I. Le matin, quand tu as de la peine à te lever, voici
la réflexion que tu dois avoir présente à l'esprit : «Je me lève pour faire mon
oeuvre d'homme ; je vais remplir les devoirs pour lesquels je suis né et j'ai
été envoyé en ce monde. Pourquoi donc faire tant de difficultés ? Ai-je été créé
pour rester ainsi chaudement sous des couvertures ? - Mais cela me fait plus de
plaisir ! - Es-tu donc né pour le plaisir uniquement ? N'est-ce pas au contraire
pour toujours travailler et toujours agir ? Ne vois-tu pas que les plantes, les
oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles concourent, chacune dans leur
ordre, à l'ordre universel ? Et toi, tu refuserais d'accomplir tes fonctions
d'homme ! Tu ne t'élancerais pas avec ardeur à ce qui est si conforme à ta
nature ! - Mais, diras-tu, il faut bien que je me repose. - D'accord ; le repos
est nécessaire ; mais la nature a mis aussi des bornes à ce besoin, comme elle
en a mis au besoin de manger et de boire. En cela pourtant, tu vas au-delà des
bornes, et tu dépasses ce qu'il te faut. Au contraire, quand tu agis, tu n'en
fais pas autant ; et tu restes en deçà de ce que tu pourrais faire. Cette
négligence tient à ce que tu ne t'aimes pas sérieusement toi-même ; car
autrement tu aimerais ta nature. Ceux qui aiment réellement l'art spécial qu'ils
cultivent se dessèchent sur les oeuvres que cet art leur inspire, oublieux du
boire, oublieux du manger. Et toi, tu apprécies ta propre nature moins que le
tourneur n'apprécie l'art du tour, moins que le danseur n'apprécie l'art de la
danse, moins que l'avare n'apprécie son argent, ou le glorieux, sa vaine gloire
! Quand tous ces gens-là sont à leur ardent labeur, ils songent moins à manger
ou à dormir qu'à avancer l'oeuvre dont ils s'occupent si passionnément. Et toi,
tu trouves les devoirs que la société impose à ses membres moins importants et
moins dignes de tes soins !»
II. Qu'il est commode d'écarter et d'effacer toute
imagination fâcheuse ou inconvenante, et de retrouver aussitôt un calme profond
!
III. Juge digne de toi toute parole et tout acte qui
est selon la nature. Ne t'en laisse détourner ni par le blâme, ni par les
calomnies, dont parfois le blâme est suivi. Du moment que ce que tu as fait, ou
ce que tu as dit, est bien, ne crois jamais que ce soit au-dessous de ta
dignité. Les autres ont leur propre raison qui les conduit, et ils obéissent à
leur impulsion propre ; ne regarde donc pas à autrui ; mais suis tout droit ton
chemin, en te conformant tout ensemble à ta nature particulière et à la nature
commune ; car pour toutes les deux, il n'y a qu'une seule et même voie.
IV. Je marche dans les sentiers que me trace la
nature, jusqu'à ce que je me repose en tombant, exhalant mon dernier souffle
dans cet élément où je puise à chaque instant le souffle de ma vie, tombant sur
cette terre d'où mon père a tiré le germe de mon être, d'où ma mère a tiré son
sang, d'où ma nourrice a tiré son lait ; sur cette terre, dont moi-même, depuis
tant d'années, je me nourris et m'abreuve chaque jour ; sur cette terre, qui me
porte, quand je la parcours et que j'en abuse de tant de façons.
V. Je veux bien que tu n'aies pas une profondeur
d'esprit qui provoque l'admiration générale ; mais il est une foule d'autres
qualités pour lesquelles tu ne peux pas dire : «La nature ne m'a pas favorisé».
Fais donc tout ce qui dépend absolument de toi seul. Sois franc, sérieux,
patient à la fatigue, sans passion pour le plaisir, sans plainte contre le sort,
vivant de peu, cordial, libre, dédaigneux du superflu, sobre de paroles,
magnanime. Est-ce que tu ne le vois pas ? Que de choses ne peux-tu pas faire dès
à présent, pour lesquelles tu n'as pas la moindre excuse d'incapacité naturelle
ou d'inaptitude, et où cependant tu restes, de ton plein gré, dans une inertie
qui te rabaisse ! Est-ce par hasard une impuissance de nature qui te nécessite à
gronder sans cesse, à être nonchalant, à te flatter, à écouter ton malheureux
corps, que tu accuses de tous tes maux, à t'occuper de toi avec complaisance, à
t'ajuster, et à troubler ton âme de ces vains soucis ? Non certainement ; et tu
aurais pu dès longtemps le débarrasser de ces défauts. Seulement, tout ce qu'on
aurait pu encore te reprocher, c'eût été d'avoir tant tardé à le faire et
d'avoir eu trop de peine à écouter la raison ; car tu aurais dû depuis longues
années t'y exercer, en désapprouvant dans ton coeur cette inertie et en n'en
faisant point tes délices.
VI. Tel homme, après s'être bien conduit en faveur de
quelqu'un, est tout prêt à lui faire payer le service dont il l'a obligé. Tel
autre est moins pressé ; mais, à part lui, il se figure qu'il a une créance, et
il se garde d'oublier le service qu'il a rendu. Enfin, un dernier ne sait même
plus ce qu'il a fait, pareil à la vigne qui porte sa grappe, et qui ne cherche
plus rien au-delà, après avoir produit le fruit qui lui est naturel. Le cheval
qui a couru, le chien qui a chassé, l'abeille qui a distillé son miel, l'homme
qui a fait le bien, ne va pas le crier ; mais il passe à une autre bonne oeuvre,
de même que la vigne portera de nouveaux raisins quand la saison sera venue. -
«Eh quoi ! faut-il donc se ranger au nombre de ces êtres qui agissent sans même
savoir ce qu'ils font ? - Oui certainement. - Mais pourtant il faut bien
réfléchir un peu à ce que l'on fait, et c'est, dit-on, le propre de l'être qui
vit en société, de comprendre qu'il agit pour le bien commun et de désirer tout
au moins, par Jupiter, que son compagnon qu'il oblige le comprenne aussi. - Sans
doute ; ta réponse est juste ; mais dans ce cas-ci tu ne saisis pas bien le sens
de mon conseil. C'est précisément en le suivant que tu te classeras parmi les
êtres dont je parlais tout à l'heure ; car eux aussi sont bien guidés par une
conviction raisonnable, à laquelle ils se laissent aller. Et toi, si tu veux
bien comprendre ce que je te recommande en ce moment, tu n'as pas à craindre que
cette disposition te fasse jamais négliger aucun des devoirs que la société
t'impose».
VII. Prière des Athéniens : «Arrose, bon Jupiter, arrose de ta pluie les
sillons et les prés des Athéniens !» Ou il ne faut pas prier ; ou il faut prier
comme eux, simplement et noblement.
VIII. On dit en parlant d'un malade : «Esculape lui a
prescrit l'exercice du cheval, l'usage des bains froids, la marche à pieds nus».
On peut dire tout à fait de même : «La nature universelle a prescrit pour tel
homme la maladie, la mutilation d'un membre, la perte des êtres les plus chers,
ou telle autre épreuve non moins pénible». Et quand je dis «Prescrit», cela
signifie, d'une part, que le médecin a ordonné ses remèdes en vue de la santé,
et d'autre part, que tout ce qui arrive à chacun de nous est également ordonné
pour nous conformément au destin. Et encore, lorsque nous disons que tout est
arrangé pour nous, c'est au sens où les ouvriers le disent des pierres carrées
des murs et des pyramides, qui s'arrangent entre elles et s'encastrent
régulièrement, selon la disposition qu'on leur donne. Dans la totalité des
choses, il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Et de même que l'univers, qui
est le corps immense que nous voyons, est rempli et se compose de tous les corps
particuliers, de même, le destin, qui est la cause que nous savons, se compose
de toutes les causes particulières. L'opinion que j'exprime ici est aussi celle
des gens les plus simples ; car on entend dire à tout moment : «C'était là son
sort». Oui, certes ; c'était bien le sort qui lui était réservé ; c'était bien
là ce qui avait été réglé pour lui dans l'ensemble des choses. Ainsi donc,
acceptons tout cela comme nous acceptons les remèdes qu'Esculape nous ordonne.
Bien souvent ses prescriptions nous sont douloureuses ; mais nous les agréons
dans l'espérance d'y retrouver la santé, que nous avons perdue. Considère
l'accomplissement des décrets de la commune nature et le but auquel ils
concourent, à peu près comme tu considères ta propre santé. Aime également tout
ce qui t'arrive dans la vie, quelque dure que l'épreuve puisse te paraître,
parce que tout cela conduit à un résultat qui est la santé du monde, et que tout
cela facilite les voies de Jupiter et l'heureuse exécution de ses desseins. Il
n'eût point rendu ce décret pour aucun de nous, si ce décret n'avait point
importé à l'ensemble des choses ; car la nature ne fait jamais rien qui s'égare,
et qui ne concorde pas avec le plan général qu'elle s'est prescrit. Voilà donc
deux raisons pour aimer tout ce qui t'arrive. La première, c'est que la chose a
été faite pour toi, que pour toi spécialement elle a été disposée dans
l'ensemble, et qu'elle a avec toi ces rapports précis, venus de haut et se
rattachant, dans la trame universelle, aux causes les plus saintes. La seconde,
c'est que, pour Celui qui gouverne l'univers, ce qui arrive à chacun des êtres
en particulier concourt au succès de ses démarches, à l'accomplissement de ses
décrets et à la durée même des choses. C'est mutiler le tout que de retrancher
quoi que ce soit de son enchaînement et de sa continuité, dans les causes qui le
forment, aussi bien que dans les parties qui le composent. Or c'est te
retrancher toi-même de ce tout, autant qu'il dépend de toi, que de te révolter
contre ses lois ; et en quelque façon, c'est le détruire.
IX. Ne pas se dégoûter, ne pas se décourager, ne pas
désespérer, si l'on ne réussit pas du premier coup à toujours agir selon les
vrais préceptes ; mais, après un échec, revenir à la charge, se trouver content
si, dans la plupart des cas, on se conduit en homme, et surtout aimer l'objet
auquel on revient. Ne pas retourner à la philosophie comme l'enfant retourne à
son maître ; mais bien plutôt comme les malades qui souffrent des yeux
reprennent l'éponge et le blanc d'oeuf, ou comme d'autres encore ont recours au
cataplasme et à la douche. Grâce à ta persistance, il ne t'en coûtera plus
d'obéir à la raison ; et c'est en elle que tu trouveras ton repos. La
philosophie, sache-le bien, ne veut absolument que ce que la nature veut aussi ;
mais c'est toi qui voulais quelqu'autre chose qui n'était pas selon la nature.
Entre les deux, quel parti dois-tu choisir de préférence ? Le plaisir ne nous
fait-il pas commettre mille erreurs ? Demande-toi bien plutôt s'il ne vaut pas
mieux choisir la grandeur d'âme, l'indépendance, la simplicité, la prudence, la
sainteté. Quels attraits peuvent te paraître plus puissants que ceux de la
sagesse, si tu songes à la force infaillible et à la facilité qu'elle nous
procure, pour toutes les résolutions de la noble faculté qui nous fait suivre
les lois de la raison, et qui nous fait réellement connaître les choses ?
X. Les choses sont, pour ainsi dire, enveloppées d'une
telle obscurité que des philosophes, et ce ne sont ni les moins nombreux ni les
moins illustres, ont déclaré qu'elles leur semblaient tout à fait
incompréhensibles. Les stoïciens eux-mêmes trouvent qu'elles sont tout au moins
très difficiles à comprendre, et que notre intelligence, dans toutes ses
facultés, est exposée sans cesse à faillir. En effet, d'abord où est l'homme
dont le jugement ait été toujours infaillible ? Considérons, si tu le veux, les
faits extérieurs. Mais que leur durée est passagère ! Que leur prix est
misérable, puisqu'ils peuvent être aux mains d'un débauché, d'une courtisane,
d'un scélérat ! Regarde ensuite au caractère des gens avec qui tu vis. Le plus
bienveillant des hommes a grand'peine à les supporter ; que dis-je ? il n'est
pas un d'eux qui n'ait peine à se supporter lui-même. Dans ces profondes
ténèbres, dans ces ordures, dans ce torrent de la substance et du temps, du
mouvement et de toutes les choses que le mouvement entraîne, je ne puis
apercevoir quoi que ce soit qui doive mériter notre estime ou même mériter nos
soins. Bien loin de là, il n'y a, pour se fortifier le coeur, qu'à attendre de
sang-froid la dissolution naturelle de son être, à ne pas s'impatienter si elle
tarde, et à puiser la paix dans ces deux seuls principes : le premier, qui est
de se dire : «Il ne m'arrivera rien qui ne soit conforme à la nature universelle
des choses» ; le second : «Il m'est toujours possible de ne rien faire qui
puisse blesser mon Dieu, et le génie que je porte en moi ; car il n'est personne
au monde qui puisse me forcer à violer leurs lois».
XI. «A quoi donc est-ce que s'applique mon âme en ce
moment ?» Telle est la question qu'en toute circonstance il faut se poser à
soi-même, en se demandant : «Que se passe-t-il actuellement pour moi, dans cette
partie de notre être qu'on appelle notre chef et notre guide ? Quelle espèce
d'âme ai-je en ce moment ? N'est-ce pas l'âme d'un enfant ? L'âme d'un jeune
homme ? L'âme d'une femmelette ? L'âme d'un tyran ? L'âme d'une brute ? Ou l'âme
d'un animal féroce ?»
XII. Pour apprécier ce que sont réellement ces biens
prétendus qui séduisent le vulgaire, voici à quel point de vue il faut se
placer. Quand on a compris ce que sont essentiellement les biens véritables,
tels par exemple que la sagesse, la tempérance, la justice, le courage, on ne
pourrait supporter, à propos d'un de ces biens précieux auquel on penserait,
d'entendre quelqu'un y ajouter une idée qui serait en désaccord avec l'idée même
du bien. Au contraire, si l'on ne pense qu'à une de ces choses qui passent pour
des biens auprès du vulgaire, on écoutera et on accueillera volontiers les
railleries du poète, qu'on pourra trouver de très bon goût. Le vulgaire lui-même
sent bien aussi cette différence ; car autrement, loin d'agréer cette
bouffonnerie, il la repousserait avec indignation. Mais s'il s'agit de l'argent,
du plaisir, ou de l'opinion, et des plaisanteries que ces sujets provoquent, on
les accueille comme les choses les plus fines et les plus charmantes du monde.
Pousse donc plus loin, et demande-toi si l'on peut sérieusement estimer de
pareilles choses et les prendre pour des biens, quand, au moment où l'on y
songe, on leur trouve fort applicable le mot du poète : «Celui qui possède
toutes ces belles choses en grande quantité, en est tellement encombré qu'il n'a
pas même chez lui de place pour des latrines».
XIII. Deux éléments forment mon être, constitué comme
il l'est : ce sont la cause et la matière. Ni l'un ni l'autre de ces principes
ne peut se perdre dans le néant ; car ce n'est pas du néant qu'ils sont sortis.
Ainsi, chacune des parties qui me composent se convertira, par le changement, en
une partie de l'univers. Celle-là se changera encore en une partie différente ;
et ainsi de suite à l'infini. C'est précisément un changement de cet ordre qui
m'a fait être ce que je suis, qui a produit également nos parents, et qui se
poursuit indéfiniment aussi loin qu'on veuille remonter. C'est là une vérité
incontestable ; ce qui n'empêche pas que le monde ne soit soumis dans son
organisation à des révolutions périodiques et régulières.
XIV. La raison et l'art qui enseigne à raisonner sont
des facultés indépendantes, qui se suffisent à elles-mêmes et qui suffisent aux
opérations qui en relèvent. Elles partent d'un principe qui leur est propre, et
elles marchent vers le but spécial qu'elles se proposent. C'est là ce qui fait
qu'on les appelle les Directrices de l'esprit, parce qu'en effet elles nous
montrent la voie qu'il faut directement suivre.
XV. On ne doit pas regarder comme faisant partie de
l'homme une seule des choses qui n'appartiennent pas essentiellement à l'homme
en tant qu'homme. On ne doit pas attendre de telles choses de lui ; sa nature ne
les promet pas ; et elles ne sont pas davantage des perfectionnements de la
nature humaine. Ce n'est donc pas dans ces choses-là que gît et que se trouve le
but véritable de l'homme ; car ce n'est pas là non plus que se rencontre le
bien, qui est la perfection même de ce but. Ajoutez que, si les choses de cet
ordre appartenaient réellement à l'homme, il ne pourrait pas appartenir à
l'homme de les dédaigner, et même de s'en détacher ; l'homme ne serait pas digne
de louange, comme il l'est, quand il s'exerce à savoir s'en passer. Celui qui,
pour une des choses de cette espèce, s'impose des privations personnelles, ne
serait pas un homme de bien, si ces choses-là étaient des biens véritables. Mais
à cet égard, plus on se retranche à soi-même de ces prétendus biens et de tout
ce qui leur ressemble, ou même plus on s'en laisse volontairement retrancher
quelque chose par les autres, plus on a de vertu.
XVI. Telles seront les pensées que tu nourriras
habituellement, tel aussi sera ton esprit ; car l'âme prend la couleur et la
teinte des pensées qu'elle entretient. Applique-toi donc à la teindre dans de
constantes réflexions telles que les suivantes : «En quelque endroit qu'on vive,
on y peut toujours vivre bien ; si c'est à la cour que l'on vit, on peut vivre
bien et se bien conduire même dans une cour». Dis-toi encore que tout être se
porte naturellement à la chose pour laquelle son organisation a été faite ; et
que la chose vers laquelle il se porte de cette façon, est précisément son but
et sa fin. Or, là où est la fin de l'être, là aussi est dans tous les cas son
intérêt et son bien. Ainsi donc, la société est le bien propre de l'être doué de
raison ; et il a été mille fois démontré que c'est pour la société que nous
sommes faits. Mais n'est-il pas également de toute évidence que les moins bons
sont faits pour les meilleurs, comme les meilleurs sont faits les uns pour les
autres ? Or les êtres animés valent mieux que les êtres inanimés ; et les êtres
doués de raison valent mieux que les êtres simplement animés.
XVII. C'est une folie de vouloir l'impossible ; or il
est bien impossible de toujours empêcher les méchants de faire ce qu'ils font.
XVIII. Jamais on n'éprouve d'accident que la nature ne
vous ait mis en état de le supporter. Les mêmes malheurs qui vous atteignent
frappent un de vos semblables, qui, soit par ignorance de ce qui lui arrive,
soit pour faire parade de sa force d'âme, conserve son équilibre et demeure
impassible au mal. On peut donc s'étonner que l'ignorance ou la vanité aient
plus d'effet et de puissance que la sagesse.
XIX. Il est bien entendu que les choses elles-mêmes
n'ont pas le moindre contact avec notre âme. Elles n'y ont pas d'accès possible
; elles ne peuvent ni la changer ni la mouvoir. L'âme seule a la puissance de se
modifier elle-même et de se donner le mouvement ; et c'est d'après les jugements
qu'elle croit devoir porter qu'elle façonne à son usage les choses du dehors.
XX. A certains égards, l'homme est pour nous tout ce
qu'il y a de plus proche, parce que, dans nos rapports avec nos semblables, nous
devons leur faire du bien et les tolérer ; mais en tant qu'un homme fait
obstacle à l'accomplissement de mes devoirs personnels, l'homme devient alors
pour moi un être indifférent, tout aussi bien que pourrait l'être, ou le soleil,
ou le vent, ou un animal quelconque. Eux aussi, en certains cas, peuvent arrêter
mon activité ; mais, au fond, ce ne sont pas là de vrais obstacles à ma volonté
et à mes dispositions morales, parce que je puis toujours, ou m'abstraire des
choses, ou leur donner un autre tour. La pensée, en effet, transforme tout ce
qui faisait obstacle à notre activité et l'emploie à son premier dessein ; et
alors ce qui vous empêchait d'agir facilite votre action ; ce qui vous barrait
la route vous aide à parcourir cette route même.
XXI. Entre tous les principes qui forment le monde,
honore celui qui est le plus puissant de tous ; et celui-là, c'est le principe
qui met toutes choses en oeuvre et qui les pénètre toutes. Par la même raison,
entre les éléments qui sont en toi, honore aussi le plus élevé et le plus
puissant ; car il est de même ordre que le principe universel, puisque c'est lui
qui met en toi tout le reste en action et qui gouverne ta vie.
XXII. Quand une chose n'est pas nuisible à la cité,
elle ne peut pas non plus nuire au citoyen. En toute circonstance, pour juger si
tu as éprouvé quelque dommage, applique-toi cette règle: «Si l'État n'éprouve
aucun tort, moi non plus, je n'en éprouve aucun». Si au contraire l'État est
lésé, il n'y a point à s'emporter inutilement contre le coupable ; mais il faut
se demander : «En quoi a-t-il manqué au devoir ?»
XXIII. Considère souvent en ton coeur la rapidité du
mouvement qui emporte et fait disparaître tus les êtres et tous les phénomènes.
L'être est comme un fleuve qui coule perpétuellement ; les forces de la nature
sont dans des changements continuels ; et les causes présentent des milliers de
faces diverses. Rien pour ainsi dire n'est stable ; et cet infini qui est si
près de toi est un abîme insondable, où tout s'engloutit, soit dans le passé,
soit dans l'avenir. Ne faut-il pas être insensé pour que tout cela puisse vous
gonfler d'orgueil, ou vous tourmenter, ou vous rendre malheureux, quand on songe
combien de temps dure ce trouble et combien il est peu de chose ?
XXIV. Pense à la totalité de l'être, dont tu n'es
qu'une si faible portion ; à la totalité du temps, dont un intervalle si étroit
et si imperceptible t'a été accordé. Songe à la destinée tout entière, dont tu
es une part. Et quelle part !
XXV. Un autre commet une faute ; que m'importe à moi ?
C'est à lui de voir ; il a son organisation propre, il a son activité
individuelle. Quant à moi, j'ai à cette heure ce que la commune nature veut que
j'aie à cette heure ; et je fais ce que ma nature veut que je fasse maintenant.
XXVI. Que la partie de ton âme qui te conduit et te
gouverne demeure inaccessible à toute émotion de la chair, agréable ou pénible.
Qu'elle ne se confonde pas avec la matière à laquelle elle est jointe ; qu'elle
se circonscrive elle-même ; et qu'elle relègue dans les organes matériels ces
séductions qui pourraient l'égarer. Mais lorsque, par suite d'une sympathie
d'origine étrangère, ces séductions arrivent jusqu'à la pensée, grâce au corps
qui est uni à l'âme, il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation,
puisqu'elle est toute naturelle ; seulement, le principe qui nous gouverne ne
doit point y ajouter de son chef cette idée qu'il y ait là ni un bien ni un mal.
XXVII. Vivre avec les Dieux. Or celui-là vit avec les
Dieux qui, sans jamais défaillir, leur présente son âme satisfaite des destinées
qui lui sont réparties, exécutant tout ce que veut le génie que Jupiter a donné
à chaque homme pour protecteur et pour guide, parcelle détachée de lui-même. Et
ce génie, c'est l'entendement et la raison accordée à chacun de nous.
XXVIII. Est-ce que tu te mets en colère contre
quelqu'un parce que sa sueur sent le bouc ? Est-ce que tu te mets en colère
contre quelqu'un qui a mauvaise haleine ? Que peut-il y faire ? Sa bouche, ses
aisselles ont cette odeur ; d'organes ainsi disposés, il sort nécessairement de
pareilles émanations. - «Mais, dira-t-on, l'homme, qui a l'intelligence en
partage, peut trouver moyen de prévenir ces inconvénients». Applique-toi cette
heureuse réponse ; car toi aussi tu es doué de raison. Provoque donc en lui, par
une disposition raisonnable en toi, une disposition non moins raisonnable ;
indique-lui le remède ; rappelle-lui les moyens de l'employer. S'il t'écoute, tu
le guériras. Mais il n'est que faire de t'emporter ; tu n'as ici besoin, ni des
éclats de voix de l'acteur tragique, ni de la complaisance d'une courtisane.
XXIX. Dans le monde où tu es, il t'est toujours
possible de vivre pendant que tu y restes, ainsi que tu comptes vivre après que
tu en seras sorti. Que si les hommes ne t'en laissent pas la liberté, alors
résous-toi de sortir de la vie, de telle sorte néanmoins que tu ne croies pas en
cela souffrir le moindre mal. - «Il y a ici de la fumée ; je quitte la place».
Crois-tu que ce soit là une bien grande affaire ? Mais tant que rien de
semblable ne me force à sortir de ce lieu, j'y demeure, jouissant de ma pleine
liberté ; et qui que ce puisse être ne m'empêchera jamais d'accomplir ce que je
veux. Or, je veux, conformément à la nature de l'être doué de raison et faisant
partie de la société universelle.
XXX. L'esprit qui anime l'univers est essentiellement
ami de l'association ; c'est dans ce but qu'il a créé les choses inférieures en
vue des choses plus relevées ; et que ces choses meilleures, grâce à lui, se
combinent si bien entre elles. Tu peux t'en convaincre et voir comment il les a
subordonnées et coordonnées les unes aux autres, réparti à chacune d'elles ce
qu'elles doivent régulièrement avoir, et ménagé entre les principales une
mutuelle harmonie.
XXXI.
Comment jusqu'à ce jour t'es-tu comporté envers les Dieux, avec tes parents,
avec tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes gouverneurs, tes amis,
tes proches, tes serviteurs ? As-tu observé toujours à leur égard le précepte :
Jamais ne dire ou faire aucun mal à personne ?
Rappelle en ta mémoire toutes les épreuves par où tu as passé, et celles que
tu as supportées énergiquement ; souviens-toi que l'histoire de ta vie est déjà
pleine et que ton service est accompli ; compte toutes les belles choses que tu
as vues, tous les plaisirs et toutes les peines que tu as surmontées en les
bravant, toutes les distinctions que tu as dédaignées, et aussi tous les ingrats
que tu as comblés de tes bienfaits.
XXXII. Comment des âmes incultes et ignorantes
peuvent-elles troubler une âme savante et cultivée ? Mais qu'est-ce qu'une âme
savante et cultivée ? C'est celle qui comprend le principe et la fin des choses,
qui comprend la raison répandue dans la création entière et gouvernant
l'univers, lequel est soumis aux révolutions périodiques que cette raison lui a
prescrites de toute éternité.
XXXIII.
Encore un instant, et tu ne seras plus que poussière, un squelette, un nom,
et bientôt pas même un nom ; car la renommée n'est qu'un bruit et un écho qui
s'évanouit. Toutes les choses qu'on recherche si ardemment dans la vie sont bien
vides, bien corrompues, bien mesquines, roquets qui se mordent, enfants qui se
querellent sans cesse, riant un instant pour pleurer l'instant d'après. La bonne
foi et la pudeur, la justice et la vérité,
Remontant vers l'Olympe ont déserté la terre.
Quel motif peut donc encore te retenir ici-bas ? Ne vois-tu pas que les
objets que nos sens perçoivent sont dans un changement continuel, qui ne
s'arrête jamais ; que nos sens n'ont que des perceptions obscures, sujettes à
mille erreurs ; que le souffle qui nous anime n'est qu'une vapeur de notre sang
; et que la gloire, qu'on recherche auprès d'êtres si fragiles, n'est qu'une
fumée vaine ? Qu'est-ce donc que tout cela ? Tu te résignes à attendre l'heure
où tu devras t'éteindre ou te transformer. Mais jusqu'à ce moment, qu'on doit
subir, que te faut-il ? Une seule chose et rien de plus : honorer et bénir les
Dieux, faire du bien aux hommes, et les supporter, ou t'en éloigner. Et quant à
tout ce qui est en dehors des bornes de ta pauvre personne et de ton pauvre
esprit, bien savoir que cela ne t'appartient pas et ne dépend pas de toi.
XXXIV. Il t'est toujours permis de couler une vie
heureuse et bonne, puisque tu peux toujours poursuivre ton chemin, et, tout en
fournissant ton chemin, penser et agir. Voici deux points communs entre l'âme de
Dieu et celle de l'homme ; en d'autres termes, voici les attributs de l'âme de
tout être doué de raison : le premier, c'est de n'être jamais entravée par un
autre ; le second, c'est de placer le bien dans la volonté et la pratique de la
justice, et de borner là tous ses désirs.
XXXV. Quand une chose n'est pas le fait de ma
méchanceté actuelle ou la conséquence de ma méchanceté antérieure, et qu'elle ne
peut pas être nuisible à la communauté, pourquoi aurais-je à m'en préoccuper ?
Quel tort peut-elle faire à l'ordre commun de l'univers ?
XXXVI. Ne pas se laisser emporter aveuglément à son
imagination, mais se défendre contre elle du mieux possible et selon les
occurrences. Que si, dans les occasions indifférentes, on est vaincu, ne pas
s'imaginer qu'en cela même on ait subi un tort irréparable. C'est l'habitude qui
est mauvaise. Mais toi comme ce vieillard qui, sur le point de sortir de la vie,
s'enquérait de la toupie de son petit-fils, se souvenant encore que cet enfant
avait une toupie, toi aussi tu agis comme lui. - «Mais, dis-tu, ma situation est
si belle !» - O homme, ignores-tu donc ce qu'étaient les choses de la vie ? -
Non pas ; mais les hommes en faisaient tant de cas ! - Et c'est pour de telles
choses que tu as perdu la raison ! - Et moi aussi, je l'ai jadis perdue ; mais
en quelque endroit que je fusse relégué, j'ai pu y vivre en homme bien partagé ;
or être bien partagé, c'est se faire à soi-même une belle part ; et la part la
meilleure, ce sont les bonnes conduites de l'âme, les bons instincts et les
bonnes actions.