Avant-propos.
Le peuple romain, depuis le roi Romulus jusqu'à César
Auguste, a, pendant sept cents ans , accompli tant de choses dans la paix et
dans la guerre, que, si l'on compare la grandeur de son empire avec sa durée, on
le croira plus ancien. Il a porté ses armes si avant dans l'univers, qu'en
lisant ses annales ce n'est pas l'histoire d'un seul peuple que l'on apprend,
mais celle du genre humain. Il a été en butte à tant d'agitations et de périls,
que, pour établir sa puissance, le courage et la fortune semblent avoir réuni
leurs efforts.
Aussi ce sont principalement ses progrès qu'il importe de
connaître : cependant, comme le plus grand obstacle à une entreprise est son
étendue, et que la diversité des objets émousse l'attention, j'imiterai l'art de
ceux qui peignent les contrées de la terre; j'embrasserai, comme dans un cadre
étroit, le tableau entier de l'empire; et j'ajouterai, je l'espère, à
l'admiration qu'inspire le peuple roi, si je parviens à retracer dans ses
proportions et dans son ensemble son universelle grandeur.
Si donc l'on considère le peuple romain comme un seul homme,
si l'on envisage toute la suite de son âge, sa naissance, son adolescence, la
fleur, pour ainsi dire, de sa jeunesse, et enfin l'espèce de vieillesse où il
est arrivé, on trouvera son existence partagée en quatre phases et périodes.
Son premier âge se passa sous les rois, dans l'espace de près
de deux cent cinquante années, pendant lesquelles il lutta, autour de son
berceau, contre les nations voisines. Ce sera là son enfance.
L'âge suivant, depuis le consulat de Brutus et de Collatin
jusqu'a celui d'Appius Claudius et de Quinctus Fulvius, embrasse deux cent
cinquante ans, durant lesquels il subjugua l'Italie. Cette période agitée fut
féconde en guerriers, en combats; aussi peut-on l'appeler son adolescence.
De là, jusqu'à César Auguste, s'écoulèrent deux cents années,
qu'il employa à pacifier tout l'univers. C'est alors la jeunesse de l'empire et
sa robuste maturité.
Depuis César Auguste jusqu'à nos jours, on ne compte pas
beaucoup moins de deux cents ans, pendant lesquels l'inertie des Césars l'a en
quelque sorte fait vieillir et décroître entièrement. Mais, sous le règne de
Trajan, il retrouve ses forces, et, contre toute espérance, ce vieil empire,
comme rendu à ta jeunesse, reprend sa vigueur.
I. De Romulus (An
de Rome 1-58)
Le premier fondateur et de Rome et de l'empire fut Romulus,
né de Mars et de Rhéa Sylvia. Cette vestale en fit l'aveu pendant sa grossesse;
et l'on n'en douta bientôt plus, lorsqu'ayant été, par l'ordre d'Amulius, jeté
dans le fleuve avec Rémus, son frère, il ne put y trouver la mort : le Tibre
arrêta son cours; et une louve, abandonnant ses petits, accourut aux cris de ces
enfants, leur présenta ses mamelles, et leur servit de mère. C'est ainsi que
Faustulus, berger du roi, les trouva auprès d'un arbre; il les emporta dans sa
cabane, et les éleva. Albe était alors la capitale du Latium. Iule l'avait
bâtie, dédaignant Lavinium, fondée par son père Énée. Amulius, quatorzième
descendant de ces rois, régnait, après avoir chassé soit frère Numitor, dont la
fille était mère de Romulus. Celui-ci, dans le premier feu de sa jeunesse,
renverse du trône son oncle Amulius, et y replace son aïeul. Chérissant le
fleuve et les montagnes qui l'avaient vu élever, il y méditait la fondation
d'une nouvelle ville. Rémus et lui étaient jumeaux; pour savoir lequel des deux
lui donnerait son nom et ses lois, ils convinrent d'avoir recours aux dieux.
Rémus se place sur le mont Aventin, son frère sur le mont Palatin. Rémus, le
premier, aperçoit six vautours; mais Romulus en voit ensuite douze. Vainqueur
par cet augure, il presse les travaux de sa ville, plein de l'espoir qu'elle
sera belliqueuse : ainsi le lui promettaient ces oiseaux habitués au sang et au
carnage.
Pour la défense de la nouvelle ville, un retranchement
semblait suffire; Rémus se moque de cette étroite barrière, et la franchit d'un
saut par dérision; on le tua, et on ne sait si ce fut sur l'ordre de son frère.
II fut du moins la première victime qui consacra de son sang les murailles de la
ville naissante. C'était plutôt l'image d'une ville qu'une ville véritable que
Romulus avait créée; les habitants manquaient. Dans le voisinage était un bois
sacré; il en fait un asile; et soudain accourent une multitude prodigieuse
d'hommes, des pâtres latins et toscans, quelques étrangers d'outre-mer, des
Phrygiens qui, sous la conduite d'Énée, et des Arcadiens qui, sous celle d'Evandre,
s'étaient répandus dans le pays. De ces éléments divers il composa un seul
corps, et il en fit le peuple romain.
La cité se bornait à une seule génération, un peuple
d'hommes. II demanda donc des épouses à ses voisins; et, ne les ayant pas
obtenues, il les enleva de vive force. On feignit, dans ce dessein, de célébrer
des jeux équestres : les jeunes filles, qui étaient venues à ce spectacle,
devinrent la proie des Romains, et en même temps une cause de guerre. Les Véiens
furent battus et mis en fuite. On prit et on ruina la ville des Céniniens. De
plus, les dépouilles opimes de leur roi furent rapportées à Jupiter Férétrien
par les mains du roi de Rome. Une jeune fille livra les portes de la ville aux
Sabins : ce n'était pas par trahison; seulement, elle leur avait demandé, pour
prix de son action, ce qu'ils portaient à leur bras gauche, sans désigner leurs
boucliers ou leurs bracelets, Les Sabins, pour dégager leur parole et punir en
même temps sa perfidie, l'accablèrent sous leurs boucliers. Quand, par ce moyen,
ils eurent été introduits dans les murs, il se livra, sur la place publique, un
combat si sanglant que Romulus pria Jupiter d'arrêter la fuite honteuse des
siens. De là, le temple et le nom de Jupiter Stator. Enfin, les femmes enlevées
se précipitèrent entre les combattants en fureur, les cheveux épars. La paix fut
faite alors avec Tatius, et l'alliance conclue: par un retour surprenant, les
ennemis, abandonnant leurs foyers, passèrent dans la nouvelle ville, et
apportèrent, pour dot, à leurs gendres, les richesses de leurs aïeux.
Rome, ayant en peu de temps accru ses forces, voici la forme
que le roi, dans sa haute sagesse, imposa à la république. La jeunesse, divisée
par tribus, était toujours à cheval et sous les armes, prête à combattre au
premier signal; le conseil de la république fut confié aux vieillards, que leur
autorité fit appeler Pères, et leur âge Sénateurs.
Cet ordre établi, un jour que Romulus tenait une assemblée
hors de la ville, près du marais de Capréa, tout à coup il disparut à tous les
regards. Quelques-uns pensent qu'il fut, à cause de 1'àpreté de son caractère,
mis en pièces par le sénat, mais un orage qui s'éleva et une éclipse de soleil
donnèrent à cet événement l'apparence d'une apothéose. Julius Proculus accrédita
bientôt cette idée, en affirmant que Romulus s'était fait voir à lui sous une
forme plus auguste que pendant sa vie; qu'il voulait qu'on l'honorât désormais
comme une divinité; que, dans le ciel, il s'appelait Quirinus, les dieux l'ayant
ainsi arrêté; qu'à ce prix., Rome deviendrait la maîtresse des nations.
II. De Numa
Pompilius (An de Rome 59)
A Romulus succéda Numa Pompilius, qui vivait à Cures, chez
les Sabins. où les Romains allèrent d'eux-mêmes le chercher, sur la réputation
de son insigne piété. Ce fut lui qui leur enseigna les sacrifices, les
cérémonies, et tout le culte des dieux immortels; qui établit les pontifes, les
augures, les saliens et les autres sacerdoces du peuple romain; qui divisa
l'année en douze mois, et les jours en fases et néfastes ; lui enfin qui
institua les boucliers sacrés, le Palladium, quelques autres gages mystérieux de
l'empire, le Janus au double visage, et surtout le feu de Vesta, dont il commit
l'entretien à des vierges, afin qu'à l'image des astres du ciel, cette flamme
tutélaire ne cessât de veiller. II attribua toutes ces choses aux conseils de la
déesse Égérie, pour que les Romains, encore barbares, les accueillissent avec
plus de respect. Enfin , il sut si bien apprivoiser ce peuple farouche , qu'un
empire fondé par la violence et l'usurpation fut gouverné par la religion et la
justice.
III. De Tullus
Hostilius (An de Rome 82)
Numa Pompilius eut pour successeur Tullus Hostilius, à qui
l'on donna librement le trône pour honorer son courage. Il fonda toute la
discipline militaire et l'art de la guerre. Lorsqu'il eut parfaitement exercé la
jeunesse, il osa provoquer les Albains, peuple redoutable, et qui avait
longtemps tenu le premier rang. Mais comme, par l'égalité de leurs forces, les
deux nations s'affaiblissaient dans de fréquents combats, on voulut abréger la
guerre; trois frères de part et d'autre, les Horaces et les Curiaces, furent
chargés des destinées de leur pays. La lutte incertaine, mais glorieuse, eut une
issue miraculeuse. D'un côté, en effet, les trois combattants étaient blessés;
de l'autre , deux avaient été tués; l'Horace qui survivait ajouta la ruse au
courage; pour diviser l'ennemi, il feignit de prendre la fuite; et fondant sur
ceux qui le suivaient à des distances inégales, il les terrassa l'un après
l'autre. Ainsi, gloire donnée à peu de nations! la main d'un seul homme nous
obtint la victoire ; il la souilla bientôt par un parricide. Il vit sa soeur
pleurer auprès de lui sur les dépouilles d'un Curiace, son fiancé, mais l'ennemi
de Rome. Horace punit par le fer les larmes intempestives de cette jeune fille.
Les lois réclamèrent le châtiment du coupable; mais la valeur fit oublier le
parricide, et le crime disparut devant la gloire. Cependant les Albains ne
furent pas longtemps fidèles : car, dans une guerre contre les Fidénates, où,
d'après le traité, ils servaient comme auxiliaires, ils attendirent, immobiles
entre les deux armées, que la fortune se déclarât. Mais l'adroit Hostilius vit à
peine ces alliés s'avancer vers l'ennemi, que, pour rassurer les esprits, il
feignit d'avoir lui-même ordonné ce mouvement, feinte qui remplit d'espérance
nos soldats, et les Fidénates d'effroi. Le dessein des traîtres demeura ainsi
sans effet. Les ennemis, ayant donc été vaincus, l'infracteur du traité, Mettus
Fufétius, fut lié entre deux chars et écartelé par des chevaux fougueux. Quant à
la ville d'Albe, mère, il est vrai, mais rivale de la nôtre, Tullus la fit
raser, après avoir transféré à Rome ses richesses et même sa population ; de
sorte qu'il sembla moins avoir détruit une cité qui avait avec Rome des liens de
parenté, qu'avoir réuni les membres d'un même corps.
IV. D'Ancus Marcius
(An de Rome 114)
Ensuite vint Ancus Marcius, petit-fils de Numa, dont il eut
le caractère. Il entoura d'une muraille les retranchements de la ville, joignit
par un pont les rives du Tibre qui la traverse, et fonda une colonie à Ostie, à
l'embouchure même de ce fleuve; sans doute son esprit pressentait déjà que les
richesses et les productions du monde entier y seraient reçues comme dans
l'entrepôt maritime de Rome.
V. De Tarquin
l'Ancien (An de Rome 159)
Tarquin l'Ancien, qui lui succéda, quoique d'une famille
venue d'au-delà des mers, osa aspirer au trône ; il le dut à son adresse et à
l'élégance de ses mœurs. Originaire de Corinthe, il alliait la subtilité grecque
à la souplesse italienne. Il rehaussa la majesté du sénat en multipliant ses
membres, et, par de nouvelles centuries, il étendit les tribus dont Attius
Navius, savant augure, lui défendait d'augmenter le nombre. Le roi, pour
l'éprouver, lui demande "si la chose à laquelle il pensait en ce moment pouvait
s'exécuter." Navius, ayant consulté son art, répond qu'elle est possible. "Eh
bien! dit le roi, je songeais en moi-même si je pourrais couper ce caillou avec
un rasoir." - "Vous le pouvez, repartit l'augure; " il le coupa en effet. Depuis
ce temps, la dignité d'augure fut sacrée pour les Romains.
Tarquin ne fut pas moins entreprenant dans la guerre que dans
la paix. Il subjugua les douze peuples de l'Étrurie dans de nombreux combats. De
là nous sont venus les faisceaux, les toges des souverains magistrats, les
chaises curules, les anneaux, les colliers des chevaliers, les manteaux
militaires, la robe prétexte; de là aussi le char doré des triomphateurs, trainé
par quatre chevaux, les robes peintes, les tuniques à palmes; enfin tous les
ornements et les insignes qui relèvent la dignité de l'empire.
VI. De Servius
Tullius (An de Rome 175)
Servius Tullius se saisit ensuite du gouvernement de Rome,
malgré l'obscurité de sa naissance, et quoiqu'il fût né d'une mère esclave.
Tanaquil, epouse de Tarquin, avait cultivé, par une éducation libérale,
l'heureux naturel de ce jeune homme; une flamme, qu'elle avait vue autour de sa
tête, lui avait présagé son illustration future. Dans les derniers moments de
Tarquin, Servius fut, par les soins de la reine, mis à la place du roi, comme à
titre provisoire; et il gouverna avec tant d'habileté un royaume acquis par la
ruse, qu'il parut l'avoir légitimement obtenu. Ce fut par lui que le peuple
romain fut soumis au cens, rangé par classes, distribué en curies et en colléges.
Ce roi établit, par la supériorité de sa sagesse, un tel ordre dans la
république; que tous les détails sur le patrimoine, la dignité, l'âge, les
professions et les emplois de chacun étaient portés sur des tables; de cette
manière, cette grande cité fut réglée avec autant d'exactitude que la maison du
moindre particulier.
VII. Tarquin le
Superbe (An de Rome 220)
Le dernier de tous les rois fut Tarquin, à qui son caractère
fit donner le surnom de Superbe. Le trône de son aïeul était occupé par Servius ;
il aima mieux le ravir que l'attendre : après avoir fait assassiner ce roi , il
n'exerça pas mieux qu'il ne l'avait acquise une puissance obtenue par le crime.
Sa femme Tullie ne répugnait pas à ses sanguinaires habitudes : comme elle
accourait, dans son char, saluer roi son époux, elle fit passer sur le corps
sanglant de son père ses chevaux épouvantés.
Quant à Tarquin, il décima le sénat par des meurtres, accabla
tous les Romains d'un orgueil plus insupportable aux gens de bien que la
cruauté; et quand il eut lassé sa fureur par des violences domestiques, il la
tourna enfin contre les ennemis. Ainsi furent prises dans le Latium de fortes
places, Ardée , Ocriculum, Gabie, Suessa Pometia. Alors même il fut cruel envers
les siens. Il n'hésita pas à faire battre de verges son fils, afin que, passant
chez les ennemis comme transfuge, il gagnât leur confiance. Après avoir été reçu
dans Gabie, comme Tarquin l'avait désiré, ce jeune homme envoya prendre les
ordres de son père, lequel lui répondit en abattant. avec une baguette les têtes
des pavots les plus élevés qui se trouvaient là voulant faire entendre par là, ô
excès d'orgueil ! qu'il l'allait tuer les prerniers de la ville.
Toutefois, il bâtit un temple avec les dépouilles des villes
qu'il avait prises. Lorsqu'on l'inaugura, les autres dieux cédèrent leur place;
mais, o prodige ! la Jeunesse et le dieu Terme firent résistance. Les devins
interprétèrent favorablement l'opiniâtreté de ces divinités, qui promettaient
ainsi à Rome une puissance inébranlable et éternelle. Mais ce qui parut plus
étrange encore, c'est qu'en creusant les fondations du temple, on trouva une
tête d'homme: personne ne douta qu'un prodige aussi éclatant n'annonçât que Rome
serait le siégé de l'empire et la tête de l'univers.
Le peuple romain souffrit l'orgueil du roi, tant que
l'incontinence ne s'y joignit pas. Il ne put supporter ce dernier outrage de la
part de ses enfants. L'un d'eux ayant déshonoré Lucrèce, la plus illustre des
femmes, cette Romaine expia sa honte en se poignardant. Alors fut abrogée la
puissance des rois.
VIII. Résumé sur
les sept rois
Voilà le premier âge du peuple romain , et pour ainsi dire
son enfance; il la passa sous sept rois, dont le génie différent fut, par un
heureux arrangement des . destins, approprié aux intérêts et aux besoins de la
république. En effet, quel génie plus ardent que celui de Romulus? II fallait un
tel homme pour saisir le gouvernement. Quel prince plus religieux que Numa? le
bien de l'état le demandait ainsi, afin qu'un peuple farouche fût adouci par la
crainte des dieux. Combien le créateur de l'art militaire, Tullius, n'était-il
pas nécessaire à des hommes belliqueux? La science devait perfectionner leur
courage. De quelle utilité ne fut pas, dans Ancus, le goùt des constructions? II
donna à la ville une colonie pour son agrandissement, un pont pour la facilité
des communications, un mur pour sa défense. Quant aux ornements et aux insignes
de Tarquin , combien leur usage seul n'a-t-il pas ajouté à la dignité du peuple
roi? Le cens établi par Servius n'eut-il pas pour effet d'apprendre à la
république à se connaître elle-même? Enfin l'intolérable domination de Turquin
le Superbe, loin d'avoir été sans résultat, en fut au contraire un très
avantageux ; elle fit que le peuple, soulevé par les outrages, s'enflamma
d'amour pour la liberté.
IX. Du changement
du gouvernement (An de Rome 214)
Ainsi, sous la conduite, et par les conseils de Brutus et de
Collatin, à qui Lucrèce, en mourant, avait confié le soin de sa vengeauce, le
peuple romain, excité, comme par une inspiration des dieux, à punir l'outrage
fait à la liberté et à la pudeur, déposa aussitôt le roi, pilla ses biens,
consacra son domaine à Mars, protecteur de Rome, et transféra aux vengeurs de
sa. liberté la suprème puissance dont il changea toutefois le nom et les droits.
En effet, de perpétuelle, elle devint annuelle; unique auparavant, elle fut
partagée; on voulait préveoir la corruption attachée à l'unité ou à la durée du
pouvoir; le nom de rois fit place à celui de consuls, qui rappelait à ces
magistrats qu'ils ne devaient consulter que les intérêts de leurs concitoyens.
Tel fut l'excès de la joie qu'inspira la liberté nouvelle, qu'à peine put-on
croire au changement opéré dans l'état; et qu'à cause de son nom seulement et de
sa naissance royale, un des consuls se vit enlever ses faisceaux et banni de la
ville. Valérius Poplicola, qui lui fut substitué, travailla avec le plus grand
zèle à augmenter la majesté d'un peuple libre. Il fit abaisser ses faisceaux
devant lui, dans les assemblées, et lui donna le droit d'appel contre les
consuls eux-mêmes. Enfin, de peur qu'on ne prit ombrage de ce que sa maison,
placée sur une éminence, offrait l'apparence d'une citadelle, il la fit rebâtir
dans la plaine. Quant à Brutus, ce fut parle sang de sa famille et par le
parricide qu'il s'éleva au faite de la faveur populaire. Ayant découvert que ses
fils travaillaient à rappeler les rois dans la ville, il les fit trainer sur la
place publique, battre de verges au milieu de l'assemblée du peuple, et frapper
de la hache. Il parut, aux yeux de tous, être ainsi devenu le père de la patrie,
et avoir, à la place de ses enfants, adopté le peuple romain.
Libre désormais, Rome prit les armes contre les étrangers,
d'abord pour sa liberté, bientôt après pour ses limites, ensuite pour ses
alliés, enfin pour la gloire et pour l'empire, contre les continuelles attaques
des nations voisines. En effet, sans territoire qu'ils pussent appeler le sol de
la patrie, ayant à combattre au sortir même de leurs murs, placés entre le
Latium et l'Étrurie, comme entre deux grands chemins, les Romains à toutes leurs
portes rencontraient un ennemi; mais toujours marchant de proche en proche, ils
subjuguèrent les unes après les autres les nations voisines, et rangèrent toute
l'Italie, sous leur domination.
X. Guerre contre
Porsena, roi des Étrusques (An de Rome 246)
Après l'expulsion des rois, ce fut d'abord pour la liberté
que Rome prit les armes. Porsena, roi des Érusques, s'avançait à la tête d'une
puissante armée, et ramenait avec lui les Tarquins. Mais, malgré le fer et la
famine qui pressaient les Romains, malgré la prise du Janicule, d'où ce roi,
déjà maître des portes de leur ville, paraissait les dominer, on se soutint, on
le repoussa. Bien plus, on le frappa de tant d'étonnement, que, supérieur en
forces, il se hâta de conclure, avec des ennemis à demi-vaincus, un traité
d'alliance. Alors parurent ces modèles et ces prodiges de l'intrépidité romaine,
Horatius, Mucius et Clélie, prodiges qui, s'ils n'étaient consignés dans nos
annales, passeraient aujourd'hui pour des fables. Horatius Coclès, n'ayant pu
repousser lui seul les ennemis qui le pressaient de toutes parts, fait couper le
pont où il combattait, et passe le Tibre à la nage sans abandonner ses armes.
Mucius Scévola pénètre par ruse dans le camp du roi; mais croyant le frapper,
c'est un de ses courtisans qu'il atteint. On l'arrête; il met sa main dans un
brasier ardent, et redoublant par un adroit mensonge la terreur qu'il inspire :
"Tu vois, dit-il au roi, à quel homme te as échappé; Eh bien ! nous sommes trois
cents qui avons fait le même serment." Pendant cette action, chose prodigieuse !
il était impassible, et le roi tremblait comme si c'eût été sa main que dévorait
la flamme. Voilà ce que firent les hommes ; mais les deux sexes rivalisèrent de
gloire, et les jeunes filles eurent aussi leur héroïsme. Clélie, une de celles
qu'on avait données en otage à Porsena, échappée à ses gardes, traversa à cheval
le fleuve de la patrie. Enfin le roi, effrayé de tant de prodiges de courage ,
s'éloigna des Romains, et les laissa libres. Les Tarquins continuèrent la guerre
jusqu'au moment où Aruns, fils du roi, fut tué de la main de Brutus, lequel,
blessé en même temps par son ennemi , expira sur son corps, comme s'il eût voulu
montrer qu'il poursuivait l'adultère jusqu'aux enfers.
XI. Guerre contre
les Latins (An de Rome 253-298)
Les Latins soutenaient aussi les Tarquins par un esprit de
rivalité et d'envie contre un peuple qu'ils auraient voulu, puisqu'il dominait
au dehors, voir du moins esclave dans ses murs. Tout le Latium se leva donc,
sous la conduite de Mamilius de Tusculum, comme pour venger le roi. On combattit
près du lac Régille; la victoire fut longtemps douteuse; enfin le dictateur
Postumius, recourant, pour la décider, à un moyen nouveau et ingénieux , jeta
une enseigne au milieu des ennemis, afin que les Romains se précipitassent pour
la reprendre. Cossus, maître de la cavalerie, par un expédient également sans
exemple, fit ôter les freins des chevaux, pour faciliter l'impétuosité de leur
course. Telle fut enfin la fureur du combat, que la renommée y mentionna
l'intervention des dieux, comme spectateurs ; l'on en vit deux montés sur des
chevaux blancs; personne ne douta que ce ne fussent Castor et Pollux. Aussi, le
général leur adressa-t-il ses voeux : pour prix de la victoire, il leur promit
et leur éleva des temples qui furent comme la solde de ces divins compagnons
d'armes.
Jusqu'ici Rome avait combattu pour la liberté: bientôt elle
fit pour ses limites, et contre les mêmes Latins: une guerre sans fin et sans
relàche. Sora et Algidum, qui le croirait? furent la terreur des Romains;
Satricum et Cornieulum ", furent des provinces romaines. Je rougis de le dire,
mais nous avons triomphé de Vérule et de Bovile. Nous n'allions à Tibur ,
maintenant faubourg de Rome, et à Préneste, nos délices d'été, qu'après avoir
fait des voeux au Capitole. Alors Fésules était pour les Romains ce que Carres
fut depuis; le bois d'Aricie était leur forêt Hercynienne; Frégelles, leur
Gesoriacum; le Tibre, leur Euphrate. Coriole même, quelle honte ! Coriole,
réduite par les armes, fut un si beau titre de gloire, que le vainqueur de cette
place, Caïus Marcius, joignit à son nom celui de Coriolan, comme s'il eût,
conquis Numance ou l'Afrique. On voit encore dans le Forum les dépouilles d'Antium,
que Ménius suspendit à la tribune aux harangues, après la prise de la flotte
ennemie; si toutefois l'on peut appeler flotte six navires armés d'éperons; mais
ce nombre suffisait, dans ces premiers temps, pour une guerre maritime.
Les plus opiniâtres des Latins furent les Éques et les
Volsques; c'étaient, pour ainsi dire, des ennemis de tous les jours. Mais celui
qui contribua le plus à les dompter fut Lucius Quinctius, ce dictateur tiré de
la charrue, et dont la valeur extraordinaire sauva le consul Marcus Minucius,
assiégé et déjà presque pris dans son camp. On était alors dans la saison des
semailles; et le licteur trouva ce patricien courbé sur sa charrue et occupé du
labourage. C'est de là que, s'élançant aux combats, Quinctius, pour y conserver
quelque image de ses travaux rustiques, traita les vaincus comme un troupeau, en
les faisant passer sous le joug. L'expédition ainsi terminée, on vit retourner à
ses boeufs ce laboureur décoré d'un triomphe. Grands dieux! quelle rapidité! une
guerre, en quinze jours, commencée et finie, comme si le dictateur eût voulu se
hâter de retourner à ses travaux interrompus.
XII. Guerre contre
les Étrusques, les Falisques et les Fidénates (An de Rome 274-560)
Les Véiens, peuple de l'Étrurie, nos ennemis perpétuels,
armaient chaque année. Tant d'acharnement porta la famille des Fabius à lever
contre eux une troupe vraiment extraordinaire, et à soutenir seule les frais de
la guerre. Sa défaite ne fut que trop signalée. Trois cents guerriers, armée
patricienne, furent taillés en pièces près du Crémère; et le nom de scélérate
désigna la porte qui leur ouvrit, à leur départ, le chemin du combat. Mais ce
désastre fut expié par d'éclatantes victoires; et nos divers généraux prirent de
très fortes places, avec des circonstances, il est vrai, bien différentes. La
soumission des Falisques fut volontaire. Les Fidénates périrent dans les flammes
qu'ils avaient allumées; les Véiens furent pris et entièrement exterminés. Les
Falisques, pendant qu'on les tenait assiégés, durent accorder une juste
admiration à la loyauté de notre général, lequel, faisant charger de chaînes un
maître d'école qui voulait livrer sa patrie, s'empressa de le leur renvoyer avec
les enfants qu'il avait amenés. Il savait en effet, cet homme sage et vertueux,
qu'il n'y a de véritable victoire que celle qui s'obtient sans violer la bonne
foi et sans porter atteinte à l'honneur. Les Fidénates, inférieurs aux Romains
dans les combats, crurent les frapper d'épouvante, en s'avançant comme des
furieux , armés de torches, et hérissés de bandelettes de diverses couleurs qui
s'agitaient en forme de serpents ; mais ce lugubre appareil fut le présage de
leur destruction. Quant aux Véiens, un siégé de dix ans indique assez leur
puissance. Alors, pour la première fois, on hiverna sous des tentes faites de
peaux, et l'on distribua une solde pendant les quartiers d'hiver: le soldat
s'était engagé, par un serment, volontaire, "à ne rentrer dans Rome qu'après
avoir pris Véies." Les dépouilles du roi Lars Tolumnius furent portées à Jupiter
Férétrien. Enfin, sans escalade et sans assaut, mais par la mine et par des
travaux souterrains, fut consommée la ruine de Véies. Le butin parut si
considérable que la dixième partie en fut envoyée à Apollon Pythien, et que tout
le peuple romain fut convié au pillage de la ville. Voilà ce que Véies était
alors; qui se rappelle aujourd'hui qu'elle ait existé? quels débris en
reste-t-il? quel vestige? Il faut toute l'autorité des annales pour nous
persuader qu'il y eut une ville de Véies.
XIII. Guerre coutre
les Gaulois ( An de Rome 364-369)
Alors, soit jalousie des dieux, soit arrêt du destin, le
cours rapide des conquêtes de Rome fut un instant interrompu par une incursion
des Gaulois Sénonais. Je ne sais si cette époque fut plus funeste aux Romains,
par leurs désastres, que glorieuse par les épreuves où elle mit leurs vertus.
Telle fut du moins la grandeur de leurs maux, que je les croirais envoyés par
les dieux immortels, pour éprouver si la vertu romaine méritait l'empire du
monde.
Les Gaulois Sénonais, nation d'un naturel farouche, et de
mœurs grossières, étaient par leur taille gigantesque, ainsi que par leurs armes
énormes, si effrayants de toute manière, qu'ils semblaient nés uniquement pour
l'extermination des hommes et la destruction des villes. Parties autrefois des
extrémités de la terre et des rivages de l'Océan, qui ceint l'univers, leurs
innombrables hordes, après avoir tout dévasté sur leur passage, s'étaient
établies entre les Alpes et le Pô ; et, .non contents de ces conquêtes, ils se
promenaient dans l'Italie. Ils assiégeaient alors Clusium. Le peuple romain
intervint en faveur de ses alliés et de ses amis. Il envoya des ambassadeurs,
selon l'usage. Mais quelle justice attendre des Barbares? ils se montrent plus
arrogants: ils se tournent. contre nous, et la guerre s'allume. Dès lors,
abandonnant Clusium, ils marclient sur Rome jusqu'au fleuve Allia, où le consul
Fabius les arrête avec une armée. Aucune défaite ne fut, sans contredit, plus
horrible. Aussi Rome, dans ses fastes, plaça-t-elle cette journée au nombre des
jours funestes. Les Gaulois, après la déroute de notre armée, approchaient déjà
des murs de la ville. Elle était sans défense. C'est alors, ou jamais, qu'éclata
le courage romain. D'abord les vieillards qui avaient été élevés aux premiers
honneurs se rassemblèrent dans le Forum. Là, tandis que le pontife prononcait
les solennelles imprécations, ils se dévouèrent aux dieux Mânes ; et, de retour
dans leurs demeures, revêtus de la robe magistrale et des ornements les plus
pompeux, ils se placèrent sur leurs chaises curules, voulant, lorsque viendrait
l'ennemi, mourir dans toute leur dignité. Les pontifes et les flamines enlèvent
tout ce que les temples renferment de plus révéré; ils en cachent une partie
dans des tonneaux qu'ils enfouissent sous terre, et, chargeant le.reste sur des
chariots, ils le transportent loin de la ville. Les vierges attachées an
sacerdoce de Vesta accompagnent, pieds nus, la fuite des objets sacrés. On dit
cependant que ce cortége fugitif fut recueilli par un plébéien, Lucius Albinus,
qui fit descendre de son chariot sa femme et ses enfants , pour y placer les
prêtresses; tant il est vrai que, même dans les dernières extrémités, la
religion publique l'emportait alors sur les affections particulières. Quant à la
jeunesse, qui, on le sait, se composait à peine de mille hommes, elle se
retrancha, sous la conduite de Manlius, dans la citadelle du mont Capitolin; et
là, comme en présence de Jupiter, ils le conjurèrent "puisqu'ils s'étaient
réunis pour défendre son temple, d'accorder à leur valeur l'appui de sa
diviriité."
Cependant les Gaulois arrivent; la ville était ouverte; ils
pénètrent en tremblant d'abord, de peur de quelque embûche secrète; bientôt, ne
voyant qu'une solitude, ils s'élancent avec des cris aussi terribles que leur
impétuosité, et se répandent de tous côtés dans les maisons ouvertes. Assis sur
leurs chaises curules et revêtus de la prétexte, les vieillards leur semblent
des dieux et des génies, et ils se prosternent devant eux ; bientôt,
reconnaissant que ce sont des hommes, qui d'ailleurs ne daignent pas leur
répondre, ils les immolent avec cruauté, embrasent les maisons; et, la flamme et
le fer à la main, ils mettent la ville au niveau du sol. Pendant six mois, qui
le croirait? Les Barbares restèrent comme suspendus autour d'un seul roc,
faisant le jour, la nuit même, de nombreuses tentatives pour l'emporter. Une
nuit enfin qu'ils y pénétraient, Manlius, éveillé par les cris d'une oie, les
rejeta du haut du rocher; et, afin de leur ôter tout espoir par une apparente
confiance, il lança, malgré l'extrême disette, des pains par dessus les murs de
la citadelle. Il fit même, dans un jour consacré, sortir du Capitole, à travers
les gardes ennemis, le pontife Fabius, qui avait un sacrifice solennel à faire
sur le mont Quirinal. Fabius revint sans blessure au milieu des traits des
ennemis, sous la protection divine et il annonça que les dieux étaient propices.
Fatigués enfin de la longueur du siège, les Barbares nous
vendent leur retraite au prix de mille livres d'or; ils ont même l'insolence
d'ajouter encore à de faux poids celui d'une épée; puis, comme ils répétaient
dans leur orgueil : "Malheur aux vaincus !" soudain Camille les attaque par
derrière, et en fait un tel carnage qu'il efface dans des torrents de sang
gaulois toutes les traces de l'incendie. Grâces soient rendues aux dieux
immortels, même pour cet affreux désastre. Sous ce feu disparurent les cabanes
de pasteurs; sous la flamme, la pauvreté de Romulus. Cet embrasement d'une cité,
le domicile prédestiné des hommes et des dieux, eut-il un autre résultat que de
la montrer non pas détruite, non pas ruinée, mais plutôt purifiée et consacrée?
Ainsi donc, sauvée par Manlius et rétablie par Camille, Rome
se releva plus fière et plus terrible pour ses voisins. Et d'abord, c'était peu
d'avoir chassé de la ville cette race de Gaulois.; les voyant encore traîner par
toute l'Italie les vastes débris de leur naufrage, les Romains les poursuivirent
si vivement, sous la conduite de Camille, qu'il ne reste plus aujourd'hui aucun
vestige des Sénonais. On les massacra une première fois près de l'Anio, où
Manlius, dans un combat singulier contre un de ces Barbares, lui arracha , entre
autres dépouilles, un collier d'or : de là le nom de Torquatus. Ils furent
encore défaits aux champs Pomptins; là, dans un semblable combat, Lucius
Valérius, secondé par un oiseau sacré qui s'attacha au casque du Gaulois,
conquit les dépouilles de son ennemi et le surnom de Corvinus. Enfin, quelques
années après, les derniers restes de ce peuple furent anéantis en Etrurie, par
Dolabella, près le lac de Vadimon, afin qu'il n'existât plus dans cette nation
un seul homme qui pût se glorifier d'avoir incendié la ville de Rome.
XIV. Guerre contre
les Latins (An de Rome 414-417)
Des Gaulois on marcha contre les Latins, sous le consulat de
Manlius Torquatus et de Décius Mus. La jalousie du commandement avait toujours
rendu ces peuples ennemis de Rome; mais alors, l'incendie de cette ville la leur
faisant mépriser, ils réclamaient le droit de cité, la participation au
gouvernement et aux magistratures; et ils osaient plus que nous combattre. Ils
cèdent à nos armes; qui pourra s'en étonner, quand on voit l'un des consuls
faire mourir son fils pour avoir combattu contre son ordre, et montrer qu'il
attache à la discipline plus de prix qu'à la victoire; l'autre, comme par une
inspiration divine, se couvrir la tête d'un voile, se dévouer aux dieux Mânes
devant le premier rang de l'armée, se précipiter au milieu des traits
innombrables des ennemis, et nous frayer, par les traces de son sang, un nouveau
chemin vers la victoire ?
XV. Guerre contre
les Sabins (An de Rome 465)
Les Latins soumis, on attaqua les Sabins qui, oubliant
l'alliance contractée sous Titus Tatius, et entraînés à la guerre par une sorte
de contagion, s'étaient joints aux Latins. Mais le consul Curius Dentatus porta
le fer et le feu dans toute la contrée qui s'étend entre le Nar, l'Anio, et les
fontaines Vélines, jusqu'à la mer Adriatique. Cette victoire fit passer tant
d'hommes, tant de territoire sous la puissance de Rome, que le vainqueur
lui-même ne pouvait décider laquelle de cette double conquête était la plus
considérable.
XVI. Guerre contre
les Samnites ( An de Rome 410)
Touché des prières de la Campanie, le peuple romain, non pour
son intérêt, mais, ce qui est plus beau, pour celui de ses alliés, attaqua
ensuite les Samnites. Il existait une alliance conclue avec chacun de ces deux
peuples; mais les Campaniens avaient rendu la leur plus sacrée et plus
importante par la cession de tous leurs biens. Ainsi donc Rome fit la guerre aux
Samnites comme pour elle-méme. De toutes les contrées non seulement de l'Italie,
mais de l'univers entier, la plus belle est la Campanie. Rien de plus doux que
son climat; un double printemps y fleurit chaque année. Rien de plus fertile que
son territoire; aussi dit-on que Bacchus et Cérès y rivalisent. Point de mer
plus hospitalière. Là sont les ports renommés de Caïète, de Misène, de Baies,
aux sources toujours tièdes ; le Lucrin et l'Averne, où la mer semble venir se
reposer. Là sont ces monts couronnés de vignobles, le Gaurus, le Falerne, le
Massique, et, le plus beau de tous, le Vésuve, rival des feux de l'Etna. Près de
la mer sont les villes de Formies, Cumes, Pouzzoles, Naples, Herculanum, Pompéii,
et, la première de toutes, Capoue, comptée jadis au rang des trois plus grandes
cités du monde, avec Rome et Carthage.
C'est pour cette ville, pour ces contrées, que le peuple
romain envahit le territoire des Samnites. Veut-on connaître l'opulence de ce
peuple? il prodiguait jusqu'à la recherche l'or et l'argent sur ses armes, et
les couleurs sur ses vêtements. Sa perfidie? il combattait en dressant des
piéges dans les bois et dans les montagnes; son acharnement et sa fureur?
c'était par des lois inviolables, et par le sang de victimes humaines, qu'il
s'excitait à la ruine de Rome. Son opiniâtreté? rompant six fois le traité, il
ne se montrait que plus animé après ses défaites. Toutefois, il ne fallut que
cinquante ans aux Fabius, aux Papirius et à leurs fils, pour le soumettre et le
dompter; on dispersa tellement les ruines mêmes de ces villes, que l'on cherche
aujourd'hui le Samnium dans le Samnium, et qu'il est difficile de retrouver le
pays qui a fourni la matière de vingt-quatre triomphes. Rome n'en reçut pas
moins de cette nation un affront célèbre et fameux aux Fourches Caudines, sous
les consuls Véturius et Postumius. Enfermée par surprise dans ce défilé, notre
armée ne pouvait en sortir; le général ennemi, Pontius, tout étonné d'une
occasion si belle, consulta son père Hérennius, qui lui conseilla sagement "de
laisser aller ou de tuer tous les Romains." Pontius aima mieux les désarmer et
les faire passer sous le joug; ce n'était pas seulement dédaigner leur amitié en
retour d'un bienfait, c'était rendre, par un affront, leur inimitié plus
terrible. Bientôt les consuls, se livrant d'eux-mêmes par une magnanime
résolution, effacent la honte du traité; le soldat, avide de vengeance, se
précipite, sous la conduite de Papirius, les épées nues, spectacle effrayant !
et, pendant la marche même, il prélude au combat par des frémissements de
fureur. "Dans l'action, tous les yeux lançaient des flammes, " comme l'ennemi
l'attesta; et l'on ne mit fin an carnage qu'après avoir imposé le même joug aux
ennemis et à leur général captif.
XVII. Guerre contre
les Étrusques et les Samnites (An de Rome 458)
Jusque-là le peuple romain n'avait fait la guerre qu'à une
seule nation à la fois; bientôt il les combattit en masse, et sut cependant
faire face à toutes. Les douze peuples de l'Étrurie, les Ombriens, le plus
ancien peuple de l'Italie, qui avait jusqu'à cette époque échappé à nos armes;
le reste des Samnites se conjurèrent tout à coup pour l'extinction du nom
romain. La terreur fut à son comble devant la ligue de tant de nations si
puissantes. Les enseignes de quatre armées ennemies flottaient an loin dans
l'Étrurie. Entre elles et nous s'étendait la forêt Ciminienne, jusqu'alors
impénétrable, comme celles de Calydon ou d'Hercynie. Ce passage était si
redouté, que le sénat défendit au consul d'oser s'engager au milieu de tant de
périls. Mais rien ne put effrayer le général ; et il envoya son frère en avant
pour reconnaître les avenues de la forêt. Celui-ci, sous l'habit d'un berger,
observa tout pendant la nuit, et revint annoncer que le passage était sûr. C'est
ainsi que Fabius Maximus se tira sans danger d'une guerre si aventureuse. Il
surprit tout à coup les ennemis en désordre et dispersés; et, s'étant emparé des
hauteurs, il les foudroya sans effort à ses pieds. Ce fut comme une image de
cette guerre où, du haut des cieux et du sein des nuages, la foudre était lancée
sur les enfants de la terre. Toutefois, cette victoire ne laissa pas d'être
sanglante; car Décius, l'un des consuls, accablé par l'ennemi dans le fond d'une
vallée, dévoua, à l'exemple de son père, sa tête aux dieux Mânes; et, au prix de
ce sacrifice solennel, ordinaire dans sa famille, il racheta la victoire.
XVIII. Guerre
contre Tarente et contre le roi Pyrrhus (An de Rome 471-481)
Vient ensuite la guerre de Tarente, que l'on croirait,
d'après ce titre et ce nom, dirigée contre un seul peuple; mais qui, par la
victoire, en embrasse plusieurs. En effet , les Campaniens, les Apuliens, les
Lucaniens, les Tarentins, auteurs de cette guerre, c'est-à-dire l'Italie
entière, et, avec tous ces états, Pyrrhus, le plus illustre roi de la Grèce,
furent comme enveloppés dans une ruine commune ; de sorte qu'en même temps cette
guerre consommait la conquête de l'Italie, et était le prélude de nos triomphes
d'outre-mer.
Tarente, ouvrage des Lacédémoniens, autrefois capitale de la
Calabre , de l'Apulie et de toute la Lucanie, est aussi renommée pour sa
grandeur, ses remparts et son port, qu'admirable par sa position : en effet,
située à l'entrée même du golfe Adriatique, elle envoie ses vaisseaux dans
toutes les contrées, dans l'Istrie, l'Illyrie, l'Épire, l'Achaïe, l'Afrique, la
Sicile. Au-dessus du port, et en vue de la mer, s'élève un vaste théâtre, qui
fut l'origine de tous les désastres de cette ville malheureuse. Les Tarentins y
célébraient par hasard des jeux, lorsqu'ils aperçurent une flotte romaine ramant
vers le rivage; persuadés que ce sont des ennemis, ils se lèvent aussitôt, et,
sans réfléchir, ils se répandent en injures. "Qui sont, disent-ils, et d'où
viennent ces Romains?" Ce n'est pas assez : des ambassadeurs étaient venus
porter de justes plaintes; on en insulte la majesté par un outrage obscène et
qu'il serait honteux de rapporter ; ce fut le signal de la guerre. L'appareil en
fut formidable, par le grand nombre de peuples qui se levèrent à la fois en
faveur des Tarentins; Pyrrhus, plus ardent que tous les autres, et brûlant de
venger une ville à moitié grecque , qui avait les Lacédémoniens pour fondateurs,
venait par mer et par terre, avec toutes les forces de l'Épire, de la Thessalie,
de la Macédoine, avec des éléphants jusqu'alors inconnus, et ajoutait encore à
la force de ses guerriers, de ses chevaux et de ses armes, la terreur
qu'inspiraient ces animaux.
Ce fut près d'Héraclée, sur les bords du Liris, fleuve de la
Campanie, et sous les ordres du consul Lévinus, que se livra le premier combat.
Il fut si terrible qu'Obsidius, commandant de la cavalerie Férentine, ayant
chargé le roi, le mit en désordre et le força de sortir de la mêlée, dépouillé
des marques de sa dignité. C'en était fait de Pyrrhus, lorsqu'accoururent les
éléphants qui changèrent, pour les Romains, le combat en spectacle. Leur masse,
leur difformité, leur odeur inconnue, leur cri aigu, épouvantèrent les chevaux
qui, croyant ces ennemis nouveaux plus redoutables qu'ils n'étaient en effet,
causèrent, par leur fuite, une vaste et sanglante déroute.
On combattit ensuite avec plus de succès, près d'Asculum, en
Apulie, sous les consuls Curius et Fabricius. Déjà en effet l'épouvante
occasionnée par les éléphants s'était dissipée; et Caius Minucius, hastaire de
la quatrième légion, en coupant la trompe de l'un d'eux, avait montré que ces
animaux pouvaient mourir. Dès lors on les accabla aussi de traits, et des
torches lancées contre les tours couvrirent les bataillons ennemis tout en tiers
de débris enflammés. Le carnage ne finit que quand la nuit sépara les
combattants, et le roi lui-même, blessé à l'épaule, et porté par ses gardes sur
son bouclier, fut le dernier à fuir.
Une dernière bataille fut livrée en Lucanie par les mêmes
généraux que j'ai nommés plus haut, dans les plaines qu'on nomme Arusines; mais
ici la victoire fut complète, et, pour la décider, le hasard fit ce que
d'ailleurs eût fait la valeur romaine. Les éléphants étaient de nouveau placés
sur le front de l'armée; un d'eux, tout jeune encore, fut grièvement blessé d'un
trait qui lui perça la tête; il tourna le dos, et écrasa, dans sa course, les
soldats de cette armée. A ses cris douloureux, sa mère le reconnut et s'élança
comme pour le venger. Tout lui parait ennemi, et, par sa lourde masse, elle
porte le désordre autour d'elle. Ainsi ces mêmes animaux , qui avaient enlevé la
première victoire et balancé la seconde, nous livrèrent la troisième sans
résistance.
Ce ne fut pas seulement par les armes et sur les champs de
bataille, mais encore dans nos conseils et au sein de notre ville, que l'on eut
à combattre Pyrrus. Ce roi artificieux ayant, dès sa première victoire, reconnu
la valeur romaine, désespéra dès lors d'en triompher par les armes , et recourut
à la ruse. En conséquence, il brûla nos morts, traita les prisonniers avec
bonté, et les rendit sans rançon. Ayant ensuite envoyé des ambassadeurs à Rome,
il s'efforça par tous les moyens de conclure un traité et d'acquérir notre
amitié. Mais, dans la paix comme dans la guerre, au dedans comme au dehors, dans
toutes les occasions, on vit éclater la vertu romaine ; et, plus qu'aucune
autre, la victoire de Tarente montra le courage du peuple romain, la sagesse du
sénat, la magnanimité de nos généraux. Quels hommes c'étaient en effet que ceux
qui, dans la première bataille, furent, nous dit-on, écrasés sous les pieds des
éléphants ! Tous avaient reçu leurs blessures à la poitrine ; quelques- uns
étaient morts sur leurs ennemis ; l'épée était restée dans leurs mains, la
menace sur leurs visages, et, dans la mort même, leur courroux vivait encore.
Aussi Pyrrhus dit-il plein d'admiration : "Combien la conquête de l'univers
serait facile, ou à moi avec des soldats romains, ou, aux Romains avec un roi
tel que moi !" Et quelle activité, dans ceux qui survécurent, pour former une
nouvelle armée! " Je le vois, dit encore Pyrrhus, je suis né sous la
constellation d'Hercule; comme celles de l'hydre de Lerne, toutes les têtes
abattues de mes ennemis renaissent de leur sang." Quelle grandeur encore dans ce
sénat ! Témoin la réponse de ses ambassadeurs chassés de Rome avec leurs
présents, après le discours d'Appius Coecus; Pyrrhus leur demandait ce qu'ils
pensaient de la demeure de ses ennemis; ils avouèrent "que Rome leur avait paru
un temple et le sénat une assemblée de rois." Enfin, quels généraux que les
nôtres ! Voyez-les dans leur camp : Curius renvoie le médecin de Pyrrhus, qui
voulait lui vendre la tête de ce prince ; et Fabricius rejette l'offre, que lui
fait le roi, d'une partie de ses états. Voyez-les dans la paix : Curius préfère
ses vases d'argile à l'or des Samnites , et Fabricius, dans l'austérité de sa
censure, condamne comme un luxe excessif les dix livres de vaisselle d'argent
que possédait Rufinus, personnage consulaire.
Qui s'étonnera qu'avec ces mœurs, et avec le courage de ses
soldats, le peuple romain ait été vainqueur, et que, dans les quatre années de
la seule guerre de Tarente, il ait réduit sous sa domination la plus grande
partie de l'Italie, les peuples les plus courageux , les villes les plus
opulentes et les contrées les plus fertiles? Quoi de plus incroyable que cette
guerre, si l'on en compare le commencement et l'issue? Vainqueur dans un premier
combat, Pyrrhus, pendant que toute l'Italie tremble, dévaste la Campanie, les
bords du Liris et Frégelles; des hauteurs de Préneste, il contemple Rome à demi
subjuguée, et, à la distance de vingt milles, il remplit de fumée et de
poussière les yeux des citoyens épouvantés. Ensuite, deux fois chassé de son
camp, blessé deux fois, repoussé par mer et par terre jusque dans la Grèce, sa
patrie, il nous laisse la paix et le repos; et telles sont les dépouilles de
tant de nations opulentes, que Rome ne peut contenir les fruits de sa victoire.
Jamais, en effet, jamais triomphe plus beau, plus magnifique, n'était entré dans
ses murs. Jusqu'à ce jour, on n'avait vu que le bétail des Volsques, les
troupeaux des Sabins, les chariots des Gaulois, les armes brisées des Samnites.
Alors on remarquait comme captifs des Molosses, des Thessaliens, des
Macédoniens, des guerriers du Bruttium, de l'Apulie, de la Lucanie; et, comme
ornement de cette pompe, l'or, la pourpre, des statues; des tableaux, et ce qui
faisait les délices de Tarente. Mais rien ne fut plus agréable au peuple romain
que la vue de ces monstres qu'il avait tant redoutés, des éléphants chargés de
leurs tours, et qui, loin d'être étrangers au sentiment de la captivité,
suivaient, la tête baissée, les chevaux victorieux.
XIX. Guerre contre
les Picentins (An de Rome 485)
Toute l'Italie jouit bientôt de la paix; car, après Tarente.,
qui eût osé la rompre? Mais les Romains voulurent attaquer et poursuivre les
alliés de leurs ennemis. Alors on dompta les Picentins, et on prit leur
capitale, Asculum a, sous le commandement de Sempronius, qui, ayant senti
trembler le champ de bataille pendant l'action, apaisa la déesse Tellus par la
promesse d'un temple.
XX. Guerre contre
les Sallentins (An de Rome 486)
A la soumission des Picentins succéda celle des Sallentins et
de Brundusium, capitale du pays, fameuse par son port; ce fut la conquête de
Marcus Atilius. Dans cette guerre, la déesse des bergers, Palès, demanda un
temple pour prix de la victoire.
XXI. Guerre contre
les Volsiniens (An de Rome 488)
Le dernier des peuples de l'Italie qui se rangea sous notre
domination fut les Volsiniens, les plus riches des Étrusques. Ils implorèrent le
secours de Rome contre leurs anciens esclaves qui, tournant contre leurs maîtres
la liberté qu'ils en avaient reçue, s'étaient arrogé le pouvoir, et dominaient
dans la république. Mais ils furent châtiés par notre général, Fabius Gurgès.
XXII. Des séditions
C'est là le second âge et comme l'adolescence du peuple
romain ; il était alors dans toute sa force , et l'on voyait en lui la fleur
d'un ardent et impétueux courage. Il conservait encore quelque chose de la
rudesse des pâtres; il respirait une sorte de fierté indomptable. Aussi vit-on
l'armée de Postumius, frustrée du butin qu'il lui avait promis, se révolter dans
son camp et lapider son général; celle d'Appius Claudius ne pas vouloir vaincre
quand elle le pouvait ; et la plus grande partie du peuple, soulevée par Voleron,
refuser de s'enrôler, et briser les faisceaux du consul. Aussi les plus
illustres patriciens, pour s'être opposés à la volonté de la multitude,
furent-ils punis par l'exil; témoin Coriolan, qui exigeait qu'on cultivât les
terres, et qui, au reste, aurait cruellement vengé son injure par les armes, si,
le voyant prêt à planter ses étendards sur les murs de Rome, sa mère Véturie ne
l'eût désarmé par ses larmes: témoin Camille lui-même, soupçonné d'avoir fait
entre le peuple et l'armée une injuste répartition du butin de Véies. Mais,
meilleur citoyen que Coriolan, il alla languir dans la ville qu'il avait prise,
et vengea bientôt des Gaulois ses concitoyens suppliants. Le peuple soutint
aussi contre le sénat une lutte violente, injuste et funeste ; abandonnant ses
foyers, il fit à sa patrie la menace de la changer en solitude et de l'ensevelir
sous ses ruines.
XXIII. Première
sédition (An de Rome 259-260)
La première dissension civile eut pour motif la tyrannie des
usuriers, qui faisaient battre leurs débiteurs comme des esclaves. Le peuple en
armes se retira sur le mont sacré; et ce ne fut qu'avec peine, et après avoir
obtenu des tribuns qu'il fut ramené par l'autorité de Ménénius Agrippa, homme
éloquent et sage. Il reste, de sa harangue antique, l'apologue qui fut assez
puissant pour rétablir la concorde: "Autrefois, dit-il, les membres du corps
humain se séparèrent, se plaignant que; tandis qu'ils avaient tous des fonctions
à remplir, l'estomac seul demeurât oisif. Devenus languissants par suite de
cette séparation, ils tirent la paix quand ils eurent senti que, grâce au
travail de l'estomac le sang, formé du suc des aliments, circulait dans leurs
veines.
XXIV. Deuxième
sédition (An de Rome 502-504)
La licence du décemvirat alluma dans le sein même de Rome la
seconde sédition. Dix des principaux citoyens avaient été choisis pour rédiger,
d'après la volonté du peuple les lois apportées de la Grèce; déjà tout le droit
était classé dans les douze tables; mais possédés comme d'une fureur royale, ils
retenaient les faisceaux qu'on leur avait livrés. Plus audacieux que les autres,
Appius en vint à un tel degré d'insolence, qu'il destinait à sa brutalité une
jeune fille. de condition libre, oubliant et Lucrèce et les rois et le Code de
lois que lui-même avait composé. Voyant donc sa fille frappée par un jugement,
et traînée en servitude, Virginius n'hésite pas; il la tue de sa main au milieu
du Forum; et, faisant avancer ses compagnons d'armes avec leurs enseignes, du
haut du mont Aventin il assiége les décemvirs, et précipite toute cette
puissance dans les prisons et dans les fers.
XXV. Troisième
sédition (An de Rome 508)
La troisième sédition fut excitée par l'ambition des mariages
et par la prétention des plébéiens, de s'allier aux patriciens; cette dissension
éclata sur le mont Janicule, à l'instigation de Canuléius, tribun du peuple.
XXVI. Quatrième
sédition (An de Rome 577-582)
La quatrième sédition eut sa source dans la passion des
honneurs, les plébéiens voulant avoir part aux magistratures. Fabius Ambustus,
père de deux filles, avait marié l'une à Sulpicius, d'origine patricienne,
l'autre au plébéien Stolon. Celle-ci, entendant un jour dans la maison de sa
soeur, le bruit des verges du licteur, inconnu dans la sienne, en ressentit une
frayeur dont elle fut raillée par l'épouse de Sulpicius d'une manière assez
piquante. Elle ne put supporter l'affront ; aussi son mari , parvenu au
tribunat, arracha-t-il au sénat, malgré sa résistance, le partage des honneurs
et des magistratures.
Au reste, jusque dans ces séditions, le peuple roi est digne
d'admiration. En effet, tantôt c'est pour la liberté, tantôt pour la pudeur ,
ici pour la noblesse de la naissance, là pour la majeste et l'éclat des
honneurs, qu'il a combattu tour à tour : mais, au milieu de toutes ces luttes,
il ne fut de nul intérêt gardien plus vigilant que de la liberté; et aucune
largesse offerte pour prix de cette liberté ne put le corrompre, bien que du
sein d'une multitude nombreuse et toujours croissante, il apparût de temps à
autre des citoyens dangereux. Spurius Cassius et Mélius, soupçonnés d'aspirer à
la royauté, l'un par la proposition de la loi Agraire, l'autre par ses
libéralités, furent punis par une mort prompte. Ce fut son père même qui fit
subir à Spurius son supplice; Mélius fut tué au milieu du Forum par le maître de
la cavalerie, Servilius Ahala, d'après l'ordre du dictateur Quinctius. Quant à
Manlius, le sauveur du Capitole, qui, pour avoir libéré la plupart des
débiteurs, affectait une hauteur contraire à l'égalité, il fut précipité de
cette forteresse qu'il avait défendue.
Tel fut le peuple romain au dedans et au dehors, dans la paix
et dans la guerre, pendant la fougue de son adolescence , c'est-à-dire dans le
second âge de l'empire, intervalle durant lequel il soumit par ses armes toute
l'Italie, depuis les Alpes jusqu'au détroit.