Car un pays sans passé est un pays sans avenir...

 
Mythologie
 
 

 

 

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Clovis, ou la France chrétienne

Livre dixième

 

Pour le don precieux que par toy Dieu m’envoye,
Je dois bien, respond-il, te donner cette joye :
Et puis que ce lieu frais nous preste un doux repos,
Je pourray de plus loin reprendre mon propos.
Dans le dernier combat, qui d’une haute gloire
Honora Childeric sur les bords de la Loire,
Voulant d’un vaillant pere estre veû digne fils,
Je poursuis à vingt ans les saxons déconfis.
Une trop vive ardeur dans les fuyards m’engage.
Je suis, par les vaincus, surpris prés du rivage,
Où ces peuples guerriers regagnoient leurs vaisseaux,
Pour reparer leur honte en des climas nouveaux.
Je fus d’entre les biens qui consoloient leurs pertes.
Et dé-ja de la proüe ils fendent les eaux vertes.
Ils tentent sans espoir les santoniques bords :
Sur ceux de l’Aquitaine ils font de vains efforts :
Ils tournent la Galice, et la Lusitanie :
Mais d’armes, en tous lieux, la rive est trop munie.
Ils passent le destroit, qui seul aux vastes mers,
Du milieu de la terre à les beaux champs ouvers.
Une flote paroist, royale, magnifique,
Qui voguoit de l’Espagne aux costes de l’Afrique.
On combat ; et l’ardeur dont je me sens bruler,
Fait que d’un coup hardy je veux me signaler.
Au plus grand des vaisseaux soudain le mien s’attache.
Alors armé d’épée, et couvert de rondache,
D’un cœur precipité je saute sur le bord.
Les saxons à l’envy secondent mon effort.
Tout fuit : nul n’ose plus soustenir ce que j’ose.
Enfin un jeune enfant seul à mon bras s’oppose,
Beau, d’un ferme regard, d’un éclat plus qu’humain,
La fureur dans les yeux, et le fer dans la main.
Du bouclier deffenseur je pare ses attaintes ;
Et pretens le dompter par de lassantes feintes.
Une belle princesse, en l’avril de ses ans,
Et d’un œil et d’un cœur les armes méprisans,
Vient en pleurs, et me dit de sa divine bouche.
Ah ! Courtois chevalier, que la pitié te touche.
Pardonne aux vains transports de ce royal enfant.
Son corps de mon épée aussi-tost le deffend.
Je regarde estonné cette merveille rare :
Et cependant le prince, à luy mesme barbare,
Conçoit contre sa vie un furieux dessein :
Se jette sur mon fer, et s’en perce le sein.
Il faut, dit-il ; qu’un coup de mes maux me délivre.
Adieu, ma chere sœur ; je ne sçaurois plus vivre.
Il chancelle : il paslit : il tombe entre les morts.
Sa sœur, en s’écriant, se jette sur son corps :
De plaintes et de pleurs veut rappeller son ame :
Perd l’espoir et la voix ; puis de douleur se pasme.
Je demeure immobile, outré de déplaisir.
Une sensible horreur soudain me vient saisir.
Par le malheur des deux, je me voy miserable,
Et du trépas du prince, innocent et coupable.
D’un carnage sanglant je suis environné.
D’un tendre et triste effroy mon cœur est estonné.
Et ce royal navire est le seul de la flote,
Où le fer n’a laissé ny soldat, ny pilote.
Cependant un orage à tous serre les cœurs ;
Et glace également et vaincus et vainqueurs.
Chaque nef craint le choc : de son gré se disperse :
Puis prend, au gré des vents, une route diverse,
En Espagne, en Sicile, aux Getuliques bords.
Sans voix, sans mouvement, prés de ces deux beaux corps,
Je suis presque seul vif parmy tant de morts blesmes.
Le rivage, plus craint que les tempestes mesmes,
Paroist ; et les saxons courent d’un pas hastif ;
Puis en foule, d’un saut se lancent dans l’esquif.
Mon trouble me deffend d’imiter leur vistesse.
Je ne puis éloigner la divine princesse.
Elle s’éveille au bruit des foudres éclatans :
Et sa morte douleur revit en mesme temps.
La nef, que le seul vent insolemment maistrise,
S’emporte vers la rade, et s’ensable, et se brise.
La proüe est sous les eaux, et la pouppe est dehors.
Permettez qu’en nageant je vous porte à ces bords ;
Dis-je à la triste sœur. Allons ; le temps nous presse.
Mes pieds sentent dé-ja que la pouppe s’abbaisse.
Elle embrasse son frere ; et ne peut le quitter.
Elle pleure ; et ma voix ne fait que l’irriter.
A souffrir mon secours enfin elle s’engage,
Si je mets le corps mort le premier au rivage.
De cordes je l’attache ; et le jette dans l’eau.
Je me jette à l’instant hors du triste vaisseau :
Et sur le sable sec, en nageant, je l’attire.
La mer, en mesme temps, engloutit le navire.
J’apperçoy la princesse à la mercy des flots,
Qui de ses belles mains, sans espoir, sans repos,
Embrasse un mast flotant, mais foible et perissante.
Je sens mon cœur attaint d’une douleur perçante.
Je me relance en mer ; nage vers le beau corps ;
Et de bras, et de pieds, l’ameine sur les bords.
Soudain lasse du flot, sur l’herbe elle se couche.
Triste elle me regarde ; et de sa belle bouche,
Dit, apres un soûpir, d’un visage blesmy ;
Ah ! Te diray-je amy ? Te diray-je ennemy ?
Helas ! Doy-je de toy me loüer ou me plaindre ?
Cruels ressentimens, pourray-je vous contraindre ?
Puis-je, ô ! Rares faveurs, ne vous ressentir pas ?
Je sçay que le seul sort à causé son trépas ;
Que ton bras fut surpris ; et n’en est point coupable :
Et que de deux grands biens je te suis redevable,
De voir mes jours sauvez de la fureur de l’eau ;
Et de pouvoir poser mon cher frere au tombeau.
Mais rien ne peut payer la perte que j’endure ;
Et l’on ne sent nul bien, tant que la douleur dure.
Je me sens si confus, si touché de ses pleurs,
De sa rare beauté, de ses vives douleurs,
Qu’un seul mot n’a pouvoir de sortir de ma bouche.
Trois hommes noirs, armez, et d’un regard farouche,
S’avancent à grands pas : nouveau trouble du sort !
Ah ! Dit-elle, guerrier, ah ! Donne moy la mort,
Qui me sauve des bras de cette infame bande.
Pour comble de faveurs, mon cœur te la demande.
Je combattray pour vous plustost jusqu’au trépas,
Luy dy-je. Mais ta mort ne me sauvera pas,
Reprit-elle en soûpirs. Aussi-tost un barbare,
Admirant sa beauté, s’approche, et s’en empare.
En main je mets l’épée ; et de courroux brulant,
D’un coup je fay tomber le voleur insolent.
J’amasse en mesme-temps sa longue javeline.
J’écarte l’un des deux ; perce l’autre à l’échine,
Quoy que de bois pareils tous deux fussent armez.
Mais d’un art plus adroit mes bras son animez.
Enfin j’éstens d’un coup le dernier sur l’arene.
La princesse bénit la bonté souveraine :
Mais ne se croit pas libre, et franche de dangers ;
Et craint l’injuste effort de nouveaux estrangers.
Un reste de couleur tout à coup l’abandonne.
Et d’un soudain effroy tout son beau corps frissonne.
Mon œil, comme le sien, void un lion puissant,
Qui secoüant ses crins, des montagnes descend.
Contre tant de travaux mon courage s’obstine.
Je m’appreste au combat, branlant la javeline.
L’animal s’en irrite, affamé de mon sang ;
Et frape de sa queüe et le sable et son flanc.
La princesse, en fuyant, foible retombe à terre.
Le monstre fond sur moy : dans ma pique il s’enferre.
Sa dent brise le bois à l’épaule attaché.
J’amasse un autre fer, sur les herbes couché.
Le lion courageux encor sur moy s’élance :
Et de sa force encor j’attens la violence.
D’un intrepide cœur, rassemblant ses efforts,
Au travers de la pique, il accable mon corps.
Nous tombons écartez, d’une cheûte diverse,
L’un mort, l’autre vivant, tous deux à la renverse.
Je me dresse, et me voy sain et victorieux.
La princesse à genoux en rend graces aux cieux.
Une femme vers nous à pas lents s’achemine,
Sortant d’un toit assis au dos d’une colline ;
Qui voyant tant de corps sur le sable estendus,
De merveille et de joye à les sens éperdus :
Nous exhorte et nous ayde à les traisner dans l’onde.
Des longs fers nous creusons une fosse profonde,
Pour donner au corps froid sa derniere maison,
Que sa sœur éplorée orne d’un verd gazon :
Se plaignant que le sort mesle avec injustice
Et la haste et la crainte à ce pieux office.
Elle laisse à regret ce déplorable lieu :
Luy dit, baisant la terre, un eternel adieu :
Puis sous le pauvre toit triste et foible se range.
Craintive elle s’enquiert quelle est la terre estrange ;
Sçay que c’est la Lybie ; et ce bord écarté
Est sujet de Cartage, et prés de la cité.
La pitié pour ses maux, et sa grace divine,
Qui malgré sa tristesse estincelle et domine ;
De tendresse et d’amour rendent mon cœur percé.
De mouvemens divers le sien est balancé.
Elle me doit l’honneur, elle me doit la vie.
Mais mon fer malheureux à son sang l’a ravie.
Dans ces pensers divers, la haine et l’amitié,
De son sensible cœur partagent la moitié.
Je demeure muet de respect et de crainte :
Mais enfin de sa langue elle rompt la contrainte.
Que mon frere à tous deux nous causa de malheur,
Par les cruels transports de sa vive douleur !
A toy, d’avoir meurtry cet enfant admirable :
A moy, pour le regret de sa fin deplorable.
Mais pour sçavoir mes maux, aussi dois tu sçavoir
La cause de sa perte, et de son desespoir.
Tous deux nous estions nez d’une couche royale,
Enfans de Trasimond, regnant sur le vandale,
Dont l’Espagne long-temps avoit suby les loix.
Mais les sueves guerriers, hardis, depuis vingt mois
Par de frequens combas nous disputoient ces terres.
Les deux peuples enfin, lassez des longues guerres,
Dresserent un accord, que par un seul duël,
Deux princes finiroient le mal continuel ;
Et qu’en cedant au droit qui le sort accompagne,
Le peuple du vaincu sortiroit de l’Espagne,
Pour chercher sa demeure en de nouveaux climas.
Mon pere estoit au lit, inhabile aux combas.
Le peuple impatient veut que le sort s’acheve
Par mon frere Ramir, contre Arismond le sueve,
En l’âge de treize ans tous deux hardis et fiers,
Et dé-ja signalez par des actes guerriers.
J’anime sa valeur, d’elle-mesme animée.
Ils s’attaquent aux yeux de l’une et l’autre armée.
Ramir pousse Arismond, d’un bras adroit et fort.
Arismond se mesnage, et soustient son effort :
Puis le presse à son tour. Ramir glisse sur l’herbe.
Arismond fond sur luy, de sa cheûte superbe :
Tient au front de Ramir le glaive menaçant.
Il refuse la vie : et le peuple consent,
Admirant de son cœur la grandeur excessive,
A sortir de l’Espagne, et que leur prince vive.
Tout part : Trasimond meurt, de mal, ou de douleur.
Ramir cherche à mourir, honteux de son malheur ;
Et du malheur des siens la piquante tristesse,
Par tout semble à son bras reprocher sa foiblesse.
Ils cherchent, ayant mis la Galice en oubly,
Genseric le vandale, en Afrique estably.
Mais Ramir ne peut-pas supporter le visage
De ce roy glorieux, qui prit Rome et Cartage.
Il gemit, il soûpire ; et d’un dépit amer,
En montant le navire, il se lance en la mer.
On le sauve des flots : nous quittons le rivage.
Je tasche à surmonter son invincible rage.
Mais rien ne la console. Alors loin sur les eaux,
Aux vandales surpris parurent vos vaisseaux.
Chacun s’émeut : Ramir seul en a de la joye.
Voicy tout mon desir, et le ciel me l’octroye,
Dit-il : voicy mes vœux, la victoire, ou la mort.
On l’attaque : il combat d’un aveugle transport.
Mais voyant. La princesse, à ce recit funeste,
S’arreste : et ses sanglots acheverent le reste.
La grandeur de sa perte, et de son sang royal,
Augmente encore en moy la pitié pour son mal.
Les charmes de sa voix, ceux de son beau visage,
Son ardente amitié, tout me charme, et m’engage.
Mais le sang de Ramir, que j’ay privé du jour,
Contre moy se souleve, et contre mon amour.
De pleurs meslez aux siens, plus que de la parole,
Dans ses cuisans ennuis triste je la console.
Pour moy son cœur aussi conçoit quelque douceur.
Mais son sang contre moy luy sert de deffenseur.
Toûjours combat en moy mon ardeur et ma peine.
Toûjours combat en elle et l’amour et la haine.
Cependant elle craint ces hommes bazanez :
Et dé-ja voudroit voir ses destins terminez.
Elle n’a qu’un espoir, qu’un sejour à Cartage,
Peut, prés de Genseric, la garentir d’outrage.
Mais celle dont le toit nous prestoit son secours,
Nous trahit, et nous vend aux infames amours
Du tyran Basilique, empereur du Bosphore.
De la Grece, et des lieux où se leve l’aurore,
Pour qui de toutes parts on pilloit des beautez,
Capables d’assouvir ses sales voluptez.
Sur le pressant desir de passer à Cartage,
Sous pretexte d’escorte, on nous meine au rivage,
Conduits par vingt brigands, tous armez de longs fers.
Nous montons un vaisseau : mais en fendant les mers,
Je sens que le pilote autre route a choisie ;
Et que laissant Cartage, il nous porte en Asie.
Je me plains ; mais en vain. Pour se laver du tort,
Le chef du brigantin declare nostre sort :
Que nous sommes soûmis aux loix de l’esclavage.
Tous deux de noble sang, tous deux de fier courage,
Nous fremissons d’horreur, nous brulons de courroux,
Et cachons nostre ennuy sous un langage doux.
Agilane songeant à sa race royale,
(c’estoit là le beau nom de la sage vandale)
Se resout d’un cœur haut, à soufrir cent trépas,
Plustost que de soufrir rien d’indigne et de bas :
Et dés-lors je fay vœu, quelque sort qui m’avienne,
De sauver sa franchise, aux perils de la mienne.
Pour moy, dans ces projets, elle eût plus de douceur.
Nous prenons les beaux noms et de frere et de sœur,
Sous qui vit et s’accroist une flame secrete.
Cependant nous bordons les rivages de Crete,
Paros aux marbres blancs, et la noble Delos,
Et cent monceaux de terre épandus sur les flots.
Entre les bords serrez et de Seste et d’Abyde,
Nous passons dans les mers du large Propontide.
Puis nous voila conduits des vents et du destin,
Dans les superbes murs qu’éleva Constantin.
On nous loge au palais : on nous flate, on la pare
D’une veste odorante, et pompeuse et barbare.
Puis nous sommes offerts aux infames regards
Du fier usurpateur du trône des Cesars.
Il contemple Agilane ; et son ame charmée,
Par ses divins regards est d’amour enflammée.
Il l’aborde : il luy parle ; et d’un desir pressant,
Veut soudain voir son cœur sous ses vœux fléchissant.
Je suis, dit-elle alors, de naissance royale.
Si la faveur du ciel fut pour moy liberale,
Ce n’est pas pour souler d’incestueux desirs.
Rends moy la liberté : cherche ailleurs tes plaisirs :
Et la clarté du jour me soit plustost ravie,
Que de souffrir jamais une tache à ma vie.
Le tyran est surpris de sa chaste fureur ;
Mais il croit que tout cede aux loix d’un empereur.
Au suprême pouvoir il mesle les addresses :
Il joint, d’un art flateur, les offres aux caresses.
Voyant qu’un juste orgueil rend tous ses feux confus,
Il veut par la menace amortir les refus.
Plustost que de servir à ton ardeur brutale,
Je veux perir ; je suis et princesse, et vandale,
(dit-elle en s’animant d’une noble rougeur)
Du sang de Genseric, qui sera mon vangeur ;
Qui fut bien le dompteur de Rome et de Cartage ;
Et qui peut bien dompter ton empire et ta rage.
Le monstre luy respond, de colere blesmy,
Je t’aime, et ne crains point ton roy pour ennemy.
Va ; dans le cours d’un jour consulte ta prudence,
Si tu dois éprouver l’amour ou la puissance.
Mon cœur, dit-elle, et pur, et ferme en son devoir,
Ne peut souffrir tes feux, ny craindre ton pouvoir.
En pompe on la conduit par un riche portique :
Pour sejour, on luy donne un palais magnifique :
D’honneurs et de plaisirs on veut charmer ses sens :
Mais sa vertu fait voir leurs appas impuissans.
On veut l’épouvanter par de veillantes gardes ;
Et l’on fait à ses yeux briller cent hallebardes.
Rien n’émeut son vouloir : tout émeut ses douleurs.
Mais son cœur indompté regne parmy ses pleurs.
Je m’offre, par ma mort, à garentir ses peines :
A punir du tyran les flames inhumaines :
A sauver l’orient de ce prince pervers,
Domptant par ma main seule et sa vie et nos fers.
Elle veut que son sang, non le mien, la délivre.
Mourons, dit-elle, au temps qu’il faut cesser de vivre :
Mais ne prevenons point le celeste secours.
J’admire sa vertu : j’adore ses discours,
Sa constance invincible, et ses pudiques larmes.
Tout augmente l’amour que m’ont donné ses charmes.
Basilisque brulant, veut enfin l’émouvoir
Par la seule priere, et non par le pouvoir :
Me cajolle en secret : m’offre d’un cœur perfide,
De chasser de son lit sa chaste Zenonide ;
D’espouser Agilane ; avoüant que son sang,
Sa beauté, sa vertu, meritent bien ce rang.
Je partage, dit-il, si j’ay l’heur ou j’aspire,
Avec elle mon ame, avec toy mon empire.
Je luy promets mon ayde ; et loin de son dessein,
Je me sens plustost prest à luy percer le sein,
Qu’à porter un message outrageux à ma flame.
Je la tire à l’écart : je veux sonder son ame ;
Et d’une feinte voix, traistresse à mon ardeur,
Moy-mesme je l’exhorte à choisir la grandeur ;
A sortir des tourmens, des fers, de la mort mesme ;
A parer son beau front d’un si beau diadéme.
Dieu ! Qu’entens-je, dit-elle ? Où se cache ton cœur ?
Tu veux doncques pour luy te rendre mon vainqueur ?
Pour luy doncques des flots tu m’auras preservée ?
Des mores, des lions, ton bras m’aura sauvée ?
Et si mon sang versé n’étouffoit mon sauhait,
Pour payer tes faveurs, que n’aurois-je point fait ?
Le bon-heur d’un tyran t’est plus cher que le nostre.
Ah ! Je meurs, que ta voix me parle pour un autre.
Alors elle rougit ; et détourne ses yeux,
Qui n’osoient avoüer ces mots delicieux.
Je crains que mon bon-heur par ma bouche n’éclate.
Car dans ces lieux suspects l’oreille est delicate.
J’estouffe le transport qui lors me vint saisir.
Je tombe à ses genoux, plein d’heur et de plaisir.
J’implore sa mercy par des paroles basses,
Prest à souffrir cent morts, pour payer tant de graces.
Je rapporte au tyran ses refus genereux.
Il croit qu’un doute seul l’empesche d’estre heureux.
Pour donner à ses feux un fondement solide,
Du lit imperial il chasse Zenonide :
Et veut que les prelats, par leur divin pouvoir,
Pour un nouveau lien, souscrivent son vouloir.
Par un juste refus ses flames sont frustrées.
Il fait sentir l’exil à cent testes mitrées.
Il croit que ses arrests suffisent à ses vœux :
Et pretend sur le trône authoriser ses feux.
Apprenant ce dessein, elle se pasme et tombe.
Sa santé dé-ja foible, à tant d’assauts succombe.
Dans un trouble confus son esprit éperdu,
Le sang de son cher frere à ses yeux répandu,
Les secousses des vents, les frayeurs d’un naufrage,
Tant de perils affreux sur un triste rivage,
L’esclavage, les mers, tant d’outrageux efforts,
D’un long amas de maux empoisonnent son corps.
Sa pasmoison la laisse ; et d’une ardeur fievreuse,
Elle souffre soudain l’attaque rigoureuse.
L’empereur sur son trône, orné de sa grandeur,
Veut paroistre à sa veüe éclatant de splendeur :
La mande ; et pour guerir le mal dont il soûpire,
Veut la choisir pour femme, aux yeux de tout l’empire.
Sur l’excuse fondée en son mal survenu,
De douceur il n’a plus son esprit retenu.
Il veut qu’elle paroisse : au deffaut, qu’on l’enchaisne ;
Et sans avoir sa foy, qu’à sa couche on l’entraisne.
Je m’oppose à l’outrage, et veux la secourir.
Cessez, dit-elle, Aurele ; et puis qu’il faut mourir,
Donnons à nostre mort l’honneur d’une victoire.
Ne mourons pas au lit, mais au champ de la gloire.
Que son trône et les grands soient témoins de mon cœur :
Qui de nous, ou de luy, doit estre le vainqueur.
Elle va vers le monstre, animant son courage :
Et contre luy j’appreste et mon fer et ma rage.
D’un pas lent on la meine aux yeux de l’empereur,
Tremblante par son mal, forte par sa fureur.
Nos desseins sont pareils, d’attaquer cet infame ;
Elle par ses propos, moy par un coup de lame.
Sur elle, en boüillonnant d’amour et de courroux,
Il jette des regards impetueux et doux.
Il brule, il tremble, il suë ; et la grande assemblée,
Du succés curieuse, est craintive et troublée.
Tous estoient en suspens, quand soudain nous voyons
Un vieillard répandant de celestes rayons,
Qu’une foule environne, épaisse et trémoussante,
Monstrant, pour le toucher, une chaleur pressante.
Il écarte la presse ; et d’un front de mépris,
Se presente aux regards du monarque surpris.
Descens, dit-il, du trône ; et rens le diadême,
Que ta teste porta par le vouloir suprême.
Un amas infiny de crimes odieux,
Et les cris des prelats, ont irrité les cieux.
L’ange divin m’a dit : descens de ta colonne ;
Et va dire au tyran qu’il quitte sa couronne.
Dieu la rend à Zenon, qui paissant aux deserts,
A satisfait le ciel par ses travaux soufferts.
Sçache que tu vas voir ta puissance opprimée.
Armat ton lieutenant, luy livre ton armée.
Basilisque effrayé, de son trône descend,
Honteux aux pieds du saint ses genoux fleschissant ;
Demande son pardon, de pleurs le sollicite.
Daniel le repousse. ô ! Dit-il, hypocrite,
Va, fuy de ce palais. Mais tu fuiras en vain.
De Dieu tu vas sentir la punissante main.
Sa justice bien-tost de toy sera vangée,
Lors que tu periras d’une faim enragée.
Il part, haï du ciel, detesté des mortels.
Il cherche épouvanté l’asyle des autels.
Tout le chasse, ou le fuit. Sur Agilane émeuë
Le merveilleux Stilite estend sa sainte veuë.
Son corps foible, abbatu du trouble de ses sens,
Appuyoit sur mes bras ses membres languissans.
Son beau teint rougissoit d’une chaleur mortelle :
Et d’un brasier fievreux son regard estincelle.
Et vous, dit-il, troublez dans vos chastes amours,
Pouviez-vous esperer un si puissant secours ?
J’apporte du ciel mesme, à vos ames vaillantes,
Le prix de leurs travaux, deux couronnes brillantes.
Mais portons à son lit ce corps foible et tremblant.
Le peuple me soulage, allentour s’assemblant.
La couche la reçoit. Le vieillard venerable
Addresse ainsi vers nous sa parole adorable.
Admirez les grands faits du celeste pouvoir.
Mais croirez-vous vos yeux, qui viennent de le voir ?
Qu’une abjecte, une indigne, une humble creature,
Sujette à tous les maux de l’infirme nature,
Pour toute arme n’ayant que sa debile voix,
Par l’ordre du grand dieu, donne icy bas les loix,
Oste et donne l’empire, épouvante, menace,
Destruit, et des tyrans confond toute l’audace ?
La gloire en appartient au seul Dieu que je sers.
Mes enfans, adorez-le : et tous vos maux soufferts
Seront recompensez d’un riche diadême.
Mais lavez vos erreurs dans les eaux du baptesme.
Toy, princesse, dit-il, qui l’attens des docteurs,
Ou grossiers ignorans, ou malins imposteurs,
Qui refusent à Christ l’essence au pere égale,
Laisse d’un cœur contrit leur doctrine infernale.
Et toy, dit-il, Aurele, abandonne tes dieux,
Ou plustost tes demons, qui seduisent tes yeux,
Sous l’impuissant metal d’une trompeuse idole :
Et reçoy du seul dieu la puissante parole.
Tous deux humbles, courbez, et d’une ferme foy,
De Christ nous adorons la salutaire loy.
Il nous verse l’eau sainte, au nom des trois personnes
Puis nous dit : de vos chefs ce sont là les couronnes.
Parmy la cité vaste il entend des clameurs ;
Et va, d’un pieux zele, esteindre les rumeurs.
Dans une langueur douce Agilane plongée,
Ah ! De combien de maux le ciel m’a soulagée,
Dit-elle ! Et pour payer tant de secours puissans,
Que je luy dois de vœux ! Que je luy dois d’encens !
Amy, l’eau sainte a fait plus que la force humaine ;
A, pour la mort d’un frere, esteint toute ma haine.
Aux divines bontez je dois mille faveurs :
Et je t’en dois beaucoup. Aussi, tienne je meurs.
Puis sa voix foible adjouste, avant qu’elle se pasme ;
Je donne, à toy mon cœur, à Jesus-Christ mon ame.
Aurele, à ce recit, estouffé de sanglots,
Ne peut former un mot, de pleurs répand des flots ;
Et l’hermite attendry, des larmes qu’il épanche,
Plein d’aise et de douleur, moüille sa barbe blanche.
Le guerrier reprenant le sensible discours,
Dont ses frequens soupirs interrompent le cours ;
Lors, dit-il, assailly d’une si vive attainte,
Je me pasme ; et ma vie à tous paroist esteinte.
A mon cruel réveil, d’un œil foible je vois
Tout ce qui m’environne émeû, triste, et sans voix.
Je regarde Agilane, encore toute aimable ;
Dans les bras de la mort encor toute adorable.
De mille vains soupirs, de mille vains propos,
De cris je veux en vain réveiller son repos.
Tout est sourd, tout est mort, sous sa pasleur cruelle.
La source de mes maux est seule vive en elle.
Le stilite revient, de mon bien desireux.
N’enviez point, dit-il, son repos bien-heureux.
Mais je vous rendray l’heur de luy parler encore.
Ma sœur, au nom, dit-il, du grand dieu que j’adore,
Faites revoir vos yeux à ce fidele amant.
Elle ouvre la paupiere encor pour un moment.
Ravy je la regarde ; et de pleurs je me noye.
Je confonds en mon cœur la douleur et la joye.
Hé bien, dit-elle, amy, parlez ; que voulez-vous ?
Et me jette un regard et penetrant et doux.
Ah ! Luy dis-je, s’il faut que ma princesse meure,
Que je sois son espoux avant sa derniere heure.
Je le veux, reprit-elle, en me touchant la main.
Adieu, mon cher espoux. Puis retomba soudain.
Ses yeux furent couverts d’un eternel nuage.
Aurele encore un coup de la voix perd l’usage.
Ce funeste recit, et ses vives douleurs
Réveillerent encor ses sanglots et ses pleurs.
Et sa langue un moment laisse, par son silence,
De son saisissement regner la violence.
 

 
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