La
sixième année de son règne [en 581], le roi Childebert
ayant rompu sa paix avec Gontran [Guntchramn], s’allia
avec Chilpéric. Gogon mourut peu de temps après et Wandelin fût mis à sa place.
Mummole s’enfuit du royaume de Gontran et alla s’enfermer dans les remparts
d’Avignon. Un synode d’évêques fut assemblé à Lyon ; il discuta et termina
diverses affaires et condamna ceux qui avaient le plus gravement manqué à leurs
devoirs. Le synode revint vers le roi et s’occupa beaucoup de l’affaire du duc
Mummole, et de plusieurs des querelles qui régnaient alors.
Cependant les envoyés du roi Chilpéric, partis trois ans auparavant pour aller
vers l’empereur Tibère, revinrent non sans avoir souffert beaucoup de maux et de
fatigues ; car n’ayant pas osé, à cause de la division qui était entre les rois,
aborder au port de Marseille, ils débarquèrent à la ville d’Agde située dans le
royaume des Goths ; mais avant qu’ils eussent atteint le rivage, leur navire,
agité par les vents, fut jeté contre terre et brisé en pièces. Les envoyés se
voyant en danger, ainsi que leurs serviteurs, s’attachèrent à des planches et
arrivèrent ainsi à grand’peine sur le rivage. Beaucoup de leurs serviteurs
périrent, mais plusieurs se sauvèrent. Les gens du pays s’emparèrent de ceux de
leurs effets que les vagues avaient rejetés sur la rive. Ils en recouvrèrent
cependant ce qu’il y avait de meilleur et l’apportèrent au roi Chilpéric. Mais
les gens d’Agde leur retinrent beaucoup de choses. J’allai en ce temps voir le
roi à sa maison de Nogent. Il me montra un grand bassin d’or, orné de pierres
précieuses, qu’il avait fait faire, et qui pesait cinquante livres, et il me dit
: J’ai fait faire cela pour honorer la nation des Francs et lui donner de
l’éclat, et si la vie continue à m’accompagner, je ferai encore beaucoup
d’autres choses. Et me montra aussi des pièces d’or, chacune du poids d’une
livre, que lui avait envoyées l’empereur, et qui portaient d’un côté l’image de
l’empereur, autour de laquelle était écrit : Tiberii. Constanfini. Perpetui.
Augusti. (De Tibère Constantin, perpétuel Auguste).
De l’autre côté était un char à quatre chevaux sur lequel était monté un homme ;
on y voyait écrits ces mots : Gloria. Romanorum (Gloire des
Romains). Il me montra aussi beaucoup d’autres choses précieuses
apportées par ses envoyés.
Tandis que j’étais à Nogent, Ægidius, évêque de Reims, vint avec les premiers de
la cour de Childebert en ambassade vers le roi Chilpéric. Ils convinrent
ensemble de chasser de son royaume le roi Gontran, et de s’unir par une
alliance ; ensuite le roi Chilpéric dit : Mes péchés se sont accumulés et il ne
m’est pas demeuré de fils, ni aucun héritier qui puisse me survivre, si ce n’est
le fils de mon frère Sigebert, c’est-à-dire le roi Childebert ; il héritera donc
de tout ce que je pourrai amasser par mes travaux, pourvu seulement que, tant
que je vivrai, je puisse jouir de tout sans crainte et sans dispute. Eux le
remercièrent, et ayant signé les traités, confirmèrent ce qu’ils avaient dit, et
retournèrent vers Childebert avec de grands présents. Ceux-ci partis, le roi
Chilpéric envoya l’évêque Leudovald et les principaux de son royaume qui
reçurent et prêtèrent serment, ratifièrent les traités et revinrent avec des
présents.
Loup [Lupus], duc de Champagne, était depuis longtemps
tourmenté et dépouillé sans relâche par ses ennemis, Ursion et principalement
Bertfried. Enfin, étant convenus de le tuer, ils firent marcher une armée contre
lui. Ce que voyant la reine Brunehault, affligée de l’injuste persécution qu’on
faisait subir à un de ses fidèles, elle s’arma d’un courage mâle et se précipita
entre les deux troupes, disant: Gardez-vous, ô hommes, gardez-vous de commettre
cette mauvaise action. Gardez-vous de persécuter l’innocence ; gardez-vous, à
cause d’un seul homme, de livrer un combat qui détruira tout le bien-être du
pays. » Ursion répondit à ces paroles : Éloigne-toi de nous , ô femme ; qu’il te
suffise d’avoir régné du temps de ton mari. C’est maintenant ton fils qui règne
; c’est notre appui et non le tien qui sauvera le royaume. Eloigne-toi donc de
nous, de peur que les pieds de nos chevaux ne t’écrasent contre la terre. Ces
discours et beaucoup d’autres se prolongèrent longtemps entre eux ; enfin, la
reine, par son habileté, parvint à empêcher qu’ils ne combattissent mais, en
partant de ce lieu, ils entrèrent de force dans la maison de Loup, enlevèrent
tout son argent, sous prétexte de le remettre au trésor du roi, et l’emportèrent
dans leurs maisons, proférant des menaces contre Loup, et disant : Il ne
s’échappera pas vivant de nos mains. Voyant son danger, il mit sa femme en
sûreté dans les murs de la ville de Laon, et s’enfuit vers le roi Gontran qui le
reçut avec bienveillance, et il demeura caché près de lui, en attendant que
Childebert parvînt à l’âge de régner.
De
Nogent où il était, comme je l’ai dit, le roi Chilpéric ordonna qu’on fît partir
les bagages, et se disposa à venir à Paris. Comme j’étais allé pour lui dire
adieu, il vint un certain Juif, nommé Priscus, familier avec le roi qui s’en
servait pour acheter des joyaux d’or et d’argent. Le roi l’ayant pris doucement
par les cheveux, s’adressa à moi, disant : Viens, prêtre de Dieu, et impose-lui
les mains. L’autre résistant, le roi dit : Ô esprit dur, race toujours
incrédule, qui ne comprends pas le fils de Dieu que lui a promis la voix de ses
prophètes, qui ne comprends pas les mystères de l’Église figurés dans ces
sacrifices ! Alors le Juif lui dit : Dieu n’a pas besoin de se marier ; il ne
s’enrichit point de postérité, et ne souffre point de compagnons de sa
puissance ; il a dit par la bouche de Moïse : Considérez que je suis le
Dieu unique, qu’il n’y en a point d’autre que moi seul : c’est moi qui fais
mourir, et c’est moi qui fais vivre ; c’est moi qui blesse, et c’est moi qui
guéris [Deut., 32, 39]. Le roi dit : Dieu a
engendré spirituellement, dès l’éternité, un fils qui n’est pas plus jeune d’âge
que lui, pas moindre en puissance, et à qui il a dit : Je vous ai engendré de
mon sein avant l’étoile du jour [Ps., 109, 4].
Celui donc qui était né avant les siècles a été envoyé dans les derniers siècles
du monde pour le guérir, comme dit ton prophète ; il envoya sa parole, et il
les guérit [Ps., 106, 20]. Et quand tu prétends
qu’il n’engendre pas, écoute ton prophète, parlant au nom du Seigneur : Moi
qui fais, dit-il, enfanter les autres, n’enfanterai-je point aussi moi-même ?
[Isaïe, 66, 9] par où il entend le peuple régénéré en
lui par la foi. Le Juif lui répondit : Est-ce que Dieu peut être fait homme,
naître d’une femme, être frappé de verges, et condamné à mort ? Le roi gardant
le silence, j’intervins dans la discussion, et je dis : Si le fils de Dieu s’est
fait homme, ce n’est pas pour lui , mais pour nous ; car il ne pouvait racheter
l’homme du péché et de l’esclavage du diable, auxquels il était soumis, s’il ne
se fût revêtu de l’humanité. Je ne prendrai pas mes témoignages des Évangiles et
des apôtres, auxquels tu ne crois pas, mais de tes livres mêmes, afin de te
percer de ta propre épée, comme on lit qu’autrefois David a tué Goliath.
Apprends donc d’un de tes prophètes que Dieu devait se faire homme ; Dieu est
homme, dit-il, et qui ne le connaît pas ? Et ailleurs : C’est lui
qui est notre Dieu, et nul autre ne subsistera devant lui… C’est lui qui a
trouvé toutes les voies de la vraie science, et qui l’a donnée à Jacob, son
serviteur, et à Israël, son bien-aimé ; après cela il a été vu sur la terre, et
il a conversé avec les hommes [Baruch, 3, 36-38].
Et sur ce qu’il est né d’une vierge, écoute aussi ton prophète, lorsqu’il dit :
une vierge concevra, et elle enfantera un fils qui sera appelé Emmanuel,
c’est-à-dire, Dieu avec nous. Et, par rapport à ce qu’il devait être frappé
de verges, attaché avec des clous, et soumis à d’autres injures, un autre
prophète a dit : Ils ont percé mes mains et mes pieds, et ils ont partagé
entre eux mes habits [Ps., 21, 18-19]. Et encore :
ils m’ont donné du fiel pour ma nourriture, et dans ma soif ils m’ont
présenté du vinaigre à boire [Ps., 68, 26]. Et
parlant de la croix à laquelle il devait être attaché pour sauver le monde, et
le délivrer de la domination du diable, pour le ramener sous sa puissance, David
a dit encore : Dieu régnera par le bois [Ps., 95, 10] ;
non qu’il n’eût régné auparavant avec son père, mais parce qu’il a pris, par le
bois, la souveraineté sur son peuple qu’il avait délivré de la servitude du
diable. » Le Juif répondit : Qui obligeait Dieu à souffrir ces choses ? A quoi
je répliquai : Je t’ai déjà dit que Dieu avait créé l’homme innocent, mais que,
trompé par la malice du serpent, il avait prévariqué contre ses ordres ; en
sorte que, rejeté du Paradis, il avait été condamné aux travaux de ce monde, et
qu’ensuite, par sa mort, le Christ, fils unique de Dieu, l’avait réconcilié avec
son Père. — Dieu, dit le Juif, ne pouvait-il envoyer des apôtres qui ramenassent
l’homme dans la voie du salut, sans se rabaisser lui-même jusqu’à être fait
chair ? Et je lui dis : Le genre humain a toujours péché dès le commencement,
sans s’être jamais laissé épouvanter ni par l’inondation du déluge, ni par
l’incendie de Sodome, ni par les plaies d’Égypte, ni par les miracles qui ont
ouvert les eaux de la mer, et du Jourdain. Toujours il a résisté à la loi de
Dieu, a refusé de croire aux prophètes ; et non seulement il n’y a pas cru, mais
il les a mis à mort quand ils lui prêchaient la pénitence : ainsi donc, si Dieu
lui-même n’était descendu pour les racheter, aucun autre ne pouvait accomplir la
rédemption. Nous avons été régénérés par sa naissance, lavés par son baptême,
guéris par ses blessures, relevés par sa résurrection, glorifiés par son
ascension ; et pour nous faire entendre qu’il devait venir nous guérir de nos
maladies, un de tes prophètes a dit : nous avons été guéris par ses
meurtrissures [Isaïe, 53, 5]. Et ailleurs : Il
a porté les péchés de plusieurs, et il a prié pour les violateurs de la loi
[Ibid., 12]. Et encore : Il sera mené
à la mort, comme une brebis qu’on va égorger ; il demeurera dans le silence,
sans ouvrir la bouche, comme un agneau est muet devant celui qui le tond. Il est
mort au milieu des douleurs, ayant été condamné par des juges. Qui racontera sa
génération ? Son nom est le « Seigneur des armées [Ibid.,
53, 7-8 ; 54, 5]. Jacob, de qui tu te vantes de sortir, dit en
bénissant son fils Juda, comme s’il parlait au Christ, fils de Dieu : Les
enfants de votre frère vous adoreront. Juda est un jeune lion. Vous vous êtes
levé, mon fils, pour ravir la proie ; en vous reposant, vous vous êtes couché
comme un lion et une lionne. Qui osera le réveiller ? Ses yeux sont plus beaux
que le vin, et ses dents plus blanches que le lait. Qui osera le réveiller ?
[Gen., 49, 8,9,12] Et quoique lui-même ait dit :
J’ai le pouvoir de quitter ma vie, et j’ai le pouvoir de la reprendre
[Jean, 10, 18], Paul l’apôtre a dit : Si vous croyez
de cœur que Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts , vous serez sauvé
[Romains, 10, 9]. Nous lui dîmes ces choses et plusieurs
autres, sans que ce malheureux prît être touché de la foi. Comme il se taisait,
le roi, voyant que ces paroles ne faisaient point d’effet sur lui, se retourna
vers moi, et demanda qu’avant son départ je lui donnasse la bénédiction,
disant : Je te dirai, ô évêque, ce que dit Jacob à l’ange avec lequel il
s’entretenait : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni
[Gen., 32, 26]. En parlant ainsi, il ordonna qu’on lui
apportât de l’eau, et s’étant lavé les mains, il fit sa prière et prit le pain,
rendant grâces à Dieu. Nous le reçûmes, le présentâmes au roi, et, après avoir
bu le vin, nous nous séparâmes en nous disant adieu. Le roi monta à cheval, et
s’en alla à Paris avec sa femme, sa fille et toute sa maison.
Il
y avait en ce temps dans la ville de Nice un reclus, nommé Hospitius, homme
d’une grande abstinence, qui serrait son corps à nu dans des chaînes de fer,
portait par dessus un cilice, et ne mangeait rien autre chose que du pain et
quelques dattes. Dans les jours du carême il se nourrissait de la racine d’une
herbe d’Égypte à l’usage des ermites de ce pays et que lui apportaient les
négociants. Il buvait d’abord le jus dans lequel il l’avait fait cuire et la
mangeait ensuite. Dieu daigna opérer par lui de grands miracles. Car en ce temps
l’Esprit saint lui ayant révélé l’arrivée des Lombards [Langobards]
dans les Gaules [vers 576], il la prédit en ces termes
: Les Lombards viendront dans les Gaules et dévasteront sept cités, parce que
leurs méchancetés se sont accumulées devant les yeux du Seigneur, que personne
n’entend, personne ne recherche Dieu, personne ne fait de bonnes œuvres pour
apaiser la colère de Dieu. Car tout ce peuple est infidèle, adonné au parjure,
livré au vol, prompt à l’homicide, et ne produisant aucun des fruits de justice.
On ne paye pas les dîmes, on ne nourrit pas les pauvres, on ne couvre point ceux
qui sont nus, on ne donne pas l’hospitalité aux voyageurs, on ne fournit point à
leur faim des aliments suffisants ; de là est survenue cette plaie. Je vous le
dis donc, rassemblez tout ce que vous possédez dans l’enceinte des murs, afin
que les Lombards ne vous l’enlèvent pas, et songez à vous défendre vous-même
dans des lieux très forts. Lorsqu’il eut dit ces paroles, tous demeurèrent
stupéfaits, et, lui disant adieu, s’en retournèrent chez eux avec une grande
admiration. Il dit aussi aux moines : Partez de ce lieu et emportez avec vous
tout ce que vous avez, car voilà que s’approchent les peuples que je vous ai
prédits. Et comme ils lui disaient : Très saint père, nous ne t’abandonnerons
pas, il leur répondit : Ne craignez rien pour moi, car il arrivera qu’ils me
feront souffrir des injures, mais ne me maltraiteront pas jusqu’à la mort. Les
moines s’étant éloignés, les Lombards arrivèrent, et, dévastant tout ce qu’ils
trouvaient, parvinrent au lieu où était reclus le saint de Dieu. Il se montra à
eux par la fenêtre de sa tour. Eux, entourant la tour, cherchèrent une porte
pour arriver jusqu’à lui et ne purent la trouver ; alors deux d’entre eux
montèrent sur le toit et le découvrirent, et, voyant le reclus entouré de
chaînes et vêtu d’un cilice, ils dirent : C’est un malfaiteur ; il a commis
quelque meurtre, c’est pourquoi il est lié de ces chaînes. Et, ayant appelé un
interprète, ils lui demandèrent quel mal il avait fait pour être condamné à un
tel supplice. Lui s’avoua homicide et coupable de tous les crimes. Alors un
d’eux tira son épée pour la faire tomber sur sa tête ; mais le bras qui voulait
porter le coup se roidit et demeura suspendu sans que l’homme pût le retirer à
lui, et, lâchant son épée, il la laissa tomber à terre. Ce que voyant ses
camarades, ils poussèrent de grands cris vers le ciel, priant le saint de leur
indiquer avec bonté ce qu’ils avaient à faire, et, ayant imposé au Lombard le
signe du salut, il rendit le mouvement à son bras. Celui-ci, converti sur le
lieu même, se fit tonsurer, et est maintenant un moine très fidèle. Deux des
chefs des Lombards qui écoutèrent les paroles du saint revinrent sans aucun mal
dans leur patrie ; ceux qui méprisèrent ses préceptes moururent misérablement
dans le pays. Plusieurs d’entre eux, saisis par les démons, s’écriaient :
Pourquoi, homme saint et bienheureux, nous tourmenter et nous brûler ainsi ?
Mais, leur imposant les mains, il les guérissait. Il y eut ensuite un habitant
d’Angers à qui une grande fièvre avait fait perdre la parole et l’ouïe, et qui,
guéri de sa fièvre, était demeuré sourd et muet. Un diacre de cette province
ayant été envoyé à Rome pour y chercher des reliques des bienheureux apôtres et
des autres saints qui en ont fourni cette ville, lorsqu’il arriva au lieu
qu’habitaient les parents du malade, ils le prièrent de vouloir bien prendre
celui-ci pour compagnon de son voyage, dans la confiance que, s’il arrivait au
sépulcre des bienheureux apôtres, il pourrait être immédiatement guéri. Dans
leur route ils vinrent à l’endroit qu’habitait le bienheureux Hospitius. Le
diacre, après l’avoir salué et embrassé, lui déclara la cause de son voyage, lui
dit qu’il allait à Rome, et pria le saint homme de le recommander à des
mariniers de ses amis. Pendant qu’ils demeuraient en ce lieu, le saint homme
sentit l’esprit du Seigneur lui communiquer sa vertu, et dit au diacre : Je te
prie de m’amener le malade qui t’accompagne dans ton voyage. Et sans aucun délai
le diacre s’étant rendu à son logis trouva son malade avec la fièvre, et,
faisant connaître par signes qu’il éprouvait un tintement dans les oreilles, il
le prit et le conduisit au saint de Dieu. Celui-ci, le prenant par les cheveux,
lui attira la tête dans sa fenêtre, prit de l’huile sanctifiée par la
bénédiction, et, lui tenant la langue de la main gauche, lui versa cette huile
dans la bouche et sur le sommet de la tête, disant : Au nom de mon Seigneur
Jésus-Christ, que tes oreilles soient ouvertes, que ta langue se délie par cette
puissance qui délivra autrefois un sourd-muet de la méchanceté des démons ; et,
disant cela, il demanda à cet homme son nom, celui-ci répondit à haute voix : Je
m’appelle un tel. Ce qu’ayant vu le diacre, il dit : Je te rends des grâces
infinies, ô Jésus-Christ, qui as daigné manifester de telles choses par ton
serviteur. J’allais chercher Pierre, j’allais chercher Paul, j’allais chercher
Laurent et les autres qui ont illustré Rome de leur sang : ici je les ai tous
trouvés, ici je les vois tous. Comme il disait ces paroles avec beaucoup de
larmes et d’admiration, l’homme de Dieu, qui évitait de toutes ses forces la
vaine gloire, lui dit : Tais-toi, tais-toi, très cher frère, ce n’est pas moi
qui ai fait ces choses, mais celui qui a formé le monde de rien, et qui, pour
nous s’étant fait homme, a donné la vue aux aveugles, l’ouïe aux sourds, la
parole aux muets, qui a rendu aux lépreux leur peau naturelle, aux morts la vie,
et accordé à tous les infirmes une abondante guérison. Alors le diacre, plein de
joie, lui ayant dit adieu, s’en alla avec son compagnon.
Après leur départ, un certain Dominique (tel était son nom),
aveugle de naissance, vint pour éprouver la vertu des miracles du saint. Après
qu’il eut demeuré deux ou trois mois dans le monastère, adonné au jeûne et à
l’oraison, l’homme de Dieu l’appela vers lui et lui dit : Veux-tu recouvrer la
vue ? Je voudrais, dit-il, connaître une chose inconnue, car je ne sais pas ce
que c’est que la lumière ; je sais seulement que tous célèbrent ses louanges,
mais, depuis le commencement de ma vie jusqu’à présent, je n’ai pas eu le
bonheur de voir. Alors le reclus, faisant sur ses yeux, avec de l’huile bénite,
le signe de la sainte croix, dit : Au nom de Jésus-Christ notre Rédempteur, que
tes yeux soient ouverts ! et sur-le-champ ses yeux furent ouverts. Et il
admirait, il contemplait les grandes œuvres de Dieu que le monde présentait à sa
vue. On amena aussi à Hospitius une femme qui, comme elle le disait elle-même
avec de grands cris, était possédée de trois démons. L’ayant bénie par un saint
attouchement, et lui ayant fait sur le front le signe de la croix avec de
l’huile sainte, il la renvoya délivrée de ses démons ; il guérit aussi par sa
bénédiction une jeune fille tourmentée de l’esprit immonde. Le jour de sa mort
approchant, il appela à lui le supérieur [prévôt] du
monastère, disant : Apporte des ferrements pour ouvrir la muraille, et envoie
des messagers à l’évêque de la cité pour qu’il vienne m’ensevelir, car dans
trois jours je quitterai ce monde, et j’irai au repos qui m’attend et qui m’a
été promis de Dieu. Lorsqu’il eut dit ces paroles, le supérieur du monastère
envoya à l’évêque de Nice des gens pour l’en instruire. Après cela, un certain
Crescens vint à la fenêtre ; et le voyant lié de chaînes et rempli de vers, lui
dit : Ô mon seigneur ! comment peux-tu supporter avec tant de courage un si
rigoureux tourment ? » Il lui répondit : Celui pour la gloire de qui je souffre
ces choses me donne de la force. Mais je te le dis, mes liens se relâchent, et
je vais au lieu du repos. Le troisième jour venu, il détacha ses chaînes, se
prosterna en oraison ; et après avoir prié longtemps avec larmes, se plaça sur
un banc, étendit les jambes ; et levant les mains vers le ciel, rendit grâces à
Dieu et lui remit son esprit ; et aussitôt disparurent tous les vers qui
déchiraient ses saints membres. L’évêque Austadius étant arrivé fit ensevelir
avec beaucoup de soin ce bienheureux corps. J’ai appris toutes ces choses de la
bouche du sourd-muet qu’il avait guéri, ainsi que je l’ai rapporté, et qui me
raconta de lui beaucoup d’autres miracles. Il me défendit d’en parler ; mais
j’ai appris que la vie d’Hospitius avait été écrite par beaucoup d’autres.
En
ce temps mourut Ferréole [Ferreolus], évêque d’Uzès,
homme d’une grande sainteté, plein de sagesse et d’intelligence, qui avait
composé quelques livres d’épîtres à la manière de Sidoine
[Apollinaire]. Après sa mort, par le moyen de Dynamius, gouverneur de
cette province, Albin [Albinus], ex-préfet, obtint
l’épiscopat sans le consentement du roi ; et tandis que l’affaire de son renvoi
s’agitait encore, il mourut après une jouissance de trois mois. Jovin
[Jovinus], qui avait été autrefois gouverneur de la
province, fut, par les ordres da roi, élevé à cet épiscopat; mais il fut prévenu
par le diacre Marcel [Marcellus], fils du sénateur
Félix, qui, ayant convoqué le clergé de la province, fut sacré évêque par le
conseil de Dynamius. Jovin voulant ensuite le chasser par force, Marcel se
renferma dans la ville et tâcha de se défendre par le courage. Mais n’étant pas
assez fort, il obtint la victoire par des présents.
Alors mourut aussi à Angoulême le reclus Éparque [Eparchius],
homme d’une éclatante sainteté, par le moyen duquel Dieu manifesta un grand
nombre de miracles, desquels je passerai plusieurs sous silence, et me
contenterai d’en raconter quelques-uns. Il était natif de la ville de
Périgueux ; mais s’étant mis en religion, il fut fait clerc, et vint à Angoulême
où il se bâtit une cellule, et ayant rassemblé un petit nombre de moines, il se
livrait assidûment à l’oraison ; si on lui apportait de l’or ou de l’argent, il
l’employait, soit aux besoins des pauvres, soit à la rédemption des captifs.
Tant qu’il vécut, jamais dans son couvent on ne fit cuire de pain, mais les
dévots lui en apportaient autant qu’il en avait besoin. Il racheta de leurs
offrandes une grande multitude de captifs, réprima souvent par le signe de la
croix le venin du feu Saint-Antoine, fit sortir par ses oraisons les démons du
corps des possédés, et plusieurs fois le charme de sa parole fut pour les juges,
non pas une prière, mais plutôt un ordre qui les forçait d’absoudre les
coupables ; car il avait un si doux langage que lorsqu’il leur demandait de
pardonner, il leur était impossible de refuser. On avait, en ce temps, condamné
à être pendu pour vol, un homme que les habitants du pays accusaient violemment
de plusieurs autres crimes, tant vols qu’homicides. Lorsque Éparque le sut, il
envoya un de ses moines prier le juge de lui accorder la vie de ce criminel.
Mais le peuple se mit en colère, et cria que si on délivrait cet homme, ni le
juge, ni le pays ne s’en trouveraient bien, en sorte qu’il ne put le délivrer.
L’homme fut donc étendu sur des roues [poulies],
frappé à coups de verges et de bâton, et condamné au gibet. Comme le moine vint
fort triste rendre cette réponse à son abbé ; Va, lui dit celui-ci, et regarde
de loin ; car je sais que Dieu me donnera en présent celui que l’homme n’a pas
voulu me rendre, et quand tu le verras tomber, prends-le et conduis-le de suite
au monastère. Le moine ayant fait ce qui lui était ordonné, Éparque se prosterna
en oraison, et pria Dieu avec larmes jusqu’à ce que le poteau et les chaînes
s’étant rompus, le pendu tomba à terre. Alors le moine l’ayant pris, l’amena à
l’abbé sans aucun mal. Celui-ci, rendant grâce à Dieu, envoya chercher le comte,
et lui dit : Tu avais coutume, mon très cher fils, de m’entendre d’une âme
bénigne ; pourquoi aujourd’hui t’es-tu obstiné à ne pas relâcher un homme dont
je te demandais la vie ? — Je t’écoute toujours volontiers, saint prêtre, lui
dit le comte ; mais le peuple s’est soulevé, et je n’ai pu faire autrement dans
la crainte qu’il ne se révoltât contre moi. — Quand tu ne m’écoutais pas, dit le
reclus, Dieu a daigné m’écouter, et a rendu à la vie celui que tu avais envoyé à
la mort. Le voilà, dit-il, plein de santé en ta présence. Comme il disait ces
mots, le comte se prosterna à ses pieds, stupéfait de voir en vie celui qu’il
avait laissé au point de la mort. Cela m’a été raconté par la bouche même du
comte. Éparque a fait beaucoup d’autres miracles qu’il serait trop long de
rapporter. Après quarante-quatre ans de réclusion, il fut pris d’une petite
fièvre et rendit l’esprit [1er juillet 581].
Il fut tiré de sa cellule et envoyé à la sépulture. Ses obsèques furent suivies
d’une troupe nombreuse de gens qu’il avait rachetés.
Domnole [Domnolus], évêque du Mans, tomba malade du
temps du roi Clotaire ; il avait gouverné un couvent de moines à la basilique de
Saint-Laurent de Paris ; et comme durant la vie de Childebert l’ancien, il était
toujours demeuré fidèle au roi Clotaire, et avait souvent caché des messagers
qu’il envoyait pour épier ce qui se passait, le roi cherchait un lieu où il pût
l’élever aux honneurs du pontificat. Le pontife de la cité d’Avignon étant sorti
de ce monde, le roi forma le projet de le nommer à sa place ; mais le
bienheureux Domnole l’ayant appris, se rendit à la basilique de Saint-Martin
Évêque, où le roi Clotaire était venu faire l’oraison, et, ayant employé, sans
se coucher, toute la nuit en veille, il fit demander au roi, par les grands qui
se trouvaient présents, de ne pas l’éloigner de sa présence comme un captif, et
de ne pas exposer sa simplicité aux peines qu’elle aurait à souffrir parmi des
sénateurs sophistes et des juges philosophes, l’assurant que ce siége serait
pour lui un lieu d’humiliation plutôt que d’honneur. Le roi ayant consenti à ce
qu’il désirait, lorsque Innocent, évêque du Mans, passa de ce monde en l’autre,
il lui donna le siège de cet évêque. Domnole, arrivé à l’épiscopat, déploya tant
et de tels mérites qu’arrivé au comble de la plus haute sainteté, il rendit au
boiteux l’usage de ses jambes, à l’aveugle celui de la vue. Après vingt-deux ans
d’épiscopat, se voyant cruellement tourmenté de la jaunisse et de la pierre, il
choisit pour successeur l’abbé Théodulphe [Théodulf].
Le roi confirma ce choix par son consentement. Mais peu de temps après ayant
changé d’avis, il nomma à la place Badégésile [Badesigil],
maire du palais royal, qui, ayant été tonsuré, passa par les degrés de la
cléricature, et, quarante jours après, l’évêque étant sorti de ce monde, il lui
succéda.
En
ces jours-là, des voleurs entrèrent par effraction dans la basilique de
Saint-Martin, plaçant contre la fenêtre de la chapelle un treillage qu’ils
trouvèrent sur un tombeau, et montant par-là ils pénétrèrent en brisant les
vitres. Ils emportèrent beaucoup d’or et d’argent, des voiles de soie, et ne
craignirent pas, en s’en allant, de poser le pied sur le saint sépulcre où nous
osons à peine appliquer notre bouche. Mais la puissance du saint voulut faire
éclater par un jugement terrible le châtiment de cette témérité. Car ceux qui
avaient commis ce crime s’étant rendus à Bordeaux, il s’éleva entre eux une
querelle, et l’un d’eux en tua un autre. Le fait s’étant découvert par ce moyen,
on retrouva ce qui avait été volé, et on prit dans leurs maisons l’argenterie
mise en morceaux et les voiles de soie. La chose ayant été annoncée au roi
Chilpéric, il ordonna qu’ils fussent enchaînés et conduits en sa présence ; mais
alors craignant que des hommes ne mourussent à cause de celui qui, durant sa vie
corporelle, avait souvent prié en faveur de ceux qu’on voulait mettre à mort,
j’envoyai au roi une lettre de prières pour qu’il ne fit pas mourir ces hommes,
puisqu’ils n’étaient pas accusés par nous à qui en appartenait la poursuite. Il
reçut favorablement ma demande et leur accorda la vie. Il fit soigneusement
remettre en état l’argenterie qui avait été brisée, et ordonna qu’elle fût
replacée dans le lieu saint.
L’évêque Théodore [Théodorus] de Marseille commença à
se trouver cruellement exposé aux embûches de Dynamius gouverneur de la
province ; et comme il se disposait à aller trouver le roi, le gouverneur le
saisit au milieu de la cité, le retint, lui fit subir beaucoup d’outrages ;
après quoi cependant il le relâcha. Le clergé de Marseille s’unissait à Dynamius
pour machiner contre l’évêque des fourberies, afin de le dépouiller de
l’épiscopat, et comme il se rendait auprès du roi Childebert, le roi Gontran
ordonna de le retenir avec l’ex-préfet Jovin. Le clergé de Marseille l’ayant
appris fut rempli d’une grande joie de le savoir déjà emprisonné, déjà condamné
à l’exil ; et pour que les choses demeurassent en cet état, et qu’il ne revînt
jamais à Marseille, ils s’emparèrent de la maison épiscopale, firent
l’inventaire des ornements destinés au service de l’autel, ouvrirent les portes,
dépouillèrent les celliers et se saisirent, comme si l’évêque était mort, de
tout ce qui appartenait l’église, portant contre le pontife diverses
accusations, qui, grâce à Jésus-Christ, ont été reconnues fausses. Childebert
ayant fait la paix avec Chilpéric, adressa des envoyés au roi Gontran pour qu’il
lui remit la moitié de Marseille qu’il lui avait donnée après la mort de son
père, lui faisant savoir que, s’il s’y refusait, ce refus lui coûterait cher ;
mais celui-ci, ne voulant pas la rendre, fit fermer les routes de son royaume,
afin qu’aucun n’y pût trouver passage pour le traverser. Ce que voyant
Childebert, il envoya à Marseille Gondulphe homme de naissance sénatoriale, et
que de domestique il avait fait duc. Comme il n’osait pas traverser le royaume
de Gontran, il vint à Tours. Je le reçus avec amitié et le reconnus pour un
oncle de ma mère ; je le retins cinq jours avec moi, et lui ayant donné ce dont
il avait besoin je le laissai aller ; il continua sa route, mais Dynamius ne
permit pas qu’il pût entrer clans Marseille, ni que l’évêque qui venait avec
Gondulphe fût reçu dans sa cathédrale. D’accord avec le clergé, il avait fait
fermer les portes de la ville et de là il insultait avec mépris l’évêque et
Gondulphe. Cependant, étant sorti pour conférer avec le duc, il se rendit à la
basilique de saint Etienne située prés de la ville ; les portiers qui en
gardaient l’entrée eurent soin de fermer la porte aussitôt que Dynamius y eut
été introduit, en sorte que la troupe de gens armés qui le suivait demeura
dehors sans pouvoir entrer. Celui-ci, n’en sachant rien, après avoir conféré de
diverses choses sur l’autel avec ceux qu’il était venu trouver, s’en éloigna,
ainsi qu’eux, et ils entrèrent dans la sacristie. Lorsqu’ils y furent entrés
avec Dynamius, alors dépourvu du secours des siens, ils tombèrent sur lui d’une
terrible manière, et ayant mis en fuite les satellites qui, voyant qu’on le
retenait, faisaient retentir leurs armes autour de la porte, le duc Gondulphe
réunit les principaux citoyens autour de l’évêque, afin qu’il entrât avec eux
dans la ville. Dynamius voyant tout ce qui venait de se passer demanda pardon,
fit au duc beaucoup de présents et prêta serment d’être à l’avenir fidèle à
l’évêque et au roi. Après quoi on lui rendit ses vêtements. Alors s’ouvrirent
les portes de la ville et celles des édifices sacrés ; le duc et l’évêque
entrèrent dans la cité, au milieu des acclamations et des signes de joie, et
précédés de divers drapeaux en signe d’honneur. Les clercs impliqués dans le
crime, et à la tête desquels se trouvaient l’abbé Anastase [Anatasius]
et le prêtre Procule [Proculus], se réfugièrent dans
la maison de Dynamius, demandant à celui qui les avait excités, de leur prêter
le secours d’un asile. Plusieurs d’entre eux, renvoyés sous caution, redirent
l’ordre d’aller trouver le roi. Cependant Gondulphe, ayant remis la ville sous
la puissance du roi Childebert et rétabli l’évêque dans son siége, retourna vers
le roi. Mais Dynamius, oubliant la fidélité qu’il avait promise au roi
Childebert, envoya des messagers au roi Gontran pour lui clive que l’évêque lui
ferait perdre la portion de la cité qui lui appartenait et que jamais, à moins
de le chasser de la ville de Marseille, il ne pourrait la soumettre à sa
puissance. Alors, ému de colère, Gontran ordonna, malgré le respect dû à la
religion, que le pontife du Dieu tout-puissant lui fût amené chargé de liens,
disant : Que l’ennemi de notre royaume soit envoyé en exil, afin qu’il ne puisse
nous nuire plus longtemps. Et comme l’évêque se tenait sur ses gardes et qu’il
n’était pas aisé, de l’enlever de la ville, arriva le jour où se fêtait la
dédicace d’un oratoire rural situe prés de la ville. L’évêque était sorti pour
se rendre à cette fête, lorsqu’en route il fut attaqué subitement par des hommes
armés qui, se précipitant avec grand bruit hors d’une embuscade où ils s’étaient
cachés, l’entourèrent, le jetèrent à bas de son cheval, mirent en fuite tous
ceux qui l’accompagnaient, lièrent ses serviteurs, battirent ses clercs, et le
mettant lui-même sur un misérable cheval, sans permettre à aucun des siens de le
suivre, l’emmenèrent pour le conduire en la présence du roi. Comme ils
traversaient la ville d’Aix, Pientius, évêque de ce lieu, plein de compassion
pour son fière, lui donna des clercs pour l’assister et ne le laissa partir
qu’après lui avoir fourni ce dont il avait besoin. Pendant que ces choses se
passaient, les clercs de Marseille ouvrirent la maison épiscopale ; forcèrent
les coffres, firent l’inventaire de plusieurs des objets qu’ils trouvèrent, et
en emportèrent d’autres dans leurs maisons. Mais l’évêque ayant été conduit
devant le roi, celui-ci ne le trouva point coupable et lui permit de retourner
dans sa ville, où il frit reçu avec de grandes acclamations des citoyens. De là
naquirent de grandes inimitiés entre le roi Gontran et son neveu Childebert, et
leur alliance rompue, ils cherchaient mutuellement à se tendre des piéges.
Le
roi Chilpéric, voyant s’élever cette discorde entre son frère et son neveu,
appela à lui le duc Didier [Desiderius] et lui ordonna
de faire quelque méchanceté à son fière. Didier fit marcher une armée, mit en
fuite le duc Ragnovald, prit Périgueux, et après s’être fait prêter serment, il
marcha vers Agen. La femme de Rarnovald ayant appris que son mari avait été mis
en fuite, et que la ville était tombée au pouvoir du roi Chilpéric, se réfugia
dans la basilique du saint martyr Caprasius ; mais elle en fut tirée, dépouillée
de tout ce qu’elle possédait, privée du secours de ses serviteurs, et envoyée à
Toulouse après avoir donné caution. Didier s’empara de toutes les villes qui
dans ces cantons obéissaient au roi Gontran, et les soumit à la puissance du roi
Chilpéric. Le duc Bérulphe, ayant appris que les habitants de Bourges parlaient
tout bas entre eux de faire une irruption dans le territoire de Tours, fit
marcher une armée et s’établit sur ce territoire. Alors les bourgs d’Isure
[Yseures] et de Baron [Barrou]
appartenant à la ville furent rudement ravagés, et l’on punit ensuite
cruellement ceux qui n’avaient, pas pris part à cette expédition. Le duc
Bladaste [Baldatès, un des officiers de Chilpérix]
marcha en Gascogne et y perdit la plus grande partie de son armée.
Loup, citoyen de la ville de Tours, ayant perdu sa femme et ses enfants, voulut
entrer dans la cléricature. Son frère Ambroise l’en empêcha, craignant, s’il
épousait l’Église de Dieu, qu’il ne l’instituât son héritière : il eut soin de
le pourvoir promptement d’une femme. Cédant aux malheureuses suggestions de son
frère, Loup atteignit le jour où il devait se lier par les fiançailles. Tous
deux se rendirent au château de Chinon, où ils avaient une maison ; mais la
femme d’Ambroise, qui vivait en adultère, et, détestant son mari, en aimait un
autre d’un amour impudique, tendit des piéges à Ambroise. Les deux frères, après
s’être livrés ensemble aux plaisirs d’un festin, et remplis de vin jusqu’à
l’ivresse, la nuit venue, se couchèrent dans un même lit : alors l’adultère de
la femme d’Ambroise vint pendant la nuit, au moment où tous dormaient, accablés
par le vin, et ayant allumé un feu de paille pour voir ce qu’ils faisaient, il
tira son épée, et en frappa la tête d’Ambroise de telle sorte que le fer,
descendant à travers les yeux, lui emporta le sommet de la tête. Loup, éveillé
par ce coup, et se voyant nager dans le sang, jeta de grands cris en disant :
Hélas ! hélas ! au secours ! on a tué mon frère. L’adultère, qui s’éloignait
déjà après avoir commis son crime, entendant ces cris, revint vers le lit, alla
à Loup. Celui-ci résistant, il le vainquit, après l’avoir déchiré d’un grand
nombre de blessures, et rayant frappé d’un coup mortel, le laissa à demi-mort.
Cependant personne de la maison n’entendit rien de ce qui se passait, et, le
matin arrivé, tous demeurèrent consternés d’un si grand crime. Loup, qu’on
trouva encore en vie, rapporta ce qui était arrivé, puis rendit l’esprit.
L’impudique veuve ne donna pas beaucoup de temps aux larmes ; mais, peu de jours
après, elle s’en alla, unie à son adultère.
La
septième année du roi Childebert [en 582], qui était
la vingt et unième de Chilpéric et de Gontran, on eut, dans le mois de janvier,
des pluies, des éclairs et de violents tonnerres ; on vit des fleurs sur les
arbres. Il apparut dans le ciel une étoile à laquelle j’ai donné plus haut le
nom de comète [livre IV]. Le ciel, tout autour, était
profondément obscur, en sorte que, placée comme dans un creux, elle reluisait au
milieu des ténèbres, scintillait, et étalait sa chevelure : il en partait un
rayon d’une grandeur merveilleuse, qui paraissait au loin comme la fumée d’un
grand incendie ; on la vit à l’occident, à la première heure de la nuit. On vit
aussi dans la ville de Soissons, le saint jour de Pâques, le ciel ardent, comme
s’il eût été embrasé de deux incendies : il y en avait un plus grand, et l’autre
moindre. Au bout de deux heures, ils se réunirent, et, après avoir formé comme
une grande flamme, ils disparurent. Dans le territoire de Paris, il tomba des
nuages une pluie de sang véritable : beaucoup de gens la reçurent en leurs
vêtements, et elle les souilla de telles taches qu’ils s’en dépouillèrent avec
horreur. Le même prodige se manifesta en trois endroits du territoire de cette
cité. Dans celui de Senlis, un homme, en se levant le matin, trouva l’intérieur
de sa maison arrosé de sang. Il y eut cette année une grande mortalité parmi le
peuple : diverses maladies très dangereuses, et accompagnées de pustules et
d’ampoules, causèrent la mort d’une grande quantité de gens ; beaucoup cependant
y échappèrent à force de soins. Nous apprîmes que cette année la peste s’était
cruellement fait sentir dans la ville de Narbonne, en telle sorte qu’il n’y
avait aucun répit pour celui qui en était saisi.
Félix , évêque de la cité de Nantes, attaqué de la contagion, commença à se
sentir grièvement malade. Alors, ayant appelé à lui les évêques du voisinage, il
les supplia de se réunir pour confirmer, par sa signature, le choix qu’il avait
fait de son neveu Bourguignon pour lui succéder. Ils le firent, et m’envoyèrent
Bourguignon. Il avait alors près de vingt-cinq ans. Il vint me prier d’aller à
Nantes, et, après l’avoir tonsuré, de le sacrer évêque à la place de son oncle
qui vivait encore. Je le refusai, parce que je savais la chose contraire aux
canons ; mais je lui donnai un conseil, et lui dis : Il est écrit dans les
canons, mon fils, que personne ne pourra parvenir à l’épiscopat, sans avoir
d’abord régulièrement passé par les degrés de la hiérarchie ecclésiastique.
Retourne donc, mon très cher fils, et demande à celui qui t’a élu de te
tonsurer. Quand tu seras parvenu aux honneurs de la prêtrise, sois assidu à
l’église, et lorsque Dieu voudra le retirer de ce monde, tu
t’élèveras sans peine au rang d’évêque. Mais lui s’en retourna, et négligea de
suivre le conseil que je lui avais donné, parce que l’évêque Félix paraissait
moins souffrir de sa maladie. Mais lorsque la fièvre l’eut quitté, l’humeur
sortit de ses jambes en pustules ; et, comme il y mit un très violent cataplasme
de cantharides, ses jambes tombèrent en pourriture, et il finit sa vie à l’âge
de soixante-dix ans, la trente-troisième année de son épiscopat. Nonnychius, son
cousin, lui succéda par l’ordre du roi.
Pappolène [Pappolenus], ayant appris la mort de Félix,
reprit sa nièce, de qui il avait été séparé. Il lui avait été fiancé autrefois ;
mais l’évêque Félix, reculant à accomplir le mariage, Pappolène était venu avec
une grosse troupe, avait enlevé la jeune fille de son oratoire, et s’était
réfugié dans la basilique de Saint-Albin. Alors l’évoque Félix, ému de colère,
était parvenu, à force d’artifices, à séparer la jeune fille de son mari, et lui
ayant fait prendre l’habit dans la ville de Bazas, il la mit dans un monastère :
mais elle envoya secrètement des messagers à son mari pour qu’il vînt la
reprendre, en l’enlevant du lieu où elle était renfermée. Celui-ci, qui le
voulait bien, la retira du monastère, s’unit à elle en mariage, et s’étant muni
des ordres du roi, cessa de craindre les menaces de ses parents.
Le
roi Chilpéric fit baptiser cette année-là beaucoup de Juifs, et en tint
plusieurs sur les fonts de baptême. Cependant il y en eut beaucoup dont l’eau du
baptême lava seulement le corps, et non pas le cœur, et qui, menteurs envers
Dieu, retournèrent à leur infidélité première ; en sorte qu’on les voyait à la
fois observer le sabbat, et honorer le jour du Seigneur. Aucun argument ne put
engager Priscus à reconnaître la vérité. Alors le roi irrité ordonna qu’il fût
gardé, afin que ce qu’il ne consentait pas à croire volontairement, on le lui
fit au moins croire, malgré lui ; mais Priscus, au moyen de quelques présents,
obtint qu’on lui donnât du temps, jusqu’à ce que son fils eût épousé une Juive
de Marseille, promettant faussement d’accomplir ensuite ce que lui avait ordonné
le roi. Dans l’intervalle, il s’éleva une querelle entre lui et Phatir, Juif
converti, que le roi avait tenu sur les fonts de baptême. Le jour du sabbat,
Priscus, s’étant ceint les reins, et ne tenant aucun instrument de fer à la
main, s’était retiré dans un lieu secret pour y accomplir la loi de Moïse.
Phatir survint tout à coup, et le tua à coups d’épée, ainsi que ceux qui étaient
avec lui. Après les avoir tués, il s’enfuit dans la basilique de Saint-Julien,
avec ses serviteurs qui étaient dans une rue voisine. Pendant qu’ils y
demeuraient renfermés, ils apprirent que le roi avait ordonné que, laissant la
vie au maître, on tirât les serviteurs de la basilique, et qu’on les fit périr
comme des malfaiteurs. Alors l’un d’eux tira son épée, et son maître ayant déjà
pris la fuite, il tua ses camarades, et sortit de la basilique l’épée à la
main ; mais le peuple, se jetant sur lui, le tua cruellement. Phatir eut la
permission de retourner dans le royaume de Gontran, d’où il était venu ; mais
peu de jours après il fut tué par les parents de Priscus.
Ansovald et Domegésile, envoyés en Espagne par le roi Chilpéric, pour y prendre
connaissance de la dot de sa fille [Rigonthe],
revinrent de leur mission. En ces jours-là, le roi Leuvigild [Leuvichild]
était à la tête de son armée, en guerre contre son fils Erménégild, à qui il
prit la ville de Mérida. Nous avons déjà fait connaître comment Erménégild
s’était allié avec les généraux de l’empereur Tibère. Les envoyés, retardés par
cette cause, furent plus longtemps à revenir. Quand je les vis, je m’empressai
de leur demander si le peu de Chrétiens demeurés en ce lieu étaient encore
fervents dans la foi du Christ. A quoi Ansovald me répondit . Les Chrétiens qui
habitent l’Espagne conservent la pureté de la foi catholique ; mais le roi
s’efforce de les troubler par une nouvelle ruse : il feint artificieusement de
prier aux sépulcres des martyrs et dans les églises de notre religion ; car,
dit-il, j’ai connu « clairement que le Christ, fils de Dieu, est égal à son
Père ; mais je ne crois point du tout que le Saint-Esprit soit Dieu, car cela ne
se trouve dans aucune des divines Écritures. — Bon Dieu, bon Dieu ! quel
précepte impie ! quelle doctrine empoisonnée ! quelle opinion perverse ! Où Dieu
a-t-il dit : Dieu est Esprit ? [Jean, 4, 24] Où
donc voit-on que Pierre a dit à Ananie : comment vous êtes-vous ainsi
accordés ensemble pour tenter l’esprit du Seigneur ? ce n’est pas aux hommes que
vous avez menti, mais à Dieu ? [Actes, 5, 9,4] Où
donc Paul, rappelant les dons mystiques du Seigneur, a-t-il dit : C’est un
seul et même esprit qui, après toutes ces choses, distribue à chacun ses dons
selon qu’il lui plaît [I Corinth., 12, 11]. On
sait bien que celui qui agit selon sa volonté n’est assujetti à personne.
Ansovald, s’étant rendu vers le roi Chilpéric, y fut suivi d’une ambassade
espagnole qui passa de Chilpéric à Childebert, et puis retourna en Espagne.
Le
roi Chilpéric avait mis des gardes au pont sur l’Orge, dans le territoire de la
cité de Paris, afin d’empêcher que du royaume de son frère
[Gontran], on ne vînt par surprise causer du dommage à ses sujets. Le
duc Asclépius en ayant été instruit vint de nuit les attaquer, les tua tous, et
ravagea cruellement les environs du pont. Lorsque le roi Chilpéric eut appris
cette nouvelle, il envoya des messagers à ses comtes, à ses ducs et à ses autres
agents, pour qu’ils rassemblassent une armée, et fissent irruption dans le
royaume de son frère. Mais les gens de bien lui conseillèrent de n’en rien
faire, lui disant : Ils ont agi méchamment, mais tu dois agir sagement. Envois
des messagers à ton frère, et s’il veut réparer l’injure qu’il t’a faite, tu ne
chercheras point à lui causer de mal. S’il ne le veut pas, tu verras alors ce
que tu auras à faire. Il se rendit à leurs raisons, et défendant à son armée de
marcher, fit partir des envoyés pour aller trouver son frère ; et celui-ci,
réparant ce qui s’était fait, chercha à regagner entièrement l’amitié de son
frère.
Cette année mourut Chrodin, homme très éminent en vertus et en piété, très
aumônier, nourrissant les pauvres, libéral à enrichir les églises et à sustenter
le clergé. Il établit beaucoup de nouvelles métairies, planta des vignes, bâtit
des maisons, mit des pays en culture, et appelant à lui les évêques doués de peu
de biens, leur donnait avec bonté des repas, des maisons avec des champs et des
cultivateurs, de l’argent, des tentures, des ustensiles, des agents et des
serviteurs, disant : Il faut que ces choses soient données aux églises, afin
qu’elles s’en servent pour le soulagement de leurs pauvres, et m’obtiennent
ainsi le pardon de Dieu. Nous avons su encore de cet homme beaucoup d’autres
bonnes œuvres qu’il serait trop long d’exposer. Il mourut à l’âge de
soixante-dix ans.
Il
parut encore cette année de nouveaux signes. Il y eut une éclipse de lune. Dans
le territoire de Tours, à l’effraction du pain on en vit couler du vrai sang.
Les murs de la ville de Soissons furent renversés. Prés d’Angers la terre
trembla, et des loups entrés dans les murs de la ville de Bordeaux y mangèrent
des chiens sans marquer aucune crainte des hommes. On vit des feux parcourir le
ciel. La ville de Bazas fut consumée par un incendie qui dévasta l’église et la
maison épiscopale. Nous apprîmes aussi qu’on y avait enlevé tout ce qui
appartenait au service de l’autel.
Le
roi Chilpéric, ayant envahi les villes de son frère, nomma de nouveaux comtes,
et leur ordonna de lui apporter tous les tributs des villes. La chose, ainsi que
nous l’avons appris, fut faite comme il l’avait ordonné. En ces jours-là
Nonnichius, comte de la ville de Limoges, prit deux hommes porteurs de lettres
venant, disaient-ils, de Charterius, évêque de la ville de Périgueux, et dans
lesquelles le roi était fort maltraité. On y disait, entre autres choses, que
l’évêque se plaignait d’être descendu du Paradis en Enfer, lorsqu’il avait passé
de la domination du roi Gontran sous la puissance du roi Chilpéric. Le comte fit
passer au roi sous sûre garde ces hommes et leurs lettres. Le roi, avec beaucoup
de patience, envoya vers l’évêque des gens chargés de l’amener en sa présence,
enfin d’examiner si les choses dont on l’accusait étaient ou non véritables.
L’évêque étant arrivé, le roi lui présenta les hommes et les lettres, et lui
demanda si c’était lui qui les avait envoyés. L’évêque le nia. Les hommes ayant
été interrogés sur celui de qui ils les tenaient, nommèrent le diacre Fronton.
L’évêque, interrogé sur son diacre, répondit que celui-ci était son grand
ennemi, et qu’il n’était pas douteux que ce ne fut une méchanceté de sa part,
car il lui avait souvent fait de mauvaises affaires ; mais le diacre fut amené
sans retard, et interrogé par le roi, il chargea son évêque, disant : J’ai dicté
cette lettre par l’ordre de l’évêque. Mais l’évêque se récria, disant que
celui-ci cherchait souvent par des artifices à le faire dépouiller de son
évêché. Le roi se laissant émouvoir à la clémence, et remettant sa cause entre
les mains de Dieu, les relâcha tous deux, pria l’évêque de pardonner à son
diacre, et le supplia de prier Dieu pour lui. Il fut donc renvoyé avec honneur
dans son église, et deux mois après le comte Nonnichius, auteur de ce scandale,
mourut frappé d’une attaque d’apoplexie. Comme il n’avait pas d’enfants, ses
biens frirent concédés par le roi à diverses personnes.
Après, que le roi Chilpéric eut mis au tombeau beaucoup d’enfants, il lui naquit
un fils [en 582]. Le roi, en réjouissance, ordonna de
mettre en liberté tous ceux qui étaient gardés, de délivrer de leurs liens ceux
qui étaient enchaînés, et de ne point exiger les sommes qu’on avait négligé de
payer à son fisc ; mais cet enfant donna lieu par la suite à une grande
perfidie.
La
guerre recommença contre l’évêque Théodore. Gondovald, qui se disait fils du roi
Clotaire, était arrivé à Marseille venant de Constantinople. Il faut ici exposer
en peu de mots quelle était son origine. Né dans les Gaules, il avait été élevé
avec soin, instruit dans les lettres, et, selon la coutume des rois de ce pays,
portait les boucles de ses cheveux flottantes sur ses épaules ; il fut présenté
au roi Childebert [l’ancien , frère de Clotaire] par
sa mère, qui lui dit : Voilà ton neveu, le fils du roi Clotaire : comme son père
le hait, prends-le avec toi, car il est de ta chair. Celui-ci qui n’avait pas de
fils le prit et le garda avec lui. Cette nouvelle avant été annoncée au roi
Clotaire, il envoya des messagers à son frère, pour lui dire : Envoie ce jeune
homme pour qu’il vienne vers moi. Son frère le lui envoya sans retard. Clotaire
l’ayant vu ordonna qu’on lui coupât la chevelure, disant : Il n’est pas né de
moi. Après la mort de Clotaire, le roi Charibert le reçut ; mais Sigebert
l’ayant fait venir, coupa de nouveau sa chevelure et l’envoya dans la ville
d’Agrippine, maintenant appelée Cologne. Ses cheveux étant revenus, il s’échappa
de ce lieu et se rendit près de Narsès, qui gouvernait alors l’Italie. Là, il
prit une femme, engendra des fils et se rendit à Constantinople. De là, à ce
qu’on rapporte, il fut longtemps après invité par quelqu’un à revenir dans les
Gaules, et débarquant à Marseille, il fut reçu par l’évêque Théodore qui lui
donna des chevaux, et il alla rejoindre le duc Mummole [Mummolus].
Mummole occupait alors, comme nous l’avons dit, la cité d’Avignon ; mais à cause
de cela le duc Gontran se saisit de l’évêque Théodore et le fit garder,
l’accusant d’avoir introduit un étranger dans les Gaules, et de vouloir par ce
moyen soumettre le royaume des Francs à la domination de l’empereur. Mais
Théodore produisit, dit-on, une lettre signée de la main des grands du roi
Childebert, et il dit : Je n’ai rien fait par moi-même, mais seulement ce qui
nous a été commandé par nos maîtres et seigneurs. L’évêque était gardé dans sa
cellule, et on ne lui permettait pas d’approcher de l’église. Une certaine nuit,
tandis qu’il priait Dieu avec beaucoup d’application, sa cellule resplendit
d’une grande lumière, en sorte que le comte qui le gardait fut consterné d’une
terrible frayeur. On vit au-dessus de sa tête, pendant deux heures, un globe de
la plus vive lumière. Le matin arrivé, le comte fit récit de la chose à ceux qui
se trouvaient avec lui. Après cela Théodore fut conduit vers le roi Gontran avec
l’évêque Épiphane, qui fuyant les Lombards était venu demeurer à Marseille, et
qu’on accusait de complicité dans cette affaire. Le roi les ayant examinés ne
les trouva coupables d’aucun crime. Cependant il ordonna de continuer à les
garder, et dans cet état l’évêque Épiphane mourut après beaucoup de tourments.
Gondovald se réfugia dans une île de la mer, pour y attendre l’événement. Le duc
Gontran Boson partagea avec un des ducs du roi Gontran [Mummol]
les trésors de Gondovald, et emporta, dit-on, avec lui en Auvergne une immense
quantité d’or, d’argent et d’autres choses.
La
huitième année du roi Childebert, le 31 janvier [583],
au moment où dans la ville de Tours, on venait, le jour du Seigneur, de donner
le signal des Matines, et lorsque le peuple se levait pour se réunir dans la
cathédrale, le ciel étant couvert de nuages, il en tomba avec la pluie un grand
globe de feu, qui parcourut dans les airs un long espace, et donna tant de
lumière qu’on distinguait toutes choses comme en plein jour. Après quoi il
rentra dans le nuage, et l’obscurité succéda à la clarté. Les eaux grossirent
au-delà de la coutume, et causèrent autour de Paris une telle inondation de la
Seine et de la Marne, que beaucoup de bateaux périrent entre la Cité et la
basilique Saint-Laurent.
Le
duc Gontran étant retourné, comme je l’ai dit, en Auvergne avec ses trésors,
alla vers le roi Childebert ; et, lorsqu’il en revenait avec sa femme et ses
filles, le roi Gontran le prit et le retint, disant : C’est sur ton invitation
que Gondovald est venu dans les Gaules, et tu étais allé jadis à Constantinople
dans cette vue ; le duc Gontran répondit : C’est ton duc Mummole qui l’a reçu et
l’a retenu dans Avignon. Permets que je t’amène Mummole, et alors je serai
disculpé des choses dont on m’accuse. Le roi lui dit : Je ne te permettrai pas
de t’en aller sans que tu aies subi la peine que tu mérites pour le crime que tu
as commis. Lui, se voyant prés de la mort, dit : Voilà mon fils, prends-le, et
qu’il te serve d’otage pour ce que je promets au roi mon Seigneur, et si je ne
t’amène pas Mummole, que je perde mon enfant. Alors le roi lui permit de s’en
aller et retint son petit enfant. Gontran prit avec lui des gens d’Auvergne et
du Velay, et s’en alla à Avignon ; mais Mummole avait artificieusement fait
préparer sur le Rhône de mauvaises barques. Ils y montèrent sans se douter de
rien, et lorsqu’ils arrivèrent au milieu du fleuve, les barques chargées
s’engloutirent. Dans ce péril les uns s’échappèrent en nageant, plusieurs
s’étant saisis des planches mêmes des barques furent ainsi portés sur le rivage,
d’autres moins avisés périrent dans le fleuve. Le duc Gontran arriva cependant à
Avignon. Mummole, depuis qu’il était entré dans cette ville, avait en soin de
détourner une partie des eaux du Rhône pour la défense de cette petite portion
de la ville qui n’était pas enfermée par le fleuve ; il avait fait creuser en ce
lieu des fossés d’une grande profondeur, et pour tendre un piége à l’ennemi
avait fait recouvrir cette eau. Gontran étant arrivé , Mummole dit de dessus le
mur : S’il agit de bonne foi, qu’il vienne d’un côté du rivage et moi de
l’autre, et me dise de là ce qu’il a à me dire. Mais lorsqu’ils furent arrives
chacun de son côté, le bras du fleuve se trouvant entre eux deux, Gontran lui
dit : Si tu le permets, j’irai à toi, parce qu’il y a des choses dont nous
devons conférer plus secrètement ; à quoi Mummole répondit : Viens et ne crains
rien. Gontran s’avança avec un de ses amis, qui était chargé du poids d’une
cuirasse. Lorsqu’ils arrivèrent sur le fossé dans lequel on avait fait entrer
l’eau du fleuve, l’ami fut englouti dans l’eau et ne reparût plus. Gontran
plongea aussi, et la rapidité du courant l’emportait ; mais un de ceux qui
étaient présents lui tendit la lance qu’il tenait à la main, et le ramena au
rivage. Alors, après s’être dit mutuellement beaucoup d’injures, Mummole et lui
s’en allèrent chacun de son côté. Tandis que Gontran assiégeait cette ville avec
l’armée du roi Gontran, Childebert, apprenant ces nouvelles, fut ému de colère
de ce que cela s’était fait sans son ordre, et il envoya Gondulphe, dont j’ai
parlé plus haut, qui fit lever le siége et conduisit Mummole en Auvergne ; mais
peu de jours après il revint à Avignon.
Le
roi Chilpéric alla à Paris la veille de la fête de Pâques, et, pour éviter les
malédictions prononcées dans le traité qu’il avait fait avec ses frères contre
celui qui entrerait à Paris sans le consentement des autres, il y entra précédé
des reliques d’un grand nombre de saints. Il y célébra très joyeusement les
fêtes de Pâques, et y fit baptiser son fils, que Ragnemode, évêque de cette
ville tint sur les fonts de baptême. Il lui fit donner le nom de Théodoric.
Le
référendaire Marc [Marcus], dont nous avons parlé plus
haut, après avoir amassé de grands trésors par les injustes contributions levées
sur le peuple, se sentant saisi subitement d’une douleur de côté, se tondit les
cheveux, fit pénitence et rendit l’esprit. Ses biens furent portés au fisc, on
lui trouva de grands trésors d’or et d’argent et beaucoup et joyaux, dont il
n’emporta rien que le préjudice qu’il avait fait à son âme.
Les envoyés qui étaient allés en Espagne revinrent sans en rapporter rien de
positif, parce que Leuvigild était toujours en guerre contre son fils aîné.
Dans le monastère de Sainte-Radegonde une jeune fille, nommée Ditiola
[Discolia], nièce de saint Sauve, évêque d’Albi, mourut
de la manière que je vais dire. Elle était tombée malade, et les autres sœurs la
servaient assidûment. Lorsque arriva le jour où elle devait se séparer de son
corps, vers la neuvième heure, elle dit aux soeurs : Voilà que je me sens
mieux ; je n’éprouve plus aucune douleur, je n’ai plus besoin que vous vous
empressiez autour de moi et demeuriez à me soigner ; allez-vous-en pour que je
puisse plus aisément me laisser aller au sommeil. A ces paroles, les sœurs
quittèrent pour un instant sa cellule et revinrent peu de temps après ; elles
demeuraient debout devant elle, attendant qu’elle leur parlât, lorsque étendant
les mains et demandant à je ne sais qui sa bénédiction, elle dit : Bénis-moi, ô
saint et serviteur du Dieu Très-Haut ! Voilà aujourd’hui la troisième fois que
tu souffres pour l’amour de moi ; pourquoi, ô saint ! supportes-tu, en faveur
d’une pauvre femme malade, des injures si multipliées ? On lui demanda à qui
elle adressait ces paroles ;mais elle ne répondit rien, et, après un court
intervalle, elle poussa un grand éclat de rire et rendit l’esprit. Et voilà
qu’un possédé, qui était venu à l’exaltation de la sainte croix pour en obtenir
sa guérison, se prit à s’arracher les cheveux, et, se jetant à terre, disait :
Malheur ! malheur, malheur à nous qui avons souffert un tel dommage ! S’il nous
avait été du moins permis de plaider d’abord notre cause et de savoir pourquoi
cette âme nous a été enlevée ! Ceux qui étaient présents lui ayant demandé ce
qu’il voulait dire, il répondit : Voilà que l’ange Michel a pris l’âme de cette
fille et l’a conduite au ciel, et notre prince, que vous appelez le Diable, n’en
a pas eu la moindre part. Le corps, lorsqu’il eut été lavé, parut éclatant d’un
blanc de neige, en sorte que l’abbesse ne put trouver sous sa main aucun linceul
qui le surpassât en blancheur. Cependant, après l’avoir enveloppé dans des
linceuls propres, on le porta à la sépulture. Une autre fille de ce monastère
eut une vision, qu’elle raconta aux sœurs. Il lui sembla, dit-elle, qu’elle
était en voyage parce qu’elle avait fait vœu de se rendre à pied à une fontaine
d’eau vive ; comme elle n’en savait pas la route, elle rencontra devant elle un
homme qui lui dit : Si tu veux arriver à la fontaine d’eau vive, je marcherai
devant toi pour t’en montrer le chemin. Elle lui rendit grâces et suivit cet
homme, qui marcha devant elle. Marchant ainsi, ils arrivèrent à une grande
fontaine dont les eaux brillaient comme de l’or, et dont les herbes, semblables
à toutes sortes de pierres précieuses, rayonnaient de toute la lumière du
printemps. L’homme lui dit : Voilà la fontaine d’eau vire que tu as cherchée
avec tant de travail. Désaltère-toi à son courant, afin qu’il surgisse pour toi
une fontaine d’eau vive dans la vie éternelle. Comme elle buvait avidement de
cette eau, voilà qu’elle vit de l’autre côté venir l’abbesse qui, l’ayant
dépouillée de ses vêtements, la couvrit d’habits royaux, brillant de tant
d’éclat d’or et de pierres précieuses qu’à peine serait-il possible de le
comprendre. L’abbesse lui disait : Ton fiancé t’envoie ces présents. Cette
vision toucha le cœur de la religieuse, et, peu de jours après, elle pria
l’abbesse de lui faire préparer une cellule pour y vivre en réclusion. La
cellule fut très promptement préparée. L’abbesse lui dit : Voilà la cellule,
maintenant que désires-tu ? La religieuse lui demanda qu’il lui fût permis de
s’y renfermer. La chose lui ayant été accordée, elle y fut conduite par les
vierges rassemblées, avec des chants et des flambeaux allumés, et sainte
Radegonde qui la tenait par la main. Elle dit adieu à toutes, et les ayant
embrassées l’une après l’autre, elle fut recluse dans la cellule ; on boucha la
porte par où elle y était entrée, et là elle vaque à l’oraison et à la lecture.
Cette année-là sortit de ce monde l’empereur Tibère, laissant parmi tout son
peuple un grand deuil de sa mort. Il était éminent en bonté, toujours prêt à
l’aumône, juste dans ses arrêts, très prudent à juger, ne méprisant personne, et
embrassant tous les hommes dans sa bienveillance ; et comme il les chérissait
tous, il était chéri de tous. Lorsqu’il fut tombé malade, il désespéra de sa
vie ; il fit appeler l’impératrice Sophie et lui dit : Voilà que je sens que le
temps de ma vie est accompli ; je veux choisir, d’accord avec vous, celui qui
doit gouverner la république ; il faut élire avec soin l’homme à qui je
remettrai ma puissance. Elle choisit un certain Maurice [Mauricius],
disant : C’est un homme actif et habile ; il a souvent combattu les ennemis de
la république et a obtenu la victoire. Ce qu’elle disait, afin qu’après la mort
de Tibère, Maurice s’unît à elle en mariage. Mais Tibère, instruit, du choix
qu’avait fait l’impératrice, donna ordre de parer sa fille des ornements
impériaux ; et ayant fait appeler Maurice, il lui dit : Voilà que, par le
consentement de l’impératrice Sophie, tu viens d’être nommé à l’Empire. Pour t’y
affermir, je te donne ma fille. La jeune fille étant arrivée, son père la remit
à Maurice, en lui disant : Reçois mon empire avec cette jeune fille ; règne
heureusement, et n’oublie jamais l’amour de la justice et de l’équité. Maurice
ayant reçu la jeune fille, la conduisit à sa maison ; on célébra la cérémonie du
mariage , puis Tibère mourut. Après les vacances d’usage, Maurice, couvert du
diadème et de la pourpre, se rendit au Cirque où il fut salué des acclamations
du peuple, lui distribua des présents, et fut confirmé dans la possession de
l’Empire.
Le
roi Chilpéric reçut ensuite des envoyés de son neveu Childebert, à la tête
desquels était Ægidius évêque de Reims. Introduits auprès du roi, lorsqu’on leur
eut permis de parler, ils dirent : Ton neveu notre seigneur te demande à tout
prix de conserver l’alliance que tu as faite avec lui ; il ne peut avoir de paix
avec ton frère qui, après la mort de son père, lui a enlevé une partie de
Marseille, retient les fugitifs de son royaume, et refuse de les lui remettre
entre les mains. Ton neveu Childebert veut donc conserver entière l’affection
qui est maintenant entre vous. Et le roi dit : Mon frère s’est rendu coupable en
beaucoup de choses, car si mon fils Childebert veut examiner les choses selon la
raison, il reconnaîtra bientôt que son père a été tué avec la connivence de
Gontran. Lorsqu’il eut ainsi parlé, l’évêque Ægidius lui répondit : Si tu
t’allies avec ton neveu, et que ton neveu s’allie avec toi, vous ferez marcher
une armée, et aurez bientôt pris de lui la vengeance qui vous est due. S’étant
donc liés par des serments, ils se donnèrent mutuellement des otages, et se
séparèrent. Chilpéric se fiant donc en leurs promesses fit marcher son armée et
vint à Paris, où son séjour causa une grande dépense aux habitants. Le duc
Bérulphe avec les gens de Tours, de Poitiers et de Nantes, marcha sur les
confins du territoire de Bourges. Didier et Bladaste [Bladastès],
à la tête de toutes les troupes des provinces qui leur étaient confiées,
l’environnèrent d’un autre côté, et dévastèrent cruellement les pays qu’ils
eurent à parcourir. Chilpéric ordonna à l’armée qui venait le joindre, de
traverser Paris. Il le traversa lui-même à la tête de cette armée, et marcha
vers le château de Melun, livrant tout aux flammes et à la dévastation. L’armée
de son neveu n’arrivait point, quoique les chefs et les envoyés de Childebert
fussent auprès de Chilpéric ; il envoya des messagers aux ducs Bérulphe, Didier
et Bladaste, et leur dit : Entrez dans le territoire de Bourges, et quand vous
serez parvenus jusque dans la ville, exigez le serment de fidélité. Les
habitants de Bourges se précipitèrent, au nombre de quinze mille, du côté du
château Mélian [Mellian], et là combattirent contre le
duc Didier. Il se fit un grand carnage, et il périt plus de sept mille hommes
des deux armées.
Les ducs avec le reste de leurs gens arrivèrent à la ville, ravageant et
dévastant tout, et il se fit alors une telle dépopulation qu’on n’avait ouï rien
de pareil dans les anciens temps, et qu’il ne resta ni maisons, ni vignes, ni
arbres ; mais ils coupèrent, brûlèrent et détruisirent tout, emportant des
églises ce qui appartenait au service divin, et brûlant les églises mêmes. Le
roi Gontran marcha contre son frère avec son armée, mettant en la justice de
Dieu toute son espérance. Un soir il envoya son armée qui détruisit une partie
de celle de son frère ; le matin suivant des envoyés passèrent de l’un à
l’autre, et ils firent la paix, se promettant mutuellement que celui qui,
d’après le jugement des évêques et des principaux du peuple, serait reconnu
avoir dépassé les bornes de la loi, paierait à l’autre une composition, et ils
se séparèrent de bon accord. Le roi Chilpéric, ne pouvant empêcher son armée de
piller, tua de son épée le comte de Rouen, et ensuite il revint à Paris, chacun
laissant le butin qu’il avait fait, et relâchant ses captifs. Ceux qui
assiégeaient Bourges ayant reçu l’ordre de retourner chez eux, emportèrent avec
eux tant de butin que le pays d’où ils sortirent fut comme qui dirait
entièrement vidé d’hommes et de troupeaux. L’armée de Didier et Bladaste entra
dans le territoire de Tours, et s’y livra à l’incendie, au pillage, au meurtre,
comme on a coutume de le faire en pays ennemi. Ils emmenèrent des captifs, dont
ils renvoyèrent ensuite plusieurs après les avoir dépouillés. Cette calamité fut
suivie d’une maladie sur le bétail, en sorte qu’il resta à peine une seule bête.
C’était une nouvelle lorsque quelqu’un avait vu une jument ou aperçu une
génisse.
Pendant que cela se passait, le roi Childebert se tenait avec son armée,
assemblée en un même lieu. Une nuit l’armée se souleva, les petites gens firent
entendre de grands murmures contre l’évêque Ægidius et les chefs du roi, et
commencèrent à crier et à dire ouvertement : Ôtons de devant la face du roi ces
hommes qui vendent son royaume, soumettent ses cités à la domination d’un autre,
et livrent à une puissance étrangère le peuple et le prince. Tandis qu’ils se
livraient à ces clameurs et à d’autres semblables, le matin étant arrivé, ils
prirent leurs armes et coururent aux tentes du roi, pour se saisir de l’évêque
et des seigneurs, les accabler par la force, les charger de coups, et les mettre
en pièces avec leurs épées. L’évêque en ayant été averti, prit la fuite et
montant à cheval, se dirigea vers sa ville épiscopale. Le peuple le poursuivit
avec de grands cris, jetant après lui des pierres et vomissant des injures. Ce
qui le sauva, c’est qu’ils n’avaient pas préparé leurs chevaux. Cependant
l’évêque voyant que les chevaux de ses compagnons étaient rendus de fatigue,
continua seul son chemin, saisi d’une telle frayeur qu’une de ses bottes étant
sortie de son pied, il ne s’arrêta point pour la ramasser, mais arriva ainsi
jusqu’à Reims, où il se mit à couvert dans les murs de la ville.
Peu de mois auparavant, Leudaste était venu à Tours, avec la permission du roi,
pour y reprendre sa femme et y demeurer. II nous envoya une lettre souscrite par
les évêques, pour que nous le reçussions à la communion ; mais comme cette
lettre n’était pas accompagnée des ordres de la reine, à cause de laquelle
surtout il avait été séparé de la communion, je refusai de le recevoir, disant :
Quand j’en aurai l’ordre de la reine, je le recevrai sans retard. J’envoyai donc
vers elle, et elle me répondit par écrit en ces mots : Pressée de beaucoup de
gens, je n’ai pu faire autrement que de lui permettre d’aller à Tours ;
maintenant, je te prie, ne lui accorde pas la paix, et qu’il ne reçoive pas la
communion de ta main, jusqu’à ce qu’il ait pleinement accompli ce qu’il nous
doit. En lisant cet écrit, je craignis qu’on ne le fit périr ; j’envoyai donc
chercher son beau-père, et lui donnai connaissance de cette lettre, le priant
que son gendre se conduisît avec prudence, jusqu’à ce qu’il eût adouci l’esprit
de la reine ; mais lui, comme il était encore mon ennemi, soupçonnant de
l’artifice dans ce conseil que je lui donnais de bonne foi et pour l’amour de
Dieu, ne voulut pas agir d’après les avis que je lui faisais donner, et je vis
l’accomplissement de ce proverbe que j’avais appris d’un certain vieillard :
Donne toujours de bons conseils, soit à ton anti, soit à ton ennemi, car ton ami
les suivra, et ton ennemi les méprisera. Méprisant donc celui-ci, il se
rendit vers le roi, qui était alors avec son armée dans les environs de Melun,
et supplia le peuple d’adresser sa prière au roi pour qu’il voulût le recevoir
en sa présence. Le roi donc, prié par tout le peuple, consentit à le voir, et,
prosterné à ses pieds, il lui demanda pardon ; mais le roi lui dit : Tiens-toi
sur tes gardes encore quelque temps, jusqu’à ce que tu aies vu la reine, et
qu’elle t’ait dit les moyens de rentrer en grâce auprès d’elle, envers qui tu
t’es rendu bien coupable. Mais lui, imprudent et léger, se fiant sur ce qu’il
avait été admis en la présence du roi, lorsque le roi vint à Paris, se rendit un
dimanche dans la sainte cathédrale, se jeta aux pieds de la reine, et implora
son pardon ; mais elle, frémissant de colère, et détestant sa vue, le repoussa,
et versant des larmes, dit : Puisqu’il ne me reste pas de fils qui prenne soin
de poursuivre mes injures, c’est à toi, mon Seigneur Jésus , que j’en remets la
poursuite. Et se prosternant aux pieds du roi, elle ajouta : Malheur à moi qui
vois mon ennemi, et ne puis l’emporter sur lui ! Il fut donc repoussé du lieu
saint, et on accomplit les cérémonies de la messe. Le roi étant sorti avec la
reine de la sainte cathédrale, Leudaste continua son chemin jusqu’à la place,
sans se douter de ce qui allait lui arriver. Il parcourait les maisons des
marchands, se faisait montrer des pièces d’argenterie, pesait l’argent, et
examinait plusieurs joyaux en disant : J’achèterai ceci et ceci, car il me reste
beaucoup d’or et d’argent. Comme il disait cela, survinrent soudainement les
serviteurs de la reine qui voulurent le lier de chaînes. Ayant tiré son épée, il
en frappa l’un d’eux, ce qui irrita les autres ; en sorte que, prenant leurs
boucliers et leurs épées, ils se jetèrent sur lui. Il y en eut un qui d’un coup
lui enleva une partie des cheveux et de la peau de la tête. Comme il fuyait à
travers le pont de la ville, son pied se prit entre deux des planches du pont ;
il eut la jambe cassée, et fut pris : on lui lia les mains derrière le dos, et
il fut remis à des gardes. Le roi ordonna qu’il fût soigné par les médecins,
afin que, guéri de ses blessures, il pût être livré aux tourments d’un supplice
journalier ; mais, comme on le conduisait à une des métairies du fisc, la
pourriture se mit dans ses plaies, et il fut bientôt à l’extrémité. Alors, par
l’ordre de la reine, on le coucha par terre sur le dos, et lui ayant mis sous la
nuque du cou une énorme barre de fer, on le frappa sur la gorge, et il finit
ainsi, par une juste mort, une vie tissue de perfidies.
La
neuvième année du roi Childebert [en 584], le roi
Gontran rendit à son neveu une partie de Marseille.
Les envoyés de Chilpéric, revenus d’Espagne, annoncèrent que le royaume de la
Manche [Carpitanie] était cruellement dévasté par les
sauterelles, de telle sorte qu’il n’y avait ni arbres, ni vignes, ni forêts, ni
fruits, ni aucune verdure, qu’elles n’eussent entièrement détruits ; ils dirent
que l’inimitié qui s’était élevée entre Leuvigild et son fils augmentait tous
les jours de violence. Une grande contagion régnait aussi dans ces cantons, et
dévastait beaucoup de pays ; mais elle faisait rage surtout dans la ville de
Narbonne. Il y avait déjà trois ans qu’elle avait pris dans cette ville, puis
elle s’apaisait, et alors le peuple qui avait fui, revenant dans la ville,
périssait par la maladie. La ville d’Albi était aussi rudement travaillée du
môme mal.
En
ces jours-là, vers le milieu de la nuit, il parut du côté du nord un grand
nombre de rayons brillants, d’une grande clarté, qui, se rapprochant et se
séparant ensuite, finirent par s’évanouir. On vit aussi dans la partie
septentrionale du ciel reluire une telle clarté qu’on la prit pour celle de
l’aurore.
Il
vint de nouveau des envoyés d’Espagne qui apportèrent des présents, et
arrêtèrent avec le roi Chilpéric l’époque où, selon la convention qu’il avait
faite précédemment, il donnerait sa fille en mariage au fils du roi Leuvigild.
L’époque fixée et toutes choses convenues, l’envoyé reprit sa route. Mais le roi
Chilpéric étant sorti de Paris pour se rendre dans le pays de Soissons, il lui
survint un nouveau chagrin : son fils, que, l’année précédente, il avait fait
régénérer dans les eaux du baptême, fut pris de la dysenterie, et rendit
l’esprit. C’était là ce qu’annonçait cette flamme que, comme je l’ai dit plus
haut, on avait vu tomber des nuages. Ils revinrent à Paris avec une douleur
infinie, ensevelirent leur enfant, et firent courir après l’envoyé, pour qu’il
revînt, et prolongeât le terme donné, le roi disant : Voilà que ma maison est
remplie de deuil ; comment pourrai-je célébrer les noces de ma fille ? Car il
voulait envoyer en Espagne une autre fille qu’il avait eue d’Audovère, et qu’il
avait mise dans le monastère de Poitiers ; mais elle s’y refusa principalement à
cause de la résistance de sainte Radegonde, qui disait : Il ne convient pas
qu’une fille dédiée au Christ retourne aux voluptés du siècle.
Tandis que ces choses se passaient, on vint dire à la reine que l’enfant qui lui
était mort avait succombé à des maléfices et à des enchantements, et que le
préfet Mummole, que la reine haïssait déjà depuis longtemps , était complice de
ce crime. D’où il arriva qu’un homme de la cour du roi, étant à un festin dans
la maison de Mummole, se lamentait de ce qu’un enfant qu’il chérissait avait été
pris de la dysenterie. Le préfet lui répondit : J’ai une herbe qui, lorsqu’on la
fait prendre à celui qui est attaqué de la dysenterie, quelque désespéré qu’il
soit, le guérit sur-le-champ. Ces paroles ayant été rapportées à la reine, sa
fureur s’en accrut, et ayant fait prendre des femmes de la ville de Paris, elle
les livra aux tourments pour les forcer par des coups à déclarer ce qu’elles
savaient. Elles avouèrent qu’elles étaient sorcières, et déclarèrent avoir fait
mourir beaucoup de gens ; ajoutant, ce que je ne voudrais pas qu’on crût en
aucune manière : Nous avons, ô reine, sacrifié la vie de ton fils, pour celle du
préfet Mummole. Alors la reine les faisant livrer à des tourments encore plus
cruels, fit assommer les unes, brûler les autres, attacher d’autres à des roues
qui leur brisaient les os, et se retira avec le roi dans sa maison de Compiègne,
où elle lui révéla tout ce qu’elle avait entendu dire du préfet. Le roi envoya
des serviteurs ordonner à Mummole de venir le trouver, et après l’avoir
interrogé, le fit charger de chaînes et livrer à divers tourments. On le
suspendit à un poteau, les mains liées derrière le dos, et là on le questionna
sur les maléfices dont il pouvait avoir connaissance ; mais il n’avoua rien de
ce que nous avons rapporté plus haut. Cependant il confessa avoir pris souvent,
de ces femmes, des onguents et des breuvages dont l’effet devait être de le
mettre en grâce auprès du roi et de la reine. Lors donc qu’il fut détaché du
poteau, il appela l’exécuteur [lietorem], et lui dit :
Allez annoncer au roi, mon seigneur, que je ne sens aucun mal des tourments
qu’on m’a infligés. Le roi ayant entendu ces paroles, dit : Ne faut-il pas, en
effet, qu’il soit sorcier pour n’avoir reçu aucun mal de ce qu’on lui a fait
souffrir ? Alors on l’étendit sur des roues, et on le frappa de tant de coups de
courroies triplées, que les exécuteurs en étaient fatigués ; ensuite on lui
entra des bâtons pointus dans les ongles des pieds et des mains, et, comme il
était à ce point que l’épée était déjà levée pour lui couper la tête, il obtint
de la reine qu’elle lui laissât la vie ; mais on lui fit subir une dégradation
non moins cruelle que la mort ; car l’ayant mis dans un chariot, on le renvoya
dépouillé de tout ce qu’il possédait à la ville de Bordeaux où il était né. Mais
frappé en route d’une attaque d’apoplexie, il put à peine arriver où il lui
était ordonné d’aller, et peu de temps après rendit l’esprit. Après quoi, la
reine ayant pris le trésor de son enfant, tant les vêtements que les autres
effets, les étoffes de soie et tout ce qu’elle put trouver, les fit consumer par
le feu. On dit qu’il y en avait quatre chariots. Elle fit jeter l’or et l’argent
dans une fournaise embrasée, afin qu’il ne restât rien d’entier qui pût lui
rappeler la douleur de la mort de son fils.
Æthérius, évêque de Lisieux, dont nous avons parlé, fut expulsé de sa ville, et
y rentra de la manière suivante : il y avait un clerc de la ville du Mans
abandonné à la luxure, aimant les femmes, et livré à la gourmandise, à la
fornication, et à toute espace de vices immondes. Il voyait souvent une certaine
prostituée à qui il fit couper les cheveux, lui fit prendre un habit d’homme et
l’emmena avec lui dans une autre ville où n’étant pas connu, il pourrait éviter
le soupçon d’adultère. C’était une femme de race libre et née d’honnêtes
parents. Ses proches ayant découvert longtemps après ce qui s’était passé,
voulurent venger la honte de leur famille, et ayant trouvé le clerc, ils
l’enchaînèrent, l’enfermèrent et firent brûler la femme. Ensuite, excités par la
perverse soif de l’or, ils tâchèrent de vendre le clerc, c’est-à-dire de trouver
quelqu’un qui le rachetât ; autrement il était dévoué à une mort certaine. Ces
choses ayant été rapportées à Æthérius, ému de compassion, il donna vingt pièces
d’or, et le sauva ainsi de la mort qui le menaçait. Après avoir recru la vie de
cette manière, le clerc se donna pour docteur dans les lettres, et promit à
l’évêque, s’il lui confiait des enfants, de les rendre accomplis dans cette
science ; l’évêque joyeux de cette promesse rassembla les enfants de la cité et
le chargea de les instruire. II était honoré des citoyens ; le pontife lui avait
donné des terres et des vignes, et il était invité dans les maisons des parents
dont il instruisait les enfants. Mais revenant à ses anciennes habitudes et
oubliant tout ce qu’il avait souffert, il s’éprit de concupiscence pour la mère
d’un des enfants qu’il instruisait. Cette femme pudique ayant déclaré la chose à
son mari, ses parents assemblés infligèrent au clerc de rudes tourments et
voulurent le tuer. L’évêque, de nouveau touché de pitié, le délivra après
l’avoir doucement réprimandé, et le rétablit dans ses honneurs ; mais rien ne
put jamais tourner vers le bien l’esprit léger de cet homme, et, au lieu de
cela, il devint l’ennemi de celui qui l’avait plusieurs fois racheté de la mort.
Il s’allia à l’archidiacre de la cité qui, se jugeant digne de l’épiscopat, fit
le complot d’assassiner l’évêque. On paya un clerc qui devait le frapper d’une
hache, et tous ces gens commençaient déjà à tenir des discours, à parler bas, à
lier des intrigues, offrant des récompenses pour engager, si l’évêque mourait, à
mettre l’archidiacre à sa place. Mais la miséricorde de Dieu l’emporta sur leur
perfidie, et sa bonté se hâta de réprimer la cruauté des méchants. Un jour que
l’évêque rassemblait ses ouvriers dans un champ qu’il voulait faire labourer, le
clerc dont j’ai parlé le suivait avec une hache, sans qu’il y prit garde
aucunement. Cependant, s’en étant aperçu : Pourquoi donc, lui dit-il, me suis-tu
si assidûment avec cette hache ? L’autre saisi de frayeur se jeta à ses genoux,
disant : Prends courage, ô prêtre de Dieu ; car tu sauras que j’ai été envoyé
par l’archidiacre et le précepteur pour te frapper de cette hache. J’ai
plusieurs fois voulu le faire, et ma main s’est levée pour frapper le coup ;
mais aussitôt mes yeux étaient couverts de ténèbres, mes oreilles cessaient
d’entendre, et tout mon corps était ébranlé par un tremblement. Mes mains
demeuraient sans force, et je ne pouvais accomplir ce que j’avais projeté ; mais
lorsque ensuite j’abaissais le bras, je ne sentais plus aucun mal. J’ai reconnu
que Dieu était avec toi, car je n’ai pu te nuire en aucune manière. Lorsqu’il
eut dit ces paroles, l’évêque se prit à pleurer et imposa silence au clerc.
Puis, retourné à sa maison, il se coucha pour souper. Après quoi il alla se
reposer dans son lit, autour duquel était un grand nombre des lits de ses
clercs. Ses ennemis s’étant méfiés du clerc qui devait l’assassiner, pensèrent à
exécuter par eux-mêmes leur perfidie, et tramèrent un autre artifice, soit pour
le faire périr violemment, soit pour le charger d’un crime qui le fit exclure du
sacerdoce. Tandis que tout le monde reposait vers le milieu de la nuit, ils se
précipitèrent dans la chambre à coucher de l’évêque, poussant de grandes
exclamations, et disant qu’ils en avaient vu sortir une femme, et qu’ils
l’avaient laissée aller pour courir à l’évêque. C’était certainement par le
conseil et l’instigation du diable qu’ils imputaient un tel crime à leur évêque,
alors âgé de prés de soixante-dix ans. Sans perdre de temps, et de concert avec
le clerc dont j’ai parlé, ils lièrent l’évêque qui vit ses mains chargées de
chaînes par celui dont le cou avait été plusieurs fois délivré par lui de ses
liens, et il fut condamné à une prison sévère par l’homme qu’il avait souvent
tiré de la fange des cachots. Voyant que ses ennemis procédaient contre lui avec
cette violence, il implora avec larmes, dans ses chaînes, la miséricorde du
Seigneur ; aussitôt ses gardes se sentirent accablés de sommeil, la volonté du
Seigneur détacha ses liens et celui qui avait si souvent délivré les méchants,
fut délivré sans avoir rien souffert de leur méchanceté ; puis, s’échappant, il
passa dans le royaume du roi Gontran. Une fois qu’il fut parti, ceux qui avaient
comploté contre lui s’adressèrent plus librement au roi Chilpéric pour lui
demander l’épiscopat ; et, accusant l’évêque de beaucoup de crimes, ils
ajoutaient : Sache, ô roi très glorieux ! que nos paroles sont véritables ; car,
dans la crainte de la mort que lui ont méritée ses crimes, il a passé au royaume
de ton frère. Le roi ne les crut point, et leur ordonna de retourner à la
ville ; et tandis que cela se passait, les citoyens, affligés de l’absence de
leur pasteur, et sachant que tout cela s’était fait par envie et par avarice, se
saisirent de l’archidiacre et de son associé, auteurs de cette iniquité, et
demandèrent au roi de leur rendre leur évêque. Le roi envoya des messagers à son
frère, l’assurant qu’il n’avait trouvé l’évêque coupable d’aucun crime. Le roi
Gontran, qui était bon et plein de libéralité envers les malheureux, lui fit
beaucoup de présents, et lui donna des lettres pour tous les évêques de son
royaume, afin que pour l’amour de Dieu ils eussent soin de l’assister dans son
voyage. Alors, parcourant les cités, il en recueillit des prêtres de Dieu tant
de choses, soit en vêtements, soit en or, qu’à peine put-il rapporter tout ce
qu’il avait reçu, et en lui fut accomplie cette parole de l’apôtre : Tout
contribue au bien de ceux qui aiment Dieu [Rom., 8, 28]
; car ce voyage lui apporta beaucoup de richesses, et son exil le mit dans
l’opulence. Retournant ensuite vers ses concitoyens, il en fut reçu avec tant
d’honneur qu’ils pleuraient de joie et bénissaient Dieu de ce qu’il avait rendu
à son église un tel évêque.
Lupintius [vulg. Saint-Louvent], abbé de la
basilique de Saint-Privas, martyr, dans la cité du Gévaudan, fut mandé par la
reine Brunehault, et vint la trouver. Il était accusé, dit-on, par Innocent
[Innocentius], comte de ladite ville, d’avoir parlé de la
reine avec irrévérence. Mais l’affaire ayant été examinée, il ne fut trouvé en
rien coupable de lèse-majesté, et reçut l’ordre de s’en retourner. Cependant,
comme il commençait à se mettre en route, il fut pris par ledit comte et conduit
au village de Ponthion, où on lui fit souffrir beaucoup de tourments. Relâché
ensuite pour s’en retourner chez lui, comme il avait tendu ses pavillons sur la
rivière d’Aisne, son ennemi vint de nouveau tomber sur lui ; et s’en étant rendu
maître par la violence, lui coupa la tête, la mit dans un sac rempli de pierres,
et la jeta dans la rivière ; il y jeta de même le corps attaché à une pierre.
Peu de jours après, ce corps fut vu par un berger qui, l’ayant tiré du fleuve,
le mit en sépulture ; mais tandis qu’il préparait les choses nécessaires à ces
obsèques, sans que personne pût savoir à qui appartenait ce corps dont on ne
trouvait pas la tête, il arriva tout à coup qu’un aigle enleva le sac du fond du
fleuve et le déposa sur le rivage. Remplis d’admiration, ceux qui se trouvaient
présents prirent le sac ; et s’empressant de chercher ce qu’il contenait, ils y
trouvèrent cette tête coupée qu’ils ensevelirent avec le reste des membres. On
dit que, par la puissance divine, il parut en ce lieu une grande lumière, et que
lorsqu’un malade venait prier a ce tombeau avec dévotion, il s’en retournait
guéri.
Théodose, évêque de Rodez, qui avait succédé à saint Dalmate, quitta la lumière
du jour. Les différends et les querelles qui s’élevèrent dans cette Église pour
l’épiscopat en vinrent à ce point qu’elle fut presque entièrement dépouillée des
vases sacrés et de tout ce qu’elle possédait de meilleur. Avec l’aide de la
reine Brunehault, on fit rejeter le prêtre Transobade, et on élut Innocent,
comte du Gévaudan. Dès qu’il fut en possession de l’épiscopat, il commença à
tourmenter Ursicin [Ursicinus], évêque de la ville de
Cahors , disant qu’il retenait des choses qui appartenaient au diocèse de
Rodez ; d’où il arriva que leurs discordes journalières allèrent toujours
croissant. Quelques années après, le métropolitain, réuni avec ses suffragants
dans la cité d’Auvergne, rendit un jugement portant que l’église de Rodez
reprendrait les paroisses qu’on se rappelait lui avoir appartenu ; ce qui fut
accompli.
Rémy [Remigius], évêque de Bourges, mourut, et, après
sa mort, la plus grande partie de sa ville fut consumée par un grand incendie,
et là périt ce qui avait échappé aux calamités de la guerre. Après cela, par la
faveur du roi Gontran, Sulpice fut élu évêque de cette ville. On rapporte que
beaucoup de gens offrant au roi des présents pour en obtenir l’épiscopat, il
leur répondit : Il n’est pas dans l’habitude de notre gouvernement de vendre le
sacerdoce, et il ne vous convient pas de l’acheter par des présents, car nous
devons craindre d’encourir l’infamie d’un gain honteux, et vous d’être comparés
à Simon-le-Magicien ; mais conformément à la prescience de Dieu, Sulpice sera
votre évêque ; et ainsi amené au clergé, il monta au siége de cette église.
C’est un homme de grande noblesse, des premiers sénateurs de la Gaule, très
instruit dans les belles-lettres, sans égal dans l’art des vers. Ce fut lui qui
provoqua le synode dont nous avons parlé relativement aux paroisses du diocèse
de Cahors.
Il
vint d’Espagne un envoyé, nommé Oppila, apportant au roi Chilpéric beaucoup de
présents. Le roi d’Espagne craignait que Childebert ne fit marcher une armée
pour venger l’injure de sa soeur, car Leuvigild ayant pris son fils Erménégild
qui avait épousé la sœur de Childebert [Ingonde, fille de
Sigebert], l’avait fait renfermer, et sa femme était demeurée entre
les mains des Grecs. Cet envoyé étant donc arrivé à Tours le saint jour de
Pâques, nous lui demandâmes s’il était de notre religion ; il répondit qu’il
croyait ce que croient les catholiques, et venant avec nous à la cathédrale,
assista aux cérémonies de la messe ; mais il ne reçut point de nous la paix et
ne participa point au sacrifice. Nous reconnûmes par là qu’il avait fait un
mensonge en se disant catholique ; néanmoins je l’invitai à ma table, et lui
ayant demandé ce qu’il croyait, il répondit : Je crois le Père, le Fils et le
Saint-Esprit unis dans une même puissance. Je lui dis : Si tu crois ce que tu
affirmes, quel motif t’a donc empêché de participer au sacrifice que nous avons
offert à Dieu ? Et il me dit : Parce que vous ne répondez pas comme vous le
devez au gloria, car nous disons, d’après l’apôtre Paul : Gloire à Dieu
le Père par le Fils ; et vous dites, Gloire au Père, au Fils et au
Saint-Esprit ; et de même que les docteurs de l’Église enseignent que le Père a
été annoncé dans ce monde par son Fils, Paul dit [I Timothée, 1,
17] : Au Roi des siècles, immortel, invisible, à l’unique Dieu
soit honneur et gloire dans les siècles des siècles ! Et je lui répondis :
Il n’y a pas un catholique, je pense, qui ne sache que le Père a été annoncé par
son Fils, mais en même temps qu’il a annoncé son Père sur la terre, il a attesté
sa propre divinité par ses miracles. Il a fallu que Dieu le Père envoyât son
Fils en ce monde pour lui montrer Dieu en personne, afin que les hommes qui
avaient refusé de croire aux patriarches, aux prophètes et à leurs législateurs,
crussent au moins à son Fils. Il est donc nécessaire de rendre gloire à Dieu
sous le nom des trois personnes, c’est pourquoi nous disons : Gloire à Dieu
le Père qui a envoyé son Fils, gloire à Dieu le Fils qui a racheté le monde de
son sang, gloire à Dieu le Saint-Esprit qui sanctifie l’homme racheté. Mais
toi qui dis : Gloire au Père par le Fils ! tu enlèves au Fils sa gloire,
comme s’il ne partageait pas la gloire de son Père parce qu’il a annoncé son
Père au monde. Le Fils, comme nous l’avons dit, a annoncé son Père au monde,
mais beaucoup ne l’ont pas cru, selon les paroles de saint Jean l’Évangéliste
[1, 12] : Il est venu chez soi, et les siens ne l’ont
point reçu ; mais il a donné à tous ceux qui l’ont reçu le pouvoir d’être faits
enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom. Et toi qui décries l’apôtre
Paul, et n’entends pas ses paroles, remarque comme il a parlé prudemment et
selon ce que chacun était en état d’entendre. Remarque comme il a prêché parmi
les incrédules sans paraître leur imposer aucun fardeau trop difficile à porter,
tellement qu’il dit à quelques-uns : Je ne vous ai nourris que de lait et non
de viandes solides, parce que vous n’en étiez pas capables, et à présent même
vous ne l’êtes pas encore [I Corinth., 3, 2].
La nourriture solide est pour les parfaits [Hébreux, 5, 14].
Et il dit à d’autres : Je n’ai point fait profession de savoir autre chose
parmi vous que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié [I
Corinth., 2, 2]. Maintenant veux-tu, ô hérétique, parce que Paul n’a
prêché que le Christ crucifié, douter de sa résurrection ? Fais plutôt attention
à sa prudence, et vois avec quelle adresse il dit à d’autres plus robustes dans
leur foi : si nous avons connu. Jésus-Christ selon la chair, maintenant nous
ne le connaissons plus de cette sorte [II Corinth., 5, 16].
Nie donc, accusateur de Paul, si ton esprit est capable d’une telle folie, que
le Christ ait été crucifié ; mais je te le demande, laisse toutes ces choses,
écoute de meilleurs conseils, applique un collyre à tes yeux troublés, et reçois
la lumière de la prédication apostolique. Car Paul parlait aux hommes selon ce
qu’était chacun, d’une manière moins relevée, afin de les élever ensuite au plus
haut faîte de la foi ; et comme il dit ailleurs [I Corinth., 9,
22] : je me suis fait tout à tous pour les sauver tous,
comment un mortel refusera-t-il la gloire au Fils, que le Père lui-même a
glorifié du haut du ciel, non pas une fois, mais deux ou trois fois ? Écoute
comme il a parlé du haut des cieux, lorsque le Saint-Esprit descendit sur la
tête du Fils, baptisé de la main de Jean : celui-ci est, dit-il, mon
fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection
[Matthieu, 17, 5]. Certainement, si tu as les oreilles assez bouchées
pour ne pas entendre cela, tu dois croire du moins ce qu’entendirent les apôtres
sur la montagne, lorsque Jésus, transfiguré dans sa gloire, parlait avec Moise
et Élie, du haut d’une nuée resplendissante, le Père dit : voici mon Fils
bien aimé, en qui j’ai mis toute mon affection, écoutez-le [II
épître de Pierre, 1, 17]. L’hérétique répondit à cela : le Père en
ceci ne rend nullement témoignage à la gloire du Fils ; il le désigne seulement
pour son fils. Et moi je lui dis : Si tu prends les choses de cette manière, je
te fournirai un autre témoignage par lequel le Père a glorifié son Fils. Au
moment de la Passion de notre Seigneur, lorsqu’il dit [Jean, 14,
1] : Mon Père glorifiez votre Fils, afin que votre Fils vous
glorifié ; qu’est-ce que le père lui a répondu du haut du ciel ? Ne lui
a-t-il pas dit [Ibid., 12, 28] : Je l’ai
déjà glorifié, et je le glorifierai encore ? Voilà donc que la propre voix
du père le glorifie, et toi tu t’efforces de lui enlever sa gloire. Mais ton
pouvoir ne répond pas à la volonté que tu montres. Et toi qui te portes
accusateur de l’apôtre Paul, écoute-le lorsque Jésus-Christ parle par sa bouche
: Que toute langue confesse que le Seigneur Jésus-Christ est dans la gloire
de Dieu son Père [Philip., 3, 11]. Maintenant,
s’il participe à la gloire de son Père, s’il habite dans la gloire avec son
Père, comment se fait-il que tu veuilles le déshonorer en le privant de sa
gloire ? Et comment ne rendra-t-on pas gloire parmi les hommes à celui qui règne
dans les cieux, avec une gloire égale à celle de son Père ? Confessons donc le
Christ Fils de Dieu pour le vrai Dieu, et reconnaissons que puisqu’ils n’ont
qu’une seule divinité, ils n’ont qu’une seule et même gloire. Après cela, je me
tus et terminai la discussion. L’envoyé se rendit vers le roi Chilpéric, et
après lui avoir offert les présents que lui envoyait le roi d’Espagne, il
retourna dans son pays.
Le
roi Chilpéric ayant appris que son frère Gontran avait fait la paix avec
Childebert son neveu, et qu’ils voulaient se réunir pour lui reprendre les
villes qu’il leur avait enlevées de force, se réfugia avec tous ses trésors dans
la ville de Cambrai et y emporta avec lui tout ce qu’il avait de meilleur. Il
envoya des messagers aux ducs et comtes des cités, pour les engager à réparer
les murs des villes, à renfermer leurs effets ainsi que leurs femmes et leurs
filles sous l’abri des remparts, et à se défendre courageusement si la nécessité
l’exigeait, de manière à ce que l’ennemi ne pût leur faire de mal. Il ajoutait :
Et si vous perdez quelque chose, lorsque nous reviendrons à prendre vengeance de
nos ennemis, vous en reprendrez davantage. Mais il ne savait pas que la victoire
est dans la main de Dieu. A plusieurs fois ensuite, il mit son armée en marche,
puis il lui ordonna de se tenir en repos dans ses frontières. Dans ces jours-là
il lui était né un fils qu’il fit nourrir dans sa maison de Vitry, de peur,
dit-il, que s’il était vu en public, il ne lui arrivât quelque mal et qu’il ne
mourût.
Le
roi Childebert alla en Italie, ce qu’apprenant les Lombards, et craignant d’être
défaits par son armée, ils se soumirent à sa domination, lui firent beaucoup de
présents, et promirent de lui demeurer fidèles et soumis. Le roi ayant obtenu
d’eux ce qu’il désirait retourna dans les Gaules, et ordonna de mettre en
mouvement une armée qu’il fit marcher en Espagne. Cependant il s’arrêta.
L’empereur Maurice lui avait donné, l’année précédente, cinquante mille sols
d’or pour chasser les Lombards de l’Italie. Ayant appris qu’il avait fait la
paix avec eux, il redemanda son argent, mais le roi, se confiant en ses forces,
ne voulut seulement pas lui répondre là dessus.
Il
se passa en Galice de nouveaux mouvements dont nous allons rendre compte.
Erménégild ayant encouru, comme nous l’avons dit [livre V],
la colère de son père, demeurait avec sa femme dans une ville d’Espagne,
comptant sur le secours de l’empereur, et de Miron [Mir – livre
V] roi de Galice. Ayant appris que son père venait vers lui avec une
armée, il chercha de quelle manière il devait s’y prendre pour le repousser et
le tuer, ne sachant pas, le malheureux, que le jugement de Dieu menace celui qui
médite de telles choses contre son père, fût-il hérétique. Après y avoir bien
pensé, parmi les nombreux milliers d’hommes qui l’accompagnaient , il choisit
trois cents hommes d’armes qu’il renferma dans le château d’Osser, dont l’église
contient des fontaines qui se remplissent par l’ordre spécial de Dieu. Son
projet était de lasser et de rompre ainsi la première impétuosité de son père,
afin de le vaincre ensuite plus facilement avec des troupes de moindre valeur,
mais plus nombreuses. Le roi Leuvigild connaissant sa ruse se fatiguait la tête
à délibérer disant : Si je vais contre lui avec toute mon armée réunie eu un
seul corps, elle sera cruellement accablée des traits de l’ennemi ; si je n’y
vais qu’avec un petit nombre de soldats, je ne pourrai vaincre cette troupe
d’hommes vaillants : ainsi donc j’irai avec tous. » Et, marchant vers le lieu où
étaient réunis ces vaillants hommes, il les défit, et brûla le château, comme on
l’a déjà raconté. Cette victoire obtenue, il apprit que le roi Miron venait
contre lui à la tête d’une armée ; l’ayant environné, il exigea de lui le
serment de lui être fidèle à l’avenir. Ils se firent des présents mutuels, après
quoi chacun retourna chez soi. Mais Miron retourné dans son pays, se mit au lit
peu de jours après, et mourut [en 582]. Sa maladie
était venue des mauvaises eaux et de l’insalubrité de l’air de l’Espagne. Après
sa mort son fils Euric sollicita l’amitié du roi Leuvigild, et lui ayant, comme
son père, prêté serment, régna sur le royaume de Galice. Mais, dans l’année, son
beau-frère Audica, qui était fiancé à sa sœur, vint avec une armée, le prit, le
fit clerc et ordonna qu’on lui imposât les honneurs du diaconat ou de la
prêtrise. Puis, ayant pris pour femme la veuve de son père [Sisegonthe],
il obtint le royaume de Galice. Leuvigild prit son fils Erménégild et l’emmena
avec lui à Tolède, puis le condamna à l’exil, mais il ne put tirer sa femme des
mains des Grecs.
Les sauterelles qui depuis cinq ans ravageaient la province de la Manche,
passèrent, cette année, en suivant la grande route, dans une autre province
voisine de celle-ci. Elles couvraient en longueur un espace de cent cinquante
milles, et celui de cent milles en largeur. Cette année parurent dans les Gaules
beaucoup de prodiges, et les peuples éprouvèrent de grandes calamités. On vit
des roses au mois de janvier, et il parut autour du soleil un grand cercle mêlé
de diverses couleurs, semblables à celles que déploie l’arc-en-ciel après la
pluie. Une cruelle gelée brûla les vignes, une tempête vint ensuite en divers
lieux ravager les vignes et les moissons, et ce qui restait fut consumé par une
épouvantable sécheresse. On vit sur quelques vignes un petit nombre de fruits
maigres, sur quelques autres point du tout. Si bien que les hommes irrités
contre Dieu ouvrirent les entrées des vignes et y introduisirent les brebis et
les chevaux, entremêlant de prières, les malheureux, le soin qu’ils prenaient de
se nuire à eux-mêmes, et disant : Que jamais durant l’éternité des siècles, ces
vignes ne produisent plus de sarments. Les arbres qui avaient donné des fruits
au mois de juillet, en donnèrent d’autres au mois de septembre. La maladie
revint attaquer les bestiaux avec une nouvelle violence, si bien qu’à peine en
demeura-t-il quelques-uns.
A
l’approche du mois de septembre, il arriva au roi Chilpéric une grande ambassade
des Goths. Retourné à Paris, il ordonna de prendre un grand nombre de serviteurs
appartenant aux maisons royales, et de les mettre dans des chariots ; comme
plusieurs pleuraient et ne voulaient pas s’en aller, il les fit tenir
prisonniers pour pouvoir plus facilement les obliger de partir avec sa fille. On
dit que plusieurs, craignant de se voir enlevés ainsi à leurs parents, de
douleur s’arrachèrent la vie au moyen d’un lacs. Le fils était séparé du père,
la mère de la fille, et ils s’en allaient avec de profonds gémissements et de
grandes malédictions ; on entendait tant de pleurs dans la ville de Paris qu’on
les a comparés aux pleurs de l’Égypte. Plusieurs personnes des meilleures
familles, contraintes de s’en aller ainsi, firent leur testament, donnèrent
leurs biens aux églises, et demandèrent qu’au moment où la fille de Chilpéric
entrerait en Espagne, on ouvrît ces testaments, comme si elles étaient déjà dans
le tombeau. Cependant il vint à Paris des envoyés du roi Childebert pour avertir
le roi Chilpéric de ne donner à sa fille aucune des villes qu’il tenait du
royaume du père de Childebert [Sigebert, roi d’Austrasie],
ni aucune partie de ses trésors, et de ne pas se permettre de toucher aux
esclaves, aux chevaux, aux jougs de boeufs, ni à rien de ce qui appartenait à
ces propriétés. Un de ces envoyés fut, dit-on, tué secrètement, mais je ne sais
par qui. Cependant les soupçons se portèrent sur le roi Chilpéric, ayant promis
de ne toucher à aucune de ces choses, convoqua les principaux Francs et ses
autres fidèles, et célébra les noces de sa fille. Elle fut remise aux envoyés
des Goths, et il lui donna de grands trésors ; mais sa mère y ajouta une telle
quantité d’or et d’argent ou de vêtements, que le roi, voyant cela, crut qu’il
ne lui restait plus rien. La reine, s’apercevant de son mécontentement, se
tourna vers les Francs, et dit : Ne croyez pas, ô Francs, qu’il y ait rien là
des trésors des rois précédents. Tout ce que vous voyez est tiré de mes
propriétés, car le roi très glorieux a été très libéral envers moi, et j’ai
amassé beaucoup de choses par mon labeur, et beaucoup d’autres viennent de ce
que j’ai recueilli tant sur les fruits que sur les tributs des maisons qui m’ont
été concédées. Vous m’avez fait aussi beaucoup de présents, desquels j’ai
composé ce que vous voyez devant vous, car il n’y a rien là des trésors publics.
Et ainsi elle trompa l’esprit du roi. Il y avait une telle immensité de choses
que, tant en or qu’en argent, et autres choses précieuses, on emmena cinquante
chariots. Les Francs apportèrent aussi beaucoup de présents ; les uns de l’or,
les autres de l’argent, quelques-uns des chevaux, plusieurs des vêtements ;
chacun donna ce qu’il put. La jeune fille ayant dit adieu avec beaucoup de
larmes et d’embrassements, lorsqu’elle sortait de la porte, l’essieu d’une des
voitures cassa ; tous se dirent alors à la malheure, ce que
quelques-uns prirent pour un augure. Étant ensuite partie de Paris, elle ordonna
de dresser ses tentes à huit milles de la ville. Durant la nuit, cinquante
hommes de sa suite se levèrent, prirent les cent meilleurs chevaux, tous les
freins d’or, deux grandes chaînes, et s’enfuirent vers le roi Childebert. Durant
tout le chemin, tous ceux qui pouvaient s’échapper prenaient la fuite, emportant
avec eux tout ce qu’il leur était possible d’attraper. On reçut aussi durant la
route ce cortège avec un grand appareil, aux dépens des diverses cités. Le roi
avait ordonné que là dessus on ne payât rien de son fisc ; tout fut fourni par
une contribution extraordinaire des pauvres gens.
Comme le roi craignait que son frère ou son neveu ne tendissent en route quelque
embûche à sa fille, il avait ordonné qu’elle marchât environnée d’une armée.
Avec elle étaient des hommes du premier rang, le duc Bobon, fils de Mummolène
[Mummolenus], avec sa femme, pour lui servir de
paranynphe ; Domégesile, Ansevald, le maire du palais Waddon, autrefois comte de
Saintes, le reste de la troupe, composé d’hommes du commun était au nombre de
plus de quatre mille. Les autres chefs et camériers qui, voyageaient avec elle
la quittèrent à Poitiers. Ses compagnons de route allaient tant qu’ils
pouvaient, et ils firent en chemin tant de butin, se livrèrent à tant de
pillages qu’on pourrait à grand’peine le raconter. Ils dépouillaient les cabanes
des pauvres , ravageaient les vignes, emportaient les sarments avec les raisin,
enlevaient les troupeaux en tout ce qu’ils pouvaient trouver, et ne laissaient
rien dans les lieu qu’ils traversaient, accomplissant ce qui a été dit par le
prophète Joël [1, 4] : La sauterelle a mangé les
restes de la chenille, le ver les restes de la sauterelle , et la nielle les
restes du ver. Ce fût ainsi que les choses se passèrent alors. Les restes de la
gelée furent détruits par les tempêtes, le reste des tempêtes fut brûlé par la
sécheresse ; et ce qu’avait laissé la sécheresse enlevé par les gens de guerre.
Tandis que ceux-ci continuaient leur route avec leur butin, Chilpéric, le Néron,
l’Hérode de notre temps, se rendit à sa maison de Chelles, éloignée de la ville
de Paris d’environ soixante stades. Là, il se livrait à l’exercice de la chasse
; mais un jour qu’il revenait de chasser, et qu’il faisait déjà nuit, comme il
descendait de cheval, s’appuyant d’une main sur l’épaule d’un de ses serviteurs,
un homme s’approcha, le frappa d’un couteau sous l’aisselle, et, réitérant son
coup, lui perça le ventre : aussitôt, rendant le sang en abondance, tant par la
bouche que par ses blessures, il rendit son âme inique. On a vu, par ce qui
précède, tout le mal qu’il avait fait, et qu’il brûla et dévasta souvent
plusieurs contrées, sans en ressentir aucune douleur, mais plutôt une grande
joie ; semblable à Néron, lorsque autrefois il chantait des tragédies au milieu
de l’incendie des palais [Suétone, VI, 38]. Souvent il
punit injustement des hommes pour avoir leur bien. Peu de clercs, de son temps,
parvinrent à l’épiscopat. Il était adonné à sa bouche, et faisait son Dieu de
son ventre, affirmant qu’il n’y avait pas d’homme plus sage que lui. Il a fait
deux livres de vers [livre V], prétendant imiter
Sédule [Sedulius] ; mais ces vers ne peuvent se
soutenir sur leurs faibles pieds, et faute de s’y entendre, il y a mis des
syllabes brèves à la place des longues, et des longues où il faudrait des
brèves. Il a fait d’autres opuscules, comme des hymnes et des messes qu’on ne
peut admettre en aucune manière. Il était l’ennemi des intérêts des pauvres, et
blasphémait assidûment contre les prêtres du Seigneur. Les évêques des églises
étaient, lorsqu’il se trouvait en particulier, le principal sujet de ses
dérisions et de ses plaisanteries : il appelait celui-ci inconséquent, cet autre
orgueilleux, celui-là verbeux, tel autre luxurieux ; il disait : celui-ci est
rempli de vanité, cet autre bouffi d’arrogance, car rien ne lui était plus
odieux que l’Église ; il disait souvent : Voilà que notre fisc demeure pauvre,
que nos richesses sont transférées aux églises ; personne ne règne, si ce n’est
les évêques ; notre dignité périt, et est transportée aux évêques des cités. Et
parlant ainsi, il violait sans cesse les testaments souscrits au profit des
églises, et foulait souvent aux pieds jusqu’aux ordres de son père, pensant
qu’il ne restait personne pour l’obliger d’accomplir ses volontés. L’imagination
ne peut fournir aucune sorte de débauche et de luxure qu’il n’accomplît en
réalité. Il cherchait sans cesse de nouveaux moyens de léser le peuple ; aux
gens qu’il trouvait coupables, il faisait arracher les yeux ; et dans les ordres
qu’il envoyait aux juges pour ses affaires, il ajoutait : Si quelqu’un méprise
nos commandements, qu’il soit condamné à avoir les yeux arrachés. Comme il
n’aimait véritablement personne, personne ne l’aimait, et dés qu’il eut rendu
l’esprit, tous les siens l’abandonnèrent. Mallulphe, évêque de Senlis, qui avait
déjà passé trois jours sous la tente, sans pouvoir parvenir à le voir, ayant
appris sa mort, vint laver son corps, le couvrit des meilleurs vêtements, et
ayant passé la nuit à chanter des hymnes, le mit sur une barque, et, alla
l’ensevelir à Paris dans la basilique de Saint-Vincent
[Saint-Germain-des-Prés], laissant la reine Frédégonde dans la
cathédrale de cette cité.
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