I. Voici les facultés propres de l'âme raisonnable : elle se voit elle-même ; elle s'analyse ; elle fait d'elle ce qu'elle veut ; elle cueille le fruit qu'elle porte, tandis que les fruits des plantes ou les produits analogues des animaux sont recueillis par des mains étrangères ; enfin l'âme atteint toujours le but qu'elle poursuivait, à quelque moment que survienne la fin de l'existence. A cet égard, il n'en est pas pour elle comme il en est de la danse, comme il en est d'une pièce de théâtre et de représentations pareilles, où le moindre détail qui vient à manquer suffit pour déranger tout l'ensemble. L'âme, au contraire, dans une partie quelconque de temps, et en quelque lieu qu'elle soit surprise par la mort, a toujours rempli l'objet qu'elle se proposait ; et, comme il n'y manque rien, elle peut toujours se dire : «Je possède, et je retiens ce qui est bien à moi». L'âme a encore cette faculté de pouvoir embrasser le monde entier, y compris le vide qui entoure le monde, et la forme qu'il a reçue ; elle peut s'étendre aussi dans l'infinité de la durée ; elle observe et elle conçoit la régénération périodique de toutes choses ; elle comprend que ceux qui nous succéderont ne verront rien de nouveau, de même que ceux qui nous ont précédés n'ont rien vu de plus que nous ; et qu'en un certain sens, il suffit d'avoir vécu une quarantaine d'années, quelque intelligence qu'on ait d'ailleurs, pour connaître, par une assimilation facile, et tout ce qui a été et tout ce qui sera. Enfin, une dernière faculté propre à l'âme raisonnable, c'est d'aimer le prochain, c'est d'être faite pour la vérité et pour le respect, et de un rien mettre au monde au-dessus d'elle-même, privilège qui n'appartient qu'à elle, ni au-dessus de la loi. Ainsi, la droite raison s'accorde sur tous les points avec la raison de justice.
II. Tu tiendrais bien peu de compte d'un chant délicieux, d'une danse élégante, ou de tous les exercices du pancrace, si tu décomposais cette voix harmonieuse en chacun des sons successifs qu'elle a produits ; et si, à chacun d'eux pris isolément, tu te demandais s'ils te charment encore ; car ton sentiment serait bien retourné par cette épreuve. Même effet pour la danse, si tu la décomposais en chaque mouvement, en chaque attitude ; et de même aussi, pour les exercices gymnastiques. Ainsi donc, et d'une manière générale, sauf la vertu et tout ce qui vient d'elle, tu dois courir sur les détails, et, en les divisant, arriver à en faire bien peu de cas. Tu peux appliquer cette même règle à la vie tout entière.
III. Que doit être l'âme qui sait être toute prête au moment où, nécessairement délivré du corps, notre être doit enfin s'éteindre, ou se disperser, ou subsister éternellement ? Quand je dis que l'âme est prête, j'entends que cette fermeté doit venir de notre propre jugement, et sans être la suite d'une injonction étrangère, comme pour les Chrétiens ; il faut que ce soit un acte réfléchi, grave et assez sérieux pour provoquer l'imitation et la foi des autres, sans aucune prétention dramatique.
IV. Ai-je fait une chose utile à la communauté ? Si oui, je me suis rendu service à moi-même. Arrange-toi pour avoir toujours cette conviction présente à l'esprit, et ne cesse jamais de te conduire en conséquence.
V. Quelle est ta profession ? D'être homme de bien. Mais comment atteindre sûrement ce but si ce n'est avec l'aide de ces nobles études, qui s'appliquent tout ensemble à la nature de l'univers entier et à la condition particulière de l'homme ?
VI. Le premier objet que la tragédie se soit proposé, en nous mettant sous les yeux les événements de la vie, ce fut de nous rappeler que ces événements sont bien en effet dans la nature tels que la scène nous les montre, et que ce qui nous charme au théâtre ne doit pas nous accabler sur une scène plus grande. C'est qu'en réalité les choses doivent nécessairement se passer ainsi ; et que ceux-là même les subissent comme les autres qui s'écrient le plus fort : «Hélas ! Cithéron ! ô Cithéron !» Les poètes tragiques ont parfois des sentences bien justes, celle-ci, par exemple :
Si les Dieux m'ont frappé mes deux enfants et moi,
C'est qu'ils ont leur raison pour cette rude loi.
Et cette autre :
A quoi bon s'emporter jamais contre les choses ?
Et cette autre encore :
Nos jours sont moissonnés, ainsi que des épis.
Et une foule d'autres maximes qui valent autant que celles-là.
Après la tragédie, fut inventée la comédie ancienne, qui ne laissa pas de
contribuer à l'instruction des hommes par sa franchise, et de rabattre les
vanités par la rudesse même de ses critiques. Aussi Diogène lui fit-il
quelques emprunts. A la comédie ancienne, succéda la comédie moyenne, et
enfin la nouvelle, qui, peu à peu, dégénéra jusqu'à ne plus rechercher que
l'art de la pure imitation. Réfléchis à ces détails ; car il faut
reconnaître que, dans tous ces poètes, il y a plus d'une bonne chose. Mais,
au fond, quel est le véritable but que s'est proposé tout ce développement
de la poésie et de l'art dramatique ?
VII. Que tu dois voir clairement qu'il n'est pas, dans la vie, de meilleure route à suivre pour être philosophe que celle que tu suis maintenant !
VIII. Un rameau qui est détaché du rameau voisin ne peut pas ne pas être détaché de l'arbre tout entier. Tel est l'homme qui, en se séparant d'un seul autre homme, s'est détaché en même temps de la communauté entière. C'est une main étrangère qui coupe la branche, tandis que c'est l'homme qui se sépare lui-même de son prochain, qu'il déteste et qu'il fuit, sans se douter que, du même coup, il se retranche lui-même de toute la cité. Cependant Jupiter, qui a constitué l'association des hommes entre eux, nous a octroyé ce précieux don, à savoir que nous pouvons nous rattacher de nouveau à notre voisin et redevenir encore une partie intégrante de l'ensemble. Mais, si cette séparation se répète souvent, elle rend, pour le membre qui s'était isolé, la réunion plus difficile, ainsi que la réconciliation. Le rameau qui, dès l'origine, a grandi avec le reste de l'arbre, et qui a toujours reçu la même sève, ne ressemble en rien à celui qui, après un premier retranchement, a été regreffé dans le tronc, et c'est là ce que les jardiniers savent bien. On est donc tenu de pousser tous ensemble, si ce n'est de penser tous de la même façon.
IX. De même que les gens qui te font obstacle quand tu marches dans le chemin de la droite raison, ne doivent pas pouvoir t'empêcher de te conduire selon le devoir, de même leur opposition ne doit pas davantage refroidir ta bienveillance à leur égard. Il y a ici deux choses dont il faut également te préserver : la première, c'est de te laisser ébranler en rien dans ton jugement ou dans tes actes ; et la seconde, c'est de rien perdre de ta bonté, même envers ceux qui essaient de t'arrêter ou qui te causent un déplaisir quelconque. Il y aurait égale faiblesse, soit à t'emporter contre eux, soit à renoncer à ce que tu veux faire et à céder sous le coup que tu reçois. C'est déserter également le devoir que d'avoir peur, dans un cas ; et, dans l'autre cas, de prendre en aversion quelqu'un dont la nature même a fait notre parent et notre ami.
X. La nature ne peut jamais être inférieure à l'art, puisque les arts ne sont qu'une imitation de la nature, sous ses formes diverses. S'il en est ainsi, la nature, qui est la plus parfaite et la plus compréhensive de toutes, ne peut pas être au-dessous des chefs-d'oeuvre de l'art les plus accomplis. Or tous les arts, sans exception, font toujours ce qui est moins bon en vue de ce qui est meilleur, et la commune nature n'agit pas autrement. C'est de la nature que découle la justice ; et c'est de la justice que découlent toutes les autres vertus ; car nous ne nous soucierons pas assez de la justice si nous recherchons avec tant de passion les choses indifférentes, et si nous nous montrons faciles à séduire, faciles à nous laisser prévenir, faciles à changer d'avis.
XI. Puisque ce ne sont pas les choses mêmes qui viennent à toi, quand elles te bouleversent par l'espérance ou par la crainte, c'est toi seul qui, en un certain sens, vas vers elles. Apaise donc et mets de côté le jugement que tu en portes ; et, comme les choses ne bougeront pas, on ne te verra, ni les rechercher, ni les fuir.
XII. La sphère de l'âme est absolument identique à elle-même dans toutes ses parties, quand elle ne s'étend pas à un objet du dehors, ou qu'elle ne se réfugie pas dans son intérieur, quand elle ne se disperse pas, ou qu'elle ne se concentre point, mais qu'elle brille de cette éclatante lumière qui lui fait voir, et la vérité de toutes choses, et la vérité qu'elle porte dans son propre sein.
XIII. Mais un tel va me mépriser ! - C'est à lui d'y voir. Mais ce que je dois voir personnellement, c'est que l'on ne puisse jamais surprendre de moi un acte ou un mot digne de mépris. - Mais un tel va me haïr ! - C'est à lui d'y voir encore. Ce que je dois voir se réduit, pour ma part, à demeurer tranquille et bienveillant à l'égard de tout le monde, fort disposé, avec celui-là même qui me liait ou me méprise, à lui faire voir son erreur, non pas en l'injuriant, non pas même en lui faisant sentir que je le supporte, mais avec pleine franchise et pour lui être utile, comme le faisait cet excellent Phocion, si toutefois Phocion n'y mettait pas quelque malice. C'est le fond de notre coeur qui doit être dans cette disposition intime, afin qu'aux regards des Dieux l'homme ne montre, ni indignation, ni souffrance. Quel mal, en effet, peut-il y avoir jamais pour toi, quand tu fais toi-même actuellement ce qui convient à ta propre nature, et que tu accueilles avec gratitude ce que la nature universelle trouve opportun de t'envoyer actuellement, homme mis au poste qu'il occupe pour servir toujours l'intérêt de la communauté ?
XIV. Tout en se méprisant mutuellement, ils se font des politesses, et bien qu'ils veuillent l'un l'autre se supplanter, ils se confondent en bassesses réciproques.
XV. Quelle perversité et quelle hypocrisie de dire : «J'ai pris la résolution d'en agir, franchement avec vous !» Homme, que fais-tu ? Supprime ce préambule ; ton intention se verra de reste. Avant même que tu aies parlé, ce que tu vas dire doit se lire sur ta figure. Tu es dans cette disposition à son égard ; il le voit sur-le-champ dans tes yeux, comme, entre amants, celui qui est aimé connaît dans un coup d'oeil toutes les pensées de sa maîtresse. En un mot, l'homme simple et bon doit toujours être à peu près comme celui qui a de l'odeur ; on le sent en s'approchant de lui, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas. L'affectation de la franchise est une dague cachée, et rien n'est plus laid qu'une amitié de loup ; fuis-la plus que tout au monde. L'homme bon, simple, bienveillant, porte ces qualités dans ses regards, et personne ne s'y trompe.
XVI. L'âme trouve en elle-même le pouvoir de mener la plus noble existence, pourvu qu'elle sache rester indifférente à tout ce qui est indifférent. Elle s'assurera cette sage impassibilité, en considérant chacun des objets qui la peuvent émouvoir, d'abord isolément, puis dans leur relation avec le tout. Elle se rappellera toujours qu'il n'est pas un seul de ces objets qui puisse nous imposer l'idée que nous devons nous en faire, pas un seul qui arrive jusqu'à nous, mais qu'ils demeurent immobiles, et que c'est nous seuls qui produisons les jugements que nous en portons, qui gravons, en quelque sorte, ces jugements en notre esprit, tout en ayant le pouvoir de ne pas les y graver, et qui pouvons aussi les effacer sur-le-champ, si nous reconnaissons que ces jugements se sont, à notre insu, glissés en notre âme. Enfin l'âme doit se dire que cette attention qu'elle a à prendre exige bien peu de temps, et que le reste de la vie sera tranquille. Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il donc de si pénible dans cette surveillance de soi ? Si les objets qui se présentent sont conformes à la loi de la nature, jouis-en, et qu'ils te soient légers et faciles. S'ils sont contre la nature, recherche ce qui est pour toi conforme à ta nature propre, et sache t'y attacher, quelque singulier que cela puisse paraître. On est toujours excusable de rechercher son bien personnel, tel qu'on l'entend.
XVII. Pour un objet quelconque, on peut toujours se demander : «Quelle est son origine ? De quels éléments est-il composé ? En quel autre objet changera-t-il ? Et quand il aura changé, que sera-t-il devenu ? Quel mal subira-t-il à changer ainsi ?»
XVIII. Premièrement. Quelle est ma position à l'égard des autres hommes ? Nous sommes faits certainement les uns pour les autres ; mais, sous un autre rapport, je suis né pour être à leur tête, comme le bélier est à la tête des moutons, et le taureau à la tête de son troupeau. Pars encore de ce principe plus élevé que, si ce ne sont pas les atomes qui gouvernent l'univers, c'est la nature ; ce principe admis, il en résulte que les êtres inférieurs sont faits pour les êtres supérieurs, et que ces derniers sont faits réciproquement les uns pour les autres. Secondement. Examine ce que sont les hommes dans tous les détails de la vie, à table, au lit, etc. Rends-toi compte surtout des nécessités que leur imposent certaines idées, et vois avec quel orgueil ils font tout cela. Troisièmement. Dis-toi toujours que, si les hommes se conduisent bien, il n'y a point apparemment à leur en vouloir, et que, s'ils se conduisent mal, il est clair qu'ils le font sans intention et par pure ignorance ; car, de même qu'il n'est pas une âme qui se prive de la vérité autrement que contre son propre gré, de même il n'en est pas non plus qui se prive volontairement de traiter chacun selon son mérite. C'est là ce qui fait que les gens se révoltent quand on les traite d'injustes, d'ingrats, d'avares, en un mot, quand on leur reproche quelque méfait à l'égard de leur prochain. Quatrièmement. Il faut bien t'avouer aussi que tu n'as pas laissé de commettre personnellement des fautes nombreuses ; que, sous ce rapport, tu ressembles au reste des hommes, et que, si tu évites des fautes d'un certain genre, tu n'en as pas moins la disposition qui les fait commettre, ne t'abstenant souvent de délits pareils que par lâcheté, par crainte de l'opinion, ou par suite de toute autre faiblesse qui ne vaut pas mieux. Cinquièmement. Tu ne sais même pas très précisément si les gens sont en faute ; car il y a une foule d'actes qui se font par de très bons motifs ; et, en général, on doit prendre bien des informations avant de pouvoir rien dire de fondé sur la conduite des autres. Sixièmement. Te répéter, quand tu ressens une colère ou une souffrance trop vive, que la vie de l'homme ne dure qu'un instant, et que, dans quelques jours, nous serons tous dans la tombe. Septièmement. Que ce ne sont pas, à vrai dire, les actes des hommes qui nous choquent, puisque ces actes ne sont réellement que dans leur esprit, mais que, ce qui nous émeut, ce sont les idées que le nôtre s'en fait. Supprime donc ces idées ; veuille effacer le jugement qui attachait tant de gravité à la chose dont tu te plains ; et, du même coup, voilà ta colère partie. Mais comment supprimer cette idée ? En te disant, après réflexion, qu'il n'y a pas là pour toi la moindre honte ; et que, s'il y avait autre chose que le mal de honteux dans le monde, tu aurais nécessairement commis toi-même bien des crimes, et que tu serais une sorte de brigand, couvert de tous les méfaits. Huitièmement. Combien les emportements et la douleur que nous ressentons à l'occasion de ces actes sont plus pénibles que ne le sont ces actes eux-mêmes, qui nous causent tant de dépit et tant de peine. Neuvièmement. Que la bonté est chose invincible, pourvu qu'elle soit réelle, et qu'elle ne soit ni fardée ni fausse. Que peut faire le plus violent des hommes, si tu conserves toute ta bonté à son égard ; si, dans l'occasion, tu l'avertis doucement, et, qu'au moment même où il essaie de te faire du mal, tu lui adresses sans te fâcher cette leçon : «Ne fais pas cela, mon ami ; la nature veut de nous tout autre chose. Ce n'est point à moi que tu feras tort ; c'est à toi seul, mon ami ?» Puis, montre-lui, par une comparaison frappante et toute générale, qu'il en est bien comme tu le dis, et que les animaux mêmes qui vivent en société, comme les abeilles, ne fout pas ce qu'il se permet. En lui donnant ce conseil, n'aie dans ton coeur aucun sentiment d'ironie ou d'insulte ; agis avec une affection véritable et sans la moindre rancune, sans prendre le ton d'un pédagogue à l'école, et sans chercher à briller aux yeux des assistants ; mais ne parle qu'à lui seul, lors même que d'autres personnes seraient présentes à l'explication. N'oublie jamais ces neuf points essentiels ; regarde-les comme autant de présents des Muses. Commence enfin à être homme, et reste-le jusqu'à la fin de tes jours. Mais si tu te gardes de l'emporter contre tes semblables, aie un soin égal de ne pas les flatter. Ces défauts sont tous les deux contraires au bien de la communauté, et aussi nuisibles l'un que l'autre. Quand on va se mettre en colère, il faut se dire que l'emportement n'est pas digne d'un homme, et que la douceur et la bonté, de même qu'elles sont plus humaines, sont en même temps plus viriles ; que ce sont elles qui témoignent de la force, de la vigueur et du courage, et que ce ne sont pas du tout la colère et la mauvaise humeur ; car, plus l'attitude se rapproche de l'impassibilité, plus elle se rapproche aussi de la force. Si la douleur est un signe de faiblesse, la colère en est un signe non moins certain. Dans les deux cas, on est blessé et l'on se rend à l'ennemi. Si tu le veux bien, reçois, de la main du chef des Muses, un dixième présent que voici : C'est que prétendre empêcher le mal que font les méchants est une folie, car c'est désirer l'impossible. Mais leur concéder de faire du mal aux autres, et prétendre qu'ils ne vous en feront pas à vous-même, c'est un acte déraisonnable qui ne va qu'à un tyran.
XIX. Voici quatre erreurs de ton guide, de ta raison, contre lesquelles tu dois surtout te prémunir par une vigilance constante, et que tu dois effacer en toi, dès que tu les surprends, en te faisant les objections suivantes : «L'idée que j'ai en ce moment n'est pas indispensable ; l'acte que je vais faire est de nature à relâcher les liens de la communauté ; ce que je vais dire n'est pas ma pensée». Regarde, en effet, comme une des plus énormes fautes de parler contre ta conscience. Enfin, une quatrième erreur, que tu peux avoir à te reprocher, c'est que l'acte dont il s'agit soit le fait d'un homme qui se laisse vaincre, et qui soumet lâchement la plus divine partie de son être à la portion la moins précieuse, à la portion mortelle de son corps, et aux voluptés grossières que le corps exige.
XX. Le souffle qui t'anime, et toute la portion ignée qui entre dans la composition de ton être, tendent, par leur nature, à un mouvement d'ascension perpétuelle ; et cependant, se soumettant à l'ordonnance générale des choses, ils sont retenus dans le mélange, à l'état que nous savons. De même encore, tous les éléments terrestres et liquides qui sont en toi se portent non moins naturellement en bas, et cependant ils s'élèvent en haut, et ils occupent une place qui ne leur est pas naturelle. Ainsi donc, les éléments eux-mêmes obéissent à la loi qui régit l'univers ; et, en quelque place qu'ils aient été mis par elle, ils y demeurent par la force qui les domine, jusqu'à ce que le signal de la dissolution les fasse sortir de nouveau de la place qu'ils occupaient. N'est-il donc pas intolérable que la partie intelligente de ton être soit précisément la seule à désobéir et à se révolter contre la position qui lui a été assignée ? Pourtant, aucune violence ne lui est imposée ; et, dans l'ordre qui lui est donné, il n'y a rien absolument qui ne soit conforme à sa nature. Et voilà que l'intelligence ne supporte pas la règle, et qu'elle tente de suivre une route toute contraire ! Car le mouvement qui nous entraîne aux injustices, aux excès, aux colères, aux douleurs, aux craintes, n'est pas autre chose que l'égarement d'un être révolté contre la nature. Quand notre raison, qui doit nous éclairer, s'irrite contre un événement quelconque de la vie, elle déserte également son poste ; car elle est faite pour être pieuse et pour adorer les Dieux, non moins que pour être juste. La piété et la soumission aux ordres divins sont indispensables à l'harmonie de la communauté, et elles sont plus augustes encore que la justice.
XXI. Quand on n'a pas dans la vie un seul et unique but, toujours identique, il est bien impossible d'être soi-même, durant sa vie entière, toujours un et toujours égal. Mais cette généralité ne suffit pas, et il faut encore déterminer précisément quel doit être ce but ; car, de même qu'il ne faut pas considérer indistinctement comme de véritables biens ceux que la majorité des hommes prend pour tels, mais qu'on ne doit s'attacher qu'à des biens d'une certaine espèce, je veux dire les biens communs à tout le monde, de même aussi on doit ne prendre pour but de la vie que l'intérêt de la communauté et l'intérêt de l'Etat ; car c'est en dirigeant toujours sur cet unique but ses tendances personnelles qu'on rendra toutes ses actions uniformes, et que, grâce à cette règle, on se montrera constamment le même.
XXII. Le rat des champs et le rat de ville ; la terreur du premier, et ses trépidations continuelles.
XXIII. Socrate appelait les croyances vulgaires des Lamies, vains épouvantails des enfants.
XXIV. Dans les cérémonies solennelles, les Spartiates réservaient pour les étrangers les places qui étaient à l'ombre ; quant, à eux, ils s'asseyaient n'importe où.
XXV. Socrate, pour s'excuser de ne pas se rendre auprès de Perdiccas, lui faisait dire : «Je ne veux pas m'exposer à la plus triste fin». En d'autres termes : «Je ne veux pas accepter un service que je ne pourrais pas rendre».
XXVI. Les lois écrites d'Éphèse contenaient la recommandation de toujours entretenir avec soin la mémoire de ceux qui, dans les temps passés, s'étaient signalés par leur vertu.
XXVII. Les Pythagoriciens nous conseillent de lever les yeux au ciel, dès le point du jour, pour réveiller en nous la pensée de ces grands corps, qui parcourent éternellement la même carrière, et qui remplissent leurs fonctions avec une régularité parfaite. C'est se rappeler en même temps la pureté et la vérité nues ; car les astres n'ont pas de voile qui les cache.
XXVIII. Il faut faire comme Socrate, qui s'était affublé d'une toison un jour que Xanthippe lui avait emporté son manteau en sortant, et répéter son mot à ses amis, qui se retiraient tout étonnés de le voir dans cet accoutrement.
XXIX. On ne pourrait pas donner des leçons d'écriture et de lecture, si d'abord on n'en avait soi-même reçu. A bien plus forte raison, cette éducation préalable est-elle nécessaire pour l'art de la vie.
XXX. «Vil esclave, tais-toi ; tu n'as pas la parole».
XXXI. «Mon coeur en a souri dans sa profonde joie».
XXXII. «Poursuivant la vertu de reproches amers».
XXXIII. Vouloir des figues en hiver, c'est folie ; mais il n'est pas moins fou de chercher encore son enfant quand on ne peut plus l'avoir.
XXXIV. «Quand on embrasse son enfant, disait Épictète, il faut se dire en son coeur : Demain peut-être seras-tu mort. - C'est un affreux augure ! - Il n'y a pas de mauvais augure à prévoir un fait naturel, répondait le philosophe ; ou bien, il serait aussi de mauvais augure de dire que les épis seront moissonnés».
XXXV. Raisin vert, raisin mûr, raisin sec ; autant de changements, qui ne font point que la chose ne soit plus, mais qui font qu'elle devient ce qu'elle n'est pas actuellement.
XXXVI. «Il n'y a point de voleur pour notre libre arbitre». C'est un mot d'Épictète.
XXXVII. Épictète disait encore qu'il faut se faire un art de bien donner le consentement de sa raison, et de ménager cet acquiescement en tout ce qui touche aux motifs d'action, afin que ces motifs soient toujours conditionnels, conformes à l'intérêt commun, et en rapport avec l'importance des choses. Il disait aussi qu'il faut s'abstenir absolument de tout aveugle désir, et savoir se détourner de tout ce qui ne dépend pas de nous.
XXXVIII. «Dans le combat que nous livrons, disait-il encore, il ne s'agit pas d'une mince affaire ; il s'agit de savoir si nous serons fous, ou si nous ne le serons pas».
XXXIX. «Que voulez-vous avoir, disait Socrate, l'âme des êtres raisonnables ou l'âme des êtres privés de raison ? - L'âme des êtres raisonnables. - Mais, parmi ces êtres raisonnables, désirez-vous l'âme des bons, ou l'âme des méchants ? - L'âme des bons. - Alors, pourquoi ne cherchez-vous pas à l'avoir ? - Parce que nous l'avons. - Si vous l'avez, pourquoi donc toutes ces luttes entre vous, pourquoi toutes ces discordes ?»