Forum. Ceux-là par de tels actes ont
assuré notre salut et notre liberté ; celui-ci nous a, autant qu'il a été en
lui, ravi toute liberté; il a détruit la république; il a établi un maître à la
place d'un consul, un tyran à la place d'un dictateur. Vous vous rappelez en
effet ce qu'il a dit quand il s'avança vers la tribune, ce qu'il a fait quand il
y fut monté. Celui en effet qui a osé, Romain et consul, appeler quelqu'un roi
des Romains, sur le Forum romain, au pied de la tribune dédiée à la liberté, en
présence de tout le peuple, de tout le sénat, lui placer aussitôt un diadème sur
la tête et prétendre devant nous tous, qui l'entendions, que c'était nous qui
l'avions chargé de dire et de faire de pareilles choses ; quels excès
n'oserait-il pas? de quel crime s'abstiendra-t-il?
32. « Ainsi nous, Antoine, nous t'aurions donné ce mandat, nous qui avons
chassé les Tarquins, nous qui avons chéri Brutus, nous qui avons précipité
Capitolinus, nous qui avons mis à mort Spurius? Nous t'aurions chargé de saluer
quelqu'un du nom de roi, nous qui avons déclaré ce nom exécrable et en outre, à
cause de lui, proscrit celui de dictateur ! Nous t'aurions donné l'ordre de
proclamer quelqu'un tyran, nous qui avons chassé Pyrrhus de l'Italie, nous qui
avons refoulé Antiochus au delà du Taurus, nous qui avons affranchi la Macédoine
de la tyrannie? Non, par les faisceaux de Valérius et la loi Porcia ! Non, par
la jambe d'Horatius et la main de Mucius ! Non, par la lance de Décius et le
glaive de Brutus ! Non, c'est toi, scélérat, qui as prié et supplié pour être
esclave, autant que Postumius pour être livré aux Samnites, autant que Régulus
pour être rendu aux Carthaginois, autant que Curtius pour se précipiter dans le
gouffre. Où as-tu trouvé écrit que la Crète, après le gouvernement de Brutus,
serait libre, quand nous, nous lui avions, après la mort de César, donné ce
gouvernement par notre décret?
33. Eh bien ! après avoir, en de si nombreuses et de si graves
circonstances, pris pour ainsi dire sur le fait sa pensée exécrable, ne le
punirez-vous pas? Attendrez-vous que les faits viennent vous apprendre quels
exploits accomplira, quand il sera armé, celui qui sans l'être a fait de telles
choses? ou bien, croyez-vous qu'il n'aspire pas à la tyrannie, qu'il ne se
flatte pas de l'obtenir un jour, et qu'il chassera de sa pensée ce désir qu'il y
a conçu, qu'il en bannira l'espérance de la monarchie, quand il a, pour y
arriver, dit et fait impunément de telles choses ? Quel est donc l'homme qui,
après avoir entrepris, lorsqu'il ne disposait que de sa voix, d'en seconder un
autre dans certaines choses, ne les accomplirait pas, quand il le peut, à son
profit personnel ? Qui donc, ayant osé en proclamer un autre tyran de la patrie
et de soi-même, ne voudrait pas se saisir du souverain pouvoir?
34. « Si donc vous l'avez épargné alors, maintenant « du moins haïssez-le à
cause de ces menées et gardez-vous de le laisser vous apprendre ce qu'il fera,
s'il réussit dans ses desseins; que les excès où s'est déjà portée son audace
vous fassent adopter les mesures nécessaires pour ne plus désormais avoir rien à
en souffrir. Dira-t-on que César eut alors la sagesse de n'accepter ni le nom de
roi ni le diadème? Mais cet homme n'en fut pas moins coupable pour avoir offert
à César ce qu'il n'approuvait pas. D'ailleurs César fit une faute dans le
principe en supportant de voir et d'entendre pareille chose ? Si donc cela fut
un motif suffisant pour donner la mort à César, cet homme aussi, qui avoue en
quelque sorte qu'il a désiré la tyrannie, comment ne serait-il pas juste de le
faire périr ? Car que tel ait été son dessein, c'est ce qui résulte évidemment
de ce que j'ai dit, ce que démontre avec la dernière évidence sa conduite
ultérieure. Pour quel autre motif, en effet, lorsqu'il lui était loisible de
jouir en sûreté du repos, a-t-il entrepris de mettre le trouble dans l'Etat et
de faire le brouillon? Pour quel motif, lorsqu'il pouvait rester chez lui à
l'abri du danger, a-t-il mieux aimé se mettre à la tête d'une armée et faire la
guerre? Pourquoi, lorsque plusieurs ont refusé de se rendre dans les
gouvernements qui leur étaient assignés, s'arroge-t-il la Gaule, sur laquelle il
n'a aucun droit, et lui fait-il violence ? Pourquoi, lorsque Décimus Brutus nous
livre sa personne, ses soldats et ses villes, Antome, loin d'imiter cet exemple,
le tient-il assiégé ? Non, il n'est pas possible qu'il ait d'autre but que de se
préparer contre nous ces ressources et toutes les autres.
35. Et c'est quand nous avons tout cela sous les veux, que nous agissons
avec hésitation et mollesse, que nous armons contre nous un tel tyran ? Comment
ne serait-ce pas une honte pour nous si, quand nos ancêtres, nourris dans
l'esclavage, ont aspiré à 1a liberté, nous nous rendions, nous habitués à un
gouvernement libre, volontairement esclaves ? si, après nous être réjouis d'être
affranchis de la domination de César, malgré de nombreux bienfaits dont nous lui
étions redevables, nous allions de notre plein gré choisir pour maître un homme
tellement inférieur à César; car celui-ci, après la victoire, a épargné un grand
nombre de ses ennemis, tandis que l'autre, avant même qu'il eut le pouvoir,
trois cents soldats, et parmi eux des centurions, ont été, chez lui, dans sa
maison, massacrés en présence et sous les yeux de sa femme qui fut couverte de
leur sang? Eh bien! cet homme, qui s'est conduit à leur égard d'une manière si
cruelle lorsqu'il devait chercher à se les attacher, quelles ne seront pas, à
l'égard de nous tous les extrémités auxquelles il se portera s'il est vainqueur?
Celui qui jusqu'ici a mené une vie si dissolue, ne pensez-vous pas qu'il ira aux
dernières limites, quand il aura en main la puissance des armes ?
36. « N'attendez donc pas un tel malheur pour changer de politique ;
tenez-vous sur vos gardes avant qu'il soit arrivé. Il est dur, en effet, quand
on eût pu prévenir le mal, d'avoir, par suite de négligence, à s'en repentir.
N'allez pas non plus, par incurie pour le présent, vous mettre dans le cas
d'avoir de nouveau besoin de quelque autre Cassius ou de quelques autres Brutus.
Il serait ridicule, en effet, lorsque nous sommes à temps pour nous secourir
nous-mêmes, de chercher après cela, pour reconquérir notre liberté, des bras que
nous ne trouverons peut-être pas, surtout si nous nous comportons de la sorte
dans les circonstances actuelles. Qui voudrait risquer sa vie pour le
gouvernement démocratique, en nous voyant publiquement disposés à recevoir la
servitude? Qu'Antoine ne s'arrête pas dans ses desseins, et que de loin, jusque
dans les moindres choses, il augmente ses forces contre nous, c'est une chose
évidente pour tous. Il n'a pas d'autre but, en faisant la guerre à Décimus et en
assiégeant Mutina, que de les vaincre et de s'en rendre maître pour ajouter à
ses ressources contre nous; car il n'a contre eux aucun grief dont il puisse
sembler tirer vengeance. D'un autre côté, il ne convoite pas leurs biens, il ne
s'expose pas, afin de les conquérir, aux fatigues et aux dangers pour qu'il
s'abstienne volontairement de toucher aux nôtres, à nous qui possédons, et
ceux-là et bien d'autres. Attendrons-nous donc que, renforcé par cette conquête
et par d'autres encore, il devienne un ennemi redoutable ? Le croirons-nous
quand il nous trompe, et qu'il nous dit qu'il ne fait pas la guerre à Rome?
37. « Quel est l'homme assez simple pour examiner d'après les paroles
d'Antoine plutôt que d'après ses actes, s'il nous fait ou s'il ne nous fait pas
la guerre ? Pour moi, ce n'est pas aujourd'hui pour la première fois, depuis
qu'il s'est enfui de Rome, qu'il a marché contre nos alliés, attaqué Brutus et
assiégé les villes, que je lui attribue de mauvais desseins contre nous : il y a
bien longtemps déjà que ses actions perverses et impudentes l'ont, non seulement
après la mort de César, mais même de son vivant, signalé comme un ennemi et un
homme qui en veut à nos lois et à notre liberté. Quel homme, en effet, ayant
l'amour de la liberté, quel homme ayant la haine de la tyrannie aurait commis un
seul de ces actes qu'Antoine a multipliés sous des formes si diverses ? Depuis
longtemps et de toutes parts il est convaincu d'être en guerre avec nous. Or
voici notre situation : si dès maintenant et au plus vite nous le punissons,
nous recouvrerons tout ce que nous avons perdu par notre insouciance; si,
négligeant de le faire, nous attendons patiemment que lui-même il avoue qu'il
conspire contre nous, nous nous trompons de tout point. Lors même qu'il serait
en marche contre Rome, il ne fera pas cet aveu non plus que ne l'ont fait
Marius, Cinna ni Sylla. Une fois devenu maître des affaires, il n'y a aucun
excès où il ne se porte comme eux, s'il n'en commet de plus horribles. Autres,
en effet, sont ordinairement les paroles quand on souhaite accomplir quelque
projet, autres les actions quand on a réussi. Pour arriver, on se contrefait en
tout; le résultat obtenu, on ne s'abstient d'aucune des choses qu'on désire.
Bien plus, ce que quelques-uns ont osé, ceux qui viennent après eux s'efforcent
toujours de le dépasser, dédaignant ce qui était déjà ancien, et ne se croyant
faits que pour des choses nouvelles et extraordinaires.
38. « Que cette perspective, Pères Conscrits, nous empêche d'hésiter plus
longtemps; ne nous laissons pas séduire par l'indolence dans le présent, mais
prenons nos précautions pour notre sûreté dans l'avenir. N'est-ce pas une honte
en effet que César, qui vient de sortir de l'enfance et d'être, il y a peu de
temps, inscrit parmi les adolescents, se soit montré assez attentif au bien de
l'État pour y employer son argent et rassembler des soldats; et que nous, nous
ne fassions rien de ce qu'exigent les circonstances, et refusions de le
soutenir, malgré les faits qui nous ont donné la preuve de son dévouement pour
nous. Qui ne sait, en effet, que, s'il n'était arrivé ici de Campanie avec ses
soldats, Antoine, sans respirer, fût indubitablement, s'élançant droit de
Brindes avec toutes ses troupes, tombé comme un torrent sur notre ville ? Une
chose grave encore, c'est que des vétérans s'offrent volontairement à nous pour
les circonstances présentes, sans tenir compte ni de leur âge ni des blessures
qu'ils ont reçues autrefois en combattant pour nous, tandis que nous, loin de
vouloir ratifier la guerre par eux-mêmes proclamée, nous nous mettons d'autant
plus au-dessous d'eux, qui s'exposent au danger, que, tout en donnant des éloges
aux soldats qui, à la vue de la scélératesse d'Antoine, l'ont abandonné, quoique
consul, pour s'attacher à César, c'est-à-dire à nous en sa personne, ces actes,
que nous déclarons conformes à l'honneur, nous craignons de les sanctionner par
notre décret ; et cependant nous savons gré à Brutus de ne pas avoir dans le
principe reçu Antoine dans la Gaule et de le repousser maintenant qu'il marche
contre elle à la tête d'une armée. Pourquoi donc ne pas faire nous-mêmes comme
lui ? pourquoi, lorsque nous louons la sagesse des autres, ne pas les imiter?
39. « Cependant, de deux choses l'une, il nous faut nécessairement ou
déclarer que ceux-ci, je veux dire César, Brutus, les vieux soldats, les
légions, ont mal compris les intérêts de la république pour avoir, sans
autorisation du sénat ni du peuple, osé, les uns, abandonnant leur consul, les
autres, se rassemblant contre lui, faire la guerre à Antoine; ou bien
reconnaître que depuis longtemps, par ses actes mêmes contre nous, il s'est
déclaré notre ennemi, et qu'il doit être puni en vertu d'une décision publique.
Ce dernier parti est non seulement le plus juste, mais aussi le plus utile pour
nous; personne ne l'ignore. Antoine, en effet, ne sait pas diriger lui-même les
affaires (comment et où l'aurait-il appris, lui dont la vie se passe dans
l'ivresse et au jeu ?); il n'a auprès de lui aucun homme de quel que valeur;
ceux qui lui ressemblent sont les seuls qu'il aime et auxquels il communique les
desseins qu'il laisse voir et ceux qu'il tient cachés. Il est à la fois et
timide dans les plus grands dangers et plein de méfiance envers ses plus grands
amis, deux défauts qui conviennent aussi peu l'un que l'autre à un général et au
métier de la guerre.
40. « Qui ne sait, en effet, qu'après avoir lui-même amassé sur nos têtes
tous les maux de la guerre civile, il n'a dans la suite pris qu'une très faible
part aux dangers, prolongeant par lâcheté si longtemps son séjour à Brindes, que
César, réduit à ses propres forces, faillit éprouver un échec, et dans toutes
les guerres qui suivirent, guerre d'Égypte, guerre contre Pharnace, guerre
d'Afrique, guerre d'Espagne, se tenant à l'écart. Qui ne sait qu'après avoir mis
Clodius dans ses intérêts et avoir abusé de son tribunat pour commettre les
actes les plus affreux, il l'aurait néanmoins tué de sa propre main si j'eusse
accepté cette proposition ; que, questeur de César pendant sa propréture en
Espagne, et son adjoint dans le tribunat contre notre opinion à tous, ayant
après cela reçu de lui des sommes immenses et des honneurs exagérés, il a essayé
de lui inspirer le désir du pouvoir monarchique et l'a exposé à des inimitiés
qui furent la principale cause de sa mort?
41. « Malgré cela, il a dit que c'était moi qui avais suborné les meurtriers
de César; car il est assez insensé pour oser mensongèrement me donner de tels
éloges. Quant à moi, sans prétendre qu'il a tué César de sa propre main (ce
n'est pas qu'il ne l'eût voulu, mais il a eu peur); je le soutiens, ce sont
toutes ses menées qui ont causé la perte de César. Car l'homme qui a donné au
complot tramé contre César une apparence de justice, c'est celui qui l'a
proclamé roi, c'est celui qui lui a offert le diadème, c'est celui qui l'a rendu
odieux à ses anciens amis. Sans doute, je me réjouis de la mort de César, moi
qui n'en ai recueilli d'autre fruit que la liberté, tandis qu'Antoine s'en
afflige, lui qui a pillé tous ses biens, commis des malversations sans nombre
sous prétexte des volontés écrites dans les papiers de César, lui qui, enfin,
est si pressé de succéder à sa puissance?
42. « Mais, je reviens sur ce point, Antoine n'a au cune des qualités qui
font le général ou qui gagnent des victoires ; ses troupes ne sont ni en nombre
ni en force pour résister. La plus grande partie des soldats et les meilleurs
l'ont abandonné, et de plus, par Jupiter, il est même privé de ses éléphants ;
le reste fait de l'insulte et du pillage des alliés, plus que de la guerre, son
métier habituel. La preuve de leurs dispositions, c'est qu'ils marchent encore
sous la conduite d'un tel homme; la preuve de leur lâcheté, c'est que,
assiégeant Mutina depuis si longtemps, ils ne l'ont pas encore prise. Telle est
la situation d'Antoine et de ceux qui sont avec lui ; celle de César et de
Brutus, ainsi que celle des citoyens qui se sont rangés de leur parti, est par
elle-même difficile à détruire : César a déjà gagné un grand nombre des soldats
d'Antoine, et Brutus le tient loin de la Gaule : si donc, de votre côté, vous
leur prêtez aide, d'abord en les louant de ce qu'ils ont fait comme simples
particuliers, en confirmant leurs actes et en leur donnant pour l'avenir un
pouvoir légal, enfin en envoyant les deux consuls à la guerre, il est impossible
qu'Antoine soit soutenu par aucun de ceux qui sont maintenant avec lui.
Supposons même qu'à la rigueur ses soldats restent avec lui, il ne pourra pas
tenir devant tous les autres réunis; mais, de son plein gré, à la première
nouvelle de votre décret, il posera les armes et se remettra lui-même à votre
discrétion, ou bien un seul combat suffira pour le réduire. Tels sont les
conseils que je vous donne ; si j'étais consul en ce moment, j'agirais
absolument comme autrefois, lorsque je sévis contre Catilina, contre Lentulus,
parent de ce même Antoine, qui tramaient votre perte.
43. Que si quelqu'un pense que j'ai raison et cependant qu'il faut
préalablement lui envoyer des députés; puis, quand vous serez instruits de ses
sentiments, s'il renonce volontairement à la voie des armes, s'il fait sa
soumission, vous tenir tranquilles ; mais, s'il persiste dans la même conduite,
lui déclarer alors la guerre (et j'entends dire que plusieurs ont l'intention de
vous proposer ce parti), il fait une chose noble en apparence, mais, en réalité,
honteuse et dangereuse pour l'État. Comment, en effet, ne serait-il pas honteux
d'employer les hérauts et les députations entre citoyens ? Avec des étrangers,
il faut d'abord recourir à des hérauts et à des ambassadeurs, c'est chose
nécessaire; mais, quand il s'agit de citoyens coupables, vous devez les punir
sur-le-champ par un jugement, si vos décrets peuvent les atteindre, ou par la
guerre, s'ils prennent les armes. De tels hommes sont esclaves et de vous, et du
peuple, et des lois, qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le veuillent pas; il faut,
non pas les flatter, ni les mettre sur le pied d'égalité avec les hommes libres,
mais les poursuivre comme des esclaves fugitifs, et les châtier de haut.
44. « N'est-il pas déplorable qu'il n'ait pas, lui, différé à vous faire du
mal, et que, vous, vous différiez à vous venger ? que, ayant depuis longtemps
les armes à la main, il fasse tous les actes qui caractérisent une guerre
ouverte, et que, vous, vous perdiez le temps en décrets et en ambassades? que
celui dont nous avons depuis longtemps surpris des actes d'agression, vous ne
traitiez avec lui que par syllabes et par mots? Dans quel espoir ? qu'il vous
écoute enfin, qu'il soit enfin touché de respect pour vous? Comment attendre
cela de lui, quand il s'est déjà avancé au point de ne plus pouvoir, lors même
qu'il le voudrait, être avec vous citoyen d'un Etat démocratique? S'il eût voulu
vivre sous l'égalité et la communauté des droits, il n'aurait pas, dés le début,
entrepris de telles choses ; et si la folie et la précipitation l'eussent poussé
à cette conduite, il y eût, dans tous les cas, aussitôt renoncé de son plein
gré. Maintenant qu'il est une fois sorti des lois et de la constitution, et que
par là il a conquis une certaine puissance et une certaine autorité, il n'y a
plus moyen à lui de changer volontairement, ni de se soumettre à aucun de vos
décrets; il faut donc de toute nécessité que ces mêmes armes avec lesquelles il
a osé vous attaquer servent aussi à le châtier.
45. « Et, maintenant plus que jamais, rappelez-vous cette parole prononcée
par lui-même : "Il n'y a, si vous n'êtes vainqueurs, aucun salut possible pour
vous". Ceux donc qui vous engagent à lui envoyer une députation ne font rien
autre chose que de vous retarder, et, par suite, ralentir et décourager le zèle
de vos alliés, tandis que lui, pourra accomplir tranquillement tous ses
desseins, prendre Décimus, forcer Mutina et s'emparer de la Gaule tout entière;
de sorte que, loin de garder encore un moyen de le dominer, nous serons
nécessairement réduits à le craindre, à lui faire la cour et à nous prosterner à
ses pieds. Encore un mot sur l'envoi des députés, et je finis. Antoine ne vous a
rendu aucun compte de ce qu'il a l'intention de faire, pour que vous, de votre
côté, vous fassiez cette démarche. Quant à moi, c'est pour ce motif et pour tous
les autres que je vous conseille de ne différer ni temporiser, mais de lui faire
la guerre au plus vite, songeant que, dans les affaires, les occasions plus
souvent que les forces font le succès; et, mes conseils, vous les comprendrez
parfaitement encore par cette raison que la paix, pendant laquelle mon influence
est la plus grande, à laquelle je dois la richesse et la gloire, je ne l'aurais
pas sacrifiée (si c'était réellement la paix) pour aller, ne le croyant pas
utile à vos intérêts, vous pousser à la guerre par mes exhortations.
46. « Pour toi, Calénus, et pour tous ceux qui pensent comme toi, je vous
conseille de permettre au sénat de décréter tranquillement les mesures réclamées
par les circonstances, et de ne pas trahir, par votre attachement particulier à
Antoine, notre intérêt à tous. Quant à moi, Pères Conscrits, je suis résolu, si
vous suivez mon avis, à jouir avec vous de la liberté et de la sécurité, ou, si
vous en décidez autrement, à préférer la mort à la vie. Jamais, d'ailleurs, la
crainte de la mort n'a empêché la liberté de ma parole; c'est là ce qui m'a valu
les plus grands succès ; la preuve, c'est que vous avez, à cause des actes de
mon consulat, décrété des sacrifices et des fêtes, honneur jusque- là sans
exemple pour un citoyen qui n'avait pas fait quelque conquête à la guerre;
maintenant encore je ne crains nullement la mort. Elle ne serait point
prématurée pour moi, surtout après tant d'années écoulées depuis mon consulat.
Cette parole, vous vous souvenez que je vous l'ai dite dans ce consulat même,
afin de vous engager à m'écouter en tout comme un homme qui méprise la mort.
Mais avoir à craindre pour vous et être avec vous l'esclave de quelqu'un, ce
serait ce qui pourrait m'arriver de plus triste. Aussi un pareil malheur
serait-il, selon moi, une calamité et une ruine, non seulement pour notre corps,
mais aussi pour notre âme et pour notre gloire, qui seule nous rend en quelque
sorte éternels ; tandis que mourir en parlant et en agissant pour vous, c'est, à
mes yeux, un sort qui vaut l'immortalité.
47. « Si Antoine avait eu ces sentiments, jamais il ne se serait porté à de
tels excès ; il aurait mieux aimé mourir comme son aïeul que de commettre un
acte pareil à ceux de Cinna, qui lui ôta la vie; car Cinna fut à son tour, peu
de temps après, tué tant en punition de ce meurtre que de ses autres crimes
(aussi suis-je surpris qu'Antoine, qui imite l'exemple de Cinna, ne craigne pas
d'avoir une fin pareille), tandis que le vieil Antoine assurait à celui-ci de
tenir parmi nous quelque rang. Mais il ne mérite plus d'être sauvé par ses
ancêtres, lui qui n'a ni suivi les traces de son aïeul, ni recueilli l'héritage
de son père. Qui ne sait, en effet, que lui qui a, du vivant même de César, et
après sa mort, en vertu de ses instructions, rappelé une foule de bannis, il n'a
prêté aucun appui à son oncle; tandis qu'il a ramené dans Rome un Lenticula, son
compagnon de dés, exilé pour l'infamie de sa vie? qu'il donne son amour à un
Bambalion, devenu célèbre par son surnom même, tandis que ses plus proches
parents, il les traite, ainsi que je l'ai dit, comme s'il était irrité contre
eux d'avoir une telle origine ? Si, en effet, il n'a pas accepté l'héritage des
biens paternels, il possède en revanche celui d'une foule de gens, les uns qu'il
n'avait jamais ni vus, ni entendu nommer, les autres qui vivent maintenant
encore; car il les a tellement pillés et dépouillés, qu'entre eux et des morts
il n'y a pas de différence.»