I. Le maître intérieur, quand il est tout ce que veut
la nature, doit prendre les choses de la vie de telle sorte qu'il soit toujours
prêt à se régler sans peine sur le possible et sur les circonstances données. Il
se garde bien de s'attacher jamais à une matière, qui n'est qu'en sous ordre ;
et il s'élance vers les choses supérieures, où même encore il fait son choix.
L'obstacle qu'il rencontre lui devient une matière à s'exercer. C'est comme le
feu, quand il dévore les objets qu'on y jette ; ces objets seraient assez
volumineux pour éteindre le maigre foyer d'une lampe ; mais le feu toujours plus
ardent s'assimile en un instant les matériaux qu'on y entasse ; il les absorbe ;
et, nourri par ces mêmes aliments, il n'en est que plus fort et ne s'en élève
que plus haut.
II. Ne fais jamais quoi que ce soit à la légère ; et
règle uniquement tous tes actes d'après la réflexion, complément nécessaire de
la pratique.
III. On va se chercher de lointaines retraites dans
les champs, sur le bord de la mer, dans les montagnes ; et toi-même aussi tu ne
laisses pas que de satisfaire volontiers les mêmes désirs. Mais que tout ce soin
est singulier, puisque tu peux toujours, quand tu le veux, à ton heure, trouver
un asile en toi-même ! Nulle part, en effet, l'homme ne peut goûter une retraite
plus sereine ni moins troublée que celle qu'il porte au dedans de son âme,
surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit de
s'appuyer un instant, pour qu'aussitôt on se sente dans la parfaite quiétude. Et
par la «Quiétude», je n'entends pas autre chose qu'une entière soumission à la
règle et à la loi. Tâche donc de t'assurer ce constant refuge, et viens t'y
renouveler toi-même perpétuellement. Conserve en ton coeur de ces brèves et
inébranlables maximes que tu n'auras qu'à méditer un moment, pour qu'à l'instant
ton âme entière recouvre sa sérénité, et pour que tu en reviennes, exempt de
toute amertume, reprendre le commerce de toutes ces choses où tu retournes. A
qui, je te le demande, pourrais-tu en vouloir ? Est-ce à la perversité des
humains ? Mais si tu rappelles à ta mémoire cet axiome que tous les êtres doués
de raison sont faits les uns pour les autres, que se supporter réciproquement
est une partie de la justice, et que tant de gens qui se sont détestés,
soupçonnés, haïs, querellés, sont étendus dans la poussière et ne sont plus que
cendres, tu t'apaiseras peut-être assez aisément. Ou bien, par hasard, est-ce
que tu en veux au sort qui t'a été réparti dans l'ordre universel? Alors
considère do nouveau cette alternative : De deux choses l'une, ou il y a une
Providence, ou il n'y a que des atomes. Pense aussi à cette vieille
démonstration d'où il ressort que le monde n'est après tout qu'une vaste cité.
Sont-ce les choses corporelles qui ont encore prise sur toi ? Dis-toi alors, à
part toi, que la pensée, une fois qu'elle a pu se saisir elle-même et comprendre
son essence propre, ne se confond plus avec les mouvements du souffle vital qui
t'anime, que d'ailleurs ce mouvement soit puissant ou débile. Ou bien encore,
rappelle-toi toutes ces maximes qu'on t'a apprises et que tu as acceptées sur la
douleur et le plaisir. Serait-ce par hasard la vaine opinion des hommes qui
t'agite et te déchire ? Alors regarde un peu l'oubli rapide de toutes choses,
l'abîme du temps pris dans les deux sens, l'inanité de ce bruit et de cet écho,
la mobilité et l'incompétence des juges, qui semblent t'applaudir, et l'exiguïté
du lieu où la renommée se renferme. La terre entière n'est qu'un point, et la
partie que nous habitons n'en est que le coin le plus étroit. Là même, ceux qui
entonneront tes louanges, combien sont-ils et quels sont-ils encore ? Il reste
donc uniquement à te souvenir que tu peux toujours faire retraite dans cet
humble domaine qui n'appartient qu'à toi. Avant tout, garde-toi de t'agiter, de
te raidir ; conserve ta liberté, et envisage les choses comme doit le faire un
coeur énergique, un homme, un citoyen, un être destiné à mourir. Puis, entre les
maximes où la réflexion peut s'arrêter le plus habituellement, place ces deux-ci
: la première, que les choses ne touchent pas directement notre âme,
puisqu'elles sont en dehors d'elle, sans qu'elle puisse les modifier, et que nos
troubles ne viennent que de l'idée tout intérieure que nous nous en faisons ; la
seconde, que toutes ces choses que tu vois vont changer dans un instant, et que
tout à l'heure elles ne seront plus. Enfin, rappelle-toi sans cesse tous les
changements que tu as pu toi-même observer. Le monde n'est qu'une transformation
perpétuelle ; la vie n'est qu'une idée et une opinion.
IV. Si l'intelligence est notre bien commun à tous, la
raison, qui fait de nous des êtres raisonnables, nous est commune aussi. Cela
étant, cette raison pratique qui est notre guide pour ce qu'il nous faut faire
ou ne pas faire, nous est commune également. Cela étant encore, la loi nous est
commune. La loi nous étant commune, nous sommes concitoyens ; étant concitoyens,
nous sommes membres d'un certain gouvernement. De tout cela, concluons que le
monde n'est, à vrai dire, qu'une vaste cité ; car de quel autre gouvernement que
celui-là serait-il possible d'affirmer que le genre humain tout entier en fait
partie ? Oui, c'est de là, c'est bien de cette cité commune que nous viennent
essentiellement, et l'intelligence, et la raison, et la loi. S'il n'en était pas
ainsi, de quelle source nous viendraient-elles ? Car, de même que la partie
terrestre de mon être est une partie détachée de quelque terre, de même que le
liquide en moi vient de quelqu'autre élément liquide, et que la chaleur et le
feu dont je suis animé viennent d'une source particulière, puisque rien ne vient
de rien et que rien ne s'abîme dans le néant ; de même aussi, l'intelligence
doit nous venir de quelque part.
V. La mort, telle que nous la voyons, est, ainsi que
la naissance, un mystère de la nature : ici, combinaison des mêmes éléments ; et
là, dissolution d'éléments toujours les mêmes. Dans tout cela, il n'y a rien
absolument qui puisse révolter un être doué d'intelligence, ni qui contredise le
plan raisonné du système entier.
VI. Telles conséquences devaient de toute nécessité,
dans l'ordre de la nature, sortir de tels principes. Ne pas vouloir qu'il en
soit ainsi, c'est vouloir que la figue n'ait pas de suc. En un mot, souviens-toi
bien de ceci : c'est que, dans le plus mince intervalle de temps, et toi et lui,
vous serez morts tous les deux, et que, bientôt aussi, il ne subsistera rien de
vous, pas même votre nom.
VII. Supprime l'idée que tu t'es faite ; et, du même coup, tu supprimes
aussi ta plainte : «Je suis blessé». Supprime le «Je suis blessé» ; et, du même
coup, la blessure est supprimée également.
VIII. Tout ce qui ne rend pas l'homme plus mauvais
vis-à-vis de lui-même, ne peut pas non plus rendre sa vie plus mauvaise, et ne
peut lui nuire ni au dehors ni au dedans.
IX. La nature du bien universel est contrainte
nécessairement à faire ce qu'elle fait.
X. Que tout ce qui arrive, arrive selon ce que la
justice exige, c'est ce que tu reconnaîtras pour peu que tu y appliques ton
attention. Ainsi, je dis que les choses se succèdent, non pas seulement selon
l'ordre, mais en outre selon la justice, et comme si elles étaient disposées par
un être qui les distribuerait d'après leur mérite. Continue donc à le
reconnaître ainsi que tu as commencé à le comprendre ; et quoique tu fasses,
fais-le toujours avec cette pensée, la pensée unique d'être homme de bien dans
toute l'étendue de ce mot, tel que le conçoit la raison. C'est là une résolution
que tu dois conserver avec toute l'énergie dont tu peux être capable.
XI. Ne prends jamais les choses sous le point de vue
où les voit celui qui t'insulte, ni au point de vue sous lequel il voudrait te
les faire voir. Pour toi, ne les considère que dans leur réalité.
XII. Voici deux choses auxquelles il faut que tu sois
incessamment tout prêt : la première, de ne faire absolument que ce que te
recommande, dans l'intérêt de tes semblables, la raison, qui doit te régir
souverainement et te dicter ses lois ; la seconde, de changer d'avis si tu viens
à rencontrer quelqu'un qui t'éclaire, et qui te fasse renoncer à ta première
pensée. Il est évident d'ailleurs que ton changement doit toujours venir de
cette conviction profonde que la chose est juste ou qu'elle est d'utilité
générale ; car ce ne sont jamais que des motifs analogues et aussi sérieux qui
doivent te faire varier, et non pas cette considération qu'il peut y avoir pour
toi dans l'idée nouvelle que tu adoptes ou du plaisir, ou de la gloire.
XIII. As-tu la raison en partage ? - Oui, sans doute,
je l'ai. - Alors, pourquoi n'en uses-tu pas ? Car, du moment que la raison
remplit le rôle qui est le sien, que peux-tu vouloir de plus ?
XIV. Tu n'as vécu et subsisté qu'à l'état de partie
dans un tout. Tu disparaîtras dans le sein de l'être qui t'a produit ; ou
plutôt, tu seras recueilli par suite de quelque changement, dans la raison de
cet être qui a créé les germes de l'univers entier.
XV. Sur le même autel, il y a bien des grains d'encens
; tel grain est le premier qui tombe dans le feu ; tel autre n'y tombe qu'un peu
plus tard. Ce n'est pas une différence.
XVI. Dans dix jours, tu sembleras un dieu pour les
gens qui te traitent aujourd'hui de bête fauve ou de singe, pour peu que tu t'en
tiennes aux principes et au culte de la raison.
XVII. Ne te conduis pas comme si tu devais vivre des
millions d'années. L'inévitable dette est suspendue sur toi. Pendant que tu vis,
pendant que tu le peux encore, deviens homme de bien.
XVIII. Que de temps on pourrait se ménager en ne
regardant point à ce qu'a dit le voisin, à ce qu'il a fait, à ce qu'il a pensé,
et en ne songeant qu'à ce qu'on fait soi-même, afin de rendre toutes ses actions
justes et saintes ! Oui, à l'exemple de l'homme de bien, il faut ne point
plonger ses regards dans les moeurs ténébreuses, mais marcher tout droit sur la
ligne, sans le moindre écart.
XIX. Si l'on ambitionne avec tant d'ardeur la renommée
qu'on doit laisser après soi, c'est qu'on ne réfléchit pas assez qu'il n'est
point un seul de ces hommes qui se seront souvenus de vous qui ne doive aussi
mourir à son tour, qu'il en sera de même indéfiniment, et pour celui qui
héritera de ce premier admirateur, et pour tous ceux qui suivront, jusqu'à ce
que, enfin, s'éteigne cette renommée tout entière, passant de ceux qui la
recherchent avec tant d'ardeur à ceux qui s'éteignent après l'avoir un instant
entretenue. Suppose même, si tu le veux, que ceux qui garderont ton souvenir
soient immortels et que le souvenir soit immortel ainsi qu'eux ; qu'est-ce que
tout cela peut te faire, je ne dis pas après la mort, mais je dis de ton vivant
? Qu'est-ce que la louange des hommes, à moins toutefois qu'on ne veuille en
faire un calcul et un profit ? Car voilà que tu négliges bien à contre-temps les
dons de la nature, tandis que le reste suit une tout autre raison.
XX. Tout ce qui est beau, en quelque genre que ce
puisse être, est beau de soi seul, et n'aboutit qu'à soi-même, sans que la
louange qu'on peut en faire en constitue une partie essentielle. Ainsi donc, un
objet quelconque, parce qu'on le loue, n'en est ni pire ni meilleur. Et ce que
je dis ici s'applique aux choses qu'on qualifie de belles dans un sens plus
vulgaire, à savoir les objets purement matériels et les oeuvres de l'art. Quand
une chose est belle réellement, de quoi peut-elle avoir encore besoin ? Il ne
lui manque absolument rien pas plus qu'à la loi, pas plus qu'à la vérité, pas
plus qu'à la bonté ou à la pudeur. De tous ces biens, en est-il un qui soit beau
parce qu'on le loue, ou qui puisse périr parce qu'on le critique ? Une émeraude
perd-elle du prix qu'elle avait parce qu'on ne la loue pas ? Et l'or, et
l'ivoire, et la pourpre, et la lyre, et le poignard, et la fleur, et l'arbuste ?
XXI. Si les âmes subsistent et continuent de vivre,
comment, depuis des temps infinis, l'air est-il assez vaste pour les contenir
toutes ? Mais comment la terre contient-elle les corps de tant d'êtres ensevelis
depuis tant de siècles dans son sein ? Eh bien ! de même que, dans la terre,
après un séjour plus ou moins long, la transformation et la dissolution de ces
cadavres font de la place à d'autres ; de même, les âmes, après un certain
séjour dans l'air où elles sont transportées, changent, s'épanchent et se
consument, absorbées et reprises dans la raison génératrice de l'univers. De
cette manière, elles font place aux autres, qui viennent habiter les mêmes
lieux. Voilà bien ce qu'on peut répondre quand on soutient le système de la
permanence des âmes. Mais il ne faut pas supputer seulement cette foule
innombrable de corps ensevelis de la sorte ; il faut calculer aussi cette autre
foule d'animaux que nous mangeons ou que d'autres animaux dévorent. Quel nombre
n'en est pas détruit, et comme enseveli de cette façon dans les corps de ceux
qui s'en nourrissent ! Et pourtant, cet étroit espace les peut conserver parce
qu'ils changent, et qu'ils se transforment en particules de sang, d'air ou de
feu. Mais, dans une telle question, quel est le moyen de savoir la vérité ?
C'est de distinguer l'élément matériel, et la cause d'où vient cet élément.
XXII. Ne point se laisser entraîner par le tourbillon
; mais, dans toute entreprise, s'appliquera ce qui est juste ; et, dans toute
pensée, conserver avant tout la plénitude de l'intelligence, qui comprend les
choses.
XXIII. O monde, tout me convient de ce qui peut
convenir à ton harmonie ; rien n'est pour moi prématuré ni tardif de ce qui pour
toi vient à son temps. Tout est fruit pour moi, ô nature, de ce que produisent
les saisons fixées par toi. Tout vient de toi, tout vit en toi, tout retourne en
toi. Dans la tragédie, un personnage s'écrie : «O douce cité de Cécrops !» Et
toi, tu ne t'écrierais pas : «O douce cité de Jupiter !»
XXIV. «Si tu veux conserver la paix de ton âme, dit un
philosophe, n'agis que le moins possible». Mais ne serait-ce pas encore mieux de
ne s'occuper que de ce qui est absolument nécessaire, et uniquement de ce
qu'exige la raison d'un être essentiellement sociable, dans les conditions où la
raison l'exige ? De cette façon on ne jouit pas seulement de la satisfaction
d'avoir fait bien ; mais on jouit en outre de l'avantage de n'avoir agi que fort
peu. C'est qu'en effet la plupart du temps ce que nous disons, ce que nous
faisons n'a rien de bien nécessaire ; retrancher tout cela, ce serait s'assurer
plus de loisir et aussi plus de tranquillité. Par conséquent, il faut, pour
chaque chose, se souvenir de se poser cette question : «N'est-ce point là
quelque chose qui n'est point nécessaire ?» Bien plus, ce qu'il faut ainsi
retrancher, ce ne sont pas seulement les actions qui ne sont pas indispensables,
mais ce sont en outre les pensées ; car, de ce moment, les actions qui nous
entraînent et nous dévient ne pourraient plus suivre des pensées qui
n'existeraient point.
XXV. Essaie de voir dans quelle mesure tu peux, toi
aussi, réaliser la vie de l'homme de bien, qui sait se contenter du destin qu'il
reçoit en partage dans l'ordre universel des choses, et qui se borne, en ce qui
dépend de lui, à pratiquer la justice et à conserver la sérénité de son âme.
XXVI. As-tu vu cela ? Vois encore ceci. Ne te trouble
pas ; simplifie ta vie tant que tu le peux. Quelqu'un a-t-il fait une faute ?
C'est à son détriment qu'il l'a commise. Te survient-il un accident ? C'est fort
bien ; car tout ce qui t'arrive t'était destiné dès l'origine et faisait partie
de la trame universelle des choses. Somme toute, la vie est bien courte, et il
faut mettre le présent à profit avec un calcul éclairé et avec justice. Sois
sobre dans le relâche que tu te donnes.
XXVII. Ou le monde a été bien réglé, ou ce n'est qu'un
chaos. Dit-on qu'il est confus ? Il n'en est pas moins le monde. Eh quoi ! Ne
peux-tu pas réaliser en toi-même un certain monde régulièrement ordonné ? Et
dans l'univers, il y aurait du désordre ! Et cela quand toutes choses sont si
bien distinctes les unes des autres, si habilement combinées et si harmonieuses
entre elles !
XXVIII. Caractère sombre, caractère efféminé,
caractère opiniâtre, féroce, puéril, brutal, bouffon, perfide, sacrilège,
cupide, tyrannique.
XXIX. Si c'est être étranger au monde que d'ignorer
les éléments qui le composent, ce n'est pas l'être moins que d'ignorer ce qui
s'y passe. On n'est qu'un fuyard, quand on se soustrait aux lois et à la raison
de la cité ; on n'est qu'un aveugle, quand on ferme l'oeil de l'entendement ; un
mendiant, quand on a besoin d'autrui et qu'on ne sait pas se procurer par
soi-même tout ce qu'il faut pour vivre ; une superfétation du monde, quand on
s'y dérobe et qu'on s'isole de l'existence de la commune nature, en se révoltant
contre ce qui arrive ; car c'est elle qui produit les événements, comme c'est
elle qui t'a produit toi-même ; enfin, on n'est plus qu'un fragment détaché de
la cité, quand on détache son âme de celle des êtres raisonnables, dont on brise
ainsi l'unité.
XXX. Celui-ci, quoique sans tunique, n'en est pas
moins philosophe ; celui-là sait l'être même sans livres ; tel autre sait l'être
aussi quoique à moitié nu. - «Je n'ai pas de pain, dit-il, et je n'en reste pas
moins fidèle à la raison». - Et moi, je dis : Je n'ai pas même besoin de
l'aliment de la science pour y demeurer également fidèle.
XXXI. Plais-toi au pauvre métier que tu as appris, et
sache t'en contenter et t'y tenir ; et, pour tout le reste dans la vie,
supporte-le comme un homme qui, du fond de l'âme, a remis aux Dieux le soin de
tout ce qui le regarde, et ne veut se faire le maître ni l'esclave de qui que ce
soit.
XXXII. Songe un peu, pour prendre cet exemple entre
tant d'autres, au temps de Vespasien. Voici tout ce que tu y verras : On se
marie, on élève ses enfants, on est malade, on meurt, on fait la guerre, on est
en fête, on trafique, on cultive, on flatte, on a de l'arrogance, on a des
soupçons, on dresse des embûches, on ourdit la perte de ses ennemis, on se
plaint de l'état où l'on est, on fait l'amour, on amasse de l'argent, on brigue
le consulat, on recherche la couronne ; eh bien ! cette existence que menaient
tous les gens de ce temps a disparu complètement. Passe si tu le veux au temps
de Trajan ; c'est toujours la même chose, et son monde a cessé d'exister, comme
a cessé l'autre. Considère si tu le veux encore les souvenirs de tous les autres
temps, le souvenir de nations entières ; vois quelle multitude d'êtres humains
sont tombés après quelques efforts passagers et se sont dissous dans les
éléments matériels. Surtout rappelle-toi ceux que tu as vus toi-même s'épuiser
en vains projets, négligeant d'accomplir ce qu'exigeait leur condition
particulière, oubliant de s'y tenir opiniâtrement et de s'en contenter. Une
autre chose non moins nécessaire, c'est de te souvenir que chacun des actes
auxquels on se livre a son mérite propre et son harmonie avec le tout. En
prenant ainsi les choses, tu n'auras jamais de mécomptes, puisque tu n'auras pas
donné à des choses inférieures plus de prix qu'elles n'en ont réellement.
XXXIII. Les mots qui naguère étaient compris de tout
le monde ont aujourd'hui besoin d'explications. Il en est de même des noms qui
jadis étaient les plus illustres, et qui à cette heure ont aussi besoin en
quelque sorte qu'on les explique. Camille, Céson, Volésus, Léonnatus, et, peu de
temps après eux, Scipion, et Caton, puis ensuite Auguste, et ensuite encore
Adrien et Antonin, tous ces noms s'effacent pour passer bientôt à l'état de
légendes. Le plus parfait oubli les a bien vite submergés. Encore, je ne parle
ici que de ceux qui ont jeté, on peut dire, un éclat prodigieux. Car, pour les
autres, à peine ont-ils rendu le dernier soupir : «On ne les connaît plus, on ne
s'en inquiète plus». Qu'est-ce donc après tout même que cette éternelle mémoire
? Une pure vanité. Alors à quoi donc devons-nous appliquer nos soins ? A une
seule chose, et la voici : Pensée dévouée à la justice ; activité consacrée au
bien commun ; disposition à aimer tout ce qui nous arrive, comme chose
nécessaire, comme chose familière, qui découle du principe et de la source d'où
nous venons nous-mêmes.
XXXIV. Abandonne-toi de ton plein gré à l'empire de
Clotho, l'aidant à tisser la trame de tous les événements qu'il lui plaira de
t'envoyer.
XXXV. Tout est éphémère, et l'être qui se souvient des
choses, et la chose dont il se souvient.
XXXVI. Ne te lasse point de considérer tout ce qui par
un simple changement se produit en ce monde, et dis-toi bien que la nature
universelle n'aime rien tant que de changer les choses qui existent, et d'en
faire de nouvelles toutes pareilles à celles qui disparaissent ; car ce qui est,
est toujours, on peut dire, le germe de ce qui doit en sortir. Mais toi, tu ne
prends pour des germes que ceux qui sont déposés, ou dans la terre, ou dans une
matrice, sans te douter que c'est là une opinion des plus grossières.
XXXVII. Tu seras mort dans quelques instants ; et tu
n'as pas su encore, ni simplifier ta vie, ni assurer ta tranquillité, ni te
débarrasser de cette fausse opinion que les choses du dehors peuvent te nuire,
ni être bienveillant envers tout le monde, ni apprendre que la sagesse ne
consiste que dans la justice.
XXXVIII. Examine avec soin les principes qui
conduisent l'âme des sages, et rends-toi compte de ce qu'ils évitent et de ce
qu'ils recherchent.
XXXIX. Ton mal ne peut jamais être dans l'âme d'un
autre, pas plus qu'il n'est dans les variations ou le changement de ton
enveloppe matérielle. Où peut donc être réellement ton mal ? Là où est aussi
pour toi la faculté qui juge des biens et des maux. Que cette faculté
s'abstienne de juger ; et alors tout est bien. Que ton pauvre corps, qui est bon
voisin le plus proche, soit mutilé, brûlé, couvert d'ulcères et de plaies qui le
dévorent, la partie qui, en toi, juge de tout cela doit garder néanmoins la paix
la plus profonde, c'est-à-dire qu'elle doit toujours penser qu'il n'y a ni mal
ni bien dans tous ces accidents, qui peuvent frapper également les méchants et
les bons ; car il faut se dire que tout ce qui peut indifféremment atteindre
celui-là même qui vit selon la nature, n'est ni selon la nature, ni contre ses
lois.
XL. Se représenter continuellement le monde comme un
seul être animé, qui ne renferme qu'une seule substance et qu'une seule âme ;
essayer de comprendre comment toutes choses doivent se rapporter à une
perception unique, qui est la sienne ; comment c'est lui qui fait tout par une
unique impulsion ; comment chaque détail coopère réciproquement à tout ce qui
arrive ; et enfin comment tout s'enchaîne et tout est solidaire dans l'ensemble
de l'univers.
XLI. Tu n'es qu'une âme débile qui traîne un cadavre,
ainsi que le disait Épictète.
XLII. Il n'y a pas pour les êtres le moindre mal à
être absorbés dans un changement, pas plus que ce n'est un bien pour eux de
devoir à un changement quelconque leur constitution et leur existence.
XLIII. Le temps est comme un fleuve qui entraîne
toutes choses ; c'est comme un torrent irrésistible. A peine a-t-on pu y
apercevoir une chose qu'elle disparaît entraînée dans le tourbillon ; le flot en
apporte une nouvelle, qui à son tour sera bientôt emportée.
XLIV. Tout ce qui nous arrive est aussi ordinaire et
aussi prévu que la rose au printemps, ou la moisson en été. Telles sont aussi
pour nous la maladie, la mort, la calomnie qui nous déchire, l'inimitié qui nous
tend des pièges, et tant d'autres événements, qui sont pour les ignorants des
sujets de joie ou d'affliction.
XLV. Toujours les choses qui succèdent à d'autres se
rattachent étroitement à ce qui les a précédées. C'est qu'ici il n'en est point
comme d'une suite de nombres qui sont isolés entre eux, et qui n'ont chacun que
la quantité nécessaire qui les forme. Loin de là, c'est une connexion
parfaitement raisonnée ; et de même que toutes les choses qui jouissent d'une
existence perpétuelle sont disposées en un ordre harmonieux, de même celles qui
se produisent sous nos yeux attestent, non pas seulement une simple succession,
mais une sorte de parenté qui les unit merveilleusement entre elles.
XLVI. Se rappeler toujours cette sentence d'Héraclite
: «La mort de la terre, c'est de se changer en eau ; la mort de l'eau, c'est de
se changer en air; la mort de l'air, de se changer en feu ; et réciproquement».
Se souvenir aussi d'un point qu'Héraclite a oublié, à savoir : le but où conduit
cette route que suivent toutes choses en ce monde. Se souvenir en outre que les
êtres s'élèvent d'autant plus qu'ils participent davantage, et plus continûment,
à cette raison qui gouverne l'ensemble de l'univers ; et qu'ils regardent les
détails de la vie de chaque jour comme leur étant de plus en plus étrangers. Se
rappeler également que nous ne devons pas agir et parler comme on le fait en
rêve ; car durant le sommeil aussi, on a l'air de parler et d'agir ; et enfin,
que nous ne devons pas nous conduire comme des enfants, aveuglément dociles à
leurs parents, et toujours prêts à se justifier par ce motif assez futile :
«Voilà la leçon que nous avons reçue».
XLVII. Si quelque Dieu te disait que tu mourras
demain, ou si ce n'était demain, au plus tard après-demain, tu ne ferais pas
grande différence de mourir le troisième jour au lieu de mourir le second, à
moins que tu ne fusses de la plus insigne lâcheté. En effet, que serait un tel
sursis ? Eh bien ! pense absolument de même que ce n'est pas grand état de
mourir après de longues années, plutôt que demain.
XLVIII. Penser sans cesse à la mort de tant de
médecins qui avaient eux-mêmes si souvent froncé le sourcil au lit des malades,
de tant d'astrologues mathématiciens qui avaient cru faire merveille en
pronostiquant la mort des autres ; de tant de philosophes qui avaient composé
tant de dissertations sans fin sur la mort et l'immortalité ; de tant de
guerriers qui avaient tué tant de monde ; de tant de tyrans qui, avec une
férocité hautaine, avaient usé du droit de vie et de mort comme s'ils eussent
été eux-mêmes immortels ; enfin à la mort de tant de cités ; car les cités
meurent aussi, on peut dire ; témoins Hélice, Pompéi, Herculanum, et cette foule
d'autres villes, qu'on ne saurait compter. Repasse en ta mémoire les gens que tu
as toi-même connus mourant l'un après l'autre ; celui-ci menant le deuil de
celui-là, et bientôt enseveli lui-même par tel autre, qui succombe à son tour ;
et tout cela en quelques instants ! Pour le dire en un mot, il faut toujours
considérer les choses humaines comme éphémères et de bien peu de prix. On doit
donc passer ce moment imperceptible de la durée conformément à la nature et
quitter la vie avec sérénité, comme une olive mûre, qui tombe en remerciant la
terre qui l'a produite et en rendant grâces à l'arbre qui l'a portée.
XLIX. Se rendre ferme comme le roc que les vagues ne
cessent de battre. Il demeure immobile, et l'écume de l'onde tourbillonne à ses
pieds. - «Ah ! quel malheur pour moi, dis-tu, que cet accident me soit arrivé !»
- Tu te trompes ; et il faut dire : «Je suis bien heureux, malgré ce qui
m'arrive, de rester à l'abri de tout chagrin, ne me sentant, ni blessé par le
présent, ni anxieux de l'avenir». Cet accident en effet pouvait arriver à tout
le monde ; mais tout le monde n'aurait pas reçu le coup avec la même
impassibilité que toi. Pourquoi donc tel événement passe-t-il pour un malheur
plutôt que tel autre pour un bonheur ? Mais peux-tu réellement appeler un
malheur pour l'homme ce qui ne fait point déchoir en quoi que ce soit la nature
de l'homme ? Or, crois-tu qu'il y ait une vraie déchéance de la nature humaine,
là où il n'est rien qui soit contraire au voeu de cette nature ? Et quoi ! tu
connais précisément ce qu'est ce voeu ; et tu croirais que cet accident qui
t'arrive peut t'empêcher d'être juste, magnanime, sage, réfléchi, circonspect,
sincère, modeste, libre, et d'avoir toutes ces autres qualités qui suffisent
pour que la nature de l'homme conserve tous ses caractères propres ! Quant au
reste, souviens-toi, dans toute circonstance qui peut provoquer ta tristesse, de
recourir à cette utile maxime : «Non seulement l'accident qui m'est survenu
n'est point un malheur ; mais de plus, c'est un bonheur véritable, si je sais le
supporter avec un généreux courage».
L. C'est un secours assez singulier, mais pourtant
passablement efficace, pour s'apprendre à mépriser la mort, que de récapituler
dans sa mémoire ceux qui ont tenu obstinément à la vie. Qu'y ont-ils gagné de
plus que ceux qui sont morts avant le temps ? Cadicianus, Fabius, Julien,
Lépidus, et tous ceux qui ont eu le même caractère, ont dû cependant tomber un
jour ou l'autre, ici ou là. Eux qui avaient porté tant de gens au tombeau, ils y
ont été portés à leur tour. Somme toute, l'intervalle est bien peu de chose. Et
encore à quel prix, avec qui le passe-t-on, et dans quel misérable corps ! Que
ce ne soit donc pas là une affaire. Regarde en effet derrière toi l'abîme
insondable de la durée ; et devant toi, un autre infini. Au milieu de cette
immensité, quelle différence y a-t-il à vivre trois jours ou trois âges d'homme
?
LI. Marcher toujours par le chemin le plus court ; et
le plus court chemin, c'est celui qui est selon la nature ; c'est-à-dire que
nous devons nous conformer à la plus saine raison, dans toutes nos paroles et
dans tous nos actes. Une fois prise, cette résolution nous délivre, et des
soucis qui nous accablent, et des combats intérieurs, et de tous calculs et de
toute vanité frivole.