Le
roi Gontran [Guntchramn], dans la vingt-quatrième
année de son règne [en 585], partit de Châlons et vint
dans la ville de Nevers. Il était invité à se rendre à Paris pour tenir, sur les
fonts sacrés du baptême, le fils de Chilpéric, nommé Clotaire. En partant de
Nevers, il vint à la ville d’Orléans, où il se mit en grand crédit auprès des
citoyens, car il allait dans leurs maisons lorsqu’ils l’invitaient, et acceptait
les repas qu’ils lui offraient. Il en reçut beaucoup de présents, et sa
bienveillante libéralité les leur rendit avec abondance. Lorsqu’il arriva à la
ville d’Orléans, c’était le jour de la fête de saint Martin, c’est-à-dire le
quatrième jour du cinquième mois ; une immense foule de peuple alla à sa
rencontre avec des enseignes et des drapeaux en chantant ses louanges. Elles
retentissaient de diverses manières, en langue syriaque, en langue latine, et
même en langue juive. Tous disaient: Vive le roi ! Que durant des années
innombrables sa domination s’étende sur les peuples divers ! Les Juifs aussi
qu’on voyait prendre part à ces acclamations générales, disaient : Que toutes
les nations t’adorent, fléchissent le genou devant toi, et que toutes te soient
soumises ! D’où il arriva qu’après avoir entendu la messe, le roi étant à table
dit : "Malheur à cette nation juive, méchante et perfide, toujours fourbe par
caractère ! Ils me faisaient entendre aujourd’hui des louanges pleines de
flatterie, proclamant qu’il fallait que toutes les nations m’adorassent comme
leur seigneur, et cela afin que j’ordonnasse que leurs synagogues, dernièrement
renversées par les Chrétiens, fussent relevées aux frais du public ; ce que je
ne ferai jamais, car le Seigneur le défend." Ô roi en qui éclatait une admirable
prudence ! Il avait si bien compris l’artifice de ces hérétiques, qu’ils ne
purent rien lui arracher de ce qu’ils comptaient lui demander. Au milieu du
repas, le roi dit aux prêtres qui étaient présents : Je vous prie de m’accorder
demain la bénédiction dans ma maison, et de me porter le salut en entrant, afin
que j’obtienne mon salut des paroles de bénédiction que vous ferez couler sur
moi, et que je recevrai avec humilité. Comme il disait ces mots, nous lui
rendîmes grâces, et le repas fini, nous nous levâmes.
Le
matin, le roi, ayant visité les lieux saints pour y faire sa prière, arriva à
notre logis. C’était la basilique du saint abbé Avite [Avitus],
dont j’ai parlé dans le Livre des miracles [Gloire des Conf.,
XCIX]. Je me levai joyeux, je l’avoue, et allai à sa rencontre, et
après avoir fait l’oraison, je le priai de vouloir bien accepter dans ma maison
les eulogies de saint Martin. Il ne s’y refusa pas ; mais, étant entré avec
bonté, il but un coup, et, après nous avoir invités à sa table, s’en alla
gaîment. Alors Bertrand [Bertchramn], évêque de
Bordeaux, et Pallade [Palladius], évêque de Saintes,
étaient grandement tombés dans le déplaisir du roi, pour avoir reçu Gondovald
[Gundonvald], dont nous avons parlé plus haut ; et la
colère du roi contre l’évêque Pallade était d’autant plus grande que celui-ci
avait souvent usé de tromperie à son égard. Ils avaient été peu de temps
auparavant, interrogés par les autres évêques et les grands de la cour du roi,
sur ce qu’ils avaient reçu Gondovald, et avaient très imprudemment, d’après ses
ordres, sacré Faustien [Faustianus] évêque de Dax.
Mais l’évêque Pallade fit retomber sur lui-même le fait de cette ordination,
dont il délivra son métropolitain, en disant : Mon métropolitain souffrait d’un
très grand mal d’yeux, et moi, dépouillé et insulté, je fus malgré moi emmené à
sa place. Je ne pouvais faire autrement que d’accomplir ce que m’ordonnait celui
qui se prétendait maître de toutes les Gaules. Ces choses ayant été annoncées au
roi, il en fut très irrité, tellement qu’on put avec peine obtenir qu’il les
invitât à sa table, ne les ayant pas vus auparavant. Bertrand étant entré, le
roi demanda : Quel est celui-ci ? car il y avait longtemps qu’il ne l’avait vu.
On lui dit : C’est Bertrand, évêque de la ville de Bordeaux. — Nous te rendons
grâces, lui dit-il, de la manière dont tu as gardé fidélité à ta famille. Tu
devais savoir, père très cher, que tu étais notre parent par notre mère, et tu
n’aurais pas dû attirer sur ta race une peste étrangère. Après avoir obligé
Bertrand d’entendre plusieurs choses de cette sorte, le roi se tourna vers
Pallade et lui dit : Je n’ai pas non plus, ô évêque Pallade, beaucoup de grâces
à te rendre ; car, ce qui est bien dur à dire d’un évêque, tu m’as trompé trois
fois, m’envoyant des avis remplis de mensonge. Tu t’excusais auprès de moi par
tes lettres, et par d’autres écrits tu appelais mon frère. Dieu a prononcé dans
ma cause, car je me suis toujours appliqué à vous prévenir comme des pères de
l’Église, et vous avez toujours agi frauduleusement à mon égard. Il dit ainsi
aux évêques Nicaise [Nicasius] et Antidius : Publiez
ici, ô très saints pères, ce que vous avez fait pour le bien du pays et pour
l’avantage de notre royaume. Ceux-ci ne répondirent point, et le roi s’étant
lavé les mains, et ayant reçu la bénédiction des évêques, s’assit à table avec
un visage gai et une contenance joyeuse comme s’il n’avait pas été question des
affronts qu’il avait reçus.
On
était à la moitié du repas lorsque le roi voulut que je fisse chanter mon diacre
qui, la veille, avait dit les répons des psaumes. Lorsqu’il eut chanté, il
m’ordonna de faire chanter devant lui tous les prêtres présents, chacun des
clercs convenant de sa partie. Je leur en donnai l’ordre par le commandement du
roi, et chacun chanta devant lui, aussi bien qu’il put, des psaumes et des
répons. Tandis qu’on apportait les plats, le roi dit : Toute cette argenterie
que vous voyez a appartenu au parjure Mummole [Mummolus]
; mais maintenant, grâce à l’assistance du Seigneur, elle a passé en notre
puissance. J’en ai fait briser quinze plats, comme ce grand que vous voyez, et
n’en ai gardé d’autres que celui-là et un autre de cent soixante-dix livres.
Pourquoi en aurais-je gardé plus qu’il ne m’en faut pour mon usage de tous les
jours ? Je n’ai malheureusement pas d’autre fils que Childebert qui a bien assez
des trésors que lui a laissés son père, et de ceux que j’ai pris soin de lui
envoyer des effets de ce misérable, trouvés à Avignon. Le reste devait être
appliqué aux besoins des pauvres et des églises.
Je
vous demande seulement, prêtres du Seigneur, d’implorer pour mon fils Childebert
la miséricorde de Dieu. C’est un homme sage et de mérite, et tel que, depuis
longues années, à peine en aurait-on pu trouver un aussi prudent et aussi
courageux. Si Dieu daigne lui accorder la domination sur les Gaules, on peut
espérer que notre race, presque entièrement détruite, se relèvera par son moyen.
Je ne doute pas que nous ne l’obtenions de la miséricorde de Dieu, car la
naissance de cet enfant nous en a donné le présage. Dans le saint jour de
Pâques, mon frère Sigebert étant à l’église, tandis que le diacre disait le
livre des saints Évangiles, il arriva au roi un messager, et la voix du messager
et celle du peuple qui suivait l’Évangile du jour prononcèrent en même temps ces
paroles : Il t’est né un fils ; d’où il arriva que tout le peuple
célébra à la fois cette double annonciation par ces paroles : Gloire à Dieu
tout-puissant ! Il reçut le baptême le saint jour de la Pentecôte et fut
élevé au trône le saint jour de la Nativité du Seigneur, de sorte que s’il est
accompagné de vos prières, il peut, avec la permission du Seigneur, régner dans
ce pays. A ces paroles du roi, tous adressèrent au Seigneur une oraison pour lui
demander dans sa miséricorde de conserver les deux rois. Le roi ajouta : Il est
vrai que sa mère Brunehault [Brunichilde] menace de me
tuer, mais je n’en ai aucune crainte. Le Seigneur qui m’a délivré des mains de
mes ennemis, me délivrera de ses embûches.
Et
il tint beaucoup de discours d’inimitié contre Théodore [Théodorus]
; protestant que s’il venait au synode, il le renverrait en exil, disant : Je
sais qu’à cause de ces gens, il a fait tuer mon frère Chilpéric ; mais que nous
ne soyons pas tenus pour des hommes, si nous ne parvenons pas à venger sa mort
dans le cours de cette année ! Je lui répondis : Et qui a fait périr Chilpéric
si ce n’est sa méchanceté et tes prières ? Car il t’a tendu injustement des
embûches qui l’ont conduit à la mort. Ce que je dis là m’est grandement apparu
par une vision que j’ai eue dans mon sommeil. Je t’ai vu lui raser la tête,
après quoi il a été sacré évêque ; ensuite je l’ai vu porté sur une chaise sans
tenture et recouverte seulement d’une couleur noire ; devant lui brillaient des
lampes et des cierges. Comme je racontais cela, le roi me dit : J’ai eu aussi
une vision qui m’a annoncé sa mort. Trois évêques le conduisaient en ma présence
chargé de chaînes. L’un d’eux était Tétrique [Tetricus],
le second Agricola, le troisième Nicet [Nicetius],
évêque de Lyon. Deux d’entre eux disaient : Relâchez-le, nous vous en prions,
et permettez qu’il s’en aille après avoir reçu urne punition. Mais l’évêque
Tétrique répondait en colère : Il ne s’en ira point ainsi, et il sera consumé
par le feu à cause de ses crimes. Et lorsqu’ils eurent tenu entre eux
beaucoup de discours en manière d’altercation, je vis de loin un vase d’airain
posé sur le feu, où il bouillait avec violence. Puis je vis en pleurant saisir
le malheureux Chilpéric ; ses membres brisés furent jetés dans le vase et
aussitôt il fut dissous et liquéfié dans les vapeurs de cette eau bouillante, de
telle sorte qu’il n’en resta pas le moindre vestige. Ces paroles du roi nous
remplirent d’une grande admiration ; et le repas étant fini nous nous levâmes.
Le
lendemain, le roi alla à la chasse ; quand il revint, nous lui présentâmes
Garachaire, comte de Bordeaux, et Bladaste [Bladastès]
qui, comme nous l’avons dit plus haut, avaient été se réfugier dans la basilique
de Saint-Martin, parce qu’ils s’étaient joints à Gondovald. Comme d’abord, par
mes prières, je n’avais pu rien obtenir du roi en leur faveur, je lui dis : Ô
roi, que ta puissance m’écoute ; voilà que mon Seigneur m’a ordonné de venir
vers toi en ambassade ; mais que pourrai-je rapporter à celui qui m’a envoyé, si
tu ne veux me rendre aucune réponse ? Lui stupéfait me demanda : Et qui est-il
ton Seigneur qui t’a envoyé ? Je lui répondis en souriant : C’est saint Martin
qui m’a envoyé. Alors il ordonna que ces hommes lui fussent présentés ; mais
lorsqu’ils furent devant lui, il leur reprocha beaucoup de perfidies et de
parjures, les appelant souvent de rusés renards. Cependant il leur rendit ses
bonnes grâces, et leur restitua ce qui leur avait été enlevé.
Le
jour du Seigneur étant arrivé, le roi vint à la cathédrale entendre la messe.
Les confrères de l’évêque Pallade, présents en ce lieu, lui cédèrent l’honneur
de la célébrer. Comme il commençait à dire les prophéties, le roi demanda qui
c’était, et lorsqu’on lui eut appris que c’était l’évêque Pallade, le roi irrité
dit : Quoi ! c’est cet homme toujours infidèle et perfide envers moi, qui
prêchera devant moi la parole sacrée ! Je sors à l’instant de cette église, pour
ne pas entendre prêcher mon ennemi ; et en disant ces mots, il allait pour
sortir de l’église. Alors les évêques troublés de l’humiliation de leur frère
dirent au roi : Nous l’avons vu reçu à ta table, nous t’avons vu recevoir de sa
main la bénédiction ; pourquoi maintenant le roi le rejette-t-il ? Si nous
avions su qu’il te fût odieux, nous aurions remis à un autre le soin des choses
qui doivent s’accomplir ici. Maintenant permets qu’il célèbre la cérémonie qu’il
a commencée. Si ensuite, tu crois avoir à l’accuser, l’affaire sera jugée selon
la décision des canons. L’évêque Pallade s’était déjà retiré dans la sacristie,
avec une grande confusion ; le roi ordonna de le rappeler, et il accomplit ce
qu’il avait commencé. Pallade et Bertrand furent ensuite appelés de nouveau à la
table du roi, et s’y étant émus de colère l’un contre l’autre, ils se
reprochèrent mutuellement beaucoup d’adultères et de fornication, ainsi que
plusieurs parjures. Beaucoup en riaient ; mais d’autres, qui étaient d’une
sagesse plus clairvoyante, s’affligeaient de voir les diables semer une telle
zizanie parmi les prêtres du Seigneur. En quittant le roi, ils donnèrent des
gages et des cautions qu’ils se représenteraient au synode le 21 septembre
suivant.
Alors parurent des signes dans le ciel. On vit du côté du nord des rayons, comme
il en avait déjà paru souvent. On vit une clarté parcourir le ciel, des fleurs
se montrèrent sur les arbres, c’était alors le cinquième mois
[juillet].
Ensuite le roi vint à Paris, et commença à s’exprimer ainsi en présence de tous
: Mon frère Chilpéric en mourant a laissé, m’a-t-on dit, un fils dont les
gouverneurs, à la prière de leur mère , m’ont demandé de le tenir au saint
baptême le jour des fêtes de la nativité du Seigneur, et ils ne sont pas venus.
Ils ont désiré ensuite qu’il fût baptisé le saint jour de Pâques, et ce jour-là
ils ne m’ont pas davantage apporté l’enfant. Pour la troisième fois, ils ont
prié qu’il fit présenté au baptême à la fête de Saint-Jean, et l’enfant n’est
pas encore venu. Ils m’ont fait quitter le lieu que j’habitais dans un temps de
stérilité ; je suis venu et voilà qu’on cache cet enfant, et qu’on ne me le
montre pas. D’après cela , autant que je puis croire, ce n’est pas ce qu’on m’a
promis, mais à ce que je crois, le fils de quelqu’un de nos Leudes, car s’il
était de notre race, on me l’aurait apporté. Vous saurez donc que je ne veux pas
le recevoir, jusqu’à ce qu’on m’ait donné sur lui des renseignements certains.
La reine Frédégonde, instruite de ces paroles, assembla les principaux de son
royaume, savoir trois évêques et trois cents des meilleurs hommes, qui firent
serment que cet enfant était né du roi Chilpéric, en sorte que les soupçons du
roi furent effacés.
Ensuite, comme il avait souvent déploré la mort de Mérovée et celle de Clovis,
et ne savait pas où ceux qui les avaient tués, les avaient ensuite jetés, il
vint vers lui un homme qui lui dit : Si cela ne doit pas tourner à l’avenir
contre moi, je t’indiquerai en quel lieu est le cadavre de Clovis. Le roi jura
qu’on ne lui ferait aucun mal, mais que plutôt on le récompenserait par des
présents. Alors il dit : La chose même prouvera, ô roi, la vérité de mes paroles
; car lorsque Clovis eut été tué et enterré sous l’auvent d’un aratoire, la
reine, craignant que quelqu’un ne le trouvât et ne l’enterrât avec honneur,
ordonna qu’il serait jeté dans la Marne. Alors je le trouvai dans des filets que
j’avais préparés pour les besoins de mon métier, qui est de prendre des
poissons. Ne sachant d’abord qui c’était, je reconnus Clovis à la longueur de
ses cheveux, et l’ayant pris sur mes épaules, je le portai au rivage où je
l’enterrai et le couvris de gazon ; voilà que j’ai sauvé son corps, fais à
présent ce que tu voudras. Le roi, apprenant ce qu’avait fait cet homme, feignit
d’aller à la chasse, et ayant découvert le tombeau, y trouva le corps encore
sain et entier. Seulement une partie des cheveux qui se trouvaient en dessous
étaient déjà tombés ; mais le reste était encore intact et conservait ses
longues boucles. Le roi reconnut que c’était celui qu’il cherchait avec tant de
soin ; ayant donc convoqué l’évêque de la ville, le clergé et le peuple, et fait
allumer un nombre infini de cierges, il conduisit le corps, pour y être enterré,
à la basilique de Saint-Vincent, ne donnant pas moins de larmes à la mort de ses
neveux qu’il n’en avait répandu lorsqu’il vit ensevelir ses propres enfants.
Après quoi il envoya Pappole [Pappolus], évêque de
Chartres, demander le cadavre de Mérovée, et l’ensevelit auprès du tombeau de
Clovis.
Un
des gardiens de la porte vint dire d’un de ses camarades : Seigneur roi,
celui-ci a consenti à recevoir une récompense pour te tuer. Celui qu’il accusait
ayant été pris, fut frappé de coups et livré à beaucoup de tourments, mais sans
rien déclarer de la chose sur laquelle on l’interrogeait. Beaucoup de gens
disaient que cela avait été fait par fraude et par envie, parce que le roi
aimait beaucoup celui de ces gardiens de la porte auquel on avait imputé un tel
crime.
Ansovald, saisi de je ne sais quel soupçon, quitta le roi sans lui dire adieu.
Le
roi, revenu à Châlons, ordonna qu’on fit mourir par le glaive Boante
[Boantus] qui lui avais toujours été infidèle. Sa maison
fut entourée par les hommes du roi, et il périt tué par eux. Le fisc fut mis en
possession de ses biens.
Comme ensuite le roi s’appliquait de toutes ses forces à poursuivie de nouveau
l’évêque Théodore, et que Marseille était déjà rentrée sous la puissance de
Childebert, le duc Rathaire fut envoyé par le roi Childebert, pour examiner en
son nom cette affaire ; mais lui, négligeant les formes de procédure que lui
avait prescrites le roi, fit entourer la maison de l’évêque, l’obligea de donner
caution, et de se rendre en présence du roi Gontran, pour être jugé par le
synode qui devait avoir lieu à Mâcon, et y être condamné par les évêques ; mais
la vengeance divine, qui a continué de défendre ses serviteurs de la gueule des
chiens furieux, ne s’oublia pas en ceci. L’évêque étant sorti de la cité,
Rathaire s’empara des effets de l’église, prit les uns pour lui, et enferma les
autres sous la garde de son sceau. Aussitôt qu’il eut agi ainsi, une cruelle
maladie s’empara de ses serviteurs, qui moururent épuisés de la fièvre. Son fils
périt du même mal, et il l’ensevelit avec de grands gémissements dans un des
faubourgs de Marseille, et sa maison fut frappée d’une telle plaie que, sorti de
la ville, à peine pensait-on qu’il fût en état de regagner son pays. L’évêque
Théodore fut retenu par le roi Gontran, mais le roi ne lui fit point de mal.
C’est un homme d’une éminente sainteté, assidu à l’oraison, et de qui Magneric,
évêque de Trèves [de 566 à 597], m’a raconté ce qui
suit : Lorsque les années précédentes on l’avait amené au roi Childebert, il
était si rigoureusement gardé que, quand il arrivait à une ville quelconque, on
ne lui permettait de voir ni l’évêque ni aucun des citoyens. Il vint à Trèves,
et on annonça à l’évêque qu’on l’avait déjà fait entrer dans la barque qui
devait l’emmener en secret. L’évêque affligé se leva, et le suivant en toute
diligence, parvint à l’atteindre, tandis qu’il était encore sur le rivage. Il
demanda aux gardes pourquoi ils en usaient avec cette cruauté de ne pas lui
permettre de voir son frère. Cependant il le vit, l’embrassa, et après lui avoir
donné quelques vêtements il le quitta. Il se rendit ensuite à la basilique de
Saint-Maximin, et se prosterna devant le sépulcre, se rappelant ces paroles de
l’apôtre Jacques [Épître, 5, 16] : priez l’un pour
l’autre, afin que vous soyez guéris. Après avoir longtemps offert au
Seigneur sa prière et ses larmes pour qu’il daignât venir au secours de son
frère, il sortit de la basilique, et voilà qu’une femme agitée et tourmentée de
l’esprit d’erreur, commença à appeler l’évêque, et à lui dire : Ô scélérat,
devenu plus méchant par les années qui offres à Dieu tes oraisons pour notre
ennemi Théodore ! voilà que nous cherchons tous les jours comment nous pourrons
le chasser de la Gaule, où chaque jour il souffle le feu contre nous ; et toi tu
ne te lasses pas de prier pour lui. Il te vaudrait mieux de t’occuper
diligemment des soins de ton église, pour empêcher le bien des pauvres de
dépérir, que de t’appliquer de cette sorte à prier pour celui-ci. Et elle
ajoutait : Malheur à nous qui ne pouvons parvenir à le chasser ! Et
quoiqu’on ne doive pas croire aux paroles du démon, on vit cependant quelle
était la sainteté de cet évêque, dont le démon se plaignait à grands cris. Mais
revenons à ce que nous avons commencé.
Le
roi fit partir des envoyés pour aller trouver son neveu Childebert, qui
demeurait alors au château de Conflans [Coblentz],
ainsi nommé parce que le Rhin et la Moselle viennent se joindre en ce lieu ; et
comme il avait été convenu que les évêques des deux royaumes se rassembleraient
dans la ville de Troyes en Champagne, et que les évêques du royaume de
Childebert ne s’y étaient pas rendus, Félix l’un des envoyés, après avoir salué
le roi et lui avoir montré ses lettres, lui dit : Ton oncle, ô roi, te demande
avec instance pourquoi tu as révoqué ta promesse, en sorte que les évêques de
ton royaume à qui vous aviez ordonné de venir au concile, ne s’y sont pas
rendus. Peut-être des hommes méchants ont-ils fait naître entre vous quelque
germe de discorde. Le roi gardant le silence, je répondis : Ce n’est pas
merveille qu’on sème la zizanie entre les peuples ; mais entre ces deux rois, où
celui qui voudrait la répandre trouverait-il à en déposer le germe ? Personne
n’ignore que le roi Childebert n’a d’autre père que son oncle, et nous n’avons
pas entendu dire jusqu’à présent que celui-ci se dispose à avoir un autre fils.
Que Dieu ne permette donc pas qu’aucun germe de discorde croisse entre ceux qui
doivent également s’aimer et se soutenir. Le roi Childebert, ayant ensuite parlé
en secret à l’envoyé Félix, le pria et lui dit : Je supplie mon seigneur et père
de ne faire souffrir aucune injure à l’évêque Théodore, car s’il le faisait, il
en naîtrait aussitôt du scandale entre nous, et nous serions divisés par les
empêchements de la discorde, nous qui devons demeurer en paix, et nous soutenir
avec affection. L’envoyé partit après avoir obtenu réponse sur ce point et sur
plusieurs autres.
Durant notre séjour avec le roi dans le susdit château, une fois que nous avions
été retenus jusqu’à la nuit à la table du prince , le repas fini, nous nous
levâmes, et nous étant rendus au bord du fleuve, nous y trouvâmes une barque qui
avait été préparée pour nous. Comme nous y montions, une troupe de gens de
toutes sortes vint s’y précipiter, et la barque se trouva remplie tant d’hommes
que d’eau ; mais la puissance du Seigneur se montra en ceci, non sans un grand
miracle ; car, bien que la barque fût remplie jusqu’au bord, elle ne put
enfoncer. Nous avions avec nous les reliques du bienheureux Martin et de
plusieurs autres Saints, et c’est par leurs vertus que nous croyons avoir été
sauvés. La barque revint au rivage d’ou nous étions partis ; on la vida d’hommes
et d’eau, on repoussa les étrangers, et nous passâmes sans obstacle. Le
lendemain, nous dîmes adieu au roi, et partîmes.
Dans notre route, nous arrivâmes au château d’Ivois. Là, nous trouvâmes le
diacre Vulfilaïc [Ulfilaïc] qui nous conduisit à son
monastère, où nous fûmes reçus avec beaucoup de bienveillance. Ce monastère est
à environ huit railles du château de Conflans, et situé sur la cime d’un mont.
Vulfilaïc y a bâti une grande basilique qu’il a illustrée par les reliques de
saint Martin et de plusieurs autres Saints. Pendant notre séjour dans ce lieu,
nous commençâmes à le prier d’avoir la bonté de nous raconter quelque chose de
son entrée en religion, et comment il était arrivé aux fonctions
ecclésiastiques, car il était Lombard de naissance ; mais il ne se souciait pas
de nous faire connaître ce que nous lui demandions, voulant de tout son cœur
éviter la vaine gloire. Mais moi, l’en conjurant au nom des choses les plus
redoutables, et lui promettant de ne rien divulguer de ce qu’il nous
raconterait, je le priai de ne me rien cacher des choses sur lesquelles je
l’interrogeais. Après s’y être refusé longtemps, vaincu tant par mes prières que
par mes adjurations, il me dit : J’étais encore un tout petit enfant, qu’ayant
entendu prononcer le nom du bienheureux Martin, sans savoir si c’était un martyr
ou un confesseur, ni ce qu’il avait fait de bien dans ce monde, ni quelle
contrée avait mérité de posséder le tombeau qui renfermait ses membres
bienheureux, je célébrais déjà des veilles en son honneur, et s’il m’arrivait
quelque argent, je faisais l’aumône. En avançant en âge, je m’appliquai à
apprendre mes lettres, et je sus les écrire avant de pouvoir reconnaître ce qui
était écrit. M’étant associé à l’abbé Arédius, et instruit par lui, j’allai dans
la basilique du bienheureux Martin. Comme nous revenions ensemble, il avait
dérobé un peu de la poussière bénite de ce bienheureux sépulcre ; il la mit dans
une petite boîte, et la suspendit à mon cou. Lorsque nous fûmes arrivés à son
monastère [Saint-Yriex] situé sur le territoire de
Limoges, il prit la boîte pour la placer dans son oratoire. La poussière s’était
tellement augmentée, que non seulement elle remplissait toute la boite, mais
s’échappait par les bords et par toutes les issues. Ce miracle enflamma mon âme
d’une plus vive lumière, et me décida à placer toutes les espérances de ma vie
dans les mérites de ce Saint. De là je me rendis dans le territoire de Trèves,
et j’y construisis de mes propres mains, sur cette montagne, la petite demeure
que vous voyer. J’y trouvai un simulacre de Diane que les gens du lieu, encore
infidèles, adoraient comme une divinité. J’y élevai une colonne, sur laquelle je
me tenais avec de grandes souffrances, sans aucune espèce de chaussure ; et
lorsque arrivait le temps de l’hiver, j’étais tellement brûlé des rigueurs de la
gelée que très souvent elles ont fait tomber les ongles de mes pieds, et l’eau
glacée pendait à ma barbe en forme de chandelles ; car cette contrée passe pour
avoir souvent des hivers très froids. Nous lui demandâmes ensuite avec instance
de nous dire quelles étaient sa nourriture et sa boisson, et comment il avait
renversé le simulacre de la montagne, il nous dit : Ma nourriture était un peu
de pain et d’herbe et une petite quantité d’eau. Mais il commença à accourir
vers moi une grande quantité de gens des villages voisins. Je leur prêchais
continuellement que Diane n’existait pas, que le simulacre et les autres objets
auxquels ils pensaient devoir adresser un culte, n’étaient absolument rien. Je
leur répétais aussi que ces cantiques qu’ils avaient coutume de chanter en
buvant, et au milieu de leurs débauches, étaient indignes de la divinité, et
qu’il valait bien mieux offrir le sacrifice de leurs louanges au Dieu
tout-puissant qui a fait le ciel et la terre. Je priais aussi bien souvent le
Seigneur qu’il daignât renverser le simulacre, et arracher ces peuples à leurs
erreurs. La miséricorde du Seigneur fléchit ces esprits grossiers, et les
disposa, prêtant l’oreille à mes paroles, à quitter leurs idoles, et à suivre le
Seigneur. J’assemblai quelques-uns d’entre eux, afin de pouvoir, avec leur
secours, renverser ce simulacre immense que je ne pouvais détruire par ma seule
force. J’avais déjà brisé les autres idoles, ce qui était plus facile. Beaucoup
se rassemblèrent autour de la statue de Diane ; ils y jetèrent des cordes, et
commencèrent à la tirer ; mais tous leurs efforts ne pouvaient parvenir à
l’ébranler. Alors je me rendis à la basilique, me prosternai à terre, et je
suppliai avec larmes la miséricorde divine de détruire, par la Puissance du
ciel, ce que l’effort terrestre ne pouvait suffire à renverser. Après mon
oraison, je sortis de la basilique, et vins retrouver les ouvriers ; je pris la
corde, et aussitôt que nous recommençâmes à tirer, dès le premier coup, l’idole
tomba à terre ; on la brisa ensuite, et avec des maillets de fer, on la réduisit
en poudre. A cette heure même, comme j’allais prendre mon repas, tout mon corps,
depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds, fût couvert de pustules
malignes, en telle sorte que je n’y pouvais trouver un espace vide de la largeur
de mon doigt. Alors j’entrai seul dans la basilique, et me dépouillai devant le
saint autel. J’avais une bouteille pleine d’huile que j’avais apportée de la
basilique Saint-Martin ; j’en oignis moi-même tous mes membres, puis je me
livrai incontinent au sommeil. En me réveillant vers le milieu de la nuit, comme
je me levais pour réciter les offices ordinaires, je trouvai tout mon corps
parfaitement sain, et comme si je n’avais jamais eu sur moi le moindre ulcère,
et je reconnus que cette plaie n’avait pu m’être envoyée que par la haine de
l’ennemi des hommes ; et, comme rempli d’envie, il s’efforce toujours de nuire à
ceux qui cherchent Dieu, les évêques qui auraient dû me fortifier, afin que je
pusse continuer plus parfaitement l’ouvrage que j’avais commencé, survinrent, et
me dirent : La voie que tu as choisie n’est pas la voie droite, et toi,
indigne, tu ne saurais t’égaler à Siméon d’Antioche, qui vécut sur sa colonne.
La situation du lieu ne permet pas d’ailleurs de supporter une pareille
souffrance ; descends plutôt, et habite avec les frères que tu as rassemblés.
— A ces paroles, pour n’être pas accusé du crime de désobéissance envers les
évêques, je descendis, et j’allai avec eus, et pris aussi avec eux le repas. Un
jour l’évêque, m’ayant fait venir loin du village, y envoya des ouvriers avec
des haches, des ciseaux et des marteaux, et fit renverser la colonne sur
laquelle j’avais coutume de me tenir. Quand je revins le lendemain, je trouvai
tout détruit ; je pleurai amèrement ; mais je ne voulus pas rétablir ce qu’on
avait détruit, de peur qu’on ne m’accusât d’aller contre les ordres des
évêques ; et, depuis ce temps, je demeure ici, et me contente d’habiter avec mes
frères.
Comme nous lui demandions de nous raconter ce qui s’était opéré en ces lieux par
les mérites du bienheureux Martin, il nous rapporta ceci : Le fils d’un Franc,
homme très noble parmi les siens, était sourd et muet. Les parents de l’enfant
l’ayant amené à cette basilique, j’ordonnai qu’on lui mît un lit dans ce temple
saint pour le coucher avec mon diacre et un autre des ministres de l’église. Le
jour il vaquait à l’oraison, et la nuit, comme je l’ai dit, il dormait dans la
basilique. Dieu eut pitié de lui, et le bienheureux Martin m’apparut dans une
vision et il me dit : Fais sortir l’agneau de la basilique, car il est guéri.
Le matin arrivé, comme je croyais que c’était un songe, l’enfant vint vers moi,
se mit à parler, et commença à rendre grâces à Dieu ; puis, se tournant vers
moi, il me dit : J’offre mes actions de grâces au Dieu tout-puissant qui m’a
rendu la parole et l’ouïe. Dès ce moment il recouvra la parole et retourna
dans sa maison. Un autre qui, mêlé dans plusieurs vols et diverses sortes de
crimes, avait coutume de se parjurer toutes les fois qu’il était accusé de
quelques-uns de ses vols, dit : J’irai à la basilique du bienheureux Martin,
et, prêtant serment, je serai absous. Au moment où il entrait, sa hache
échappa de sa main ; il courut à la porte saisi d’une violente douleur au cœur,
et le malheureux confessa de sa bouche le crime dont il venait se laver par un
parjure. Un autre, accusé d’avoir mis le feu à la maison de son voisin, dit
également : J’irai au temple de saint Martin, j’y jurerai ma foi, et serai
déchargé de cette accusation. Il était évident qu’il avait mis le feu à
cette maison. Lors donc qu’il vint pour prêter serment, je me tournai vers lui,
et lui dis : D’après l’assertion de tes voisins, tu ne peux être innocent de
ce crime, mais Dieu est partout et sa puissance habite au dehors comme au
dedans ; ainsi donc, si tu es pris de cette vaine confiance que Dieu ou ses
saints ne se vengent pas du parjure, voilà devant toi le temple saint, jure, si
tu veux ; car il ne te sera pas permis de passer le seuil sacré. Il leva les
mains et dit : Par le Dieu tout-puissant et par les mérites du bienheureux
Martin son évêque, je ne suis pas l’auteur de cet incendie. Lorsqu’il s’en
allait après avoir ainsi prêté serment, on le vit comme entouré de feu, et
aussitôt se précipitant par terre, il commença à crier que le bienheureux évêque
le brûlait avec violence. Ce malheureux disait : J’atteste Dieu que j’ai vu
le feu descendre du ciel, et que d’épaisses vapeurs m’environnent et m’embrasent.
En disant ces paroles il rendit l’esprit. Cela fut un avertissement à beaucoup
d’autres de n’avoir plus la hardiesse de se parjurer désormais en ce lieu. Le
diacre me raconta encore plusieurs autres miracles qu’il serait trop long de
rapporter ici.
Pendant mon séjour dans ce lieu nous vîmes, durant deux nuits, des signes dans
le ciel. Il parut du côté du nord des rayons d’une si brillante clarté qu’on
n’en avait pas encore vu de pareils, et des deux côtés, à l’orient et à
l’occident, étaient des nuages de couleur de sang ; la troisième nuit ces rayons
apparurent vers la seconde heure, et voilà, pendant que nous les regardions avec
étonnement, que des quatre points du monde s’en élevèrent de semblables ; nous
en vîmes tout le ciel couvert. Il y avait au milieu du ciel une nuée brillante
où les rayons allaient se réunir à la manière d’une tente dont les plis,
beaucoup plus larges par en bas, se réunissent par le haut en guise de faisceau
et forment comme une sorte de capuchon ; au milieu de ces rayons on voyait
d’autres nuages ou des clartés flamboyantes. Ce signe nous pénétra d’une grande
crainte, et nous nous attendîmes à voir le ciel nous envoyer quelque plaie.
Le
roi Childebert, poussé par les lettres de l’empereur qui lui redemandait l’or
qu’il lui avait donné l’année précédente, envoya une armée en Italie. On disait
d’ailleurs que sa sœur Ingonde avait été transportée à Constantinople ; mais la
division se mit entre ses chefs, et ils revinrent sans avoir fait aucune
acquisition avantageuse.
Le
duc Wintrion, chassé par les gens du pays qu’il gouvernait, perdit son duché, et
il aurait perdu la vie, s’il ne s’était échappé par la fuite ; mais ensuite, le
peuple apaisé, il revint dans son gouvernement.
Nicet, élevé après le renvoi d’Eulalius au rang de comte d’Auvergne, demanda au
roi d’en être fait duc, et lui fit pour cela d’immenses présents. Il fut donc
fait duc d’Auvergne, de Rouergue et d’Uzès. C’était un homme très jeune d’âge,
mais d’un esprit très pénétrant. Il mit la paix dans la contrée d’Auvergne et
dans les autres lieux de sa juridiction.
Le
Saxon Childéric étant tombé dans le déplaisir du roi Gontran pour la cause qui,
comme nous l’avons dit, en avait obligé d’autres à s’enfuir, se réfugia dans la
basilique de Saint-Martin, laissant sa femme dans le royaume dudit roi. Le roi
avait défendu qu’elle osât revoir son mari, jusqu’à ce qu’il fût rentré dans ses
bonnes grâces. Nous envoyâmes souvent vers lui pour cet objet, et enfin obtînmes
que Childéric reprendrait sa femme et demeurerait de l’autre côté de la Loire,
sans se permettre cependant d’aller trouver le roi Childebert ; mais lorsqu’on
lui eut donné la liberté de reprendre sa femme, il passa à lui en secret. Ayant
reçu le gouvernement d’une cité au-delà de la Garonne qui était sous la
domination de ce roi, il s’y rendit.
Le
roi Gontran voulant gouverner le royaume de son neveu Clotaire, fils de
Chilpéric, nomma Théodulf comte d’Angers. Introduit dans la ville, il en fut
repoussé avec honte par les citoyens et par Domégésile [Domigisèle]
; il retourna vers le roi qui lui donna de nouveaux ordres. Il fut établi par le
duc Sigulf, et il gouverna la ville en qualité de comte. Gondovald ayant été
fait comte de Melun [ou Meaux] à la place de Guerpin,
entra dans la ville, et commença à y exercer son pouvoir. Mais comme dans le
cours de ses fonctions il parcourait les environs de la ville, il fut tué dans
un village par Guerpin. Les parents de Gondovald tombèrent sur Guerpin, et
l’ayant enfermé dans une maison située sur un pont, ils le tuèrent. Ainsi la
mort les dépouilla l’un et l’autre de leur comté.
L’abbé Dagulf était souvent accusé de crimes ; il avait commis plusieurs vols et
homicides, et se livrait à l’adultère avec une grande dissolution. En ce temps
il s’était épris de concupiscence pour la femme de son voisin, et s’approchait
d’elle, cherchant toutes les occasions de pouvoir faire mourir le mari de cette
adultère dans l’enceinte de son couvent. Enfin il le menaça en disant que s’il
venait trouver sa femme, il le punirait. Cet homme quitta donc sa pauvre demeure
; et Dagulf venant la nuit avec un de ses clercs, entra dans la maison de la
prostituée ; et après s’être longuement enivré à force de boire , ils se
couchèrent dans un même lit. Tandis qu’ils dormaient le mari vint, alluma de la
paille, et ayant levé sa hache les tua tous deux. Ceci doit être un
avertissement aux ecclésiastiques de ne pas jouir, contre la défense des canons,
de la compagnie de femmes étrangères, ce que leur interdisent et les lois
canoniques, et toutes les saintes Écritures, et de se contenter de celle des
femmes qu’on ne peut leur imputer à crime.
Cependant le jour de l’assemblée [plaid] arriva , et
les évêques, par l’ordre du roi Gontran, se réunirent dans la ville de Mâcon.
Faustien qui, par l’ordre de Gondovald, avait été sacré évêque de Dax, fut
renvoyé de ce siège, et il fit ordonné que Bertrand, Oreste [Orestès]
et Pallade qui l’avaient sacré, le nourriraient tour à tour, et lui donneraient
chaque année cent pièces d’or. Nicot, un laïque , nommé antérieurement par les
ordres du roi Chilpéric, fut promu à l’évêché de cette ville. Ursicin
[Ursicinus], évêque de Cahors, fut excommunié parce qu’il
avoua publiquement avoir reçu Gondovald. Il se soumit à faire pénitence pendant
trois ans, et durant ce temps à ne couper ni sa barbe ni ses cheveux, à
s’abstenir de vin et de viande, sans qu’il lui fut permis non plus de célébrer
la messe, d’ordonner des clercs, de bénir ni églises ni saintes huiles, ni de
donner des eulogies. Cependant on lui permit d’administrer comme à l’ordinaire
les affaires de l’église soumise à sa juridiction. Il y eut dans ce synode un
des évêques qui disait qu’on ne devait pas comprendre les femmes sous le nom
d’hommes. Cependant les arguments des évêques le firent revenir, parce qu’on lui
fit voir que les livres sacrés de l’ancien Testament nous enseignent qu’au
jour que Dieu créa l’homme, il les créa mâle et femelle, et leur donna le nom
d’Adam [Gen., 5, 1-2] ; ce qui signifie homme de
terre, appelant la femme et l’homme d’un même nom, et les appelant tous les deux
homme. Jésus-Christ est nommé le fils de l’homme, parce qu’il est
né d’une vierge, c’est-à-dire d’une femme à laquelle il dit, lorsqu’il a
métamorphosé l’eau en vin : Femme, qu’y a-t-il de commun
entre vous et moi ? [Jean, 2, 4] et d’autres
paroles. Ces témoignages et plusieurs autres le convainquirent et firent cesser
la discussion. Prétextat, évêque de Rouen, récita, devant les évêques, des
oraisons qu’il avait composées dans son église. Elles plurent à quelques-uns ;
quelques autres les critiquèrent, parce qu’il n’y avait pas observé les règles
de l’art. Cependant le style en était en plusieurs endroits ecclésiastique et
convenable. Il y eut une grande rixe entre les serviteurs de l’évêque Priscus et
du duc Leudégésile. L’évêque Priscus donna beaucoup d’argent pour acheter la
paix. Dans ces jours-là, le roi Gontran tomba si grièvement malade que
quelques-uns pensèrent qu’il n’en pourrait pas réchapper. Je crois que ce fut un
effet de la Providence de Dieu, car il avait le projet d’envoyer beaucoup
d’évêques en exil. L’évêque Théodore, revenu dans sa ville
[Marseille], y fut reçu avec beaucoup d’acclamations par le peuple
qui le favorisait.
Pendant ce synode, Childebert réunit les siens à sa maison de Bastoigne
[Bulson], située au milieu des Ardennes. Là, la reine
Brunehault implora tous les grands pour sa fille Ingonde, encore retenue en
Afrique ; mais elle en obtint peu de consolations. Alors on éleva une accusation
contre Gontran-Boson. Peu de jours auparavant, une parente de sa femme, morte
sans enfants, avait été enterrée dans une basilique de la ville de Metz avec un
grand nombre de joyaux et beaucoup d’or. Il arriva que peu de jours après
c’était la fête de saint Remi, qui se célèbre au mois d’octobre. Beaucoup de
citoyens, et en particulier les principaux de la ville et le duc, en étaient
sortis avec l’évêque. Alors les serviteurs de Gontran-Boson vinrent à la
basilique où était ensevelie cette femme : ils y entrèrent, et avant fermé les
portes sur eux, ouvrirent le sépulcre, et enlevèrent du corps de la défunte tous
les joyaux qu’ils purent trouver. Les moines de la basilique les ayant entendus,
vinrent à la porte, mais on ne les laissa pas entrer. Alors ils allèrent avertir
l’évêque et le duc. Les serviteurs, après avoir pris toutes ces choses,
montèrent à cheval et prirent la fuite. Mais, craignant d’être saisis en route
et qu’on ne leur fit souffrir diverses peines, ils retournèrent à la basilique,
remirent ce qu’ils avaient pris sur l’autel, et n’osèrent plus ressortir. Ils
s’écriaient et disaient : C’est Gontran-Boson qui nous a envoyés. Lorsque
Childebert eut assemblé les siens en cour de justice, dans le lieu dont nous
avons parlé, Gontran-Boson, interpellé sur cette affaire, ne répondit rien, mais
s’enfuit secrètement. On lui enleva tout ce qu’il tenait en Auvergne de la
munificence du fisc, et il fut obligé d’abandonner avec honte plusieurs choses
dont il s’était emparé injustement.
Laban, évêque d’Eause, mourut cette année, et eut pour successeur Didier,
laïque. Le roi avait cependant promis avec serment qu’il ne choisirait jamais
d’évêque parmi les laïques. Mais que ne peut, sur le cœur des mortels, la
détestable soif de l’or ! Bertrand, revenant du synode, fut saisi de la fièvre.
Il manda le diacre Waldon, qui avait aussi reçu au baptême le nom de Bertrand,
lui remit tout le pouvoir du sacerdoce et le soin de tous ses biens, tant de ses
propriétés héréditaires que des bénéfices qu’il avait reçus. Lorsque Waldon fut
parti, Bertrand rendit l’esprit. Le diacre se rendit près du roi avec des
présents et l’acte de sa nomination par les citoyens ; mais il ne put rien
obtenir. Le roi donna ordre qu’on sacrât évêque Gondégésile, comte de Saintes,
autrement nommé Dodon, et cela se fit ainsi. Et connue, avant le synode,
plusieurs des clercs de Saintes, d’accord avec l’évêque Bertrand, avaient écrit
contre leur évêque Pallade des choses qui lui avaient apporté de la confusion,
après la mort de Bertrand, l’évêque les prit, les fit battre cruellement, et les
dépouilla. En ce temps mourut Wandelin, gouverneur du roi Childebert. On ne mit
personne en sa place, parce que la reine voulut elle-même prendre soin de son
fils. Tout ce qu’il avait obtenu du fisc rentra dans les droits du fisc. En ce
temps-là le duc Bodégésile [Fortunat, 7, 5] mourut
plein de jours. On n’ôta rien à son fils des propriétés qu’il laissait. Fabius
fut nommé évêque d’Auch à la place de Fauste [Faustus],
et, après la mort de saint Sauve [Salvius], Désiré
[Desiderius] fut, cette année, nommé à sa place évêque
d’Albi.
Il
y eut cette année de grandes pluies, et les rivières grossirent tellement qu’il
arriva plusieurs naufrages ; et, sortant de leurs lits, elles enlevèrent les
moissons voisines et couvrirent les prairies. Les mois de printemps et d’été
furent si humides qu’on les aurait pris pour l’hiver plutôt que pour l’été.
Cette année deux îles de la mer furent consumées par un incendie allumé de la
main de Dieu. Pendant sept jours les hommes et les troupeaux périrent brûlés.
Ceux qui fuyaient dans la mer et se précipitaient dans ses abîmes, brûlaient au
milieu de l’eau où ils se plongeaient, et ceux qui ne mouraient pas sur-le-champ
étaient consumés par de plus cruels tourments. Toutes choses furent réduites en
cendres, et la mer les couvrit de ses eaux. Beaucoup ont dit que les signes que
nous avions vus, ainsi que nous l’avons rapporté, dans le huitième mois
[octobre], lorsque le ciel nous parut ardent, n’étaient
autre chose que la lueur de cet incendie.
Dans une autre ville proche de la cité de Vannes, il y avait un grand étang
rempli de poissons, dont l’eau, à la profondeur d’une brasse, se changea en
sang. Pendant plusieurs jours il se rassembla autour de cet étang une multitude
innombrable de chiens et d’oiseaux qui buvaient ce sang, et le soir s’en
retournaient rassasiés.
Ennodius fut donné pour duc à la ville de Tours et à celle de Poitiers. Bérulphe,
qui avait auparavant gouverné ces villes, était suspect d’avoir, avec son
associe, Arnégésile, enlevé secrètement les trésors du roi Sigebert. Lors donc
qu’il revint dans ces villes, dont il était duc, le duc Rauchingue, au moyen
d’un artifice, s’empara de lui et de son compagnon, et les chargea de liens. On
envoya aussitôt dans leur maison des serviteurs qui enlevèrent tout et y prirent
beaucoup de choses qui leur appartenaient, et plusieurs aussi provenant des
trésors dont j’ai parlé. Le tout fut porté au roi Childebert. On poursuivit
l’affaire, et l’épée était déjà levée sur leur tête lorsque, par l’intervention
des évêques, on leur rendit la liberté ; mais on ne leur rendit rien de ce qu’on
leur avait enlevé.
Le
duc Didier se rendit, avec quelques évêques et l’abbé Arédius [et
Antestius], près du roi Gontran. Le roi lui fit d’abord un très
mauvais accueil ; mais ensuite, vaincu par les prières des évêques, il le reçut
en grâce. Eulalius voulut le mettre en cause, parce que sa femme l’avait
abandonné et avait passé à Didier ; mais on se moqua de lui, et, rempli de
confusion, il fut réduit au silence. Didier reçut des présents du roi et fut
renvoyé avec faveur.
Ingonde, que son mari avait laissée, comme nous l’avons dit, avec l’armée de
l’empereur, fut envoyée à ce prince avec son fils encore enfant. Mais, pendant
ce voyage, elle mourut en Afrique et y fut ensevelie. Leuvigild mit à mort son
fils Érménégild dont elle avait été la femme. En sorte que le roi Gontran,
irrité, fit marcher une armée contre l’Espagne, à dessein de soumettre d’abord à
sa domination la Septimanie, située sur le territoire des Gaules. L’armée se mit
immédiatement en marche. Tandis qu’elle avançait, je ne sais quels paysans
trouvèrent un billet qu’ils firent passer au roi Gontran, et dans lequel il
paraissait que Leuvigild écrivait à Frédégonde pour l’engager à trouver quelque
moyen pour empêcher la marche de l’armée. Faites promptement périr nos ennemis,
savoir Childebert et sa mère, et faites la paix avec le roi Gontran, en
l’achetant par beaucoup de présents. Si, par aventure, vous manquez d’argent ,
nous vous en enverrons en secret ; faites seulement ce duc nous vous demandons.
Quand nous serons vengés de nos ennemis, récompensez, par des bienfaits,
l’évêque Amélius et la matrone Leuba, par le moyen desquels nos messagers
trouvent un passage pour aller jusqu’à vous. Leuba est la belle-mère du duc
Bladaste.
En
même temps qu’on portait cet avis à Gontran, Frédégonde avait fait faire deux
couteaux de fer, dans lesquels elle avait ordonné de graver profondément, pour
les imprégner de poison, afin que si le coup mortel ne brisait pas sur-le-champ
les liens de la vie, elle fût promptement détruite par l’effet du poison. Elle
remit ces couteaux à deux clercs, et leur donna ainsi ses instructions : Prenez
ces glaives, et rendez-vous au plus vite près du roi Childebert, sous
l’apparence de mendiants, et vous jetant à ses pieds, comme pour lui demander
l’aumône, percez-lui les deux flancs, afin que Brunehault qui le gouverne avec
arrogance se trouve par sa chute soumise à mon pouvoir. Si le jeune homme est si
bien gardé que vous ne puissiez arriver jusqu’à lui, tuez mon ennemie elle-même.
La récompense qui vous attend pour cette action, c’est que si vous y trouvez la
mort, je donnerai des biens à vos parents, je les enrichirai de présents, et les
rendrai les plus heureux de mon royaume. Bannissez, donc toute crainte, et que
les terreurs de la mort n’entrent pas dans votre sein , car vous savez que tous
les hommes sont sujets à la mort. Armer vos âmes de courage, et considérez tout
ce que vous voyez d’hommes courageux se précipiter dans les combats ; d’où il
résulte que leurs parents deviennent nobles, surpassent tous les autres par
leurs immenses richesses, et sont élevés au-dessus de tous. Tandis que cette
femme parlait ainsi, les clercs commencèrent à trembler, regardant comme très
difficile d’accomplir ce qu’elle ordonnait. Les voyant incertains, elle leur fit
prendre un breuvage, puis leur ordonna d’aller où elle les envoyait. Aussitôt la
vigueur étant rentrée dans leurs âmes, ils lui promirent d’accomplir tout ce
qu’elle leur avait commandé. Néanmoins elle leur ordonna d’emporter un vase
plein de ce breuvage, disant : Lorsque vous voudrez faire ce que je vous
ordonné, le matin avant de commencer votre entreprise, prenez cette boisson,
elle vous donnera plus de courage pour faire ce que vous devez exécuter. Après
les avoir instruits de cette manière, elle les fit partir. Ils se mirent en
route, et en arrivant à Soissons, ils furent pris par le duc Rauchingue, et
ayant été interrogés, découvrirent le tout, et furent mis en prison chargés de
liens. Peu de jours après, Frédégonde, inquiète de savoir si ses ordres avaient
été accomplis, envoya un serviteur s’informer de ce qui se disait dans le
public, pour tâcher de découvrir par quelqu’indice s’il y avait lieu de croire
que Childebert eût été tué. Le serviteur partit et vint à la ville de Soissons :
là, ayant entendu dire que les clercs étaient retenus en prison, il s’approcha
de la porte ; mais comme il commençait à parler aux satellites de la reine, il
fut pris lui-même et remis entre les mains des gardes. Alors tous ensemble
furent envoyés au roi Childebert. Interrogés, ils découvrirent la vérité,
déclarant que Frédégonde les avait envoyés pour tuer le roi. La reine,
dirent-ils, nous avait ordonné de nous feindre des mendiants, et nous voulions
te percer d’un poignard au moment où nous aurions embrassé les pieds pour te
demander quelque aumône, et si le coup porté par le fer ne s’enfonçait pas assez
vigoureusement, le poison dont il était empreint devait plus rapidement pénétrer
jusqu’à ton âme. Lorsqu’ils eurent dit ces paroles, on les
appliqua à divers tourments, on leur coupa les mains, les oreilles et les
narines, et ils moururent chacun d’une mort différente.
Le
roi Gontran ordonna donc de faire marcher son armée en Espagne, en disant :
Soumettez d’abord à notre domination la province de Septimanie qui est voisine
des Gaules ; car il est honteux que les frontières de ces horribles Goths
s’étendent jusque dans les Gaules. Alors les troupes de son royaume se mirent en
marche vers ce lieu. Les peuples qui habitaient au-delà de la Saône, du Rhône et
de la Seine, unis avec les Bourguignons, dévastèrent tous les bords de la Saône
et du Rhône, enlevant les récoltes et les troupeaux. Ils commirent dans leur
propre pays beaucoup de meurtres, d’incendies, de pillages ; et, dépouillant les
églises, tuant les clercs, les prêtres et beaucoup d’autres, jusque sur les
saints autels de Dieu, ils parvinrent ainsi à la ville de Nîmes. Les gens de
Bourges, de Saintes, de Périgueux , d’Angoulême, et des autres villes soumises à
la puissance du roi Gontran, arrivèrent de leur côté à Carcassonne en commettant
les mêmes ravages. Lorsqu’ils approchèrent de la ville, les habitants ouvrirent
d’eux-mêmes leurs portes, et ils y entrèrent sans aucune résistance ; mais
ensuite il s’éleva dans Carcassonne je ne sais quel tumulte, et ils sortirent de
la ville. Alors Terentiolus, autrefois comte de la ville de Limoges, tomba
frappé d’une pierre qui lui fut jetée du haut des murs. Les ennemis, pour se
venger de lui, lui coupèrent la tête et l’apportèrent à la ville. Alors ceux qui
étaient venus, saisis de frayeur, se préparèrent à s’en retourner, laissant tout
ce qu’ils avaient pris sur la route et tout ce qu’ils avaient apporté avec eux.
Les Goths, au moyen d’embûches cachées, dépouillèrent et tuèrent beaucoup
d’entre eux. De là tombant entre les mains des Toulousains, ils eurent à en
souffrir beaucoup de maux, et dépouillés, maltraités, purent à grand’peine
retourner dans leur pays. Ceux qui étaient arrivés à Nîmes, dévastant tout le
pays, après avoir brûlé les maisons, incendié les moissons, coupé les vignes et
abattu les oliviers, ne pouvant nuire à ce qui était enfermé dans des murs,
prirent le parti de marcher vers d’autres villes. Mais elles étaient bien
fortifiées, remplies de vivres et de toutes les autres choses nécessaires, en
sorte qu’ils dévastèrent leurs environs, mais ne purent pénétrer dans les villes
mêmes. Le duc Nicet qui avait conduit à cette expédition les gens d’Auvergne,
assiégeait les villes de concert avec les autres troupes ; mais ne pouvant les
emporter, il marcha vers un château, et sur sa parole, ceux qui y étaient
enfermés ouvrirent leurs portes, et croyant à sa promesse le reçurent en ami.
Lorsqu’il fut entré avec ses gens, au mépris de leur serment, ils dispersèrent
la garnison, et emmenèrent en captivité tous ceux qui étaient dans le château,
puis ils se déterminèrent à retourner chacun chez soi, commettant dans la route,
à travers leur propre pays, tant de crimes, de meurtres, de pillages et de
ravages, qu’il serait trop long de les rapporter en détail.
Comme ils avaient brûlé, ainsi que nous l’avons dit, les récoltes (les provinces
qu’ils traversaient , exténués de faim et de misère, ils périssaient par les
chemins; plusieurs se noyèrent dans les rivières, d’autres furent tués par le
peuple soulevé. On rapporte qu’il en périt de ces diverses manières plus de cinq
mille. Mais ceux qui restaient n’étaient pas corrigés par la mort des autres.
Dans le pays d’Auvergne, toutes les églises qui se trouvèrent situées proche de
la voie publique furent dépouillées de ce qui appartenait au service divin. Il
n’y eut de terme à leurs ravages que lorsque chacun fut revenu chez lui. Après
ce retour, le roi Gontran fut pris d’une grande amertume de coeur. Les chefs des
armées se réfugièrent clans la basilique de saint Symphorien martyr
[à Autun]. Le roi étant venu à la fête de ce saint, ils
se présentèrent, sous condition d’être ensuite entendus. Le roi ayant convoqué
quatre évêques et plusieurs laïques des plus grandes familles, commença le
procès des chefs en disant : Comment pourrions-nous aujourd’hui obtenir la
victoire, nous qui ne conservons pas les usages suivis par nos pères ? Ils
bâtissaient des églises, mettaient en Dieu toute leur espérance, honoraient les
martyrs, vénéraient les prêtres, et ainsi aidés du secours divin, avec l’épée et
le bouclier ils soumirent beaucoup de nations ennemies. Pour nous, non seulement
nous ne craignons pas Dieu, mais nous dévastons les choses qui lui sont
consacrées, tuons ses ministres, enlevons et dispersons avec dérision jusqu’aux
reliques des saints. Quand il se commet de telles actions, il est impossible
d’obtenir la victoire. Aussi nos bras sont affaiblis, notre lance est refroidie,
le bouclier ne nous défend et ne nous protège plus ainsi qu’il avait coutume. Si
ce mal doit être imputé à mes fautes, que Dieu le fasse tomber sur ma tête ;
mais si vous méprisez les commandements royaux, si vous négligez d’accomplir ce
que j’ordonne, votre tête doit tomber sous la hache. Ce sera un avertissement
pour l’armée toute entière de voir mettre à mort un de ses chefs. Nous devons
essayer ce qu’il convient de faire : si quelqu’un est en disposition d’obéir à
la justice, qu’il soit obéi. Si quelqu’un la méprise, que la vengeance publique
tombe sur sa tête ; car il vaut mieux qu’un petit nombre de coupables périsse,
que si la colère de Dieu menaçait de mal toute la contrée. Le roi ayant parlé
ainsi, les ducs répondirent : Il ne serait pas facile, ô roi très bon,
d’exprimer toutes les vertus de ton âme magnanime, de dire ce qu’il y a en toi
de crainte de Dieu, d’amour pour l’église, de respect pour les prêtres, de
compassion pour les pauvres, de libéralité envers les nécessiteux. Tout ce que
votre Gloire a exposé doit être regardé comme juste et véritable. Mais que
pouvons-nous faire quand le peuples abandonne à toutes sortes de vices, quand
tous les hommes se complaisent dans l’iniquité ? Nul ne craint le roi, nul ne
respecte le duc ou le comte. Et si cette conduite déplait à quelqu’un, si pour
prolonger votre vie, il s’efforce d’y apporter amendement, aussitôt le peuple se
soulève, aussitôt se produisent des émeutes, et chacun se précipite plein de
colère pour assaillir cet homme sage, et à grand’peine peut-il échapper, s’il ne
se détermine à garder le silence. Alors le roi dit : Si quelqu’un suit la
justice, qu’il vive ; si quelqu’un méprise nos ordres, qu’il périsse, afin que
ce blâme ne nous poursuive pas plus longtemps.
Comme il parlait ainsi vint un messager qui dit : Reccared, fils de Leuvigild,
est sorti d’Espagne, a pris le château de Cabarat [Cabarède]
dépeuplé la plus grande partie du pays Toulousain et emmené les habitants
captifs. Il a pris, dans le pays d’Arles, le château de Beaucaire
[Ugerne], a enlevé tout ce qui s’y trouvait, hommes et
biens, et s’est enfermé dans les murs de la ville de Nîmes. Le roi ayant entendu
ces nouvelles, nomma pour duc Leudégésile à la place de Calumniosus surnommé
Agilan, lui soumit toute la province d’Arles [Provence
Arlésienne] et lui donna plus de quatre mille hommes pour en garder
les frontières. Nicet duc d’Auvergne partit également avec des troupes, et fut
chargé de cerner les frontières du pays.
Pendant que cela se passait, Frédégonde, qui habitait la ville de Rouen, eut des
paroles aigres avec l’évêque Prétextat, et lui dit qu’il viendrait un temps où
il retrouverait le lien dans lequel il avait été retenu en exil. Prétextat lui
dit : En exil et hors de l’exil, j’ai toujours été, je suis et je serai évêque ;
mais tu ne jouiras pas toujours de la puissance royale. De l’exil nous passons,
avec l’aide de Dieu, dans le royaume céleste ; de ton royaume, toi, tu tomberas
dans l’abîme. Il aurait mieux valu pour toi laisser là tes méchancetés et tes
folies, te convertir à une meilleure conduite, et dépouiller cet orgueil qui
bouillonne toujours en toi, afin que tu pusses obtenir la vie éternelle, et
amener à l’âge d’homme cet enfant que tu as mis au monde. Lorsqu’il eut dit ces
paroles, Frédégonde, les prenant très mal, sortit de sa présence, violemment
irritée contre lui. Le jour de la résurrection du Seigneur étant arrivé, comme
l’évêque s’était rendu de bonne heure à la cathédrale pour accomplir les offices
de l’église, et commençait à entonner les antiennes selon l’ordre accoutumé,
dans un moment où, entre les psaumes, il était appuyé sur sa chaire, un cruel
meurtrier s’approcha de lui, et tirant un couteau de sa ceinture
[baudrier], frappa l’évêque appuyé, comme il était, sur la chaire,
au-dessous de l’aisselle. Il se mit à crier pour que les clercs présents en ce
lieu lui portassent secours ; mais de tous ceux qui étaient présents, aucun ne
vint à son aide. Rempli de sang, il étendit ses mains sur l’autel, offrit à Dieu
son oraison, lui rendit grâces, puis, emporté chez lui dans les bras des
fidèles, il fut placé dans son lit. Aussitôt Frédégonde vint le voir avec le duc
Beppolène et Ansovald , et lui dit : Nous n’aurions pas voulu, ô saint évêque,
non plus que le reste de ton peuple, que, pendant l’exercice de tes fonctions,
il t’arrivât une telle chose. Mais plût à Dieu qu’on pût nous indiquer celui qui
a osé la commettre, afin qu’il subît le supplice que mérite un semblable crime !
Le prêtre, sachant que ses paroles étaient pleines d’artifice, lui dit : Et qui
l’a commise si ce n’est celle qui a fait périr des rois, qui a si souvent
répandu le sang innocent, et a commis divers autres méfaits en ce royaume ? Elle
lui répondit : Nous avons près de nous de très habiles médecins qui pourront
guérir cette blessure ; permets qu’ils viennent te trouver. Mais il lui dit :
Les ordres de Dieu m’ont rappelé de ce monde. Toi qu’on reconnaît toujours pour
la source de tous ces crimes, tu seras maudite dans les siècles, et Dieu vengera
mon sang sur ta tête. Lorsqu’elle fut partie, le pontife mit ordre aux affaires
de sa maison, puis rendit l’esprit. Romachaire, évêque de la ville de Coutances,
vint l’ensevelir. Tous les citoyens de la ville de Rouen, et surtout les
principaux parmi les Francs qui habitaient cette ville, furent alors remplis
d’une grande douleur. Un de ces seigneurs vint à Frédégonde, et lui dit : Tu as
déjà commis bien des crimes dans cette vie ; mais tu n’as encore rien fait de
pire que d’ordonner le meurtre d’un prêtre de Dieu. Que Dieu venge promptement
le sang innocent ! Nous poursuivrons tous la punition de ce crime, afin que tu
ne puisses pas exercer plus longtemps de telles cruautés. Comme il quittait la
reine après avoir dit ces paroles, elle lui envoya quelqu’un pour le convier à
sa table ; et comme il refusa d’y venir, elle le pria, s’il ne voulait pas
s’asseoir à sa table, de boire au moins un coup, afin de ne pas sortir à jeun de
la maison royale. Y ayant consenti, il attendit un moment, reçut le breuvage
composé, il la manière des Barbares, d’absinthe, de vin et de miel, et le but ;
mais il était empoisonné. A peine l’eut-il avalé qu’il sentit en sa poitrine de
violentes douleurs, comme si quelque chose le déchirait au dedans de lui ; il
s’écria, disant aux siens : Fuyez, ô infortunés, fuyez le malheur qui m’arrive,
de peur que vous ne périssiez avec moi. Ceux-ci s’abstinrent donc de boire, et
se hâtèrent de s’en aller. Lui sentit sa vue s’obscurcir, et montant sur son
cheval, à trois stades de ce lieu il tomba et mourut.
Ensuite l’évêque Leudovald envoya des lettres à tous les prêtres, et après avoir
pris conseil, ferma les églises de Rouen, afin que le peuple n’assistât point
aux saintes solennités jusqu’à ce que, par des recherches générales, on eût
trouvé les auteurs du crime. Il en fit saisir quelques-uns qui, livrés aux
tourments, se laissèrent arracher la vérité, et déclarèrent que la chose avait
été faite par Frédégonde ; mais elle se défendait, et on ne put en prendre
vengeance. On dit qu’il fut envoyé des assassins contre l’évêque, à cause de
l’activité qu’il mettait à ces recherches ; mais, comme il était entouré et
gardé par les siens, ils ne purent lui faire aucun mal. Lorsque ces choses
eurent été annoncées au roi Gontran, et qu’il eut appris l’accusation qui pesait
sur cette femme, il envoya trois évêques à son fils, fils, dit-on, de Chilpéric,
dont nous avons déjà parlé sous le nom de Clotaire. Ces évêques étaient
Arthémius, évêque de Sens, Véran [Veranus], évêque de
Cavaillon, et Agræcius [Agrécius], évêque de Troyes.
Il les chargea de rechercher, de concert avec les gouverneurs de l’enfant, par
qui avait été commis ce crime, et d’amener le coupable en sa présence ; mais
lorsque les évêques eurent parlé aux seigneurs, ceux-ci répondirent : Cette
action nous cause un grand déplaisir, et nous désirons de plus en plus en
prendre vengeance ; mais, s’il se trouve parmi nous quelque coupable, il ne peut
être conduit en présence de votre roi, car nous pouvons réprimer, avec la
sanction royale, les crimes qui se commettent parmi nous. Alors les évêques leur
dirent : Sachez que, si la personne qui a commis ce crime ne nous est pas
remise, notre roi viendra avec une armée, et livrera tout ce pays au fer et aux
flammes ; car il est manifeste que l’évêque a été frappé par la même personne
qui a fait périr le Franc par le poison. Après avoir ainsi parlé, ils s’en
allèrent sans pouvoir obtenir aucune réponse raisonnable, et protestant contre
la nomination de Mélantius à la place de Prétextat, afin qu’il ne fût point
admis à remplir les fonctions épiscopales.
Il
se commit en ce temps beaucoup de crimes. Domnole [Domnola],
fille de Victor [Victorius], évêque de Rennes, veuve
de Burgolène [Burgolen], et qui depuis avait épousé
Nectaire [Nectarius], était en différend pour des
vignes avec Bobolène [Bobolen], référendaire de
Frédégonde. Sachant qu’elle était venue dans ses vignes, Bobolène lui envoya des
messagers pour protester contre toute prise de possession de sa part ; mais
méprisant cette protestation, et disant que ce bien lui venait de son père, elle
entra dans la vigne. Alors Bobolène excita un soulèvement, tomba sur elle avec
des gens armés, et après l’avoir tuée, vendangea la vigne et enleva tout ce qui
lui appartenait, faisant périr par l’épée tous ceux qui étaient avec elle, tant
hommes que femmes, sans laisser en vie aucun des siens, si ce n’est ceux qui
purent s’échapper par la fuite.
En
ces jours-là il y avait à Paris une femme, qui dit aux habitants : Fuyez de la
ville, et sachez qu’elle va être consumée par un incendie. Beaucoup en riaient,
et croyaient qu’elle disait cela d’après quelques présages obtenus en jetant les
sorts, ou bien qu’elle l’avait rêvé, ou qu’elle parlait par l’inspiration de
certains démons du midi ; elle répondit : Ce n’est rien de ce que vous dites,
mais je vous parle en vérité. J’ai vu pendant mon sommeil sortir de la basilique
de Saint-Vincent un homme lumineux, tenant à la main un flambeau de cire, dont
il embrasait l’une après l’autre les maisons des marchands. Trois nuits après le
jour où cette femme avait parlé ainsi, à l’entrée du crépuscule, un citoyen
entra dans son cellier avec une lumière, et y ayant pris de l’huile et d’autres
choses dont il avait besoin, il sortit, laissant sa lumière proche de la tonne
d’huile. Sa maison était la première contre la porte qui s’ouvre du côté du
midi. Cette lumière mit le feu à la maison, elle brûla, et l’incendie commença à
gagner les autres. Comme le feu allait se communiquer aux prisons où étaient
enchaînés les prisonniers, saint Germain leur apparut, et ayant brisé les
chaînes auxquelles ils étaient attachés, ouvrit les portes de la prison ; en
sorte qu’ils sortirent sans aucun mal. Sortis de la prison, ils se rendirent à
la basilique de Saint-Vincent, dans laquelle est le tombeau de ce bienheureux
évêque. Le vent qui soufflait portait la flamme dans toute la ville, et
l’incendie, dans sa plus grande force, commençait à s’approcher de l’autre porte
où l’on avait dédié un oratoire à saint Martin ; il avait été construit en ce
lieu, parce que le saint y avait guéri un lépreux en l’embrassant. L’homme qui
avait construit cet oratoire de roseaux entrelacés sur le haut de sa maison,
plein de confiance dans le Seigneur, et ne doutant pas non plus des mérites de
saint Martin, se réfugia avec ce qu’il possédait dans l’oratoire, disant : Je
crois, et suis dans la confiance que celui qui a souvent commandé aux flammes,
et qui a guéri en ce lieu un lépreux par ses baisers, repoussera d’ici cet
incendie. Lorsque le feu commença à s’approcher, de gros globes de flammes
venaient frapper les parois de l’oratoire, et s’éteignaient aussitôt. Le peuple
criait à cet homme et à sa femme : Fuyez, ô pauvres gens, afin de pouvoir
échapper : voilà déjà que le feu se précipite sur vous ; voilà que les
étincelles et les charbons tombent comme une violente pluie, et s’étendent
jusqu’à vous. Sortez de l’oratoire et ne vous y laissez pas brûler. Mais lui,
occupé à l’oraison, ne fut pas un instant ébranlé de ces cris, et sa femme ne
quitta pas la fenêtre par laquelle les flammes entraient dans l’oratoire. Une
ferme espérance dans les mérites du saint évêque la garantissait de tout danger.
Telle fut en effet la puissance du saint pontife que non seulement l’oratoire
sauva la maison et les habitants, mais il ne permit pas que la violence des
flammes nuisit à aucune des maisons qui l’environnaient. Là finit l’incendie, de
ce côté du pont. De l’autre côté, il s’étendit avec tant de violence qu’il ne
fût arrêté que par les bords du fleuve ; cependant les églises et les maisons
qui leur appartenaient ne furent pas brûlées. On disait que cette ville avait
été consacrée autrefois, en sorte que le feu ne pouvait s’y propager, et qu’on
n’y voyait ni serpents, ni loirs ; mais que, lorsque dernièrement on avait
nettoyé les conduits des ponts, et qu’on les avait vidés de la boue qui les
remplissait, on y avait trouvé un serpent et un loir d’airain ; qu’après qu’on
les eut ôtés il parut dans Paris des loirs et des serpents sans nombre, et
qu’après cela la ville fut prise de l’incendie.
Le
prince des ténèbres a mille artifices pour faire le mal, et je vais raconter ce
qui est arrivé dernièrement à des reclus et à des hommes dévoués à Dieu. Le
breton Winoch, élevé aux honneurs de la prêtrise, et dont nous avons parlé dans
un autre livre [V], s’était soumis à de telles
austérités qu’il ne se vêtissait que de peau, ne mangeait que des herbes
sauvages crues, et portait si légèrement le vase de vin à sa bouche, qu’on
aurait dit que c’était pour le baiser plutôt que pour le boire. Mais la
libéralité des dévots lui ayant souvent apporté des vases remplis de cette
liqueur, il s’accoutuma par malheur à en boire outre mesure, et finit par
s’abandonner tellement à la boisson qu’on le vit plusieurs fois ivre. D’où il
arriva que son ivrognerie augmentant par la suite des temps, le démon s’empara
de lui et le tourmenta avec une telle violence que, prenant un couteau ou
quelque espèce de projectile qu’il pût attraper, soit pierres, soit bâtons,
furieux il poursuivait les hommes qu’il voyait ; en sorte qu’on fut obligé de le
garder dans sa cellule, chargé de chaînes. Après avoir passé deux ans frénétique
sous le poids de ce jugement, il rendit l’esprit.
Un
autre nommé Anatole [Anatolius], natif de Bourgogne
[Bordeaux (Odon)], et enfant de
douze ans, à ce qu’on rapporte, étant au service d’un certain marchand, lui
demanda la permission d’entrer en réclusion. Le maître résista longtemps croyant
que son zèle se refroidirait, et qu’à cet âge il ne pourrait accomplir ce qu’il
s’efforçait d’obtenir. Cependant, vaincu par les prières de son serviteur, il
lui donna les moyens de faire ce qu’il désirait. Il y avait en ce lieu un
antique souterrain voûté et curieusement travaillé, en un coin duquel se
trouvait une petite cellule formée de pierres carrée, et dans laquelle un homme
pouvait à peine se tenir debout. L’enfant entra dans cette cellule, et y demeura
l’espace de huit ans au plus, satisfait de très peu de nourriture et de boisson,
veillant et vaquant à l’oraison. Après cela, saisi d’une grande terreur, il
commença à s’écrier qu’il éprouvait de violentes douleurs au dedans de lui, d’où
il arriva qu’aidé, je crois, d’une partie de la milice de l’Enfer, il ébranla
les pierres de taille qui le tenaient enfermé, renversa le mur, et joignit les
mains, disant que les saints de Dieu le brûlaient. Après qu’il eut demeuré
longtemps dans cette folie, comme il confessait souvent le nom de saint Martin,
et se disait tourmenté par ce saint encore plus que par les autres, on le
conduisit à Tours ; mais le mauvais esprit, réprimé, à ce que je crois, par les
mérites et la puissance du saint, cessa de le tourmenter. Après être demeuré à
Tours plusieurs années sans éprouver aucun mal, il s’en alla, mais il fut
ensuite repris de sa maladie.
Les envoyés d’Espagne vinrent trouver le roi Gontran avec beaucoup de présents,
lui demandant la paix [en 586] ; mais ils ne purent en
obtenir aucune réponse positive ; car, dans l’année précédente, tandis que
l’armée ravageait la Septimanie, des vaisseaux, qui allaient des Gaules en
Galice, avaient été pillés par ordre du roi Leuvigild, et on avait enlevé ce
qu’ils portaient. Les hommes qui les montaient avaient été maltraités et tués ;
plusieurs avaient été emmenés en captivité ; un petit nombre, qui s’étaient
échappés sur des barques, étaient revenus dans leur pays annoncer ce qui s’était
passé.
A
la cour du roi Childebert, Magnovald fut tué de la manière suivante, pour des
causes inconnues. Le roi était à Metz dans son palais, et regardait le spectacle
d’un animal environné et harcelé d’une troupe de chiens. Il manda Magnovald.
Celui-ci arrivant et ne se doutant pas de ce qui l’attendait, se mit à rire avec
les autres et à regarder le combat des bêtes. Lorsqu’on le vit attentif au
spectacle, un homme, qui en avait reçu l’ordre, le frappa de sa hache et lui
coupa la tête. Il tomba mort, fut jeté par les fenêtres de la maison, et
enseveli par les siens. On enleva aussitôt tous ses effets, et tout ce qu’on
trouva fut porté au trésor public. On disait qu’on l’avait fait mourir parce
qu’après la mort de son frère, il avait fait périr sa femme par toutes sortes de
mauvais traitements, et avait ensuite épousé la femme de son frère.
Après cela naquit au roi Childebert un fils que Magnérie, évêque de Trèves, tint
sur les fonts sacrés, et qui reçut le nom de Théodebert. Le roi Gontran en eut
tant de joie qu’il fit sur-le-champ partir des envoyés chargés de beaucoup de
présents, disant : Si le père conserve cet enfant et si cet enfant conserve son
père, Dieu, par sa bonté particulière, relèvera la grandeur du royaume des
Francs.
La
onzième année du règne du roi Childebert, il revint de nouveau des envoyés
d’Espagne pour demander la paix ; mais, n’ayant pu obtenir de réponse positive
ils s’en retournèrent. Reccared, fils de Leuvigild, vint jusqu’à Narbonne,
enleva du butin sur le territoire des Gaules, et s’en retourna secrètement.
Cette année moururent beaucoup d’évêques ; entre autres Bodégésile, évêque du
Mans, homme très cruel au peuple, qui enlevait ou pillait injustement les biens
des uns et des autres. Sa femme ajoutait encore à la cruauté de son âme
inhumaine, l’excitant toujours par de mauvais conseils, et le stimulant à
commettre des crimes. Il ne se passait pas un jour, pas un moment, où il ne
s’occupât, soit à dépouiller des citoyens, soit à élever diverses querelles.
Chaque jour, sans relâche, il siégeait avec les juges pour juger les procès, ne
cessant d’exercer des offices séculiers, de sévir contre les uns, de maltraiter
les autres ; il en frappait beaucoup de ses propres mains, disant : Parce que je
suis clerc, ne vengerai-je pas mes injures ? Mais que dirai-je de sa conduite
envers les autres, puisqu’il n’épargna pas ses propres frères, et qu’il les
dépouilla de beaucoup de choses, tellement, qu’ils ne purent jamais obtenir de
lui ce qui leur revenait des biens de leur père et de leur mère ? Ayant accompli
la cinquième année de son épiscopat, en entrant dans la sixième, il avait fait
préparer avec beaucoup de joie un repas pour les citoyens, lorsqu’il fut saisi
de la fièvre, et la mort finit aussitôt pour lui l’année qu’il commençait. On
mit à sa place Bertrand, archidiacre de Paris. Il se trouva exposé à beaucoup
d’altercations avec la veuve du défunt, qui voulait retenir, comme lui
appartenant, les choses données à l’Église du temps de l’évêque Bodégésile,
disant : C’est mon mari qui les a gagnées. Cependant, elle fût forcée de tout
rendre malgré elle, et elle était d’une méchanceté inexprimable. Elle coupait
souvent aux hommes les parties naturelles, avec la peau du ventre, et faisait
brûler aux femmes, avec des fers ardents, les parties secrètes de leur corps.
Elle commit beaucoup d’autres iniquités qu’il vaut mieux, je crois, passer sous
silence.
En
ce temps mourut aussi Sabaude [Sabaudus], évêque
d’Arles, à la place duquel fût nommé Licérius, référendaire du roi Gontran.
Cette province fut dépeuplée par une cruelle contagion. Evans [Evantius],
évêque de Vienne, mourut aussi, et, à sa place, le roi nomma Virus, prêtre de
race sénatoriale. Cette année, beaucoup d’évêques quittèrent ce monde, et je
n’en parle point, parce que chacun a laissé dans sa ville des monuments.
Il
y eut dans la ville de Tours un certain Pélage [Pelagius],
exercé à une infinité de méchancetés, ne craignant aucun juge , parce qu’il
avait sous ses ordres les gardes des chevaux du fisc. Il ne cessait de
surprendre les citoyens, d’envahir leurs biens, de les maltraiter, et de se
livrer à diverses sortes de crimes, tant sur l’eau que sur terre. Je le mandai
plusieurs fois, et tachai, soit par des menaces, soit par des paroles de
douceur, de le détourner de sa mauvaise conduite ; mais, au lieu d’en recueillir
aucun fruit de justice, je m’attirai plutôt sa haine, d’après les paroles de
Salomon [Prov., 9, 8] : Ne reprenez point le fou,
de peur qu’il ne vous haïsse. Ce malheureux avait en effet pour moi une
telle haine que souvent, après avoir dépouillé et maltraité des gens de la
sainte Église, il les laissait sans vie, cherchant de quelle manière il pourrait
porter dommage, soit à la cathédrale, soit à la basilique de saint Martin. Il
arriva qu’une fois il rencontra nos gens portant un hérisson dans des vases, il
les maltraita, les foula aux pieds, et prit les vases. Ayant appris la chose, je
lui interdis la communion, non pour venger mon injure, mais pour parvenir à le
corriger de sa frénésie. Mais il choisit douze hommes avec lesquels il vint pour
se purger de ce crime par un faux serment ; je ne voulais recevoir aucun
serment ; mais sollicité par lui et par nos citoyens, je renvoyai ceux qu’il
avait amenés, pris seulement son serment, et le reçus à la communion. On était
alors dans le premier mois [mars]. Au cinquième mois,
à l’époque où l’on a coutume de faucher les prés, il envahit un pré de
religieuses qui confinait au sien ; mais, aussitôt qu’il y eut mis la faux, il
fut pris de la fièvre, et rendit l’esprit le troisième jour. On l’avait mis en
un sépulcre dans la basilique de saint Martin, au bourg de Candes. On trouva le
sépulcre ouvert et brisé en pièces ; on l’ensevelit ensuite sous le portique de
la basilique, et les vases du hérisson, qu’il avait juré faussement n’avoir
point pris, furent, après sa mort, rapportés de son cellier. Ainsi se manifesta
la puissance de la bienheureuse Marie, dans la basilique de laquelle ce
misérable avait proféré de faux serments.
Le
bruit s’étant répandu par tout le pays que l’évêque Prétextât avait été tué par
l’ordre de Frédégonde, pour se laver de ce crime, elle fit prendre un de ses
serviteurs, et ordonna qu’il fût violemment frappé de coups, disant : C’est toi
qui as fait tomber sur moi ce blâme, en attaquant de ton épée Prétextat, évêque
de la ville de Rouen ; et elle le livra au neveu de l’évêque. Celui-ci l’ayant
fait appliquer aux tourments, le serviteur découvrit clairement toute l’affaire,
et dit : J’ai reçu de la reine Frédégonde cent sols d’or pour faire ce que j’ai
fait. J’en ai eu cinquante de l’évêque Mélantius, et cinquante autres de
l’archidiacre de la cité. De plus, on m’a promis que je serais libre ainsi que
ma femme. A ces mots le neveu de l’évêque tirant son épée mit le coupable en
morceaux. Frédégonde institua évêque Mélantius, qu’elle avait dès le premier
moment nommé à ce siège.
Le
duc Beppolène, fort ennuyé de Frédégonde qui ne lui accordait pas près d’elle
les honneurs qui lui étaient dus, et s’en voyant méprisé, alla trouver le roi
Gontran, qui lui confia la puissance ducale sur les cités qui appartenaient à
Clotaire, fils du roi Chilpéric. Il s’y rendit avec un grand appareil, mais ne
fut pas reçu à Rennes. Venant ensuite à Angers, il y fit beaucoup de mal,
s’emparant des provisions, du foin, du vin, et de tout ce qu’il pouvait trouver
dans les maisons des citoyens, où il entrait sans attendre les clefs, et en
rompant les portes. Il frappa de coups et foula aux pieds beaucoup des habitants
de ce lieu. Il fit peur aussi à Domégésile ; mais ensuite se raccommoda avec
lui. Étant venu à la ville, tandis qu’il était à faire festin avec plusieurs,
dans une maison à trois étages, le plancher de la maison s’enfonça tout à coup,
et il s’en échappa à grand’peine demi-mort, et beaucoup furent blessés ; mais il
n’en persévéra pas moins dans ses mauvaises actions. Frédégonde lui enleva
beaucoup des propriétés qu’il avait dans le royaume de son fils. Il retourna à
Rennes, et, voulant soumettre cette ville à la puissance du roi Gontran, il
laissa son fils auprès ; mais peu de temps après les habitants de Rennes étant
tombés sur lui, le tuèrent ainsi que beaucoup d’hommes de rang.
Cette année beaucoup de signes apparurent ; on vit des arbres fleurir au
septième mois [septembre], et plusieurs qui avaient
déjà donné des fruits en produisirent de nouveaux, qui demeurèrent sur les
arbres jusqu’au jour de la nativité du Seigneur. On vit des feux parcourir le
ciel en manière de serpents.
L’an douzième du roi Childebert [en 587], Nicet
d’Auvergne fut nommé gouverneur de la province de Marseille et des autres villes
appartenant à Childebert en ces contrées.
Antestius fut envoyé à Angers par le roi Gontran, et infligea beaucoup d’amendes
à ceux qui avaient été impliqués dans le meurtre de Domnole, femme de Nectaire ;
il vint à Nantes apportant au fisc les biens de Beppolène, principal auteur de
ce crime, et il commença à inquiéter l’évêque Namnichius [Nonnichius]
en lui disant : Ton fils est impliqué dans ce crime, et il faut qu’il subisse la
peine qu’il a méritée. Le jeune homme, effrayé par les accusations de sa
conscience, s’enfuit près de Clotaire, fils de Chilpéric. Antestius, ayant pris
caution de l’évêque qu’il se présenterait devant le roi, se rendit à Saintes. Il
courait alors un bruit que Frédégonde avait envoyé secrètement des messagers en
Espagne, qu’ils avaient été reçus également en secret par Pallade, évêque de
Saintes, qui les avait fait passer plus loin. On était alors dans les saints
jours du carême, et l’évêque s’était retiré dans une île de la mer pour s’y
livrer à l’oraison. Comme il revenait, selon la coutume, le jour de la cène du
Seigneur à sa cathédrale, où le peuple l’attendait, il fut entouré en route par
les gens d’Antestius. Celui-ci, sans examiner la vérité des faits, lui dit : Tu
n’entreras point dans la ville, mais seras condamné à l’exil, parce que tu as
reçu les messagers de l’ennemie du roi notre seigneur. — Je ne sais, répondit
l’évêque, ce que tu veux dire, mais cependant voici les jours saints, allons à
la ville, et, après les solennités de ces saintes fêtes, porte contre moi
l’accusation que tu voudras et écoute mes raisons ; car ce que tu crois n’est
pas véritable. — Point du tout, dit Antestius, tu n’atteindras pas le seuil de
ton église, car il paraît que tu as manqué de foi au roi notre seigneur. Que
dirai-je de plus ? Il retint l’évêque sur la route, fit l’inventaire de la
maison épiscopale, et en enleva les effets. Les citoyens ne purent obtenir de
lui qu’au moins la chose ne fût discutée qu’après la célébration des fêtes de
Pâques. Mais, comme ils le sollicitaient et qu’il se refusait à leurs prières,
il découvrit enfin la plaie cachée de son cœur. S’il veut, dit-il, remettre en
mes mains, à titre de vente, la maison qu’on sait qu’il possède dans le
territoire de Bourges, je ferai ce que vous demandez, autrement il ne sortira de
mes mains que pour aller en exil. L’évêque n’osa refuser ; il écrivit, signa et
livra son champ. Puis, ayant donné caution de se présenter devant le roi, il lui
fut permis de rentrer dans la ville. Les jours saints passés, il se rendit vers
le roi, Antestius s’y rendit aussi ; mais ne put rien prouver de ce qu’il avait
imputé à l’évêque. L’évêque s’en retourna dans sa ville, et son affaire fut
renvoyée au futur synode, afin qu’on y examinât si l’on pouvait prouver quelque
chose de ce dont on l’accusait. L’évêque Namnichius se rendit aussi devant le
roi, et fut renvoyé après avoir donné beaucoup de présents.
Frédégonde adressa, au nom de son fils, des envoyés au roi Gontran. Celui-ci,
ayant ouvert la lettre et fait réponse, les envoyés lui dirent adieu, et se
retirèrent ; mais je ne sais pourquoi ils demeurèrent quelque temps auprès de
son logis. Le matin suivant, le roi se rendant à Matines précédé d’un flambeau
de cire, on vit dans un coin de l’oratoire un homme endormi, comme ivre. Il
portait une épée à son baudrier, et sa lance était appuyée contre la muraille.
Le roi, l’ayant vu, se récria, et dit qu’il n’était pas naturel que, durant
l’horreur de la nuit, un homme dormît en tel lieu. Il fut donc saisi, lié avec
des cordes, et on lui demanda ce que signifiait une telle conduite. Livré
sur-le-champ aux tourments, il dit qu’il avait été chargé par les envoyés de
tuer le roi. On prit donc les envoyés de Frédégonde, qui n’avouèrent aucun des
faits sur lesquels on les interrogeait, et dirent : Nous n’avons eu d’autre
mission que d’apporter le message que nous avons rendu au roi. L’homme qu’on
avait pris fut soumis à divers tourments, et condamné à la prison, et les
envoyés furent condamnés à l’exil en divers lieux. Il parut clairement qu’ils
avaient été traîtreusement envoyés par Frédégonde pour faire périr le roi, ce
que ne permit pas la miséricorde de Dieu. Parmi eux se trouvait Baddon, un des
principaux de sa ville.
Les envoyés d’Espagne revenaient continuellement vers le roi Gontran, sans
pouvoir en obtenir la paix ; mais, au contraire, l’inimitié s’augmentait. Le roi
Gontran rendit à son neveu Childebert la ville d’Albi. Le duc Didier, qui avait
rassemblé dans le territoire de cette ville toutes ses meilleures possessions,
craignit alors la vengeance du roi Childebert, parce qu’autrefois, dans ce même
lieu, il avait rudement traité en ennemie l’armée du roi Sigebert de glorieuse
mémoire. Il s’en alla donc avec sa femme Tétradia qu’il avait enlevée à Eulalius,
comte d’Auvergne ; et, passant avec tous ses biens dans le territoire de
Toulouse, il leva une armée, et se disposa à marcher contre les Goths, après
avoir partagé, à ce qu’on dit, tout ce qu’il possédait entre ses fils et sa
femme. Ayant pris avec lui le comte Austrovald, il marcha vers Carcassonne. Les
citoyens de cette ville se préparèrent à se défendre, car ils avaient été
avertis de leur arrivée. Le combat ayant été livré, les Goths commencèrent à
fuir, et Didier, ainsi qu’Austrovald, à les poursuivre toujours battant. Eux
continuant à fuir, Didier arriva à la ville avec peu de monde, parce que les
chevaux de ses compagnons étaient rendus. S’étant donc approché de la porte de
la ville, il fut entouré par les citoyens demeurés dans les murs, et tué avec
ceux des siens qui l’avaient suivi. A grand’peine put-il s’en échapper un petit
nombre qui vinrent raconter ce qui s’était passé. Austrovald, apprenant la mort
de Didier, rebroussa chemin, et se rendit vers le roi, qui aussitôt le fit duc à
la place de Didier.
Après cela, Leuvigild, roi d’Espagne, tomba malade. Mais, à ce qu’on assure, il
fit pénitence des erreurs de son hérésie, et protestant qu’il n’y retomberait
point de sa volonté, fut converti à la foi catholique ; après avoir pleuré sept
jours l’iniquité de ses entreprises contre Dieu, il rendit l’esprit. Son fils
Reccared régna en sa place.
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