I.
Avant-propos.
L’Italie était domptée et soumise, le peuple romain, qui
comptait près de cinq cents ans de durée, avait atteint l'adolescence. Fort et
jeune alors, il réalisait toutes les idées de force et de jeunesse, et pouvait
désormais égaler l'univers. Ainsi - chose étonnante et incroyable à dire - ce
peuple qui avait lutté, sur son propre sol, pendant près de cinq cents ans,
(tant il était difficile de donner un chef à l'Italie), n'employa que les deux
cents années qui suivent pour promener dans l'Afrique, dans l'Europe, dans
l'Asie, enfin dans le monde entier, ses guerres et ses victoires.
II. Première guerre
punique (An de Rome 489-511)
Vainqueur de l'Italie, il en avait parcouru la terre jusqu'au
détroit, lorsque, semblable à un incendie dont la fureur, après avoir ravagé les
forêts qu'elle rencontre, s'apaise devant un fleuve, il s'arrêta un moment.
Bientôt, voyant près de lui la plus riche proie séparée et comme arrachée de
l'Italie, son domaine, il brûla d'un tel désir de la posséder, que ne pouvant la
joindre, la rendre à son continent ni par une chaussée, ni par des ponts, il eût
voulu l'y réunir par la force des armes. Mais il arriva que les destins lui en
ouvrirent d’eux-mêmes le chemin, et qu'il n'eut qu'à profiter de l'occasion.
Messine, ville de Sicile, alliée des Romains, se plaignit de la tyrannie des
Carthaginois. Ainsi que Rome, Carthage convoitait la Sicile; et, dans le même
temps, toutes deux aspiraient, avec une ardeur et des forces égales, à la
domination du monde. Rome prit donc les armes sous prétexte de secourir ses
alliés, mais en réalité tentée par cette proie ; et, malgré la terreur
qu'inspirait la nouveauté de l'entreprise, ce peuple grossier, ce peuple
pasteur, et véritablement terrestre, montra (tant la valeur est une source de
confiance!) qu'il est indifférent pour le courage de combattre à cheval ou sur
des vaisseaux, sur terre ou sur mer.
Sous le consulat d'Appius Claudius, il affronta pour la
première fois ce détroit tristement célèbre par ses monstres fabuleux, et par
l'agitation tumultueuse de ses ondes; mais, loin d'en être épouvanté, il
accueillit comme un bienfait la violence du courant, et fondant tout à coup sur
Hiéron, roi de Syracuse, il mit à le battre une telle célérité que ce prince
lui-même avouait qu'il avait été vaincu avant d'avoir vu l'ennemi.
Rome osa même, sous les consuls Duillius et Cornélius,
combattre sur mer. La rapide création de la flotte destinée à cette bataille fut
le présage de la victoire. En effet, soixante jours après qu'on eut porté la
hache dans la forêt, une flotte de cent soixante vaisseaux se trouva sur ses
ancres : on eût dit qu'ils n'étaient pas l'ouvrage de l'art, mais qu’une faveur
des dieux avait changé, métamorphosé les arbres en navires. Ce combat offrit un
merveilleux spectacle : nos pesants et lourds bâtiments arrêtèrent ceux des
ennemis, qui, dans leur agilité, semblaient voler sur les ondes. Les
Carthaginois tirèrent peu d'avantage de leur science nautique, de leur habileté
à désemparer les vaisseaux, et à esquiver, par la fuite, le choc des éperons; on
jeta sur eux ces mains de fer et ces autres machines, dont ils avaient fait,
avant l'action, un fréquent sujet de dérision; et on les contraignit de
combattre comme sur la terre ferme. Ainsi, vainqueurs près des îles de Lipara,
les Romains, après avoir coulé à fond et mis en fuite la flotte ennemie,
célébrèrent, pour la première fois, un triomphe maritime. Quelle fut alors leur
allégresse! Duillius, commandant de la flotte, non content du triomphe d’un seul
jour, ordonna que, durant toute sa vie, lorsqu'il reviendrait de souper, on le
reconduisît, à la lueur des flambeaux et au son des flûtes, comme s'il eût
triomphé tous les jours. Une victoire aussi importante fit paraître léger
l'échec qu'éprouva l'autre consul, Cornélius Asina, qui, attiré à une feinte
conférence, fut accablé par les ennemis : triste exemple de la perfidie punique.
Le dictateur Calatinus chassa presque toutes les garnisons carthaginoises, celle
d'Agrigente, de Drépane, de Panorme, d'Éryx et de Lylibée. Une fois, cependant,
l'armée romaine eut à trembler au passage du bois de Camérinum; mais elle dut
son salut au courage héroïque de Calpurnius Flamma, tribun militaire, qui, avec
trois cents hommes d'élite, s'empara d'une hauteur d'où les ennemis, qui en
étaient maîtres, menaçaient notre armée; et il les retarda suffisamment pour
donner le temps à toute l'armée de s'échapper. Ce succès éclatant égala la
renommée des Thermopyles et de Léonidas. Notre héros l'emporta même sur le
Spartiate. Il est vrai qu'il n'écrivit rien avec son sang; mais il sortit de
cette périlleuse expédition sans y laisser la vie.
La Sicile étant déjà une province et un faubourg de Rome, la
guerre s'étendit plus loin, sous le consulat de Lucius Cornélius Scipion; il
passa en Sardaigne, puis dans la Corse, qui en est une annexe. Par la ruine d'Olbia,
dans la première de ces îles, et d'Aléria dans la seconde, il jeta l’épouvante
parmi leurs habitants, et vint à bout, sur terre et sur mer, de tous les
Carthaginois, si bien qu'il ne restait dès lors plus rien à vaincre que
l’Afrique même.
Déjà, sous le commandement. de Marcus Atilius Régulus, la
guerre, traversant les flots, passe dans l'Afrique. Il ne manquait pas de
Romains pour trembler d'épouvante au seul nom de la mer Punique, et le tribun
Mannius augmentait encore leur terreur; au cas où ils n'obéiraient pas, il les
menaça de la hache, et leur inspira, par la crainte de la mort, la hardiesse de
s'embarquer. La flotte fit bientôt force de voiles et de rames; grande fut
l'alarme des Carthaginois à l'arrivée de leurs ennemis, et peu s'en fallut que
l'on ne surprît Carthage les portes ouvertes.
Le premier fruit de la guerre fut la ville de Clypéa; car
elle se présente la première sur le rivage de l'Afrique, dont elle est comme la
citadelle et le poste d'observation. Cette place et plus de trois cents
forteresses furent dévastées. Outre les hommes, on eut des monstres à combattre.
Né comme pour la vengeance de l'Afrique, un serpent, d'une prodigieuse grandeur,
désola notre camp assez près de Bagrada. Mais Régulus triompha de tout; après
avoir répandu au loin la terreur de son nom, tué ou mis dans les fers une grande
partie de la jeunesse, et même des généraux; après avoir envoyé d'avance à Rome
une flotte chargée d'un riche butin et de l'immense appareil d'un triomphe, il
pressait déjà le siège de Carthage elle-même, le foyer de la guerre, et était
campé à ses portes. Ici la fortune eut un retour passager, destiné seulement à
multiplier les exemples de la vertu romaine, dont la grandeur éclate surtout
dans les calamités. Carthage eut recours à des auxiliaires étrangers; Lacédémone
lui envoya pour général Xantippe, très habile homme de guerre, qui nous
vainquit. Alors, par une catastrophe déplorable et dont les Romains n'avaient
pas encore fait l'expérience, leur intrépide général tomba vivant entre les
mains des ennemis. Mais il se montra égal à une telle infortune. Il ne se laissa
ébranler, ni par sa prison de Carthage, ni par l’ambassade dont on le chargea.
En effet, contrairement aux instructions des ennemis, il fit des propositions
pour que Rome ne fît pas la paix, n'acceptât pas l'échange des prisonniers. Ni
son retour volontaire chez les Carthaginois, ni les horreurs de son dernier
emprisonnement, ni son supplice sur la croix, ne purent flétrir sa majesté. Il
fut plus admirable encore par tout cela, et que dire d'autre? le vaincu ne
triompha-t-il pas de ses vainqueurs, et, au défaut de Carthage, de la fortune
même?
Le peuple romain fut beaucoup plus ardent et acharné à
poursuivre la vengeance de Régulus qu'à obtenir la victoire. Les Carthaginois,
animés par plus d'orgueil, avaient reporté la guerre en Sicile. Le consul
Métellus fit un tel carnage, auprès de Panorme, qu'ils renoncèrent dès lors à
tout projet sur cette île. La preuve de cette éclatante victoire fut apportée
par la prise d'environ cent éléphants. C'eût été une proie immense, alors même
qu'on l'eût faite non pas à la guerre, mais à la chasse.
On fut, sous le consul Appius Claudius, vaincu moins par les
ennemis que par les dieux eux-mêmes, dont il avait méprisé les auspices; sa
flotte fut à l'instant submergée à l'endroit même où il avait fait jeter les
poulets sacrés, qui lui défendaient de combattre.
Sous le consul Marcus Fabius Butéon, l'on détruisit sur la
mer d'Afrique, auprès d'Égimure, une flotte carthaginoise, qui cinglait à
pleines voiles vers l'Italie. Quel triomphe, ô ciel! nous fut arraché par la
tempête, alors que, chargée de riches dépouilles, notre flotte, battue des vents
contraires, remplit de son naufrage l'Afrique, les Syrthes, les plages de toutes
les nations, les rivages de toutes les îles! Malheur considérable, mais qui ne
fut pas sans quelque gloire pour le peuple roi : la victoire ne fut dérobée que
par la tempête, et le triomphe anéanti que par un naufrage. Et pourtant, les
dépouilles de Carthage, en allant, sur les ondes, se briser contre tous les
promontoires et toutes les îles, annonçaient ainsi partout le triomphe du peuple
romain.
Enfin, sons le consulat de Lutatius Catulus, la guerre fut
terminée près des îles qui portent le nom d'Égates. Jamais la mer ne vit une
bataille plus terrible. La flotte des ennemis, surchargée de vivres, de soldats,
de machines, d'armes, semblait porter Carthage tout entière; et c'est ce qui
causa sa perte. La flotte romaine, prompte, légère, agile, ressemblait à un
camp. L'action offrit l'image d'un combat de cavalerie, les rames servaient
comme de brides; et les mobiles éperons, dirigés successivement en tous sens,
avaient l'air d'être animés. Aussi les navires des ennemis, fracassés en un
moment, couvrirent de leur naufrage toute la mer qui s'étend de la Sicile à la
Sardaigne. Cette victoire fut enfin si décisive que les Romains ne pensèrent
plus à renverser les remparts de leurs ennemis; il leur parut superflu de sévir
contre une citadelle et des murs, lorsque Carthage était déjà détruite sur la
mer.
III. Guerre contre
les Ligures (An de Rome 515-581)
La guerre punique terminée, il y eut pour Rome un intervalle
de repos bien court, et comme nécessaire pour qu'elle reprît haleine. En
témoignage de la paix et de la bonne foi avec laquelle elle déposait les armes,
alors, pour la première fois depuis Numa, la porte du temple de Janus fut
fermée; mais on la rouvrit aussitôt et tout à coup; car déjà les Ligures, déjà
les Gaulois Insubres et bien évidemment les Illyriens nous provoquaient. Un dieu
semblait exciter perpétuellement contre nous les peuples situés au pied des
Alpes, c'est-à-dire à l'entrée même des gorges de l'Italie, pour préserver nos
armes de la rouille et de la saleté. Enfin, ces ennemis journaliers, et en
quelque sorte domestiques, exerçaient nos soldats dans la pratique de la guerre;
et le peuple romain, dans sa lutte contre chacune de ces nations, aiguisait,
comme sur une pierre, le fer de sa valeur.
Les Ligures, retranchés au fond des Alpes, entre le Var et la
Macra, et cachés au milieu de buissons sauvages, étaient plus difficiles a
trouver qu'à vaincre. En sécurité dans leurs retraites et par la promptitude à
fuir, cette race infatigable et agile, se livrait à l'occasion plutôt au
brigandage qu’à la guerre. Salyens, Décéates, Oxybiens, Euburiates, Ingaunes,
tous surent éluder longtemps et souvent la rencontre de nos armées; enfin,
Fulvius entoura leurs repaires d'un vaste incendie; Bébius les fit descendre
dans la plaine, et Postumius les désarma totalement si bien qu'à peine leur
laissa-t-il du fer pour cultiver la terre.
IV. Guerre contre
les Gaulois (An de Rome 515-551)
Les Gaulois Insubres et ces habitants des Alpes avaient
l'intrépidité des bêtes féroces et une stature plus qu’humaine. Mais
l'expérience nous a démontré que si dans le premier choc ils sont plus que des
hommes, ils deviennent, dans les suivants, plus faibles que des femmes. Leurs
corps, nourris sous le ciel humide des Alpes, ont quelque similitude avec les
neiges de ces montagnes. A peine échauffés par le combat, ils s’en vont aussitôt
en sueur, et, au plus léger mouvement, ils fondent comme la neige à la chaleur
du soleil. Ils avaient fait souvent dans d'autres occasions, et ils
renouvelèrent, sous leur chef Britomare, le serment de ne pas délier leurs
baudriers qu'ils n'eussent monté au Capitole. Il fut accompli. Émilius, leur
vainqueur, détacha leurs baudriers dans ce temple. Bientôt après, sous la
conduite d'Arioviste, ils vouèrent à leur Mars un collier des dépouilles de nos
soldats. Jupiter intercepta le vœu; car ce fut avec les colliers des Gaulois
que, lui, Flaminius lui érigea un trophée d'or. Sous le roi Viridomare, ils
avaient promis à Vulcain les armes romaines; mais leur vœu retomba sur
eux-mêmes : car Marcellus, ayant tué leur roi, en suspendit les armes dans le
temple de Jupiter Férétrien, troisièmes dépouilles opimes depuis Romulus, père
des Romains.
V. Guerre contre
les Illyriens (An de Rome 523-525)
Les Illyriens ou Liburnes habitent aux extrémités de la
chaîne des Alpes, entre les fleuves Arsias et Titius, et s'étendent fort au loin
sur toute la côte de la mer Adriatique. Ces peuples, sous le règne d'une femme
nommée Teutana, non contents de leurs brigandages, ajoutèrent le crime à la
licence. Nos ambassadeurs, envoyés pour demander satisfaction des délits qu'ils
avaient commis, sont frappés non pas même par le glaive, mais par la hache,
ainsi que des victimes. Les commandants de nos vaisseaux sont brûlés vifs, et,
pour comble d'indignité, par l'ordre d'une femme; mais on dompte entièrement ces
Barbares sous la conduite de Cnaeus Fulvius Centimalus; et les têtes des
principaux de la nation satisfont, en tombant sous la hache, aux mânes de nos
ambassadeurs.
VI. Deuxième guerre
Punique (An de Rome 555-552)
A peine avait-on eu quatre années de repos, depuis la
première guerre Punique, qu'on vit éclater la seconde; moins considérable, il
est vrai, par sa durée - car elle ne dura plus de dix-huit ans - mais bien plus
terrible par l'horreur de ses désastres, au point que, si l'on compare les
pertes des deux peuples, le vainqueur paraîtra le vaincu.
C'était, pour une nation orgueilleuse, une vive douleur de se
voir enlever la mer, prendre ses îles; de donner des tributs, qu'elle avait
l'habitude d'exiger. A la suite de cela, Annibal enfant, avait, sur les autels,
juré à son père de venger sa patrie; et il lui tardait d'accomplir ce serment.
Pour faire naître un sujet de guerre, il choisit Sagonte, antique et opulente
cité de l'Espagne, illustre mais déplorable monument de fidélité envers les
Romains. Son indépendance lui avait été garantie par un traité commun aux deux
peuples. Annibal, cherchant de nouvelles causes de troubles, la détruisit de ses
propres mains et par celles même de ses habitants; ainsi, en rompant l'alliance,
il s'ouvrait le chemin de l'Italie. La religion des traités est sacrée chez les
Romains; aussi, à la nouvelle du siège d’une ville, leur alliée, ils se
rappellent qu'un pacte les unit également avec les Carthaginois, et, au lieu de
se hâter de courir aux armes, ils préfèrent auparavant, selon la coutume bien
établie, faire entendre leurs plaintes. Cependant, pressés depuis neuf mois par
la famine, par les machines et par le fer, les Sagontins changent à la fin leur
constance eu fureur; ils allument, dans la place publique, un immense bûcher, et
y périssent, avec leurs familles et toutes leurs richesses, par le fer et par le
feu. Rome demande justice d'Annibal, l'auteur de ce si grand désastre. Voyant
les Carthaginois tergiverser, "Que tardez-vous? leur dit Fabius, chef de
l'ambassade; j'apporte dans le pli de cette robe la guerre et la paix. Que
choisissez-vous?" – "La guerre", répondent à grands cris les Carthaginois. – "Eh
bien! recevez donc la guerre", reprend Fabius; puis détachant le devant de sa
loge, il la déploie, au milieu du sénat, qu'il saisit d'épouvante, comme s'il
eût en effet porté la guerre dans son sein. L'issue de cette lutte répondit à ce
commencement. En effet, comme si les dernières imprécations des Sagontins, au
milieu de leur incendie et de leur vaste parricide, eussent réclamé de telles
funérailles, on vengea leurs Mânes par la dévastation de l'Italie, la captivité
de l'Afrique, la mort des généraux et des rois qui prirent part à cette guerre.
A peine donc s'est formée dans l'Espagne la pénible et
déplorable tempête de la guerre Punique, à peine s'est allumée, aux flammes de
Sagonte, la foudre dès longtemps destinée aux Romains, qu'emporté tout à coup
par un mouvement impétueux, l'orage déchire les flancs des Alpes, et, du sommet
de ces neiges à la fabuleuse élévation, il descend, comme du haut du ciel, sur
l'Italie. Les premières explosions de ce tourbillon rapide se font entendre tout
à coup entre le Pô et le Tésin, avec un violent fracas. L'armée que commandait
Scipion est mise alors en fuite; blessé lui-même, il serait tombé entre les
mains des ennemis, si son fils, encore vêtu de la prétexte, n'eût, en le
couvrant de son corps, arraché son père à une mort certaine. C'est le Scipion
qui croît pour la ruine de l'Afrique, et qui tirera son nom des malheurs de ce
pays. Au Tésin succède la Trébie. Là se déchaîna la seconde tourmente de la
guerre Punique, sous le consul Sempronius. Ce fut alors que les Carthaginois,
féconds en stratagèmes, et profitant d'une journée froide et neigeuse, se
chauffèrent et se frottèrent d'huile avant le combat; et – chose horrible à dire
– des hommes venant du soleil du midi nous vainquirent par notre hiver même.
Au lac Trasimène tomba la troisième foudre d'Annibal, sous le
commandement de Flaminius. Là, encore, un nouvel artifice de la ruse punique.
Cachée par les brouillards du lac et par les joncs des marais, la cavalerie
ennemie attaqua tout à coup par derrière nos soldats qui combattaient. Nous ne
pouvons toutefois nous plaindre des dieux; car le désastre qui menaçait un chef
téméraire lui avait été présagé: un essaim d'abeilles s'était posé sur les
drapeaux; les aigles avaient refusé d'avancer; et, l'action à peine engagée, on
avait ressenti un grand tremblement de terre, à moins que les évolutions des
chevaux et des hommes, et la violence du choc des armes, n'eussent produit cet
ébranlement du sol.
La quatrième et presque la dernière blessure de l'empire lui
fut portée à Cannes, bourg de l'Apulie, encore dans l'obscurité, mais qui dut à
la grandeur de notre désastre, d'en sortir, et au carnage de quarante mille
Romains, d'être devenu célèbre. Ici, tout conspire la perte de notre malheureuse
armée, le général ennemi, la terre, le ciel, le temps, toute la nature enfin.
Non content de nous avoir envoyé de faux transfuges qui bientôt, pendant
l'action, massacrèrent nos soldats par derrière, Annibal, ce général toujours
rusé, observant le champ de bataille, reconnut que c'était une vaste plaine
brûlée par le soleil, couverte de poussière, et où soufflait périodiquement un
vent d'orient. Il rangea son armée de manière que les Romains eurent contre eux
tous ces désavantages; et, comme s'il eût tenu le ciel même à sa disposition, il
se donna pour auxiliaire le vent, la poussière, le soleil. Aussi deux grandes
armées furent taillées en pièces, et l'ennemi s'assouvit de carnage jusqu'à ce
qu' Annibal enfin dît à ses soldats : " Ne frappez plus". De nos généraux, l'un
survécut, l'autre fut tué; on ne sait lequel montra la plus grande âme. Paulus
rougit de vivre; Varron ne désespéra pas. L'Aufide, quelque temps ensanglanté,
un pont de cadavres élevé, par l'ordre d'Annibal, sur le torrent de Vergelles,
deux boisseaux d'anneaux envoyés à Carthage, et les pertes de la dignité
équestre évaluées à cette mesure, furent les témoignages de notre défaite.
Nul doute que Rome ne touchât à sa dernière heure, et
qu'Annibal ne pût, dans cinq jours, manger au Capitole, si, selon le mot qu'on
attribue à Adherbal, fils de Bomilcar, Annibal eût su profiter de la victoire
aussi bien qu'il savait vaincre. Mais, comme on l'a souvent répété, ou le destin
de la ville à qui était réservé l'empire, ou le mauvais génie d'Annibal, et les
dieux ennemis de Carthage, l’entraînèrent ailleurs. Alors qu'il pouvait user de
la victoire, il aima mieux en jouir; et, laissant Rome, il se mit à parcourir
les champs de Capoue et Tarente, où s'éteignit bientôt son ardeur avec celle de
son armée. Ainsi l'on a dit avec raison que, dans Capoue, Annibal avait trouvé
Cannes. Celui que les Alpes n'avaient pu vaincre, ni nos armes dompter, fut
soumis, qui le croirait ? par le soleil de la Campanie et par les tièdes
fontaines de Baïes.
Cependant le Romain respire et semble sortir du tombeau. Il
était sans armes, il arrache celle des temples. Les jeunes manquaient : il
affranchit et enrôle les esclaves; le trésor public était vide; le sénat
s'empresse d'y porter publiquement ses richesses, et chacun ne se réserve
d'autre or que celui des bulles, et d'un seul anneau. Les chevaliers suivent cet
exemple, et les tribus imitent les chevaliers. Telle est enfin, sous les consuls
Lévinus et Marcellus, la multitude des offrandes particulières portées au trésor
public, qu'à peine les registres et la main des greffiers peuvent suffire à les
inscrire. Mais, dans l'élection des magistrats, quelle sagesse montrent les
centuries! Les jeunes gens demandent conseil aux vieillards sur le choix des
nouveaux consuls. On sentait que, contre un ennemi tant de fois vainqueur et si
fertile en ruses, il fallait combattre avec la prudence non moins qu'avec la
valeur.
Le premier espoir de l'empire revenu pour ainsi dire à la
vie, fut Fabius, qui trouva un moyen de vaincre Annibal; c'était de ne pas
combattre. De là ce surnom nouveau de Temporiseur, si salutaire à la république;
de là celui de Bouclier de l'empire, que le peuple lui donna. Par tout le pays
des Samnites, dans les défilés de Falerne et du Gaurus, il fatigua tellement
Annibal, qu'il épuisa par ses lenteurs celui que la valeur n'avait pu dompter.
Bientôt aussi, sous le commandement de Claudius Marcellus, on ose combattre, on
s’approche de lui, on le met en fuite dans la Campanie, on l’arrache au siège de
la ville de Noles. On ose encore, sous Sempronius Gracchus, le poursuivre à
travers la Lucanie et le serrer de près dans sa retraite, bien qu'alors, ô
honte ! l'on ne combattît qu'avec une poignée d'esclaves; car c'est à cette
extrémité qu'avaient réduit tant de malheurs; mais, après avoir reçu la liberté,
d'esclaves qu'ils étaient, ils étaient devenus des Romains.
Etonnante confiance au milieu de tant d'adversités! admirable
force d'âme! audace toute romaine! Dans une position si embarrassante et si
déplorable, quand le salut de son Italie est encore douteux, Rome ose cependant
porter ses regards sur d'autres contrées; et tandis qu'inondant la Campanie et
l'Apulie, les ennemis lui tiennent le fer sur la gorge, et font déjà de l’Italie
même une seconde Afrique, en même temps qu'elle leur résiste, elle envoie et
répartit ses armées en Sicile, en Sardaigne, en Espagne, par toute la terre.
La Sicile, assignée à Marcellus, ne lui résista pas
longtemps. Toute l'île fut en effet vaincue dans une seule ville. Cette grande
capitale, jusqu'alors invincible, Syracuse, quoique défendue par le génie
d'Archimède, fut enfin forcée de céder. Sa triple enceinte, ses trois
forteresses, son port de marbre, et sa célèbre fontaine d'Aréthuse, ne purent
lui servir qu'à être, en faveur de sa beauté, épargnée par le vainqueur.
Gracchus s'empara de la Sardaigne. Ni le courage féroce de
ses habitants, ni la hauteur prodigieuse de ses montagnes insensées – car c'est
ainsi qu'on les appelle – ne purent la protéger. Il traita les villes avec
rigueur, surtout Caralis, la ville de ses villes, afin de dompter au moins, par
le regret de voir dévaster le sol de sa patrie, une nation obstinée et qui se
faisait un jeu de la mort.
Les deux Scipions, Cnaeus et Publius, envoyés en Espagne,
l'avaient presque entièrement arrachée aux Carthaginois. Mais, victimes des
pièges de la ruse punique, ils la perdirent à leur tour, après avoir néanmoins
épuisé, dans de grandes batailles, les forces carthaginoises. L'un deux tomba
sous le fer des perfides Africains, comme il traçait son camp; l'autre périt au
milieu des flammes dans une tour où il s'était réfugié.
Alors, Scipion fut envoyé avec une armée pour venger son père
et son oncle; c'était à lui, que, selon le décret des destins, l'Afrique devait
donner un nom si grand. Cette belliqueuse Espagne, fameuse par ses guerriers et
par ses combats, cette pépinière des armées ennemies, cette école d'Annibal, il
la reconquit tout entière, ô prodige! depuis les Pyrénées jusqu'aux colonnes
d'Hercule et à l'Océan. Fut-ce avec plus de rapidité que de bonheur? la
rapidité, quatre ans l'attestent; le bonheur, une seule cité le prouve. En
effet, assiégée et prise le même jour, la Carthage de l'Espagne, si facilement
vaincue, fut le présage de la réduction de celle de l'Afrique. Cependant la
soumission de cette province doit être attribuée surtout à la rare continence du
général qui rendit aux Barbares leurs enfants captifs et de jeunes filles d’une
grande beauté, sans même avoir permis qu'on les amenât eu sa présence, pour ne
pas paraître avoir effleuré, seulement des yeux, leur pureté virginale.
Le peuple romain obtenait ces succès dans diverses parties du
monde; et cependant, comme attaché aux entrailles de l'Italie, Annibal ne
pouvait en être arraché. La plupart des villes avaient quitté notre cause pour
la sienne; et cet irréconciliable ennemi, tournait contre les Romains les forces
même de l'Italie. Déjà, toutefois, nous l'avions chassé de quantité de places et
de contrées. Tarente était revenue à nous; déjà nous tenions assiégée Capoue, la
résidence, le domicile, la seconde patrie d'Annibal. La perte de cette ville fut
si douloureuse au général carthaginois qu'il tourna toutes ses forces contre
Rome. O peuple digne de l'empire du monde, digne de la faveur de tous les dieux
et de l'admiration de tous les hommes! Au milieu des plus pressantes alarmes, il
ne se désista d'aucune entreprise; et, réduit à craindre pour Rome même, il
n'abandonna cependant pas Capoue. Une partie de l'armée y fut laissée sous le
consul Appius; l'autre suivit Flaccus à Rome, et le peuple romain combattait
loin d'elle et près d'elle tout à la fois. Devons-nous donc nous étonner que,
quand Annibal, pour l'attaquer, leva son camp placé à trois milles, les dieux
eux-mêmes, oui, les dieux ( ne rougissons pas de l'avouer ), l'aient une seconde
fois arrêté? En effet, à chacun de ses mouvements, des torrents de pluie
tombèrent avec une telle force, les vents s'élevèrent avec une telle violence,
qu'il semblait que cet orage, suscité par les dieux pour repousser l'ennemi,
partit, non du ciel, mais des murs mêmes de Rome et du haut du Capitole. Il se
retira donc en fuyant et se cacha dans le fond de l'Italie, heureux du moins
d'avoir quitté Rome sans s'être prosterné devant elle. Une chose légère en
elle-même, mais qui prouve assez manifestement la grandeur d'âme du peuple
romain, c'est que, pendant les jours de ce siège, le champ sur lequel Annibal
avait assis son camp, fut mis à l'encan à Rome, et trouva un acheteur. Annibal
voulut imiter une semblable confiance; il mit à son tour en vente les comptoirs
des banquiers de la ville; mais il ne se présenta pas d'acquéreur. C'était un
nouveau présage des destins.
Tant de preuves de courage, tant de marques même de la faveur
des dieux n'avaient rien fait encore. Asdrubal, frère d'Annibal, s'avançait avec
une nouvelle armée, de nouvelles forces, un nouvel appareil de guerre. C'en
était fait sans aucun doute, si ce général eût opéré sa jonction avec son frère;
mais, comme il traçait son camp, il fut, lui aussi, battu par Claudius Néron,
uni à Livius Salinator. Néron avait poussé Annibal jusqu'aux derniers confins de
l'Italie : Livius avait dirigé son armée vers une partie tout opposée,
c'est-à-dire, vers les défilés où l'Italie prend naissance. Franchissant cet
immense intervalle que mettait entre les consuls toute la longueur de l'Italie,
avec quel concert, avec quelle célérité ils se joignent, unissent leurs drapeaux
et surprennent Asdrubal, sans qu’Annibal soupçonne ce qui se passe! Comment
l'exprimer? A la nouvelle du ce désastre, à l'aspect de la tête de son frère
jetée dans sou camp : "Je reconnais, dit Annibal, l'infortune de Carthage. » tel
fut le premier aveu arraché à ce guerrier, sans doute par le pressentiment du
destin qui le menaçait. Dès lors il était certain qu'Annibal, à l'en croire
lui-même, pouvait être vaincu. Mais ce n'était point assez pour le peuple
romain; plein de confiance après tant de prospérités, il avait surtout à cœur
d'accabler dans l'Afrique ce terrible ennemi. Il s'y porta donc sous la conduite
de Scipion, avec toute la masse de ses forces, et commença d'imiter Annibal, en
vengeant sur l'Afrique les malheurs de l'Italie. Quelles troupes, grands dieux !
que celles d'Asdrubal ! quelles armées que celles de Syphax, qu'il mit eu
déroute! quelle force et quelle étendue avaient leurs deux camps, qu'il
détruisit en y mettant le feu, dans une seule nuit! Bientôt il n'était plus
seulement à trois milles de Carthage; il en battait les portes, il en pressait
le siège. Cette diversion eut pour effet d'arracher de l'Italie Annibal, attaché
à cette proie dont il se repaissait. II n'y eut pas pour l'empire romain un plus
grand jour que celui où les deux premiers capitaines qui eussent existé
jusqu'alors et qui aient paru depuis, l'un, vainqueur de l'Italie, l'autre, de
l'Espagne, déployèrent enseignes contre enseignes, et se préparèrent au combat.
Ils eurent cependant une conférence pour traiter de la paix. Ils restèrent
longtemps immobiles, dans une mutuelle admiration. La paix ne se conclut pas, et
aussitôt les trompettes donnèrent le signal. II est constant, de l'aveu des deux
généraux, "qu'on ne pouvait, de part et d'autre, ni faire de meilleures
dispositions, ni combattre avec plus d’ardeur". Scipion rendit ce témoignage de
l'armée d'Annibal, Annibal de celle de Scipion. Toutefois, Annibal succomba;
l’Afrique fut le prix de la victoire; et le monde ne tarda pas à suivre le sort
de l'Afrique.
VII. Première
guerre de Macédoine (An de Rome 535-558)
Carthage vaincue, nul peuple ne rougit de l'être. Aussitôt
après furent soumises, comme l'Afrique, les nations de la Macédoine, de la
Grèce, de la Syrie, et toutes les autres, entraînées, pour ainsi dire, par le
tourbillon, par le torrent de la fortune. On soumit tout d'abord les
Macédoniens, ce peuple qui avait jadis aspiré à l'empire du monde. Aussi,
quoique Philippe occupât alors le trône, les Romains croyaient-ils avoir à
combattre un Alexandre. Ce fut toutefois le nom de la nation, plutôt que sa
puissance, qui donna de l'importance à la guerre de Macédoine. La cause qui la
fit commencer fut l'alliance contractée par le roi Philippe avec Annibal, quand
celui-ci dominait en Italie. Ce motif devint plus puissant lorsque les Athéniens
implorèrent notre secours contre les violences de ce roi, qui, abusant du droit
de la victoire, détruisait les temples, les autels et même les tombeaux. Le
sénat consentit à porter assistance à d'aussi illustres suppliants. Rome était
déjà le recours et l'appui des princes, des peuples, des nations.
Sous le consulat de Lévinus, le peuple romain parut donc pour
la première fois sur la mer Ionienne; sa flotte parcourut comme en triomphe tous
les rivages de la Grèce, étalant les dépouilles de la Sicile, de la Sardaigne,
de l’Espagne, de l’Afrique. Un laurier né sous la poupe du vaisseau prétorien
était une promesse manifeste de la victoire. Attale, roi de Pergame, s'était
fait de lui-même notre auxiliaire. Les Rhodiens, peuple navigateur, nous
prêtèrent aussi leurs secours; avec eux sur mer, et avec ses cavaliers et ses
fantassins sur terre, le consul battait l'ennemi partout. Philippe fut deux fois
vaincu, deux fois mis en fuite, deux fois dépouillé de son camp. Rien cependant
n'effraya plus les Macédoniens que l'aspect même de leurs blessures, qui,
faites, non avec les traits, les flèches ou les faibles armes de la Grèce, mais
avec d'énormes javelots et de non moins grandes épées, ouvraient plus d'un
chemin à la mort. Bientôt après, sous la conduite de Flamininus, nous franchîmes
les montagnes jusqu'alors inaccessibles de la Chaonie et le fleuve Aoüs, qui se
précipite entre des rocs, et les barrières mêmes de la Macédoine. Ce fut vaincre
que d'y entrer. Car jamais, depuis ce jour, le roi n'osa en venir aux mains;
près des collines nommées Cynocéphales, on l'accabla d'un seul coup, et ce ne
fut pas même dans un véritable combat. Le consul lui donna la paix et lui laissa
son trône. Bientôt, pour prévenir toutes les causes de guerre, il réprima
Thèbes, et l'Eubée, et Lacédémone qui s'agitait sous son chef Nabis. Quant à la
Grèce, il lui rendit son ancien état, afin qu'elle vécût sous ses lois et jouît
de son antique liberté. Quels transports, quelles acclamations, le jour où, sur
le théâtre de Némée, pendant les jeux quinquennaux, le héraut chanta ce décret!
Quel concours d'applaudissements! que de fleurs répandues aux pieds du consul !
combien de fois on obligea le héraut à répéter ces paroles qui proclamaient la
liberté de l'Achaïe ! Cette sentence du consul charmait les oreilles des Grecs
autant que les plus mélodieux accords de la flûte ou de la lyre.
VIII. Guerre de
Syrie contre le roi Antiochus (An de Rome 561-564)
La soumission de la Macédoine et du roi Philippe fut suivie
de près de celle d'Antiochus : c'était le hasard, ou plutôt une heureuse
combinaison de la fortune, qui voulait que notre domination s'étendît d'Afrique
en Europe, puis d'Europe en Asie, selon les occasions qui se présentaient
d'elles-mêmes; et que le cercle de nos victoires embrassât, d'après leur
situation, tous les pays de l'univers. Nulle guerre ne parut plus formidable aux
Romains; ils se retraçaient les Perses et l'Orient, Xerxès et Darius, et on
racontait que ces monts inaccessibles avaient été percés par la main de l'homme,
et que la mer avait disparu sous le nombre des voiles. A cette terreur se
joignait l'effroi causé par les menaces célestes : l'Apollon de Cumes se
couvrait d'une sueur continuelle; mais c'était l'effet des alarmes de ce dieu
pour sa chère Asie.
Nulle contrée n'est plus peuplée, plus riche, plus belliqueuse que la Syrie;
mais elle était tombée entre les mains d'un roi si lâche que la plus grande
gloire d'Antiochus est d'avoir été vaincu par les Romains. Ce roi fut poussé à
la guerre, d'un côté par Thoas, chef des Étoliens, qui se plaignait de ce que
les Romains avaient fait peu de cas de son alliance dans la guerre contre les
Macédoniens; de l'autre, par Annibal, qui, vaincu en Afrique, fugitif, et ne
pouvant supporter la paix, cherchait par toute la terre un ennemi au peuple
romain. Et quel eût été notre péril, si le roi se fût livré à ses conseils,
c'est-à-dire, si ce malheureux Annibal eût disposé des forces de l'Asie? Mais
Antiochus, dans la confiance que lui inspirait sa puissance et son nom de roi,
se contenta d'avoir allumé la guerre.
Déjà l'Europe, par un droit incontestable, appartenait aux
Romains. Cet Antiochus leur redemanda, comme un bien héréditaire, la ville de
Lysimachie, fondée par ses ancêtres, sur la côte de Thrace. Ce fut, pour ainsi
dire, sous l'influence de cet astre que se souleva la tempête de la guerre
asiatique; et le plus grand des rois, content de l’avoir courageusement
déclarée, partit de l'Asie avec un fracas et un tumulte extraordinaires; il
occupa aussitôt les îles et les rivages de la Grèce, et s'y livra au repos et
aux plaisirs, comme un vainqueur. L’île d'Eubée est séparée du continent par un
petit détroit que le flux et le reflux de l'Euripe ont formé. Là, ayant fait
dresser des tentes d'or et de soie, il mariait, au bruit des ondes du détroit,
les sons de la flûte et de la lyre, faisait, malgré l'hiver, apporter de tous
côtés des roses, et s'occupait, pour paraître jouer un peu le rôle de général, à
faire des levées de jeunes filles et d'enfants.
Un tel prince était donc déjà vaincu par son luxe. Envoyé par
le peuple romain, le consul Acilius Glabrion s'avança pour l'attaquer dans
l'Eubée, et le força, par le seul bruit de son arrivée, à s'enfuir aussitôt de
cette île. Alors, malgré sa fuite précipitée, il l’atteignit aux Thermopyles,
lieu si célèbre par la belle mort des trois cents Spartiates. Antiochus, loin de
profiter de l'avantage du lieu, ne fit aucune résistance, et Glabrion le força à
céder la mer et la terre. Aussitôt, et sans s'arrêter, on marche vers la Syrie.
La flotte royale avait été confiée à Polyxénidas et à Annibal; car le roi ne
pouvait pas même être spectateur d'un combat. Aemilius Régillus, avec le secours
des galères rhodiennes, l’eut bientôt réduite tout entière. Qu’Athènes ne soit
plus si fière ! nous avons vaincu Xerxès dans Antiochus; dans Aemilius, égalé
Thémistocle; dans Ephèse, remplacé Salamine.
Alors, sous le consulat de Scipion, que son frère, ce Scipion
l'Africain, naguère vainqueur de Carthage, voulut accompagner en qualité de
lieutenant, on résolut d'achever la ruine d'Antiochus. Déjà, il est vrai, il
nous avait abandonné toute la mer; mais nos vues se portent plus loin. On campe
près du fleuve Méandre et du mont Sypyle. Le roi s'y trouvait avec des forces
prodigieuses, soit auxiliaires, soit nationales : trois cent mille hommes de
pied et un nombre proportionné de cavaliers et de chars armés de faux. Des
éléphants d'une grandeur monstrueuse, brillants d'or, de pourpre, d'argent et de
l’éclat de leur ivoire, servaient comme de rempart aux ailes de son armée. Mais
tout cet appareil s'embarrassait dans sa propre grandeur. D'ailleurs, une pluie,
survenue tout à coup, par un bonheur singulier, avait détendu les arcs persans.
D'abord l'épouvante et bientôt la fuite de l’ennemi assurèrent notre triomphe.
Antiochus, vaincu et suppliant, obtint la paix et une partie de ses états; on y
consentit d'autant plus volontiers qu'il avait cédé plus facilement.
IX. Guerre d'Étolie
( An de Rome 564)
A la guerre de Syrie succéda naturellement celle d'Etolie. En
effet, après avoir vaincu Antiochus, Rome devait poursuivre ceux qui avaient
allumé les feux de la guerre d'Asie. Fulvius Nobilior est chargé du soin de sa
vengeance. Aussitôt, Ambracie, la capitale du pays, l'ancienne résidence de
Pyrrhus, est ébranlée sous l'effort des machines; elle se rend bientôt. Aux
prières des Étoliens, Athènes et Rhodes joignent les leurs; et, en mémoire de
notre alliance avec eux, on consent à leur pardonner. La guerre s'étendit
cependant plus loin et aux pays voisins. Céphalénie, Zacynthe et toutes les îles
de cette mer, entre les monts Cérauniens et le cap Malée, furent l'accessoire de
la guerre d'Étolie.
X. Guerre d'Istrie
(An de Rome 575)
Après les Étoliens, Rome attaqua l'Istrie, qui les avait
secourus dans la dernière guerre. Les commencements de celle-ci furent à
l'avantage des ennemis; mais ce succès même causa leur perte. Ils avaient pris
le camp de Cnaeus Manlius; ne s'attachant qu'à leur riche butin, la plupart
d'entre eux, ivres de vin et de joie, s'oubliaient au milieu des festins,
lorsqu'Appius Pulcher les surprit, et leur fit revomir, dans des flots de sang,
une victoire mal assurée. Apulon, leur roi, jeté sur un cheval, avait la tête si
appesantie, si troublée par les fumées du vin, qu'il chancelait à tout moment:
après qu'il eut repris ses sens, il apprit, avec beaucoup de peine, qu'il était
prisonnier.
XI. Guerre contre
les Gallo-Grecs(An de Rome 564)
Les Gallo-Crecs furent aussi enveloppés dans la ruine causée
par la guerre de Syrie. Avaient-ils réellement secouru Antiochus? ou Manlius,
ambitionnant un triomphe, avait-il feint de les avoir vus dans l'armée de ce
roi? C'est ce qu'on ne sait pas. Quoi qu'il en soit, le vainqueur n'ayant point
justifié des motifs de cette guerre, le triomphe lui fut refusé. La nation des
Gallo-Grecs, comme l'indique son nom même, était un reste mixte et abâtardi de
ces Gaulois qui, sous la conduite de Brennus, avaient dévasté la Grèce, et qui
bientôt, pénétrant dans l'Orient, s'étaient établis dans la partie centrale de
l'Asie. Mais de même que les plantes dégénèrent en changeant de sol, ainsi la
férocité naturelle de ces peuples s'était amollie dans les délices de l'Asie.
Aussi furent-ils battus et mis en fuite dans deux batailles, bien qu'à
l'approche de l'ennemi, ils eussent abandonné leurs demeures, et se fussent
retirés sur de très hautes montagnes, qu'occupaient déjà les Tolistoboges, et
les Tectosages. Les uns et les autres, assaillis d'une grêle de pierres et de
traits, furent en se rendant, condamnés à une éternelle paix. Ce ne fut que par
une espèce de miracle qu'on les enchaîna : ils mordaient leurs fers, pour
essayer de les rompre; ils se présentaient mutuellement la gorge pour
s'étrangler. La femme d’Orgiagonte, leur roi, victime de la brutalité d'un
centurion , laissa un exemple mémorable : elle s'échappa de sa prison, coupa la
tête du soldat et la porta à son époux.
XII. Seconde guerre
de Macédoine ( An de Rome 582-585)
Tandis que la guerre de Syrie entraînait la ruine de tant
d'autres nations, la Macédoine se releva. Ce peuple vaillant tressaillait au
souvenir de sa gloire passée; et Persée, fils et successeur de Philippe,
doutait, pour l'honneur de cette nation, qu'elle pût être vaincue pour toujours,
ne l'ayant été qu'une seule fois. Les Macédoniens font, sous ce roi, un bien
plus puissant effort que sous son père. Ils avaient en effet attiré les Thraces
dans leur parti; et l'habileté des Macédoniens trouvait ainsi un appui dans la
vigueur des Thraces, comme la valeur farouche des Thraces, une règle dans la
discipline des Macédoniens. A ces avantages venait se joindre la prudence du
roi, qui, après avoir examiné, du sommet de l'Hémus, la situation de ses
provinces, établit des camps dans les lieux escarpés et entoura la Macédoine
d'une enceinte d'armes et de fer qui semblait ne laisser d'accès qu'à des
ennemis descendus du ciel. Cependant, l'armée romaine, sous le consul Marcius
Philippus, pénétra dans cette province, après avoir soigneusement exploré toutes
ses avenues, suivi les bords du marais Ascuris, gravi des hauteurs escarpées et
presque impraticables, qui paraissaient inaccessibles aux oiseaux mêmes. Le roi,
qui, dans sa sécurité, croyait n'avoir rien de tel à craindre, fut épouvanté de
cette soudaine irruption de notre armée, et son trouble fut tel, qu'il fit jeter
à la mer tous ses trésors, pour que leur perte ne profitât pas à l'ennemi, et
mettre le feu à sa flotte, de peur qu'il ne la brûlât.
Le consul Paul Émile, voyant qu'on avait augmenté la force et
le nombre des garnisons, surprit la Macédoine par d'autres passages, à la faveur
d'un artifice et du plus ingénieux stratagème : la menaçant d'un côté, il
l'envahit d'un autre. Sou arrivée causa Persée une telle terreur que ce roi,
n'osant combattre en personne, confia à ses généraux la conduite de la guerre.
Vaincu en son absence, il s'enfuit sur les mers, et alla dans l’île de
Samothrace, chercher un asile consacré par la religion, comme si les temples et
les artels eussent pu défendre celui que n'avaient point protégé ses montagnes
et ses armées.
Aucun roi ne conserva plus longtemps le sentiment de sa
fortune passée. Réduit à supplier, si, du temple où il s'était réfugié, il
écrivait au général romain, il ajoutait à son nom sur cette lettre le titre de
roi; personne aussi n’eut plus de respect que Paul Émile pour la majesté
captive. Lorsque Persée parut en sa présence, il le conduisit dans sa tente,
l'admit à sa table, et exhorta ses enfants à redouter la fortune si inconstante.
Le peuple romain mit au rang des plus beaux triomphes qu'il
eût jamais vus celui de la Macédoine, dont le spectacle dura trois jours. Le
premier jour, on porta par la ville les statues et les tableaux; le second les
armes et les trésors; le troisième, parurent les captifs et le roi lui-même,
encore étonné, frappé de stupeur comme par une catastrophe soudaine. Au reste,
les Romains avaient goûté la joie de cette victoire longtemps avant l'arrivée
des lettres du vainqueur. Le jour où Persée était défait en Macédoine, on le
savait à Rome. Deux jeunes guerriers, montés sur des chevaux blancs, vinrent
laver dans le lac de Juturne la poussière et le sang qui les couvraient. Ce fut
par eux qu'on apprit cette nouvelle. On crut généralement que c'étaient Castor
et Pollux, car ils étaient deux; qu'ils avaient pris part à la bataille, car ils
étaient couverts de sang; qu'ils arrivaient de Macédoine, car ils étaient encore
tout haletants.
XIII. Guerre
d'Illyrie (An de Rome 585)
La guerre de Macédoine se propagea jusque chez les Illyriens.
Ces peuples avaient été soudoyés par le roi Persée pour harceler par derrière
l'armée romaine. Ils furent promptement soumis par le préteur Anicius. Il lui
suffit d'avoir détruit Scorda, leur capitale, pour les forcer à se rendre
aussitôt. Enfin cette guerre était finie avant qu'on sût à Rome qu'elle était
entreprise.
XIV. Troisième
guerre de Macédoine (An de Rome 604-605)
Par une espèce de fatalité, par une sorte de convention
arrêtée entre les Carthaginois et les Macédoniens pour se faire vaincre
également trois fois, ces deux peuples reprirent en même temps les armes. Mais
la Macédoine secoua le joug la première, et fut un peu plus difficile à réduire
qu'auparavant, parce qu'on la méprisa.
La cause de cette guerre doit presque nous faire rougir. Un homme de la plus
basse extraction, Andriscus avait pris à la fois la couronne et les armes. On
ignore s'il était libre ou esclave; mercenaire, il l'était certainement. Mais,
comme sa ressemblance avec Philippe l'avait fait appeler Pseudophilippe, il
rehaussa cette figure, et ce nom de roi par un courage vraiment royal. Le peuple
romain, méprisant d'abord ses entreprises, se contenta d'envoyer contre lui le
préteur Juvencius, et attaqua témérairement un homme appuyé par toutes les
forces de la Macédoine, et par de puissants renforts de la Thrace. Rome, que de
véritables rois n'avaient pu vaincre, fut donc vaincue par un monarque
imaginaire, par un roi de théâtre. Mais le consul Métellus vengea complètement
la perte du préteur et de sa légion. La Macédoine fut punie par la servitude;
quant à l'auteur de la guerre, livré par un petit toi de Thrace, auprès duquel
il s'était réfugié, il fut amené à Rome, chargé de chaînes. Ainsi, dans ses
malheurs, cet homme obtint de la fortune la faveur d'être, ainsi qu'un vrai roi,
le sujet d'un triomphe pour le peuple romain.
XV. Troisième
guerre Punique (An de Rome 601- 607)
La troisième guerre contre l'Afrique fut de courte durée,
puisqu'on l'acheva en quatre ans; et très peu pénible, en comparaison des deux
premières, puisqu'on eut à combattre moins contre des hommes que contre des
murs; mais elle fut sans contredit la plus importante par son résultat, puisque
Carthage finit avec elle. Si l'on veut déterminer le caractère de ces trois
époques, on verra la guerre engagée dans la première, poussée avec vigueur dans
la seconde, mais terminée dans la troisième.
Le motif de celle-ci fut que les Carthaginois, contre les
clauses du traité, avaient une fois envoyé une flotte et une armée contre les
Numides, et souvent menacé les frontières de Massinissa. Les Romains
protégeaient ce roi, leur fidèle allié. La guerre était à peine résolue, qu'on
délibéra sur les mesures qui devaient la suivre. Il faut détruire Carthage ! tel
était l'arrêt que prononçait Caton dans sa haine implacable, lors même qu'on
prenait son avis sur un autre sujet. Scipion Nasica voulait qu'on la conservât,
de peur que, délivrée de la crainte d'une ville rivale, Rome ne se laissât
corrompre par la prospérité. Le sénat prit un terme moyen; ce fut d'ordonner que
la ville changerait seulement de place. Rien, en effet, ne paraissait plus beau
que de voir Carthage subsister et n'être pas à craindre.
Alors, sous le consulat de Manilius et de Censorinus, le
peuple romain attaque Carthage. Sur quelque espérance de paix, elle livre
volontairement sa flotte, et la voit incendier. On mande ensuite les principaux
citoyens; "il leur faut, s'ils veulent vivre, sortir de leur territoire" : tel
est l'ordre qu'on leur donne. Cet arrêt barbare soulève tellement leur
indignation qu'ils préfèrent recourir aux dernières extrémités. La douleur
devient aussitôt publique; l'on crie tout d'une voix aux armes, et l'on prend la
résolution d'épuiser tous les moyens de défense : ce n'est pas qu'il reste
encore aux Carthaginois quelque espoir de salut; mais ils aiment mieux voir leur
patrie détruite par les mains de l'ennemi que par les leurs. A quelle fureur les
porte ce soulèvement ! On va le comprendre : pour la construction d'une nouvelle
flotte, ils arrachent la charpente des toits et des maisons; à défaut d'airain
et de fer, ils forgent, dans les ateliers d'armes, l'or et l'argent; pour faire
les cordages des machines de guerre, les femmes coupent leurs cheveux.
Bientôt le consul Mancinus presse le siège par terre et par
mer. Les ouvrages du port sont renversés; le premier mur est emporté, puis le
second, puis le troisième. Cependant la citadelle, nommée Byrsa, était comme une
autre ville qui résistait encore. Quelque inévitable que fût la ruine de
Carthage, le nom des Scipion, si fatal à l'Afrique, parut cependant nécessaire
pour la consommer. La république jeta donc les yeux sur un second Scipion, et
réclama de lui la fin de la guerre. Il devait le jour à Paul le Macédonique ; et
le fils du grand Africain l'avait adopté pour la gloire de sa maison : le destin
l'avait ainsi voulu, pour qu'une ville ébranlée par l'aïeul fût renversée par le
petit-fils. Mais comme les morsures des bêtes aux abois sont d'ordinaire les
plus dangereuses, Carthage, à demi détruite, coûta plus à dompter que Carthage
encore entière. Après avoir poussé les ennemis dans la citadelle, leur seul
refuge, les Romains bloquèrent le port de mer. Les assiégés en creusèrent un
second d'un autre côté de la ville, non pour fuir, mais pour que personne ne
doutât qu'ils eussent pu s'échapper par cet endroit. On en vit tout à coup
sortir une flotte, qui semblait née par enchantement. Cependant, chaque jour,
chaque nuit, apparaissaient des môles nouveaux, de nouvelles machines, de
nouveaux corps d'hommes, que le désespoir poussait à la mort. Ainsi des cendres
assoupies d'un embrasement jaillit une flamme soudaine. Se voyant enfin perdus,
quarante mille Carthaginois se rendirent à discrétion, et, ce que l'on croira
moins facilement, à leur tête était Asdrubal. Qu'une femme, l'épouse de ce
général, montra bien plus de courage ! Prenant avec elle ses deux enfants, elle
se précipita du comble de sa maison dans les flammes, imitant la reine qui fonda
Carthage. On peut juger de la grandeur de cette ville par la seule durée de
l'incendie : à peine, en effet, put-il être éteint après dix-sept jours de
ravages continus. Les ennemis avaient eux-mêmes livré aux flammes leurs maisons
et leurs temples. Ne pouvant arracher la ville aux Romains, ils voulaient au
moins consumer leur triomphe.
XVI. Guerre
d'Achaïe (An de Rome 607)
Comme si le cours de ce siècle eût été destiné à la
destruction des villes, la ruine de Carthage fut immédiatement suivie de celle
de Corinthe, la capitale de l'Achaïe, l'ornement de la Grèce, et qui semblait
exposée en spectacle entre deux mers, celle d'Ionie et la mer Égée. Les Romains,
par un crime odieux, accablèrent cette ville avant de l'avoir déclarée leur
ennemie. Critolaüs fut la cause de la guerre, en tournant contre eux la liberté
qu'il leur devait. II outragea leurs ambassadeurs peut-être par des violences,
mais certainement par ses discours.
Métellus, alors chargé spécialement de régler les affaires de
la Macédoine, le fut aussi de la vengeance de Rome, et la guerre d'Achaïe
commença. Dès la première rencontre, le consul Métellus tailla en pièces les
troupes de Critolaüs, dans les champs spacieux de l'Élide, tout le long des
rives de l'Alphée. Une seule bataille avait terminé la guerre, et déjà Corinthe
redoutait un siège; mais, ô caprice du sort ! Métellus avait combattu; Mummius
se présenta pour la victoire. Il battit entièrement Diéus, autre général des
Corinthiens, à l'entrée même de l'isthme, et teignit de sang les deux ports.
Abandonnée enfin de ses habitants, cette ville fut d'abord saccagée, ensuite
rasée au son de la trompette. Que de statues, d'étoffes, de tableaux furent
enlevés, brûlés, et dispersés! On peut évaluer l'immensité des richesses livrées
au pillage et aux flammes par tout ce qu'il y a aujourd'hui dans le monde de
l'airain tant vanté de Corinthe, qui fut, dit-on, le résultat de cet incendie.
En effet, le désastre d'une ville si opulente produisit une espèce d'airain
d'une qualité supérieure; métal formé du mélange de statues et de simulacres
sans nombre, mis en fusion par le feu, et coulant en ruisseaux d'airain, d'or et
d'argent.
XVII Expéditions
d'Espagne (An de Rome 535-615)
Comme Corinthe avait suivi Carthage, ainsi Numance suivit
Corinthe. Dès lors il n’y eut plus rien dans tout l'univers qui échappât à
l'atteinte de nos armes. Après les incendies fameux de ces deux villes, la
guerre se répandit au loin et de tous côtés, non plus par degrés, mais partout
en même temps, comme si, du sein de ces villes, les vents déchaînés eussent
dispersé dans tout l'univers le feu des combats.
Jamais l’Espagne n’eut la pensée de se lever en masse contre
nous, jamais de mesurer ses forces avec les nôtres, ni de nous disputer
l'empire, ni de défendre ouvertement sa liberté. Autrement, protégée par la mer
et les Pyrénées, cette vaste enceinte de remparts, elle eût été inaccessible par
le seul avantage de sa situation. Mais elle fut assaillie par les Romains avant
de se connaître elle-même , et, la seule de toutes nos provinces, elle ne sentit
ses forces qu'après avoir été vaincue. On s'y battit, pendant près de deux cents
ans, depuis les premiers Scipion jusqu'à César Auguste, non pas sans
interruption ni sans relâche, mais selon que les circonstances l'exigeaient; et
même, dans l'origine, ce n'étaient pas les Espagnols, mais les Carthaginois que
l'on combattait en Espagne. De là cette suite de guerres, dont les causes
naissaient l'une de l'autre.
Publius et Cnaeus Scipion portèrent les premiers au-delà des
monts Pyrénées les enseignes romaines. Ils défirent dans de grandes batailles
Hannon et Asdrubal, le frère d'Annibal, et ce coup allait livrer l'Espagne à ces
grands capitaines, si, vainqueurs sur terre et sur mer, ils n'eussent succombé
au milieu même de leur victoire, victimes de la ruse punique. Ce fut donc comme
dans une province nouvelle et encore intacte qu'entra Scipion, qui, vengeur de
son père et de son oncle, reçut bientôt après le nom d'Africain. II prend
aussitôt Carthagène, avec d'autres villes; et, non content d'avoir chassé les
Carthaginois, il fait de l'Espagne notre tributaire, et soumet à l'empire tous
les pays en-deçà et au-delà de l'Ebre. C'est le premier des généraux romains
dont les armes victorieuses soient parvenues jusqu’à Gadès et aux rivages de
l’Océan.
Il est plus difficile de conserver une province que de la
conquérir. Aussi envoya-t-on des généraux dans les différentes parties de
l'Espagne, contre des nations farouches, restées libres jusqu'à cette époque, et
d'autant plus impatientes du joug; et ce ne fut pas sans de longs travaux et de
sanglants combats qu'on leur apprit à souffrir la servitude. Quelques combats de
Caton, cet illustre censeur, abattirent, avec les Celtibères, la force de
l'Espagne. Gracchus, père des Gracches, châtia les mêmes peuples par la
destruction de cent cinquante de leurs villes. Le grand Métellus, qui au surnom
de Macédonique eût mérité d'unir celui de Celtibérique, ajouta à l'avantage
mémorable d'avoir pris Contrébie la gloire plus grande encore d'épargner
Nertobrige. Lucullus soumit les Turdules et les Vaccéens; Scipion le jeune,
vainqueur dans un combat singulier auquel il avait provoqué leur roi, remporta
sur eux des dépouilles opimes. Décimas Brutus, poussant encore plus loin ses
conquêtes, dompta les Celtes, les Lusitaniens et tous les peuples de la Galice;
il passa le fleuve de l'Oubli, si redouté des soldats, parcourut en vainqueur le
rivage de l'Océan, et ne ramena ses légions qu’après avoir vu le soleil se
plonger dans la mer et ensevelir ses feux sous les eaux; spectacle qu'il ne put
contempler sans craindre d’avoir commis un sacrilège; et sans une religieuse
horreur.
Mais toutes les difficultés de la guerre nous attendaient
chez les Lusitaniens et chez les Numantins; et cela devait être, car, des
nations de l'Espagne, ils étaient les seuls qui eussent des généraux. Il en eût
été de même de tous les Celtibères, si, dès le commencement de la guerre, n'eût
péri le chef de leur révolte, Salondicus, qui alliait au plus haut degré la ruse
et l'audace, et à qui le succès seul a manqué. Agitant dans sa main une lance
d'argent, qu'il prétendait avoir reçue du ciel, il contrefaisait l'inspiré, et
avait entraîné tous les esprits. Mais, par une témérité digne de lui, s'étant, à
l'entrée de la nuit, approché du camp du consul, il fut percé d'un javelot par
la sentinelle de garde près de la tente.
Cependant Viriathus releva le courage des Lusitaniens. Cet
homme, d'une habileté profonde, qui de chasseur était devenu brigand, puis, tout
d'un coup, de brigand capitaine et général d'armée, aurait été, si la fortune
l'eût secondé, le Romulus de l'Espagne. Non content de, défendre la liberté de
ses concitoyens, il porta, pendant quatorze ans, le fer et le feu dans tous les
pays situés en-deçà et au-delà de l'Èbre et du Tage, attaqua même dans leur camp
nos préteurs et nos gouverneurs, extermina presque entièrement l'armée de
Claudius Unimanus, et possesseur de nos trabées et de nos faisceaux, il en
érigea dans ses montagnes de superbes trophées. Le consul Fabius Maximus était
enfin parvenu à l'accabler; mais Servilius, son successeur, déshonora sa
victoire. Impatient de terminer la guerre, et quoique Viriathus, abattu par ses
revers, ne songeât plus qu'au parti extrême de se rendre, il eut recours à la
ruse, à la trahison, au poignard de ses propres gardes; et, par là, il procura à
son ennemi la gloire de paraître n’avoir pu être vaincu autrement.
XVIII. Guerre de
Numance (An de Rome 612–620)
Numance, inférieure en richesses à Carthage, à Capoue, à
Corinthe, les égalait cependant toutes trois en valeur et en renommée, et elle
était, à en juger par ses guerriers, le principal ornement de l'Espagne. Sans
murs, sans tours, située sur une éminence médiocrement élevée, près du fleuve
Duérius, elle résista seule, pendant quatorze ans, avec quatre mille
Celtibériens, à une armée de quarante mille hommes : et non seulement elle leur
résista, mais elle leur porta des coups quelquefois terribles, et leur imposa de
honteux traités. Enfin, comme elle paraissait invincible, il fallut recourir à
celui qui avait détruit Carthage.
Jamais guerre, s'il est permis de l'avouer, n'eut une cause
plus injuste. Les Numantins avaient accueilli les habitants de Sigida, leurs
alliés et leurs parents, échappés à la poursuite des Romains. Ils avaient
vainement intercédé en leur faveur; et, quoiqu'ils se fussent tenus éloignés de
toute participation aux guerres précédentes, il leur fut ordonné, et notre
alliance était à ce prix, de poser les armes. Les Barbares reçurent cette
injonction comme un ordre de se couper les mains. Aussitôt donc, sous la
conduite de Mégara, homme intrépide, ils coururent aux armes et présentèrent la
bataille à Pompéius. Pouvant l'accabler, ils aimèrent cependant mieux traiter
avec lui. Ils attaquèrent ensuite Hostilius Mancinus, et lui firent aussi
essuyer des défaites si sanglantes et si multipliées, qu'un Romain n'osait plus
même soutenir les regards ni la voix d'un Numantin. Toutefois, ils préférèrent
encore faire avec lui un traité, et se contentèrent de désarmer des troupes
qu'ils pouvaient anéantir.
Mais, non moins indigné de l'ignominie éclatante de cet
infâme traité de Numance que de celui de Caudium, le peuple romain expia
l'opprobre de cette dernière lâcheté en livrant Mancinus aux Numantins; puis il
fit enfin éclater sa vengeance, sous la conduite de Scipion, que l'incendie de
Carthage avait instruit à la destruction des villes. Mais alors ce général eut
de plus rudes combats à livrer dans son propre camp que sur le champ de
bataille, avec nos soldats qu'avec les Numantins. Il accabla ses troupes de
travaux continuels, excessifs et serviles, les contraignit à porter une charge
extraordinaire de pieux pour la construction des retranchements, puisqu'ils ne
savaient pas porter leurs armes, et à se souiller de boue, puis-qu'ils ne
voulaient pas se couvrir du sang ennemi. De plus, il chassa les femmes perdues,
les valets, et ne laissa de bagage que ce qui était d'un usage nécessaire. On a
dit avec vérité : «Tant vaut le général, tant vaut l'armée." Le soldat ainsi
formé à la discipline, on livra bataille; et, ce que personne n'avait jamais
espéré de voir, chacun le vit alors, ce fut la fuite des Numantins. Ils
voulaient même se rendre, si on leur eût fait des conditions sup-portables pour
des hommes; mais Scipion, voulant une victoire réelle et entière, les réduisit à
la dernière extrémité. Dès lors ils résolurent de chercher, dans un dernier
combat, une mort certaine, Mais, préludant à ce combat par une sorte de repas
funèbre, ils s'étaient gorgés de viandes à demi crues et de célia. Ils nomment
ainsi une boisson de leur pays, qu'ils tirent du froment. Scipion pénétra leur
dessein, et refusa le combat à des hommes qui ne voulaient que mourir. II les
entoura d'un fossé, d'une palissade et de quatre camps. Pressés par la famine,
ils supplièrent ce général de leur accorder la bataille et la mort qui convient
à des guerriers. Ne l'ayant pas obtenu, ils arrêtèrent de tenter une sortie. Un
grand nombre furent tués dans l'action qui s'engagea, et leurs compagnons
affamés se nourrirent quelque temps de leurs cadavres. Ils formèrent enfin le
projet de fuir; mais leurs femmes leur ôtèrent cette dernière ressource en
cou-pant les sangles des chevaux; crime odieux commis par amour. Tout espoir
leur étant donc ravi, ils s'abandonnèrent aux derniers excès de la fureur et de
la rage, et se déterminèrent enfin à ce genre de mort : eux, leurs chefs et leur
patrie, périrent par le fer, par le poison et par le feu qu'ils avaient mis
partout.
Gloire à cette cité si courageuse, si heureuse, à mon sens,
au milieu même de ses malheurs! Elle défendit avec fidélité ses alliés; elle
résista pendant une longue suite d'années, avec une poignée d'habitants, à un
peuple qui disposait des forces de l'univers. Accablée enfin par le plus grand
des généraux, cette cité ne laissa à son ennemi aucun sujet de joie. Il n'y eut
pas un seul Numantin qu'on pût emmener chargé de chaînes. Point de butin; car
les vaincus étaient pauvres, et avaient eux-mêmes brûlé leurs armes. Rome ne
triompha que d'un nom.
XIX.
Jusqu'ici le peuple romain s'était montré beau, magnanime,
pieux, juste et magnifique: le siècle qui reste à parcourir offre un spectacle
également imposant; mais aussi plus de troubles et de forfaits; et les vices
croissent avec la grandeur même de l'empire. Si l'on fait deux parts de son
troisième âge, époque de ses guerres au-delà des mers, et qui comprend, dans mon
calcul, un intervalle de deux cents ans, il faudra nécessairement avouer que les
cent premières années, pendant lesquelles il a dompté l'Afrique, la Sicile et
l'Espagne, ont été pour lui le siècle d'or, pour parler le langage des poètes;
et que les cent années qui suivirent furent véritablement un siècle de fer, de
sang, et, s'il est possible, de pire. En effet, aux guerres de Jugurtha, des
Cimbres, de Mithridate, des Parthes, des Gaulois et des Germains, qui firent
monter notre gloire jusqu'au ciel même, se mêlent les meurtres des Gracches et
de Drusus, puis la guerre des esclaves, et, pour comble de honte, celle des
gladiateurs. Rome enfin tourne ses armes contre elle-même; et, par les mains de
Marius et de Sylla, bientôt après par celles de Pompée et de César, elle déchire
son propre sein, comme dans le délire d'une fureur criminelle.
Bien que tous ces événements soient liés et confondus
ensemble, il faudra cependant, pour qu'ils ressortent mieux, et en même temps
pour que les vertus ne soient pas effacées par les crimes, les exposer
séparément; et d'abord, selon notre plan, nous retracerons ces guerres justes et
légitimes que Rome a faites aux nations étrangères. Elles nous montreront
l'accroissement successif de la grandeur de l'empire; ensuite nous reviendrons
aux crimes de nos troubles civils, à ces combats honteux et sacrilèges.