Il parla ainsi, et tous, dans les demeures obscures,
restaient muets et charmés. Et Alkinoos lui répondit :
- O Odysseus, puisque tu es venu dans ma haute demeure d'airain, je ne pense pas
que tu erres de nouveau et que tu subisses d'autres maux pour ton retour, car tu
en as beaucoup souffert. Et je dis ceci à chacun de vous qui, dans mes demeures,
buvez l'honorable vin rouge et qui écoutez l'Aoide. Déjà sont enfermés dans le
beau coffre les vêtements, et l'or bien travaillé, et tous les présents que les
chefs des Phaiakiens ont offerts à notre hôte ; mais, allons ! que chacun de
nous lui donne encore un grand trépied et un bassin. Réunis de nouveau, nous
nous ferons aider par tout le peuple, car il serait difficile à chacun de nous
de donner autant.
Alkinoos parla ainsi, et ses paroles plurent à tous, et chacun retourna dans sa
demeure pour y dormir.
Quand Eôs aux doigts rosés, née au matin, apparut, ils se hâtèrent vers la nef,
portant l'airain solide. Et la Force sacrée d'Alkinoos déposa les présents dans
la nef ; et il les rangea lui-même sous les bancs des rameurs, afin que ceux-ci,
en se courbant sur les avirons, ne les heurtassent point. Puis, ils retournèrent
vers les demeures d'Alkinoos et préparèrent le repas.
Au milieu d'eux, la Force sacrée d'Alkinoos égorgea un boeuf pour Zeus Kronide
qui amasse les nuées et qui commande à tous. Et ils brûlèrent les cuisses, et
ils prirent, charmés, l'illustre repas ; et au milieu d'eux chantait le divin
Aoide Dèmodokos, honoré de s peuples. Mais Odysseus tournait souvent la tête
vers Hèlios qui éclaire toutes choses, pressé de se rendre à la nef, et désirant
son départ. De même que le laboureur désire son repas, quand tout le jour ses
boeufs noirs ont traîné la charrue dans le sillon, et qu'il voit enfin la
lumière de Hèlios tomber, et qu'il se rend à son repas, les genoux rompus de
fatigue ; de même Odysseus vit tomber avec joie la lumière de Hèlios, et,
aussitôt, il dit aux Phaiakiens habiles aux avirons, et surtout à Alkinoos :
- Roi Alkinoos, le plus illustre de tout le peuple. Renvoyez-moi sain et sauf,
et faites des libations. Je vous salue tous. Déjà ce que désirait mon cher coeur
est accompli ; mon retour est décidé, et je possède vos chers présents dont les
Dieux Ouraniens m'ont fait une richesse. Plaise aux Dieux que je retrouve dans
ma demeure ma femme irréprochable et mes amis sains et saufs ! Pour vous, qui
vous réjouissez ici de vos femmes et de vos chers enfants, que les Dieux vous
donnent la vertu et vous préservent de tout malheur public !
Il parla ainsi, et tous l'applaudirent et décidèrent de renvoyer leur hôte qui
parlait toujours si convenablement. Et, alors, la Force d'Alkinoos dit au héraut
:
- Pontonoos, distribue, du kratère plein, du vin à tous, dans la demeure, afin
qu'ayant prié le Père Zeus, nous renvoyions notre hôte dans sa patrie.
Il parla ainsi, et Pontonoos mêla le vin mielleux et le distribua à tous. Et ils
firent des libations aux Dieux heureux qui habitent le large Ouranos, mais sans
quitter leurs sièges. Et le divin Odysseus se leva. Et, mettant aux mains
d'Arètè une coupe ronde, il dit ces paroles ailées :
- Salut, ô Reine ! et sois heureuse jusqu'à ce que t'arrivent la vieillesse et
la mort qui sont inévitables pour les hommes. Moi, je pars. Toi, réjouis-toi,
dans ta demeure, de tes enfants, de tes peuples et du roi Alkinoos.
Ayant ainsi parlé, le divin Odysseus sortit, et la Force d'Alkinoos envoya le
héraut pour le précéder vers la nef rapide et le rivage de la mer. Et Arètè
envoya aussi ses servantes, et l'une portait une blanche khlamide et une
tunique, et l'autre un coffre peint, et une troisième du pain et du vin rouge.
Etant arrivés à la nef et à la mer, aussitôt les marins joyeux montèrent sur la
nef creuse et y déposèrent le vin et les vivres. Puis ils étendirent sur la
poupe de la nef creuse un lit et une toile de lin, afin qu'Odysseus fût
mollement couché. Et il entra dans la nef, et il se coucha en silence. Et,
s'étant assis en ordre sur les bancs, ils détachèrent le câble de la pierre
trouée ; puis, se courbant, ils frappèrent la mer de leurs avirons. Et un doux
sommeil se répandit sur les paupières d'Odysseus, invincible, très agréable et
semblable à la mort.
De même que, dans une plaine, un quadrige d'étalons, excité par les morsures du
fouet, dévore rapidement la route, de même la nef était enlevée, et l'eau noire
et immense de la mer sonnante se ruait par derrière. Et la nef courait e ferme
et rapide, et l'épervier, le plus rapide des oiseaux, n'aurait pu la suivre.
Ainsi, courant avec vitesse, elle fendait les eaux de la mer, portant un homme
ayant des pensées égales à celles des Dieux, et qui, en son âme, avait subi des
maux innombrables, dans les combats des hommes et sur les mers dangereuses. Et
maintenant il dormait en sûreté, oublieux de tout ce qu'il avait souffert.
Et quand la plus brillante des étoiles se leva, celle qui annonce la lumière
d'Eôs née au matin, alors la nef qui fendait la mer aborda l'île.
Le port de Phorkys, vieillard de la mer, est sur la côte d'Ithakè. Deux
promontoires abrupts l'enserrent et le défendent des vents violents et des
grandes eaux ; et les nefs à bancs de rameurs, quand elles y sont entrées, y
restent sans câbles. A la pointe du port, un olivier aux rameaux épais croit
devant l'antre obscur, frais et sacré, des Nymphes qu'on nomme Naiades. Dans cet
antre il y a des kratères et des amphores de pierre où les abeilles font leur
miel, et de longs métiers à tisser où les Nymphes travaillent des toiles
pourprées admirables à voir. Et là sont aussi des sources inépuisables. Et il y
a deux entrées, l'une, pour les hommes, vers le Boréas, et l'autre, vers le
Notos, pour les Dieux. Et jamais les hommes n'entrent par celle-ci, mais
seulement les Dieux.
Et dès que les Phaiakiens eurent reconnu ce lieu, ils y
abordèrent. Et une moitié de la nef s'élança sur la plage, tant elle était
vigoureusement poussée par les bras des rameurs. Et ceux-ci, étant sortis de la
nef à bancs de rameurs, transportèrent d'abord Odysseus hors de la nef creuse,
et, avec lui, le lit brillant et la toile de lin ; et ils le déposèrent endormi
sur le sable. Et ils transportèrent aussi les choses que lui avaient données les
illustres Phaiakiens à son départ, ayant été inspirés par la magnanime Athènè.
Et ils les déposèrent donc auprès des racines de l'olivier, hors du chemin, de
peur qu'un passant y touchât avant le réveil d'Odysseus. Puis, ils retournèrent
vers leurs demeures.
Mais Celui qui ébranle la terre n'avait point oublié les menaces qu'il avait
faites au divin Odysseus, et il interrogea la pensée de Zeus :
- Père Zeus, je ne serai plus honoré par les Dieux immortels, puisque les
Phaiakiens ne m'honorent point, eux qui sont cependant de ma race. En effet, je
voulais qu'Odysseus souffert encore beaucoup de maux avant de rentrer dans sa
demeure, mais je ne lui refusais point entièrement le retour, puisque tu l'as
promis et juré. Et voici qu'ils l'ont conduit sur la mer, dormant dans leur nef
rapide, et qu'ils l'ont déposé dans Ithakè. Et ils l'ont comblé de riches
présents, d'airain, d'or et de vêtements tissés, si nombreux, qu'Odysseus n'en
eût jamais rapporté autant de Troiè, s'il en était revenu sain et sauf, avec sa
part du butin.
Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant, parla ainsi :
- O Dieu ! toi qui entoures la terre, qu'as-tu dit ? Les Immortels ne te
mépriseront point, car il serait difficile de mépriser le plus ancien et le plus
illustre des Dieux; mais si quelque mortel, inférieur en force et en puissance,
ne te respecte point, ta vengeance ne sera pas tardive. Fais comme tu le veux et
comme il te plaira.
Et Poseidaôn qui ébranle la terre lui répondit :
- Je le ferai aussitôt, ainsi que tu le dis, toi qui amasses les nuées, car
j'attends ta volonté et je la respecte. Maintenant, je veux perdre la belle nef
des Phaiakiens, qui revient de son voyage sur la mer sombre, afin qu'ils
s'abstiennent désormais de reconduire les étrangers ; et je placerai une grande
montagne devant leur ville.
Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit :
- O Poseidaôn, il me semble que ceci sera pour le mieux. Quand la multitude
sortira de la ville pour voir la nef, transforme, près de terre, la nef rapide
en un rocher, afin que tous les hommes l'admirent, et place une grande montagne
devant leur ville.
Et Poseidaôn qui ébranle la terre, ayant entendu cela, s'élança vers Skhériè, où
habitaient les Phaiàkiens. Et comme la nef, vigoureusement poussée, arrivait,
Celui qui ébranle la terre, la frappant de sa main, la transforma en rocher aux
profondes racines, et s'éloigna. Et les Phaiakiens illustres par les longs
avirons se dirent les uns aux autres :
- O Dieux ! qui donc a fixé notre nef rapide dans la mer, comme elle revenait
vers nos demeures ?
Chacun parlait ainsi, et ils ne comprenaient pas comment cela s'était fait. Mais
Alkinoos leur dit :
- O Dieux ! Certes, voici que les anciens oracles de mon père se sont accomplis,
car il me disait que Poseidaôn s'irriterait contre nous, parce que nous
reconduisions tous les étrangers sains et saufs. Et il me dit qu'une belle nef
des Phaiakiens se perdrait à son retour d'un voyage sur la sombre mer, et qu'une
grande montagne serait placée devant notre ville. Ainsi parla le vieillard, et
les choses se sont accomplies. Allons ! faites ce que je vais dire. Ne
reconduisons plus les étrangers, quel que soit celui d'entre eux qui vienne vers
notre ville. Faisons un sacrifice de douze taureaux choisis à Poseidaôn, afin
qu'il nous prenne en pitié et qu'il ne place point cette grande montagne devant
notre ville.
Il parla ainsi, et les Phaiakiens craignirent, et ils préparèrent les taureaux.
Et les peuples, les chefs et les princes des Phaiakiens suppliaient le roi
Poseidaôn, debout autour de l'autel.
Mais le divin Odysseus se réveilla couché sur la terre de la patrie, et il ne la
reconnut point, ayant été longtemps éloigné. Et la déesse Pallas Athènaiè
l'enveloppa d'une nuée, afin qu'il restât inconnu et qu'elle l'instruisît de
toute chose, et que sa femme, ses concitoyens et ses amis ne le reconnussent
point avant qu'il eût réprimé l'insolence des Prétendants. Donc, tout lui
semblait changé, les chemins, le port, les hautes roches et les arbres
verdoyants. Et, se levant, et debout, il regarda la terre de la patrie. Et il
pleura, et, se frappant les cuisses de ses deux mains, il dit en gémissant :
- O malheureux ! Dans quelle terre des hommes suis-je venu ? Ceux-ci sont-ils
injurieux, cruels et iniques ? sont-ils hospitaliers, et leur esprit est-il
pieux ? où porter toutes ces richesses ? où aller moi-même ? Plût aux Dieux que
je fusse resté avec les Phaiakiens ! J'aurais trouvé quelque autre roi magnanime
qui m'eût aimé et donné des compagnons pour mon retour. Maintenant, je ne sais
où porter ces richesses, ni où les laisser, de peur qu'elles soient la proie
d'étrangers. O Dieux ! ils ne sont point, en effet, véridiques ni justes, les
princes et les chefs des Phaiakiens qui m'ont conduit dans une terre étrangère,
et qui me disaient qu'ils me conduiraient sûrement dans Ithakè ! Mais ils ne
l'ont point fait. Que Zeus qu'on supplie me venge d'eux, lui qui veille sur les
hommes et qui punit ceux qui agissent mal ! Mais je compterai mes richesses, et
je verrai s'ils ne m'en ont rien enlevé en les transportant hors de la nef
creuse.
Ayant parlé ainsi, il compta les beaux trépieds et les bassins, et l'or et les
beaux vêtements tissés ; mais rien n'en manquait. Et il pleurait la terre de sa
patrie, et il se jeta en gémissant sur le rivage de la mer aux bruits sans
nombre. Et Athènè s'approcha de lui sous la figure d'un jeune homme pasteur de
brebis, tel que sont les fils des Rois, ayant un beau vêtement sur ses épaules,
des sandales sous ses pieds délicats, et une lance à la main. Et Odysseus,
joyeux de la voir, vint à elle, et il lui dit ces paroles ailées :
- O ami ! puisque je te rencontre le premier en ce lieu, salut ! Ne viens pas à
moi dans un esprit ennemi. Sauve ces richesses et moi. Je te supplie comme un
Dieu et je me mets à tes chers genoux. Dis-moi la vérité, afin que je la sache.
Quelle est cette terre ? Quels hommes l'habitent ? Quel est ton peuple ? Est-ce
une belle île, ou est-ce la côte avancée dans la mer d'une terre fertile ?
Et la déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Tu es insensé, ô Etranger, ou tu viens de loin, puisque tu me demandes quelle
est cette terre, car elle n'est point aussi méprisable, et beaucoup la
connaissent, soit les peuples qui habitent du côté d'Eôs et de Hèlios, ou du
côté de la nuit obscure. Certes, elle est âpre et non faite pour les chevaux ;
mais elle n'est point stérile, bien que petite. Elle possède beaucoup de froment
et beaucoup de vignes, car la pluie et la rosée y abondent. Elle a de bons
pâturages pour les chèvres et les vaches, et des forêts de toute sorte d'arbres,
et elle est arrosée de sources qui ne tarissent point. C'est ainsi, Etranger,
que le nom d'Ithakè est parvenu jusqu'à Troiè qu'on dit si éloignée de la terre
Akhaienne.
Elle parla ainsi, et le patient et divin Odysseus fut rempli de joie, se
réjouissant de sa patrie que nommait Pallas Athènè, la fille de Zeus tempétueux.
Et il lui dit en paroles ailées, mais en lui cachant la vérité, car il
n'oubliait point son esprit rusé :
- J'avais entendu parler d'Ithakè dans la grande Krètè située au loin sur la
mer. Maintenant je suis venu ici avec mes richesses, et j'en ai laissé autant à
mes enfants. Je fuis, car j'ai tué le fils bien-aimé d'Idoméneus, Orsilokhos aux
pieds rapides, qui, dans la grande Krètè, l'emportait sur tous les hommes par la
rapidité de ses pieds. Et je le tuai parce qu'il voulait m'enlever ma part du
butin, que j'avais rapportée de Troiè, et pour laquelle j'avais subi mille maux
dans les combats des hommes ou en parcourant les mers. Car je ne servais point,
pour plaire à son père, dans la plaine Troienne, et je commandais à d'autres
guerriers que les siens. Et, dans les champs, m'étant mis en embuscade avec un
de mes compagnons, je perçai de ma lance d'airain Orsilokhos qui venait à moi.
Et comme la nuit noire couvrait tout l'Ouranos, aucun homme ne nous vit, et je
lui arrachai l'âme sans témoin. Et quand je l'eus tué de l'airain aigu, je me
rendis aussitôt dans une nef des illustres Phaiakiens, et je les priai de me
recevoir, et je leur donnai une part de mes richesses. Je leur demandai de me
porter à Pylos ou dans la divine Elis, où commandent les Epéiens ; mais la force
du vent les en éloigna malgré eux, car ils ne voulaient point me tromper. Et
nous sommes venus ici à l'aventure, cette nuit ; et nous sommes entrés dans le
port ; et, sans songer au repas, bien que manquant de forces, nous nous sommes
tous couchés en sortant de la nef. Et le doux sommeil m'a saisi, tandis que
j'étais fatigué. Et les Phaiakiens, ayant retiré mes richesses de leur nef
creuse, les ont déposées sur le sable où j'étais moi-même couché. Puis ils sont
partis pour la belle Sidôn et m'ont laissé plein de tristesse.
Il parla ainsi, et la déesse Athènè aux yeux clairs se mit à rire, et, le
caressant de la main, elle prit la figure d'une femme belle et grande et habile
aux travaux, et elle lui dit ces paroles ailées :
- O fourbe, menteur, subtil et insatiable de ruses qui te surpasserait en
adresse, si ce n'est peut-être un Dieu ! Tu ne veux donc pas, même sur la terre
de ta patrie, renoncer aux ruses et aux paroles trompeuses qui t'ont été chères
dès ta naissance ? Mais ne parlons pas ainsi. Nous connaissons tous deux ces
ruses ; et de même que tu l'emportes sur tous les hommes par la sagesse et
l'éloquence, ainsi je me glorifie de l'emporter par là sur tous les Dieux.
N'as-tu donc point reconnu Pallas Athènaiè, fille de Zeus, moi qui t'assiste
toujours dans tous tes travaux et qui te protège ? moi qui t'ai rendu cher à
tous les Phaiakiens ? Viens donc, afin que je te conseille et que je t'aide à
cacher les richesses que j'ai inspiré aux illustres Phaiakiens de te donner à
ton retour dans tes demeures. Je te dirai les douleurs que tu es destiné à subir
dans tes demeures bien construites. Subis-les par nécessité ; ne confie à aucun
homme ni à aucune femme tes courses et ton arrivée ; mais supporte en silence
tes maux nombreux et les outrages que te feront les hommes.
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
- Il est difficile à un homme qui te rencontre de te reconnaître, ô Déesse !
même au plus sage ; car tu prends toutes les figures. Certes, je sais que tu
m'étais bienveillante, quand nous, les fils des Akhaiens, nous combattions
devant Troiè ; mais quand nous eûmes renversé la haute citadelle de Priamos,
nous montâmes sur nos nefs, et un Dieu dispersa les Akhaiens. Et, depuis, je ne
t'ai point revue, fille de Zeus ; et je n'ai point senti ta présence sur ma nef
pour éloigner de moi le malheur ; mais toujours, le coeur accablé dans ma
poitrine, j'ai erré, jusqu'à ce que les Dieux m'aient délivré de mes maux. Et tu
m'as encouragé par tes paroles chez le riche peuple des Phaiakiens, et tu m'as
conduit toi-même à leur ville. Maintenant je te supplie par ton père ! Je ne
pense point, en effet, être arrivé dans Ithakè, car je vois une terre étrangère,
et je pense que tu me parles ainsi pour te jouer de moi et tromper mon esprit.
Dis-rnoi donc sincèrement si je suis arrivé dans ma chère patrie.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Tu as donc toujours cette pensée dans ta poitrine ? Mais je ne puis permettre
que tu sois malheureux, car tu es éloquent, intelligent et sage. Un autre homme,
de retour après avoir tant erré, désirerait ardemment revoir sa femme et ses
enfants dans ses demeures ; mais toi, tu ne veux parler et apprendre qu'après
avoir éprouvé ta femme qui est assise dans tes demeures, passant les jours et
les nuits dans les gémissements et les larmes. Certes, je n'ai jamais craint ce
qu'elle redoute, et je savais dans mon esprit que tu reviendrais, ayant perdu
tous tes compagnons. Mais je ne pouvais m'opposer au frère de mon père, à
Poseidaôn qui était irrité dans son coeur contre toi, parce que tu avais aveuglé
son cher fils. Et, maintenant, je te montrerai la terre d'Ithakè, afin que tu
croies. Ce port est celui de Phorkys, le Vieillard de la mer, et, à la pointe du
port, voici l'olivier épais devant l'antre haut et obscur des Nymphes sacrées
qu'on nomme Naiades. C'est cette caverne où tu sacrifiais aux Nymphes de
complètes hécatombes. Et voici le mont Nèritos couvert de forêts.
Ayant ainsi parlé, la Déesse dissipa la nuée, et la terre apparut . Et le
patient et divin Odysseus fut plein de joie, se réjouissant de sa patrie. Et il
baisa la terre féconde, et, aussitôt, levant les mains, il supplia les Nymphes :
- Nymphes Naiades, filles de Zeus, je disais que je ne vous reverrais plus ! Et,
maintenant, je vous salue d'une voix joyeuse. Je vous offrirai des présents,
comme autrefois, si la Dévastatrice, fille de Zeus, me laisse vivre et fait
grandir mon cher fils.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Prends courage, et que ceci ne t'inquiète point; mais déposons aussitôt tes
richesses au fond de l'antre divin, où elles seront en sûreté, et délibérons
tous deux sur ce qu'il y a de mieux à faire.
Ayant ainsi parlé, la Déesse entra dans la grotte obscure, cherchant un lieu
secret ; et Odysseus y porta aussitôt l'or et le dur airain, et les beaux
vêtements que les Phaiakiens lui avaient donnés. Il les y déposa, et Pallas
Athènè, fille de Zeus tempétueux, ferma l'entrée avec une pierre. Puis, tous
deux, s'étant assis au pied de l'olivier sacré, méditèrent la perte des
Prétendants insolents. Et la Déesse Athènè aux yeux clairs parla la première :
- Divin Laertiade, subtil Odysseus, songe comment tu mettras la main sur les
Prétendants insolents qui commandent depuis trois ans dans ta maison,
recherchant ta femme divine et lui faisant des présents. Elle attend toujours
ton retour, gémissant dans son coeur, et elle donne de l'espoir et elle fait des
promesses à chacun d'eux, et elle leur envoie des messagers ; mais son esprit a
d'autres pensées.
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
- O Dieux ! je devais donc, comme l'Atréide Agamemnôn, périr d'une mauvaise mort
dans mes demeures, si tu ne m'eusses averti à temps, ô Déesse ! Mais dis-moi
comment nous punirons ces hommes. Debout auprès de moi, souffle dans mon coeur
une grande audace, comme au jour où nous avons renversé les grandes murailles de
Troiè. Si tu restes, pleine d'ardeur, auprès de moi, ô Athènè aux yeux clairs,
et si tu m'aides, ô vénérable Déesse, je combattrai seul trois cents guerriers.
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Certes, je serai auprès de toi et je ne te perdrai pas de vue, quand nous
accomplirons ces choses. Et j'espère que le large pavé sera souillé du sang et
de la cervelle de plus d'un de ces Prétendants qui mangent tes richesses. Je
vais te rendre inconnu à tous les hommes. Je riderai ta belle peau sur tes
membres courbés ; je ferai tomber tes cheveux blonds de ta tête ; je te
couvrirai de haillons qui font qu'on se détourne de celui qui les porte ; je
ternirai tes yeux maintenant si beaux, et tu apparaîtras à tous les Prétendants
comme un misérable, ainsi qu'à ta femme et au fils que tu as laissés dans tes
demeures. Va d'abord trouver le porcher qui garde tes porcs, car il te veut du
bien, et il aime ton fils et la sage Pènélopéia. Tu le trouveras surveillant les
porcs ; et ceux-ci se nourrissent auprès de la Roche du Corbeau et de la
fontaine Aréthousè, mangeant le gland qui leur plait et buvant l'eau noire.
Reste là, et interroge-le avec soin sur toute chose, jusqu'à ce que je revienne
de Spartè aux belles femmes, où j'appellerai, ô Odysseus, ton cher fils
Tèlémakhos qui est allé dans la grande Lakédaimôn, vers Ménélaos, pour
s'informer de toi et apprendre si tu vis encore.
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
- Pourquoi ne lui avoir rien dit, toi qui sais tout ? Est-ce pour qu'il soit
errant et subisse mille maux sur la mer indomptée, tandis que ceux-ci mangent
ses richesses ?
Et la Déesse Athènè aux yeux clairs lui répondit :
- Qu'il ne soit point une inquiétude pour toi. Je l'ai conduit là moi-même, afin
qu'il se fasse une bonne renommée ; mais il ne souffre aucune douleur, et il est
assis, tranquille, dans les demeures de l'Atréide, où tout lui est abondamment
offert. A la vérité, les jeunes Prétendants lui tendent une embûche sur leur nef
noire, désirant le tuer avant qu'il rentre dans la terre de sa patrie ; mais je
ne pense pas que cela soit, et je pense plutôt que la terre recevra auparavant
plus d'un de ces Prétendants qui mangent tes richesses.
En parlant ainsi, Athènè le toucha d'une baguette et elle dessécha sa belle peau
sur ses membres courbés, et elle fit tomber ses blonds cheveux de sa tête. Elle
chargea tout son corps de vieillesse ; elle ternit ses yeux, si beaux auparavant
; elle lui donna un vêtement en haillons, déchiré, sale et souillé de fumée ;
elle le couvrit ensuite de la grande peau nue d'un cerf rapide, et elle lui
donna enfin un bâton et une besace misérable attachée par une courroie tordue.
Ils se séparèrent après s'être ainsi entendus, et Athènè se rendit dans la
divine Lakédaimôn, auprès du fils d'Odysseus.