Quoique notre dessein soit de poursuivre l’histoire où nous
l’avons laissée dans les livres précédents, la piété réclame cependant
auparavant quelques mots sur la mort de l’évêque saint Sauve [Salvius
- Évêque d’Albi] arrivée, il est hors de doute, pendant cette
année [en 584]. Ayant vécu longtemps, comme il avait
coutume de le raconter lui-même, au milieu des habitudes du monde, il s’était
mêlé des affaires terrestres avec les puissants du siècle, mais sans se laisser
engager aux passions où sont entraînés d’ordinaire les esprits des jeunes gens.
Dès que le souffle de l’esprit divin se fut fait sentir au plus profond de ses
entrailles, abandonnant les rangs de la milice mondaine, il se retira dans un
monastère ; dévoué à Dieu, il comprit qu’il valait mieux être pauvre avec la
crainte du Seigneur, que de rechercher les avantages d’un siècle pervers. Dans
ce monastère il fut longtemps soumis aux règles instituées par les pères. Étant
parvenu à une plus grande force d’esprit et d’âge, à la mort de l’abbé supérieur
de ce monastère, il entreprit le soin de paître le troupeau , et lui qui, pour
diriger ses frères, semblait devoir se donner davantage au public, dès qu’il fut
élevé en dignité il se retira encore davantage. Il chercha une cellule plus
secrète ; dans la première, comme il l’affirmait lui-même, son corps, consumé
par une trop grande abstinence, avait changé plus de neuf fois de peau. La
dignité d’abbé étant venue le surprendre tandis que, dans cette humilité, il se
livrait aux oraisons et à la lecture, il pensa souvent qu’il eût mieux valu pour
lui vivre retiré parmi les moines que de recevoir le titre d’abbé aux yeux du
peuple. Enfin, disant adieu à ses frères et recevant aussi leurs adieux, il se
renferma. Il demeura dans cette solitude dans une plus grande abstinence qu’il
n’avait fait auparavant. Soigneux d’exercer la charité, lorsqu’il venait un
étranger, il lui accordait le tribut de ses oraisons et lui administrait
abondamment les choses bénites. Il guérit souvent par ce moyen un grand nombre
de malades. Une fois attaqué d’une violente fièvre, il gisait privé de
respiration sur son lit, voilà que soudainement la cellule, éclairée d’une
grande lumière, fut ébranlée. Sauve ayant levé les mains aux cieux en forme
d’actions de grâces, rendit l’âme. Les moines mêlant leurs gémissements à ceux
de la mère de leur abbé, emportent le corps du mort, le lavent dans l’eau, le
couvrent de vêtements, le placent dans un cercueil, et passent la nuit à gémir
et à chanter des psaumes. Le lendemain matin, la cérémonie des obsèques étant
préparée le corps commença à s’agiter dans le cercueil, et voilà qu’au grand
effroi des méchants, Sauve, comme sortant d’un profond sommeil, se leva, ouvrit
les yeux, et, les mains élevées, dit : Ô Seigneur miséricordieux ! pourquoi
m’as-tu fait revenir dans ce lieu ténébreux de l’habitation du monde, lorsque ta
miséricorde dans le ciel m’était meilleure que la vie de ce siècle pervers ?
Comme tous restaient stupéfaits, lui demandant ce que c’était qu’un tel prodige,
il ne leur répondit rien. Étant sorti du cercueil, et ne sentant plus du tout le
mal dont il avait souffert auparavant, il resta trois jours sans boire ni
manger. Le troisième jour, ayant rassemblé les moines et sa mère, il leur dit :
Écoutez, mes très chers frères, et sachez que tout ce que vous voyez dans ce
monde n’est rien ; mais, selon la parole du prophète Salomon, tout est vanité
[Eccl., 1, 2]. Heureux celui qui mène sur la terre une
conduite qui lui fisse mériter de voir la gloire de Dieu au ciel ! Après ces
mots, il hésita pour savoir s’il en dirait davantage ou s’il garderait le
silence. Comme il se taisait, tourmenté par les prières de ses frères pour qu’il
leur expliquât ce qu’il avait vu, il dit donc : Lorsqu’il y a quatre jours vous
m’avez vu mort dans ma cellule ébranlée, je fus emporté et enlevé au ciel par
des anges , de sorte qu’il me semblait que j’avais sous les pieds, non seulement
cette terre fangeuse, mais aussi le soleil et la lune, les nuages et les astres
; on m’introduisit ensuite par une porte plus brillante que ce jour dans une
demeure remplie d’une lumière ineffable et d’une étendue inexprimable, dont tout
le pavé était resplendissant d’or et d’argent ; elle était obstruée d’une si
grande multitude de différents sexes, que, ni en longueur, ni en largeur, les
regards ne pouvaient traverser la foule. Quand les anges qui nous précédaient
nous eurent frayé un chemin parmi les rangs serrés, nous arrivâmes a un endroit
que nous avions déjà considéré de loin et sur lequel était suspendu un nuage
plus lumineux que toute lumière ; on n’y pouvait distinguer ni le soleil, ni la
lune , ni aucune étoile, et il brillait par sa propre clarté beaucoup plus que
tous les astres ; de la nue sortait une voix semblable à la voix des grandes
eaux. Moi, pauvre pécheur, j’étais salué humblement par des hommes en habits
sacerdotaux et séculiers, et qui étaient, comme me l’apprirent ceux qui me
précédaient, des martyrs et des confesseurs que nous adorons ici-bas avec le
plus profond respect. M’étant placé dans l’endroit qu’on m’indiqua, je fus
inondé d’un parfum d’une douceur excessive, qui me nourrit tellement que je n’ai
encore ni faim ni soif. J’entendis une voix qui disait : Qu’il retourne sur
la terre, car il est nécessaire à nos Églises. J’entendais une voix, car on
ne pouvait voir celui qui parlait. M’étant prosterné sur le pavé, je disais en
gémissant : Hélas ! hélas ! Seigneur, pourquoi m’as-tu fait connaître ces
choses si je devais en être privé ? Voilà qu’aujourd’hui je suis rejeté de
devant ta face pour retourner dans un monde fragile, et ne pouvoir plus revenir
ici. Je t’en conjure, Seigneur, ne détourne pas de moi ta miséricorde ; je te
supplie de me laisser habiter ce lieu, de peur qu’après en être sorti je ne
périsse ; et la voix qui m’avait parlé dit : Vas en paix, car je suis ton
gardien jusqu’à ce que je te reconduise ici. Ayant donc laissé mes
compagnons, je descendis en pleurant, et sortis par la porte par où j’étais
entré. A ce discours tous restèrent stupéfaits, et le saint de Dieu recommença à
dire avec larmes : Malheur à moi qui ai osé révéler un tel mystère ! Voilà que
le doux parfum dont j’avais été embaumé dans le lieu saint, et qui m’a soutenu
pendant trois jours sans boire ni manger, s’est éloigné de moi. Ma langue est
couverte de blessures déchirantes, et si enflée qu’elle me semble remplir toute
ma bouche ; et je sais que j’ai déplu à Dieu mon Seigneur en divulguant ces
secrets. Mais, Seigneur, tu sais que je l’ai fait dans la simplicité de mon
coeur, et non dans l’orgueil de mon esprit. Je te prie donc de me pardonner, et
de ne pas m’abandonner selon ta promesse. Il dit et se tut ; puis il pria,
mangea et but. En écrivant ceci, je crains que quelque lecteur ne le trouve
incroyable, selon ce qu’a écrit Salluste [Catilina, III]
dans son histoire : Quand on rappelle la vertu et la gloire des grands hommes ;
chacun accueille sans peine ce qu’il croit pouvoir faire lui-même aisément ;
mais il regarde comme faux ce qui lui parait au dessus de ses forces. J’atteste
le Dieu tout-puissant que j’ai entendu dire de la propre bouche de saint Sauve
ce que je raconte ici.
Longtemps après le saint homme ayant quitté sa cellule, fut
promit à l’épiscopat et ordonné évêque malgré lui. Il remplissait ce ministère,
je crois, depuis dix ans lorsqu’une peste s’éleva dans la ville d’Albi. Déjà la
plus grande partie du peuple avait péri, et il ne restait qu’un petit nombre de
citoyens. Le saint homme, comme un bon pasteur, ne voulut point s’éloigner de ce
lieu ; mais il exhortait ceux qui restaient à se livrer constamment et avec
opiniâtreté à l’oraison et aux veilles, et à s’adonner au bien tant en actions
qu’en pensées, disant : Faites ainsi, afin que si Dieu veut, vous retirer de ce
monde, vous puissiez entrer, non en jugement, mais en repos. Sachant, comme je
le crois, par la révélation du Seigneur, qu’il allait être appelé auprès de lui,
il disposa son cercueil, lava son corps, revêtit une robe, et le visage tourné
vers le ciel, il rendit l’âme en paix. Il était d’une grande sainteté et sans la
moindre cupidité, ne voulant jamais avoir d’or. S’il était forcé d’en recevoir,
il le distribuait aussitôt aux pauvres. De son temps, le patrice Mummole
[Mummolus] emmenant captifs un grand nombre de citoyens
de cette ville, il le suivit et les racheta tous. Le Seigneur accorda à lui et à
son peuple une si grande faveur que ceux qui emmenaient les captifs lui
rendirent quelque chose du prix, et lui firent des présents sur le reste : ainsi
il rétablit dans leur ancienne liberté les prisonniers de sa patrie. Je sais
encore un grand nombre de belles actions de ce saint homme, mais j’en passe
beaucoup sous silence, parce que je veux retourner à l’histoire que j’ai
commencée.
Lorsque Chilpéric eut trouvé la mort qu’il cherchait depuis
longtemps, les Orléanais et les Blaisois réunis se jetèrent sur les gens de
Châteaudun, et les massacrèrent à l’improviste ; ils incendièrent les maisons,
les provisions, et tout ce qu’il leur était difficile d’emporter ; ils
s’emparèrent des troupeaux, et pillèrent tout ce qu’ils purent enlever. Pendant
qu’ils se retiraient, les habitants de Châteaudun et de Chartres s’étant réunis,
et ayant suivi leurs traces, leur firent subir le même traitement qu’ils en
avaient reçu, et ne laissèrent rien dans les maisons ni dehors. Des querelles
s’étant élevées entre eux, et les Orléanais ayant pris les armes, par
l’intervention des comtes la paix fut conclue jusqu’à l’audience solennelle,
c’est-à-dire jusqu’au jour où on jugerait quel parti avait injustement fait la
guerre à l’autre, et devait payer une juste composition : ainsi la guerre cessa.
Vedaste [Vedastès], surnommé Avon, qui
avait tué Loup [Lupus] et Ambroise [Ambrosius]
par amour pour la femme de ce dernier, qui était, dit-on, sa cousine germaine,
et qu’il épousa, commettait dans le Poitou un grand nombre de crimes. Ayant été
joint dans un certain lieu par le saxon Childéric, comme ils s’accablaient à
l’envi d’injures, il fut frappé d’un coup de lance par un des serviteurs de
Childéric. Tombé à terre, et blessé encore de plusieurs autres coups, son âme
perverse s’échappa avec son sang, et la justice divine vengea le sang innocent
qu’il avait répandu de sa propre main ; car ce misérable avait commis un grand
nombre de vols, d’homicides et d’adultères qu’il vaut mieux passer sous silence.
Le Saxon composa pourtant avec son fils pour le prix de sa mort.
La reine Frédégonde, devenue veuve, se rendit à Paris avec tous
ses trésors, qu’elle enferma sons la garde des murs de cette ville, et se
réfugia dans l’église cathédrale, où elle fut protégée par l’évêque Ragnemode ;
mais les trésoriers du roi enlevèrent les autres trésors demeurés dans la maison
de Chelles, et parmi lesquels était le bassin d’or qu’elle avait précédemment
fait faire, et ils se rendirent promptement vers le roi Childebert, résidant
alors dans la ville de Meaux.
La reine Frédégonde, après en avoir délibéré, envoya des députés
au roi Gontran pour lui dire : Que mon seigneur vienne, et prenne possession du
royaume de son frère. J’ai un petit enfant que je désire mettre dans ses bras,
et je me soumets moi-même humblement à son pouvoir. Le roi Gontran, ayant appris
la mort de son frère, le pleura amèrement. Modérant sa douleur, il rassembla une
armée et marcha sur Paris. Lorsqu’il eut été reçu dans les murs de cette ville,
le roi Childebert, son neveu, arriva d’un autre côté.
Les Parisiens n’ayant pas voulu recevoir Childebert, il envoya
des députés vers le roi Gontran , disant : Je sais, père très pieux, que ta
bonté n’ignore pas de quelle manière jusqu’à présent l’inimitié et la guerre ont
fait tort à tout le monde, de sorte que nul ne peut obtenir justice de ce qui
lui est dû ; je te supplie donc humblement qu’il te plaise d’observer les
conventions qui ont été passées entre nous après la mort de mon père. Alors le
roi Gontran répondit aux députés : Ô misérables et perfides, en qui il n’y a
rien de vrai, et qui n’observez pas vos promesses, voilà que sans avoir égard à
tout ce que vous m’avez promis, vous avez conclu avec le roi Chilpéric un
nouveau traité, pour que les deux rois partageassent entre eux mes États, après
m’avoir chassé du trône. Voilà vos traités, voilà vos signatures dont vous avez
scellé votre perfidie ; et de quel front maintenant osez-vous me demander que je
reçoive mon neveu Childebert, dont vous avez voulu me faire un ennemi par votre
perversité ? Les envoyés lui répliquèrent : Si la colère s’est réellement
emparée de ton âme que tu ne veuilles rien accorder à ton neveu de tout ce que
tu lui as promis, cesse au moins de retenir ce qui doit lui revenir du royaume
de Charibert. Gontran leur dit : Voilà les traités que nous avons faits entre
nous ; ils disent que celui qui, sans le consentement de son frère, entrera dans
la ville de Paris, perdra sa part, et aura pour juges et pour rémunérateurs le
martyr Polyeucte, ainsi que les confesseurs saint Hilaire et saint Martin.
Néanmoins, mon frère Sigebert est venu à Paris, et mort par le jugement de Dieu,
il a perdu sa part. Chilpéric en a fait de même. C’est à cause de ces
transgressions qu’ils ont perdu leur part ; comme ils sont morts selon le
jugement de Dieu, et conformément aux imprécations contenues dans le traité, je
veux soumettre à mon pouvoir, avec l’appui de la loi, tout le royaume et les
trésors de Charibert ; et je n’accorderai rien à personne que de ma propre
volonté. Retirez-vous donc, hommes mensongers et perfides, et annoncez à votre
roi ma résolution.
Ceux-ci s’étant retirés, Childebert envoya une seconde fois des
députés au roi Gontran, pour lui redemander la reine Frédégonde, lui disant :
Remets-moi cette homicide qui a fait périr ma tante, a tué mon père et mon
oncle, et a frappé du glaive jusqu’à mes cousins. Le roi lui répondit : Nous
réglerons toutes ces choses dans le plaid général que nous tiendrons, après y
avoir délibéré sur ce qu’il convient de faire. Il protégeait Frédégonde, et
l’invitait souvent à des repas, lui promettant qu’il serait pour elle un solide
appui. Un certain jour qu’ils étaient ensemble, la reine se leva, et dit adieu
au roi, qui la retint, en lui disant : Prenez encore quelque chose. Elle lui dit
: Permettez-moi, je vous en prie, seigneur, car il m’arrive, selon la coutume
des femmes, qu’il faut que je me lave pour enfanter. Ces paroles le rendirent
stupéfait, car il savait qu’il n’y avait que quatre mois qu’elle avait mis un
fils au monde : il lui permit cependant de se retirer.
Les principaux du royaume de Chilpéric, tels qu’Ansovald et
autres, se rassemblèrent auprès de son fils né, comme nous l’avons dit, de
quatre mois, l’appelèrent Clotaire, firent prêter, aux cités qui appartenaient
auparavant à Chilpéric, le serment de fidélité au roi Gontran et à son neveu
Clotaire.
Le roi Gontran ayant égard à la justice, rendit tous les biens
que les fidèles de Chilpéric avaient injustement enlevés à divers gens. Il fit
aussi beaucoup de présents aux églises, et il fit revivre les testaments des
morts qui avaient institué les églises leurs héritiers, testaments qui avaient
été supprimés par Chilpéric. Il se montra bienveillant envers beaucoup de gens,
effet beaucoup de bien aux pauvres.
Comme il n’était pas sûr des hommes parmi lesquels il était venu
[les Parisiens], il se munit d’armes, et il n’allait
jamais à l’église ou dans quelque autre des lieux qui lui plaisaient, sans être
accompagné d’une garde considérable. Il arriva qu’un certain dimanche, après que
le diacre eut fait faire silence au peuple, pour qu’on entendit la messe, le roi
s’étant tourné vers le peuple dit : Je vous conjure, hommes et femmes qui êtes
ici présents, gardez-moi une fidélité inviolable, et ne me tuez pas comme vous
avez tué dernièrement mes frères ; que je puisse au moins pendant trois ans
élever mes neveux que j’ai faits mes fils adoptifs, de peur qu’il n’arrive, ce
que veuille détourner le Dieu éternel ! qu’après ma mort vous ne périssiez avec
ces petits enfants, puisqu’il ne resterait de notre famille aucun homme fort
pour vous défendre. A ces mots tout le peuple adressa pour le roi des prières au
Seigneur.
Pendant que ces choses se passaient, Rigonthe, fille du roi
Chilpéric, s’avança jusqu’à Toulouse, avec les trésors dont nous avons parlé ;
voyant qu’elle touchait à la frontière des Goths, elle commença à retarder sa
marche, d’autant plus que les siens lui disaient qu’il fallait qu’elle s’arrêtât
dans cet endroit, parce qu’ils étaient fatigués du voyage, que leurs habits
étaient sales, leurs chaussures usées, et que les harnais de leurs chevaux, des
voitures et des chariots dans lesquels ils étaient montés, étaient en mauvais
état. Ils prétendaient qu’il fallait d’abord remettre en bon ordre toutes ces
choses, pour continuer leur voyage et paraître avec élégance devant son futur
époux, de peur que s’ils arrivaient mal équipés chez les Goths, on ne se moquât
d’eux. Tandis qu’ils s’arrêtaient pour ces raisons, la mort du roi Chilpéric
parvint aux oreilles du duc Didier. Ayant assemblé alors les guerriers les plus
hardis, il entra dans Toulouse, et ayant découvert les trésors de la reine
Rigonthe, il les lui enleva, les déposa dans une maison scellés de son sceau,
sous la garde de soldats courageux, et laissa à la reine à peine de quoi vivre,
jusqu’au moment de son retour dans la ville.
Il se hâta de se rendre auprès de Mummole, avec qui il avait
conclu une alliance deux ans auparavant. Mummole résidait dans la ville
d’Avignon avec Gondovald, dont nous avons parlé dans le livre précédent. Réuni
au duc Didier, Gondovald marchant sur Limoges, il arriva au bourg de
Brive-la-Gaillarde, où l’on dit que repose saint Martin disciple de notre saint
Martin ; là ayant été élevé sur un bouclier, il fut proclamé roi; niais au
troisième tour qu’on lui. faisait faire ainsi élevé dans l’assemblée des
guerriers, on rapporte qu’il tomba, de sorte que les mains des assistants purent
à peine le retenir. Ensuite il parcourut les cités environnantes.
Rigonthe demeurait à Toulouse, dans la basilique de Sainte-Marie,
où la femme de Ragnovald, dont nous avons parlé plus haut, s’était réfugiée,
craignant Chilpéric. Ragnovald, revenu d’Espagne, reprit sa femme et ses biens.
Il avait été envoyé en ambassade en Espagne par le roi Gontran.
Dans ce temps, un grand incendie, suscité par l’ennemi qui veille
toujours, consuma à Prives la basilique de Saint-Martin à tel point que l’autel
et les colonnes qui étaient faits de différentes espèces de marbre furent
réduits en cendre. Mais ce temple a été dans la suite si bien reconstruit par
l’évêque, Ferréole [Ferreolus – Évêque de Limoges],
qu’il paraissait n’avoir aucunement souffert. Les habitants sont remplis
d’admiration et de respect pour ce saint, parce qu’ils éprouvent souvent sa
miraculeuse puissance.
C’était dans le dixième mois [décembre]
de l’année que se passaient ces choses. On vit alors sur les ceps de vignes de
nouveaux sarments, avec des raisins tout formés, et les arbres couverts de
fleurs. Un grand météore parcourant le ciel éclaira au loin le monde avant que
la lumière du jour eût paru. On vit aussi dans le ciel briller des rayons ; on
aperçut pendant deux heures du côté du nord une colonne de feu comme suspendue
au ciel, et surmontée d’une grande étoile. La terre trembla à Angers ; et un
grand nombre d’autres prodiges se manifestèrent, pour, annoncer, je crois, la
mort de Gondovald.
Le roi Gontran envoya ses comtes pour s’emparer des cités que
Sigebert avait autrefois reçues du royaume de son frère Charibert ; il ordonna
de faire prêter serment à ces villes, et de les soumettre a son pouvoir. Les
habitants de Tours et de Poitiers voulurent passer à Childebert fils de Sigebert
; mais les habitants de Bourges ayant pris les armes, se préparèrent à marcher
contre eux, et incendièrent le pays de Tours. Ils mirent le feu à l’église de
Mareuil-sur-Cher dans le territoire de Tours ; et dans laquelle on conservait
les reliques de saint Martin ; mais par la protection du saint, dans un incendie
si dévorant, le mouton ainsi que les brins d’herbes qu’on avait placés sur
l’autel, ne furent pas consumés par le feu. Les Tourangeaux voyant ces incendies
envoyèrent une députation, disant qu’ils aimaient mieux se soumettre à temps au
roi Gontran, que de voir dévaster leur pays par la flamme ou le fer.
Aussitôt après la mort de Chilpéric, le duc Gararic avait marché
sûr Limoges, et lui avait fait prêter serment de fidélité au nom de Childebert.
Delà s’étant dirigé vers Poitiers, il avait été reçu par lès habitants et
demeurait dans cette ville. Ayant appris les maux que souffraient les
Tourangeaux, il envoya une députation, nous conjurant de ne pas nous livrer au
parti du roi Gontran , si nous voulions consulter, nos vrais intérêts, et de
nous souvenir plutôt de Sigebert , père de Childebert. Nous fîmes dire à notre
tour à l’évêque et aux citoyens de Poitiers que, s’ils ne se soumettaient pas à
temps au roi Gontran, ils subiraient les mêmes maux, car nous leur fîmes
observer que Gontran était maintenant père des deux fils de Sigebert et de
Chilpéric, qu’il les avait adoptés, et qu’il possédait ainsi tout le royaume
comme avait fait autrefois son père Clotaire. Ils ne se rendirent pas à nos
observations, et Gararic sortit de la ville comme pour aller chercher une armée,
y laissant Eberon serviteur du roi Childebert. Sichaire et Wiliachaire, comte
d’Orléans, qui demeurait alors à Tours, levèrent une armée contre les habitants
de Poitiers ; leur pays fût ravagé d’un côté par les Tourangeaux, et de l’autre
par les habitants de Bourges. Ils approchaient de la frontière, et avaient déjà
commencé à incendier des maisons, lorsque les poitevins leur envoyèrent des
députés disant : Nous vous prions d’attendre jusqu’au plaid que doivent tenir
ensemble les rois Gontran et Childebert ; que s’il est constant que le bon roi
Gontran possède ce pays, nous ne ferons aucune résistance : sinon, nous
reconnaîtrons le seigneur que nous devons servir. Les autres leur répondirent :
Rien ne nous regarde dans cette affaire, si ce n’est d’accomplir les ordres du
prince. Si vous ne voulez pas, nous allons continuer à ravager tout.
Ils incendièrent donc tout, et emmenèrent le butin et les prisonniers ;
les partisans de Childebert ayant été alors chassés de la ville, les habitants
prêtèrent au roi Gontran un serment qu’ils n’observèrent pas longtemps.
Le temps fixé pour le plaid étant arrivé, le roi Childebert
envoya vers le roi Gontran l’évêque Ægidius, Gontran Boson, Sigewald et beaucoup
d’autres. Lorsqu’ils furent entrés, l’évêque dit : Nous rendons grâce au Dieu
Tout-Puissant, ô roi très pieux, de ce qu’après bien des fatigues il t’a remis
en possession de tes pays et de ton royaume. Le roi lui dit: On doit rendre de
dignes actions de grâces au Roi des Rois, au Seigneur des Seigneurs dont la
miséricorde a daigné accomplir ces choses ; on ne t’en doit aucune à toi qui,
par tes perfides conseils et tes fourberies, as fait incendier l’année passée
tous mes États ; toi qui n’as jamais tenu ta foi à aucun homme, toi, dont
l’astuce est partout fameuse, et qui te conduis partout, non en évêque, mais en
ennemi de notre royaume ! A ces paroles, l’évêque, saisi de courroux, se tut. Un
des députés dit : Ton neveu Childebert te supplie de lui faire rendre les cités
dont son père était en possession. Gontran répondit â celui-ci : Je vous ai déjà
dit que nos traités me confèrent ces villes, c’est pourquoi je ne veux point les
rendre. Un autre député lui dit : Ton neveu te prie de lui faire remettre la
criminelle Frédégonde, qui a fait périr un grand nombre de rois, pour qu’il
venge sur elle la mort de son père, de son oncle et de ses cousins. Le roi lui
répondit : Elle ne pourra être remise en son pouvoir, parce qu’elle a un fils
qui est roi ; je ne crois pas à la vérité de tous les crimes que vous lui
imputez. Ensuite Gontran Boson s’approcha du roi comme pour lui rappeler quelque
chose ; et, comme il avait répandu que Gondovald venait d’être proclamé roi,
Gontran, prévenant ses paroles, lui dit : Ennemi de notre pays et de notre
trône, qui précédemment es allé en Orient exprès pour placer sur notre trône un
Ballomer (le roi appelait ainsi Gondovald), homme toujours perfide et qui ne
tiens rien de ce que tu promets ! Boson lui répondit : Toi, seigneur et roi, tu
es assis sur le trône royal, et personne n’ose répondre à ce que tu dis ; je
soutiens que je suis innocent de cette affaire. S’il y a quelqu’un, égal à moi,
qui m’impute en secret ce crime, qu’il vienne publiquement et qu’il parle. Pour
toi, très pieux roi, remets le tout au jugement de Dieu ; qu’il décide lorsqu’il
nous aura vu combattre en champ clos. A ces paroles, comme tout le monde gardait
le silence, le roi dit : Cette affaire doit exciter tous les guerriers à
repousser de nos frontières un étranger, dont le père a tourné la meule, et,
pour dire vrai, son père a manié la carde et fait de la laine. Et, quoiqu’il se
puisse bien faire qu’un homme s’occupe de deux métiers, un des députés répondit
à ce reproche du roi : Tu prétends donc que cet homme a eu deux pères, l’un
cardeur et l’autre meunier. Cesse, ô roi, de parler si mal, car on n’a point ouï
dire qu’un seul homme, si ce n’est en matière spirituelle, puisse avoir deux
pères. Comme ces paroles excitaient le rire d’un grand nombre, un autre député
dit : Nous te disons adieu, ô roi ! puisque tu ne veux pas rendre les cités de
ton neveu, nous savons que la hache est entière qui a tranché la tête à tes
frères ; elle te fera bientôt sauter la cervelle ; et ils se retirèrent après ce
bruyant débat. A ces mots le roi, enflammé de colère, ordonna qu’on leur jetât à
la tête pendant qu’ils se retiraient du fumier de cheval, des herbes pourries,
de la paille, du foin pourri et la boue puante des rues de la ville. Couverts
d’ordures, les députés se retirèrent, non sans essuyer un grand nombre d’injures
et d’outrages.
Pendant que la reine Frédégonde résidait dans une église de
Paris, Léonard, un de ses domestiques, qui arrivait de la ville de Toulouse,
étant venu vers elle, lui raconta les injures et les outrages auxquels sa fille
était en proie, lui disant : Comme par votre ordre j’ai voyagé avec la reine
Rigonthe, j’ai vu son abaissement et comment elle a été dépouillée de ses
trésors et de tous ses biens : m’étant échappé par la fuite, je viens annoncer à
ma maîtresse ce qui a été fait. A ces paroles, Frédégonde, entrant en fureur,
ordonna qu’on le mît à nu dans l’église même, et qu’après l’avoir dépouillé de
ses vêtements et d’un baudrier qu’il avait reçu en présent du roi Chilpéric, on
le chassât de sa présence. Elle fit pareillement battre, dépouiller et mutiler
les cuisiniers et boulangers, et tous ceux qu’elle sut de retour de ce voyage.
Elle essaya de noircir auprès du roi, par d’odieuses accusations, Nectaire
[Nectarius], frère de l’évêque Baudégésile
[Évêque du Mans], affirmant qu’il avait enlevé
beaucoup de choses des trésors du roi mort. Elle disait qu’il avait pris dans
l’office des peaux et des vins, et demandait qu’on le chargeât de chaînes et
qu’on le plongeât dans une obscure prison ; mais la douceur du roi et la
protection de Baudégésile empêchèrent qu’il n’en fût ainsi. Faisant tant
d’insolentes actions, cette reine ne craignait pas Dieu, dans l’église duquel
elle cherchait un asile. Elle avait alors auprès d’elle le juge Odon
[Audon], qui, du temps du roi Chilpéric, l’avait
conseillée dans une multitude de crimes. Ce fut lui qui, de concert avec le
préfet Mummole, soumit à un tribut public un grand nombre de Francs qui, dans le
temps du roi Childebert l’ancien, en avaient été exempts. Après la mort du roi,
les Francs le dépouillèrent et le mirent à nu, de manière qu’il ne lui resta que
ce qu’il put emporter sur lui. Ils incendièrent sa maison ; ils lui auraient
même ôté la vie s’il ne s’était réfugié dans l’église avec la reine.
Elle reçut avec colère l’évêque Prétextat que les habitants de
Rouen, après la mort du roi, rappelèrent de l’exil et rétablirent dans sa ville
avec une grande joie et en grand triomphe. Après son retour, il se rendit dans
la ville de Paris et se présenta au roi Gontran, le priant d’examiner avec soin
son affaire. La reine prétendait qu’on ne devait pas recevoir un homme qui avait
été éloigné du ministère pontifical par le jugement de quarante-cinq évêques.
Comme le roi voulait convoquer un synode à ce sujet, Ragnemode, évêque de Paris,
donna cette réponse au nom de tous les évêques : Sachez que les évêques lui ont
infligé une pénitence, mais qu’ils ne l’ont point absolument écarté de
l’épiscopat. Ayant été reçu par le roi et admis à sa table, il retourna ensuite
dans sa ville.
Promotus, que le roi Sigebert avait créé évêque de Châteaudun, en
avait été écarté après la mort du roi, parce que sa ville était du diocèse de
Chartres. Le jugement rendu contre lui [en 573 au Concile de
Paris] ne lui avait laissé que le ministère de la prêtrise. Il alla
trouver le roi pour le prier de lui rendre son évêché de Châteaudun ; mais
Pappole, évêque de la ville de Chartres, s’y opposa en disant que Châteaudun
était de son diocèse, et surtout en montrant le jugement des évêques ; de sorte
que Promotus ne put rien obtenir du roi , si ce n’est la restitution de ses
propres biens dans le territoire de Châteaudun, où il demeurait avec sa mère
encore vivante.
Pendant que le roi demeurait à Paris, un pauvre l’aborda en lui
disant : Écoute, roi, les paroles de ma bouche ; sache que Faraulf, autrefois
domestique de ton frère, veut te tuer ; j’ai appris que son projet était de te
porter un coup de couteau ou de lance, lorsque tu te rendras à l’église pour
entendre les prières du matin. Le roi, étonné, envoya appeler Faraulf : comme il
niait la chose, le roi, saisi de crainte, se munit d’armes. Il n’allait plus aux
lieux saints ni autre part sans être entouré d’hommes armés et de gardes.
Faraulf mourut peu de temps après.
Comme il s’élevait de grandes clameurs contre ceux qui avaient
été puissants sous le roi Chilpéric, parce qu’ils avaient enlevé à autrui des
métairies ou d’autres biens, le roi fit rendre tout ce qu’on avait pillé
injustement, comme nous l’avons déjà rapporté plus haut. Il ordonna à la reine
Frédégonde de se retirée dans le domaine de Reuil, situé dans le territoire de
Rouen ; elle y fut accompagnée par les hommes les plus considérables du royaume
de Chilpéric, qui, la laissant dans cet endroit avec l’évêque Mélanius, qui
avait été exilé de Rouen, se rendirent auprès de son fils, lui promettant de
l’élever avec le plus grand soin.
Frédégonde, retirée dans ce domaine , était très affligée de ce
qu’on lui avait enlevé son pouvoir, et, trouvant le sort de Brunehault meilleur
que le sien, elle envoya secrètement un clerc, son confident, pour l’entourer de
piéges et la tuer. Il devait s’introduire adroitement à son service, gagner sa
confiance, et la tuer secrètement. Étant donc venu, le clerc s’insinua auprès de
Brunehault par diverses ruses, disant : Je fuis loin de la face de la reine
Frédégonde ; et viens vous demander votre protection. Il commença à se rendre
serviable, agréable et soumis à tout le monde, et familier de la reine ; mais
peu de temps après on s’aperçut que c’était une fourberie. On l’enchaîna, on le
battit de verges ; et, après lui avoir fait avouer son dessein, on lui permit de
retourner vers sa maîtresse. Quand il lui eut rapporté ce qui s’était passé, et
qu’il n’avait pu exécuter ses ordres, elle lui fit couper les pieds et les
mains.
Pendant que ces choses se passaient ainsi [en 591],
le roi Gontran, revenu à Châlons, faisait de soigneuses recherches sur la mort
de son frère ; la reine accusa de ce crime Eberulf, son domestique, car elle
l’avait prié de demeurer avec elle après la mort du roi, sans pouvoir l’obtenir.
Cette inimitié s’étant donc accrue, la reine prétendit qu’il était le meurtrier
du prince, qu’il avait pillé beaucoup d’argent des trésors , et qu’il s’était
ainsi retiré à Tours. Elle dit donc au roi que, s’il voulait venger la mort de
son frère, c’était à cet homme qu’il devait l’imputer. Alors le roi jura devant
tous les grands qu’il voulait détruire non seulement Eberulf, mais sa postérité
jusqu’à la neuvième génération, afin de faire cesser, par leur mort, cette
coutume perverse de tuer les rois. Eberulf, instruit de ce dessein, se réfugia
dans la basilique de Saint-Martin, dont il avait souvent envahi les biens. Comme
on prit alors des mesures pour le garder, les gens d’Orléans et ceux de Blois
venaient tour à tour s’acquitter de cet office. Quinze jours s’étant écoulés,
ils s’en retournèrent avec un grand butin , emmenant les bêtes de somme, les
troupeaux et tout ce qu’ils avaient pu piller. Une dispute s’étant élevée entre
ceux qui emmenaient les bêtes de somme de Saint-Martin , ils se percèrent
réciproquement de leurs lances. Deux soldats qui emmenaient des mules entrèrent
dans une maison voisine pour demander à boire. Comme le propriétaire leur dit
qu’il n’avait pas de quoi leur donner à boire, ils levèrent leurs lances pour le
percer ; mais lui, saisissant une épée, les en frappa tous deux ; et tous deux
ils tombèrent et moururent. Les bêtes de somme de Saint-Martin furent rendues.
Les Orléanais firent alors de si grands ravages qu’on ne pourrait les rapporter.
Sur ces entrefaites, le roi concéda à différentes personnes les
biens d’Eberulf ; on exposa en public l’or, l’argent et les effets les plus
précieux : on confisqua ce qu’il avait déposé entre les mains de certaines gens
; on enleva ses troupeaux de chevaux, de porcs et de bêtes de somme. Une maison
située dans l’intérieur de la ville, qu’il avait enlevée à l’église, et qui
était remplie de vin, de provisions et de beaucoup d’autres choses, fut
entièrement pillée, et il n’en resta rien que les murailles. Il nous accusait
nous-mêmes de tout cela, nous qui prenions à ses affaires un sincère intérêt ;
et il répétait souvent que, s’il rentrait jamais en grâce auprès du roi, il se
vengerait sur nous de tout ce qu’il souffrait. Dieu, qui découvre le secret des
cœurs, sait que nous lui prêtions secours de tout notre pouvoir, et à bonne
intention, quoique auparavant il nous eût tendu beaucoup de piéges à l’occasion
des biens de saint Martin. Il existait cependant un motif pour me faire oublier
ses injures ; c’est que j’avais tenu son fils sur les fonts baptismaux. Mais je
crois que ce qui nuisait surtout à ce malheureux, c’est qu’il n’avait aucun
respect pour le saint évêque, car il commit souvent des meurtres dans le
portique même qui est aux pieds du saint, et se livrait continuellement à des
orgies et à de vains plaisirs. Un jour, déjà ivre, voyant qu’un prêtre tardait à
lui apporter du vin, il le frappa de coups de poing et avec un banc brisé,
tellement que le prêtre fut près de rendre l’âme , et peut-être fût-il mort si
les médecins ne l’eussent soigné. De peur du roi, Eberulf demeurait dans la
sacristie même de la sainte basilique. Lorsque le prêtre qui gardait les clefs
s’était retiré après avoir fermé les autres portes, des servantes entrant par la
porte de la sacristie avec d’autres domestiques d’Eberulf, venaient admirer les
peintures des parois, et examiner les ornements du saint sépulcre ; ce qui était
très scandaleux pour les religieux. Le prêtre en ayant été instruit, enfonça des
clous à la porte, et mit des verrous en dedans. Eberulf, pris de vin au sortir
d’un festin, ayant remarqué cela, pendant qu’au commencement de la nuit nous
chantions des psaumes dans la basilique, entra comme un furieux, et se mit à
m’accabler d’outrages et de malédictions, me reprochant, entre autres injures,
que je voulais le priver de la protection du saint. Étonné de l’extravagance qui
s’était emparée de cet homme, je m’efforçai de l’apaiser par de douces paroles ;
mais n’y pouvant réussir, je résolus de garder le silence. Comme je me taisais,
il se tourna vers le prêtre, et vomit contre lui un grand nombre d’injures,
l’insultant par des paroles insolentes, et moi par divers outrages. Voyant qu’il
était, pour ainsi dire, possédé du démon, nous sortîmes de la sainte basilique,
et fîmes cesser le scandale et Vigiles, trouvant de la plus grande indignité
que, sans respect pour le saint évêque, il eût excité une telle rixe devant son
tombeau même.
J’eus dans ce temps un songe que je racontai à Eberulf dans la
sainte basilique, disant : Il me semblait que je célébrais la cérémonie de la
sainte messe dans ce temple. Déjà l’autel était couvert du manteau de soie et
des offrandes, lorsque je vis tout à coup entrer le roi Gontran qui s’écriait
d’une voix forte : Arrachez du saint autel de Dieu l’ennemi de notre race,
arrachez d’ici un homicide. Entendant ces paroles, je me tournai vers toi,
et te dis : Malheureux, saisis le manteau de l’autel qui couvre les offrandes
sacrées, de peur qu’on ne t’arrache d’ici. Ayant saisi le manteau, tu
semblais près de le laisser échapper de ta main., et ne le tenais pas fortement.
Étendant les mains, je me présentai en face du roi, en disant : N’enlève pas
cet homme de la sainte basilique, de peur que tu ne coures risque de la vie, et
que le pouvoir du saint évêque ne te fasse périr ; ne te tue point, de ta propre
lance, car si tu le fais, tu perdras cette vie, ainsi que la vie éternelle.
Le roi m’ayant résisté, tu lâchas le manteau, et vins derrière moi et je t’étais
fort déplaisant. Revenant à l’autel, tu repris le manteau, et le lâchas une
seconde fois. Pendant que tu le tenais ainsi mollement, et que je résistais
énergiquement au roi, je me suis réveillé saisit de crainte, ignorant ce que
signifie ce songe. Quand je lui eus raconté cela, il me dit : Le songe que tu as
eu est véritable ; car il se rapporte bien à ma pensée. Je lui dis : Qu’a donc
imaginé ta pensée ? Il me répondit : J’avais résolu, si le roi ordonnait qu’on
m’arrachât de cet endroit, de tenir d’une main le manteau de l’autel, et de
l’autre, tirant mon épée, de t’en frapper d’abord, et de tuer ensuite autant de
clercs que j’en aurais trouvé. Ce n’eût pas été ensuite un malheur pour moi de
succomber à la mort, si j’eusse pu tirer vengeance des clercs de ce saint. Ces
paroles me saisirent de stupeur, et je m’étonnai de ce qu’était cet homme ; car
le diable parlait par sa bouche, et il n’eut jamais aucune crainte de Dieu.
Pendant qu’il était en liberté, il envoyait ses chevaux et ses troupeaux à
travers les moissons et les vignes des pauvres. Si ceux dont il détruisait les
récoltes les chassaient, il les faisait aussitôt battre par ses gens. Dans
l’angoisse même où il était, il rappela souvent qu’il avait ravi injustement les
biens du saint évêque. Enfin, l’année précédente, il avait excité un certain
homme de la ville à traduire en justice les intendants de l’Église. Alors, sans
égard pour la justice, il enleva à l’église, sous prétexte d’une prétendue
vente, les biens qu’elle possédait autrefois, et donna à son agent l’or qui
garnissait son baudrier. Il commit ainsi beaucoup d’autres indignités jusqu’à la
fin de sa vie que nous rapporterons dans la suite.
La même année, un Juif nommé Armentaire [Armentarius],
avec un compagnon de sa secte et deux Chrétiens, vint à Tours pour exiger le
paiement des cautions que lui avaient données le vicaire Injuriosus et Eunome
[Enomius], autrefois comte [de Tours],
pour l’avance qu’il avait faite des tributs publics. Les ayant interpellés, il
en reçut la promesse qu’ils lui remettraient l’argent avec les intérêts, et ils
lui dirent : Si vous venez dans notre maison, nous vous donnerons ce que nous
vous devons, et nous vous ferons d’autres présents, comme il est juste.
Armentaire y étant donc allé fut reçu par Injuriosus et admis à sa table ; le
repas terminé, à l’approche de la nuit, ils se mirent en marche pour aller dans
un autre lieu. On rapporte qu’alors les Juifs et les deux Chrétiens furent tués
par des gens d’Injuriosus, et jetés dans un puits voisin de la maison. A la
nouvelle de ce qui s’était passé, leurs parents vinrent à Tours, et sur les
renseignements fournis par quelques personnes, ils découvrirent le puits d’où
ils firent retirer les hommes. Injuriosus fut soupçonné coupable de ce crime. Il
fut appelé en jugement ; mais comme il désavouait fortement, le fait, et que les
parents n’avaient aucune preuve pour le convaincre, on arrêta qu’il se
déclarerait innocent par le serment. Les parents, peu contents de ce jugement,
remirent l’affaire à la décision du roi Childebert. Mais on ne trouva ni
l’argent ni les cautions du Juif mort. Beaucoup de personnes prétendaient alors
que le tribun Médard [Medardus] avait trempé dans ce
crime, parce qu’il avait aussi emprunté de l’argent du Juif. Injuriosus vint au
plaid en présence du roi Childebert, et attendit pendant trois jours, jusqu’au
coucher du soleil. Comme ses adversaires ne vinrent point, et que personne ne se
porta contre lui dans cette affaire, il retourna chez lui.
La dixième année du règne de Childebert [en 585],
le roi Gontran ayant convoqué les peuples de son royaume, leva une armée
considérable, dont la plus grande partie, avec les gens d’Orléans et de Bourges,
marcha contre les Poitevins qui avaient manqué à la fidélité qu’ils avaient
promise au roi. Ils envoyèrent d’abord à Poitiers des députés pour savoir s’ils
voulaient ou non les recevoir. Mérovée [Marovéus],
évêque de cette ville, accueillit mal les députés. L’armée étant entrée dans le
territoire de Poitiers se livra au pillage, aux incendies et aux meurtres ; ceux
qui s’en retournaient chargés de butin, en traversant le territoire de Tours,
traitèrent de la même manière les gens qui avaient déjà prêté serment au roi,
incendièrent les églises elles-mêmes, et pillèrent tout ce qu’ils purent
trouver. Cela dura longtemps, car les gens de Poitiers avaient grand’peine à se
décider à rentrer sous l’empire du roi. Mais lorsque l’armée s’approcha
davantage de la ville, et qu’on vit que la plus grande partie du pays était déjà
ravagée, les Poitevins envoyèrent des députés pour dire qu’ils se soumettaient
au roi Gontran. Les soldats ayant été reçus dans la ville, se jetèrent sur
l’évêque, disant que c’était lui surtout qui avait manqué de foi. Se voyant
ainsi serré de prés, il mit en pièces un calice d’or de l’office sacré, en fit
de la monnaie et se racheta, ainsi que le peuple.
Les soldats attaquèrent de même avec fureur Marileïf, qui avait
été le premier médecin de la maison du roi Chilpéric. Le duc Gararic l’avait
déjà bien pillé ; ils le dépouillèrent une seconde fois, tellement qu’ils ne lui
laissèrent aucun bien. Lui ayant enlevé ses chevaux, son or, son argent et tous
les meilleurs meubles qu’il possédât, ils le remirent lui-même au pouvoir de
l’église. Telle avait été la situation de son père qui faisait valoir les
moulins de l’église, et celle de ses frères, de ses cousins et de ses autres
parons qui étaient employés dans les cuisines et la boulangerie.
Gondovald voulut s’approcher de Poitiers, mais il n’osa pas, car
il apprit qu’une armée marchait contre lui. Il recevait au nom du roi Childebert
les serments des cités qui avaient appartenu au roi Sigebert, et faisait jurer
en son propre nom, à celles qui avaient appartenu aux rois Gontran ou Chilpéric,
de lui être fidèles. Il. se rendit ensuite à Angoulême, et en ayant reçu le
serment et fait des présents aux principaux de la ville, il marcha vers
Périgueux dont il outragea gravement l’évêque qui n’avait pas voulu le recevoir.
S’étant ensuite approché de Toulouse, Gondovald envoya des
députés vers Magnulf, évêque de cette ville, pour le prier de le recevoir. Mais
Magnulf, se rappelant les outrages qu’il avait essuyés de la part de Sigulf, qui
avait autrefois voulu s’élever au trône, dit aux citoyens : Nous savons que
Gontran est roi ainsi que son neveu Childebert : nous ne savons d’où vient
celui-ci. Préparez-vous donc, et si le duc Didier veut attirer sur nous cette
calamité, qu’il périsse du même sort que Sigulf ; qu’il soit un exemple pour
tous, afin qu’aucun étranger n’ose violer le trône des Francs. D’après ces
paroles les Toulousains se préparaient à résister, mais Gondovald étant arrivé
avec une grande armée, ils virent qu’ils ne pouvaient soutenir son attaque, et
le reçurent. Ensuite, pendant que l’évêque était assis â un repas avec Gondovald
dans la maison de l’église, il lui dit : Tu te prétends fils de Clotaire, mais
nous ne savons si c’est vrai ou non, et que tu puisses accomplir ton entreprise,
c’est ce qui nous paraît incroyable. Gondovald lui dit : Je suis fils du roi
Clotaire, je veux recouvrer à présent une partie de ses États, et je m’avancerai
promptement vers Paris où j’établirai le siège de mon royaume. L’évêque lui dit
: Il est donc vrai qu’il n’est resté personne de la race des Francs, si tu
accomplis ce que tu dis. Au milieu de cette altercation, Mummole ayant entendu
ces paroles, leva la main et frappa l’évêque de soufflets en lui disant :
N’as-tu pas honte de répondre ainsi follement et insolemment à un grand roi ?
Dès que Didier sut ce que l’évêque avait dit sur ce projet, enflammé de colère,
il porta les mains sur lui : après l’avoir frappé de coups de lance, de coups de
poing et de coups de pied, ils le lièrent avec une corde et le condamnèrent à
l’exil, pillant ses biens ainsi que ceux de l’église. Waddon, qui avait été
intendant de la maison de la reine Rigonthe, se joignit à eux : les autres
hommes qui étaient venus avec l’évêque prirent la fuite.
Cependant, l’armée de Gontran quitta Poitiers et se mit à la
poursuite de Gondovald. Un grand nombre de Tourangeaux avaient suivi Gondovald
attirés par l’appât du butin ; mais, dans les combats que livrèrent les
Poitevins, quelques-uns furent tués, et la plupart revinrent chez eux tout
dépouillés. D’autres Tourangeaux, qui s’étaient joints de leur côté à l’armée
Poitevine, s’en allèrent également. L’armée étant arrivée à la Dordogne,
commença à tâcher de savoir quelque chose sur Gondovald. A lui s’étaient joints,
comme nous l’avons dit plus haut, Didier, Bladaste et Waddon, intendant de la
maison de la reine Rigonthe. Ses premiers partisans étaient l’évêque Sagittaire
[Évêque de Gap] et Mummole. Sagittaire avait
déjà reçu la promesse de l’évêché de Toulouse.
Pendant que ces choses se passaient, le roi Gontran envoya un
certain Claude [Claudius], disant : Si tu vas et que,
faisant sortir Eberulf de la basilique de Saint-Martin, tu le frappes du glaive
ou le charges de chaînes, je t’enrichirai d’un grand nombre de présents ; mais
je t’avertis de ne faire aucune insulte à la sainte basilique. Claude, vain et
avaricieux, accourut promptement à Paris, sa femme étant du district de Meaux.
Il forma le projet d’aller voir la reine Frédégonde, disant : Si je vais la voir
j’en pourrai tirer quelque don, car je sais qu’elle est ennemie de l’homme vers
lequel on m’envoie. S’étant donc rendu auprès d’elle, il en reçut pour le moment
des présents considérables, et beaucoup de promesses si , arrachant Eberulf de
la basilique, il parvenait à le tuer ou à le charger de chaînes, après l’avoir
entouré de piéges, ou à l’égorger dans son appartement même. Arrivé à
Châteaudun, Claude pria le comte de lui donner trois cents hommes, comme pour
garder les portes de la ville de Tours ; mais c’était en effet pour qu’à son
arrivée il pût, avec leur secours, égorger Eberulf. Lorsque le comte eut mis ces
hommes en marche, Claude arriva à Tours. En route, il commença, selon la coutume
des barbares, à consulter les aruspices. Il demanda en même temps à beaucoup de
personnes si le pouvoir de saint Martin se manifestait actuellement contre les
perfides, ou du moins si les outrages faits à ceux qui avaient placé leur
confiance en lui étaient suivis d’une prompte vengeance.
Ayant disposé les soldats qu’il avait amenés pour l’aider, il
entra dans la sainte basilique. S’étant aussitôt rendu auprès du malheureux
Eberulf, il commença à lui faire des serments et à jurer par tout ce qu’il y
avait de plus sacré et même par la vertu de l’évêque présent, que personne ne
lui était plus sincèrement attaché que lui, et qu’il pourrait le réconcilier
avec le roi. Il avait médité ce projet disant : Si je ne le trompe par de faux
serments, je ne viendrai jamais à bout de lui. Le pauvre Eberulf lui voyant
faire de tels serments dans la sainte basilique, sous les portiques et dans tous
les endroits saints de l’édifice, crut à cet homme parjure. Un des jours
suivants, comme nous nous trouvions dans une métairie située presque à trente
milles de la ville, Claude fut invité avec Eberulf et d’autres citoyens à un
repas dans la sainte basilique, et là Claude l’eût frappé de son épée si ses
serviteurs eussent été plus éloignés de lui. Cependant Eberulf, imprudent et
vain, ne s’en aperçut point ; lorsque le repas fut fini, Eberulf et Claude se
promenèrent dans le vestibule de la maison épiscopale, se promettant tour à
tour, et avec des sermons réciproques, amitié et fidélité. Dans cette
conversation Claude dit à Eberulf : Il me plairait de boire un coup dans ton
logis si nous avions des vins parfumés, ou si ta générosité faisait venir des
vins plus forts. Eberulf ravi répondit qu’il en avait disant : Tu trouveras dans
mon logis tout ce que tu voudras ; que mon Seigneur daigne seulement entrer dans
ma chétive demeure. Il envoya ses serviteurs l’un après l’autre chercher des
vins plus forts, des vins de Latakié et de Gaza. Claude, le voyant seul et sans
ses gens, éleva la main contre la basilique et dit : Bienheureux Martin, faites
que je revoie bientôt ma femme et mes parents ; car le malheureux était placé
dans une cruelle alternative, il méditait de tuer Eberulf dans le vestibule, et
craignait le pouvoir du saint évêque. Alors un des serviteurs de Claude qui
était plus robuste, saisit Eberulf par derrière, le serra fortement dans ses
bras, et l’ayant renversé le livra, la poitrine découverte, aux coups du
meurtrier. Claude ayant dégainé son épée la dirigea contre lui. Mais Eberulf,
quoique retenu, tira de sa ceinture un poignard et se tint prêt à frapper. Au
moment où Claude, la main levée, lui enfonçait son fer dans le sein, Eberulf lui
plongea vigoureusement son poignard sous l’aisselle, et, en le retirant, lui
coupa le pouce d’un nouveau coup. Cependant les gens de Claude revenant armés,
percèrent Eberulf de différents coups. Il s’échappa de leurs mains, et, presque
mort, il s’efforçait de fuir ; mais ils lui déchargèrent sur la tête de grands
coups de sabre. La cervelle brisée, il tomba et mourut. Ainsi il ne fut pas
digne d’être sauvé par le Saint qu’il n’avait jamais prié sincèrement. Claude,
frappé de crainte, se réfugia dans la cellule de l’abbé, réclamant la protection
de celui pour le patron duquel il n’avait jamais eu de respect. Il lui dit : Un
crime énorme a été commis, et sans ton secours nous périssions. Comme il
parlait, les gens d’Eberulf se précipitèrent armés d’épées et de lances.
Trouvant la porte fermée, ils rompirent les vitres de la cellule, lancèrent
leurs javelots par les fenêtres, et percèrent d’un coup Claude déjà demi-mort ;
ses satellites se cachèrent derrière les portes et sous les lits. L’abbé, saisi
par deux clercs, eut de la peine à échapper vivant de ces épées. Les portes
ayant donc été ouvertes, la troupe des gens armés se précipita dans l’intérieur.
Quelques-uns des marguilliers et des pauvres de l’église, indignés du crime qui
venait d’être commis, s’efforcèrent de briser le toit de la cellule. Ces furieux
et d’autres misérables accoururent avec des pierres et des butons pour venger
l’insulte faite à la sainte basilique, supportant avec peine qu’on eût fait là
des choses jusqu’alors inouïes. Que dirai-je ? les fuyards furent arrachés de
leurs retraites, et massacrés impitoyablement. Le pavé de la cellule fut souillé
de sang. Après qu’on les eut tués, on les traîna dehors, et on laissa leurs
corps nus sur la terre froide. Les meurtriers, les ayant dépouillés, s’enfuirent
la nuit suivante. La vengeance divine s’appesantit immédiatement sur ceux qui
avaient souillé de sang humain le saint édifice : mais ce n’était pas un léger
crime que celui de l’homme que le saint évêque ne protégea pas contre un pareil
sort. Cette affaire mit le roi dans une grande colère ; mais lorsqu’il en sut la
raison, il s’adoucit : il fit présent à ses fidèles tant des meubles que des
immeubles que le malheureux Eberulf avait conservés de sa fortune particulière.
Sa femme, complètement dépouillée, demeura dans la sainte basilique. Les parents
de Claude et de ses gens emportèrent leurs corps dans leur pays, et les
ensevelirent.
Gondovald envoya vers ses amis deux députés , l’un et l’autre
clercs. L’un des deux, abbé de la ville de Cahors, cacha dans des tablettes
creuses et sous un sceau les dépêches qu’on lui avait confiées ; mais, ayant été
arrêté par les gens du roi Gontran, on trouva les dépêches, et on le conduisit
en présence du roi ; après l’avoir cruellement battu de verges, on le fit
garder.
Dans ce temps, Gondovald, demeurant à Bordeaux, avait acquis
l’affection de l’évêque Bertrand [Bertchramn]. Comme
il cherchait de tous côtés des secours, quelqu’un lui raconta qu’un certain roi
d’Orient, ayant enlevé le pouce du martyr saint Serge [Sergius],
l’avait implanté dans son bras droit, et que lorsqu’il était dans la nécessité
de repousser ses ennemis, aussitôt que, plein de confiance en ce secours, il
élevait le bras droit, l’armée ennemie, comme accablée de la puissance du
martyr, se mettait en déroute. A ces paroles, Gondovald s’informa avec
empressement s’il y avait quelqu’un en cet endroit qui eût été digne de recevoir
quelques reliques de saint Serge. L’évêque Bertrand forma alors le dessein de
lui livrer un certain négociant nommé Euphronius, qu’il haïssait parce qu’avide
de ses biens il l’avait fait raser autrefois et malgré lui, pour le faire
clerc ; ce que voyant, Euphronius passa dans une autre ville, et revint lorsque
ses cheveux eurent repoussé. L’évêque dit donc : Il y a ici un certain Syrien,
nommé Euphronius, qui, ayant transformé sa maison en une église, y a placé les
reliques de ce saint ; et, par le pouvoir du martyr, il a vu s’opérer plusieurs
miracles ; car, dans le temps que la ville de Bordeaux était en proie à un
violent incendie, cette maison, entourée de flammes, en fut préservée. Aussitôt
Mummole courut promptement avec l’évêque Bertrand à Li maison du Syrien ;
l’ayant entourée, il lui ordonna de lui montrer les saintes reliques. Euphronius
s’y refusa ; mais, pensant qu’on lui tendait des embûches par méchanceté, il dit
: Ne tourmente pas un vieillard, et ne commets pas d’outrages envers un saint ;
reçois ces cent pièces d’or, et retire-toi. Mummole insistant pour voir les
saintes reliques, Euphronius lui offrit deux cents pièces d’or ; mais il
n’obtint point à ce prix qu’ils se retirassent sans avoir vu les reliques. Alors
Mumrnole fit dresser une échelle contre la muraille (les reliques étaient
cachées dans une châsse au haut de la muraille, contre l’autel), et ordonna à
son diacre d’y monter. Celui-ci, étant donc monté au moyen de l’échelle, fut
saisi d’un tel tremblement lorsqu’il prit la châsse, qu’on crut qu’il ne
pourrait descendre vivant. Cependant, ayant pris la châsse attachée à la
muraille, il l’emporta. Mummole, l’ayant examinée, y trouva l’os du doigt du
saint, et ne craignit pas de le frapper d’un couteau. Il avait placé un couteau
sur la relique, et frappait dessus avec le dos d’un autre. Après bien des coups
qui eurent grand’peine à le briser, l’os, coupé en trois parties, disparut
soudainement : je crois qu’il n’était pas agréable au martyr qu’on touchât de la
sorte aux restes de son corps. Alors Euphronius s’étant mis à pleurer amèrement,
ils se prosternèrent tous en oraison, priant Dieu de leur montrer ce qui avait
été soustrait aux regards humains. Après cette oraison, on retrouva les
fragments. Mummole, en ayant pris un, se retira, mais, je crois, sans la faveur
du martyr, comme la suite le fit voir.
Pendant qu’ils demeuraient dans cette ville, ils firent ordonner
le prêtre Faustien [Faustanius] évêque de la ville de
Dax. L’évêque de cette ville était mort récemment, et Nicet [Nicetius],
comte de l’endroit, frère de Rustique [Rusticus],
évêque d’Aire, avait obtenu de Chilpéric un ordre pour se faire instituer évêque
de cette ville, car il était tonsuré. Mais Gondovald, voulant détruire les
ordonnances de Chilpéric, ordonna à l’assemblée des évêques de bénir Faustien.
L’évêque Bertrand, qui était le métropolitain, prenant ses précautions pour
l’avenir, fit faire cette bénédiction par Pallade [Palladius],
évêque de Saintes : dans ce moment, d’ailleurs, il avait les yeux fort malades
de chassie [ophtalmie]. Oreste, évêque de Bazas,
assista à cette ordination ; mais il le nia ensuite en présence du roi.
Gondovald envoya pour la seconde fois au roi deux députés, Zotane
et Zabulf, avec des baguettes consacrées, selon la coutume des Francs , pour
qu’ils n’essuyassent aucune injure, et qu’ils revinssent avec la réponse, après
avoir exposé le sujet de leur députation. Mais ces députés eurent l’imprudence,
avant d’être admis en présence du roi, d’expliquer à beaucoup de gens ce qu’ils
venaient demander. La nouvelle en étant aussitôt parvenue an roi, on les amena
devant lui chargés de chaînes. N’osant lui cacher ce qu’ils demandaient ni vers
qui et par qui ils étaient envoyés, ils lui dirent : Gondovald arrivé
dernièrement de l’Orient, se dit fils du roi Clotaire, votre père, et nous a
envoyés vers vous pour recouvrer la portion de son royaume qui lui est due. Si
vous ne la lui rendez pas, sachez qu’il viendra dans ce pays avec une armée ;
car les hommes les plus braves du pays situé au-delà de la Dordogne, se sont
joints à lui ; et il parle ainsi : Dieu jugera, lorsque nous en viendrons aux
mains sur le champ de bataille, si je suis ou non fils de Clotaire. Alors le
roi, enflammé de fureur, ordonna qu’on les étendît avec des poulies, et qu’on
les frappât fortement de verges, si bien que, si ce qu’ils disaient était vrai,
on le sût positivement, et que s’ils cachaient encore dans leur cœur quelque
artifice, la violence des tourments leur en arrachât l’aveu. Livrés à ces
suppliées toujours croissants, les députés dirent que la fille du roi Chilpéric
[Rigonthe] avait été envoyée en exil avec Magnulf,
évêque de Toulouse ; que tous les trésors avaient été enlevés par Gondovald ;
que tous les grands du roi Childebert l’avaient engagé à se faire roi, et
qu’entre autres, quelques années auparavant, lorsque Gontran Boson était allé à
Constantinople , c’était lui qui l’avait invité à passer dans les Gaules.
Le roi ayant fait battre et emprisonner les députés, manda son
neveu Childebert, afin que, réunis ensemble, ils entendissent ces hommes. Les
ayant donc interrogés ensemble, ceux-ci répétèrent aux deux rois ce qu’ils
avaient dit au roi Gontran seul. Ils affirmaient constamment que cette affaire
était connue, comme nous l’avons dit, de tous les seigneurs du royaume de
Childebert. Aussi quelques-uns de ces derniers, qu’on croyait enveloppés dans
cette affaire, craignirent de se rendre à cette assemblée. Alors le roi Gontran
ayant mis sa lance dans la main du roi Childebert, lui dit : C’est la marque que
je te donne tout mon royaume. Maintenant va, et soumets à ta domination toutes
ces cités comme les tiennes propres. Les crimes ont fait qu’il ne reste de ma
race que toi qui es le fils de mon frère. Je déshérite les autres ; sois mon
héritier pour me succéder dans mon royaume. Alors, ayant fait retirer tout le
monde, il prit le jeune roi en particulier et lui parla en cachette, lui ayant
auparavant expressément recommandé de ne divulguer à personne ce secret
entretien. Alors il lui indiqua quels étaient les hommes dont il devait
rechercher ou mépriser les conseils, ceux à qui il devait se confier ou qu’il
devait éviter, ceux qu’il devait combler de dons et de charges ou éloigner des
dignités. Il lui enjoignit de ne se confier en aucune manière à Ægidius, évêque
de Reims, qui avait toujours été son ennemi, et de ne point le garder auprès de
lui, parce qu’il avait souvent été parjure à son père et à lui. Ensuite, s’étant
réunis dans un repas, le roi Gontran exhorta toute son armée, disant : Voyez,
guerriers, que mon fils Childebert est déjà devenu un homme fait. Voyez, et
gardez-vous de le tenir pour un enfant. Renoncez aux méchancetés et aux
prétentions que vous entretenez, car c’est le roi auquel vous devez maintenant
obéir. Après ces paroles, ayant prolongé pendant trois jours les festins et la
joie, et ayant fait un grand nombre de présents, ils se séparèrent en paix.
Alors le roi Gontran rendit à Childebert tout ce qui avait appartenu à son père
Sigebert, lui recommandant de ne pas voir sa mère, de peur qu’on ne donnât à
celle-ci quelque moyen d’écrire à Gondovald, ou d’en recevoir des lettres.
Gondovald, instruit de l’approche de l’armée et abandonné par le
duc Didier, passa la Garonne avec l’évêque Sagittaire, les ducs Mummole,
Bladaste et Waddon, et se dirigea vers Comminges. Cette ville est située sur le
sommet d’une montagne séparée de toutes les autres ; au pied de cette montagne
coule une source abondante environnée d’un rempart très fort : on y descend de
la ville par un canal, et on y puise de l’eau à l’abri de tout danger. Gondovald,
étant entré dans cette ville au commencement du carême, parla ainsi aux citoyens
: Sachez que j’ai été élu roi par ceux qui sont dans le royaume de Childebert,
et que j’ai avec moi des forces considérables ; mais, comme mon frère Gontran
fait marcher contre moi une armée immense, il faut renfermer dans vos murs des
vivres et toutes les choses nécessaires, afin que vous ne périssiez pas par la
disette, jus- qu’à ce que la clémence de Dieu augmenté encore mes forces. Les
habitants crurent à ces paroles, et, après avoir renfermé dans la ville tout ce
qu’ils purent rassembler, ils se préparèrent à faire résistance. Dans ce temps,
le roi Gontran envoya à Gondovald, au nom de la reine Brunehault, une lettre où
on lui écrivait de congédier son armée, d’ordonner à chacun de retourner dans
son pays, et d’aller passer ses quartiers d’hiver à Bordeaux. Cette lettre était
une ruse pour savoir à fond ce que faisait Gondovald. Étant demeuré dans la
ville de Comminges, Gondovald parla aux habitants, disant : Voilà que l’armée
approche déjà, sortons pour lui résister. Quand ils furent sortis , les
guerriers de Gondovald s’étant emparés des portes et les ayant fermées,
chassèrent ainsi le peuple et, de concert avec l’évêque du lieu
[Rufin], s’emparèrent des vivres et de tout ce qu’ils purent trouver
dans la ville. Il y avait une si grande quantité de vivres et de vins que, s’ils
avaient fait une défense courageuse, ils auraient pu se soutenir pendant un
grand nombre d’années sans manquer d’aliments.
Les généraux du roi Gontran avaient entendu dire que Gondovald
était arrêté sur le rivage au-delà de la Garonne avec une nombreuse troupe, et
qu’il gardait avec lui les trésors qu’il avait enlevés à Rigonthe. Alors ils se
précipitèrent à la nage avec leurs chevaux dans la Garonne, et quelques soldats
de leur armée se noyèrent. Arrivés sur le bord et cherchant Gondovald, ils
trouvèrent des chameaux chargés de beaucoup d’or et d’argent, et des chevaux
fatigués qu’il avait laissés dans les chemins. Instruits qu’il demeurait
renfermé dans la ville de Comminges, et laissant là leurs chariots et autres
bagages avec le menu peuple, les plus braves guerriers, après avoir passé la
Garonne, se préparèrent à poursuivre Gondovald. S’étant hâtés, ils arrivèrent à
la basilique de saint Vincent, située près de la frontière de la cité d’Agen, où
on dit que le martyr consomma son sacrifice pour le nom de Jésus-Christ. Ils la
trouvèrent remplie des trésors des habitants qui espéraient que des chrétiens ne
violeraient pas la basilique d’un si grand martyr. On en avait fermé les portes
avec un grand soin. L’armée s’approcha promptement. Ne pouvant ouvrir les portes
du temple, ils y mirent le feu. Lorsque les portes furent consumées, ils
pillèrent toutes les richesses et tous les meubles qu’ils purent trouver, aussi
bien que les ornements sacrés. Mais la vengeance divine effraya un grand nombre
de soldats ; car, par la volonté de Dieu, plusieurs eurent les mains brûlées, et
il en sortait une épaisse fumée comme d’un incendie. Quelques-uns, possédés du
démon, couraient comme des furieux, invectivant contre le martyr. Plusieurs,
éloignés de leurs compagnons, se percèrent de leurs propres lances. Le reste de
l’armée continua sa marche non sans une grande crainte. Que dirai je ? on arriva
à Comminges, et toute l’armée campa dans la campagne environnante. Ayant dressé
les tentes, ils demeurèrent dans cet endroit. Ils ravagèrent tout le pays
d’alentour. Lorsque quelques soldats, pressés davantage par l’aiguillon de
l’avidité, s’écartaient loin des autres, ils étaient égorgés par les habitants.
Un grand nombre montaient sur la colline, et parlaient souvent
avec Gondovald, lui prodiguant des injures et lui disant : Es-tu ce peintre qui,
dans le temps du roi Clotaire, barbouillait dans les oratoires, les parvis et
les voûtes ? Es-tu celui que les habitants des Gaules appellent souvent du nom
de Ballomer ? Es-tu celui qui, à cause de ses prétentions, à si souvent été
tondu et exilé par les rois des Francs ? Fais-nous au moins savoir, ô le plus
misérable des hommes, qui t’a conduit dans ces lieux ? qui t’a donné l’audace
extraordinaire d’oser approcher des frontières de nos seigneurs et rois ? Si
quelqu’un t’a appelé, dis-le positivement ; voilà la mort étalée devant tes
yeux ; voilà la fosse que tu as cherchée longtemps, et dans laquelle tu viens te
précipiter. Dénombre-nous tes satellites ou déclare-nous ceux qui t’ont appelé.
Gondovald, entendant ces paroles, s’approchait et disait du haut de la porte :
Que mon père Clotaire m’ait eu en aversion, c’est ce que personne n’ignore ; que
j’aie été tondu par lui et ensuite par mes frères, c’est ce qui est connu de
tous. C’est ce motif qui m’a fait retirer, en Italie auprès du préfet Narsès ;
là j’ai pris une femme et engendré deux fils ; ma femme étant morte, je pris
avec moi mes enfants et allai à Constantinople ; j’ai vécu jusqu’à ce temps
accueilli par les empereurs avec une extrême bienveillance. Il y a quelques
années Gontran Boson étant venu à Constantinople, je m’informai de lui, avec
empressement, des affaires de mes frères, et je sus que notre famille était très
affaiblie et qu’il n’en restait que Childebert fils de mon frère et Gontran mon
frère ; que les fils du roi Chilpéric étaient morts avec lui et qu’il n’avait
laissé qu’un petit enfant ; que mon frère Gontran n’avait pas d’enfants, et que
mon neveu Childebert n’était pas un puissant guerrier. Alors Gontran Boson,
après m’avoir exactement exposé ces choses, m’invita en disant : Viens, tu es
appelé par tous les principaux du royaume de Childebert, et personne n’ose
s’opposer et toi, car nous savons tous que tu es fils de Clotaire; et il n’est
resté personne dans les Gaules pour gouverner ce royaume, à moins que tu ne
viennes. Ayant fait des présents à Gontran Boson, je reçus son serment dans
douze lieux saints, afin de venir ensuite avec sécurité dans ce royaume. Je vins
à Marseille où l’évêque me reçut avec une extrême bonté, car il avait des
lettres des principaux du royaume de mon neveu ; je m’avançai de là vers Avignon
auprès du patrice Mummole. Gontran, violant son serment et sa promesse, m’enleva
mes trésors et les retint en son pouvoir. Reconnaissez donc que je suis roi
comme mon frère Gontran ; cependant si votre esprit est enflammé d’une si grande
haine, qu’on me conduise au moins vers votre roi, et s’il me reconnaît pour son
frère, qu’il fasse ce qu’il voudra. Si vous ne voulez pas même cela, qu’il me
soit permis de m’en retourner là d’où je suis venu. Je m’en irai sans faire
aucune injure à personne. Pour que vous sachiez que ce que je dis est vrai,
interrogez Radegonde de Poitiers et Ingiltrude de Tours [livre V],
elles vous affirmeront la vérité de mes paroles. Pendant qu’il parlait ainsi, un
grand nombre accueillait son discours avec des injures et des reproches.
Le quinzième jour avait brillé sur ce siège, et Leudégésile
préparait de nouvelles machines pour détruire la ville : les chariots étaient
chargés de béliers, de claies et de planches, à couvert desquels l’armée
s’avançait pour renverser les remparts ; mais, en avançant, ils étaient si
accablés de pierres que tous ceux qui approchaient des murs succombaient
bientôt ; on jetait sur eux des marmites pleines de poix et de graisse
enflammée, et d’autres remplies de pierres. La nuit étant venue mettre fin au
combat, les assiégeants s’en retournèrent dans leur camp. Gondovald avait avec
lui Chariulf, homme riche et puissant, des magasins et des celliers duquel la
ville était remplie, et qui par ses biens nourrissait presque tous les citoyens.
Bladaste voyant ce qui se passait, et craignant que Leudégésile, après avoir
remporté la victoire, ne les livrât à la mort, mit le feu à la maison
épiscopale. Tandis que les assiégés accouraient tous pour apaiser l’incendie, il
s’échappa par la fuite. Le lendemain matin, l’armée se prépara de nouveau au
combat. Ils firent des faisceaux de broussailles pour combler le fossé profond
situé du côté de l’Orient ; mais cette invention ne fit aucun mal. L’évêque
Sagittaire faisait souvent, tout armé, le tour des remparts, et souvent du haut
du mur il jetait des pierres de sa propre main contre les assiégeants.
Ceux-ci voyant que rien ne pouvait réussir envoyèrent secrètement
des députés à Mummole, disant : Reconnais ton seigneur, et renonce enfin à cette
perversité. Quelle est en effet ta folie de te soumettre à un homme inconnu ? Ta
femme et tes enfants ont déjà été mis en captivité. Tes fils, à que nous
croyons, ont déjà été tués. Où te précipites-tu ? Qu’attends-tu, si ce n’est ta
ruine ? Ayant reçu ces avis, Mummole dit : Je vois que déjà notre règne touche à
sa fin, et notre puissance est tombée. Il reste une seule chose à faire ; si
j’obtiens sûreté pour ma vie, je pourrai vous dispenser d’un grand travail. Les
députés s’étant retirés, l’évêque Sagittaire, Mummole, Chariulf et Waddon
allèrent à l’église, où ils firent mutuellement serment que, s’ils avaient pour
leur vie de plus sûres garanties, ils abandonneraient l’amitié de Gondovald, et
le livreraient lui-même. Les députés, revenus une seconde fois , leur promirent
sûreté pour leur vie, et Mummole leur dit : Faites seulement
cela, et je remettrai Gondovald en vos mains ; et reconnaissant mon seigneur
roi, je me rendrai promptement vers lui. Alors ils lui promirent que, s’il
accomplissait ces choses, ils le recevraient en amitié ; et que, s’ils ne
pouvaient obtenir sa grâce du roi, ils le mettraient dans une église, pour qu’on
ne le punît pas de mort. Après avoir accompagné ces promesses de serments , ils
se retirèrent. Mummole, l’évêque Sagittaire et Waddon s’étant rendus auprès de
Gondovald, lui dirent : Tu sais quels serments de fidélité nous t’avons prêtés.
Écoute à présent un conseil salutaire, éloigne-toi de cette ville, et
présente-toi à ton frère comme tu l’as souvent demandé. Nous avons déjà parlé
avec ces hommes, et ils ont dit que le roi ne voulait pas perdre ton appui,
parce qu’il est resté peu d’hommes de votre race. Mais Gondovald , comprenant
leur artifice, leur dit tout baigné de larmes : C’est sur votre invitation que
je suis venu dans les Gaules, Gontran Boson m’a enlevé une partie de mes trésors
qui contiennent des sommes immenses d’or et d’argent et différents objets, et le
reste est dans la ville d’Avignon. Quant à moi, plaçant, après le secours de
Dieu, tout mon espoir en vous, je me suis confié à vos conseils, et j’ai
toujours souhaité de régner par vous. Maintenant, si vous m’avez trompé,
répondez-en auprès de Dieu, et qu’il juge lui-même ma cause. A ces paroles
Mummole répondit : Nous ne te disons rien de mensonger ; mais voilà des hommes
très braves qui attendent ton arrivée à la porte. Défais maintenant mon baudrier
d’or dont tu es ceint, pour ne pas paraître marcher avec orgueil ; prends ton
glaive et rends-moi le mien. Gondovald lui dit : Je ne vois dans ces paroles
autre chose que la perte de ce que j’ai reçu et porté par amitié pour toi. Mais
Mummole affirmait avec serment qu’on ne lui ferait aucun mal. Étant donc sortis
de la porte, Gondovald fut reçu par Ollon [Ollo],
comte de Bourges , et par Boson. Mummole étant rentré dans la ville avec ses
satellites, ferma la porte très solidement. Se voyant livré à ses ennemis,
Gondovald leva les mains et les yeux au ciel, et dit : Juge éternel, véritable
vengeur des innocents, Dieu de qui toute justice procède, à qui le mensonge
déplaît, en qui ne réside aucune ruse ni aucune méchanceté, je te confie ma
cause, te priant de me venger promptement de ceux qui ont livré un innocent
entre les mains de ses ennemis. » Après ces paroles, ayant fait le signe de la
croix, il s’en alla avec les hommes ci-dessus nommés. Quand ils se furent
éloignés de la porte, comme la vallée située au-dessous de la ville descend
rapidement, Ollon l’ayant poussé le fit tomber, en s’écriant : Voila votre
Ballomer qui se dit frère et fils de roi. Ayant lancé son javelot, il voulut
l’en percer ; mais l’arme, repoussée par la cuirasse, ne lui fit aucun mal.
Comme Gondovald s’était relevé et s’efforçait de remonter sur la hauteur, Boson
lui brisa la tête d’une pierre ; il tomba aussitôt et mourut. Tous les soldats
accoururent, et l’ayant percé de leurs lances, ils lui lièrent les pieds avec
une corde, et le traînèrent tout à l’entour du camp. Lui ayant arraché les
cheveux et la barbe, ils le laissèrent sans sépulture dans l’endroit où ils
l’avaient tué. La nuit suivante, les principaux enlevèrent secrètement tous les
trésors qu’ils purent trouver dans la ville, ainsi que les ornements de
l’église. Le lendemain les portes ayant été ouvertes, l’armée entra et égorgea
tous les assiégés, massacrant aux pieds même des autels de l’église les pontifes
et les prêtres du Seigneur. Après avoir tué tous les habitants, de telle sorte
qu’il n’en resta pas un seul, ils mirent le feu à toute la ville, aux églises et
aux autres édifices, si bien qu’il ne resta plus que le sol.
Leudégésile, étant retourné au camp avec Mummole , Sagittaire,
Chariulf et Waddon, envoya secrètement des messagers au roi, pour lui demander
ce qu’il voulait qu’on fit de ces hommes. Gontran ordonna de les faire mourir.
Alors Waddon et Chariulf ayant laissé leurs fils pour otages, s’éloignèrent. La
nouvelle de leur mort ayant été répandue, lorsque Mummole en fut instruit, il
s’arma et se rendit à la tente de Leudégésile qui le voyant, lui dit : Pourquoi
viens-tu ici comme un fugitif ? Mummole lui répondit : Je m’aperçois qu’on
n’observe en rien la foi promise, car je me vois placé sur le bord de ma perte.
Leudégésile lui dit : Je vais aller dehors, et j’apaiserai tout. Étant sorti, il
ordonna d’entourer aussitôt la tente pour y tuer Mummole. Celui-ci, après avoir
longtemps résisté aux combattants, vint à la porte. Comme il sortait, deux
soldats le percèrent avec leur lance de chaque côté ; aussitôt il tomba et
mourut. A cette vue, l’évêque fut frappé de crainte et de consternation.
Quelqu’un des assistants lui dit : Vois de tes propres yeux ce qui se passe,
évêque ; couvre-toi la tête pour ne pas être reconnu, et gagne la forêt pour t’y
cacher quelque temps, et t’échapper lorsque la fureur sera apaisée. L’évêque
ayant accepté ce conseil, essayait de s’enfuir la tête couverte, lorsque
quelqu’un, ayant tiré son épée, lui trancha la tête avec son capuchon. Ensuite,
s’en retournant, chacun dans son pays, ils se livrèrent dans le chemin au
pillage et au meurtre. Dans ce temps Frédégonde envoya Cuppan [Cuppa]
à Toulouse, pour en arracher sa fille Rigonthe à tout prix. La plupart
rapportent que Cuppan avait été envoyé afin que, s’il trouvait Gondovald vivant,
il l’attirât par beaucoup de promesses, et l’amenât à Frédégonde. Mais n’ayant
pu accomplir ce dessein, il ramena de Toulouse la reine Rigonthe qui avait
essuyé bien des humiliations et des outrages.
Le duc Leudégésile se rendit auprès du roi, avec tous les trésors
dont nous avons parlé ; le roi les distribua ensuite aux pauvres et aux églises.
Ayant pris la femme de Mummole [Sidonia (Frédégaire)],
le roi commença à lui demander ce qu’étaient devenus les trésors qu’il avait
amassés. Sachant que son mari était tué, et que tout leur orgueil était tombé
par terre, elle découvrit tout, et déclara qu’il y avait encore dans la ville
d’Avignon de grandes sommes d’or et d’argent qui n’étaient pas venues à la
connaissance du roi. Gontran envoya aussitôt des hommes chargés de les lui
apporter, et de lui amener aussi un serviteur en qui Mummole se fiait beaucoup,
et à qui il les avait remis. Ces hommes s’étant rendus à Avignon, prirent tout
ce qu’on avait laissé dans la ville. On rapporte qu’il y avait deux cent
cinquante talents d’argent, et plus de trente talents d’or. On dit que Mummole
les avait enlevés d’un ancien trésor. Le roi les ayant partagés avec son neveu
Childebert, distribua presque toute sa part aux pauvres, ne laissant à la femme
de Mummole que ce qu’elle avait eu de ses parents.
On amena aussi au roi le serviteur de Mummole, qui était d’une si
grande taille qu’il dépassait, dit-on, de deux ou trois pieds les plus grands.
C’était un charpentier, il mourut peu après.
Ensuite les juges rendirent un arrêt de condamnation contre ceux
qui avaient négligé de se rendre à cette expédition. Le comte de Bourges
[Ollon] envoya ses serviteurs pour qu’ils dépouillassent,
sur les terres de l’église de Saint-Martin qui est située dans ce territoire,
les hommes qui se trouvaient dans ce cas. Mais l’agent de cette église commença
à leur résister fortement, en disant : Ce sont les hommes de saint Martin : ne
leur faites aucun mal, car ils n’avaient pas coutume de marcher pour de telles
affaires. Ils lui dirent : Il n’y a rien de commun entre nous et ton Martin que
dans toutes les affaires tu mets toujours vainement en avant ; mais toi et eux
vous allez payer l’amende, pour avoir négligé les ordres du roi. En disant ces
mots, l’homme entra dans le vestibule de la maison. Aussitôt il tomba frappé de
douleur, et commença à souffrir amèrement. S’étant tourné vers l’agent de
l’église, il lui dit d’une voix lamentable : Je te prie de faire sur moi le
signe de la croix, et d’invoquer le nom de saint Martin. Je reconnais la
grandeur de son pouvoir ; car en entrant dans le vestibule, j’ai vu un vieillard
tenant dans sa main un arbre qui étendant bientôt ses branches a couvert tout le
vestibule. Une de ces branches m’a touché, et troublé du coup, je suis tombé. Et
appelant les siens, il leur demanda de le mettre dehors. Étant sorti, il
commença à invoquer avec ardeur le nom de saint Martin. Alors il éprouva quelque
soulagement et fut guéri.
Didier se renferma avec ses biens dans un fort. Waddon, intendant
de la maison de Rigonthe, passa auprès de la reine Brunehault qui le reçut, et
le congédia avec des présents et des faveurs. Chariulf gagna la basilique de
Saint-Martin.
Il y avait dans ce temps une femme qui avait un esprit de Python,
et qui valait par ses divinations beaucoup d’argent à ses maîtres ; elle parvint
tellement en grâce auprès d’eux qu’elle en obtint sa liberté, et fut laissée à
ses volontés. Si quelqu’un éprouvait quelque vol ou quelque autre perte, elle
déclarait aussitôt où le voleur était allé, à qui il avait remis son vol, ou ce
qu’il en avait fait. Elle amassait chaque jour de l’or, et de l’argent,
paraissant avec des vêtements pompeux, de sorte que, les peuples croyaient qu’il
y avait en elle quelque chose de divin. La nouvelle en étant parvenue à Agéric,
évêque de Verdun, il envoya quelqu’un pour l’arrêter. Lorsqu’elle fut arrêtée et
amenée vers lui, il comprit, d’après ce que nous lisons dans les Actes des
Apôtres [16, 16], qu’elle avait un esprit de Python.
Lorsqu’il eut prononcé sur elle l’exorcisme, et oint son front de l’huile
sainte, le démon cria et découvrit au pontife ce que c’était ; mais comme il ne
put chasser le démon de cette femme, il lui permit de s’en aller. Voyant qu’elle
ne pouvait habiter dans ce lieu, elle alla trouver la reine Frédégonde, auprès
de laquelle elle se cacha.
Cette année, presque toute la Gaule fut accablée de la famine :
beaucoup de gens firent du pain avec des pépins de raisin, des noisettes et des
racines de fougère desséchées et réduites en poudre : on y mêlait un peu de
farine ; d’autres firent de même avec du blé encore vert : il y en eut même
beaucoup qui, n’ayant pas de farine, cueillaient différentes herbes, et après
les avoir mangées, mouraient enflés ; plusieurs moururent consumés par la faim.
Les marchands pillaient alors le peuple d’une manière criante, tellement qu’ils
donnaient à peine, pour un trias, une mesure de froment ou une demi-mesure de
vin. Les pauvres se mettaient en servitude, afin d’avoir quelques aliments.
Dans ce temps, le marchand Christophore
[Christophe] alla à Orléans, parce qu’il avait appris qu’on y avait
porté beaucoup de vin : il y alla donc, acheta le vin, et le fit transporter
dans des bateaux. Ayant reçu de son beau-père beaucoup d’argent, il fit la route
à cheval avec deux domestiques saxons. Les serviteurs haïssaient leur maître
depuis longtemps, et s’étaient souvent enfuis de chez lui, parce qu’il les
battait inhumainement. Comme ils traversaient une forêt, leur maître marchant
devant, un des serviteurs lui jeta sa lance, et le transperça. Christophore
étant tombé, l’autre lui coupa la tête avec sa framée, et l’ayant ainsi tous
deux déchiré en morceaux, ils le laissèrent sans vie : après s’être emparés de
son argent, ils se sauvèrent. Le frère de Christophore, ayant fait ensevelir son
corps, envoya ses gens à la poursuite des deux serviteurs ; ayant atteint le
plus jeune, tandis que le plus âgé s’enfuyait avec l’argent, ils le lièrent. En
revenant, comme ils laissaient aller le prisonnier plus librement, il se saisit
de la lance, et en frappa un de ceux qui l’emmenaient ; mais les autres l’ayant
conduit jusqu’à Tours, on lui infligea divers supplices ; on lui trancha la
tête, et on le pendit déjà mort.
Il s’éleva alors, parmi les habitants de Tours de cruelles
guerres civiles. Pendant que Sichaire, fils de Jean, célébrait avec Austrégisile
et d’autres habitants, dans le bourg de Mantelan, la fête de Noël, un prêtre du
lieu envoya son serviteur vers quelques hommes pour les prier de venir boire
avec lui dans sa maison. Le serviteur étant venu, un de ceux qui étaient invités
tira son épée et ne craignit pas de l’en frapper, aussitôt le malheureux tomba
et mourut. Sichaire, qui entretenait amitié avec le prêtre, ayant appris que son
serviteur avait été tué, saisit des armes et gagna l’église, attendant
Austrégisile qui, à la nouvelle de ces choses, s’arma et marcha contre lui. Les
deux partis en vinrent aux mains avec fureur ; Sichaire arraché d’entre les
clercs, se sauva dans sa métairie, abandonnant, dans la maison du prêtre, quatre
serviteurs blessés, ainsi que de l’argent et des vêtements. Après sa fuite,
Austrégisile l’attaqua de nouveau, tua les serviteurs et enleva l’or et l’argent
avec tout le reste. Ils furent cités ensuite pour être jugés par les citoyens,
et on ordonna qu’Austrégisile, qui était homicide et qui, après avoir tué les
serviteur, avait pillé les biens, serait condamné aux termes de la loi. Peu de
jours après que le plaid eut été commencé, Sichaire, ayant appris que tout ce
qu’Austrégisile avait enlevé était gardé chez Annon son fils et chez son frère
Eberulf, laissa là le plaid, se réunit à Audin pour exciter une émeute, et
pendant la nuit se précipita sur eux avec des hommes armés. Ayant brisé la
demeure dans laquelle ils dormaient, ils massacrèrent le père, le fils et le
frère, et emmenèrent leurs troupeaux après avoir tué les esclaves. A cette
nouvelle, vivement affligés, nous envoyâmes vers eux une députation accompagnée
d’un juge pour leur dire de venir en notre présence, et de s’en retourner en
paix après avoir reçu une composition pour que les querelles ne se
multipliassent pas davantage. Lorsqu’ils furent venus et que les citoyens furent
rassemblés, je dis : Gardez-vous, ô hommes ! de persister dans vos crimes, de
peur que le mal n’aille encore plus loin. Nous avons déjà perdu des enfants de
l’Église ; je crains que cette querelle ne nous en fasse perdre encore d’autres
; soyez donc en paix, je vous en prie, et que celui qui a fait le mal s’en
rachète avec charité, pour que vous soyez des fils pacifiques dignes d’obtenir
du Seigneur le royaume des cieux ; car il dit lui-même : bienheureux les
pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu !
[Matthieu, 5, 9] Voyons donc, et, si celui qui a fait la faute n’est
pas assez riche, il sera racheté par l’argent de l’Église, car il ne faut pas
que son âme périsse. En disant ces mots, j’offris l’argent de l’Église ; mais le
parti de Chramnisinde qui portait plainte de la mort de son père, de son frère
et de son oncle, ne voulut pas le recevoir. Quand ils se furent retirés,
Sichaire, se préparant à aller vers le roi, partit pour Poitiers, afin de voir
sa femme. Comme il avertissait un esclave de travailler et qu’il le frappait de
coups de verges, l’esclave tira son épée et ne craignit pas d’en frapper son
maître. Sichaire étant tombé à terre, ses amis accoururent, et ayant arrêté
l’esclave, ils le frappèrent de verges, lui coupèrent les pieds et les mains,
après quoi ils le condamnèrent à la potence. Le bruit de la mort de Sichaire
parvint à Tours. Chramnisinde en étant instruit, avertit ses parents et ses amis
et courut à la maison de Sichaire ; pillant tous les biens et tuant quelques-uns
des esclaves, il mit le feu à toutes les maisons tant de Sichaire que des
co-propriétaires de cette métairie, et emmena avec lui les troupeaux et tout ce
qu’il put emporter. Alors les parties amenées à la ville par le juge, plaidèrent
leur cause ; les juges ordonnèrent que celui qui, n’ayant pas voulu accepter
d’abord la composition, avait mis le feu aux maisons, perdrait la moitié de la
somme qui lui avait été adjugée. Cela fut fait contre les lois, afin de rétablir
la paix, et il fut ordonné que Sichaire paierait l’autre moitié de la
composition. Alors l’Église ayant donné l’argent, ils se conformèrent au
jugement et s’accommodèrent entre eux, se faisant mutuellement le serment qu’en
aucun temps un des partis ne s’élèverait contre l’autre : ainsi fut terminée
cette querelle.
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