Je
demanderai la permission de m’arrêter quelques moments à exposer, par forme de
comparaison, en quelle façon les choses ont prospéré aux Chrétiens qui
confessaient la bienheureuse Trinité, et tourné à là ruine des hérétiques qui
l’avaient divisée. Je ne rapporterai point ici comment Abraham adore la Trinité
au pied du chêne, comment Jacob la proclame dans, sa bénédiction, comment Moïse
la reconnaît dans le buisson ardent, comment le peuple la suit dans la nue et la
redoute sur la montagne, ni comment Aaron la porte en son rational [logium],
ni comment encore David, l’annonce dans ses psaumes, lorsqu’il prie le Seigneur
de le renouveler par l’esprit de rectitude, de ne pas le priver de
l’esprit saint, et de l’affermir par l’esprit principal. Je
reconnais en ces paroles un grand mystère ; c’est qu’une voix prophétique
proclame esprit principal celui que les hérétiques tiennent pour inférieur aux
autres. Mais, ainsi que je l’ai déjà dit, je laisserai ces choses de côté pour
revenir à notre temps. Arius, coupable inventeur de cette coupable secte, ayant
rendu ses entrailles avec ses excréments, fut envoyé aux flammes de l’enfer ;
mais Hilaire, bienheureux défenseur de la Trinité indivisible, et, à cause de
cela, condamné à l’exil, retrouva sa patrie dans le paradis Le roi Clovis, qui
l’a confessée et qui a, par son secours, réprimé les hérétiques, étendit sa
domination sur toute la Gaule ; Alaric, qui l’avait niée, fut privé de son
royaume, de ses sujets, et en même temps, ce qui est bien plus encore, de la vie
éternelle. Ce que les fidèles ont perdu par les embûches de leurs ennemis, Dieu
le leur a rendu au centuple ; mais les hérétiques n’ont rien acquis, et ce
qu’ils ont paru posséder leur a été enlevé, comme cela est prouvé par la mort de
Godégisile, Gondebaud et Gondemar, qui perdirent à la fois leur pays et leur
âme. Nous confessons donc un seul Dieu invisible, immense, incompréhensible,
glorieux, toujours le même, éternel ; un dans sa Trinité, formée des trois
personnes du père, du Fils et du Saint-Esprit ; triple dans son unité qui
résulte de l’égalité de substance, de divinité, de toute-puissance et de
perfection, Dieu unique, suprême et tout-puissant, qui régnera sur toute
l’éternité des temps.
Après la mort de Clovis, ses quatre fils, Théodoric, Chlodomir, Childebert et
Clotaire, prirent possession de son royaume, et se le partagèrent également.
Théodoric avait déjà un fils brave et vaillant, nommé Théodebert. Comme ils
étaient puissants en courage, et avaient l’appui d’une nombreuse armée, Amalaric,
fils d’Alaric, roi d’Espagne, rechercha leur sœur en mariage ; ils voulurent
bien la lui accorder, et la lui envoyèrent dans le pays d’Espagne avec une
grande quantité de magnifiques joyaux.
Licinius, évêque de Tours, étant mort, Denis fut élevé au siège pontifical ; et,
après le décès du bienheureux Apruncule [Aprunculus],
les habitants d’Auvergne eurent pour douzième évêque saint Euphrasius. Il mourut
quatre ans après Clovis, dans la vingt-cinquième année de son épiscopat. Alors
le peuple ayant élu saint Quintien [Quintianus], qui
avait été chassé de Rodez, Alchime et Placidine, l’une femme et l’autre soeur
d’Apollinaire, vinrent à lui et lui dirent : Saint homme, qu’il suffise à ta
vieillesse d’avoir été désigné pour évêque, et permets, par ta bonté, à ton
serviteur Apollinaire de monter à ce poste d’honneur. S’il parvient à cette
élévation, il sera soumis à ton plaisir. Prête à nos humbles propositions une
oreille de bienveillance ; et c’est toi qui gouverneras ; il accomplira en tout
tes commandements. A quoi il répondit : Pourquoi l’emporterais-je, moi qui n’ai
personne sous ma puissance ? Tout ce que je demande, c’est que, tandis que je
vaquerai à l’oraison, l’église me fournisse ma nourriture quotidienne. Dès
qu’elles eurent entendu ces paroles, elles envoyèrent Apollinaire vers le roi
[Théodoric]. Il lui fit beaucoup de présents, et, en le
quittant, obtint l’épiscopat ; il en jouit injustement pendant quatre mois, puis
sortit de ce monde. Lorsque sa mort fut annoncée à Théodoric , il ordonna
d’instituer à sa place saint Quintien, et de lui remettre tous les pouvoirs de
l’Église, disant : Il a été chassé de sa ville à cause de la vivacité de son
attachement pour nous ; et aussitôt il envoya des messagers convoquer les
prêtres et le peuple qui l’élevèrent au siège de l’Église d’Auvergne, et il fait
le quatorzième évêque de cette Église. Le reste des choses qui le concernent,
tant ses miracles que le temps de sa sortie de ce monde, est écrit dans le livre
[Vie des Pères] que nous avons composé sur sa vie.
Après cela les Danois vinrent par mer dans les Gaules avec leur roi Chlochilaïc ;
étant descendus à terre [en 515], ils ravagèrent un
des pays du royaume de Théodoric, réduisirent les habitants en captivité, et
ayant chargé sur leurs vaisseaux les captifs et le reste de leur butin, ils se
préparaient à s’en retourner dans leur pairie ; mais comme leur roi demeurait
sur le rivage pour s’embarquer le dernier, lorsque ses vaisseaux prendraient la
haute mer, Théodoric, qui avait été averti que des étrangers dévastaient son
royaume, envoya en ce lieu son fils Théodebert, avec une vaillante troupe de
gens de guerre, et puissamment armés. Le roi fut tué, et Théodebert, après avoir
vaincu les ennemis dans un combat naval, fit remettre à terre tout le butin.
Cependant trois frères, Baderic, Hermanfried et Berthaire, tenaient le royaume
des Thuringiens. Hermanfried se rendit, par la force, maître de son frère
Berthaire et le tua. Celui-ci laissa orpheline en mourant sa fille Radegonde, il
laissa aussi des fils dont nous parlerons dans la suite. Hermanfried avait une
femme méchante et cruelle, nommée Amalaberge, qui semait la guerre civile entre
les frères. Un jour son mari, se rendant au banquet, trouva seulement la moitié
de la table couverte, et comme il demandait à sa femme ce que cela voulait dire
: Il convient, dit-elle, que celui qui se contente de la moitié d’un royaume,
ait la moitié de sa table vide. Excité par ces paroles et d’autres semblables,
Hermanfried s’éleva contre son frère, et envoya secrètement des messagers au roi
Théodoric, pour l’engager à l’attaquer, disant : Si tu le mets à mort, nous
partagerons par moitié ce pays. Celui-ci, réjoui de ce qu’il entendait, marcha
vers Hermanfried avec son armée ; ils s’allièrent en se donnant mutuellement
leur foi, et partirent pour la guerre. En étant venus aux mains avec Baderic,
ils écrasèrent son armée, le firent tomber sous le glaive, et après la victoire,
Théodoric retourna dans ses possessions. Mais ensuite Hermanfried, oubliant sa
foi, négligea d’accomplir ce qu’il avait promis au roi Théodoric, de sorte qu’il
s’éleva entre eux une grande inimitié.
Gondebaud étant mort, son fils Sigismond fut mis en possession de son royaume
[en 517], et édifia avec une soigneuse industrie le
monastère de Saint-Maurice, où il construisit des bâtiments d’habitation et une
basilique. Après avoir perdu sa première femme, fille de Théodoric, roi
d’Italie, dont il avait eu un fils nommé Sigeric, il en épousa une autre qui,
selon l’ordinaire des belles-mères, commença à prendre son fils très fort en
haine, et à élever des querelles avec lui. Il arriva qu’en un jour de cérémonie,
le jeune homme, reconnaissant sur elle des vêtements de sa mère, lui dit, irrité
de colère : Tu n’étais pas digne de porter sur tes épaules ces habits que l’on
sait avoir appartenu à ma mère ta maîtresse. Elle alors transportée de fureur,
excita son mari par des paroles trompeuses, en lui disant : Ce méchant aspire à
posséder ton royaume, et quand il t’aura tué, il compte l’étendre jusqu’à
l’Italie, afin de posséder à la fois le royaume de son aïeul Théodoric en Italie
et celui-ci. Il sait bien que, tant que tu vivras, il ne peut accomplir ce
dessein, et que si tu ne tombes, il ne saurait s’élever. Poussé par ce discours
et d’autres du même genre, et prenant conseil de sa cruelle épouse, Sigismond
devint un cruel parricide, car voyant l’après-midi son fils appesanti par le
vin, il l’engagea à dormir ; et pendant son sommeil, on lui passa derrière le
cou un mouchoir, qu’on lia au-dessous du menton ; deux domestiques le tirèrent à
eux chacun de son côté, et ils l’étranglèrent [en 522].
Aussitôt que cela fut fait, le père, déjà touché de repentir, se jeta sur le
cadavre inanimé de son fils, et commença à pleurer amèrement. Sur quoi, à ce
qu’on a rapporté, un vieillard lui dit : Pleure désormais sur toi qui, par de
méchants conseils, es devenu un très barbare parricide ; car pour celui-ci que
tu as fait périr innocent, il n’a pas besoin qu’on le pleure. Cependant
Sigismond s’étant rendu à Saint-Maurice y demeura un grand nombre de jours dans
le jeûne et les larmes, à prier pour obtenir son pardon ; il y fonda un chant
perpétuel, et retourna à Sion, la vengeance divine le poursuivant pas à pas. Le
roi Théodoric épousa sa fille [Suavegothe].
La
reine Clotilde parla cependant à Clodomir et à ses autres fils, et leur dit :
Que je n’aie pas à me repentir, mes très chers enfants, de vous avoir nourris
avec tendresse ; soyez, je vous prie, indignés de mon injure, et mettez
l’habileté de vos soins à venger la mort de mon père et de ma mère. Eux, ayant
entendu ces paroles, marchèrent vers la Bourgogne, et se dirigèrent contre
Sigismond et son frère Gondemar. Vaincu par leur armée, Gondemar tourna le dos ;
mais Sigismond, cherchant à se réfugier au monastère de Saint-Maurice, fut pris
avec sa femme et ses fils par Clodomir [en 523], qui,
les ayant conduits dans la ville d’Orléans, les y retint prisonniers. Les rois
s’étant éloignés, Gondemar reprit courage, rassembla les Bourguignons, et
recouvra son royaume. Clodomir, se disposant à marcher de nouveau contre lui,
résolut de faire mourir Sigismond. Le bienheureux Avitus, abbé de Saint-Mesmin
[de Mici], prêtre renommé de ce temps, lui dit : Si,
dans la crainte de Dieu, tu te ranges à de meilleurs conseils, et ne souffres
pas qu’on tue ces gens-là, Dieu sera avec toi, et là où tu vas, tu obtiendras la
victoire ; mais, si tu les fais mourir, tu périras de même, livré entre les
mains de tes ennemis, et il en sera fait de ta femme et de tes fils comme tu
feras de la femme et des enfants de Sigismond. Mais le roi méprisant son avis,
lui dit : Je regarde comme la conduite d’un insensé, quand on marche contre des
ennemis, d’en laisser d’autres chez soi. Car ainsi, ayant l’un à dos, les autres
en tête, je me précipiterais entre deux armées ; la victoire sera plus complète
et plus aisée à obtenir, si je sépare l’un de l’autre. Le premier mort, je
pourrai beaucoup plus aisément me défaire du second. Et aussitôt il fit mourir
Sigismond avec sa femme et ses fils, en ordonnant qu’on les jetât dans un puits
près de Coulmiers, bourg du territoire d’Orléans, et marcha en Bourgogne,
appelant à son secours le roi Théodoric. Celui-ci, ne s’inquiétant pas de venger
l’injure de son beau-père, promit d’y aller, et étant rejoints près de Véseronce,
lieu situé dans le territoire de la cité de Vienne, ils livrèrent combat à
Gondemar. Gondemar ayant pris la fuite avec son armée, Clodomir le poursuivit,
et, comme il se trouvait déjà assez éloigné des siens, les Bourguignons, imitant
le signal qui lui était ordinaire, l’appelèrent en lui disant : Viens, viens par
ici, nous sommes les tiens. Il les crut, alla à eux, et tomba ainsi au milieu de
ses ennemis qui lui coupèrent la tête, la fixèrent au bout d’une pique, et
l’élevèrent en l’air [en 524]. Ce que voyant les
Francs, et reconnaissant que Clodomir avait été tué, ils recueillirent leurs
forces, mirent en fuite Gondemar, écrasèrent les Bourguignons et s’emparèrent de
leur pays. Clotaire, sans aucun délai, s’unit en mariage à la femme de son
frère, nommée Gontheuque, et la reine Clothilde, les jours de deuil finis, prit
et garda avec elle ses fils, dont l’un s’appelait Théodoald, l’autre Gonthaire
et le troisième Clodoald. Gondemar recouvra de nouveau son royaume.
Après cela, Théodoric, qui n’avait point oublié le parjure d’Hermanfried, roi de
Thuringe, appela à son secours soir frère Clotaire, et se prépara à marcher
contre Hermanfried [en 528], promettant au roi
Clotaire sa part du butin, si la bonté de Dieu leur accordait la victoire. Ayant
donc rassemblé les Francs, il leur dit : Ressentez, je vous prie, avec colère,
et mon injure, et la mort de vos parents ; rappelez-vous que les Thuringiens
sont venus attaquer violemment nos pareils, et leur ont fait beaucoup de maux ,
que ceux-ci, leur ayant donné des otages, voulurent entrer en paix avec eux ;
mais eux firent périr les otages par différents genres de mort, et, revenant se
jeter sur nos parents, leur enlevèrent tout ce qu’ils possédaient, suspendirent
les enfants aux arbres par le nerf de la cuisse, firent périr d’une mort cruelle
plus de deux cents jeunes filles, les liant par les bras au cou des chevaux,
qu’on forçait, à coups d’aiguillons acérés, à s’écarter chacun de son côté, en
sorte qu’elles furent déchirées en pièces ; d’autres furent étendues sur les
ornières des chemins, et clouées en terre avec des pieux ; puis on faisait
passer sur elles des chariots chargés ; et leurs os ainsi brisés, ils les
laissaient pour servir de pâture aux chiens et aux oiseaux. Maintenant
Hermanfried manque à ce qu’il m’a promis, et semble tout à fait l’oublier. Nous
avons le droit de notre côté ; marchons contre eux avec l’aide de Dieu. Eux,
ayant entendu ces paroles, indignés de tant de crimes, demandèrent, d’une voix
et d’une volonté unanimes, à marcher contre les Thuringiens. Théodoric, prenant
avec lui, pour le seconder, son frère Clotaire et son fils Théodebert, partit
avec une armée. Cependant les Thuringiens avaient préparé des embûches aux
Francs : ils avaient creusé dans le champ où devait se livrer le combat, des
fosses dont ils avaient caché l’ouverture au moyen d’un gazon épais, en sorte
que la plaine paraissait unie. Lorsqu’on commença donc à combattre, plusieurs
des chevaux des Francs tombèrent dans ces fosses, ce qui leur causa beaucoup
d’embarras ; mais lorsqu’ils se furent aperçus de la fraude, ils commencèrent à
y prendre garde. Enfin, les Thuringiens, voyant qu’on faisait parmi eux un grand
carnage, et que leur roi Hermanfried avait pris la fuite, tournèrent le dos, et
arrivèrent au bord du fleuve de l’Unstrut ; et là, il y eut un tel massacre des
Thuringiens que le lit de la rivière fût rempli par les cadavres amoncelés, et
que les Francs s’en servirent comme de pont pour passer sur l’autre bord. Après
cette victoire, ils prirent le pays, et le réduisirent sous leur puissance
[en 529].
Clotaire, en revenant, emmena captive avec lui Radegonde, fille du roi Berthaire,
et la prit en mariage ; il fit depuis tuer injustement son frère par des
scélérats. Elle, se tournant vers Dieu, prit l’habit, et se bâtit un monastère
dans la ville de Poitiers. Elle s’y rendit tellement excellente dans l’oraison,
les jeûnes, les veilles, les aumônes, qu’elle acquit un grand crédit parmi les
peuples.
Tandis que les rois francs étaient en Thuringe, Théodoric voulut tuer Clotaire,
son frère ; et ayant disposé en secret des hommes armés, il le manda vers lui,
comme pour conférer de quelque chose en particulier ; et, ayant fait étendre
dans sa maison une toile d’un mur à l’autre , il ordonna à ses hommes armés de
se tenir derrière : mais, comme la toile était trop courte, les pieds des hommes
armés parurent au-dessous à découvert ; ce qu’ayant vu Clotaire, il entra clans
la maison, armé, et avec les siens. Théodoric comprit alors que son projet,
était connu : il inventa une fable, et l’on parla de choses et d’autres. Mais,
ne sachant de quoi s’aviser pour faire passer sa trahison, il donna à Clotaire,
dans cette vue, un grand plat d’argent. Clotaire lui ayant dit adieu, et l’ayant
remercié de ce présent, retourna dans son logis. Mais Théodoric se plaignit aux
siens d’avoir perdu son plat sans aucun motif, et dit à son fils Théodebert : Va
trouver ton oncle, et prie-le de vouloir te céder le présent que je lui ai fait.
Il y alla, et obtint ce qu’il demandait. Théodoric était trésaille en de telles
ruses.
Lorsqu’il fut revenu chez lui, il engagea Hermanfried à venir le trouver, en lui
donnant sa foi qu’il ne courrait aucun danger ; et il l’enrichit de présents
très honorables. Mais un jour qu’ils causaient sur les murs de la ville de
Tolbiac, Hermanfried, poussé par je ne sais qui, tomba du haut du mur, et rendit
l’esprit [en 530]. Nous ignorons par qui il fut jeté
en bas ; mais plusieurs assurent qu’on reconnut clairement que cette trahison
venait de Théodoric.
Pendant que Théodoric était en Thuringe, le bruit courut en Auvergne qu’il avait
été tué. Arcadius, un des sénateurs d’Auvergne, invita Childebert à venir
s’emparer de ce pays. Celui-ci se rendit sans retard en Auvergne. Il faisait ces
jours-là un brouillard si épais qu’on ne pouvait discerner à la fois plus d’un
demi arpent. Le roi disait : Je voudrais bien pouvoir reconnaître par mes yeux
cette Limagne d’Auvergne qu’on dit si riante. Mais Dieu ne lui accorda pas cette
grâce. Les portes de la ville étant fermées, en sorte qu’il ne trouvait aucune
issue pour y entrer, Arcadius brisa la serrure de l’une de ces portes, et
l’introduisit dans les murs : mais au moment où cela se passait, on apprit que
Théodoric était revenu vivant de Thuringe.
Childebert ayant appris cette nouvelle avec certitude, quitta l’Auvergne, et se
dirigea vers l’Espagne, à cause de sa soeur Clotilde [en 531].
La fidélité de celle-ci à la religion catholique l’exposait à beaucoup
d’embûches de la part de son mari Amalaric ; car plusieurs fois, comme elle se
rendait à la sainte église, il avait ordonné qu’on jetât sur elle de l’ordure et
d’autres puanteurs ; et l’on dit que sa cruauté contre elle se porta à de telles
extrémités, qu’elle envoya à son frère un mouchoir teint de son propre sang ; en
sorte que, vivement irrité, il se rendit en Espagne. Amalaric, apprenant son
arrivée, prépara des vaisseaux pour s’enfuir. Childebert arrivait déjà,
lorsqu’au moment de monter sur son vaisseau, Amalaric se rappela une grande
quantité de pierres précieuses qu’il avait laissées dans son trésor : il
retourna à la ville pour les chercher ; mais ensuite l’armée di, regagner le
bort. Voyant qu’il ne pouvait s’échapper, il voulut se réfugier dans l’église
des chrétiens ; mais, avant qu’il en eût pu atteindre le seuil sacré, un de ceux
qui le poursuivaient poussa contre lui sa lance, et le frappa d’un coup mortel :
il tomba sur le pieu même, et rendit l’esprit. Alors Childebert reprit sa sœur
avec de grands trésors, et il comptait la ramener ; mais elle mourut en route je
ne sais comment, et fut portée à Paris, où on l’ensevelit près de son père
Clovis. Childebert choisit dans ces trésors des choses très précieuses, et les
consacra aux service de la sainte église ; car il avait apporté soixante
calices, quinze patènes, et vingt coffres destinés à enfermer les Évangiles, le
tout en or pur, et orné de pierres précieuses ; et il ne souffrit pas que ces
choses fussent brisées, mais il les distribua entre les églises et les
basiliques des Saints, et les consacra au service divin.
Ensuite de cela, Clotaire et Childebert firent le projet de marcher en
Bourgogne ; Théodoric, qu’ils avaient appelé à leur secours, ne voulut pas y
aller. Cependant les Francs qui marchaient avec lui lui dirent : Si tu ne veux
pas aller en Bourgogne avec tes frères, nous te quitterons, et nous les suivrons
à ta place. Mais lui, pensant que les gens d’Auvergne lui avaient manqué de foi,
dit aux Francs : Suivez-moi en Auvergne, et je vous conduirai dans un pays où
vous prendrez de l’or et de l’argent, autant que vous en pourrez désirer, d’oie
vous enlèverez des troupeaux, des esclaves et des vêtements en abondance :
seulement ne suivez pas ceux-ci. Séduits par ces promesses, ils s’engagèrent à
faire ce qu’il voudrait. Il se prépara donc au départ, et promit, à plusieurs
reprises, à ses hommes qu’il leur permettrait de ramener dans leur pays tout le
butin et tous les prisonniers qu’ils feraient dans l’Auvergne. Cependant
Clotaire et Childebert marchèrent en Bourgogne, assiégèrent Autun ; et, ayant
mis en fuite Gondemar, occupèrent toute la Bourgogne [de 532 à
534].
Théodoric étant entré en Auvergne avec son armée dévasta et ruina tout le pays.
Arcadius, auteur du crime, et dont la lâcheté avait causé la dévastation de
cette contrée, se réfugia dans la ville de Bourges, qui faisait alors partie du
royaume de Childebert ; mais sa mère Placidine, et Alchime, sœur de son père,
ayant été prises, furent condamnées à l’exil, et on prit les biens qu’elles
avaient dans la ville de Cahors. Le roi Théodoric étant donc arrivé à la cité
d’Auvergne [Clermont], établit son camp dans les
bourgs environnants. Le bienheureux Quintien était en ces jours là évêque de la
ville. Cependant l’armée parcourait toute cette malheureuse contrée, pillant et
ravageant tout. Plusieurs des gens de guerre arrivèrent à la basilique de
Saint-Julien, brisèrent les portes ; enlevèrent les serrures, pillèrent ce qu’on
y avait rassemblé du bien des pauvres, et firent en ces lieux beaucoup de mal.
Mais les auteurs de ces crimes, saisis de l’esprit immonde, se déchirèrent de
leurs propres dents, poussant de grands cris et disant : Pourquoi, saint martyr,
nous tourmentes-tu de cette manière ? C’est ainsi que nous l’avons écrit dans le
livre des miracles de saint Julien.
Cependant les ennemis assiégèrent le château de Volorre et tuèrent misérablement
devant l’autel de l’église le prêtre Procule, de qui saint Quintien avait eu à
se plaindre ; et ce fut, je crois, à cause de lui que le château, qui s’était
défendu jusqu’à ce jour, fut livré entre les mains de ces impies, car les
ennemis ne pouvant l’emporter, se disposaient à retourner chez eux ; ce qu’ayant
appris les assiégés furent pleins de joie ; mais ils furent trompés par leur
sécurité, selon ces paroles de l’apôtre : Lorsqu’ils diront : nous voici en paix
et en sûreté, ils se trouveront surpris tout d’un coup par une ruine imprévue ;
et comme ils ne se tenaient plus sur leurs gardes, le serviteur de Procule les
livra aux ennemis. Au moment où, après avoir dévasté le château, ils emmenaient
les habitants captifs, il descendit du ciel une pluie abondante, refusée depuis
trente jours.
Le
château de Merliac fut ensuite assiégé. Ceux qui l’habitaient se rachetèrent de
la captivité par une rançon ; ce qui fut un effet de leur lâcheté, car le
château était naturellement fortifié. Au lieu de murs, un rocher taillé
l’entourait à la hauteur de plus de cent pieds ; au milieu se trouvait un étang
d’eau très agréable à boire ; il y avait aussi des fontaines abondantes, et par
une de ses portes coulait un ruisseau d’eau vive. Ses remparts renfermaient un
si grand. espace que les habitants cultivaient des terres dans l’intérieur des
murs, et en recueillaient beaucoup de fruits. Fiers de la protection de leurs
remparts, les assiégés étaient sortis pour faire quelque butin, comptant se
renfermer de nouveau élans les antes de leur forteresse. Ils furent pris par
leurs ennemis au nombre de cinquante, et conduits sous les yeux de leurs
parents, les mains liées derrière le dos et le glaive levé sur leur tête. Les
assiégés consentirent, pour qu’on ne les mît pas à mort, à donner quatre onces
d’or pour la rançon de chacun.
Théodoric ayant quitté l’Auvergne, y laissa pour la garder son parent Sigewald.
Il y avait en ce temps, parmi les hommes chargés d’appeler les Francs à la
guerre, un certain Litigius qui tendait de grandes embûches à saint Quintien ;
et lorsque le saint évêque se prosternait à ses pieds, loin d’accéder à ce qu’il
lui demandait, il racontait à sa femme, en s’en raillant, ce qu’avait fait le
saint. Mais celle-ci, animée d’un meilleur esprit, lui dit : De cette manière,
le jour où tu seras abattu tu ne te relèveras plus. Il arriva le troisième jour
des envoyés du roi qui l’emmenèrent lié avec sa femme et ses enfants, et depuis
il ne revint jamais en Auvergne.
Munderic, qui se prétendait parent du roi, enflé d’orgueil, dit : Pourquoi
Théodoric est-il mon roi ? Le gouvernement de ce pays m’appartient comme à lui ;
j’irai, j’assemblerai mon peuple et lui ferai prêter serment, afin que Théodoric
sache que je suis roi tout comme lui. Et étant sorti en public, il commença à
séduire le peuple en disant : Je suis prince, suivez-moi, et vous vous en
trouverez bien. La multitude du peuple des campagnes le suivit donc, en sorte
que, par un effet de l’inconstance humaine, il en réunit un grand nombre qui lui
prêtèrent serment de fidélité et l’honorèrent comme un roi. Théodoric l’ayant
appris, lui envoya un ordre portant : Viens à moi, et, s’il t’est dû quelques
portions des terres de notre royaume, elles te seront données. Théodoric disait
cela pour le tromper, afin de le faire venir à lui et de le tuer ; mais lui ne
voulut pas y aller, et dit : Reportez à votre roi que je suis roi aussi bien que
lui. Alors le roi, en colère, ordonna de faire marcher une armée afin de le
punir lorsqu’il l’aurait vaincu par la force. Munderic, en ayant été instruit,
et n’étant pas en état de se défendre, se réfugia dans les murs du château de
Vitry où il travailla à se fortifier, y renfermant tout ce qu’il possédait et
tous ceux qu’il avait séduits. L’armée qui marchait contre lui entoura le
château et l’assiégea pendant sept jours. Munderic la repoussait à la tête des
siens et disait : Tenons-nous fermes et combattons jusqu’à la mort, et les
ennemis ne nous vaincront pas. L’ennemi tout à l’entour lançait des traits
contre les murs, mais cela ne servait à rien : on le fit savoir au roi, qui
envoya un des siens, nommé Arégésile, et lui dit : Tu vois que ce perfide
réussit dans sa révolte ; va, et engage-le sous serment à sortir sans crainte,
et, lorsqu’il sera sorti, tue-le, et efface son souvenir de notre royaume.
Celui-ci y étant allé fit ce qu’on lui avait ordonné ; mais il convint d’abord,
d’un signal avec ses gens, et leur dit : Lorsque je dirai telles et telles
choses, jetez-vous aussitôt sur lui et le tuez. Arégésile étant donc entré, dit
à Munderic : Jusques à quand demeureras-tu ici comme un insensé ? Tu ne peux
longtemps résister au roi ; voilà que tes provisions finies, vaincu par la faim,
tu sortiras, te livreras entre les mains de tes ennemis et mourras comme un
chien. Écoute plutôt mes conseils, et soumets-toi au roi, afin que tu vives, toi
et tes fils. » Ébranlé par ce discours, Munderic dit : Si je sors, je serai pris
par le roi, et il me tuera, moi et mes fils, et tous les amis qui sont ici
réunis avec moi. A quoi Arégésile répondit : Ne crains rien ; car, si tu veux
sortir, reçois-en mon serment, il ne te sera rien fait, et tu viendras sans
danger en présence du roi. Tu n’as donc rien à redouter, et tu seras près de lui
ce que tu étais auparavant. A quoi Munderic repartit : Plût à Dieu que je fusse
sûr de n’être pas tué ! Alors Arégésile, les mains posées sur les saints autels,
lui jura qu’il pouvait sortir sans crainte. Après avoir reçu ce serment,
Munderic sortit d’abord du château tenant par la main Arégésile ; les gens d’Arégésile
les regardaient en les voyant venir de loin. Alors Arégésile, selon le signal
dont il était convenu, dit : Que regardez-vous donc avec tant d’attention, ô
hommes ! N’avez-vous jamais vu Munderic ? Et aussitôt ils se précipitèrent sur
lui. Mais lui, comprenant la vérité, dit : Je vois clairement par ces paroles
que tu as donné à tes gens le signal de ma mort, mais, je te le dis, puisque tu
m’as trompé par un parjure, personne ne te verra plus en vie ; et, d’un coup de
sa lance dans le dos, il le transperça. Arégésile tomba et mourut. Ensuite
Munderic, à la tête des siens, tira l’épée et fit un grand carnage du peuple,
et, jusqu’à ce qu’il rendit l’esprit, il ne s’arrêta point de tuer tout ce qu’il
pouvait atteindre. Lorsqu’il fût mort, on réunit ses biens au fisc du roi.
Cependant Théodoric et Childebert firent alliance, et, s’étant prêté serment de
ne point marcher l’un contre l’autre, ils se donnèrent mutuellement des otages
pour confirmer leurs promesses. Parmi ces otages il se trouva beaucoup de fils
de sénateurs ; mais, de nouvelles discordes s’étant élevées entre les rois
[en 533], ils furent dévoués aux travaux publics, et tous
ceux qui les avaient en garde en firent leurs serviteurs ; un bon nombre
cependant s’échappèrent par la fuite et retournèrent dans leur pays ;
quelques-uns demeurèrent en esclavage. Parmi ceux-ci, Attale, neveu du
bienheureux Grégoire, évêque de Langres, avait été employé au service public et
destiné à garder les chevaux ; il servait un barbare qui habitait le territoire
de Trèves. Le bienheureux Grégoire [Grégorius] envoya
des serviteurs à sa recherche, et, lorsqu’on l’eut trouvé, on apporta à cet
homme des présents ; mais il les refusa en disant : De la race dont il est, il
me faut dix livres d’or pour sa rançon. Lorsque les serviteurs furent revenus,
Léon, attaché à la cuisine de l’évêque, lui dit : Si tu veux le permettre,
peut-être pourrai-je le tirer de sa captivité. Son maître fut joyeux de ces
paroles, et Léon se rendit au lieu qu’on lui avait indiqué. Il voulut enlever
secrètement le jeune homme, mais il ne put y parvenir. Alors, menant avec lui un
autre homme , il lui dit : Viens avec moi, vends moi à ce barbare, et le prix de
ma vente sera pour toi ; tout ce que je veux, c’est d’être plus en liberté de
faire ce que j’ai résolu. Le marché fait, l’homme alla avec lui, et s’en
retourna après l’avoir vendu douze pièces d’or. Le maître de Léon, ayant demandé
à son serviteur ce qu’il savait faire, celui-ci répondit : Je suis très habile à
faire tout ce qui doit se manger à la table de mes maîtres, et je ne crains pas
qu’on en puisse trouver un autre égal à moi dans cette science. Je te le dit en
vérité ; quand tu voudrais donner un festin au roi, je suis en état de composer
des mets royaux, et personne ne les saurait mieux faire que moi. Et le maître
lui dit : Voilà le jour du soleil qui approche (car c’est ainsi que les Barbares
ont coutume d’appeler le jour du Seigneur) ce jour-là mes voisins et mes parents
sont invités à ma maison ; je te prie de me faire un repas qui excite leur
admiration et duquel ils disent : Nous n’aurions pas attendu mieux dans la
maison du roi. Et lui dit : Que mon maître ordonne qu’on me rassemble une grande
quantité de volailles, et je ferai ce que tu me commandes. On prépara ce
qu’avait demandé Léon. Le jour du Seigneur vint à luire, et il fit lui grand
repas plein de choses délicieuses. Tous mangèrent, tous louèrent le festin ; les
parents ensuite s’en allèrent ; le maître remercia son serviteur, et celui-ci
eut autorité sur tout ce que possédait son maître. Il avait grand soin de lui
plaire, et distribuait à tous ceux qui étaient avec lui leur nourriture et les
viandes préparées. Après l’espace d’un an, son maître ayant en lui une entière
confiance, il se rendit dans la prairie, située proche de la maison, où Attale
était à garder les chevaux, et, se couchant à terre loin de lui et le dos tourné
de son côté, afin qu’on ne s’aperçût pas qu’ils parlaient ensemble, il dit au
jeune homme : Il est temps que nous songions à retourner dans notre patrie ; je
t’avertis donc, lorsque cette nuit tu auras ramené les chevaux dans l’enclos, de
ne pas te laisser, aller au sommeil, mais, dès que je t’appellerai, de venir, et
nous nous mettrons en marche. Le barbare avait invité ce soir-là à un festin
beaucoup de ses pareils, au nombre desquels était son gendre qui avait épousé sa
fille. Au milieu de la nuit, comme ils eurent quitté la table et se furent
livrés au repos, Léon porta un breuvage au gendre de son maître, et lui présenta
à boire ce qu’il avait versé ; l’autre lui parla ainsi : Dis-moi donc, toi,
l’homme de confiance de mon beau-père, quand te viendra l’envie de prendre ses
chevaux et de t’en retourner dans ton pays ? ce qu’il lui disait par jeu et en
s’amusant ; et lui, de même en riant, lui dit avec vérité : C’est mon projet
pour cette nuit, s’il plaît à Dieu. Et l’autre dit: Il faut que mes serviteurs
aient soin de me bien garder, afin que tu ne m’emportes rien. Et ils se
quittèrent en riant. Tout le monde étant endormi, Léon appela Attale, et, les
chevaux sellés, il lui demanda s’il avait des armes. Attale répondit : Non, je
n’en ai pas, si ce n’est une petite lance. Léon entra dans la demeure de son
maître et lui prit son bouclier et sa framée. Celui-ci demanda qui c’était et ce
qu’on lui voulait. Léon répondit : C’est Léon ton serviteur, et je presse Attale
de se lever en diligence et de conduire les chevaux au pâturage, car il est là
endormi comme un ivrogne. L’autre lui dit : Fais ce qui te plaira ; et, en
disant cela, il s’endormit. Léon étant ressorti munit d’armes le jeune homme,
et, par la grâce de Dieu, trouva ouverte la porte d’entrée qu’il avait fermée au
commencement de la nuit avec des clous enfoncés à coups de marteau pour la
sûreté des chevaux ; et, rendant grâces au Seigneur, ils prirent d’autres
chevaux et s’en allèrent, déguisant aussi leurs vêtements. Mais lorsqu’ils
furent arrivés à la Moselle, en la traversant, ils trouvèrent des hommes qui les
arrêtèrent ; et, ayant laissé leurs chevaux et leurs vêtements, ils passèrent
l’eau sur des planches et arrivèrent à l’autre rive, et, dans l’obscurité de la
nuit, ils entrèrent dans la forêt où ils se cachèrent. La troisième nuit était
arrivée depuis qu’ils voyageaient sans avoir goûté la moindre nourriture ;
alors, par la permission de Dieu, ils trouvèrent un arbre couvert du fruit
vulgairement appelé prunes, et ils les mangèrent. S’étant un peu soutenus par ce
moyen, ils continuèrent leur route et entrèrent en Champagne. Comme ils y
voyageaient, ils entendirent le trépignement de chevaux qui arrivaient en
courant, et dirent : Couchons-nous à terre, afin que les gens qui viennent ne
nous aperçoivent pas. Et voilà que tout à coup ils virent un grand buisson de
ronces, et passant auprès ils se jetèrent à terre, leurs épées nues, afin que,
s’ils étaient attaqués, ils pussent se défendre avec leur framée, comme contre
des voleurs. Lorsque ceux qu’ils avaient entendus arrivèrent auprès de ce
buisson d’épines, ils s’arrêtèrent, et l’un des deux, pendant que leurs chevaux
lâchaient leur urine, dit : Malheur à moi, de ce que ces misérables se sont
enfuis sans que je puisse les retrouver ; mais je le dis, par mon salut, si nous
les trouvons, l’un sera condamné au gibet, et je ferai hacher l’autre en pièces
à coups d’épée. C’était leur maître, le barbare, qui parlait ainsi ; il venait
de la ville de Reims, où il avait été à leur recherche, et il les aurait trouvés
en route si la nuit ne l’en eût empêché. Les chevaux se mirent en route et
repartirent. Cette même nuit les deux autres arrivèrent à la ville, et y étant
entrés, trouvèrent un homme auquel ils demandèrent la maison du prêtre Paulelle.
Il la leur indiqua ; et comme ils traversent la place, on sonna Matines, car
c’était le jour du Seigneur. Ils frappèrent à la porte du prêtre et entrèrent.
Léon lui dit le nom de son maître. Alors le prêtre lui dit : Ma vision s’est
vérifiée, car j’ai vu cette nuit deux colombes qui sont venues en volant se
poser sur ma main : l’une des deux était blanche et l’autre noire. Ils dirent au
prêtre : Il faut que Dieu nous pardonne ; malgré la solennité du jour, nous vous
prions de nous donner quelque nourriture, car voilà la quatrième fois que le
soleil se lève depuis que nous n’avons goûté ni pain ni rien de cuit. Ayant
caché les deux jeunes gens, il leur donna du pain trempé dans du vin, et alla à
Matines. Il y fut suivi par le barbare qui revenait cherchant ses esclaves ;
mais, trompé par le prêtre, il s’en retourna, car le prêtre était depuis
longtemps lié d’amitié avec le bienheureux Grégoire. Les jeunes gens ayant
repris leurs forces en mangeant, demeurèrent deux jours dans la maison du
prêtre, puis s’en allèrent ; ils arrivèrent ainsi chez saint Grégoire. Le
pontife, réjoui en voyant ces jeunes gens, pleura sur le cou de son neveu
Attale. Il délivra Léon et toute sa race du joug de la servitude, lui donna des
terres en propre, dans lesquelles il vécut libre le reste de ses jours avec, sa
femme et ses enfants.
Sigewald, qui habitait l’Auvergne, y faisait beaucoup de mal, car il envahissait
les biens de plusieurs ; et ses serviteurs ne s’épargnaient pas le vol,
l’homicide, et divers crimes qu’ils commettaient par surprise et personne
n’osait murmurer contre eux. Il arriva que, par une audace téméraire, il
s’empara du domaine de Bolgiac [Boughat], que le béni
Tétradius, évêque, avait laissé à la basilique de Saint-Julien. Aussitôt qu’il
fut entré dans la maison, il perdit la raison, et se mit au lit. Alors, par le
conseil du prêtre, sa femme le plaça dans un chariot, pour le transporter dans
une autre demeure, où il reprit la santé ; et, arrivant à lui, elle lui raconta
ce qui s’était passé ; ce qu’ayant entendu, il fit un vœu au saint martyr de
rendre le double de ce qu’il avait pris. J’ai rapporté cet événement dans le
livre des miracles de saint Julien [chap. XIV].
Denis [Dinilius], évêque de Tours, étant mort,
Ommatius gouverna l’église pendant trois années : il avait été nommé par l’ordre
du roi Clodomir, dont nous avons parlé ci-dessus. Lorsqu’il passa de cette vie à
l’autre, Léon administra pendant sept mois. C’était un homme très adroit, et
habile dans la fabrique des ouvrages de charpente. Après sa mort, les évêques
Théodore et Procule, venus de Bourgogne, et nominés par la reine Clotilde,
gouvernèrent trois ans l’église de Tours. Eux morts, ils furent remplacés par
Francille, sénateur. La troisième année de son épiscopat, tandis que les peuples
célébraient la brillante nuit de Noël, le pontife, avant de descendre pour dire
Vigile, demanda à boire : un serviteur vint, et lui apporta aussitôt la boisson.
Dès qu’il eut bu, il rendit l’esprit ; d’où l’on a soupçonné qu’il avait été tué
par le poison. Après sa mort, Injuriosus, citoyen de la ville, fut élevé à la
chaire pontificale : ce fut le quinzième évêque après saint Martin.
Tandis que la reine Clotilde habitait Paris, Childebert, voyant que sa mère
avait porté toute son affection sur les fils de Clodomir, dont nous avons parlé
plus haut, conçut de l’envie ; et, craignant que, par la faveur de la reine, ils
n’eussent part au royaume, il envoya secrètement. vers son frère le roi
Clotaire, et lui fit dire [vers l’an 533] : Notre mère
garde avec elle les fils de notre frère, et veut leur donner le royaume ; il
faut que tu viennes promptement à Paris , et que, réunis tous deux en conseil ,
nous déterminions ce que noms devons faire d’eux, savoir si on leur coupera les
cheveux, comme au reste du peuple, ou si, les ayant tués , nous partagerons
également entre nous le royaume de notre frère. Fort réjoui de ces paroles,
Clotaire vint à Paris. Childebert avait déjà répandu dans le peuple que les deux
rois étaient d’accord d’élever ces enfants au trône : ils envoyèrent donc, au
nom de tous deux, à la reine qui demeurait dans la même ville, et lui dirent :
Envoie-nous les enfants, que nous les élevions au trône. Elle, remplie de joie,
et ne sachant pas leur artifice, après avoir fait boire et manger les enfants,
les envoya, en disant : Je croirai n’avoir pas perdu mon fils, si je vous vois
succéder à son royaume. Les enfants, étant allés, furent pris aussitôt, et
séparés de leurs serviteurs et de leurs gouverneurs ; et on les enferma à part,
d’un côté les serviteurs, et de l’autre les enfants. Alors Childebert et
Clotaire envoyèrent à la reine Arcadius, dont nous avons déjà parlé, portant des
ciseaux et une épée nue. Quand il fut arrivé près de la reine, il les lui
montra, disant : Tes fils nos seigneurs, ô très glorieuse reine, attendent que
tu leur fasses savoir ta volonté sur la manière dont il faut traiter ces enfants
; ordonne qu’ils vivent les cheveux coupés, ou qu’ils soient égorgés. Consternée
à ce message, et en même temps émue d’une grande colère, en voyant cette épée
nue et ces ciseaux, elle se laissa transporter par son indignation, et, ne
sachant, dans sa douleur, ce qu’elle disait , elle répondit imprudemment : Si on
ne les élève pas sur le trône, j’aime mieux les voir morts que tondus. Mais
Arcadius, s’inquiétant peu de sa douleur, et ne cherchant pas à pénétrer ce
qu’elle penserait ensuite plus réellement, revint en diligence près de ceux qui
l’avaient envoyé, et leur dit : Vous pouvez continuer avec l’approbation de la
reine ce que vous avez commencé, car elle veut que vous accomplissiez votre
projet. Aussitôt Clotaire, prenant par le bras l’aîné des enfants, le jeta à
terre, et, lui enfonçant son couteau dans l’aisselle, le tua cruellement. A ses
cris, son frère se prosterna aux pieds de Childebert, et, lui saisissant les
genoux, lui disait avec larmes : Secours-moi, mon très bon père, afin que je ne
meure pas comme mon fière. Alors Childebert, le visage couvert de larmes, lui
dit : Je te prie, mon très cher frère, aie la générosité de m’accorder sa vie ;
et, si tu veux ne pas le tuer, je te donnerai, pour le racheter, ce que tu
voudras. Mais Clotaire, après l’avoir accablé d’injures, lui dit : Repousse-le
loin de toi, ou tu mourras certainement à sa place ; c’est toi qui m’as excité à
cette affaire, et tu es si prompt à reprendre ta foi ! Childebert, à ces
paroles, repoussa l’enfant, et le jeta à Clotaire, qui, le recevant, lui enfonça
son couteau dans le côté, et le tua, comme il avait fait à son frère. Ils
tuèrent ensuite les serviteurs et les gouverneurs ; et après qu’ils furent
morts, Clotaire, montant à cheval, s’en alla, sans se troubler aucunement du
meurtre de ses neveux, et se rendit, avec Childebert, dans les faubourgs. La
reine, ayant fait poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit, avec
beaucoup de chants pieux et une immense douleur, à l’église de Saint-Pierre, où
on les enterra tous deux de la même manière. L’un des deux avait dix ans, et
l’autre sept. Ils ne purent prendre le troisième, Clodoald, qui fut sauvé par le
secours de braves guerriers ; dédaignant un royaume terrestre, il se consacra à
Dieu , et, s’étant coupé les cheveux de sa propre main, il fut fait clerc. Il
persista dans les bonnes œuvres, et mourut prêtre. Les deux rois partagèrent
entre eux également le royaume de Clodomir. La reine Clotilde déploya tant et de
si grandes vertus qu’elle se fit honorer de tous. On la vit toujours assidue à
l’aumône, traverser les nuits de ses veilles, et demeurer pure par sa chasteté
et sa fidélité à toutes les choses honnêtes ; elle pourvut les domaines des
églises, les monastères et tous les lieux saints de ce qui leur était
nécessaire, distribuant ses largesses avec générosité, en sorte que dans le
temps, on ne la considérait pas comme une reine, mais comme une servante
spéciale du Seigneur, dévouée à son assidu service. Ni la royauté de ses fils,
ni l’ambition du siècle, ni le pouvoir, ne l’entraînèrent à sa ruine, mais son
humilité la conduisit à la grâce.
Le
bienheureux Grégoire, prêtre renommé du Seigneur, était alors, dans la ville de
Langres, illustre par ses vertus et ses miracles. Puisque nous parlons de ce
pontife, il sera, je pense, agréable que nous donnions ici la description de
Dijon, où il vivait habituellement. C’est un château bâti de murs très solides,
au milieu d’une plaine très riante, dont les terres sont fertiles et si fécondes
qu’en même temps que la charrue sillonne les champs, on y jette la semence et
qu’il en sort de très riches moissons ; au midi est la rivière d’Ouche,
abondante en poissons ; il vient du nord une autre petite rivière
[la Suzon] qui entre par une porte, passe sous un pont,
ressort par une autre porte et entoure les remparts de son onde paisible. Elle
fait, devant la porte, tourner plusieurs moulins avec une singulière rapidité.
Dijon a quatre portes, situées vers les quatre points du monde. Toute cette
bâtisse est ornée en totalité de trente-trois tours ; les murs sont, jusqu’à la
hauteur de vingt pieds, construits en pierres carrées, et ensuite en pierres
plus petites. Ils ont en tout trente pieds de haut et quinze pieds d’épaisseur.
J’ignore pourquoi ce lieu n’a pas le nom de ville : il a dans son territoire des
sources abondantes ; du côté de l’occident sont des montagnes très fertiles,
couvertes de vignes, qui fournissent aux habitants un si noble Falerne qu’ils
dédaignent le vin de Châlons. Les anciens disent que ce château fut bâti par
l’empereur Aurélien.
Théodoric avait fiancé son fils Théodebert à Wisigarde, fille d’un roi
[Waccon, roi des Lombards].
Après la mort de Clovis, les Goths avaient envahi une partie de ses conquêtes.
Théodoric envoya donc Théodebert, et Clotaire envoya Gonthaire, l’aîné de ses
fils, pour les recouvrer. Mais Gonthaire, arrivé à Rodez, s’en retourna, je ne
sais pourquoi. Théodebert, poursuivant sa route jusqu’à la ville de Béziers,
prit le château de Dion [Diou], et en enleva du butin.
Il envoya ensuite vers un autre château, nommé Cabrières, des messagers chargés
de dire de sa part que, si on ne se soumettait pas, il brûlerait le château et
emmènerait les habitants en captivité.
Il
se trouvait en ce lieu une matrone, nommée Deutérie [Deuthéria],
dont le mari était venu habiter auprès de Béziers. Elle envoya au roi des
messagers qui lui dirent : Personne , ô très pieux seigneur ! ne peut te
résister, nous te reconnaissons pour notre maître ; viens, et qu’il en soit fait
ainsi qu’il te paraîtra agréable. Théodebert vint au château, et y fut reçu
pacifiquement, et voyant que les gens se soumettaient à lui, il ne fit aucun
mal. Deutérie vint à sa rencontre, et la voyant belle, épris d’amour pour elle,
il la fit entrer dans son lit.
En
ces jours-là, Théodoric fit périr par le glaive son parent Sigewald, et envoya
secrètement vers Théodebert, pour qu’il fit mourir Giwald, fils de Sigewald,
qu’il avait avec lui ; mais Théodebert, comme il l’avait tenu sur les fonts de
baptême, ne voulut pas le faire périr. Il lui donna même à lire les lettres
envoyées par son père : Fuis, lui dit-il, car j’ai reçu de mon père l’ordre de
te tuer ; lorsqu’il sera mort et que tu apprendras que je règne, tu reviendras à
moi sans crainte. Ce qu’ayant entendu, Giwald lui rendit grâces, lui dit adieu
et s’en alla.
Théodebert faisait alors le siége de la ville d’Arles, dont les Goths s’étaient
emparés. Giwald s’enfuit dans cette ville ; mais, ne s’y croyant pas fort en
sûreté, il se rendit en Italie et y demeura. Tandis que ces choses se passaient,
on vint annoncer à Théodebert que son père était dangereusement malade, que,
s’il ne se hâtait pour le trouver encore en vie, il serait dépouillé par ses
oncles, et qu’il ne fallait pas qu’il poussât plus avant. A ces nouvelles,
Théodebert quitta tout, et partit pour aller vers son père, laissant en Auvergne
Deutérie et sa fille. Théodoric mourut quelques jours après l’arrivée de son
fils, dans la vingt-troisième année de son règne [en 534]
; Childebert et Clotaire s’élevèrent contre Théodebert, et voulurent lui enlever
son royaume, mais il les apaisa par des présents, et défendu par ses Leudes, il
fut établi sur le trône. Il envoya ensuite en Auvergne pour en faire venir
Deutérie, et s’unit à elle en mariage.
Childebert, voyant qu’il ne pouvait le vaincre, lui envoya une ambassade pour
l’engager à venir le trouver, lui disant : Je n’ai pas de fils, je désire te
prendre pour fils. Et Théodebert étant venu, il l’enrichit de tant. de présents
que cela fit l’admiration de tout le monde, car il lui donna trois paires de
chacune des choses utiles, tant armes que vêtements et joyaux qui conviennent
aux rois. Il en agit de même pour les chevaux et les celliers. Giwald, apprenant
que Théodebert était entré en possession du royaume de son père, revint d’Italie
le trouver ; celui-ci se réjouissant et l’embrassant, lui donna la troisième
partie des présents de son oncle, et ordonna qu’on lui rendît, des biens de son
père Sigewald, tout ce qui en était entré dans le fisc.
Affermi clans son royaume, Théodebert se rendit grand et remarquable en toutes
sortes de vertus, car il gouvernait ses États avec justice, respectait les
prêtres, enrichissait les églises, secourait les pauvres, et plein de compassion
et de bonté, mit beaucoup de gens à leur aise , par un grand nombre de
bienfaits. Il remit généreusement aux églises d’Auvergne tous les tributs dont
elles étaient redevables à son fisc.
Deutérie voyant sa fille devenue adulte, et craignant qu’elle n’excitât les
désirs du roi, et qu’il ne la prit pour lui, la mit dans un chariot attelé de
bœufs indomptés, qui la précipitèrent du haut d’un pont, en sorte qu’elle périt
dans un fleuve [probablement la Meuse]. Cela se passa
près de la ville de Verdun.
Il
y avait déjà sept ans que Théodebert avait été fiancé à Wisigarde, et à cause de
Deutérie il n’avait pas voulu la prendre pour femme ; mais les Francs le
blâmaient unanimement de ce qu’il avait abandonné son épouse. Alors irrité de
cette action, il quitta Deutérie dont il avait un fils enfant, nommé Théodebald,
et épousa Wisigarde. Il ne la conserva pas longtemps, elle mourut, et il en
épousa une autre, mais ne reprit jamais Deutérie.
Cependant Childebert et Théodebert mirent sur pied une armée, et se disposèrent
à marcher contre Clotaire [en 537] ; celui-ci l’ayant
appris, et jugea qu’il n’était pas de force à se défendre contre eux, s’enfuit
dans une forêt et y fit de grands abattis, plaçant toutes ses espérances en la
miséricorde de Dieu. Mais la reine Clotilde ayant appris ces choses se rendit au
tombeau du bienheureux Martin, s’y prosterna en oraison et passa toute la nuit à
prier qu’il ne s’élevât pas une guerre civile entre ses fils. Ceux-ci, arrivant
avec leur armée, assiégèrent Clotaire et pensaient le tuer le jour suivant ;
mais le matin arrivé, une tempête s’éleva dans le lieu où ils étaient
rassemblés, emporta les tentes, mit en désordre et bouleversa tout. A la foudre
et au bruit du tonnerre se mêlaient des pierres qui tombaient sur eux. Ils se
précipitaient le visage contre la terre couverte de grêle, et étaient brièvement
blessés par la chute des pierres. Il ne leur restait rien pour s’en défendre que
leur bouclier, et ce qu’ils craignaient de plus, c’était d’être réduits en
cendres par le feu du ciel. Les chevaux furent aussi dispersés, et à peine les
put-on retrouver à la distance de vingt stades ; il y en eut même beaucoup qu’on
ne retrouva pas. Prosternés, comme nous l’avons dit, la face contre terre, et
blessés par les pierres, ils exprimaient leur repentir, et demandaient pardon à
Dieu, d’avoir entrepris la guerre contre leur propre sang ; mais il ne tomba pas
une seule goutte de pluie sur Clotaire, il n’entendit pas le moindre bruit de
tonnerre, et au lieu où il était, il ne se fit pas sentir la moindre haleine de
vent. Les autres, lui ayant envoyé des messagers, lui demandèrent de vivre en
paix et en concorde, et l’ayant obtenu, ils s’en retournèrent chez eux. Il n’est
permis à personne de douter que ce soit un miracle du bienheureux saint Martin,
obtenu par l’intercession de la reine.
Ensuite le roi Childebert alla en Espagne, et, y étant entré avec Clotaire, ils
entourèrent, et assiégèrent avec leur armée la ville de Saragosse
[en 542]. Mais les habitants se tournèrent vers Dieu avec
une grande humilité, et, revêtus de cilices, s’abstenant de manger et de boire,
se mirent à faire le tour des murs en chantant les psaumes et portant la tunique
du bienheureux Vincent martyr. Les femmes les suivaient en pleurant, enveloppées
de manteaux noirs, les cheveux épars et couverts de cendres, si bien qu’on eût
dit qu’elles assistaient aux funérailles de leurs maris ; et toute la ville
avait tellement mis en Dieu toutes ses espérances, qu’elle paraissait célébrer
un jeûne semblable à celui de Ninive, et les habitants ne croyaient pas qu’ils
pussent avoir autre chose à faire que de fléchir par leurs prières la
miséricorde divine. Les assiégeants, qui voyaient les assiégés tourner sans
cesse en dedans des murs, ne sachant ce qu’ils faisaient, crurent qu’ils
exerçaient quelque maléfice, et, ayant pris un paysan du lieu, ils lui
demandèrent ce qu’on faisait. Il leur répondit : Ils portent la tunique du
bienheureux Vincent, et le prient de demander à Dieu d’avoir pitié d’eux. Les
assiégeants en ressentirent de la crainte et s’éloignèrent de la ville.
Cependant ils conquirent la plus grande partie de l’Espagne et s’en retournèrent
dans les Gaules avec une grande quantité de dépouilles.
Après Amalaric, Théodat fut nommé roi en Espagne. Celui-ci ayant été tué
[en 531], on éleva la royauté Theudégisile. Il était un
jour à souper, faisant festin avec ses amis et fort gai, quand tout à coup, la
lumière ayant été éteinte, il fut frappé par ses ennemis à coups d’épée, et
mourut [en 548]. Après lui, la royauté passa à Agita,
car les Goths avaient pris cette détestable habitude, lorsqu’un de leurs rois ne
leur plaisait pas, de l’assaillir à main armée et d’élire roi à sa place celui
qui leur convenait.
Théodoric, roi d’Italie, qui avait eu en mariage une sœur du roi Clovis, était
mort laissant sa femme avec une fille encore enfant. Celle-ci, devenue adulte,
repoussant, par légèreté d’esprit, les conseils de sa mère qui l’avait voulu
pourvoir d’un fils de roi, prit son serviteur, nommé Traguilan, et s’enfuit avec
lui dans une ville où elle espérait pouvoir se défendre. Sa mère, vivement
irritée contre elle, lui demanda de ne pas déshonorer sa race, jusqu’alors si
noble, mais de renvoyer son serviteur et de prendre un homme comme elle de race
royale et que sa mère lui avait choisi. Mais elle n’y voulut en aucune façon
consentir. Alors sa mère, en colère, fit marcher contre elle une troupe de gens
armés, qui allèrent les attaquer. Traguilan périt par le glaive, et la fille fut
ramenée avec des coups à la maison de sa mère. Elles vivaient toutes deux dans
la secte arienne où il est d’usage, lorsqu’on se présente à l’autel, que les
rois aient un calice à part pour communier, et le peuple un autre. La fille donc
mit du poison dans le calice où sa mère devait communier ; dès qu’elle l’eut
pris, elle mourut aussitôt, et il est impossible de douter que cette mort n’ait
été l’œuvre du diable. Comment ces misérables hérétiques pourraient-ils le nier,
quand l’ennemi trouve place parmi eux jusque dans l’Eucharistie ? Nous qui
confessons une seule Trinité égale en rang et en toute puissance, quand, au nom
du Père, du Fils et de l’Esprit saint, Dieu véritable et incorruptible, nous
avalerions le poison mortel, il ne nous ferait point de mal. Les Italiens,
indignés contre cette femme, appelèrent Théodat, roi de Toscane, et le firent
leur roi. Lorsqu’il eut appris comment, à cause d’un serviteur qu’elle avait
pris, cette impudique s’était rendue coupable d’un parricide envers sa mère, il
fit chauffer un bain avec excès, et ordonna qu’elle y fût enfermée avec une
servante. Aussitôt qu’elle fut entrée dans cette vapeur brûlante, elle tomba sur
le pavé morte et consumée. Les rois Childebert et Clotaire, ses cousins
germains, ainsi que Théodebert, ayant appris par quel supplice honteux on
l’avait fait périr, envoyèrent une ambassade à Théodat pour lui reprocher sa
mort, et lui dire : Si tu ne composes pas avec nous pour ce que tu as fait, nous
prendrons ton royaume et, te condamnerons à la même peine. » Effrayé, il leur
envoya cinquante mille pièces d’or. Childebert, comme il était toujours mal
disposé et plein de mauvaise volonté envers Clotaire, s’étant uni à son neveu
Théodebert, ils partagèrent l’or entre eux et n’en voulurent rien donner au roi
Clotaire ; mais lui, étant tombé sur les trésors de Clodomir, en enleva beaucoup
plus qu’ils ne lui en avaient dérobé.
Théodebert marcha en Italie [en 539], et y fit
beaucoup de conquêtes ; mais, comme ces lieux sont, dit-on, malsains, son armée
fut tourmentée de diverses sortes de fièvre, beaucoup des siens y moururent ; ce
que voyant, Théodebert revint, rapportant, lui et les siens, beaucoup de butin.
On dit cependant qu’il alla jusqu’à la ville de Pavie, dans laquelle il envoya
ensuite Buccelin qui, s’étant emparé de la basse Italie, et l’ayant réduite sous
la puissance desdits rois, marcha vers la haute Italie, où il combattit dans un
grand nombre d’occasions contre Bélisaire, et obtint la victoire. Ce que voyant
l’empereur, irrité de ce que Bélisaire était vaincu si souvent, il mit à sa
place Narsès ; et, comme pour rabaisser Bélisaire au dessous de ce qu’il avait
été, il le fit comte des écuries. Buccelin livra un grand combat à Narsès, et,
ayant pris toute l’Italie, s’étendit jusqu’à la mer. Narsès en ayant instruit
l’empereur, celui-ci prit des hommes à sa solde et envoya du secours à Narsès,
qui fut ensuite vaincu dans un combat, et se retira. Après cela Buccelin occupa
la Sicile, et y leva des tributs qu’il envoya aux rois. Il fut très heureux dans
toutes ses entreprises.
Astériole et Secondin avaient alors un grand crédit auprès du roi. Tous deux
étaient savants et profondément versés dans les lettres, mais Secondin avait été
plusieurs fois envoyé par le roi vers l’empereur, et il en avait pris un orgueil
qu’il montrait souvent hors de propos. Cela fit qu’il s’éleva entre lui et
Astériole un cruel différend qui alla à ce point que, laissant de côté les
argumentations verbales, ils se déchirèrent à belles mains. Le roi ayant pacifié
les choses, Secondin n’en conserva pas moins une grande colère d’avoir été
battu, de sorte qu’il s’éleva entre eux une nouvelle querelle, et le roi,
prenant le parti de Secondin, soumit Astériole à sa puissance. Celui-ci fut
grandement abaissé et dépouillé de ses dignités. Il y fut rétabli cependant par
la reine Wisigarde. Après la mort de la reine, Secondin s’éleva de nouveau
contre lui, et le tua. Il laissa en mourant un fils qui, grandissant et parvenu
à l’âge d’homme, commença à vouloir venger l’injure de son père. Alors Secondin,
saisi de frayeur, se mit à fuir devant lui de place en place, et voyant qu’il ne
pouvait éviter sa poursuite, on dit que, pour ne pas tomber entre les mains de
son ennemi, il se donna la mort au moyen du poison.
Desiré [Désideratus], évêque de Verdun, à qui
Théodoric avait fait souffrir un grand nombre d’injures, ayant, après beaucoup
de calamités, de dommages et de pertes, recouvré, par la volonté de Dieu, sa
liberté et son évêché, habitait, ainsi que nous l’avons dit, la ville de Verdun.
Voyant les habitants pauvres et dépouillés, il s’affligeait sur eux ; mais,
comme il avait été privé de ses biens par Théodoric et n’avait pas de quoi les
soulager, connaissant la bonté et la miséricorde du roi Théodebert envers tous,
il lui envoya un message, et lui fit dire : La renommée de ta bonté est répandue
par toute la terre, et ta bienfaisance est telle que tu donnes même à ceux qui
ne te demandent rien ; je te prie, si tu as quelque argent, que ta pitié veuille
nous le prêter, afin que nous puissions soulager nos concitoyens ; les
commerçants de notre cité répondront pour elle, ainsi que cela se fait dans les
autres cités, et nous te rendrons ton argent avec un légitime intérêt. Alors,
ému de compassion, Théodebert lui envoya sept mille pièces d’or. L’évêque, les
ayant prises, les partagea à ses concitoyens. Les commerçants devinrent riches
par ce moyen et le sont encore aujourd’hui ; et, lorsque l’évêque rapporta au
roi l’argent qu’il lui devait, le roi lui répondit : Je n’ai pas besoin de le
reprendre ; il me suffit que, par tes soins et par mes largesses, les pauvres
qu’accablait la misère aient été soulagés ; et, n’exigeant rien d’eux, il fit,
ainsi qu’on l’a dit, la fortune des citoyens.
Cet évêque étant mort dans ladite ville [en 544], on
mit à si place un certain Agéric [Agiricus], citoyen
de Verdun. Cependant. Syagrius, fils de Désiré, se rappelant les injures de son
père, et comment, accusé par Siribald auprès du roi Théodoric, il avait été non
seulement dépouillé, mais encore mis à la torture, attaqua Siribald avec une
troupe armée, et le tua de la manière suivante. Vers le matin, par un brouillard
épais, et lorsqu’à peine les ténèbres permettaient de distinguer quelque chose,
il se rendit à une maison de campagne de Siribald, nommée Florey
[sur Ouche], et située dans le territoire de Dijon. Un des amis de
Siribald étant sorti de sa maison, ils crurent que c’était Siribald lui-même, et
le tuèrent ; et comme ils triomphaient croyant avoir remporté la victoire sur
leur ennemi, un des gens de la maison leur apprit qu’ils n’avaient pas tué son
maître, mais un homme de sa dépendance : alors il revinrent en le cherchant ; et
ayant trouvé le cabinet dans lequel il avait coutume de dormir, ils
l’attaquèrent. Ils combattirent très longtemps à cette porte sans pouvoir
vaincre : alors ils démolirent un des côtés du mur ; ils entrèrent et le mirent
à mort par le glaive. Il fut tué après la mort de Théodoric.
Le
roi Théodebert commença à tomber malade. Les médecins employèrent auprès de lui
tout leur art ; mais rien n’y servit, car Dieu avait résolu de l’appeler à lui.
Ainsi donc, après avoir été malade longtemps, succombant à son mal, il rendit
l’esprit [en 548]. Les Francs avaient une grande haine
contre Parthénius, parce que sous ledit roi il leur avait imposé des tributs, et
ils commencèrent à le poursuivre. Se voyant en péril, il s’enfuit de la ville,
et supplia deux évêques de le ramener à Trèves, et de réprimer par leurs
exhortations la sédition d’un peuple furieux. Ils y allèrent, et la nuit,
pendant qu’il était dans son lit, tout à coup en dormant il commença à crier à
haute voix, disant : Hélas ! hélas ! secourez-moi, vous qui êtes ici, venez à
l’aide d’un homme qui périt. A ces cris, ceux qui étaient dans la chambre
s’étant éveillés, lui demandèrent ce que c’était, et il répondit : Ausanius, mon
ami, et Papianilla, ma femme, que j’ai tués autrefois, m’appelaient en jugement,
en disant : Viens répondre, car nous t’accusons devant Dieu. En
effet, pressé par la jalousie, il avait, quelques années auparavant, tué
injustement sa femme et son ami. Les évêques, étant arrivés à la ville, et
voyant qu’ils ne pouvaient résister à la violente sédition du peuple, voulurent
le cacher dans l’église. Ils le mirent dans un coffre et étendirent sur lui des
vêtements à l’usage de l’église. Le peuple étant entré, le chercha dans tous les
coins ; il se retirait irrité, lorsqu’un de la troupe conçut un soupçon, et dit
: Voilà un coffre dans lequel nous n’avons pas cherché notre ennemi. Les
gardiens leur dirent qu’il n’y avait rien dans ce coffre que des ornements
ecclésiastiques ; mais ils demandèrent les clefs, disant : Si vous ne l’ouvrez
pas sur-le-champ, nous le brisons. Le coffre ayant donc été ouvert, et les
linges écartés, ils y trouvèrent Parthénius et l’en tirèrent, s’applaudissant de
leur découverte et disant : Dieu a livré notre ennemi entre nos mains. Alors ils
lui coupèrent les poings, lui crachèrent au visage ; et lui ayant lié les bras
derrière le dos, ils le lapidèrent contre une colonne. Il avait été très
vorace ; et, pour pouvoir plus promptement recommencer à manger, il prenait de
l’aloès qui le faisait digérer très vite : il laissait échapper en public le
bruit de ses entrailles sans aucun respect pour ceux qui étaient présents. Sa
vie se termina de cette manière.
Il
y eut cette année un hiver très rigoureux et plus âpre qu’à l’ordinaire ;
tellement que les torrents enchaînés par la gelée servaient de route aussi bien
que la terre. Comme il y avait beaucoup de neige, les oiseaux, accablés de la
rigueur du froid ou de la faim, se laissaient prendre à la main et sans qu’on
eût besoin de leur tendre des piéges.
On
compte trente-sept ans de la mort de Clovis jusqu’à celle de Théodebert.
Théodebert étant mort la quatorzième année de son règne, Théodebald son fils
régna à sa place.
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