I.
L’an de Rome huit cent cinquante, sous le consulat de Vetus
et de Valens, l’empire, si heureusement confié à de bons princes, revint à la
situation la plus prospère. En effet, l’exécrable tyran Domitien eut pour
successeur Nerva, homme plein de modération et de fermeté dans sa vie privée,
mais de noblesse médiocre; déjà fort vieux quand Petronius Secundus, préfet du
prétoire, et Parthenius, meurtrier de Domitien, le firent proclamer empereur, il
se montra un vrai modèle de justice et de popularité. Sa divine prévoyance
assura, par l’adoption de Trajan, la prospérité de l’empire. Il mourut à Rome,
après un règne d’un an quatre mois et huit jours, à l’âge de soixante et onze
ans. On le mit au rang des dieux.
II.
Il eut pour successeur Ulpius Crinitus Trajan [ou le
Chevelu], né à Italica en Espagne, et d'une famille plus ancienne que noble; car
son père fut le premier des Trajan qu’on nommât consul. Pour lui, élu empereur à
Cologne, dans les Gaules, il gouverna si bien la république qu’on le préféra
avec raison à tous les princes. Véritable modèle de bonté et de valeur, il
étendit de tous côtés les limites de l'empire romain, plutôt défendu depuis
Auguste, qu’agrandi glorieusement. Il reprit en Germanie plusieurs villes au
delà du Rhin, défit le roi Décébale, subjugua le pays des Daces, et fit une
province romaine des terres trans-danubiennes, occupées aujourd'hui par les
Taïphales, les Victophales et les Thervinges, et qui ont un circuit d'un million
de pas. Il recouvra l’Arménie occupée par les Parthes et tua Parthamasire, qui
l'occupait. Il donna un roi aux Albaniens; il reçut la soumission du roi des
Ibères, des Sauromates, du Bosphore Cimmérien, de l’Osdroène et de Colchos; il
soumit le pays des Carduènes et des Marcomèdes; il prit et garda Anthemusium,
grande contrée de la Perse; puis la Séleucie, Ctésiphon, Babylone et Édesse; il
pénétra jusqu’aux confins de l’Inde et jusqu’à la mer Rouge, et y fit trois
provinces, de l’Arménie, de l’Assyrie, et de la Mésopotamie, en y ajoutant les
nations qui touchent la Madène. Il réduisit ensuite l’Arabie en province
romaine; il établit sur la mer Rouge une flotte, pour porter le ravage sur les
frontières de l’inde. Son affabilité et sa modération surpassèrent encore sa
gloire militaire; à Rome et dans les provinces, il se montrait l’égal de tout le
monde: il allait voir et saluer ses amis malades, et leurs jours de fêtes, il
les traitait ou s’asseyait à leur table; souvent ii prenait place dam leurs
litières; jamais il n’offensa un sénateur, jamais il ne commit une injustice
pour grossir son trésor; libéral envers tous, il enrichit les citoyens par des
largesses publiques ou privées, et éleva aux honneurs ceux même qu’il avait peu
connus comme amis. Il couvrit l’univers de monuments, combla les villes de
privilèges; il agit toujours avec tant de douceur et clémence, que, durant tout
son règne, il n’y eut de condamné qu’un sénateur, encore le fut-il par le sénat,
et à l’insu de Trajan. Ces vertus le firent comparer à un dieu sur la terre, et
lui méritèrent, pendant sa vie comme après sa mort, la vénération de l’univers.
Entre autres paroles mémorables, on lui attribue celle-ci comme ses amis lui
reprochèrent d’être pour tout le monde d’un abord trop facile, il répondit:
« Empereur, je suis pour les particuliers tel que j’aurais voulu, simple
particulier, trouver pour moi les empereurs. » Après s’être couvert de gloire
dans la guerre et dans la paix il mourut, à son retour de la Perse, d’un flux de
ventre Séleucie d’Isaurie, à l’âge de soixante-trois ans, neuf mois et quatre
jours, après un règne de dix-neuf ans, six mois et quatre jours. Mis au rang des
dieux, seul de tous les empereurs, il fut enseveli dans l’enceinte de Rome. Ses
cendres, renfermées dans une urne d’or, furent déposées dans le forum qu’il
avait construit, sous une colonne de colonne de cent quarante quatre pieds de
haut. Sa mémoire est restée si vénérée, que, de nos jours encore, à l’avènement
d’un empereur, les seules acclamations dont le sénat s'empresse de le saluer,
c’est qu’il soit plus heureux qu’Auguste et meilleur que Trajan. Telle est
l’idée glorieuse qu’on se faisait de sa bonté, qu’à l’adulation comme à l’éloge
sincère, elle offrait le modèle le plus accompli.
III.
Après sa mort, Elius Adrien fut élu empereur, plutôt par les
intrigues de Plotine, femme de Trajan; que par la volonté de ce prince; qui, de
son vivant avait refusé de l’adopter, bien qu’il fût le fils de sa cousine. Né,
comme son prédécesseur, à Italica, en Espagne, et jaloux de la gloire de Trajan,
Adrien abandonna aussitôt trois provinces ajoutées à l’empire par ce prince; il
rappela de l’Assyrie, de la Mésopotamie et de l’Arménie les armées romaines, et
fixa à l’Euphrate les limites de l’empire. Il tentait également de renoncer à la
Dacie; mais ses amis l’en détournèrent, pour qu’une foule de citoyens romains ne
fût pas livrée aux barbares; car Trajan, vainqueur, avait, de toutes les parties
de l’empire, fait passer dans la Dacie un nombre immense de colons pour en
cultiver les terres et en habiter les villes, dépeuplées par la guerre si longue
de Décibale. Au reste, Adrien fut en paix tout le temps de son règne; il ne fit
qu’une guerre, et par l’entremise d’un de ses généraux; il parcourut le monde
romain, et le remplit d’édifices. Très éloquent en latin, il savait le grec à
fond: il ne laissa qu’une faible renommée de clémence, mais il veilla fort
assidûment au trésor public et à la discipline militaire. Il mourut dans la
Campanie, plus que sexagénaire, après un règne de vingt et un ans, dix mois et
vingt-neuf jours. Le sénat refusa de lui décerner les honneurs divins; mais les
sollicitations très pressantes de son successeur Titus Aurélius Fulvius Antonin,
vainquirent enfin la résistance universelle que lui opposaient ouvertement les
sénateurs.
IV.
Adrien eut donc pour successeur T. Antoninus Fulvius Bojonius,
appelé aussi le Pieux, d'une famille noble, mais peu ancienne; prince d’un
mérite supérieur, et digne d’être comparé à Numa Pompilius, comme on égale
Trajan à Romulus. Irréprochable dans sa vie privée, il le fut plus encore sur le
trône; sans rigueur pour personne, plein de bonté pour tous. Peu avide de gloire
militaire, plus jaloux de défendre les provinces romaines que d'en augmenter le
nombre, il recherchait, pour l’administration de la république, les hommes les
plus intègres; honorant les bons, détestant les méchants, mais sans aucune
dureté pour eux. Il sut tout à la fois se faire aimer et craindre des rois ses
alliés, au point que plusieurs nations barbares, déposant les armes, portaient à
son tribunal leurs démêlés et leurs procès, et se soumettaient à sa décision.
Très riche avant d’être empereur, il diminua beaucoup sa fortune par ses
largesses dans la solde des troupes, et par ses libéralités envers ses amis;
mais il laissa le trésor public florissant. Il fut surnommé le Pieux à cause de
sa clémence. Il mourut dans sa villa de Lorium, à douze milles de Rome, à l’âge
de soixante-treize ans, et la vingt-troisième année de son règne. Il fut mis au
rang des dieux, et justement consacré.
V.
Il eut pour successeur Marc Antonin Verus, d’une famille
assurément très noble; car du côté paternel, il descendait de Numa Pompilius, et
du côté maternel, son origine remontait à un roi [Malennius] de Salente: il
partagea le trône avec L. Annius Antonin Verus. Alors, pour la première fois,
L’empire obéit à deux chefs investis d’un égal pouvoir: jusqu’alors, Rome
n’avait jamais eu qu’un seul Auguste à la fois. Les deux empereurs étaient unis
entre eux par les liens du sang et par les alliances; car Varus Annius Antonin
avait épousé la fille de M. Antonin; et ce dernier était gendre d’Antonin le
Pieux par sa femme, Galerie Faustine, la jeune, sa cousine. Ils firent la guerre
aux Parthes, révoltés alors pour la première fois depuis la victoire de Trajan.
Verus Antonin marcha contre L’ennemi établi à Antioche et sur les frontières de
l’Arménie, il remporta, par ses lieutenants, beaucoup de grandes victoires il
prit Séleucie, l’une des plus célèbres villes de l’Assyrie, et avec elle
quarante mille de ses habitants. Ensuite il revint à Rome où il partagea les
honneurs du triomphe sur les Parthes, avec son frère, qui était aussi son
beau-père. Enfin il mourut dans la Vénétie, en se rendant de la ville de la
Concorde à Altinum; il était sur le même char que son frère, lorsque tout à coup
il fut frappé d'un coup de sang, genre de maladie que les Grecs appellent
apoplexie. C'était un prince d’un caractère peu facile, mais, par respect pour
son frère jamais il n’osa faire acte de cruauté. Il mourut dans la onzième année
de son règne et fut mis au rang des dieux.
VI.
Après lui, la république fut gouvernée, par Marc-Antonin
seul, qu'il est plus facile d'admirer que de louer dignement. Dès ses premières
années, il avait une sérénité telle que, même enfant, joyeux ou triste, jamais
il ne changeait de visage. Adonné à la philosophie stoïcienne, et par ses mœurs
autant que par ses études, véritable philosophe, jeune encore, il sut inspirer
tant d’admiration qu'Adrien conçut le projet d'en faire son successeur; mais
comme il avait déjà adopté Antonin le Pieux il voulut du moins que Marc Antonin
devint le gendre de ce prince, pour lui frayer, par cet arrangement, le chemin
du trône. Il apprit la philosophie sous Apollonius de Chalcédoine, la
littérature grecque sous Sextus de Chéronée, petit-fils de Plutarque; et les
lettres latines sous l’éminent orateur Fronton. A Rome, il vivait avec tous les
citoyens sur le pied de l’égalité, et jamais le faste impérial ne lui inspira le
moindre orgueil toujours prêt à faire des largesses, il traita les provinces
avec autant de bouté que de modération. Son règne fut marqué par d’heureux
succès sur les Germains. Il ne fit en personne que la guerre des Marcomans, la
plus terrible dont on se souvienne, que l’on a comparée aux guerres puniques, et
qui fut plus funeste encore, parce que des armées romaines y périrent tout
entières. Puis sous Marc Antonin, après la défaite des Perses, éclata une peste
si désastreuse, qu’à Rome, dans l’Italie et dans les provinces, la plupart des
habitants et presque toutes les troupes succombèrent à la violence du fléau.
L’empereur, après beaucoup de fatigues et de patience, après trois années de
persévérance devant Carnunte, termina enfin la guerre des Marcomans, soutenus
dans leur révolte par les Quades, les Vandales, les Sarmates, les Suèves et tous
les pays barbares. Il tua à l’ennemi plusieurs milliers d’hommes, et, après
avoir délivré la Pannonie de l’esclavage, il revint à Rome, où il triompha pour
la seconde fois avec Commode Antonin, son fils, qu'il avait déjà créé César. Les
frais de cette guerre avaient épuisé le trésor; et comme le prince ne pouvait
plus faire aucune largesse aux soldats, et qu’il ne voulait imposer de
contribution ni aux provinces ni au sénat, il fit vendre aux enchères, dans le
forum du divin Trajan, tous le mobilier de la couronne, les vases d'or, les
coupes de cristal et de murrhine, les robes d'or et de soie de à sa femme et les
siennes, enfin mille bijoux de prix: la vente dura deux mois consécutifs, et
produisit des sommes immenses. Cependant, après la victoire, il racheta argent
comptant ces objets à ceux des acquéreurs qui voulurent s'en défaire, mais il
n’inquiéta aucun de ceux qui aimèrent mieux garder leurs achats une fois faits.
Il permit aux citoyens de distinction de donner des repas aussi fastueux que les
siens, et de s'y faire servir par des esclaves vêtus comme ceux de l’empereur.
Dans les jeux qu'il donna pour célébrer sa victoire, il déploya tant de
magnificence, qu'il y fit, dit-on, paraître cent lions à la fois.
VII.
Après avoir ainsi assuré le bonheur de l’empire et par son
courage et par sa bonté, il mourut dans la dix-huitième année de son règne et la
soixante et unième de son âge, tous s’empressèrent à l’envi de le déifier. Son
successeur, L. Antonin Commode, n’eut avec son père qu’un seul trait de
ressemblance, c’est qu’il combattit lui-même avec succès contre les Germains. Il
voulut donner son nom au mois de septembre et le faire appeler Commode. Avili
ensuite par toutes les infamies de la débauche, il se battit fort souvent avec
les armes des gladiateurs, d’abord dans la salle des exercices, puis enfin, et
plus d’une fois, dans l’Amphithéâtre même, contre les hommes de cette espèce. Sa
mort fut si subite, qu’il passa pour avoir été étranglé ou empoisonné; il avait
régné, après son père, douze ans et huit mois; il s’était fait si
universellement exécrer, que, même après sa mort, il fut déclaré ennemi du genre
humain.
VIII.
Il eut pour successeur Pertinax, déjà fort âgé puisqu’il
était septuagénaire; il remplissait les fonctions de préfet de Rome, lorsqu’un
sénatus-consulte l’appela à l’empire; il fut assassiné quatre-vingts jours après
son avènement, dans une sédition des soldats prétoriens, et par le crime de
Julianus.
IX.
Après Pertinax, Salvius Jullanus envahit l’empire; d’une
famille noble et très habile jurisconsulte, il était petit-fils de ce Salvius
Julianus qui, sous le divin Adrien, composa l’Édit perpétuel. Vaincu par Sévère
auprès du pont Mulvius, il fut tué dans le palais après un règne de sept mois.
X.
Le gouvernement de l’empire passa ensuite à Septime Sévère,
d’origine africaine, né à Leptis, dans la province de Tripoli. C’est le seul
africain qui jamais, de mémoire d’homme, soit devenu empereur. D’abord avocat du
fisc puis tribun militaire, il passa par beaucoup de grades et d’honneurs divers
pour s’élever jusqu’au rang suprême. Il voulut se faire appeler Pertinax en
l’honneur du prince qui avait été tué par Julianus. Sévère était naturellement
avare et cruel: il fit beaucoup de guerres et avec succès. Il tua, près de
Cyzique, Pescennius Niger, qui avait soulevé l’Égypte et la Syrie. Il vainquit
les Parthes et défit si complètement l’Arabie, qu’il la réduisit en province
romaine: de là son surnom de Parthique et d’Arabique. Il releva bien des ruines
dans tout le monde romain. Clodius Albinus, complice de Julianus dans
l’assassinat de Pertinax, et qui s’était fait César dans la Gaule, fut aussi
vaincu et tué près de Lyon par Sévère. Guerrier illustre autant qu’habile et
grand politique, il fut versé dans les lettres et approfondit surtout la science
philosophique. Sa dernière guerre fut celle de la Bretagne, où, pour s’assurer
la pleine et entière sécurité des provinces reconquises, il fit élever d’une mer
à l’autre un retranchement de trente-deux mille pas. Il mourut à York, dans un
âge très avancé, après un règne de seize ans et trois mois; il fut déifié. Il
laissa l’empire à ses deux fils, Bassien et Géta; mais il voulut que les
sénateurs donnassent le nom d’Antonin au premier, qui s’appela dès lors M.
Aurèle Antonin Bassien. Ce fut lui qui succéda à son père; car Géta, déclaré
ennemi public, fut immédiatement mis à mort.
XI.
Marc Aurèle Antonin Bassien, nommé aussi Caracalla, fit
revivre presque en tout le caractère paternel, mais plus farouche et plus
terrible encore. Il construisit, à Rome; le magnifique monument des thermes
d’Antonin; mais ce fut là tout ce qu’il fit de mémorable. Il était si peu maître
de ses passions, qu’il épousa Julie, sa belle-mère. Il mourut dans l’Osrhoëne,
près d’Édesse, au moment où il méditait une expédition contre les Parthes; il
avait régné six ans et deux mois, et il était à peine gé de quarante-trois ans;
il fut enseveli aux frais de l’État.
XII.
Opilius Macrin, préfet du prétoire, et son fils Diadumène,
furent ensuite élevés à l’empire; mais la briève-té d’un règne de quatorze mois
ne leur permit pas du rien faire le mémorable. Ils furent tués deux dans une
sédition militaire.
XIII.
Après eux, Marc Aurèle Antonin fut proclamé empereur. On le
croyait fils d’Antonin Caracalla, il était prêtre du temple d’Héliogabale.
Arrivé à Rome où le sénat et l’armée l’attendaient avec une grande impatience,
il se souilla de toutes sortes d’infamies. Sa vie ne fut qu’un tissu des plus
monstrueuses débauches et, après un règne de deux ans et huit mois, il fut
égorgé ainsi que sa mère, Semia la Syrienne, dans un soulèvement des soldats.
XIV.
Il eut pour successeur Aurèle Alexandre [Sévère], qui avait
été nommé César par les troupes, et Auguste par le sénat, quoiqu’il fut bien
jeune encore, il entreprit la guerre contre les Perses et remporta sur Xerxès,
leur roi, la victoire la plus glorieuse. Très sévère pour le maintien de la
discipline militaire, il cassa des légions entières qui s’étaient révoltées. Il
eut pour assesseur, ou pour chancelier, Ulpien, fondateur du droit romain. Il
sut obtenir à Rome la faveur publique. Il périt en Gaule, dans un soulèvement
militaire, après un règne de treize ans et huit Jours; il fut envers Mammée, sa
mère, un véritable modèle de piété filiale.