Électr e - Traduction
Henri Berguin
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PERSONNAGES
LE LABOUREUR MYCÉNIEN.
ÉLECTRE.
ORESTE.
PYLADE (personnage muet).
LE CHŒUR.
LE VIEILLARD.
LE MESSAGER.
CLYTEMNESTRE.
LES DIOSCURES.
En pleine montagne, à la frontière de l'Argolide, non loin de la source du
fleuve Inachos.
La chaumière d'un paysan pauvre. Le jour va se lever.
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ÉLECTRE
LE LABOUREUR
O terre antique d'Argos, eaux de l'Inachos ! C'est d'ici que jadis, emmenant
Arès sur mille vaisseaux, le roi Agamemnon fit voile vers la terre troyenne. Il
y tua le souverain du pays d'Ilion, Priam, et prit l'illustre cité de Dardanos,
puis il revint ici, à Argos, et suspendit aux temples élevés les dépouilles
innombrables des Barbares. Là-bas, il avait été favorisé de la Fortune : mais
dans son palais, il trouva la mort; sa femme Clytemnestre ourdit la ruse et le
fils de Thyeste, Égisthe, le frappa de sa main. Abandonnant le sceptre antique
de Tantale, il périt. Égisthe est roi du pays et possède l'épouse du héros, la
fille de Tyndare. Agamemnon laissait dans son palais, en s'embarquant pour
Troie, un enfant mâle, Oreste, et une fille, Électre, un jeune rameau déjà. Ce
fils, un vieillard qui jadis avait élevé leur père le déroba à la mort qu'allait
lui donner la main d'Égisthe et il le confia à Strophios pour l'élever sur la
terre des Phocidiens. Elle, Électre, resta dans la maison de son père. Quand
elle fut arrivée à l'âge florissant de la jeunesse, des prétendants la
demandèrent en mariage. C'étaient les premiers de la terre de Grèce. Craignant
qu'elle ne donnât à l'un de ces princes un fils, vengeur d'Agamemnon, Égisthe la
gardait dans le palais et ne l'unissait pas à un époux. Il n'en continuait pas
moins à vivre dans la terreur : n'allait-elle pas en secret donner des enfants à
quelque noble ? Il voulut la tuer. Mais toute cruelle qu'elle soit, sa mère la
sauva des mains d'Égisthe. Car pour faire périr son mari, elle avait un
prétexte, mais elle craignait de s'attirer la haine par le meurtre de ses
enfants. Alors, voici ce que machina Égisthe : le fils d'Agamemnon était chassé
de sa patrie, exilé; il promit de l'or à qui le tuerait. Et c'est à moi qu'il a
donné Électre pour femme. Je suis, il est vrai, issu d'ancêtres mycéniens : sur
ce point on ne peut me faire de reproches, car j'ai au moins l'éclat de la
naissance. Mais je suis pauvre de biens et voilà qui tue la noblesse! La donner
à un homme faible, c'était affaiblir sa crainte. Un homme de haut rang, qui
l'eût eue pour femme, aurait réveillé de son sommeil le meurtre d'Agamemnon et
la Justice aurait alors puni Égisthe. Mais jamais moi, son mari — j'en atteste
Cypris — je n'ai souillé sa couche : elle est encore vierge. Oui, je rougirais,
ayant la fille d'opulents seigneurs, de l'outrager alors que je suis indigne
d'elle de par ma naissance. Je pleure aussi celui que l'on dit mon beau-frère,
le malheureux Oreste, en pensant qu'un jour il peut revenir dans Argos et voir
l'union infortunée de sa soeur. Si quelqu'un prétend que je suis un fou, ayant
reçu dans ma maison une jeune vierge, de ne pas la toucher, ses sentiments sont
de méchantes règles pour mesurer la vertu, qu'il le sache; c'est lui au
contraire qui est un fou.
Électre sort de la chaumière. Elle est misérablement vêtue. Elle porte une
amphore sur la tête.
ÉLECTRE
O nuit noire, nourricière des astres d'or, dans ton ombre, portant cette
urne posée sur ma tête, je m'en vais puiser l'eau aux sources du fleuve. Non pas
que j'en sois réduite à ce degré de misère, mais je veux montrer aux dieux
l'outrage de l'orgueilleux Égisthe, et crier dans l'éther immense mes plaintes à
mon père. Car la maudite Tyndaride, ma mère, m'a chassée du palais pour plaire à
son mari. Depuis qu'elle a eu d'autres enfants d'Égisthe, elle nous tient,
Oreste et moi, comme des rebuts, à l'écart du palais.
LE LABOUREUR
Pourquoi, infortunée, te livres-tu, pour moi, à ces durs travaux, toi qui as
passé ton enfance dans l'opulence ? Pourquoi, puisque je t'en prie, ne
laisses-tu pas tout cela ?
ÉLECTRE
Je mets au rang des dieux un ami tel que toi, car dans mes malheurs tu ne
m'as pas outragée et c'est pour les mortels une grande faveur du destin que de
trouver dans l'adversité un médecin comme celui que je rencontre en toi. Je dois
donc, même sans que tu me l'ordonnes, dans la mesure de mes forces, alléger ton
labeur, t'aider à en porter le poids et partager ta peine. Tu as assez à faire
au dehors. C'est à moi de vaquer aux travaux de la maison. Quand rentre le
travailleur, de la porte, il aime à trouver son intérieur en ordre.
LE LABOUREUR
Eh bien, si bon te semble, va. D'ailleurs les sources ne sont pas loin de
notre maison. Pour moi, au lever du jour, j'irai mener mes bœufs aux champs,
puis ensemencer les sillons. Car jamais le paresseux, eût-il à la bouche le nom
des dieux, ne pourrait gagner sa vie sans travailler.
Électre et le laboureur sortent. Entrent Oreste et Pylade. Ils ont laissé
leurs serviteurs sur la route.
ORESTE
Pylade — car c'est bien toi que, de tous les hommes, je considère comme le
plus fidèle de mes amis et de mes hôtes —, tu es le seul de mes amis qui m'aies
gardé de l'affection, à moi Oreste, malgré le sort cruel que m'a fait subir
Égisthe, qui a tué mon père avec l'aide de ma mère maudite. Je suis arrivé,
envoyé par l'oracle du dieu, sur le sol argien, à l'insu de tous, pour rendre
meurtre pour meurtre aux assassins de mon père. Cette nuit, je suis allé au
tombeau de mon père, j'y ai versé des larmes et offert les prémices de ma
chevelure, sur le bûcher j'ai fait couler le sang d'une brebis égorgée, sans
être vu des tyrans qui règnent sur ce pays. Je ne porte point mes pas à
l'intérieur des remparts, mais je me suis proposé deux buts à la fois en
m'arrêtant aux frontières de ce pays : m'échapper en me jetant sur un autre
territoire si un des espions me reconnaît, et chercher ma soeur. On dit que
mariée, elle habite avec son époux et qu'elle n'est plus la vierge qu'on gardait
au palais. Je veux la rencontrer, l'associer à mon acte de vengeance, et savoir
exactement ce qui se passe dans les remparts. Mais voici que l'Aurore lève son
visage radieux. Éloignons nos pas de ce sentier. Quelqu'un, soit un laboureur,
soit une servante, se montrera sans doute. Nous lui demanderons si ma soeur
n'habite pas ces lieux.
Mais voici une servante : elle porte une charge d'eau sur sa tête rasée.
Asseyons-nous et interrogeons cette esclave. Peut-être recueillerons-nous
quelque renseignement sur l'affaire qui nous amène, Pylade, en ce pays.
Ils se
dissimulent. Électre, une amphore sur la tête, revient vers la chaumière en
chantant.
ÉLECTRE
Strophe I. — Presse le pas, il est temps. Ah l... Avance, avance en versant des
larmes. Hélas ! hélas ! Mon père était Agamemnon et j'ai pour mère Clytemnestre,
l'odieuse fille de Tyndare. On m'appelle la malheureuse Électre dans la cité. Ah
! ah ! quels misérables travaux ! quelle existence. odieuse ! O père, toi, chez
Hadès tu reposes, égorgé par ta propre épouse et par Égisthe, ô Agamemnon
!Allons ! réveille la même plainte ; de nouveau goûte la volupté insatiable des
larmes.
Antistrophe I. — Presse le pas, il est temps. Ah !... Avance, avance en versant
des larmes. Hélas ! hélas ! De quelle cité, de quelle demeure, ô malheureux
frère, es-tu le serviteur depuis que tu laissas à sa misère, dans le palais
paternel, au milieu des malheurs les plus cruels, ta soeur? Viens de mes peines
me délivrer, malheureuse que je suis !... O Zeus ! Zeus ! venge le meurtre si
odieux de mon père ! Dans Argos porte tes pas errants.
Elle pose sa cruche.
Strophe II. — Pose cette urne ; de ta tête
enlève-la. je veux pour mon père, à l'aurore, crier encore mes plaintes de la
nuit, le cri de l'Hadès, le chant de l'Hadès. Père, je t'adresse sous terre les
plaintes auxquelles sans cesse, chaque jour, je m'abandonne, pendant que de mes
ongles je déchire ma tendre gorge et que de ma main je frappe ma tête rasée,
pour pleurer ton trépas.
Ah ! ah ! meurtris ta tête ! Comme un cygne harmonieux, sur les ondes d'un
fleuve, appelle son père très cher qui a péri dans les mailles des rets
perfides, ainsi, pour toi, mon malheureux père, je fonds en larmes.
Antistrophe II. — Bain où pour la dernière fois tu plongeas ton corps ! Couche
mortelle combien odieuse ! Hélas ! malheur à moi ! Cruelle hache qui t'a frappé,
père ! A ton retour de Troie, cruelles embûches ! Ce n'est pas avec des
guirlandes que ta femme t'accueillit, ni avec des couronnes. Mais au glaive à
double tranchant d'Égisthe elle remit l'horrible crime, puis elle retint le
traître en son lit.
Entre le choeur, formé de paysannes
argiennes.
LE
CHŒUR
Strophe III. — O fille d'Agamemnon, Électre, je suis venue à ta rustique
demeure. Il est arrivé, oui, il est arrivé de Mycènes un de ces hommes qui se
nourrissent de lait dans la montagne. Il annonce que dans trois jours, comme l'a
proclamé le héraut, un sacrifice se fera dans Argos et que toutes les vierges
devront se rendre au temple d'Héra .
ÉLECTRE
Ce n'est pas aux splendeurs des fêtes, mes amies, ni aux colliers d'or que
s'envolent mes désirs. Malheureuse ! je ne formerai point des choeurs avec les
jeunes filles d'Argos, ni en cadence ne frapperai le sol de mon pied. le passe
mes nuits dans les larmes et les larmes sont, dans mon malheur, mon souci de
chaque jour. Regarde la saleté de ma chevelure et ces vêtements en haillons !
Conviennent-ils à la fille d'Agamemnon, à une princesse, et à Troie qui se
souvient que mon père jadis l'a conquise?
LE CHOEUR
Antistrophe III. — Puissante est la déesse. Allons ! viens ! laisse-moi te
prêter un manteau richement brodé et des bijoux d'or pour ajouter à l'éclat de
ta grâce. Crois-tu par tes seules larmes, sans adorer les dieux, triompher de
tes ennemis? Non, ce ne sont pas des gémissements, mais des prières et le
respect des dieux qui te donneront de meilleurs jours, ô ma fille.
ÉLECTRE
Aucun
des dieux n'écoute les cris de la malheureuse Électre, ni ne se souvient des
sacrifices jadis offerts par mon père. Hélas sur lui qui a péri, et sur celui
qui, vagabond, vit quelque part dans un pays étranger, misérable, errant à
l'aventure vers un foyer qu'il servira à gages, lui qui est né d'un père
illustre ! Et moi, c'est dans la maison d'un manoeuvre que j'habite et consume
ma vie, bannie du palais paternel, sur les sommets escarpés de la montagne. Ma
mère partage le lit du meurtre avec un autre époux.
LA CORYPHÉE
Que de maux n'a-t-elle pas causés aux Grecs, la soeur de ta mère, Hélène, et
à ta propre maison!
Oreste et Pylade
se montrent.
ÉLECTRE
Ah!... femmes, je cesse mes lamentations
funèbres.
Des étrangers étaient postés ici près de la maison, de mon foyer. Ils se lèvent
de leur embuscade. Fuyons, toi, par le chemin, moi dans ma maison. Courons pour
échaper à ces malfaiteurs.
ORESTE
Reste, ô malheureuse : ne crains pas ma main.
ÉLECTRE (se prosternant devant la statue
d'Apollon placée près de la porte)
O Phoibos-Apollon! Je tombe à tes genoux : sauve-moi de la mort.
ORESTE
Puissé-je en tuer d'autres que je hais davantage!
ÉLECTRE
Va-t'en. Ne me touche pas. Tu ne dois pas me toucher.
ORESTE
Il n'est personne que j'aie plus le droit de toucher.
ÉLECTRE
Pourquoi, avec un glaive, te poster près de ma maison ?
ORESTE
Reste. Écoute et bientôt tu seras d'accord avec moi.
ÉLECTRE
Je m'arrête. De toute façon je suis en ton pouvoir : tu es le plus fort.
ORESTE
Je suis venu t'apporter des nouvelles de ton frère.
ÉLECTRE
O très cher ami, est-il vivant ou mort ?
ORESTE
Il vit. C'est ce bonheur d'abord que je veux t'annoncer.
ÉLECTRE
Heureux soit ton destin pour prix de si douces paroles !
ORESTE
Puissions-nous partager ce bonheur tous les deux!
ÉLECTRE
Mais où le malheureux endure-t-il les malheurs de l'exil ?
ORESTE
Est-il une cité par où il n'ait erré ? Il en périt.
ÉLECTRE
C'est peut-être qu'il n'a pas de quoi vivre chaque jour ?
ORESTE
Si. Mais l'exilé toujours est sans forces.
ÉLECTRE
Quel message t'a-t-il envoyé me porter ?
ORESTE
Il demande si tu vis et, si tu vis, quel est ton sort.
ÉLECTRE
Eh bien, tu vois d'abord comme mon corps a maigri.
ORESTE
Oui, miné par les chagrins, au point que j'en gémis.
ÉLECTRE
Tu vois ma tête rasée à la façon des Scythes.
ORESTE
C'est ton frère, ton père mort qui te déchirent le coeur, sans doute ?
ÉLECTRE
Ah! qu'y a-t-il de plus cher pour moi que ces deux êtres ?
ORESTE
Hélas! hélas! que crois-tu que ton frère ait de plus cher que toi ?
ÉLECTRE
Il est au loin. Ah! que n'est-il là pour m'aimer!
ORESTE
Pourquoi vis-tu ici, loin de la ville ?
ÉLECTRE
Je suis mariée, étranger. Ah! ah! funeste mariage!
ORESTE
J'en gémis pour ton frère. Est-ce à un Mycénien ?
ÉLECTRE
Ce n'est pas à lui que mon père espérait me donner un jour.
ORESTE
Parle; j'écoute, pour rapporter à ton frère tes paroles.
ÉLECTRE
J'habite ici, loin de tout, dans sa demeure.
ORESTE
C'est la maison d'un laboureur ou d'un bouvier.
ÉLECTRE
L'homme est pauvre, mais noble, et pieux à mon égard.
ORESTE
Quelle est cette piété que montre ton mari ?
ÉLECTRE
Jamais il n'a osé attenter à ma couche.
ORESTE
Par voeu de chasteté, ou te juge-t-il indigne ?
ÉLECTRE
Outrager mes parents, voilà ce qu'il juge indigne.
ORESTE
Et comment un tel mariage n'a-t-il pas fait sa joie ?
ÉLECTRE
Il estime qu'on m'a donnée à lui sans en avoir le droit, étranger.
ORESTE
Je comprends : il craint la vengeance d'Oreste.
ÉLECTRE
Oui, il la redoute. Mais en outre quelle nature honnête!
ORESTE
Ah! C'est un noble coeur, cet homme dont tu me parles ! Il faudra le bien
traiter.
ÉLECTRE
Il le sera, si l'absent revient un jour dans sa demeure.
ORESTE
Ta mère, qui t'a mise au monde, elle a souffert cela ?
ÉLECTRE
Les femmes aiment leur mari, étranger, et non leurs enfants.
ORESTE
Mais pourquoi Égisthe t'a-t-il fait cet outrage ?
ÉLECTRE
Il voulait, en me donnant à un tel mari, que j'aie des enfants sans force.
ORESTE
Oui, et non des fils qui nous vengeraient.
ÉLECTRE
Tel est son but. Puisse-t-il être puni!
ORESTE
Sait-il que tu es vierge, le mari de ta mère ?
ÉLECTRE
Non, c'est un secret que nous lui cachons.
ORESTE
Ces femmes qui nous écoutent sont tes amies ?
ÉLECTRE
Oui, elles tairont tes paroles et les miennes, fidèlement.
ORESTE
Que pourra faire Oreste, s'il revient à Argos ?
ÉLECTRE
Tu le demandes ? Honteuse question! La mesure n'est-elle pas comble ?
ORESTE
Mais, s'il revenait, comment tuerait-il les meurtriers de son père ?
ÉLECTRE
En osant ce que ses ennemis ont osé contre mon père.
ORESTE
Aurais-tu le courage de l'aider à tuer ta mère ?
ÉLECTRE
Oui, avec la même hache dont elle frappa mon père.
ORESTE
Le lui dirai-je, et que ton coeur est ferme ?
ÉLECTRE
Que je meure, pourvu que j'égorge ma mère!
ORESTE
Hélas! Plût au ciel qu'Oreste fût ici pour t'entendre!
ÉLECTRE
Mais, étranger, je ne le reconnaîtrais pas si je le voyais.
ORESTE
Qu'y a-t-il d'étonnant ? Tu es jeune. Il était jeune, quand on vous sépara.
ÉLECTRE
Un seul de mes amis pourrait le reconnaître.
ORESTE
Est-ce l'homme qui, dit-on, l'a dérobé au meurtre ?
ÉLECTRE
Oui, le gouverneur de mon père, un vieillard très âgé.
ORESTE
Après sa mort, ton père a-t-il obtenu un tombeau ?
ÉLECTRE
Oui, c'est comme on voudra : il fut jeté hors du palais.
ORESTE
Ah! que dis-tu là ?... Le sentiment de maux,
même étrangers, point le coeur des mortels. Parle : je veux apprendre, pour les
porter à ton frère, des nouvelles pénibles, mais qu'il doit absolument entendre.
La pitié ne se rencontre jamais avec l'ignorance, mais chez les hommes cultivés
et sages; et ce n'est pas impunément que les sages ont tant d'intelligence et de
sagesse.
LA CORYPHÉE
Et moi aussi, j'ai dans l'âme la même curiosité que lui. Je vis loin de la
ville et j'ignore les malheurs de la cité. Mais maintenant je veux, moi aussi,
les connaître.
ÉLECTRE
Je parlerai, s'il le faut : or il me faut bien dire à un ami mes cruelles
infortunes et celles de mon père. Puisque tu provoques ce récit, je t'en
supplie, étranger, rapporte à Oreste mes malheurs et les siens. Dis-lui d'abord
quels vêtements je porte en cette masure, quelle saleté couvre mon corps, sous
quel toit j'habite, moi qui vivais au palais d'un roi. C'est moi qui peine à
tisser à la navette mes vêtements, sans quoi je n'en aurais pas et m'en irais
nue; c'est moi qui aux sources du fleuve vais chercher l'eau. Je ne prends part
ni aux fêtes consacrées aux dieux, ni aux choeurs. Je fuis, étant vierge, la
compagnie des femmes. Je fuis aussi le souvenir de Castor, à qui, avant qu'il ne
fût mis au rang des dieux, on m'avait fiancée; car je suis de son rang. Ma mère,
elle, au milieu des dépouilles des Phrygiens, est assise sur un trône; sur les
degrés se tiennent des servantes d'Asie conquises par mon père; leurs voiles
troyens sont attachés avec des agrafes d'or. Le sang de mon père noircit encore
les murs du palais, putréfié, et celui qui l'a tué se montre partout en public
monté sur le char même de mon père; quant au sceptre qui commandait à
l'expédition des Grecs, il s'enorgueillit de le tenir dans ses mains souillées
de sang. Le tombeau d'Agamemnon, laissé sans honneurs, n'a jamais encore reçu de
libations ni de rameau de myrte et son bûcher est vide d'ornements. Ivre,
souillé de vin, le mari de ma mère, l'Illustre, comme on l'appelle, saute sur le
tombeau et lance des pierres au monument de marbre de mon père. Il ose tenir ce
langage contre nous : « Où est ton fils Oreste ? Près de ta tombe, sans doute,
le brave, pour la défendre ? » Voilà comme il outrage l'absent.
Ah! étranger, je t'en supplie, rapporte-lui tout cela. Mille objets lui envoient
ce message, et c'est moi leur interprète : ces mains, ces lèvres, et ce coeur
malheureux, et ma tête rasée, et celui qui l'engendra. Il serait honteux que le
père eût anéanti les Phrygiens et que son fils, à lui seul, ne pût tuer un seul
homme, alors qu'il est jeune et né d'un père plus valeureux.
LA CORYPHÉE
Je l'aperçois là-bas — c'est de ton mari que je parle — qui, sa tâche
terminée, se hâte vers sa maison.
Entre le
laboureur.
LE LABOUREUR
Eh! quels sont ces étrangers que je vois à la porte ? Dans quel but se sont-ils
approchés de ma maison rustique ? Ont-ils besoin de moi ? En tout cas, pour une
femme, il est honteux de s'arrêter ainsi avec de jeunes hommes.
ÉLECTRE
O très cher ami, ne forme pas de soupçons contre moi. Tu sauras ce qu'était
notre conversation : ces étrangers sont venus m'apporter un message d'Oreste. —
(A Oreste et Pylade) Étrangers, excusez ses paroles.
LE LABOUREUR
Que disent-ils ? Il voit la lumière ?
ÉLECTRE
Oui, du moins ils l'affirment; ils me semblent sincères.
LE LABOUREUR
Se souvient-il des maux de ton père et des tiens ?
ÉLECTRE
Je l'espère. L'exilé n'a pas de force.
LE LABOUREUR
Et quel est ce message d'Oreste qu'ils sont venus apporter ?
ÉLECTRE
Il les a envoyés s'informer de mes maux.
LE LABOUREUR
Eh bien, ils voient les uns; tu leur dis les autres, je pense.
ÉLECTRE
Ils savent; ils n'ont plus rien à en apprendre.
LE LABOUREUR
Il y a longtemps qu'il fallait leur ouvrir la porte. Entrez dans la maison.
En échange de vos bonnes nouvelles, vous recevrez tous les dons que pour mes
hôtes contient mon logis. (S'adressant aux serviteurs d'Oreste)
Serviteurs, portez leurs bagages dans cette demeure. (A Oreste et Pylade)
Ne protestez pas : vous venez en amis de la part d'un ami. Si je suis né pauvre,
mon âme du moins n'est pas de basse origine; je vous le prouverai.
ORESTE
Au nom des dieux, c'est là le mari qui s'accorde avec toi pour éluder ton
mariage et ne pas déshonorer Oreste ?
ÉLECTRE
C'est lui qu'on appelle le mari de la malheureuse que je suis!
ORESTE
Ah!
Il n'y a pas de signe certain de la vertu : tout est confusion dans la nature
humaine. J'ai déjà vu le fils d'un père généreux se montrer un homme de rien et
des enfants excellents naître de scélérats. J'ai vu la boue au coeur d'un riche
et la grandeur d'âme dans le corps d'un pauvre. Comment, alors, faire la
distinction et bien juger ? Par la richesse ? Mauvais juge à consulter. Par
l'absence de biens ? Mais la pauvreté a ses tares : le besoin enseigne à l'homme
le mal. M'en rapporterai-je aux armes ? Mais qui, en jetant les yeux sur une
lance, pour-rait attester que celui qui la porte est un brave ? Mieux vaut s'en
remettre au hasard et quitter la place. Cet homme, qui n'est pas un grand chez
les Argiens et que ne gonfle pas d'orgueil la gloire de sa maison, mais qui
appartient au peuple, se montre un coeur excellent. Ne vous rendrez-vous pas au
bon sens, vous qui êtes pleins de vains préjugés, qui vous égarent ? C'est par
leur fréquentation et à leur caractère qu'on distingue chez les mortels la
noblesse. Voilà les hommes qui gouvernent bien leur cité et leur famille. Les
corps musclés, mais vides de raison, sont les statues qui ornent l'agora. Un
bras fort, en effet, n'attend pas mieux l'assaut de la lance qu'un bras sans
force. Alors comptent seuls le caractère et la qualité de l'âme.
Mais, l'accueil étant digne de celui qui est présent et absent tout à la fois,
du fils d'Agamemnon pour lequel nous sommes venus, acceptons le repos dans sa
maison. Entrez, serviteurs, dans sa demeure. Puissé-je avoir toujours pour hôte
un pauvre plein d'attentions, plutôt qu'un riche! Je me félicite donc d'être
reçu par cet homme en sa maison. Pourtant je préférerais voir ton frère,
heureux, m'introduire dans son heureuse demeure. Peut-être viendra-t-il : car
les oracles de Loxias sont sûrs. Quant à la divination des mortels, je n'en fais
pas cas.
Oreste et Pylade
entrent dans la chaumière avec leurs serviteurs.
LA CORYPHÉE
Aujourd'hui plus que jamais, Électre, la joie doit réchauffer notre coeur :
peut-être la Fortune, après une marche pénible, va-t-elle s'arrêter ici, pour
notre bonheur.
ÉLECTRE
O malheureux! tu sais le dénuement de ta demeure : pourquoi as-tu reçu ces
hôtes qui sont d'un rang supérieur au tien ?
LE LABOUREUR
Eh quoi! s'ils sont, comme ils le paraissent, de noble race, que notre
accueil soit modeste ou non, ne seront-ils pas toujours satisfaits
ÉLECTRE
Maintenant que tu as fait la faute malgré tes moyens modestes, va chez le
brave vieillard qui éleva mon père. Sur les bords du fleuve Tanaos, qui sert de
frontière aux territoires d'Argos et de Sparte, il fait paître ses troupeaux
depuis qu'on l'a chassé de la ville. Dis-lui de passer par la maison avant de
venir ici et d'y prendre des mets pour le repas de nos hôtes. Quels seront sa
joie et ses remerciements aux dieux lorsqu'il saura vivant l'enfant qu'il sauva
jadis! Car ce n'est pas au palais paternel, ni de ma mère que nous pourrions
obtenir quelque chose. Et ce serait dangereux de lui annoncer qu'Oreste vit
encore. La misérable!
LE LABOUREUR
Eh bien! puisque bon te semble, je porterai tes ordres au vieillard. Rentre
dans la maison au plus vite et prépares-y tout. Il y a beaucoup de mets qu'une
femme, si elle le veut, peut improviser pour compléter un repas, et nous avons
encore à la maison, j'en suis sûr, assez de provisions pour rassasier nos hôtes
au moins pendant un jour.
Électre rentre.
Toutes les fois que ma pensée s'arrête sur des cas de ce genre, je songe à
l'importance énorme qu'a l'argent s'il faut recevoir des hôtes et, quand nous
tombons malades, faire des dépenses pour guérir. Quant à la nourriture
quotidienne, la dépense monte peu : pour rassasier un homme, qu'il soit riche ou
pauvre, il faut part égale. Il s'en va.
LE CHŒUR
Strophe I. — Illustres navires, qui jadis voguiez vers Troie de vos rames sans
nombre, levant un cortège de choeurs, avec les Néréides, pendant que bondissait
l'amide la flûte, le dauphin, et qu'autour des proues à l'éperon bleu sombre il
évoluait, escortant le fils de Thétis, Achille aux bonds légers, avec Agamemnon,
vers Troie et les bords du Simoïs !
Antistrophe I. — Les Néréides, quittant les
promontoires de l'Eubée, lui apportaient les armes et le bouclier forgés à grand
labeur sur les enclumes d'or d'Héphaïstos. Par le Pélion, par la poupe des
vallons sacrés de l'Ossa boisé, retraites des Nymphes, elles cherchaient le
jeune guerrier là où un père cavalier élevait pour la splendeur de la Grèce le
fils de Thétis la marine, rapide coureur, soutien des Atrides.
Strophe II. — j'ai appris d'un homme revenu
d'Ilion, dans le port de Nauplie, que sur l'orbe, ô fils de Thétis, de ton
illustre bouclier, des figures terrifiantes pour les Phrygiens étaient
sculptées. Sur la bordure qui courait à la circonférence, Persée, ayant tranché
la gorge de la Gorgone, avec ses talonnières ailées planait au-dessus de la mer;
il avait à la main la tête du monstre! Près de lui se tenait le messager de
Zeus, Hermès, fils de Maïa, dieu des champs.
Antistrophe II. — Au milieu de l'écu vêtu de cuir versait sa lumière,
étincelant, le disque du soleil traîné par des chevaux ailés; puis les choeurs
éthérés des astres, les Pléiades, les Hyades : Hector à leur vue s'enfuit. Sur
les lamelles d'or du casque, des Sphinges, en leurs serres, emportaient la proie
enchantée. Sur la cuirasse qui enserrait ses flancs, souillant le feu,
bondissait la lionne, griffes dehors, à la vue du cheval de Pirène.
Épode. — Sur la lance meurtrière, leurs quatre
pattes tendues, galopaient des chevaux, et, noire, autour de leur croupe,
montait la poussière. Le chef de tels guerriers, vaillants à la peine, est mort
victime de tes amours, Tyndaride, fille perfide. C'est pour cela qu'un jour les
Ouranides t'enverront à mille morts; et peut-être enfin, oui, enfin, de ta gorge
ouverte verrai-je le sang couler, répandu par le fer.
Chargé de provisions, le vieux gouverneur
d'Agamemnon gravit péniblement l'escalier qui aboutit à la scène.
LE VIEILLARD
Où donc, où est ma jeune souveraine, ma maîtresse, la fille d'Agamemnon que
jadis j'élevai ? Comme la pente qui monte à cette demeure est raide pour les
jambes du vieillard ridé que je suis! Cependant jusque chez mes amis au moins il
faut bien traîner mon échine courbée en deux et mes genoux tremblants.
Apparaît Électre.
O ma fille — car je te vois maintenant devant la maison —, je suis venu
t'apporter cet agneau nouveau-né choisi dans mes troupeaux de brebis, des
couronnes de fleurs, des fromages juste retirés de leur moule, et ce vieux
trésor de Dionysos, tout parfumé : il y en a peu, mais verses-en une chope dans
cette autre boisson moins forte et tu la rendras délicieuse. Allons! qu'on porte
cela dans la maison, à vos hôtes. Moi, avec ce lambeau de mes vêtements, je veux
essuyer mes yeux mouillés de larmes.
ÉLECTRE
Mais pourquoi, ô vieillard, ton visage est-il baigné de larmes ? Est-ce que
mes maux, après un temps si long, réveillent les tiens ? Ou gémis-tu sur le
malheureux exil d'Oreste et sur mon père, que jadis tu as tenu dans tes bras et
que tu as élevé, en vain, hélas ! pour toi et tes amis ?
LE VIEILLARD
Oui, en vain! Et pourtant ce n'est pas ce souvenir que je ne pouvais
supporter. Mais je me suis détourné de mon chemin pour aller à son tombeau; je
me suis prosterné devant lui et j'ai pleuré de le trouver à l'abandon. Ouvrant
l'outre que j'apporte pour tes hôtes, j'ai fait des libations; puis autour de la
tombe j'ai déposé des rameaux de myrte. Alors, sur le bûcher même, j'ai vu,
immolée en sacrifice, une brebis à la toison noire, son sang qu'on venait de
répandre et des boucles coupées à une blonde chevelure. Juge de mon étonnement,
ô ma fille! Quel homme a osé venir au tombeau ? Ce n'est pas un des Argiens.
Peut-être ton frère est-il rentré en secret et, à son retour, a-t-il rendu
hommage au misérable tombeau de ton père. Examine ces cheveux; approche-les des
tiens et vois s'ils sont de la même couleur que la boucle coupée. D'habitude,
les enfants qui sont d'un même sang par leur père ont physiquement beaucoup de
ressemblances.
ÉLECTRE
Tes paroles, ô vieillard, sont indignes d'un homme sensé. Crois-tu que, par
crainte d'Égisthe, mon frère eût caché son retour en ce pays, lui qui est si
brave ? Et puis, comment pourraient se ressembler deux touffes de cheveux dont
les uns appartiennent à un homme de la noblesse et se sont fortifiés dans les
palestres, et dont les autres, des cheveux de femme, sont assouplis par le
peigne. Non, c'est impossible. Souvent d'ailleurs on peut trouver des boucles de
même teinte même chez des personnes qui ne sont pas nées du même sang,
vieillard!
LE VIEILLARD
Eh bien, va mettre ton pied sur la trace de sa chaussure et vois si votre
pied n'aura pas même mesure, mon enfant.
ÉLECTRE
Comment se pourrait-il qu'un sol rocailleux gardât des empreintes de pieds ?
Mais supposons. Deux enfants d'un même père ne sauraient avoir même pied, si
l'un est un homme et l'autre une femme : celui de l'homme est plus fort.
LE VIEILLARD
Ne pourrais-tu pas, si ton frère était de retour, reconnaître l'étoffe
tissée par ta navette et dans laquelle je l'ai jadis dérobé à la mort.
ÉLECTRE
Ne sais-tu pas qu'à l'époque où Oreste a été chassé de ce pays j'étais
encore toute jeune. Même si j'avais tissé ses vêtements, comment pourrait-il
porter aujourd'hui les mêmes habits qu'il avait enfant ? A moins que les
vêtements ne grandissent avec le corps! Non, c'est qu'à son tombeau un étranger,
par pitié, a coupé une boucle de ses cheveux, ou qu'avec des espions de ce
pays...
LE VIEILLARD
Mais ces étrangers, où sont-ils ? Je veux les voir et les interroger sur ton
frère.
Oreste et Pylade apparaissent sur le seuil de la chaumière.
ÉLECTRE
Les voici qui sortent de la maison, d'un pas rapide.
LE VIEILLARD
Oui, ils sont de noble race, mais ce signe est parfois de mauvais aloi; car
beaucoup d'hommes, malgré leur noblesse, ont une âme de manant. N'importe... (A
Oreste et Pylade) Étrangers, je vous adresse mon salut.
ORESTE
Salut, vieillard! (A Électre) Quel est, Électre, cette vieille ruine
d'homme ? Est-il de tes amis ?
ÉLECTRE
C'est lui qui éleva mon père, étranger.
ORESTE
Que dis-tu ? C'est lui qui a dérobé ton frère ?
ÉLECTRE
Oui, c'est lui qui l'a sauvé, s'il vit encore.
ORESTE
Eh bien, pourquoi me regarde-t-il avec cette insistance comme s'il examinait
l'empreinte brillante d'une pièce d'argent ? Est-ce qu'il me trouve une
ressemblance avec quelqu'un ?
ÉLECTRE
C'est peut-être la joie de voir un jeune homme de l'âge d'Oreste.
ORESTE
Oui, son ami. — Mais qu'a-t-il à tourner ainsi autour de moi ?
ÉLECTRE
Moi aussi, à le voir faire, je suis tout étonnée, étranger.
LE VIEILLARD
O ma souveraine, prie les dieux, Électre, ma fille...
ÉLECTRE (ironique)
Pour les biens qu'ils me donnent, ou ne me donnent pas?
LE VIEILLARD
Pour avoir obtenu le cher trésor que te révèle un dieu.
ÉLECTRE
Vois : j'invoque les dieux. Mais que veux-tu dire, vieillard ?
LE VIEILLARD
Regarde-le donc, ô mon enfant : n'est-ce pas ce que tu as de plus cher ?
ÉLECTRE
Depuis un moment, j'ai peur que tu n'aies plus ton bon sens.
LE VIEILLARD
Je n'ai pas mon bon sens, moi, quand je vois ton frère ?
ÉLECTRE
Qu'as-tu dit, vieillard ? Parole inespérée!
LE VIEILLARD
Je vois ici Oreste, le fils d'Agamemnon.
ÉLECTRE
Quel signe as-tu vu, auquel je puisse croire ?
LE VIEILLARD
Sa cicatrice près du sourcil : jadis, chez son père, en poursuivant un faon avec
toi, en tombant il s'est blessé.
ÉLECTRE
Que dis-tu ? Oui, je vois la marque de sa chute.
LE VIEILLARD
Et tu tardes à tomber dans les bras d'un être cher ?
ÉLECTRE
Ah! non, vieillard, je n'hésite plus. Ces signes que tu me montres ont
convaincu mon coeur... Ah!... Enfin tu m'apparais! Je t'ai, contre toute
espérance !
Elle s'est jetée dans les bras d'Oreste.
ORESTE
Tu es à moi, enfin!
ÉLECTRE
Non, je ne l'aurais jamais cru!
ORESTE
Jamais non plus je ne l'ai espéré!
ÉLECTRE
Est-ce bien toi ?
ORESTE
Oui, un allié pour toi, le seul.
ÉLECTRE
... (lacune)...
ORESTE
Si je peux relever le filet que je tends.
ÉLECTRE
J'ai confiance. Il ne faut plus croire aux dieux, si l'injustice doit
triompher de la justice.
LE CHŒUR
Tu es venu, tu es venu, ô jour tant attendu ! Tu as brillé; tu as montré dans
tout son éclat, à notre cité, le flambeau qui longtemps exilé du palais paternel
— le malheureux ! — est de retour après avoir tant erré ! C'est un dieu, oui,
c'est un dieu qui nous ramène la victoire, ô mon amie. Élève les mains, élève la
voix, lance tes prières vers les dieux pour que la Fortune favorise le retour de
ton frère en sa patrie.
ORESTE
C'est bien. J'éprouve de douces joies à ces embrassements, mais nous les
goûterons à nouveau plus tard. (Au vieillard.) Toi, vieillard — car tu es
venu à propos —, parle : que faut-il faire pour punir le meurtrier de mon père
et ma mère qui a contracté avec lui un mariage impie ? Ai-je encore dans Argos
le dévouement de quelques amis ? Ou sommes-nous entièrement ruinés, comme notre
fortune ? Avec qui me concerter ? De nuit, ou pendant le jour ? Quel chemin
prendre pour atteindre mes ennemis ?
LE VIEILLARD
O mon enfant, la Fortune est contre toi : tu n'as plus d'amis. C'est une
aubaine rare que de trouver quelqu'un pour partager avec nous également nos
bonheurs et nos malheurs. Or tu es ruiné de fond en comble, entièrement, pour
tes amis, et tu ne leur as même pas laissé l'espérance. Sache-le bien : dans ton
bras seul et ton destin sont toutes tes chances de recouvrer le palais de ton
père et ta cité.
ORESTE
Que devons-nous donc faire pour atteindre ce but ?
LE VIEILLARD
Tuer le fils de Thyeste, et ta mère.
ORESTE
Je suis venu chercher cette couronne : mais comment la saisir ?
LE VIEILLARD
En pénétrant dans l'enceinte des murs, c'est impossible, quand même tu le
voudrais.
ORESTE
Il est donc entouré de gardes et de lances ?
LE VIEILLARD
Oui. Il te craint; il n'en dort pas, c'est clair.
ORESTE
Bien. A toi par conséquent de me guider, vieillard.
LE VIEILLARD
Écoute-moi. Je viens d'avoir une idée.
ORESTE
Puisses-tu me donner un bon conseil, et moi en profiter!
LE VIEILLARD
J'ai aperçu Égisthe, en me traînant jusqu'ici.
ORESTE
Oui ? J'ai plaisir à t'entendre. En quels lieux ?
LE VIEILLARD
Ici, tout près, dans les champs où paissent ses chevaux.
ORESTE
Que faisait-il ? Je vois un espoir de sortir de notre détresse.
LE VIEILLARD
Il préparait une fête en l'honneur des Nymphes, à ce qu'il m'a semblé.
ORESTE
Pour un enfant né, ou un enfant à naître ?
LE VIEILLARD
Je ne sais qu'une chose : il se préparait à immoler un taureau.
ORESTE
Combien d'hommes avait-il ? Était-il seul avec des valets ?
LE VIEILLARD
Il n'y avait pas un Argien, seulement une troupe de serviteurs.
ORESTE
N'y en a-t-il pas un qui puisse me reconnaître, vieillard ?
LE VIEILLARD
Ce sont des esclaves qui ne t'ont jamais vu.
ORESTE
Seraient-ils pour nous, si je triomphais ?
LE VIEILLARD
Oui, c'est le propre des esclaves; et c'est heureux pour toi.
ORESTE
Comment pourrai-je m'approcher de lui ?
LE VIEILLARD
Avance-toi jusqu'à un endroit d'où, en sacrifiant, il te voie.
ORESTE
C'est près de la route même, à ce que je comprends, que sont ses champs ?
LE VIEILLARD
Oui. En te voyant il t'invitera au banquet.
ORESTE
Funeste convive, si un dieu le veut!
LE VIEILLARD
Pour le reste, avise toi-même, selon les événements.
ORESTE
C'est bien. — Mais ma mère, où est-elle ?
LE VIEILLARD
A Argos. Bientôt elle sera près de son mari, pour le festin.
ORESTE
Pourquoi n'est-elle pas partie en même temps que son mari ?
LE VIEILLARD
Elle craint le blâme du peuple : elle est restée derrière.
ORESTE
Je comprends. Elle sait qu'elle est mal vue de la ville.
LE VIEILLARD
Oui. On déteste une femme impie.
ORESTE
Comment la tuer en même temps que lui ?
ÉLECTRE (s'avançant)
C'est moi qui préparerai le meurtre de notre mère.
ORESTE
Pour l'autre, la Fortune mènera tout à bien.
ÉLECTRE
Qu'elle nous aide tous les deux!
ORESTE
Cela sera. — Mais quel moyen trouves-tu pour tuer notre mère ?
ÉLECTRE
Va dire, vieillard, à Clytemnestre ceci... Annonce-lui que j'ai accouché
d'un garçon.
LE VIEILLARD
Depuis quelque temps déjà, ou tout récemment ?
ÉLECTRE
Dis-lui qu'est venu le temps de purifier l'accouchée.
LE VIEILLARD
En quoi te servira ce mensonge, pour tuer ta mère ?
ÉLECTRE
Elle viendra, en apprenant que je relève de couches.
LE VIEILLARD
Quoi ? Tu crois qu'elle s'intéresse à toi, ô ma fille ?
ÉLECTRE
Oui. Elle pleurera même sur la condition de mon enfant.
LE VIEILLARD
Peut-être. Mais j'en reviens à ma première question.
ÉLECTRE
Si elle vient, il est sûr qu'elle mourra.
LE VIEILLARD
Soit. Supposons que je l'amène jusqu'aux portes de cette maison.
ÉLECTRE
Il y aura peu à faire pour qu'elles deviennent les portes de l'Hadès.
LA VIEILLARD
Que je meure si je vois enfin ce spectacle!
ÉLECTRE
Avant tout, conduis mon frère, vieillard.
LE VIEILLARD
Oui. A l'endroit où, en ce moment, Égisthe sacrifie aux dieux.
ÉLECTRE
Puis va au-devant de ma mère lui faire part de mon désir.
LE VIEILLARD
Si bien qu'elle croira l'entendre de ta propre bouche.
ÉLECTRE (à Oreste)
Toi, c'est le moment d'agir : le sort t'a désigné pour le premier meurtre.
ORESTE
Je pars, pourvu qu'on me montre le chemin.
LE VIEILLARD
Eh bien, c'est moi qui vais t'accompagner, et avec plaisir.
ORESTE (dans un geste de supplication)
O Zeus paternel vengeur de mes ennemis...
ÉLECTRE
Aie pitié de nous : nos souffrances méritent la pitié.
LE VIEILLARD
Oui, aie pitié d'enfants qui sont nés de ton sang.
ORESTE
Et toi, Héra, qui règnes sur les autels de Mycènes...
ÉLECTRE
Donne-nous la victoire, si nos voeux sont justes.
LE VIEILLARD
Oui, inflige un châtiment qui vengera leur père.
ORESTE
Et toi qu'un meurtre impie a précipité sous la terre, ô mon père...
ÉLECTRE (se laissant tomber sur le sol en même temps qu'Oreste et le
vieillard)
Terre souveraine à qui je donne mes mains...
LE VIEILLARD
... viens à l'aide, viens à l'aide de tes enfants si chers.
ORESTE
Aujourd'hui, viens, et amène à notre secours tous les morts,...
ÉLECTRE...
ceux qui, avec toi, ont vaincu de leur lance les Phrygiens...
LE VIEILLARD
... et tous ceux qui exècrent des assassins sacrilèges.
ORESTE
As-tu entendu, ô victime pitoyable de ma mère ?
LE VIEILLARD
Oui, tout cela, ton père l'entend. (Ils se relèvent.) Mais partons,
il est temps.
ÉLECTRE
Auparavant, j'ajoute, et je le dis bien haut, Égisthe doit mourir. Si,
vaincu dans la lutte, tu succombes mortellement frappé, je suis morte, moi aussi
: ne crois pas que je survive. Je me frapperai le foie d'un glaive à-deux
tranchants. Je vais rentrer dans la maison pour le tenir tout prêt. S'il
m'arrive une nouvelle heureuse de toi, toute la maison retentira de cris de
joie; si tu meurs, ce seront des cris contraires. Voilà ce que j'ai à te dire.
ORESTE
Je comprends tout.
ÉLECTRE
Maintenant, il faut que tu sois un homme. (Oreste et le vieillard
partent, suivis de Pylade et des serviteurs.)
Et vous, femmes, signalez-moi les cris de ce combat. Moi, je veillerai. L'épée
sera toute prête; je la tiendrai levée. Non, si je suis vaincue, je ne laisserai
pas à mes ennemis leur vengeance : ils n'outrageront pas mon corps.
LE CHŒUR
Strophe I. — L'agneau était encore sous sa tendre mère quand jadis aux montagnes
d'Argos, comme en reste le souvenir dans les légendes chenues, soufflant dans
ses chalumeaux harmonieux, Pan joua un hymne mélodieux, Pan, le protecteur des
campagnes, et entraîna l'agneau à la belle toison d'or. Debout sur les marches
de pierre, le héraut crie : « A l'assemblée ! A l'assemblée, Mycéniens ! Venez
voir du bonheur de nos tyrans le prodige annonciateur. » Et les choeurs
glorifiaient la maison des Atrides.
Antistrophe I. — Les sanctuaires se
dévoilaient, éclatants d'or incrusté; par la ville étincelait le feu sur les
autels des Argiens ; la flûte de lotos envoyait à l'écho ses sons les plus
beaux, cette servante des Muses. Des chants portaient jusqu'aux nues les
prodiges de l'agneau d'or ... (texte incertain)... En secret, pour sa
couche, il a séduit l'épouse chérie d'Atrée. Il emporte le prodige dans le
palais. Revenu à l'assemblée, il crie qu'il détient l'agneau cornu à la toison
d'or, chez lui.
Strophe II. — C'est alors, oui, alors que Zeus
changea la route lumineuse des astres, du Soleil brillant et de l'Aurore au
front radieux. C'est vers l'Occident que s'avance la voûte céleste et sa flamme
ardente allumée par un dieu; les nuées humides s'en vont vers Arctos ;
desséchés, les séjours d'Ammon se consument sans connaître la rosée, privés des
pluies bienfaisantes de Zeus.
Antistrophe II. — On dit — mais la légende a
peu de créance auprès de moi — que le soleil au visage d'or s'est détourné, a
déplacé sa demeure de feu, au dam des humains, afin de satisfaire à la justice
des mortels. Ces contes effrayants pour les humains sont profitables au culte
des dieux. Tu ne t'en es plus souvenue et tu as tué ton mari, ô soeur
d'illustres frères.
LA CORYPHÉE
Hélas! hélas ! Amies, avez-vous entendu le cri ? — A moins qu'une illusion
vaine ne m'ait saisie. On dirait le tonnerre souterrain de Zeus. Écoute. Voici
que, non confus cette fois, s'élèvent des bruits. Maîtresse, sors de ta maison.
Électre. Réapparaît Électre.
ÉLECTRE
Amies, qu'y a-t-il ? Où en sommes-nous du combat?
LA CORYPHÉE
Je ne sais rien, sinon que j'entends le cri de la mort.
ÉLECTRE
J'ai entendu, moi aussi; c'est au loin, mais j'entends.
LA CORYPHÉE
Oui, la voix arrive de loin, mais elle est bien distincte.
ÉLECTRE
Est-ce un Argien qui gémit, ou un de ceux que j'aime ?
LA CORYPHÉE
Je ne sais. Tout se mêle en un concert de cris.
ÉLECTRE
Je dois me tuer : c'est là ce que tu me cries. Pourquoi tarder ? Elle
lève son glaive.
LA CORYPHÉE
Arrête. Assure-toi de tes destinées.
ÉLECTRE
Non; nous sommes vaincus. Car où sont les messagers ?
LA CORYPHÉE
Il en viendra. Ce n'est pas chose facile que de tuer un roi!
Arrive un messager.
LE MESSAGER
Victoire! O vierges de Mycènes, Oreste est vainqueur : je l'annonce à tous
ses amis. L'assassin d'Agamemnon, Égisthe, gît à terre. Allons, il faut rendre
grâce aux dieux.
ÉLECTRE
Qui es-tu, toi ? Pourquoi tes nouvelles seraient-elles vraies ?
LE MESSAGER
Ne sais-tu pas que je suis un serviteur de ton frère ? Tu l'as bien vu.
ÉLECTRE
O très cher ami, la frayeur m'empêchait de reconnaître tes traits. Mais
maintenant je me les rappelle bien. Que dis-tu ? Il est mort, l'odieux assassin
de mon père ?
LE MESSAGER
Il est mort; je te le répète une seconde fois, puisque tu le désires.
ÉLECTRE
O dieux! Justice, qui vois tout, tu es enfin venue! Mais de quelle façon,
par quels moyens a-t-il tué le fils de Thyeste ? Je veux le savoir.
LE MESSAGER
Quand nous eûmes porté nos pas hors de ta demeure, nous allâmes, sur la
route que les chariots sillonnent de deux ornières, jusqu'à l'endroit où se
trouvait l'illustre roi de Mycènes. Il était dans ses jardins bien irrigués.
Tout en se promenant il cueillait du myrte tendre pour en tresser une couronne.
En nous voyant, il crie : « Salut, étrangers! Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ?
Quelle est votre patrie ? » Oreste répond : « La Thessalie. Nous allons sur les
rives de l'Alphée sacrifier à Zeus Olympien. » A ces mots, Égisthe s'écrie : «
Aujourd'hui, il faut vous arrêter chez moi, à mon foyer, et prendre place au
festin : je sacrifie aux Nymphes un taureau. En vous levant dès l'aurore, vous
ne perdrez pas de temps... Allons, entrons dans la maison — et tout en disant
ces mots, il nous prenait la main et nous emmenait —, vous ne pouvez pas
refuser. » Quand nous fûmes chez lui, il dit : « Qu'on apporte au plus vite des
bains à mes hôtes, pour qu'ils puissent se tenir devant l'autel, près des eaux
lustrales. » Mais Oreste : « Nous venons de nous purifier en nous baignant dans
les courants limpides du fleuve. Si des étrangers ont le droit de sacrifier avec
les citoyens, Égisthe, nous sommes prêts, nous ne refusons pas, roi. » Ils
abandonnèrent donc ce sujet d'entretien. Les serviteurs déposent leurs lances,
sauvegarde du maître, et tous mettent la main à l'ouvrage. Les uns apportaient
le vase pour recueillir le sang, les autres levaient les corbeilles; d'autres
allumaient le feu et, autour du foyer, rangeaient les marmites; tout le toit
retentissait. Prenant des grains d'orge, l'amant de ta mère les répand sur
l'autel en prononçant ces mots : « Nymphes des rochers, puissions-nous vous
offrir souvent des sacrifices, moi et l'épouse qui vit à mon foyer, la fille de
Tyndare, et connaître le bonheur comme en ce jour, et mes ennemis le malheur! »
Il désignait Oreste et toi. Mon maître faisait des voeux contraires, mais à voix
basse, et demandait de recouvrer le palais paternel. Dans une corbeille, Égisthe
prend un couteau droit, coupe une touffe de poils du jeune taureau, sur le feu
sacré la place de la main droite, frappe le veau que les serviteurs ont soulevé
sur leurs épaules. Il dit à ton frère : « Entre les mérites des Thessaliens, on
vante celui qu'ils ont de bien dépecer un taureau et de dresser les chevaux.
Prends ce fer, étranger, et montre que la réputation des Thessaliens est
méritée. » Oreste saisit de ses deux mains le couteau dorien bien trempé. Il
dégrafe son élégant manteau et le rejette de ses épaules. Il choisit Pylade pour
l'aider dans ces opérations; il écarte les serviteurs; il saisit le veau par la
patte, met à nu les chairs blanches en étendant le bras. Il lui faut moins de
temps pour écorcher la bête qu'à un coureur à cheval pour achever le double
diaule ; puis il ouvre les flancs. Égisthe prend en ses mains les parties
sacrées et les examine. Un lobe du foie manquait; les vaisseaux et près d'eux la
vésicule biliaire annonçaient, à son examen, de funestes destins. Égisthe
s'assombrit. Mon maître lui demande : « Pourquoi ce découragement ? » — « O
étranger, je redoute une ruse du dehors. Il y a un homme qui me hait plus que
tout au monde, le fils d'Agamemnon, l'ennemi de ma maison. » Mais Oreste répond
: « Quoi! tu crains la ruse d'un exilé, toi qui règnes sur une cité! Non! Pour
que nous nous régalions de la fressure, qu'on apporte, au lieu de la lame
dorienne, un coutelas de Phthia : je briserai le sternum. » Il saisit le couteau
et coupe. Égisthe prend les viscères, les examine en les triant. Il se penche en
avant. Ton frère se dresse sur la pointe des pieds. Il le frappe aux vertèbres
et lui fracasse le dos. Tout son corps, de haut en bas, s'agite en convulsions.
Il pousse un grand cri et se tord dans les affres de la mort. A cette vue, les
serviteurs se précipitent sur leurs lances pour lutter en nombre contre deux.
Avec courage, Pylade et Oreste se dressent, font face en pointant leur épée.
Oreste dit : « Je ne viens pas ici en ennemi de la cité ni de mes gens. Je me
suis vengé du meurtrier de mon père. Je suis le malheureux Oreste. Ne me tuez
pas, vieux serviteurs de mon père. » En entendant ces mots, ils retiennent leurs
lances. Oreste est reconnu par un vieillard depuis longtemps dans le palais. Ils
couronnent aussitôt la tête de ton frère, transportés, poussant des cris de
joie. Oreste vient te montrer la tête, non pas de la Gorgone, mais d'Égisthe que
tu hais. Meurtre pour meurtre : Égisthe a payé aujourd'hui, avec usure, sa dette
au mort.
LE CHŒUR
Strophe. — Mêle tes pas à ma danse, ô amie ; comme le faon, dans les airs
bondis, légère, rayonnant de joie. Pour sa victoire, une couronne plus glorieuse
que celles remportées sur les rives de l'Alphée est décernée à ton frère.
Allons, accompagne ma danse de ton chant de triomphe.
ÉLECTRE
O lumière! ô quadrige éclatant du soleil! ô terre! ô nuit! que seule, hier,
voyaient mes regards! Aujourd'hui, mes yeux se dessillent à la liberté,
aujourd'hui qu'Égisthe est tombé, le meurtrier de mon père. Allons ! tous les
bijoux que je garde enfermés dans ma maison pour en parer ma chevelure, je vais
les chercher, amies, pour couronner la tête de mon frère, car il apporte la
victoire.
LE CHOEUR
Antistrophe. — Oui, lève tes bijoux pour orner sa tête ; et mon chœur, cher aux
Muses, dansera sa danse. Aujourd'hui nos anciens rois vont régner à nouveau sur
le pays, les rois qui nous sont chers. La justice a renversé nos injustes
tyrans. Mais allons ! que le son de la flûte accompagne mon allégresse !
Arrive Oreste,
suivi de Pylade et des serviteurs, qui portent le corps d'Égisthe.
ÉLECTRE
O glorieux vainqueur, né d'un père qui remporta la victoire dans le combat
livré sous Ilion, Oreste, reçois ces bandeaux pour les boucles de ta chevelure.
Car te voilà revenu chez nous non pas après avoir gagné, vaine épreuve, la
course des six plèthres, mais tu as tué un ennemi, Égisthe, qui a fait périr ton
père et le mien. Et toi, ô son compagnon d'armes, enfant élevé par le plus pieux
des hommes, Pylade, reçois cette couronne de ma main; car tu as une part égale à
la sienne dans cet exploit. Puissé-je vous voir toujours heureux, tous les deux!
ORESTE
Ce sont les dieux d'abord, crois-le bien, Électre, qui sont les instigateurs
de notre bonheur. Loue-moi ensuite; mais je n'ai été que le serviteur des dieux
et de la Fortune. Oui je reviens — ce ne sont pas des phrases, mais la réalité —
après avoir tué Égisthe; et pour permettre à quiconque de le constater
nettement, je t'apporte le mort lui-même. Si tu le désires, expose-le en pâture
aux bêtes fauves, ou livre-le aux oiseaux de proie, enfants de l'éther, en le
fichant sur un pal. Il est maintenant ton esclave, lui qu'on appelait hier ton
maître.
ÉLECTRE
J'ai honte, mais je veux pourtant te dire...
ORESTE
Quoi ? Parle, tu n'as rien à craindre.
ÉLECTRE
Outrager les morts ne va-t-il pas m'attirer le blâme ?
ORESTE
Il n'est personne qui puisse te le reprocher.
ÉLECTRE
Il est difficile de se concilier la ville : elle aime à médire.
ORESTE
Dis ce que tu désires, ma soeur; il n'y a pas de trêve légitime à la haine
que nous avons vouée à cet homme!
ÉLECTRE
Eh bien, soit! D'abord par quelles injures commencer ? Par lesquelles finir
? Lesquelles placer au milieu de mon discours ? Et cependant, chaque matin,
jamais je n'omettais de me répéter à moi-même ce que je voulais te dire les yeux
dans les yeux, si j'étais libre enfin de mes anciennes craintes. Aujourd'hui,
donc, je le suis. Je vais m'acquitter envers toi en te disant les injures que de
ton vivant j'aurais voulu t'adresser. Tu m'as perdue; tu nous as rendus
orphelins d'un père chéri, lui et moi, qui ne t'avions fait aucun mal. Pour
épouser — dans quelle honte! — ma mère, tu as tué son mari, le chef des Grecs,
toi qui n'étais même pas allé en Phrygie. A quel degré de folie en es-tu arrivé!
Quoi ! Tu as espéré trouver en ma mère une femme sans vice, après avoir souillé
la couche de mon père ? Mais qu'il le sache : celui qui a séduit la femme
d'autrui pour s'unir à elle en secret et qui est obligé de l'épouser ensuite est
un malheureux s'il croit que la pudeur qu'elle n'a pas observée là-bas, elle
l'observera chez lui. Tu menais la vie la plus misérable, au palais, sans
connaître ton mal. Tu savais fort bien que tu avais contracté une union impie,
et ma mère qu'elle avait en toi un mari sacrilège. Mais criminels tous deux,
vous vous aveugliez l'un l'autre sur votre condition, elle sur la tienne, et toi
sur son vice. Tous les Argiens disaient sur ton passage : « C'est le mari de
cette femme », et non : « C'est la femme de ce mari. » Pourtant quelle honte que
la femme commande à la maison, non le mari. Et comme je déteste que des enfants
portent le nom, non pas de l'homme, leur père, mais celui de leur mère! Quand il
fait un mariage brillant et supérieur à sa condition, l'homme n'est rien, on ne
parle que de la femme. Ce qui surtout t'a trompé, dans ton ignorance, c'est que
tu te flattais d'être quelqu'un, fort que tu étais de tes richesses. Mais elles
ne sont rien, ne nous étant don-nées que pour un temps très court. Le caractère,
voilà ce qui dure; la richesse, non. Le caractère subsiste indéfiniment et
triomphe des malheurs. Mais l'opulence, quand elle est injuste et jointe à la
grossièreté, elle s'en-vole des palais : elle n'a fleuri que peu de jours. Quant
à ta conduite avec les femmes — il n'est pas beau à une vierge de parler de cela
—, je m'en tais, mais je me ferai comprendre à mots couverts. Tu étais
insolent, possédant le palais royal et nanti de ta beauté. Puisse mon mari, à
moi, avoir non l'air d'une vierge, mais un caractère viril! Car les enfants de
tels hommes sont attachés à Arès; les bellâtres sont l'ornement des choeurs et
rien de plus. Il est apparu avec le temps que tu ne savais rien et tu as subi ta
peine. Ainsi, qu'un criminel, pour avoir couru en beauté le premier sens du
stade, ne s'en aille pas croire qu'il a vaincu la Justice avant d'avoir approché
la ligne de but et dépassé la borne finale de la vie.
LA CORYPHÉE
Il a commis des crimes horribles; horrible est le châtiment qu'il vous paie,
à toi et à lui. La Justice a une grande puissance.
ORESTE
Allons, emportez ce corps dans la maison et cachez-le dans l'ombre,
serviteurs : quand ma, mère arrivera, je ne veux pas qu'elle voie le cadavre,
avant d'être frappée.
Les serviteurs enlèvent le cadavre. On aperçoit au loin le char de
Clytemnestre.
ÉLECTRE Arrête... Changeons de sujet.
ORESTE
Qu'y a-t-il ? Est-ce un secours venu de Mycènes ? Que vois-le ?
ÉLECTRE
Non, c'est ma mère, celle qui m'a conçue.
ORESTE
Ah! quelle magnificence dans son char et ses vêtements !
ÉLECTRE
C'est en beauté qu'elle vient se jeter dans nos filets.
ORESTE
Que faire ? C'est notre mère. Allons-nous l'égorger ?
ÉLECTRE
Es-tu pris de pitié, à la vue de ta mère ?
ORESTE
Hélas !Comment tuer celle qui m'a mis au monde et nourri ?
ÉLECTRE
Comme elle a fait périr ton père et le mien.
ORESTE
O Phoibos, quel oracle insensé as-tu rendu...
ÉLECTRE
Si Apollon est insensé, qui est sage ?
ORESTE
... en m'ordonnant le meurtre abominable de ma mère !
ÉLECTRE
A quel mal t'exposes-tu en vengeant ton père ?
ORESTE
On m'accusera de parricide, et j'étais pur.
ÉLECTRE
En ne vengeant pas ton père, tu seras impie.
ORESTE
Je paierai à ma mère le sang versé; je serai châtié.
ÉLECTRE
Mais qui te punira, si tu ne venges pas ton père ?
ORESTE
N'est-ce pas un mauvais démon qui m'a parlé sous les traits du dieu ?
ÉLECTRE
Assis sur le trépied sacré ? Pour moi, je ne le pense pas.
ORESTE
Je ne pourrai jamais croire que cet oracle est juste.
ÉLECTRE
Prends garde de faiblir et de tomber dans la lâcheté. Va! Tends-lui le même
piège qu'elle a tendu à son mari pour le faire périr avec l'aide d'Égisthe.
ORESTE
J'entre. Terrible est l'entreprise où je m'engage, terrible l'acte que je vais
accomplir. Si telle est la volonté des dieux, soit. Mais combien amère et sans
douceur est pour moi cette prouesse.
Il se précipite
dans la maison. Clytemnestre, sur un char luxueux, suivie d'esclaves troyennes,
fait son entrée.
LE CHOEUR
Ah ! Reine du pays d'Argos, fille de Tyndare et soeur des deux
vaillants enfants de Zeus qui, au nombre des astres, habitent l'éther enflammé
et ont la charge de sauver les mortels dans le tumulte des flots, salut ! je te
vénère à l'égal des bienheureux pour ta richesse et ta grande félicité. Mais ta
fortune, ménage-la : il en est temps, ô reine.
CLYTEMNESTRE
Descendez de voiture, Troyennes, et prenez-moi la main pour que je mette
pied à terre. Les temples des dieux sont ornés des dépouilles de la Phrygie;
moi, j'ai prélevé dans le butin ces femmes amenées du pays troyen, pour
remplacer l'enfant que j'ai perdue : faible compensation, mais c'est une belle
acquisition pour ma maison.
ÉLECTRE
N'est-ce pas à moi, l'esclave chassée du palais paternel et qui habite une
misérable chaumière, ô mère, de prendre ta main heureuse ?
CLYTEMNESTRE
J'ai là des esclaves : ne prends pas cette peine pour moi.
ÉLECTRE
Pourquoi ? Je suis une captive et tu m'as chassée de ma demeure. Mon palais
conquis, j'ai été conquise (155),
comme elles, orpheline d'un père, abandonnée.
CLYTEMNESTRE
Pourtant ce sont de tels desseins que ton père a conçus contre ceux des
êtres qui devaient lui être le plus chers. Je parlerai. Quand une mauvaise
réputation s'attache à une femme, on trouve de l'amertume à sa parole. En ce qui
me concerne, c'est à tort. Voyons d'abord les faits : s'ils ont mérité la
réprobation, la haine est juste; sinon pourquoi haïr ?Tyndare m'a donnée à ton
père : il ne voulait pas ma mort, ni celle de mes enfants. Mais lui, il a
persuadé ma fille qu'il allait la marier à Achille, et, en partant, il l'a
emmenée loin du palais, à Aulis, où étaient ancrés les vaisseaux. Alors, il l'a
étendue au-dessus de l'autel et il a moissonné la blanche joue d'Iphigénie. Si
c'était pour préserver sa patrie de la ruine, ou faire la grandeur de sa maison,
ou sauver ses autres enfants qu'il l'avait tuée, il sacrifiait un seul être à
beaucoup d'autres et je lui aurais pardonné. Mais en réalité Hélène était une
prostituée et l'homme qui l'avait prise pour épouse n'a pas su châtier la
traîtresse : voilà pourquoi il a fait périr mon enfant. Mais enfin, bien
qu'outragée, je ne me suis pas exaspérée et je n'aurais pas tué mon mari. Mais
il m'est arrivé avec une fille, une ménade en furie. Il l'a introduite dans son
lit et nous avons été deux épouses à vivre ensemble dans la même demeure. C'est
un être dévergondé que la femme, je n'en disconviens pas. Mais, ce vice étant en
elle, quand un mari commet la faute de mépriser le lit conjugal, la femme se
laisse aller à imiter l'homme et se donne ailleurs un amant. Et alors c'est
contre nous que le reproche éclate, et eux, les coupables, les hommes,
n'encourent aucun blâme. Si de son palais on avait enlevé Ménélas furtivement,
m'eût-il fallu tuer Oreste pour sauver Ménélas, mari de ma soeur ? Comment ton
père l'aurait-il pris ? Ainsi donc lui, sans mériter la mort, avait le droit de
tuer mes enfants, et moi je devais être châtiée par lui! Je l'ai tué; je me suis
tournée, seule voie qui me fût praticable, vers ses ennemis. Car, des amis de
ton père, pour le tuer, qui se fût associée avec moi ? Parle, si tu en as envie,
et prouve à ton tour, librement, que ton père n'a pas mérité la mort, en toute
justice.
LA CORYPHÉE
Oui, la justice, tu l'as invoquée; mais ta justice est une honte. La femme, en
toutes choses, doit céder au mari, si elle est raisonnable. Celle qui n'est pas
de cet avis, je ne tiens même pas compte d'elle, dans mes raisonnements.
ÉLECTRE
Souviens-toi, mère, de tes dernières paroles : tu m'as donné le droit d'être
franche.
CLYTEMNESTRE
Je le répète et je ne m'en dédis pas, mon enfant.
ÉLECTRE
Donc, après m'avoir entendue, mère, tu ne me maltraiteras pas ?
CLYTEMNESTRE
Non; j'opposerai la douceur à tes sentiments.
ÉLECTRE
Je parlerai donc. Mes sentiments! C'est ce mot qui fera mon préambule. Que
n'avais-tu, ô ma mère, toi, de meilleurs sentiments! Car votre beauté vous vaut
une louange méritée, à Hélène et à toi. Mais vous êtes bien les deux soeurs,
toutes les deux frivoles et indignes de Castor. Elle, c'est son enlèvement,
consenti, qui a causé sa perte; toi, tu as fait périr le plus grand des héros de
la Grèce. Tu avais un prétexte, dis-tu, et prétendais venger ton enfant en tuant
un époux. Mais non. On ne te connaît pas aussi bien que moi. Avant que fût
décidée la mort de ta fille, ton mari venait à peine de quitter le palais que
déjà tu passais tout ton temps devant un miroir à arranger les tresses blondes
de ta chevelure. Or une femme qui, en l'absence de son mari, travaille pour le
dehors, à sa beauté, rayons-la du nombre des femmes honnêtes. Qu'a-t-elle besoin
de montrer à l'extérieur les charmes de son visage si elle ne cherche pas à
faire mal ? Or, je suis la seule de toutes les Grecques à le savoir, si le
destin favorisait le parti des Troyens, tu étais joyeuse; s'ils avaient le
dessous, tes yeux s'assombrissaient; tu ne souhaitais pas qu'Agamemnon revînt de
Troie. Pourtant tu avais de belles raisons de te montrer sage. Tu avais un mari
qui était loin d'être un lâche comme Égisthe, et la Grèce l'avait choisi pour
commander à son armée. Ta soeur Hélène s'était conduite de telle façon que la
comparaison pouvait t'apporter une grande gloire, car les vices mettent en
relief les vertus et attirent sur elles les regards. Mais si, comme tu le
prétends, mon père a tué ta fille, quel tort t'avions-nous causé, mon frère et
moi ? Pourquoi, après l'assassinat de mon père, ne nous as-tu pas transmis le
palais de nos pères ? Pourquoi as-tu apporté à un amant le bien d'autrui, et
acheté à ce prix ton mariage ? Ton mari n'expie pas de l'exil l'exil de ton
fils; il n'est pas mort pour expier ma mort, qui est deux fois plus cruelle que
la mort de ma soeur, puisque je suis vivante. S'il faut répondre au meurtre par
le meurtre pour que justice soit rendue, je te tuerai, moi, avec l'aide de ton
fils Oreste, pour venger notre père. Si ton acte était juste, le nôtre aussi
sera juste . (Au choeur)
Quiconque, ne considérant que la richesse et la naissance, épouse une femme
perverse est fou. Une épouse de condition modeste, mais vertueuse, vaut mieux
pour un foyer que toutes les grandeurs.
LA CORYPHÉE
C'est le Hasard qui prend femme pour vous. Tantôt on tombe bien, tantôt on
est moins heureux; voilà ce que je constate.
CLYTEMNESTRE
O ma fille, c'est naturel, ton père a toujours ton affection. Il en est
ainsi : les uns sont du côté de l'homme, les autres au contraire aiment mieux
leur mère que leur père. Je te pardonnerai. Aussi bien je ne suis pas tellement
heureuse, mon enfant, de ce que j'ai fait. — Mais toi, tu restes ainsi, sans te
baigner, mal vêtue, quand tu viens juste de relever de tes couches! Hélas!
Malheur à moi! Misérable, quels desseins j'ai accomplis! Combien j'ai dépassé
les bornes permises, dans ma colère contre mon mari !
ÉLECTRE
Il est trop tard pour gémir : le mal est sans remède. Mon père est mort;
mais celui qui erre loin du pays, ton fils, pourquoi ne le rappelles-tu pas ?
CLYTEMNESTRE
J'ai peur. Je considère mon intérêt, non le sien. Le meurtre de son père,
dit-on, excite sa colère.
ÉLECTRE
Pourquoi cette férocité de ton mari contre nous ?
CLYTEMNESTRE
C'est son caractère. Toi aussi tu as une nature violente.
ÉLECTRE
C'est que je souffre. Mais je ferai taire ma colère.
CLYTEMNESTRE
Lui, de son côté, ne sera plus aussi dur pour toi.
ÉLECTRE (ironique)
Il fait le généreux! C'est qu'il habite dans ma maison .
CLYTEMNESTRE
Tu vois, c'est toi qui recommences à allumer de nouvelles querelles.
ÉLECTRE
Je me tais. Je le crains autant que je dois le craindre.
CLYTEMNESTRE
Laissons ce sujet. — Mais pourquoi m'appelais-tu, mon enfant ?
ÉLECTRE
Tu as appris, je crois, mon accouchement. A cette occasion, en mon nom,
offre un sacrifice — car je ne sais pas, moi — pour la dixième lune de mon fils,
selon la coutume. Je n'ai pas d'expérience : je n'ai pas encore eu d'enfant.
CLYTEMNESTRE
C'est l'affaire d'une autre, de celle qui t'a délivrée.
ÉLECTRE
Je me suis accouchée moi-même et j'ai mis au monde mon enfant toute seule.
CLYTEMNESTRE
Ta maison n'a donc pas d'amis dans le voisinage ?
ÉLECTRE
Personne ne veut avoir des pauvres pour amis!
CLYTEMNESTRE
Eh bien, je vais entrer, et puisque ton fils a atteint le nombre de jours
prescrit, j'offrirai le sacrifice aux dieux. Puis, quand je t'aurai rendu ce
service, j'irai au champ où mon mari sacrifie aux Nymphes. — (Aux serviteurs)
Allons, serviteurs, emmenez mon attelage; mettez-le devant les mangeoires, et
quand vous estimerez que j'ai terminé mon sacrifice aux dieux, revenez ici. Car
je dois aussi avoir des égards pour mon mari.
Les serviteurs emmènent l'attelage.
ÉLECTRE
Entre dans ma pauvre demeure. Prends garde de noircir ta robe aux murs
couverts de suie. Tu vas offrir aux divinités le sacrifice que tu leur dois.
Clytemnestre entre dans la chaumière.
La corbeille est préparée ; le couteau est aiguisé qui a immolé le taureau près
duquel tu vas tomber frappée. Tu seras unie jusque dans la demeure d'Hadès à
celui dont tu partageais la couche dans la lumière. C'est ainsi que moi, je te
remercierai, et que tu me payeras, toi, la mort de mon père.
Elle rentre dans la maison.
LE CHOEUR
Strophe. — O revirements des malheurs ! Ils tournent, les vents qui soufflent
sur cette demeure. jadis, frappé dans son bain, est tombé mon roi, oui, mon roi.
De ses cris ont retenti la voûte et les chaperons de marbre du palais. Il disait
: « O malheureux ! Quoi, femme, tu vas m'assassiner quand après dix semailles je
reviens dans ma chère patrie? »
Antistrophe. — Voici que reflue la justice !
Elle traîne sous nos yeux l'épouse infidèle. L'infortuné ! son mari, après de
longues années, revenait dans son palais et dans les murs que les Cyclopes ont
élevés jusqu'au ciel. Avec son arme aiguisée elle l'a tué de sa propre main ;
ses mains ont saisi une hache. La misérable ! C'était son époux, quelque tort
qu'autrefois il ait eu envers la malheureuse !
Épode. — Comme une lionne des montagnes qui vit dans les chênaies des grasses
terres, elle a perpétré son crime.
CLYTEMNESTRE
O mes enfants, au nom des dieux, ne tuez pas votre mère !
LA CORYPHÉE
Tu entends un cri sous ce toit ?
CLYTEMNESTRE
Hélas! A moi, à moi !
LA CORYPHÉE
Je gémis moi aussi : ses enfants s'emparent d'elle.
LE CHŒUR
Oui, Dieu répartit la justice quand l'a décidé le Destin. Cruel est ton
sort, mais impie fut ton crime, ô malheureuse, envers ton époux.
On voit sortir de la chambre Électre, Oreste et Pylade. Une machine amène sur
la scène les cadavres de Clytemnestre et d'Égisthe.
LA CORYPHÉE.
Mais les voici qui tout souillés du sang encore fumant de leur mère portent
leurs pas hors de la maison : ces marques sont des trophées qui leur vaudront de
tristes surnoms. Non, il n'y a point de maison plus malheureuse que celle des
descendants de Tantale et il n'y en eut jamais.
ORESTE
Strophe I. — O Terre et toi, Zeus, qui vois tous les actes des mortels,
contemplez ici du crime les victimes sanglantes, abominables, ces deux corps
étendus sur le sol, frappés par ma main en expiation de mes
souffrances............................ (Lacune) ............
ÉLECTRE
C'est trop de larmes, ô mon frère ! Et j'en suis la cause, moi ! j'étais
consumée de haine, malheureuse ! pour cette mère qui m'a mise au monde !
LE CHŒUR
Ah ! quel destin, quel destin est le tien, ô mère qui a mis au monde ... (lacune)...
la cruauté d'un traitement horrible, et as enduré les souffrances les plus
terribles de la part de tes enfants. Tu as expié le meurtre de leur père,
justement.
ORESTE
Antistrophe I. — Ah ! Phoibos, ton oracle a chanté une justice obscure, mais
manifestes sont les maux dont tu nous as accablés... (texte corrompu)...
de la terre de Grèce. Dans quelle autre cité m'en aller? Quel hôte, quel homme
pie vers ma tête dirigera ses regards? j'ai tué ma mère.
ÉLECTRE
Hélas ! hélas ! et moi? Où m'en aller? Dans quel choeur? A quelles noces?
Quel époux me recevra dans sa couche nuptiale?
LE CHŒUR
A leur tour, tes pensées ont changé au souffle du vent. Tes pensées sont
pieuses, maintenant ; tout à l'heure elles ne l'étaient pas. Tu as poussé à un
crime horrible, amie, ton frère, contre sa volonté.
ORESTE
Strophe II. — Tu as bien vu comme la malheureuse a rejeté ses voiles, a
découvert son sein"' au moment du meurtre? Hélas ! malheur à moi ! Sur le sol
elle a traîné son corps, qui m'a enfanté. Et moi par les cheveux...
LE CHŒUR
je le sais. Par quelles douleurs es-tu passé en entendant les cris, les
plaintes d'une mère qui t'a mis au monde !
ORESTE
Antistrophe II. — Elle a poussé ce cri, en portant la main à mon menton : «
Mon enfant, je te supplie. » A mes joues elle s'est suspendue, au point que mes
mains ont lâché le glaive...
LE CHŒUR
La malheureuse ! Comment as-tu eu le courage de regarder le sang de ta mère
expirante?
ORESTE
Strophe II. —
(Lacune) ............ Et
moi, j'ai jeté mon manteau sur mes yeux, puis je l'ai immolée, plongeant mon
glaive dans le cou de ma mère.
ÉLECTRE
Et moi, je t'ai encouragé et j'ai touché l'épée, avec toi.
LE
CHŒUR
Tu as commis le plus horrible des crimes.
ORESTE (à Électre en lui tendant un voile)
Antistrophe III. — Prends. Couvre d'un voile les membres de ta mère et ferme ses
blessures. (A Clytemnestre) Ce sont donc tes meurtriers que tu as mis au
monde.
ÉLECTRE
Vois, mère que nous avons chérie, puis haïe, nous t'enveloppons de voiles.
LE CHŒUR
Terme aux malheurs épouvantables de cette maison !
Apparaissent les Dioscures, au-dessus de la scène.
Mais voici qu'au-dessus du toit de cette demeure apparaissent... qui ? des
démons ou quelques-unes des divinités célestes ? Car ce n'est pas là un chemin
pour les mortels. Pourquoi se manifestent-ils aux yeux des humains ?
LES
DIOSCURES
Fils d'Agamemnon, écoute. Les Jumeaux, frères de ta mère, t'appellent, les
Dioscures, Castor et mon frère Pollux que voici. Nous avions à peine apaisé une
terrible tempête déchaînée contre un vaisseau que nous sommes venus à
Argos, car nous avons vu le meurtre de notre soeur, ta mère. Juste est son
châtiment, mais non ton acte. Phoibos, oui, Phoibos — mais il est mon roi, je me
tais —, tout sage qu'il est, ne t'a pas rendu un oracle sage. Approuvons-le; il
le faut bien. Mais désormais tu dois faire ce qu'ont décidé la Moire et Zeus à
ton sujet.
Donne Électre pour femme à Pylade ; qu'il l'emmène à son foyer. Toi, quitte
Argos; car il ne t'est plus permis de fouler le sol de cette cité, après avoir
tué ta mère. Les Kères terribles, les déesses à la face de chienne, vont lancer
leur char à ta poursuite; en proie à la folie, tu vas errer. Arrivé à Athènes,
embrasse la sainte statue de Pallas. Elle les écartera de toi en les frappant
d'effroi et leurs terribles serpents ne t'atteindront pas : elle étendra
au-dessus de ta tête le cercle de son bouclier à tête de Gorgone. Il y a là-bas
une colline d'Arès où pour la première fois les dieux ont siégé afin de juger
d'un crime sanglant lorsque le cruel Arès tua Hallirrothios, plein de colère,
irrité qu'il était des noces impies de sa fille, Hallirrothios, fils du seigneur
de la mer. Là existe un suffrage très saint, sûr, institué par une des
divinités. C'est là que toi aussi tu dois comparaître pour ton meurtre.
L'égalité des suffrages te fera échapper à une sentence de mort. Loxias prendra
l'accusation sur lui puisque c'est son oracle qui a commandé le meurtre de ta
mère. Dans l'avenir il sera établi comme une loi que l'égalité des suffrages
donnera gain de cause à l'accusé, toujours. Les terribles déesses, frappées de
désespoir par ce jugement, près de la colline même se précipiteront dans une
crevasse du sol; et il y aura là un oracle sacré, révéré des mortels. Toi tu
devras habiter une ville d'Arcadie, sur les rives de l'Alphée, près de l'enclos
lycéen; ton nom sera donné à cette cité.
Voilà ce que je te prédis. (Montrant le corps d'Égisthe) Le cadavre
d'Égisthe, les citoyens d'Argos le mettront au tombeau. Quant à ta mère, Ménélas
qui vient d'arriver à Nauplie, bien qu'il ait pris Troie depuis longtemps, avec
l'aide d'Hélène l'ensevelira. Car c'est du palais de Protée qu'elle revient;
elle a quitté l'Égypte; elle n'est même pas allée en Phrygie. Zeus, pour allumer
la dis-corde et le carnage chez les mortels, a envoyé un fantôme d'Hélène à
Ilion. Donc que Pylade, avec la vierge, qui est aussi épouse, s'en aille de la
terre achéenne à son foyer; qu'il emmène celui qu'on appelle ton beau-frère sur
la terre de Phocide et lui donne force richesses. Toi, porte tes pas par le col
de la terre isthmique et va-t'en à l'heureuse demeure de Cécropie. Quand tu
auras épuisé le lot de malheurs que t'a imposés le destin pour ton meurtre, tu
vivras heureux, délivré de tes peines.
LA
CORYPHÉE
O fils de Zeus, m'est-il permis de vous adresser la parole ?
LES DIOSCURES
Oui, vous n'êtes pas souillées par ces meurtres.
ORESTE
Puis-je parler, moi aussi, Tyndarides ?
LES DIOSCURES
Toi aussi. Je rejetterai sur Phoibos cet acte sanglant.
LA CORYPHÉE
Comment, étant dieux et les frères de cette morte, n'avez-vous pas chassé
les Kères de sa demeure ?
LES
DIOSCURES
C'est l'arrêt de la Fatalité qui les a poussés à cet acte nécessaire, ainsi
que les ordres peu sages sortis de la bouche de Phoibos.
ÉLECTRE
Quel Apollon, quels oracles m'ont fait devenir, moi, la meurtrière de ma
mère ?
LES DIOSCURES
Communes sont vos actions, communes vos destinées. La même malédiction
lancée contre vos pères vous a tourmentés tous les deux.
ORESTE
O ma soeur, après un si long temps, à peine je t'ai revue qu'aussitôt je
dois me priver de ton amour et te quitter, comme tu dois me quitter.
LES DIOSCURES
Elle a un mari et un foyer; elle n'est pas à plaindre, si ce n'est de
quitter la cité des Argiens.
ÉLECTRE
Et quel sujet plus grand de larmes que de laisser la frontière de la patrie
?
ORESTE
Soit. Moi je vais quitter le palais de mon père et à la sentence d'étrangers
soumettre le meurtre commis sur ma mère.
LES DIOSCURES
Courage. C'est dans la cité de Pallas que tu arriveras : elle est pieuse.
Va, résigne-toi.
ÉLECTRE
Serre ta poitrine contre ma poitrine, ô frère chéri! Nous serons séparés,
loin des demeures paternelles, parles sanglantes imprécations de notre mère.
ORESTE
Tends tes bras, étreins-moi. Comme sur le tombeau d'un mort verse un chant
funèbre.
LES DIOSCURES
Hélas ! hélas ! terrible est cette plainte à entendre, même pour les dieux.
Nous avons, moi et les habitants du ciel, de la pitié pour les mortels accablés
de misères.
ORESTE
Je ne te verrai plus.
ÉLECTRE
Moi non plus, je ne m'approcherai plus de ton regard.
ORESTE
Ce sont là les dernières paroles que tu m'adresses.
ÉLECTRE
Adieu, ô ma cité! Adieu, adieu mille fois, vous mes concitoyennes.
ORESTE
Très fidèle amie, tu t'en vas déjà ?
ÉLECTRE
Je m'en vais, les yeux mouillés par la tendresse.
ORESTE
Pylade, adieu. Pars; épouse Électre.
LES DIOSCURES
A eux le soin de ce mariage.
Électre et Pylade sortent.
Mais voici les Chiennes. Fuis! Pars pour Athènes. Terribles, elles s'élancent
sur tes traces; leurs mains sont des serpents; elles ont une peau noire; de
terribles douleurs elles font leur pâture.
Oreste s'enfuit.
Nous, hâtons-nous vers la mer de Sicile, pour sauver les vaisseaux dont la proue
est battue par les vagues. Parcourant la plaine éthérée, nous ne venons pas en
aide aux impies, mais ceux à qui la piété et la justice sont chères durant leur
vie, nous les délivrons des terribles dangers et les sauvons. Ainsi, que
personne à l'injustice ne consente et ne navigue avec les parjures! C'est ce que
moi, un dieu, je proclame aux mortels.
Les Dioscures disparaissent.
LA
CORYPHÉE
Réjouissez-vous! Celui qui peut se livrer à la joie sans que le destin le
frappe de quelque infortune, seul des mortels connaît la félicité.
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