Nous rapporterons confusément, et sans aucun ordre que celui des temps, les
vertus des saints et les désastres des peuples. Je ne crois pas qu’il soit
regardé comme déraisonnable d’entremêler dans le récit, non pour la facilité de
l’écrivain, mais pour se conformer à la marche des événements, les félicités de
la vie des bienheureux avec les calamités des misérables ; car, en y regardant
attentivement, le lecteur curieux trouvera, dans les histoires des rois
israélites, que le sacrilège Phinée mourut sous Samuel le Juste, et le Philistin
Goliath sous David, surnommé le Bras Victorieux [la
Forte main]. Et dans ce temps où Élie, prophète illustre,
supprimait à son gré les pluies, à son gré les faisait descendre sur les terres
desséchées, et par ses paroles changeait en richesse l’indigence d’une pauvre
veuve, on peut se rappeler aussi quelles désolations tombèrent sur les peuples,
quelle faim, quelle soif vinrent tourmenter la terre malheureuse. Quels maux ne
souffrit pas Jérusalem dans le temps d’Ézéchias, à la vie duquel Dieu voulut
ajouter quinze années ? Et sous le prophète Élysée, qui rappela les morts à la
vie, et fit, au milieu des peuples, beaucoup d’autres miracles, quels carnages,
quelles misères affligèrent les peuples israélites ? Eusèbe, Sévère, Jérôme et
Orose, ont mêlé de même dans leurs chroniques les guerres des rois et les vertus
des martyrs. Nous en avons usé de même en cet écrit, afin qu’il fût plus aisé de
suivre jusqu’à nos jours la série des temps et le calcul des années. Passant
donc sur ce qu’ont raconté les auteurs dont on vient de parler, nous
rapporterons, avec l’aide de Dieu, les choses arrivées depuis.
Après la mort de saint Martin, évêque de Tours, homme éminent et incomparable,
dont les vertus nous sont rapportées en de nombreux volumes, Brice lui succéda
dans l’épiscopat. Cependant, durant la vie de saint Martin sur la terre, Brice
lui avait tendu beaucoup d’embûches, parce que celui-ci lui avait souvent
reproché de se livrer à des choses de peu de travail. Un jour, un malade,
voulant demander à saint Martin quelque remède, vint trouver Brice, qui n’était
encore que diacre, et lui dit avec simplicité : Voilà que j’attends le saint
homme, et je ne sais où il est, ni ce qu’il fait. Brice lui dit : Si tu cherches
ce fou, regarde là bas ; le voilà qui considère le ciel selon sa coutume, comme
un homme hors de sens. Et lorsque ce pauvre, l’ayant rencontré, eut obtenu ce
qu’il demandait, le saint homme parla ainsi à Brice : Brice, je te parais donc
fou ? Comme celui-ci, confus en entendant ces mots, niait qu’il eût parlé ainsi,
le saint homme lui dit : Mes oreilles n’étaient-elles pas prés de ta bouche
quand tu prononçais là bas ces paroles ? Je te dis amen, car j’ai
obtenu de Dieu qu’après moi tu fusses honoré du pontificat ; mais tu connaîtras
que dans l’épiscopat tu es destiné à bien des peines. Brice, entendant ces
paroles, s’en moqua en disant : N’avais-je pas dit vrai , que cet homme parlait
comme un insensé ? Admis à la dignité de prêtre, il harcela souvent le saint
homme de ses insultes. Ayant ensuite obtenu, du consentement des citoyens, les
fonctions pontificales, il s’adonna à l’oraison. Quoiqu’il fût orgueilleux et
vain, il passait cependant pour chaste de corps. Mais, dans la trente-troisième
année de son épiscopat, il s’éleva contre lui une déplorable accusation de
crime ; car, une femme à qui ses domestiques avaient coutume de porter ses
vêtements à laver, et qui, sous l’apparence de religion, avait pris l’habit,
vint à concevoir et enfanta. Cette circonstance enflamma de colère tout le
peuple de Tours ; il imputa ce crime à l’évêque, et il n’y avait qu’une voix
pour le lapider, et le peuple disait : Longtemps tu as caché ta luxure sous les
dehors de la piété d’un saint, et Dieu ne permet pas que nous nous souillions
plus longtemps à baiser tes indignes mains. Lui, au contraire, niant avec force,
dit : Apportez-moi l’enfant. Et quand on lui eut apporté l’enfant, âgé de trente
jours, l’évêque Brice lui dit : Je te conjure, au nom de Jésus-Christ, fils du
Dieu tout-puissant, si je t’ai engendré, de le dire en présence de tout le
monde. Et celui-ci dit : Tu n’es pas mon père. Et le peuple le priant de
demander qui était le père, le prêtre répondit : Cela ne me regarde pas. Je me
suis occupé de ce qui me regardait ; si quelque chose vous intéresse,
demandez-le vous-même.
Alors, soutenant que ceci avait été opéré par l’art de la magie, tous, d’un
commun accord, se soulevèrent contre lui ; et, l’entraînant, ils lui disaient :
Tu ne nous gouverneras pas plus longtemps sous le faux nom de pasteur. Mais
celui-ci, pour faire connaître la vérité au peuple, mit dans sa robe des
charbons ardents, et, les pressant sur lui, il arriva, avec la foule du peuple,
au tombeau de saint Martin, et, lorsqu’il eut jeté les charbons devant le
tombeau, on vit son vêtement exempt de brûlure, et il parla ainsi : De même que
vous voyez mon vêtement préservé de l’atteinte de ce feu, de même mon corps est
pur de toute souillure d’attouchement ou d’approche de femme. Mais eux, ne le
croyant pas et contestant ce qu’il leur disait, il fut entraîné, calomnié et
chassé, afin que ces paroles du saint fussent accomplies : Tu connaîtras que
dans l’épiscopat tu es destiné à bien des peines. Après l’avoir chassé, on éleva
Justinien à l’épiscopat. Enfin Brice alla trouver le pape de Rome, et pleurant
et se lamentant, il disait : J’ai mérité de souffrir ces peines, parce que j’ai
péché contre le saint de Dieu, car je l’ai souvent appelé fou et insensé, et
que, témoin de ses vertus, je n’y ai pas cru ! Après son départ les Tourangeaux
dirent à leur évêque : Vas après a lui, et fais ce que tu as à faire, parce que
si tu ne le poursuis pas, tu auras le dessous, à notre grand déshonneur. Mais
Justinien étant parti de Tours, et ayant atteint Verceil, ville d’Italie, frappé
du jugement de Dieu, mourut durant son voyage. Les Tourangeaux, apprenant sa
mort, et persévérant dans leur haine, instituèrent à sa place Armence
[Armentius]. Mais l’évêque Brice étant arrivé à Rome,
instruisit le pape de ce qu’il avait souffert ; et, durant son séjour dans la
résidence apostolique, ayant célébré plusieurs fois le sacrifice de la messe, il
lava par ses pleurs les fautes qu’il avait, commises envers le saint de Dieu.
Étant revenu de Rome la septième année, il se prépara, avec l’autorisation du
pape, à retourner à Tours. Et étant arrivé à un village nommé Montlouis, à six
milles de la ville, il y établit sa demeure. Cependant Armence fut attaqué de la
fièvre et rendit l’esprit au milieu de la nuit. Une vision l’ayant aussitôt
révélé à l’évêque Brice, il dit aux siens : Levez-vous promptement, pour que
nous allions à la rencontre de notre frère l’évêque de Tours, afin de
l’ensevelir. Et comme ils entraient par une porte de la ville on emportait le
mort par une autre. Celui-ci étant enterré, Brice rentra en possession de son
siège, et vécut ensuite heureusement l’espace de sept années. Après sa mort,
arrivée la quarante-septième année de son épiscopat, il eut pour successeur
saint Eustoche, homme très grand en sainteté.
Ensuite les Vandales, quittant leur pays, vinrent avec leur roi Gunderic
[406] pour faire une irruption dans les Gaules. Après y
avoir commis de grands ravages, ils se dirigèrent sur l’Espagne. Les Suèves,
c’est-à-dire les Allemands, les y suivirent et s’emparèrent de la Galice. Peu de
temps après, comme les deux peuples étaient voisins l’un de l’autre, il y eut du
bruit entre eux ; ils marchèrent en armes pour se faire la guerre : déjà ils
étaient prêts à combattre, lorsque le roi des Allemands parla ainsi : Jusques à
quand la guerre s’agitera-t-elle sur la totalité de ce peuple ? Je vous en
conjure, que les armées des deux peuples ne soient pas détruites ; mais que deux
des nôtres s’avancent avec leurs armes de guerre au milieu du champ de bataille
et combattent entre eux : le peuple dont le guerrier sera vainqueur obtiendra
sans contestation tout le pays. Tout le peuple y consentit, afin que cette
multitude entière n’allât pas se précipiter sur la pointe des glaives. Ces
jours-là le roi Gunderic [428] était mort, et
Thrasamund avait à sa placé obtenu le trône. Les deux guerriers ayant combattu,
le parti des Vandales fût vaincu. Thrasamund, dont le guerrier avait été tué,
promit de s’éloigner de bonne grâce : ainsi, lorsqu’il eut préparé les choses
nécessaires à son voyage, il s’éloigna des confins d’Espagne.
Dans le même temps, Thrasamund exerça une persécution contre les chrétiens, et
il contraignait toute l’Espagne, par des tourments et des supplices divers, à
trahir la foi pour embrasser la secte d’Arius. Il arriva qu’une jeune fille
pieuse, opulente en richesses, honorée selon le siècle à cause de sa noblesse
sénatoriale, et, ce qui est plus noble que tout le reste, fermé dans la foi
catholique et servant Dieu tout-puissant avec un zèle sans tache, se trouva
soumise à cette épreuve. Quand elle fut amenée en présence du roi, il commença
par des discours flatteurs à vouloir lui persuader de se faire rebaptiser. Mais,
comme munie du bouclier de la foi, elle repoussait son trait empoisonné, le roi
ordonna qu’on s’emparât de tous les biens de celle qui, en esprit, possédait
déjà les royaumes du Paradis, et ensuite qu’on la tourmentât par des supplices,
elle qui ne plaçait aucune espérance dans la vie présente. Que dirai-je de
plus ? Après des épreuves multipliées, après lui avoir enlevé toutes ses
richesses terrestres, comme on ne pouvait la soumettre à diviser la sainte
Trinité, on l’entraîna malgré elle à un nouveau baptême ; mais, comme on la
plongeait de force dans ce bain impur, elle s’écria : Je crois que le Père, et
le Fils, et le Saint-Esprit sont d’une seule substance et d’une même essence, et
infecta les eaux des excréments de ses entrailles, parfum dont elles étaient
bien dignes. Elle sortit de là pour être soumise à la torture selon la loi, par
le moyen des chevalets, des flammes et des crocs, puis condamnée à avoir la tête
tranchée pour Jésus-Christ. Ensuite pendant que les Allemands se répandaient
jusqu’aux bords de la mer, les Vandales, l’ayant passée, se dispersèrent dans
toute l’Afrique et la Mauritanie.
Comme ce fut de leur temps que la persécution contre les Chrétiens s’établit de
plus en plus, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il nie parait convenable de
rapporter quelque chose de ce qu’ils firent contre les églises de Dieu, et de la
manière dont ils furent chassés du royaume. Thrasamund étant donc mort, après
les crimes qu’il avait commis sur les saints de Dieu, Hunéric, homme encore plus
féroce, régna après lui, et les Vandales l’élurent pour être à leur tête. On ne
saurait concevoir le nombre prodigieux de chrétiens qui, sous son règne, furent
mis à mort pour le nom sacré de Jésus-Christ. Mais ils peuvent appeler en
témoignage l’Afrique où ils avaient pris naissance, et Jésus-Christ dont la main
les a couronnés de pierres précieuses, dont l’éclat ne se peut ternir ; nous
choisirons cependant pour les raconter les souffrances de quelques-uns de ces
martyrs, afin d’accomplir ce que nous avons promis.
Cyrola, faussement appelé évêque, passait alors pour le plus ferme soutien de
l’hérésie ; et, comme le roi prenait divers moyens pour persécuter les
Chrétiens, le persécuteur trouva dans un faubourg de sa ville l’évêque Eugène,
homme d’une ineffable sainteté, et qu’on tenait pour très sage ; il le fit
enlever si violemment qu’il ne lui fut pas permis d’aller exhorter le troupeau
des fidèles. Mais, voyant qu’on l’emmenait, il écrivit à ses concitoyens, pour
les engager à conserver la foi catholique, une lettre conçue en ces termes :
L’évêque Eugène, à ses très aimés et, dans l’amour du Seigneur, très chers fils
et filles de l’Église, que Dieu m’a confiés. L’autorité royale a parlé et nous a
ordonné par un édit de venir à Carthage pour y manifester notre foi catholique ;
et afin de ne pas livrer, en m’éloignant, l’église de Dieu à un état équivoque
et de suspension, et de ne pas quitter, pasteur infidèle, les brebis du Seigneur
sans leur adresser la parole, j’ai cru nécessaire de vous envoyer à ma place ces
lettres pour vous conduire dans la sainteté. Je vous conjure donc, et non sans
répandre des larmes, je vous exhorte, vous avertis et vous supplie très fort au
nom de la majesté de Dieu, du redoutable jour du jugement et de la terrible
splendeur de la vertu du Christ ; demeurez inébranlables dans la foi catholique
et fermes à soutenir le Fils égal au Père, et le Saint-Esprit avec le Père et le
Fils dans une même divinité. Conservez les grâces d’un baptême unique, et gardez
soigneusement l’onction du saint chrême. Qu’aucun de ceux qui ont reçu l’eau ne
retourne à l’eau après en avoir été régénéré ; car, sur un signe de Dieu, le sel
se forme de l’eau ; mais, si on le réduit en eau, il perd aussitôt sa forme. Et
ce n’est pas sans raison que le Seigneur a dit dans l’Évangile. Si le sel
perd sa force, avec quoi le salera-t-on ? Et certes, c’est perdre sa force
que de vouloir être assaisonné une seconde fois, quand il suffit de l’avoir été
une seule. N’avez-vous pas entendu cette parole du Christ ? Celui qui a déjà
été lavé n’a plus besoin que de se laver les pieds. C’est pourquoi, mes
frères, mes fils et mes filles en Dieu, ne soyez pas contristés de mon absence,
parce que, si vous restez attachés à la religion catholique, quelque soit mon
éloignement, je ne vous oublierai pas, et la mort ne me séparera pas de vous.
Sachez qu’en quelque endroit que les bourreaux dispersent mes membres, la palme
y sera avec moi : si je vais à l’exil, j’ai pour exemple saint Jean
l’Évangéliste ; si on m’envoie à la mort, le Christ est ma vie, et la mort
m’est un gain : si je reviens ici, mes frères, Dieu remplira votre désir.
Cependant il me suffit de n’avoir pas gardé le silence avec vous ; je vous ai
instruits et avertis autant que j’ai pu, je suis donc innocent du sang de tous
ceux qui périront ; et je sais que, quand viendra le temps de rendre à chacun
selon ses œuvres, cette lettre sera lue et portera témoignage contre eux devant
le tribunal du Christ. Si je reviens, mes frères, je vous verrai dans cette vie
: si je ne reviens pas, je vous verrai dans la vie à venir. Cependant je vous
dis adieu. Priez et jeûnez pour nous, parce que le jeûne et l’aumône ont
toujours fléchi la miséricorde du Seigneur. Souvenez-vous qu’il est écrit dans
l’Évangile : Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent
tuer l’âme ; mais craignez plutôt relui qui peut perdre et l’âme et le corps
dans l’enfer. »
Saint Eugène ayant donc été amené vers le roi, discuta avec l’évêque des Ariens
en faveur de la foi catholique ; et lorsqu’il l’eut puissamment confondu sur le
mystère de la sainte Trinité, et que le Christ lui eut donné le pouvoir de faire
beaucoup de miracles, ce même évêque, excité par l’envie, entra dans une plus
grande fureur ; car saint Eugène était alors accompagné des hommes les plus
sages et les plus saints de ce temps, des évêques Vindémiale et Longin, tous
deux égaux en dignités aussi bien qu’en vertus, car saint Vindémiale passait
dans ce temps pour avoir ressuscité un mort, et Longin avait guéri beaucoup de
malades. Eugène ne détruisait pas seulement la cécité extérieure et des yeux,
mais aussi l’aveuglement des esprits. Ce que ce méchant évêque des Ariens ayant
vu, il fit venir vers lui un homme abusé de la même erreur où il vivait, et lui
dit : Je ne puis souffrir que ces évêques opèrent beaucoup de miracles au milieu
du peuple, et que tout le monde me néglige pour les suivre. Reçois donc ces
cinquante pièces d’or, pour consentir à ce que je t’ordonne. Assois-toi sur la
place publique qui est sur notre passage ; et, tenant ta main sur tes yeux
fermés, écrie-toi de toute ta force quand je passerai avec les autres : — Je
t’en supplie, bienheureux Cyrola, pontife de notre religion, de manifester à mon
égard ta gloire et ta puissance, en m’ouvrant les yeux, pour que j’obtienne de
recouvrer la lumière que j’ai perdue. Celui-ci, faisant ce qui lui avait été
ordonné, s’assit sur la place publique, et quand l’hérétique passa avec les
saints de Dieu, pensant se jouer de Dieu, l’homme s’écria de toute sa force :
Écoute-moi, bienheureux Cyrola ; écoute-moi, saint pontife de Dieu, jette un
regard sur ma cécité, et je serai guéri par ces remèdes que souvent les autres
aveugles ont obtenus de toi, qu’en ont reçus les lépreux, et qui se sont fait
sentir aux morts mêmes. Je te conjure par ce pouvoir que tu possèdes, de me
rendre la lumière que j’ai perdue, car je suis accablé d’une cruelle cécité. Et
sans le savoir il disait la vérité, car la cupidité l’avait aveuglé, et pour de
l’argent il se riait de la puissance de Dieu. Alors l’évêque des hérétiques se
tourna un peu, et, comme s’il eût été prêt à se glorifier dans sa puissance,
transporté de vanité et d’orgueil, il mit sa main sur les yeux de l’homme, et
dit : Par notre foi, qui est la vraie croyance en Dieu, que tes yeux s’ouvrent à
la lumière. Et à peine eut-il lâché ce blasphème que la moquerie fit place aux
gémissements et que la fourberie de l’évêque se manifesta au public ; car les
yeux de ce malheureux furent saisis d’une si grande douleur qu’à peine en les
pressant de ses doigts pouvait-il les empêcher de sortir de sa tête. Enfin
l’infortuné se mit à crier, disant : Malheur à moi misérable, qui me suis laissé
séduire par l’ennemi de la loi divine ! Malheur à moi qui ai consenti à me
moquer de Dieu, et qui ai reçu cinquante pièces d’or pour commettre ce crime !
Il dit aussi à l’évêque : Voilà ton or, rends-moi la lumière de mes yeux que ta
fourberie m’a fait perdre. Et vous, très glorieux chrétiens, je vous supplie de
ne pas mépriser, mais de secourir promptement un malheureux près de périr ; car
je reconnais réellement qu’on ne se moque pas de Dieu. Alors les saints de Dieu,
émus de compassion, lui dirent : Si tu crois, rien n’est impossible à celui
qui croit. Alors il s’écria d’une voix forte : Que celui qui ne croit pas
que Jésus-Christ, fils de Dieu, et le Saint-Esprit ont, avec Dieu le père, une
intime substance et une même divinité, endure ce que je souffre aujourd’hui. Et
il ajouta : Je crois en Dieu, Père Tout-Puissant, en Jésus-Christ, Fils de Dieu,
égal au Père, et je crois au Saint-Esprit consubstantiel et coéternel au Père et
au Fils. A ces paroles les pieux évêques s’efforcèrent à l’envi de se prévenir
mutuellement de civilité, et il s’éleva entre eux une sainte disputé pour savoir
qui imposerait, sur les yeux de cet homme, le signe de la bienheureuse croix.
Vindémiale et Longin priaient Eugène d’imposer les mains à l’aveugle, et lui les
en priait de son côté. Eux y ayant consenti, et tenant leurs mains sur sa tête,
saint Eugène fit le signe de la croix sur les yeux de l’aveugle, et dit : Au nom
du Père et du Fils et du Saint-Esprit, que nous reconnaissons pour le vrai Dieu
en trois personnes égales et toutes-puissantes, que tes yeux soient ouverts ; et
la douleur s’étant aussitôt évanouie, l’homme recouvra la santé, et l’on
reconnut clairement, par la cécité de cet homme, que la doctrine de cet évêque
des hérétiques couvrait les yeux du coeur d’un voile déplorable, afin qu’ils ne
pussent contempler la vraie lumière de la foi ; malheureux qui n’étant pas entré
par la porte, c’est-à-dire par le Christ, qui est la vraie porte, était devenu
le loup plutôt que le gardien du troupeau, et s’efforçait, par la méchanceté de
son coeur, d’éteindre dans le coeur des fidèles le flambeau de la foi qu’il
attrait dû y allumer. Les saints de Dieu firent, au milieu du peuple, beaucoup
d’autres miracles, et le peuple n’avait qu’une voix pour dire : On doit adorer
d’une même foi, redouter d’une même crainte, et honorer d’un même respect le
vrai Dieu père, le vrai Dieu fils, le vrai Dieu Saint-Esprit. Car il était clair
à tous que la doctrine de Cyrola était fausse.
Mais le roi Huneric, voyant que la glorieuse fidélité des saints faisait ainsi
paraître à nu la fausseté de ses doctrines, que la secte de l’erreur se
détruisait au lieu de s’établir, et que la fourberie de son pontife avait été
mise à découvert par cette action criminelle, ordonna qu’après bien des
tourments, après les avoir fait passer par les chevalets, les flammes et les
crocs de fer, on mit à mort les saints de Dieu ; mais il feignit seulement de
vouloir faire décoller le bienheureux Eugène, car il ordonna que si, au moment
où le glaive menacerait sa tête, il n’embrassait pas la secte des hérétiques, on
s’abstînt de le tuer, de peur que les chrétiens ne le révérassent comme martyr,
mais qu’il fût condamné à l’exil, ce qui arriva en effet ; car sur le point de
recevoir la mort, ayant été interrogé s’il avait dessein de mourir pour la foi
catholique, il répondit : Mourir pour la justice, c’est vivre éternellement.
Alors le glaive demeura suspendu et on l’envoya en exil à Albi, ville des
Gaules, où il termina sa vie sur la terre. De fréquents miracles manifestent
aujourd’hui la sainteté de son tombeau. Le roi ordonna que saint Vindémiale fût
frappé de l’épée, et il mourut dans ce combat. Octavien, archidiacre, et
beaucoup de milliers d’hommes et de femmes attachés à notre croyance furent
mutilés et mis à mort ; mais ce n’était rien aux yeux de ces saints confesseurs,
de souffrir ainsi pour l’amour de la gloire ; car, tourmentés en des choses de
peu, ils se savaient destinés à de grands biens, selon ces paroles de l’apôtre :
Les souffrances de la vie présente n’ont point de proportion avec cette gloire
qui sera un jour découverte en nous.
En
ces années, beaucoup de gens, renonçant à leur foi pour acquérir des richesses,
se précipitèrent eux-mêmes en de nombreuses douleurs, comme ce malheureux
évêque, de nom Révocatus, qui révoqua, dans ce temps, ses promesses à la vraie
foi. Alors le soleil parut obscurci, de manière qu’à peine en voyait-on briller
la troisième partie ; j’en attribue la cause à tant de crimes et à l’effusion du
sang innocent. Humeric, après un si grand forfait, fut possédé du démon, et lui
qui s’était longtemps abreuvé du sang des saints, se déchirait par ses propres
morsures ; ce fut dans ces tourments qu’une juste mort termina son indigne vie.
En 484 Hilderic lui succéda, et à sa mort, Gélésimère parvint au gouvernement.
Celui-ci, ayant été vaincu par la république, termina sa vie en même temps que
son règne. Ainsi tomba le royaume des Vandales.
Dans ce temps un grand nombre d’hérésies infestaient les églises de Dieu ; la
vengeance divine en frappa plusieurs ; car Athanaric, roi des Goths, exerça une
grande persécution. Il tuait par le glaive beaucoup de Chrétiens, après leur
avoir infligé divers tourments, et il en faisait mourir quelques-uns condamnés à
l’exil, par la faim et différents supplices ; d’où il arriva par un effrayant
jugement de Dieu, qu’en punition de l’effusion du sang des justes, il fut chassé
de son royaume, et que celui qui avait envahi les églises de Dieu fut exilé de
son pays. Mais maintenant retournons à des choses antérieures.
Le
bruit s’était répandu que les Huns voulaient faire une irruption dans les
Gaules. Il y avait en ce temps dans la ville de Tongres un évêque d’une très
grande sainteté, nommé Aravatius. Adonné aux veilles et aux jeûnes, souvent
baigné d’une pluie de larmes, il suppliait la miséricorde de Dieu de ne pas
permettre l’entrée des Gaules à cette nation incrédule, et toujours indigne de
lui. Mais ayant été averti par inspiration qu’à cause des fautes du peuple, ce
qu’il demandait ne lui serait pas accordé, il résolut de gagner la ville de
Rome, afin que la protection des mérites apostoliques, unie à ses prières, lui
obtînt plus facilement ce qu’il demandait humblement au Seigneur. S’étant donc
rendu au tombeau du saint apôtre, il sollicitait le secours de sa bienveillance,
se consumant dans une grande abstinence et un jeûne continuel ; en sorte qu’il
était deux ou trois jours sans manger ni boire, et ne mettait point d’intervalle
dans ses oraisons. Étant demeuré dans cette affliction pendant l’espace de
beaucoup de jours, on rapporte qu’il reçut cette réponse du bienheureux apôtre :
Pourquoi me tourmentes-tu, très saint homme ? il a été irrévocablement fixé par
les décrets du Seigneur que les Huns viendraient dans les Gaules, et que ce pays
serait ravagé par la plus terrible tempête. Maintenant donc prends ta
résolution, fais une prompte diligence, dispose ta maison, prépare ta sépulture,
aie soin de te munir d’un linceul blanc. Tu quitteras ton enveloppe corporelle,
et tes yeux ne verront pas les maux que les Huns doivent faire à la Gaule. Ainsi
l’a dit le Seigneur notre Dieu. Après avoir reçu cette réponse du saint apôtre,
le pontife hâte son voyage et regagne promptement la Gaule. Étant arrivé à la
ville de Tongres, il apprête aussitôt ce qui était nécessaire à sa sépulture ;
et, disant adieu aux ecclésiastiques ainsi qu’au reste des habitants de la
ville, il leur annonce avec des pleurs et des lamentations qu’ils ne verront
plus longtemps son visage ; et ceux-ci le suivant avec des larmes et des
gémissements, le suppliaient humblement en disant : Ne nous abandonnez pas,
saint père ! ne nous oubliez pas, bon pasteur ! Mais comme leurs pleurs ne
pouvaient le retenir, ils s’en retournèrent après avoir reçu sa bénédiction et
ses baisers. Lui donc, étant allé à la ville d’Utrecht, fut attaqué d’une légère
fièvre, et abandonna son corps ; et, ayant été lavé par les fidèles, il fut
enterré auprès du rempart public. Nous avons écrit, dans le livre des
Miracles, comment le corps de ce saint fut transféré après un long espace de
temps.
Les Huns étant donc sortis de la Pannonie vinrent, dépeuplant le pays, à la
ville de Metz, où ils arrivèrent, ainsi que quelques-uns le rapportent, la
veille du saint jour de Pâques. Ils livrèrent la ville aux flammes, passèrent
les habitants au fil de l’épée, et égorgèrent même les prêtres du Seigneur
devant les autels sacrés. Rien n’échappa à l’incendie, que l’oratoire de saint
Étienne, premier martyr et diacre. Je n’hésite pas à raconter ce que j’ai
entendu dire à quelques-uns au sujet de cet oratoire. Ils rapportent qu’avant
l’arrivée des ennemis ils eurent une vision, dans laquelle leur apparut ce pieux
fidèle, le bienheureux diacre Étienne, s’entretenant avec les saints apôtres
Pierre et Paul sur tous ces ravages, et disant : Je vous conjure, messeigneurs,
d’empêcher, par votre intercession, que nos ennemis ne brûlent la ville de
Metz ; car dans un endroit de cette ville sont les restes de mon pauvre corps ;
mais plutôt que les habitants connaissent que je peux quelque chose auprès du
Seigneur ; et que si les crimes du peuple se sont tellement accumulés que la
ville ne puisse éviter l’incendie, que mon oratoire en soit au moins préservé.
Ils lui répondirent : Vas en paix, très cher frère ; l’incendie ne respectera
que ton oratoire. Quant à la ville, nous ne pouvons rien obtenir, parce que la
volonté divine a déjà prononcé la sentence ; car les péchés du peuple se sont
accumulés, et le cri de sa méchanceté est monté jusqu’en présence de Dieu : la
ville sera donc consumée par cet incendie. D’où il est hors de doute que c’est
par leur intercession que, dans la désolation de la ville l’oratoire est resté
intact.
Cependant Attila, roi des Huns, ayant quitté la ville de Metz, et ravageant
impunément les cités des Gaules, vint mettre le siège devant Orléans, et tâcha
de s’en emparer en l’ébranlant par le choc puissant du bélier. Vers ce temps-là,
cette ville avait pour évêque le bienheureux Anian, homme d’une éminente sagesse
et d’une louable sainteté, dont les actions vertueuses ont été fidèlement
conservées parmi nous. Et comme les assiégés demandaient à grands cris à leur
pontife ce qu’ils avaient à faire, celui-ci, mettant sa confiance en Dieu, les
engagea à se prosterner tous pour prier et implorer avec larmes le secours du
Seigneur toujours présent dans les calamités. Ceux-ci s’étant mis à prier, selon
son conseil, le pontife dit : Regardez du haut du rempart de la ville si la
miséricorde de Dieu vient à notre secours. Car il espérait, par la miséricorde
de Dieu, voir arriver Aetius, que, prévoyant l’avenir, il était allé trouver à
Arles ; mais, regardant du haut du mur, ils n’aperçurent personne ; et l’évêque
leur dit : Priez avec zèle, car le Seigneur vous délivrera aujourd’hui. Ils se
mirent à prier; et il leur dit : Regardez une seconde fois. Et ayant regardé,
ils ne virent personne qui leur apportât du secours. Il leur dit pour la
troisième fois : Si vous le suppliez sincèrement, Dieu va vous secourir
promptement. Et ils imploraient la miséricorde de Dieu avec de grands
gémissements et de grandes lamentations. Leur oraison finie, ils vont, par
l’ordre du vieillard, regarder pour la troisième fois du haut du rempart, et
aperçoivent de loin comme un nuage qui s’élève de la terre. Ils l’annoncent au
pontife qui leur dit : C’est le secours du Seigneur. Cependant les remparts,
ébranlés déjà sous les coups du bélier, étaient au moment de s’écrouler lorsque
voilà Aetius qui arrive, voilà Théodoric, roi des Goths, ainsi que Thorismund
son fils, qui accourent vers la ville à la tête de leurs armées, renversant et
repoussant l’ennemi. La ville ayant donc été délivrée par l’intercession du
saint pontife, ils mettent en fuite Attila, qui, se jetant dans les plaines de
Méry, se dispose au combat ; ce que les Orléanais apprenant, ils se préparent à
lui résister avec courage.
Dans ce temps, le bruit parvint à Rome qu’Aetius avait à soutenir un rude combat
au milieu des phalanges des ennemis. Sa femme ayant appris cette nouvelle,
triste et tourmentée, se rendait assidûment à la basilique des saints apôtres,
et demandait au ciel de voir revenir son mari sain et sauf. Comme elle priait
nuit et jour, il arriva qu’une nuit un pauvre homme pris de vin s’endormit dans
un coin de la basilique de l’apôtre saint Pierre, de manière qu’il n’était pas
sorti lorsque, selon la coutume, les gardes fermèrent les portes. S’éveillant au
milieu de la nuit, il vit toute l’église resplendissante de lumière. Saisi
d’épouvante, il chercha une issue pour s’échapper ; mais après avoir essayé
d’ouvrir une première porte, puis une autre, et reconnu qu’elles étaient toutes
fermées, il se coucha par terre, et attendit en tremblant l’instant où le peuple
s’assemblerait pour chanter les hymnes du matin, afin de pouvoir sortir de ce
lieu. Pendant ce temps, il vit deux personnes se saluant avec un respect mutuel,
et se demandant réciproquement de leurs nouvelles. Alors le plus âgé commença à
parler ainsi : Je ne puis soutenir plus longtemps les larmes de la femme
d’Aetius. Elle me supplie assidûment de ramener des Gaules son mari sain et
sauf, tandis que le jugement de Dieu en avait décidé autrement. Cependant, en
faveur de sa singulière piété, j’ai obtenu la vie de son mari, et je me hâte de
le ramener ici vivant. Mais j’engage celui qui entendra ces paroles à se taire,
et à ne pas oser divulguer les secrets du Seigneur, de peur qu’il ne soit
promptement enlevé de la terre. Mais le pauvre homme entendant ces paroles ne
put garder le silence. Aussitôt que le ciel commença à s’éclaircir, il découvrit
à la femme d’Aetius tout ce qu’il avait entendu ; et, lorsqu’il eut parlé, ses
yeux se fermèrent à la lumière.
Aetius donc, réuni aux Goths et aux Francs, livra bataille à Attila. Celui-ci,
voyant que ses troupes étaient taillées en pièces, eut recours à la fuite.
Cependant Théodoric, roi des Goths, fut tué dans ce combat. Personne ne doit
douter que la défaite des ennemis arriva par l’intercession du saint évêque dont
nous avons parlé. Cependant le patrice Aetius et Thorismund remportèrent la
victoire et détruisirent les ennemis. La guerre étant terminée, Aetius dit à
Thorismund : Hâtez-vous de retourner promptement dans votre patrie, de peur que
votre frère, se pressant, ne vous dépouille du royaume de votre père. Celui-ci,
entendant ces paroles, se hâta de partir pour prévenir son frère et prendre
possession le premier du trône de son père. Aetius se délivra par une semblable
ruse du roi des Francs. Après leur départ Aetius pilla le camp, et retourna
victorieux dans sa patrie avec un butin considérable. Attila se retira avec un
petit nombre des siens, et peu de temps après les Huns s’étant emparés
d’Aquilée, qu’ils incendièrent et détruisirent, se répandirent dans l’Italie et
la ravagèrent. Thorismund, dont nous avons parlé plus haut, soumit dans une
guerre les Alains ; ensuite, après beaucoup de différends et de guerres, ses
frères tombèrent sur lui et le tuèrent [en 453 par Théodoric et
Frédéric].
Après avoir arrangé et complètement exposé ces événements selon l’ordre des
temps, j’ai cru qu’il ne m’était pas permis de passer sous silence ce que
l’histoire de Renatus Frigeridus rapporte sur Aetius dont nous avons parlé plus
haut. Il raconte, dans le douzième livre de son histoire, qu’à la mort de
l’empereur Honorius, Valentinien, encore enfant, et n’ayant accompli qu’un
lustre, fut créé Empereur par son cousin germain Théodose [424],
et que le tyran Jean s’éleva à l’empire de Rome; après avoir dit que ses députés
furent méprisés par César, il ajoute : Pendant que ces choses se passaient
ainsi, les députés retournèrent vers le tyran, lui rapportant les menaces les
plus terribles. Ces menaces déterminèrent Jean à envoyer aux Huns, avec beaucoup
d’or, Aetius, à qui était alors confié le soin de son palais. Celui-ci les avait
connus dans le temps oit il était chez eux en otage, et était lié avec eux d’une
intime amitié. Il fut chargé de leur porter les instructions suivantes,
qu’aussitôt que les ennemis entreraient en Italie, ils les attaquassent par
derrière, tandis que lui les prendrait de front. Et comme nous aurons par la
suite beaucoup de choses à dire sur cet homme, je juge à propos de parler de sa
naissance et de son caractère. Son père Gaudentius, de la principale ville de la
province de Scythie, ayant commencé la guerre par l’état de domestique, parvint
jusqu’au grade de maître de la cavalerie. Sa mère, Itala, était une femme noble
et riche ; leur fils Aetius, prétorien dès son enfance, fut à trois ans remis en
otage à Alaric, de là aux Huns ; ensuite, étant devenu gendre de Carpillion, il
commença, en qualité de comte des domestiques, à être chargé de l’administration
du palais de Jean. Il était d’une taille médiocre, d’un corps vigoureux, sans
faiblesse ni pesanteur, d’un extérieur mâle et élégant, d’un esprit très actif ;
cavalier très agile, habile à lancer des flèches, adroit la lance à la main,
très propre à la guerre, excellent dans les arts de la paix. Exempt d’avarice et
de toute avidité, il était doué des dons de l’esprit, ne s’écartant pas de son
devoir par de mauvais penchants, supportant les outrages avec une très grande
patience, aimant le travail, ne craignant aucun danger, souffrant avec beaucoup
de courage la faim, la soif et les veilles. Il est certain qu’il lui fut prédit,
dès son jeune âge, à quelle puissance le destin le réservait, et qu’il serait
renommé dans son temps et dans son pays.
Voilà ce que rapporte sur Aetius l’historien nommé ci-dessus. Mais l’empereur
Valentinien, devenu adulte, craignant qu’Aetius ne le mît sous le joug, le tua
sans sujet. Lui-même à son tour, siégeant sur son tribunal dans le champ de Mars
et parlant au peuple, fut surpris par derrière et percé d’une épée par Occylla,
trompette d’Aetius. Telle fut la fin de l’un et de l’autre.
Beaucoup de personnes ignorent quel fut le premier roi des Francs. Quoique
Sulpice Alexandre rapporte sur eux beaucoup de choses, il ne nomme pas les
premier de leurs rois, et dit qu’ils avaient des ducs : il est bon cependant de
rapporter ce qu’il raconte de ces derniers chefs. Après avoir dit que Maxime,
ayant perdu tout espoir de conserver l’Empire, restait dans Aquilée, presque
privé de tout, il ajoute : Dans ce temps les Francs [l’an 388],
sous la conduite de Gennobaude, Marcomer et Sunnon, leurs ducs, firent une
irruption dans la Germanie, et, passant la frontière, massacrèrent beaucoup
d’habitants, et, ayant ravagé des cantons d’une grande fertilité, portèrent
l’épouvante jusqu’à Cologne [Colonia Agrippina].
Aussitôt que la nouvelle en eut été portée à Trèves, Nannénus et Quintinus,
commandants de la milice, à qui Maxime avait confié l’enfance de son fils et la
défense des Gaules, assemblèrent une armée et se rendirent à Cologne. Mais les
ennemis, chargés de butin, après avoir pillé les richesses des provinces,
repassèrent le Rhin, laissant sur le territoire romain plusieurs des leurs prêts
à recommencer le ravage. Les Romains les combattirent avec avantage, et tuèrent
un grand nombre de Francs près de la forêt des Ardennes [la
Carbonnière]. Comme on délibérait pour savoir si, pour profiter
de la victoire, on devait passer dans le pays des Francs, Nannénus s’y refusa,
sachant bien qu’ils étaient prêts à les recevoir, et qu’ils seraient
certainement plus forts chez eux. Quintinus et le reste de l’armée étant d’un
avis différent, Nannénus retourna à Mayence. Quintinus, ayant passé le Rhin avec
son armée auprès de Nuitz, arriva, le deuxième jour de marche depuis le fleuve,
à des maisons inhabitées et de grands villages abandonnés. Les Francs, feignant
d’être épouvantés, s’étaient retirés dans des bois très enfoncés, et avaient
fait des abattis sur la lisière des forêts, après avoir incendié toutes les
maisons, croyant, dans leur lâche sottise, que déployer contre ces murs leur
fureur, c’était consommer leur victoire. Les soldats, chargés de leurs armes,
passèrent la nuit clans l’inquiétude. Dès la pointe du jour, étant entrés dans
les bois sous la conduite de Quintinus, ils s’engagèrent presque jusqu’à la
moitié du jour dans les détours des chemins, et s’égarèrent tout à fait. A la
fin, arrêtés par une enceinte de fortes palissades, ils se répandirent dans des
champs marécageux qui touchaient à la forêt. Quelques ennemis se montrèrent sur
leur passage, montés sur des troncs d’arbres entassés ou sur des abattis. Du
haut de ces tours, ils lançaient, comme si c’eût été avec des machines de
guerre, des flèches trempées dans le poison des herbes ; de sorte qu’une mort
certaine était la suite des blessures qui n’avaient fait qu’effleurer la peau,
même dans des parties du corps où les coups ne sont pas mortels. Bientôt
l’armée, environnée d’un grand nombre d’ennemis, se précipita avec empressement
dans les plaines que les Francs avaient laissées ouvertes. Les cavaliers s’étant
plongés les premiers dans les marais, on y vit périr pêle-mêle les hommes et les
chevaux. Les fantassins qui n’étaient pas foulés par le poids des chevaux,
plongés clans la fange, et, débarrassant leurs pieds avec peine, se cachaient de
nouveau en tremblant dans les bois dont ils venaient à peine de sortir. Les
légions avant rompu leurs rangs furent massacrées. Héraclius, tribun des
Joviniens, ayant été tué ainsi que la plupart des officiers, un petit nombre
trouva son salut dans l’obscurité de la nuit et les retraites des forêts. Ce
récit se trouve dans le troisième livre de l’histoire de Sulpice Alexandre.
Dans le quatrième, après avoir raconté le meurtre de Victor, fils du tyran
Maxime , il dit : Dans ce temps [389] Charietton et
Syrus, mis à la place de Nannénus, s’opposèrent aux Francs avec une armée dans
la Germanie. Et après quelques mots sur le butin que les Francs avaient remporté
de Germanie, il ajoute : Arbogaste, ne souffrant aucun délai, engagea César à
infliger aux Francs le châtiment qu’ils méritaient, à moins qu’ils ne
restituassent tout ce que, dans l’année précédente, ils avaient pillé après le
massacre des légions, et qu’ils ne livrassent les auteurs de la guerre, afin
qu’on les punit d’avoir violé perfidement la paix. Il raconte ce qui se passa
pendant le commandement de Charietton et Syrus ; et ajoute : Peu de jours après,
ayant eu une courte entrevue avec Marcomer et Sunnon, officiers royaux des
Francs, et en ayant reçu des otages, selon la coutume, le général romain se
retira à Trèves pour y passer l’hiver. Comme il les appelle royaux, nous ne
savons s’ils étaient rois ou s’ils en tenaient la place. Le même historien,
rapportant la situation critique de l’empereur Valentinien, ajoute : Pendant que
divers événements se passaient dans la Thrace, en Orient, l’état des affaires
était troublé dans la Gaule. Le prince Valentinien, renfermé à Vienne dans
l’intérieur de son palais, et presque réduit au-dessous de la condition de
simple particulier, le soin des affaires militaires était livré à des satellites
Francs, et les affaires civiles étaient passées entre les mains de la faction d’Arbogaste.
Parmi tous les soldats engagés dans la milice, on n’en trouvait aucun qui osât
obéir aux ordres ou aux discours particuliers du prince. Il rapporte ensuite
que, dans la même année, Arbogaste, poursuivant Sunnon et Marcomer, petits rois
francs, avec une haine de barbare, se rendit à Cologne dans la plus grande
rigueur de l’hiver, pensant qu’il pénétrerait facilement dans les retraites des
Francs, et y mettrait le feu lorsqu’ils ne pourraient plus se cacher en
embuscade dans les forêts dépouillées de feuilles et arides. Ayant donc
rassemblé une armée, il passa le Rhin, et ravagea le pays des Bructères, qui
sont le plus prés de la rive, et un village habité par les Chamaniens, sans que
personne. se présentât, si ce n’est quelques Ampsuares et Chattes, commandés par
Marcomer , qui se montrèrent sur les plus hauts sommets des collines. Là,
laissant de nouveau ceux qu’il appelle chefs et royaux, il dit clairement que
les Francs avaient un roi, lorsqu’il dit, sans indiquer son nom. Ensuite le
tyran Eugène, ayant entrepris une expédition militaire [393],
après avoir, selon sa coutume, renouvelé les anciens traités avec les rois des
Allemands et des Francs, gagna la limite du Rhin pour effrayer les nations
sauvages par l’aspect d’une armée très considérable. C’est là tout ce que
l’historien ci-dessus nommé a dit des Francs.
Renatus Profuturus Frigeridus, dont nous avons déjà parlé, rapportant la prise
et la destruction de Rome par les Goths [409], dit :
Pendant ce temps, Goar, ayant passé aux Romains, Respendial, roi des Allemands,
retira son armée des bords du Rhin, car les Vandales étaient en guerre avec les
Francs. Le roi Godégisile avait succombé, et une armée de près de vingt mille
hommes avait péri par le fer. Les Vandales auraient été détruits si les Alains
ne les eussent secourus à temps [406]. Nous sommes
étonnés que, nommant par leur nom les rois des autres nations, l’historien ne
dise pas aussi celui du roi des Francs. Cependant lorsqu’il dit que Constantin,
s’étant emparé du pouvoir, ordonna à son fils Constans de quitter l’Espagne pour
le venir trouver, il raconte ce qui suit : Constantin ayant rappelé d’Espagne
son fils Constans [409], qui y régnait en même temps,
afin de délibérer ensemble sur l’état des affaires présentes , Constans laissa à
Saragosse toute sa cour avec sa femme, confia toutes choses en Espagne à
Gérontius, et se rendit sans s’arrêter auprès de son père. Dés qu’ils furent
ensemble , après avoir laissé passer plusieurs jours, voyant qu’il n’y avait
rien à craindre de l’Italie, Constantin se livra à la débauche et à
l’intempérance, et engagea son fils à retourner en Espagne. Pendant que
celui-ci, après avoir envoyé ses troupes devant, demeurait encore avec son père,
des courriers, arrivant d’Espagne, lui annoncèrent que Gérontius avait établi
sur le trône Maxime, un de ses clients , et que, secondé des nations barbares,
il faisait contre lui des préparatifs de guerre. Effrayés de ces nouvelles,
Constans et Décimus Rusticus, devenu préfet des Gaules de maître des offices
qu’il était auparavant, après avoir envoyé Édobie vers les Germains, marchèrent
vers les Gaules avec les Francs, les Allemands et toutes leurs troupes,
projetant de retourner bientôt auprès de Constantin. De même, lorsqu’il raconte
que Constantin était assiégé, l’historien dit : A peine quatre mois s’étaient
écoulés depuis que Constantin était assiégé, lorsque tout à coup des messagers
venus de la Gaule ultérieure annoncèrent que Jovin s’était revêtu des ornements
royaux [411, à Mayence], et qu’accompagné des
Bourguignons, des Allemands, des Francs et des Alains, il menaçait les
assiégeants avec toute son armée. Les assiégeants pressèrent le siège, et
Constantin ouvrit les portes de la ville et se rendit. Conduit aussitôt vers
l’Italie, il fut décapité sur les bords du Mincio, par des exécuteurs que le
prince envoya au-devant de lui. » Le même historien dit ensuite : Dans le même
temps le préfet du tyran Décimils Rusticus , Agroëtius, qui avait été chef des
secrétaires de Jovin ; et un grand nombre de nobles, étant tombés, en Auvergne,
entre les mains des généraux d’Honorius, subirent un rigoureux supplice. Les
Francs pillèrent et incendièrent la ville de Trèves dans une seconde irruption.
Astérius ayant été élevé à la dignité de patrice par des lettres de l’empereur,
l’historien ajoute : Dans le même temps [411] Castinus,
comte des domestiques, fut mis à la tête d’une expédition contre les Francs et
envoyé dans les Gaules. Voilà ce que ces historiens racontent des Francs. Orose,
historien, parle ainsi dans le septième livre de son ouvrage : Stilicon ayant
rassemblé les troupes, écrasa les Francs, passa le Rhin, parcourut les Gaules et
alla jusque vers les Pyrénées. Ce sont là les renseignements que les historiens
dont nous avons parlé nous ont laissés sur les Francs, sans nous dire le nom de
leurs rois. Un grand nombre racontent que ces mêmes Francs, abandonnant la
Pannonie, s’établirent sur les bords du Mein : qu’ensuite, traversant ce fleuve,
ils passèrent dans le pays de Tongres, et que là, dans leurs bourgs et dans
leurs villes, ils créèrent, pour les commander, les rois chevelus pris dans la
première et, pour ainsi dire, la plus noble de leurs familles. Comment les
victoires de Clovis assurèrent ensuite ce titre à sa famille, c’est ce que nous
montrerons plus tard.
Nous lisons clans les Fastes Consulaires que Théodomer, roi des Francs, fils de
Richimer, et Aschila sa mère, furent massacrés. On rapporte aussi qu’alors
Chlogion, homme puissant et distingué dans son pays, fut roi des Francs ; il
habitait Disparg qui est sur la frontière du pays de Tongres. Les Romains
occupaient aussi ces pays, c’est-à-dire vers le midi jusqu’à la Loire. Au-delà
de la Loire le pays était soumis aux Goths. Les Bourguignons, attachés aussi à
la secte des Ariens, habitaient au-delà du Rhône qui coule auprès de la ville de
Lyon. Chlogion, ayant envoyé des espions dans la ville de Cambrai et ayant fait
examiner tout le pays, défit les Romains et s’empara de cette ville
[vers l’an 445]. Après y être demeuré quelque temps, il
conquit le pays qui s’étend jusqu’au fleuve de la Somme. On prétend que le roi
Mérovée, qui eut pour fils Childéric, était né de sa race.
Mais il paraît que cette race fut toujours adonnée aux cultes idolâtres, et ne
connut pas du tout le vrai Dieu. Ils se firent des images des forêts, des eaux,
des oiseaux, des bêtes sauvages et d’autres objets, et s’accoutumèrent à les
adorer, leur offrant des sacrifices. Oh ! si cette voix terrible que Dieu fit
entendre au peuple par la bouche de Moïse avait frappé les fibres de leurs cœurs
: Vous n’aurez point des dieux étrangers devant moi ; vous ne vous ferez point
d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est en haut dans le ciel, et en bas
sur la terre, ni de tout ce qui est dans les eaux sous la terre. Et ces
paroles-ci : Vous craindrez le Seigneur votre Dieu, vous ne servirez que lui
seul, et vous ne jurerez que par son nom. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient vu
quelle vengeance tomba sur les Israélites parce qu’ils avaient adoré le veau
d’or, et lorsque après les festins et les chants, après les débauchés et les
danses, leur bouche impure dit, en parlant de cette idole : Voici vos dieux, ô
Israël ! qui vous ont tiré de l’Égypte ; il en périt vingt-quatre mille.
Qu’auraient-ils dit de ceux qui, s’étant associés aux profanes mystères de
Belphégor et mêlés aux femmes Moabites, furent renversés et tués par leurs
parents ? Le prêtre Phinée apaisa, par la mort des adultères, la colère de Dieu
qui avait envoyé sur eux une plaie, et ce zèle lui fut imputé à justice.
Qu’auraient-ils dit si ces paroles terribles que Dieu prononça par la bouche de
David avaient retenti à leurs oreilles ? Parce que tous les dieux des nations
sont des démons, mais le Seigneur est le créateur des cieux. Et : Les idoles des
nations ne sont que de l’argent et de l’or, et les ouvrages des mains des hommes
; que ceux qui les font leur deviennent semblables, avec tous ceux qui mettent
en elles leur confiance. Ou celles-ci : Que tous ceux-là soient confondus qui
adorent des ouvrages de sculpture et qui se glorifient dans leurs idoles. Et
aussi celles que dit le prophète Habacuc [2, 18-20]
: Que sert la statue qu’un sculpteur a faite, ou l’image fausse qui se jette en
fonte ? Elle est couverte au-dehors d’or et d’argent, et elle est en dedans sans
âme et sans vie ; mais le Seigneur habite dans son temple saint : que toute la
terre demeure en silence devant lui. Un autre prophète dit : Que les dieux qui
n’ont point fait le ciel et la terre périssent sous le ciel, et soient
exterminés de la terre. De même dans un autre endroit : Car voici ce que dit le
Seigneur qui a créé les cieux, le Dieu qui a créé la terre et qui l’a formée,
qui lui adonné l’être, et qui ne l’a pas créée en vain, mais qui l’a formée afin
qu’elle fût habitée : Je suis le Seigneur, c’est là le nom qui m’est propre, je
ne donnerai pas ma gloire ni les hommages qui me sont dus à des idoles. Et
ailleurs : Y a-t-il quelqu’un parmi les faux dieux des nations qui fasse
pleuvoir ? Et il dit encore, par la bouche d’Isaïe [44, 6-20] :
Je suis le premier et je suis le dernier ; y a-t-il donc quelqu’autre Dieu que
moi, et un créateur que je ne connaisse pas ? Tous ces artisans d’idoles ne sont
rien ; leurs ouvrages les plus estimés ne leur serviront de rien ; ils sont
eux-mêmes témoins de leur confusion, que leurs idoles ne voient point et ne
comprennent rien. Comment donc un homme est-il assez insensé pour vouloir former
un Dieu, et pour jeter en fonte une statue qui n’est bonne à rien ? Tous ceux
qui ont part à cet ouvrage seront confondus ; car tous ces artisans ne sont que
des hommes. Le forgeron travaille avec sa lime, il met le fer dans le feu et le
bat avec le marteau pour en former une idole; il y emploie toute la force de son
bras. Le sculpteur étend sa règle sur le bois, et le forme avec le rabot ; il le
dresse à l’équerre, il lui donne ses traits et ses proportions avec le compas,
et fait enfin l’image d’un homme qu’il rend le plus beau qu’il peut, et il le
loge dans une niche : il en a pris lui-même pour se chauffer, et il prend le
reste, il en fait un dieu, et l’adore ; il en fait une image morte devant
laquelle il se prosterne, et qu’il prie en lui disant : Délivrez-moi ; car vous
êtes mon dieu. J’ai fait du feu de la moitié de ce bois, j’en ai fait cuire du
pain sur les charbons, j’y ai fait cuire la chair que j’ai mangée, et du reste
j’en ferai une idole ; je me prosternerai devant un tronc d’arbre ; une partie
de ce bois est déjà réduite en cendres, et cependant son coeur insensé adore
l’autre, et il ne pense point à tirer son âme de l’égarement où elle est, en
disant : certainement cet ouvrage de mes mains n’est qu’un mensonge. La nation
des Francs ne comprit pas d’abord cela, mais elle le reconnut plus tard, comme
la suite de cette histoire le fera connaître.
Avitus, un des sénateurs, et, comme on sait bien, citoyen de l’Auvergne, ayant
été élevé à l’empire de Rome [455], et voulant mener
une conduite déréglée, fut chassé par le sénat et nomma ensuite évêque de
Plaisance. Ayant découvert que le sénat, encore irrité contre lui, voulait
attenter à sa vie, il partit chargé d’un grand nombre d’offrandes pour la
basilique du bienheureux martyr saint Julien d’Auvergne. Mais, ayant atteint en
route le terme de la carrière de sa vie, il mourut et fut porté au village de
Brioude, et enterré aux pieds du martyr ci-dessus nommé. Majorien lui succéda à
l’Empire [en 457] ; dans les Gaules, le Romain Ægidius
fut nommé maître de la milice.
Childéric, roi des Francs, s’abandonna à une honteuse luxure, déshonorant les
femmes de ses sujets. Ceux-ci, s’indignant de cet outrage ; le détrônèrent
[457]. Avant découvert qu’on en voulait même à sa vie, il
se réfugia dans la Thuringe, laissant dans son pays un homme qui lui était
attaché pour qu’il apaisât, par de douces paroles, les esprits furieux. Il lui
donna aussi un signe pour qu’il lui fît connaître quand il serait temps de
retourner dans sa patrie, c’est-à-dire qu’ils divisèrent en deux une pièce d’or,
que Childéric en emporta une moitié, et que son ami garda l’autre, disant :
Quand je vous enverrai cette moitié, et que les deux parties réunies formeront
la pièce entière, vous pourrez revenir en toute sûreté dans votre patrie. Étant
donc passé dans la Thuringe, Childéric se réfugia chez le roi Bisin et sa femme
Basine. Les Francs, après l’avoir détrôné, élurent pour roi, d’une voix unanime
, Ægidius qui, ainsi que nous l’avons dit plus haut, avait été envoyé par la
république romaine comme maître de la milice. Celui-ci était déjà dans la
huitième année de son règne lorsque le fidèle ami de Childéric, ayant
secrètement apaisé les Francs, envoya à son prince des messagers pour lui
remettre la moitié de la pièce qu’il avait gardée. Celui-ci, voyant par cet
indice certain que les Fracs désiraient son retour, et qu’ils le priaient
eux-mêmes de revenir, quitta la Thuringe, et fut rétabli sur son trône. Tandis
qu’il régnait, Basine, dont nous avons parlé plus haut, abandonna son mari pour
venir auprès de Childéric. Comme il lui demandait avec empressement par quel
motif elle venait d’un pays si éloigné, on dit qu’elle répondit : J’ai reconnu
ton mérite et ton grand courage ; je suis venue pour rester avec toi : sache que
si j’avais connu, dans des régions au-delà des mers, un homme plus méritant que
toi, j’aurais désiré d’habiter avec lui. Celui-ci, enchanté, l’épousa. Il en eut
un fils qu’on appela du nom de Clovis. Ce fut un grand prince et un redoutable
guerrier.
Après la mort de saint Artémius [Artème] en Auvergne,
Vénérande, un des sénateurs, fait créé évêque. Paulin nous apprend ce que fut ce
pontife, en disant : Si vous voyez les pieux pontifes du Seigneur, Exsuspère à
Toulouse, Simplicius à Vienne, Amande à Bordeaux, Diogénien à Albi, Dynamius à
Angouléme, Vénérande en Auvergne, Alithius à Cahors, ou Pégase à Périgueux,
quels que soient les vices du siècle, vous verrez assurément les plus dignes
gardiens de la sainteté, de la foi et de la religion. On dit que Vénérande
mourut la veille même du jour de Noël. Le lendemain, une procession solennelle
suivit ses obsèques. Après sa mort, il s’éleva parmi les citoyens une honteuse
querelle au sujet de l’épiscopat ; et comme les partis en désaccord voulaient
chacun en élire un, il y avait parmi le peuple une division très animée. Pendant
que les évêques siégeaient un dimanche, une femme voilée et vouée à Dieu
s’avança hardiment vers eux, et leur dit : Écoutez-moi, pontifes du Seigneur ;
sachez que les hommes que ces gens-là ont élus pour le sacerdoce ne plaisent
point à Dieu, car le Seigneur choisira lui-même aujourd’hui son évêque. Ne soyez
donc pas en contestation, et ne troublez pas le peuple ; mais soyez un peu
patients, car le Seigneur vous conduit maintenant celui qui doit gouverner cette
Église. Tandis qu’ils s’étonnaient de ces paroles, arriva tout à coup un homme
appelé Rustique [Rustie], qui était un prêtre du
diocèse même de la ville de Clermont ; il avait déjà été désigné à cette femme
dans une vision. L’ayant vu, elle dit : Voilà celui qu’a choisi le Seigneur ;
c’est là le pontife que le Seigneur vous a destiné : qu’il soit nommé évêque. Le
peuple, entendant ces paroles, mit un terme à toute querelle, proclamant que
c’était un bon et digne évêque ; Rustique, placé sur le siège épiscopal, fut le
septième qui l’occupa, à la satisfaction du peuple.
Dans la ville de Tours, l’évêque Eustoche étant mort dans la dix-septième année
de son pontificat ; on nomma Perpétuus [Perpétue, l’an 460],
qui fut le cinquième après saint Martin. Témoin des miracles continuels qui
s’opéraient sur le tombeau du saint, et voyant qu’on n’y avait bâti qu’une très
petite chapelle, il la trouva indigne de tant de prodiges. L’ayant donc fait
enlever, il fit construire la grande basilique qui subsiste encore aujourd’hui,
et qui est à cinq cent cinquante pas de la ville. Elle a cent soixante pieds de
long et soixante de large. Elle a en hauteur, jusqu’à la voûte, quarante-cinq
pieds. Elle a trente-deux fenêtres, du côté de l’autel et vingt dans la nef qui
est ornée de quarante et une colonnes. Dans tout l’édifice, il y a
cinquante-deux fenêtres, cent vingt colonnes, huit portes, trois du côté de
l’autel et cinq dans la nef. Cette basilique a trois l’êtes solennelles, pour la
dédicace du temple, la translation du corps du saint, et l’anniversaire de sa
promotion à l’épiscopat. On célèbre la première le 4 juillet, et la seconde le
11 novembre. Quiconque observera exactement ces fêtes méritera la protection de
l’évêque dans ce monde et dans l’autre. Comme la boiserie de la première
chapelle était d’une structure élégante, le pontife ne crut pas à propos de
laisser périr cet ouvrage. Il fit bâtir, en l’honneur des saints apôtres Pierre
et Paul, une autre basilique dans laquelle il fit placer cette boiserie. Il fit
construire, au nom de Jésus-Christ, encore un grand nombre de basiliques qui ont
subsisté jusqu’à présent.
Dans ce temps, le prêtre Euphronius éleva une basilique au bienheureux martyr
Symphorien d’Autun. Dans la suite, Euphronius lui-même parvint à l’évêché de
cette ville. Ce fut lui qui envoya, en grande dévotion, le marbre qui est placé
sur le tombeau de saint Martin.
Après la mort de l’évêque Rustique, saint Namatius devint en Auvergne le
huitième évêque. Il fit bâtir l’église qui subsiste encore, et qui est la
principale [la plus ancienne] dans les murs de la
ville. Elle a cent cinquante pieds de long, soixante de large, cinquante de haut
dans l’intérieur de la nef jusqu’à la voûte ; au devant est une rotonde, et, de
chaque côté, les ailes de l’église sont d’une élégante structure, et tout
l’édifice est disposé en forme de croix. Elle a quarante-deux fenêtres,
soixante-dix colonnes et huit portes. Une pieuse crainte de Dieu se fait sentir
dans ce lieu, où pénètre une brillante clarté ; et très souvent les religieux y
sentent des parfums qui semblent provenir de doux aromates. Les parois du côté
de l’autel sont ornées de différentes espèces de marbres ciselés avec beaucoup
d’élégance. L’édifice achevé au bout de douze ans, Namatius envoya à Pologne,
ville d’Italie, pour demander les reliques de saint Vitalis et de saint
Agricola, crucifiés, comme on sait, pour le saint nom de Christ Notre Dieu.
La
femme de Namatius bâtit, dans le faubourg de la ville, la basilique de saint
Étienne [saint Eutrope (Dom Ruinart)]. Voulant la
faire orner de peintures, elle avait dans son giron un livre où elle lisait
l’histoire des actions des anciens temps, indiquant aux peintres celles qu’ils
devaient représenter sur les murailles. Il arriva un jour, qu’étant assise dans
la basilique, et en train de lire, un pauvre vint pour prier ; et apercevant
cette femme vêtue d’une robe sale et déjà avancée en âge, il la prit pour une
pauvresse, et lui porta un morceau de pain qu’il posa sur ses genoux, après quoi
il s’en alla. Celle-ci, ne dédaignant pas le don du pauvre qui n’avait pas
reconnu son rang, l’accepta et le remercia. Elle garda le pain, le plaça devant
elle dans tous ses repas, disant chaque jour son bénédicité sur ce pain,
jusqu’à ce qu’il n’en restât plus.
Childéric fit la guerre aux Orléanais ; Adovacre vint à Angers avec les Saxons.
Une épouvantable peste désola alors le peuple.
Ægidius mourut [en octobre 464], laissant un fils
nommé Syagrius. Après la mort d’Ægidius, Adovacre reçut des otages d’Angers et
d’autres villes.
Les Bretons furent chassés de Bourges par les Goths, qui en tuèrent un grand
nombre prés du bourg de Dol.
Le
comte Paul, avec les Romains et les Francs, fit la guerre aux Goths, sur
lesquels il fit un grand butin.
Adovacre [Odoacre] étant venu à Angers, le roi
Childéric arriva le jour suivant [l’an 471], et ayant
tué le comte Paul, il s’empala de la ville. Ce jour-là l’église fut consumée par
un grand incendie.
Sur ces entrefaites, la guerre s’alluma entre les Saxons et les Romains. Mais
les Saxons prenant la fuite, abandonnèrent un grand nombre des leurs au glaive
des Romains qui les poursuivaient. Leurs îles furent prises et ravagées parles
Francs qui tuèrent une grande partie des habitants.
Le
neuvième mois de cette année, il se fit un tremblement de terre.
Childéric conclut un traité avec Adovacre, et ils soumirent ensemble les
Allemands qui avaient envahi une partie de l’Italie.
Euric, roi des Goths, dans la quatorzième année de son règne, créa Victor duc
des sept Cités. Celui-ci, étant venu subitement en Auvergne, voulut ajouter la
cité de Clermont à celles qu’il gouvernait déjà. Ce fut lui qui fit construire
les chapelles souterraines qu’on voit encore aujourd’hui dans la basilique de
saint Julien, ainsi que les colonnes qui sont placées dans l’église. Il fit
bâtir la basilique de saint Laurent et de saint Germain, dans le bourg de
Saint-Germain-de-Lambron. Il resta neuf ans en Auvergne. Il éleva des
accusations calomnieuses contre le sénateur Enchérius. Après l’avoir fait mettre
en prison, il l’en fit tirer de nuit, le fit attacher à une vieille muraille, et
ordonna de la faire écrouler sur lui. Comme il était fort débauché, craignant
d’être assassiné par les gens de l’Auvergne, il s’enfuit à Rome ; mais voulant y
mener une vie aussi déréglée, il fut lapidé. Euric régna encore quatre ans après
la mort de celui-ci [arrivée l’an 484 (Dom Bouquet)] ;
il mourut dans la vingt-septième [lisez dix-septième]
année de son règne. Il y eut alors un grand tremblement de terre.
Namatius, évêque d’Auvergne, étant mort, fut remplacé par Éparchius, homme d’une
grande sainteté et de beaucoup de foi. Comme, dans ce temps, l’église avait dans
les murs de la ville une petite propriété, l’évêque y demeurait clans l’endroit
qu’on nomme â présent la sacristie, et pendant la nuit il se levait pour aller
rendre grâces à Dieu à l’autel de l’église. Il arriva qu’une certaine nuit qu’il
y alla, il trouva l’église remplie de démons, et leur prince lui-même vêtu à la
manière des femmes et assis dans la chaire épiscopale. Le pontife lui dit :
Infâme courtisane, tu ne te contentes pas d’infecter tous les lieux de tes
profanations ; tu viens souiller le siège consacré à Dieu, en y posant ton corps
dégoûtant ! Retire-toi de la maison de Dieu, ne la profane pas davantage.
Celui-ci lui répliqua : Puisque tu me donnes le nom de courtisane, je te tendrai
beaucoup d’embûches, en t’enflammant de passion pour les femmes. A ces mots, il
s’évanouit comme de la fumée. Il est vrai que le pontife éprouva de violents
accès de concupiscence charnelle ; mais, armé du signe de la croix, l’ennemi ne
put lui faire aucun mal. On rapporte qu’il fit bâtir sur le sommet du mont
Chantoin un monastère, où l’on voit encore son oratoire et où il s’enfermait
pendant les saints jours du carême. Le jour de Pâques il s’en retournait â son
église en chantant accompagné des clercs et des citoyens, et avec un choeur
nombreux qui chantait devant lui. A sa mort [en l’an 473],
il fut remplacé par Sidoine, qui avait été préfet. C’était un homme très noble,
selon la dignité du siècle, et un des premiers sénateurs des Gaules ; aussi
avait-il obtenu en mariage la fille de l’empereur Avitus. De son temps, pendant
que Victor, dont nous avons parlé ci-dessus, demeurait encore à Clermont, il y
avait, dans le monastère de Saint-Cyr de cette même ville, un abbé, nommé
Abraham, qui était animé de la foi et des vertus de ce premier patriarche, comme
nous l’avons rapporté dans le livre de sa vie.
Saint Sidoine était doué d’une si grande éloquence que très souvent il
improvisait sur-le-champ avec le plus grand éclat sur quelque sujet qu’il,
voulût. Il arriva qu’un jour il fut invité à la fête de la basilique du
monastère dont nous avons parlé ci-dessus; quelqu’un lui ayant méchamment enlevé
le petit livre dont il avait coutume de se servir pour célébrer les fêtes
sacrées, il se prépara en très peu de temps, et récita tout l’office de la fête
si bien que tout le monde l’admirait, et que les assistants croyaient entendre,
noir pas un homme, mais un ange. Nous en avons amplement parlé dans la préface
du livre que nous avons ajouté aux messes de sa composition. Comme il était
d’une admirable sainteté, et, ainsi que nous l’avons dit, un des premiers
sénateurs, il emportait souvent de la maison, à l’insu de sa femme, des vases
d’argent qu’il distribuait aux pauvres. Lorsque celle-ci en était instruite,
elle s’irritait contre lui ; et alors il en donnait le prix aux pauvres et
remettait ces meubles dans la maison.
Après que Sidoine se fuit consacré au service du Seigneur, et pendant qu’il
menait dans ce monde une sainte vie, deux prêtres se soulevèrent contre lui ; et
lui ayant enlevé tout pouvoir sur les biens de l’église, ils lui laissèrent à
peine de quoi vivre, et lui firent subir les plus grands outrages ; mais la
clémence divine ne souffrit point que ces injures restassent longtemps impunies.
Un de ces prêtres méchants et indignes l’avait menacé de l’arracher de l’église
avant la nuit. Ayant entendu le son qui appelait à Matines, il se leva enflammé
de fureur contre le saint de Dieu , et méditant dans son coeur pervers
d’accomplir le dessein qu’il avait formé le jour précédent. Mais étant entré
dans un privé, il rendit l’âme en s’efforçant de satisfaire ses besoins. Son
domestique attendait dehors avec un flambeau que son maître sortît. Le jour
approchait déjà. Son complice, c’est-à-dire l’autre prêtre, lui envoya un
messager pour lui dire : Viens, il ne tarde pas, pour que nous accomplissions
ensemble ce que nous avons médité hier. Mais, comme le mort ne répondait pas, le
domestique ayant soulevé le voile de la porte, trouva son maître mort sur le
siège du privé. On ne peut douter, d’après cela, qu’il ne fût coupable d’un
crime aussi grand que cet Arius qui rendit de même ses entrailles dans un privé.
On ne peut appeler autrement qu’hérétique celui qui, dans une église, n’obéit
pas au pontife de Dieu auquel a été remis le soin de paître les brebis, et qui
s’empare du pouvoir que ni Dieu ni les hommes ne lui ont confié. Le saint
pontife, quoiqu’il lui restât encore un ennemi, fût remis en possession de son
pouvoir. Il arriva après cela qu’étant attaqué de la fièvre, il devint malade,
et pria les siens de le porter dans l’église. Lorsqu’il y fut venu, une
multitude d’hommes, de femmes et d’enfants s’assembla auprès de lui, pleurant et
disant : Pourquoi nous abandonnes-tu, bon pasteur ? ou à qui laisses-tu ceux que
ta mort va rendre orphelins ? Quelle sera notre vie après ta mort ? Qui, dans la
suite, nous assaisonnera comme toi du sel de la sagesse ? Qui nous inspirera par
sa prudence la crainte du saint nom de Dieu ? Le peuple entremêlait ces paroles
de grandes lamentations. Enfin le pontife, se sentant animé du Saint-Esprit,
leur répondit : Ne craignez rien, ô peuples ! voilà que mon frère Apruncule vit,
et il sera votre pontife. Ne comprenant pas ces paroles, ils le croyaient en
délire.
Aussitôt après sa mort, le méchant prêtre qui était resté, animé d’une avidité
coupable, s’empara de tous les biens de l’église, comme s’il était déjà évêque,
et il disait : Le Seigneur a enfin jeté les yeux sur moi, et il a vu que j’étais
plus juste que Sidoine, et il m’a accordé ce pouvoir. Tandis qu’il parcourait
toute la ville en triomphe arriva le jour du Seigneur, qui n’était pas éloigné
de la mort du saint homme. Il prépara un festin, fit inviter tous les citoyens
dans la maison épiscopale ou, sans respect pour les vieillards, il se coucha le
premier sur son lit. L’échanson, lui ayant offert une coupe, lui dit : Seigneur,
j’ai eu un songe que, si vous le permettez, je vais vous raconter. Je voyais
beaucoup de choses la nuit dernière, et voilà, il y avait un grand appartement
dans lequel était placé un trône. Sur ce trône était assis un juge, qui
l’emportait sur tous les autres par son pouvoir ; il était entouré d’un grand
nombre de prêtres en vêtements blancs, et d’une foule innombrable de peuple.
Pendant que je contemplais ces choses en tremblant, j’aperçus le bienheureux
Sidoine qui s’élevait au milieu de tous, accusant vivement ce prêtre qui vous
était cher, et qui est sorti de ce monde il y a peu d’années : celui-ci ayant
été condamné, le roi ordonna qu’on le plongeât dans un sombre cachot. Comme on
l’entraînait, Sidoine commença à s’élever contre vous, disant que vous aviez été
complice du crime pour lequel cet autre venait d’être condamné. Comme le juge
cherchait avec soin quelqu’un pour l’envoyer vers vous, je me cachai parmi les
autres et me retournai, craignant, comme je vous suis connu, qu’on ne m’envoyât
vers vous. Pendant que je réfléchissais à cela en silence, tout le monde s’étant
éloigné, je restai seul ; le juge m’ayant appelé, je m’approchai de lui. A
l’aspect de sa puissance et de son éclat, je demeure stupéfait et, chancelant de
crainte, il me dit alors : Ne crains rien, jeune homme, mais va, et dis à ce
prêtre qu’il vienne pour répondre à l’accusation, car Sidoine a demandé qu’on le
fit venir. Ne différez donc pas à vous y rendre, parce que le roi m’a
recommandé expressément de vous dire ces choses, me disant : Si tu te tais,
tu mourras de la mort la plus cruelle. A ces mots, le prêtre effrayé laissa
échapper la coupe de ses mains, et rendit l’âme. Le mort, enlevé de dessus son
lit, fut enseveli, et alla prendre possession de l’enfer avec son complice.
Voilà le jugement dont le Seigneur frappa en ce monde les prêtres rebelles ;
l’un subit la mort d’Arius ; l’autre, comme Simon-le-Magicien, fut, à la prière
su saint apôtre, précipité du faîte de son orgueil. Il n’est pas douteux qu’ils
furent plongés ensemble dans l’enfer, pour avoir tous deux persécuté de:leur
méchanceté leur saint évêque.
Pendant ce temps, comme le nom des Francs avait pénétré dans ce pays, et que
tous désiraient qu’ils y portassent leur empire, saint Apruncule, évêque de la
ville de Langres, commença â devenir suspect aux Bourguignons. La haine
croissant de jour en jour contre lui, on ordonna de le faire périr en secret par
le glaive. Apruncule en ayant eu connaissance, s’échappa pendant la nuit en se
glissant le long du mur du château de Dijon, et se rendit en Auvergne où, selon
la parole que le Seigneur avait mise dans la bouche de saint Sidoine, il devint
le onzième évêque.
Pendant le pontificat de Sidoine, une grande famine désola la Bourgogne. Comme
les peuples se dispersaient dans différents pays, et qu’aucun homme ne
fournissait de nourriture aux pauvres, on rapporte qu’Ecdicius, sénateur et
parent de Sidoine, mettant sa confiance en Dieu, fit alors une belle action.
Pendant les ravages de la famine, il envoya ses domestiques avec des chevaux et
des chars vers les villes voisines, pour qu’ils lui amenassent ceux qui
souffraient de la disette. Ceux-ci l’ayant fait amenèrent à sa maison tous les
pauvres qu’ils purent trouver. Là il les nourrit pendant tout le temps de la
disette, et les empêcha de mourir de faim. Il y eut, comme beaucoup le
rapportent, plus de quatre mille personnes des deux sexes. L’abondance étant
revenue, Ecdicius les fit reconduire chacun dans son pays par le même moyen.
Après leur départ, il entendit une voix partant du ciel qui lui dit : Ecdicius,
Ecdicius, puisque tu as fait cette action, ta postérité ne manquera jamais de
pain, parce que tu as obéi à mes paroles et rassasié ma faim en nourrissant les
pauvres. Beaucoup de gens rapportent que cet Ecdicius était d’un courage
admirable. On dit qu’un jour, avec dix hommes, il mit en fuite un grand nombre
de Goths. On raconte que, pendant la même famine, saint Patient, évêque de Lyon,
fit au peuple le même bien. Il nous reste encore une lettre de saint Sidoine
[lettre 12 du livre VI], dans laquelle il le loue
solennellement à ce sujet.
De
son temps, Euric [Eoric ou Euvarex], roi des Goths,
sortant des frontières d’Espagne, fit tomber dans les Gaules une cruelle
persécution sur les Chrétiens. Il faisait décapiter tous ceux qui ne voulaient
pas se soumettre à sa perverse hérésie, et plongeait les prêtres dans des
cachots. Quant aux évêques, il envoyait les uns en exil, et faisait périr les
autres. Il avait ordonné de barricader les portes des églises avec des épines,
afin que l’absence du culte divin fît tomber en oubli la foi. La Gascogne
[Novempopulanie] et les deux Aquitaines furent surtout en
proie à ces ravages [vers l’an 467]. Il existe encore
aujourd’hui à ce sujet une lettre du noble Sidoine [à l’évêque
d’Aix, Basile]. Mais l’auteur de cette persécution ne tarda pas à
mourir frappé de la vengeance divine.
Le
bienheureux Perpétuus [Perpétue], évêque de la ville
de Tours, ayant passé trente ans dans l’épiscopat, s’endormit en paix ; on mit à
sa place Volusien, un des sénateurs. Mais étant devenu suspect aux Goths, il fut
emmené captif en Espagne, dans la septième année de son pontificat ; il ne tarda
pas à y mourir. Vérus lui succédant, fut le septième évêque depuis saint Martin.
Après ces événements, Childéric étant mort, son fils Clovis régna à sa place.
Dans la cinquième année de son règne, Syagrius, roi des Romains et fils Ægidius,
résidait dans la ville de Soissons, dont Ægidius s’était autrefois emparé, comme
nous l’avons raconté plus haut. Clovis, ayant marché contre lui avec Ragnachaire,
son parent, qui était aussi en possession d’un royaume, lui fit demander de
choisir un champ de bataille. Celui-ci ne différa point, et ne craignit pas de
lui résister. Le combat s’engagea donc [486].
Syagrius, voyant son armée rompue, prit la fuite et se réfugia avec une extrême
promptitude auprès du roi Marie, à Toulouse. Clovis envoya prier Marie de le
remettre entre ses mains, disant qu’autrement, s’il le gardait, il lui
déclarerait la guerre. Celui-ci, craignant de s’attirer la colère des Francs,
car la crainte est ordinaire aux Goths, livra aux députés Syagrius chargé de
fers. Clovis, l’ayant reçu, ordonna de le garder ; et, s’étant emparé de son
royaume, il le fit égorger secrètement. Dans ce temps, l’armée de Clovis pilla
un grand nombre d’églises, parce que ce prince était encore plongé clans un
culte idolâtre. Des soldats avaient enlevé d’une église un vase d’une grandeur
et d’une beauté étonnante, ainsi que le reste des ornements du saint ministère.
L’évêque de cette église envoya vers lui des messagers pour lui demander que,
s’il ne pouvait obtenir de recouvrer les autres vases, on lui rendit au moins
celui-là. Le roi, ayant entendu ces paroles, dit au messager : Suis-moi jusqu’à
Soissons, parce que c’est là qu’on partagera tout le butin ; et lorsque le sort
m’aura donné ce vase, je ferai ce que demande le pontife. Étant arrivés à
Soissons, on mit au milieu de la place tout le butin, et le roi dit : Je vous
prie, mes braves guerriers, de vouloir bien m’accorder, outre ma part, ce vase
que voici, en montrant le vase dont nous avons parlé ci-dessus. Les plus sages
répondirent aux paroles du roi : Glorieux roi, tout ce que nous voyons est à toi
: nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir. Fais donc ce qui te plaît ; car
personne ne peut, résister à ta puissance. Lorsqu’ils eurent ainsi parlé, un
guerrier présomptueux, jaloux et emporté, éleva sa francisque et en frappa le
vase, s’écriant : Tu ne recevras de tout ceci rien que ce que te donnera
vraiment le sort. A ces mots tous restèrent stupéfaits. Le roi cacha le
ressentiment de cet outrage sous un air de patience. Il rendit au messager de
l’évêque le vase qui lui était échu, gardant au fond du coeur fine secrète
colère. Un an s’étant écoulé, Clovis ordonna à tous ses guerriers de venir au
Champ-de-Mars revêtus de leurs armes, pour faire voir si elles étaient
brillantes et en bon état. Tandis qu’il examinait tous les soldats en passant
devant eux, il arriva auprès de celui qui avait frappé le vase, et lui dit :
Personne n’a des armes aussi mal tenues que les tiennes, car ni ta lance, ni ton
épée, ni ta hache, ne sont en bon état ; et lui arrachant sa hache, il la jeta à
terre. Le soldat s’étant baissé un peu pour la ramasser, le roi levant sa
francisque, la lui abattit sur la tête, en lui disant : Voilà ce que tu as fait
au vase à Soissons. Celui-ci mort, il ordonna aux autres de se retirer. Cette
action inspira pour lui une grande crainte. Il remporta beaucoup de victoires
dans un grand nombre de guerres. Dans la dixième année de son règne, il fit la
guerre aux gens de Tongres [en 491], et les soumit à
son pouvoir.
Les Bourguignons avaient pour roi Gondeuch, de la race du roi persécuteur
Athanaric, dont nous avons parlé plus haut. Il eut quatre fils, Gondebaud,
Godégisile [Géodisèle], Chilpéric et Godomar.
Gondebaud égorgea son frère Chilpéric ; et, ayant attaché une pierre au cou de
sa femme, il la noya. Il condamna à l’exil les deux filles de Chilpéric. La plus
âgée, ayant pris l’habit, s’appelait Chrona, et la plus jeune Clotilde. Clovis
envoyant souvent des députés en Bourgogne, ceux-ci virent la jeune Clotilde.
Témoins de sa beauté et de sa sagesse, et ayant appris qu’elle était du sang
royal, ils dirent ces choses au roi Clovis. Celui-ci envoya aussitôt des députés
à Gondebaud pour la lui demander en mariage. Gondebaud, craignant de le refuser,
la remit entre les mains des députés qui, recevant la jeune fille, se hâtèrent
de la mener au roi. Clovis, transporté de joie à sa vue, en fit sa femme
[l’an 493]. Il avait déjà d’une concubine un fils nommé
Théodoric.
Clovis eut de la reine Clotilde un premier fils [l’an 494].
La reine, voulant qu’il reçût le baptême, adressait sans cesse de pieux conseils
au roi, disant : Les dieux que vous adorez ne sont rien, puisqu’ils ne peuvent
se secourir eux-mêmes ni secourir les autres ; car ils sont de pierre, de bois
ou de quelque métal. Les noms que vous leur avez donnés sont des noms d’hommes
et non de dieux, comme Saturne qui, dit-on, pour ne pas être chassé du trône par
son fils, s’échappa par la fuite ; comme Jupiter lui-même, honteusement souillé
de tous les vices, qui a déshonoré tant de maris, outragé les femmes de sa
propre famille, et qui n’a pu s’abstenir de concubinage avec sa propre sœur,
puisqu’elle disait : Je suis la sœur et la femme de Jupiter. Qu’ont
jamais pu Mars et Mercure ? Ils possèdent plutôt la science de la magie qu’une
puissance divine. Le Dieu qu’on doit adorer est celui qui, par sa parole, a tiré
du néant le ciel et la terre, la mer et toutes les choses qui y sont contenues ;
qui a fait briller le soleil, et a orné le ciel d’étoiles ; qui a rempli les
eaux de poissons, la terre d’animaux, et les airs d’oiseaux ; à l’ordre duquel
la terre se couvre de plantes, les arbres de fruits et les vignes de raisins ;
dont la main a produit le genre humain ; qui a donné enfin à l’homme son ouvrage
avec toutes les créatures pour lui obéir et le servir. Ces paroles de la reine
ne portaient nullement l’esprit du roi à la foi sainte, mais il disait : C’est
par l’ordre de nos dieux que toutes choses sont créées et produites ; il est
clair que votre Dieu, ne peut rien ; bien plus, il est prouvé qu’il n’est pas de
la race des dieux. » Cependant la reine fidèle présenta son fils au baptême :
elle fit décorer l’église de voiles et de tapisseries, pour que cette pompe
attirât vers la foi catholique le roi que ses discours n’avaient pu toucher.
L’enfant ayant été baptisé et appelé Ingomer, mourut dans la semaine même de son
baptême. Le roi, aigri ,de cette perte, faisait à la reine de vifs reproches,
lui disant : Si l’enfant avait été consacré au nom de mes dieux, il vivrait
encore ; mais, comme il a été baptisé au nom de votre Dieu, il n’a pu vivre. La
reine lui répondit : Je rends grâces au puissant Créateur de toutes choses, qui
ne m’a pas jugée indigne de voir associé à son royaume l’enfant né de mon sein.
Cette perte n’a pas affecté mon âme de douleur, parce que je sais que les
enfants que Dieu retire du monde, quand ils sont encore dans les aubes, sont
nourris de sa vue. Elle engendra ensuite un second fils, qui reçut au baptême le
nom de Chlodomir. Cet enfant étant tombé malade, le roi disait : Il ne peut lui
arriver autre chose que ce qui est arrivé à son frère, c’est-à-dire qu’il meure
aussitôt après avoir été baptisé au nom de votre Christ. Mais le Seigneur
accorda la santé de l’enfant aux prières de sa mère [l’an 496].
La
reine ne cessait de supplier le roi de reconnaître le vrai Dieu et d’abandonner
les idoles ; mais rien ne put l’y décider, jusqu’à ce qu’une guerre s’étant
engagée avec les Allemands, il fut forcé, par la nécessité, de confesser ce
qu’il avait jusque-là voulu nier. Il arriva que les deux armées se battant avec
un grand acharnement, celle de Clovis commençait à être taillée en pièces ; ce
que voyant, Clovis éleva les mains vers le ciel, et le cœur touché et fondant en
larmes, il dit : Jésus-Christ, que Clotilde affirme être Fils du Dieu vivant,
qui, dit-on, donnes du secours à ceux qui sont en danger, et accordes la
victoire à ceux qui espèrent en toi, j’invoque avec dévotion la gloire de ton
secours : si tu m’accordes la victoire sur mes ennemis, et que je fasse
l’épreuve de cette puissance dont le peuple, consacré à ton nom, dit avoir relu
tant de preuves, je croirai en toi, et me ferai baptiser en ton nom ; car j’ai
invoqué mes dieux, et, comme je l’éprouve, ils se sont éloignés de mon secours ;
ce qui me fait croire qu’ils ne possèdent aucun pouvoir, puisqu’ils ne secourent
pas ceux qui les servent. Je t’invoque donc, je désire croire en toi ; seulement
que j’échappe à mes ennemis. Comme il disait ces paroles, les Allemands,
tournant le dos, commencèrent à se mettre en déroute ; et voyant que leur roi
était mort, ils se rendirent à Clovis, en lui disant : Nous te supplions de ne
pas faire périr notre peuple, car nous sommes à toi. Clovis, ayant arrêté le
carnage et soumis le peuple rentra en paix dans son royaume, et raconta à la
reine comment il avait obtenu la victoire en invoquant le nom du Christ.
Alors la reine manda en secret saint Remi, évêque de Reims, le priant de faire
pénétrer dans le coeur du roi la parole du salut. Le pontife, ayant fait venir
Clovis, commença à l’engager secrètement à croire au vrai Dieu, créateur du ciel
et de la terre, et à abandonner ses idoles qui n’étaient d’aucun secours, ni
pour elles-mêmes, ni pour les autres. Clovis lui dit : Très saint père, je
t’écouterai volontiers ; mais il reste une chose, c’est que le peuple qui
m’obéit ne veut pas abandonner ses dieux ; j’irai à eux et je leur parlerai
d’après tes paroles. Lorsqu’il eut assemblé ses sujets, avant qu’il eût parlé,
et par l’intervention de la puissance de Dieu, tout le peuple s’écria
unanimement : Pieux roi, nous rejetons les dieux mortels, et nous sommes prêts à
obéir au Dieu immortel que prêche saint Remi. On apporta cette nouvelle à
l’évêque qui, transporté d’une grande joie, ordonna de préparer les fonts
sacrés. On couvre de tapisseries peintes les portiques intérieurs de l’église,
on les orne de voiles blancs ; on dispose les fonts baptismaux ; on répand des
parfums, les cierges brillent de clarté, tout le temple est embaumé d’une odeur
divine, et Dieu fit descendre sur les assistants une si grande grâce qu’ils se
croyaient transportés au milieu des parfums du Paradis. Le roi pria le pontife
de le baptiser le premier. Le nouveau Constantin s’avance vers le baptistère,
pour s’y faire guérir de la vieille lèpre qui le souillait, et laver dans une
eau nouvelle les tâches hideuses de sa vie passée. Comme il s’avançait vers le
baptême, le saint de Dieu lui dit de sa bouche éloquente : Sicambre, abaisse
humblement ton cou : adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. Saint
rémy était un évêque d’une grande science, et livré surtout à l’étude de la
rhétorique ; il était si célèbre par sa sainteté qu’on égalait ses vertus à
celles de saint Silvestre. Nous avons un livre de sa vie où il est dit qu’il
ressuscita un mort.
Le
roi, ayant donc reconnu la toute-puissance de Dieu dans la Trinité, fut baptisé
au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et oint du saint chrême avec le
signe de la croix ; plus de trois mille hommes de son armée figent baptisés. On
baptisa aussi sa soeur Alboflède, qui, quelque temps après, alla joindre le
Seigneur. Comme le roi était affligé de cette perte, saint rémy lui envoya, pour
le consoler, une lettre qui commençait ainsi : Je suis affligé autant qu’il faut
de la cause de votre tristesse, la mort de votre soeur Alboflède, d’heureuse
mémoire ; mais nous pouvons nous consoler, car elle est sortie de ce monde plus
digne d’envie que de pleurs. L’autre soeur de Clovis, nommée Lantéchilde, qui
était tombée dans l’hérésie des Ariens, se convertit ; et ayant confessé que le
Fils et le Saint-Esprit étaient égaux au Père, elle fut rebaptisée.
Gondebaud et Godégisile son frère occupaient le royaume des Bourguignons, situé
aux environs du Rhône et de la Saône, et la province de Marseille. Ils
adhéraient, ainsi que leurs sujets, à la secte des Ariens. Une guerre s’étant
engagée entre eux, Godégisile, instruit des victoires du roi Clovis, lui envoya
secrètement des députés pour lui dire que, s’il lui fournissait du secours pour
faire la guerre [l’an 500] à son frère et qu’il pût
tuer celui-ci ou le renverser du trône, il lui paierait tous les ans le tribut
qu’il voudrait exiger. Clovis y consentit volontiers, et lui promit de lui
fournir du secours partout où il en aurait besoin. Au temps marqué, Clovis se
mit en marche avec son armée contre Gondebaud. A cette nouvelle, Gondebaud,
ignorant la ruse de son frère, fit dire à celui-ci : Viens à mon secours, car
les Francs marchent contre nous, et viennent dans notre pays pour s’en emparer :
soyons donc d’accord pour repousser une nation ennemie, de peur que, séparés,
nous n’éprouvions le même sort que les autres peuples. Celui-ci lui répondit:
J’irai avec mon armée, et je te fournirai du secours. Les trois armées,
c’est-à-dire celle de Clovis contre celles de Gondebaud et de Godégisile,
s’étant mises en marche avec tout leur appareil de guerre, elles arrivèrent
auprès du fort nommé Dijon. En étant venus aux mains prés la rivière d’Ouche,
Godégisile se joignit à Clovis, et leurs armées réunies taillèrent en pièces
celle de Gondebaud. Celui-ci, voyant la perfidie de son frère qu’il n’avait pas
soupçonnée, tourna le dos et prit la fuite. Ayant parcouru les bords du Rhône et
les marais qui l’avoisinent, il entra dans la ville d’Avignon. Godégisile ayant
donc remporté la victoire, après avoir promis à Clovis quelque partie de ses
états, se retira en paix, et entra en triomphe dans Vienne, comme s’il était
déjà possesseur de tout le royaume. Clovis, ayant encore augmenté ses forces, se
mit à la poursuite de Gondebaud pour l’arracher de la ville et le faire périr. A
cette nouvelle, Gondebaud, saisi d’épouvante, craignit qu’une mort soudaine ne
vînt le frapper. Il avait avec lui un homme célèbre, nommé Aridius, courageux et
sage. L’ayant fait venir, il lui dit : De tous côtés je suis entouré d’embûches,
et ne sais ce que je dois faire, parce que ces barbares viennent sur nous pour
nous tuer et ravager ensuite notre pays. Aridius lui répondit : Il faut, pour ne
pas périr, que vous apaisiez la férocité de cet homme. Maintenant, si cela vous
plaît, je feindrai de vous fuir et de passer vers lui ; et lorsque je me serai
réfugié vers lui, je ferai en sorte qu’il ne détruise ni vous ni cette contrée.
Veuillez seulement lui accorder, ce qu’il vous demandera par mon conseil,
jusqu’à ce que la clémence du Seigneur daigne faire prospérer votre cause. Et
Gondebaud lui dit : Je ferai ce que tu auras demandé. Après ces mots, Aridius
prit congé, du roi et s’éloigna. Étant arrivé, vers le roi, Clovis, il lui dit :
Voilà que moi, ton humble esclave, très pieux roi, je viens me livrer en ta
puissance, abandonnant le misérable Gondebaud. Si ta clémence daigne jeter les
yeux sur moi, tu verras en moi un serviteur intègre et fidèle pour toi et tes
successeurs. Le roi l’ayant aussitôt reçu, le garda avec lui ; car il était
enjoué dans ses récits, sage dans les conseils, juste dans ses jugements, et
fidèle dans ce qu’on lui confiait. Clovis ayant campé avec son armée sous les
murs de la ville, Aridius lui dit : Si la gloire de ta grandeur, ô roi, daigne
accueillir les petits conseils de ma faiblesse, quoique tu n’aies pas besoin
d’avis, je te les donnerai avec une entière fidélité, et ils pourront être
utiles et à toi, et au pays que tu te proposes de traverser. Pourquoi retiens-tu
ton armée, lorsque ton ennemi est, dans un lieu très fortifié ? Tu désoles les
campagnes, tu ravages les prés, tu coupes les vignes, tu abats les oliviers ;
enfin, tu détruis toutes les productions du pays, et tu ne peux cependant lui
faire aucun mal. Envoie-lui plutôt des députés, et impose-lui un tribut qu’il te
payera tous les ans ; de cette manière, la contrée sera délivrée, et tu seras
toujours le maître de celui qui te payera un tribut. Si Gondebaud n’y consent
pas, tu agiras alors comme il te plaira. Le roi ayant accueilli ce conseil,
ordonna à ses guerriers de retourner chez eux. Ayant donc envoyé une députation
à Gondebaud, il lui prescrivit de lui payer exactement tous les ans le tribut
qu’il lui imposait. Gondebaud le paya sur le champ, et promit d’en faire autant
par la suite.
Après cela, Gondebaud ayant repris des forces, et négligeant déjà de payer au
roi Clovis le tribut qu’il lui avait promis, fit marcher une armée contre
Godégisile, son frère, et l’assiégea dans la ville de Vienne. Dès que les vivres
commencèrent à manquer au bas peuple, Godégisile craignant que la disette ne
s’étendît jusqu’à lui, fit chasser de la ville tous les pauvres gens. Cela fait,
parmi ceux qui furent renvoyés se trouva un ouvrier de la ville à qui était
confié le soin des aqueducs. Irrité d’avoir été renvoyé avec les autres, il
alla, tout furieux, trouver Gondebaud et lui indiqua par quel endroit il
pourrait envahir la ville pour se venger de son frère. S’étant mis à la tète de
l’armée, l’ouvrier dirigea par l’aqueduc les troupes, précédées d’un grand
nombre d’hommes armés de leviers de fer. Il y avait un soupirail bouché par une
grosse pierre ; quand on l’eut renversée au moyen des leviers, et sous la
direction de l’ouvrier, ils entrèrent dans la ville, et surprirent par-derrière
les soldats qui lançaient des flèches du haut des remparts. Ayant sonné de la
trompette au milieu de la ville, les assiégeants s’emparent des portes, et les
ayant ouvertes, ils se précipitent tous ensemble clans les rues, tandis qu’au
milieu de ces deux armées le peuple était massacré des deux côtés. Godégisile se
réfugia dans l’église des hérétiques, où il fut tué avec l’évêque arien. Les
Francs qui étaient, clans ce temps, auprès de Godégisile, se retirèrent tous
dans une seule tour. Gondebaud ayant ordonné qu’on ne leur fit aucun mal, les
fit prisonniers, et les envoya en exil à Toulouse, auprès du roi Marie. Il fit
ensuite périr les sénateurs et les Bourguignons du parti de Godégisile. Il remit
sous sa domination tout le pays qu’on nomme actuellement la Bourgogne. Il y
institua des lois plus douces, pour qu’on n’opprimât pas les Romains.
Ayant reconnu la fausseté des assertions des hérétiques, après avoir confessé
que le Christ, fils de Dieu, et le Saint-Esprit sont égaux au Père, Gondebaud
alla en secret demander à saint Avitus, évêque de Vienne, d’être rebaptisé. Le
pontife lui, dit : Quiconque me confessera et me reconnaîtra devant les
hommes, je le reconnaîtrai aussi moi-même devant mon père qui est aux cieux; et
quiconque me renoncera devant les hommes, je le renoncerai aussi moi-même devant
mon Père qui est dans les cieux. Ainsi parlait le Seigneur à ses saints
chéris et aux bienheureux apôtres, lorsqu’il leur annonçait les épreuves de
persécution qu’ils auraient à subir, leur disant : Donnez-vous de garde des
hommes, car ils vous feront comparaître dans leurs assemblées, et ils vous
feront fouetter dans leurs synagogues ; et vous serez présentés, à cause de moi,
aux gouverneurs et aux rois, pour leur servir de témoignage aussi bien qu’aux
nations. Mais vous qui êtes roi, et n’avez pas peur qu’on vous saisisse,
vous craignez la révolte du peuple, et me confessez pas le Créateur en présence
de tous ! Laissez là cette folle erreur ; et ce que vous dites croire dans votre
cœur, prononcez-le de bouche au milieu du peuple. Un saint apôtre dit : Il
faut croire de cœur pour être justifié, et confesser sa foi par ses paroles pour
être sauvé. Le prophète dit aussi : Je publierai vos louanges, Seigneur,
dans une grande assemblée ; je vous louerai au milieu d’un peuple très nombreux.
Et aussi : Je chanterai et je ferai retentir vos louanges sur les instruments.
Tu crains le peuple, ô roi ! tu ignores donc qu’il doit suivre ta foi, et que tu
ne dois point remontrer favorable à ses faiblesses ; car tu es le chef du
peuple, et le peuple n’est pas ton chef. Si tu vas à la guerre, tu es à la tête
des guerriers, et ils te suivent où tu veux les mener. Il vaut mieux que,
marchant à ta suite, ils connaissent la vérité, que si, après ta mort, ils
demeuraient dans l’erreur, car on ne se joue pas de Dieu ; et il n’aime pas
celui qui, pour un royaume terrestre, ne le confesse pas dans ce monde. Confus
de tant de sagesse, Gondebaud persista cependant, jusqu’à la fin de sa vie, dans
cette folle conduite, et ne voulut jamais confesser publiquement l’égalité de la
Trinité. Le bienheureux Avitus était alors un homme d’une grande éloquence. Les
hérésies commençant à s’élever dans la ville de Constantinople, tant celle
qu’enseignait Eutychès que celle de Sabellius, et qui soutenaient toutes deux
qu’il n’y a rien de divin dans Notre-Seigneur, il écrivit, à la demande du roi
Gondebaud, contre ces coupables erreurs. Il nous reste encore de lui des lettres
admirables, qui édifient à présent l’église de Dieu, comme autrefois elles
confondirent l’hérésie. Il a composé un livre d’homélies sur l’origine du monde,
six livres arrangés en vers sur divers autres sujets, et neuf livres de lettres
qui contiennent celles dont nous venons de parler. Il rapporte, dans une homélie
sur les Rogations, que ces mêmes Rogations que nous célébrons avant le triomphe
de l’ascension du Seigneur, furent instituées par Mamertus, évêque de Vienne,
dont Avitus était alors lui-même le pontife, à l’occasion d’un grand nombre de
prodiges qui épouvantaient cette ville. Il y avait souvent des tremblements de
terre, et les loups et autres bêtes féroces, entrant par les portes, erraient,
sans rien craindre, par toute la ville. Comme ces choses se passaient dans le
cours de l’année, l’arrivée de la fête de Pâques fit espérer au peuple fidèle
que la miséricorde de Dieu mettrait, le jour de cette grande solennité, un terme
à leur épouvante. Mais la veille même de cette glorieuse nuit, pendant qu’on
célébrait les cérémonies de la messe, tout à coup le palais royal, situé dans la
ville, fut embrasé du feu divin. Tous furent saisis de terreur, et abandonnèrent
l’église, craignant que cet incendie ne consumât toute la ville, et que la terre
ébranlée ne s’entrouvrît. Le saint évêque, prosterné devant l’autel, supplia, en
gémissant et pleurant, la miséricorde de Dieu. Que dirai-je ? la prière de
l’illustre pontife pénétra jusqu’aux cieux, et le fleuve de larmes qu’il
répandait éteignit l’incendie du palais. Pendant que ces choses se passaient, le
jour de l’ascension du Seigneur approchant, comme nous l’avons dit plus haut, il
prescrivit un jeûne aux peuples, et régla la forme des prières, l’ordre des
lectures pieuses, ainsi que la manière de célébrer les Rogations. Tous les
sujets d’épouvante s’étant alors dissipés, la nouvelle de ce fait se répandit
dans toutes les provinces, et porta tous les évêques à imiter ce qu’avait
inspiré à Mamertus sa profonde foi. On célèbre encore aujourd’hui, au nom de
Jésus-Christ, ces cérémonies dans toutes les églises, avec componction du cœur
et contrition d’esprit.
Alaric, roi des Goths, voyant les conquêtes continuelles que faisait Clovis, lui
envoya des députés pour lui dire : Si mon frère y consent, j’ai dessein que nous
ayons une entrevue sous les auspices de Dieu. Clovis, y consentant, alla vers
lui. S’étant joints dans une île de la Loire, située auprès du bourg d’Amboise,
sur le territoire de la cité de Tours, ils conversèrent, mangèrent et burent
ensemble ; après s’être promis amitié, ils se retirèrent en paix.
Beaucoup de gens, dans toutes les Gaules, désiraient alors extrêmement être
soumis à la domination des Francs. Il arriva que Quintien, évêque de Rodez, haï
pour ce sujet, fut chassé de la ville. On lui disait : C’est parce que ton vœu
est que la domination des Francs s’étende sur ce pays. Peu de jours après, une
querelle s’étant élevée entre lui et les citoyens, les Goths, qui habitaient
cette ville, ressentirent de violeras soupçons ; car ces citoyens reprochaient à
Quintien de vouloir les soumettre aux Francs ; et, ayant tenu conseil,, ils
résolurent de le tuer. L’homme de Dieu, en ayant été instruit, se leva pendant
la nuit avec ses plus fidèles ministres, et, sortant de la ville de Rodez, il se
retira en Auvergne, où l’évêque saint Euphrasius, qui avait succédé à Apruncule
de Dijon, le reçut avec bonté, et lui ayant fait présent de maisons, de champs
et de vignes, le garda avec lui , disant : Le revenu de cette église est assez
considérable pour nous entretenir tous deux ; que la charité que recommande le
saint apôtre reste au moins entre les pontifes de Dieu. L’évêque de Lyon lui fit
aussi présent de quelques propriétés de son église, situées dans l’Auvergne. Ce
qui concerne saint Quintien et les maux qu’il souffrit, aussi bien que les
choses que Dieu daigna accomplir par ses mains, se trouve raconté dans le livre
de sa vie.
Le
roi Clovis dit à ses soldats [l’an 507] : Je supporte
avec grand chagrin que ces Ariens possèdent une partie des Gaules. Marchons avec
l’aide de Dieu, et, après les avoir vaincus, réduisons le pays en notre pouvoir.
Ce discours ayant plu à tous les guerriers, l’armée se mit en marche et se
dirigea vers Poitiers ; là se trouvait alors Alaric. Mais comme une partie de
l’armée passait sur le territoire de Tours, par respect pour saint Martin,
Clovis donna l’ordre que personne ne prît dans ce pays autre chose que des
légumes et de l’eau. Un soldat de l’armée s’étant emparé du foin d’un pauvre
homme, dit : Le roi ne nous a-t-il pas recommandé de ne prendre que de l’herbe
et rien autre chose ? Et bien, c’est de l’herbe. Nous n’aurons pas transgressé
ses ordres si nous la prenons. Et ayant fait violence au pauvre, il lui arracha
son foin par force. Ce fait parvint aux oreilles du roi Ayant aussitôt frappé le
soldat de son épée, il dit : Où sera l’espoir de la victoire, si nous offensons
saint Martin ? Ce fut assez pour empêcher l’armée de rien prendre dans ce pays.
Le roi renvoya des députés à la basilique du saint, leur disant : Allez, et vous
trouverez peut-être dans le saint temple quelque présage de la victoire. Après
leur avoir donné des présents pour orner le lieu saint, il ajouta : Seigneur, si
vous êtes mon aide, et si vous avez résolu de livrer en mes mains cette nation
incrédule et toujours ennemie de votre nom, daignez me faire voir votre faveur à
l’entrée de la basilique de saint Martin, afin que je sache si vous daignerez
être favorable à votre serviteur. Les envoyés s’étant hâtés arrivèrent à la
sainte basilique, selon l’ordre du roi ; au moment où ils entraient, le premier
chantre entonna tout à coup cette antienne : Seigneur, vous m’avez revêtu de
force pour la guerre, et vous avez abattu sous moi ceux qui s’élevaient contre
moi, et vous avez fait tourner le dos à mes ennemis devant moi, et vous avez
exterminé ceux qui me haïssaient. Ayant entendu ce psaume, et rendu grâce à
Dieu, ils présentèrent les dons au saint confesseur, et allèrent pleins de joie
annoncer au roi ce présage. L’armée étant arrivée sur les bords de la Vienne, on
ignorait entièrement dans quel endroit il fallait passer ce fleuve, car il était
enflé par une inondation de pluie. Pendant la nuit le roi ayant prié le Seigneur
de vouloir bien lui montrer un gué par où l’on pût passer, le lendemain matin,
par l’ordre de Dieu, une biche d’une grandeur extraordinaire entra dans le
fleuve aux yeux de l’armée, et passant à gué, montra par où on pouvait
traverser. Arrivé sur le territoire de Poitiers, le roi se tenait dans sa tente
sur une élévation ; il vit de loin un feu qui sortait de la basilique de saint
Hilaire, et semblait voler vers lui, comme pour indiquer qu’aidé de la lumière
du saint confesseur Hilaire, le roi triompherait plus futilement de ces bandes
hérétiques, contre qui le pontife lui-même avait souvent soutenu la foi. Clovis
défendit a toute l’armée de dépouiller personne ou de piller le bien de qui que
ce soit dans cet endroit ou dans la route.
Il
y avait dans ce temps un homme d’une admirable sainteté, l’abbé Maxence,
renfermé par la crainte de Dieu dans son monastère situé dans le territoire de
Poitiers. Nous n’indiquons pas au lecteur le nom de ce monastère, parce que cet
endroit s’appelle encore aujourd’hui la chapelle de Saint-Maixent ; les moines,
voyant qu’un corps de troupes s’avançait vers le monastère, prièrent leur abbé
de sortir de sa cellule pour les exhorter à se retirer. Effrayés de ce qu’il
tardait, ils ouvrirent la porte et le firent sortir de la cellule. Maxence
marcha courageusement au-devant de la troupe, comme pour demander la paix ; un
soldat avait tiré son épée pour lui trancher la tête, mais sa main qu’il avait
levée jusques auprès de son oreille, se raidit tout à coup et l’épée tomba en
arrière. Le soldat, se prosternant aux pieds du saint homme, lui demanda pardon.
A cette vue, les autres, saisis d’une brande terreur, retournèrent à l’armée
craignant de subir le même sort. Le saint confesseur ayant touché le bras du
soldat avec de l’huile bénite, et fait le signe de la croix, lui rendit la santé
; ainsi sa protection préserva le monastère de tout outrage. Il fit encore un
grand nombre d’autres miracles. Si quelqu’un est curieux de s’en instruire, il
les trouvera tous en lisant le livre de sa vie. C’était la vingt-cinquième année
de Clovis.
Cependant Clovis en vint aux mains avec Alaric, roi des Goths, dans le champ de
Vouglé à trois lieues de la ville de Poitiers. Les Goths ayant pris la fuite
selon leur coutume, le roi Clovis, aidé de Dieu, remporta la victoire ; il avait
pour allié le fils de Sigebert Claude, nommé Chlodéric. Ce Sigebert boitait d’un
coup qu’il avait reçu au genou à la bataille de Tolbiac contre les Allemands. Le
roi, après avoir mis les Goths en fuite et tué leur roi Alaric, fut tout a coup
surpris par derrière, par deux soldats qui lui portèrent des coups de lance sur
les deux côtés. Mais la bonté de sa cuirasse et la légèreté de son cheval le
préservèrent de la mort. Il périt dans cette bataille un grand nombre
d’Auvergnats qui étaient venus avec Apollinaire, ainsi que les premiers des
sénateurs. Après le combat, Amalaric, fils d’Alaric, s’enfuit en Espagne et
gouverna avec sagesse le royaume de son père. Clovis envoya, son fils Théodoric
en Auvergne par Albi et Rodez ; celui-ci soumit à son père toutes les villes
depuis la frontière des Goths jusqu’à celle des Bourguignons. Alaric avait régné
vingt-deux ans. Clovis après avoir passé l’hiver dans la ville de Bordeaux et
emporté de Toulouse tous les trésors d’Alaric, marcha sur Angoulême. Le Seigneur
lui accorda une si grande grâce qu’à sa vue ses ennemis fuirent d’eux-mêmes.
Après en avoir chassé les Goths, il soumit la ville à son pouvoir ;
victorieux, il rentra dans Tours et offrit un grand nombre de présents à la
sainte basilique du bienheureux Martin [l’an 508].
Clovis ayant reçu de l’empereur Anastase des lettres de consul, fut revêtu, dans
la basilique de Saint Martin, de la tunique de pourpre et de la chlamyde, et
posa la couronne sur sa tête. Ensuite, étant monte à cheval, il jeta de sa
propre main, avec une extrême bienveillance, de l’or et de l’argent au peuple
assemblé sur le chemin qui est entre la porte du vestibule de la basilique de
Saint-Martin et l’église de la ville, et, depuis ce jour, il fait appelé consul
ou Auguste. Ayant quitté Tours il vint a Paris et y fixa le siège de son empire.
Théodoric vint l’y trouver.
A
la mort d’Eustoche, évêque de Tours, Licinius fut créé le neuvième évêque de
cette ville depuis saint Martin. C’est de son temps qu’eut lieu la guerre dont
nous venons de parler, et que le roi Clovis vint à Tours. On rapporte que cet
évêque voyagea dans l’Orient ; visita les lieux saints, alla même à Jérusalem,
et qu’il contempla souvent le théâtre de la passion et de la résurrection de
Notre Seigneur, que nous lisons dans l’Évangile.
Le
roi Clovis, pendant son séjour à Paris [l’an 509],
envoya en secret au fils de Sigebert, lui faisant dire : Voilà que ton père est
âgé, et, il boite de son pied malade ; s’il venait à mourir, son royaume
t’appartiendrait de droit ainsi que notre amitié. Séduit par cette ambition,
Chlodéric forma le projet de tuer son père. Sigebert, étant sorti de la ville de
Cologne, et ayant passé le Rhin pour se promener dans la forêt de Buconia,
s’endormit à midi dans sa tente ; son fils envoya contre lui des assassins et le
fit tuer, dans l’espoir qu’il posséderait son royaume. Mais, par le jugement de
Dieu, il tomba dans la fossé qu’il avait méchamment creusée pour son père. Il
envoya au roi Clovis des messagers pour lui annoncer la mort de son père et lui
dire : Mon père est mort, et j’ai en mon pouvoir ses trésors et son royaume.
Envoie-moi quelques-uns des tiens, et je leur remettrai volontiers ceux des
trésors qui te plairont. Clovis lui répondit : Je rends grâces à ta bonne
volonté, et je te prie de montrer tes trésors à mes envoyés, après quoi tu les
posséderas tous. Chlodéric montra donc aux envoyés les trésors de son père.
Pendant qu’ils les examinaient, le prince dit : C’est dans ce coffre que mon
père avait coutume d’amasser ses pièces d’or. Ils lui dirent : Plongez votre
main jusqu’au fond pour trouver tout. Lui l’ayant fait et s’étant tout à fait
baissé, un des envoyés leva sa francisque et lui brisa le crâne. Ainsi cet
indigne fils subit la mort dont il avait frappé son père. Clovis, apprenant que
Sigebert et son fils étaient morts, vint dans cette même ville, et ayant
convoqué tout le peuple il lui dit : Écoutez ce qui est arrivé. Pendant que je
naviguais sur le fleuve de l’Escaut, Chlodéric, fils de mon parent, tourmentait
son père en lui disant que je voulais le tuer. Comme Sigebert fuyait à travers
la forêt de Buconia, Chlodéric a envoyé contre lui des meurtriers qui l’ont mis
à mort ; lui-même a été assassiné, je ne sais par qui, au moment où il ouvrait
les trésors de son père. Je ne suis nullement complice de ces choses. Je ne puis
répandre le sang de mes parents, car cela est défendu ; mais, puisque ces choses
sont arrivées, je vous donne un conseil, s’il vous est agréable, acceptez-le.
Ayez recours à moi, mettez-vous sous ma protection. Le peuple répondit à ces
paroles par des applaudissements de main et de bouche, et, l’ayant élevé sur un
bouclier, ils le créèrent leur roi. Clovis reçut donc le royaume et les trésors
de Sigebert et les ajouta à sa domination. Chaque jour Dieu faisait tomber ses
ennemis sous sa main et augmentait son royaume, parce qu’il marchait le cœur
droit devant le Seigneur et faisait les choses qui sont agréables à ses yeux.
Il
marcha ensuite contre le roi Chararic. Dans la guerre contre Syagrius, Clovis
l’avait appelé à son secours ; mais Chararic se tint loin de lui et ne secourut
aucun parti, attendant l’issue du combat pour faire alliance avec celui qui
remporterait la victoire. Indigné de cette action, Clovis s’avança contre lui,
et, l’ayant entouré de piéges, le fit prisonnier avec son fils, et les fit
tondre tous deux, enjoignant que Chararic fût ordonné prêtre et son fils diacre.
Comme Chararic s’affligeait de son abaissement et pleurait, on rapporte que son
fils lui dit : Ces branches ont été coupées d’un arbre vert et vivant, il ne se
sèchera point, et en poussera rapidement de nouvelles. Plaise à Dieu que celui
qui a fait ces choses ne tarde pas davantage à mourir ! Ces paroles parvinrent
aux oreilles de Clovis, qui crut qu’ils le menaçaient de laisser croître leur
chevelure et de le tuer ; il ordonna alors qu’on leur tranchât la tête à tous
deux. Après leur mort, il s’empara de leur royaume, de leurs trésors et de leurs
sujets.
Il
y avait alors à Cambrai lui roi nommé Ragnachaire, si effréné dans ses débauches
qu’à peine épargnait-il ses proches parents eux-mêmes. Il avait un conseiller
nommé Farron, qui se souillait de Semblables dérèglements. On rapporta que
lorsqu’on apportait au roi quelque mets ou quelque don, ou quelque objet que ce
soit, il avait coutume de dire que c’était pour lui et son Farron, ce qui
excitait chez les Francs une indignation extrême. Il arriva que Clovis ayant
fait faire des bracelets et des baudriers de faux or (car c’était seulement du
cuivre doré), les donna aux Leudes de Ragnachaire pour les exciter contre lui.
Il marcha ensuite contre lui avec son armée. Ragnachaire avait des espions pour
reconnaître ce qui se passait. Il leur demanda, quand ils furent de retour,
quelle pouvait être la force de cette armée. Ils lui répondirent : C’est un
renfort très considérable pour toi et ton Farron. Mais Clovis étant arrivé lui
fit la guerre. Ragnachaire voyant son armée défaite, se préparait à prendre la
fuite lorsqu’il fut arrêté par les soldats, et amené, avec son frère Richaire,
les mains liées derrière le dos, en présence de Clovis. Celui-ci lui dit :
Pourquoi as-tu fait honte à notre famille en te laissant enchaîner ? il te
valait mieux mourir ; et ayant levé sa hache, il la lui rabattit sur la tête.
S’étant ensuite tourné vers son frère il lui dit : Si tu avais porté du secours
à ton frère, il n’aurait pas été enchaîné ; et il le frappa de même de sa hache.
Après leur mort, ceux qui les avaient trahis reconnurent que l’or qu’ils avaient
reçu du roi était faux. L’ayant dit au roi, on rapporte qu’il leur répondit :
Celui qui, de sa propre volonté, traîne son maître à la mort, mérite de recevoir
un pareil or ; ajoutant qu’ils devaient se contenter de ce qu’on leur laissait
la vie, s’ils ne voulaient pas expier leur trahison dans les tourments. A ces
paroles, eux voulant obtenir sa faveur, lui assurèrent qu’il leur suffisait
qu’il les laissât vivre. Les rois dont nous venons de parler étaient les parents
de Clovis. Renomer fut tué par son ordre dans la ville du Mans. Après leur mort,
Clovis recueillit leurs royaumes et tous leurs trésors. Ayant tué de même
beaucoup d’autres rois, et ses plus proches parents, dans la crainte qu’ils ne
lui enlevassent l’empire, il étendit son pouvoir dans toute la Gaule. On
rapporte cependant qu’ayant un jour assemblé ses sujets, il parla ainsi de ses
parents qu’il avait lui-même fait périr : Malheur à moi qui suis resté comme un
voyageur parmi des étrangers, n’ayant pas de parents qui puissent me secourir si
l’adversité venait ! Mais ce n’était pas qu’il s’affligeât de leur mort ; il
parlait ainsi seulement par ruse et pour découvrir s’il avait encore quelque
parent afin de le faire tuer.
Toutes ces choses s’étant passées ainsi, Clovis mourut à Paris, où il fut
enterré dans la basilique des saints apôtres, qu’il avait lui-même fait
construire avec la reine Clotilde. Il mourut cinq ans après la bataille de
Vouglé. Son règne avait duré trente ans, et sa vie quarante-cinq. On compte cent
douze années depuis la mort de saint Martin jusqu’à celle du roi Clovis, arrivée
la onzième année du pontificat de Licinius, évêque de Tours. La reine Clotilde,
après la mort de son mari, vint à Tours, et là, s’établissant dans la basilique
de Saint-Martin, elle y vécut jusqu’à la fin de ses jours, pleine de vertus et
de bonté, et visitant rarement Paris.
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