I. La substance de l'univers est docile et maniable.
L'intelligence qui la gouverne ne peut trouver en soi aucun motif de mal faire,
attendu qu'elle n'a aucun vice qui l'y pousse ; elle ne fait rien d'une façon
mauvaise ; et rien ne peut éprouver d'elle le moindre dommage, puisque c'est
grâce à elle que toute chose se produit ou s'achève.
II. Ne t'inquiète pas de savoir si tu as chaud, ou
froid, quand tu fais ce que tu dois ; si tu as besoin de sommeil, ou si tu as
suffisamment dormi ; si l'on te blâme, ou si l'on te loue ; si tu t'exposes à la
mort, ou à toute autre épreuve ; car le fait même de mourir n'est qu'une des
fonctions de la vie ; et, dans ce cas comme dans tous les autres, il suffit que
tu disposes bien du moment où tu es.
III. Regarde le dedans des choses ; et ne te laisse
jamais abuser, ni sur leur qualité, ni sur leur mérite.
IV. Toutes les choses de ce monde sont sujettes aux
plus rapides changements. Ou elles s'évaporent, si leur substance est uniforme ;
ou elles se dissolvent en éléments divers.
V. L'intelligence qui régit l'univers connaît les
conditions où elle opère, les choses qu'elle fait, et la matière sur laquelle
elle agit.
VI. Le meilleur moyen de se défendre contre eux, c'est
de ne pas leur ressembler.
VII. Que ton seul plaisir, que ton unique délassement soit de passer, en
te souvenant toujours de Dieu, d'un acte d'utilité générale et commune à un
autre acte qui soit également utile à la com munauté.
VIII. Le principe intelligent qui nous gouverne est le
principe qui se donne comme il veut l'éveil et le mouvement, qui se fait
lui-même ce qu'il est et ce qu'il veut être, et qui fait aussi que tous les
événements de la vie lui apparaissent sous les couleurs qu'il veut leur donner.
IX. Tout s'accomplit conformément aux lois de la
nature universelle, et non pas suivant une autre nature qui envelopperait
celle-là extérieurement, ou qui serait renfermée au dedans d'elle, ou qui serait
suspendue en dehors d'elle.
X. Ou le monde est un chaos, un pêle-mêle, une infinie
dispersion ; ou il y a en lui, unité, ordre, providence. Dans le premier cas,
comment puis-je désirer de rester dans cette confusion pitoyable, dans cet
affreux cloaque ? A quoi puis-je songer si ce n'est à savoir comment un jour je
deviendrai cendre et poussière ? Pourquoi donc irais-je me troubler ? Car
j'aurai beau faire ; la dispersion finira bien par m'atteindre moi-même. Dans le
second cas, j'adore ; et je m'assure, en mettant ma ferme confiance dans l'être
qui ordonne tout.
XI. Quand, par suite de circonstances inévitables, tu
te sens profondément troublé, reviens à toi le plus vite que tu peux, et ne
reste hors de mesure que le temps absolument nécessaire ; tu seras plus certain
de retrouver l'équilibre et l'harmonie, en l'efforçant sans cesse d'y revenir.
XII. Entre ta belle-mère et ta mère, si tu les
possèdes toutes deux à la fois, tu n'hésites pas ; tu as des soins pour la
première ; mais c'est cependant à ta mère que ton coeur revient sans cesse. Eh
bien ! c'est là ce que sont pour toi la cour et la philosophie. Reviens souvent
à la dernière ; et cherches-y ton repos ; car c'est elle qui te rend supportable
ce que tu vois à la cour, et c'est elle aussi qui est cause que tu t'y fais
supporter toi-même.
XIII. Quand on veut se faire une juste idée des mets
et des plats qu'on a devant soi, on se dit : «Ceci est le corps d'un poisson ;
ceci est le corps d'un oiseau ou d'un porc. Ou bien encore, on se dit : Le
Falerne est le jus du raisin ; cette robe de pourpre est la laine d'un mouton,
teinte avec la couleur sanguine d'un coquillage». Quand on veut définir les
plaisirs du sexe, on dit que c'est une excitation de l'organe suivie d'une
excrétion et d'une sorte de spasme. Voilà les idées qu'on se forme de tous ces
faits, en suivant à la trace les réalités mêmes, et en les observant à fond pour
savoir au juste ce qu'elles sont en soi. C'est avec la même franchise qu'il faut
agir durant toute sa vie. Pour toutes les choses qui nous semblent dignes de
notre attention et de notre confiance, il faut les mettre à nu, et les
considérer dans toute leur simplicité et leur faiblesse, en les dépouillant du
prestige vain dont les entoure tout ce qu'on en dit. Ce faste orgueilleux est un
imposteur bien dangereux ; et le piège est d'autant plus redoutable que les
objets paraissent davantage mériter notre recherche. Enfin rappelle-toi ce que
Cratès dit de Xénocrate lui-même.
XIV. Les objets qu'admire la foule sont en général
tout ce qu'il y a de plus commun dans le monde, c'est-à-dire des objets qui
n'ont pour eux que leur seule façon d'être et ce que les fait la nature, comme
par exemple, les pierres, les bois, le figuier, la vigne, l'olivier. Les gens un
peu plus relevés admirent les êtres doués de vie, comme les troupeaux, le
bétail. D'autres encore plus cultivés admirent les êtres doués d'une âme
raisonnable, non pas d'une âme prise dans toute la généralité de ce terme, mais
de celle qui rend un être habile dans un art quelconque, ou qui le rend capable
par son application d'acquérir peu à peu ce qu'il désire, comme par exemple un
grand nombre d'esclaves. Mais quand on s'élève jusqu'à honorer l'âme
raisonnable, universelle et sociable, alors on ne se soucie plus en rien
d'aucune des âmes d'une autre espèce. Par-dessus tout, on s'efforce de maintenir
personnellement son âme dans un état constant de raison et de dévouement à
l'ordre commun, dans une perpétuelle activité ; et l'on concourt avec ses
semblables à atteindre ce but.
XV. Il y a des êtres qui tendent à exister ; d'autres
tondent à n'exister plus. Même ce qui existe a déjà perdu une partie de son
être. Des écoulements et des altérations successives rajeunissent sans cesse le
monde, de même que le cours indéfectible du temps présente la durée infinie des
siècles sous un aspect toujours nouveau. Sur ce fleuve, où tant d'objets courent
en passant devant nos yeux, quel est celui qu'on devrait choisir en se flattant
de pouvoir s'y arrêter ? Autant vaut se mettre à aimer un de ces passereaux qui
voltigent près de nous, et qui disparaissent déjà quand on les a aperçus à
peine. Même pour chacun de nous, l'existence n'est guère autre chose que la
vapeur sortie du sang et la respiration puisée dans l'air. Aspirer l'air à un
certain moment, puis le rendre un moment après, c'est ce que nous faisons
continuellement ; et cette fonction peut nous donner une idée assez exacte de ce
que nous ferons un jour en rendant la totalité de cette faculté respiratrice, et
en la restituant à la source d'où nous l'avons tirée pour la première fois, il
n'y a qu'un instant.
XVI. C'est assez peu de chose d'estimable que de
transpirer comme le font les plantes ; de respirer comme le font les animaux
domestiques ou sauvages ; ce n'est pas beaucoup plus de pouvoir imprimer en son
esprit les images des choses, et de pouvoir faire obéir ses nerfs à ses
instincts ; ce n'est pas non plus merveille de vivre en société ni de préparer
ses aliments ; car tout cela vaut à peu près la fonction du corps qui excrète le
résidu de la nourriture qu'on a prise. Qu'y a-t-il donc au monde qui mérite
notre estime ? Est-ce d'être loué et applaudi ? Pas du tout. Par conséquent, les
acclamations et les cris d'enthousiasme n'ont guère plus de prix ; et les
félicitations de la foule ne sont qu'un vain tapage de voix. Ainsi, tu ferais
bien de laisser là cette prétendue gloire. Que reste-t-il donc qui soit digne de
ton estime ? Je te le dis : c'est, à mon sens, d'agir suivant l'organisation
qu'on a et de tendre sans cesse au but que les études les plus attentives et la
science nous indiquent. La science en effet ne s'applique tout entière qu'à ce
point unique, de faire en sorte que le moyen employé par nous s'adapte le plus
convenablement possible à l'objet pour lequel il est préparé. Le vigneron n'a
pas d'autres vues dans les soins qu'il donne à la vigne, tout comme le
palefrenier en dressant les chevaux, le veneur en instruisant les chiens, de
même aussi que les précepteurs et les maîtres en dormant des leçons aux enfants.
Voilà ce qui a sérieusement du prix ; et quand une fois tu auras réglé ce point
essentiel, tu feras bien peu de cas de tout le reste. Ne sera-ce pas même là un
motif pour que tu cesses d'estimer tant d'autres choses ? Sans cela, tu ne seras
jamais ni libre, ni indépendant, ni maître de tes passions. Il te faudra haïr,
jalouser, soupçonner ceux qui sont en mesure de t'enlever ce que tu as ; ou il
te faudra combattre ceux qui ont ce que tu désires si ardemment. En un mot,
quand on éprouve de ces misérables besoins, on en est réduit à vivre dans un
trouble profond, et l'on élève à tout instant ses plaintes, même contre les
Dieux. Au contraire, en respectant et en honorant la pensée qui est en toi, tu
te rendras aimable à tes propres yeux ; tu te mettras en harmonie avec tes
compagnons, et en accord avec les Dieux, c'est-à-dire que tu les remercieras de
tous leurs dons et de tous leurs décrets.
XVII. En haut, en bas, en cercle, tels sont les
mouvements auxquels les éléments sont soumis ; mais le mouvement de la vertu ne
rentre dans aucune de ces classes ; elle a quelque chose de plus divin, et elle
accomplit sa noble route, s'avançant par un âpre sentier.
XVIII. Quelle singulière contradiction ! On a
grand'peine à louer les gens de son temps et les personnes qui vivent avec nous
; et quant à soi, on désire ardemment être loué par la dernière postérité,
c'est-à-dire par des gens qu'on n'a jamais vus, et qui ne vous verront jamais.
Autant vaudrait se désoler de n'avoir point obtenu les louanges flatteuses
qu'auraient pu nous donner les siècles précédents.
XIX. Parce qu'une chose offre une difficulté énorme,
ne va pas croire que ce soit chose impossible aux forces humaines ; et si c'est
quelque chose de possible et même de naturel à l'homme, pense que toi aussi tu
es en état de le faire.
XX. Quelqu'un, dans les exercices du gymnase, nous a
égratignés avec ses ongles, ou nous a fait une contusion en nous frappant d'un
coup de tête ; nous ne paraissons même pas nous en apercevoir ; surtout nous
n'en sommes point offensés, et nous ne le prendrons pas plus tard pour un homme
que nous devions soupçonner de nous tendre des pièges. Toutefois nous nous en
méfions ; mais ce n'est pas comme d'un ennemi ; ce n'est pas une méfiance
hostile ; et si nous l'évitons, c'est avec bienveillance. Sachons en faire
autant dans tous les autres détails de la vie. Il y a bien des choses que nous
pouvons garder pour nous comme si nous nous exercions encore au gymnase ; car il
est toujours loisible, ainsi que je viens de le dire, d'éviter les gens sans
avoir contre eux ni soupçon ni haine.
XXI. Si quelqu'un veut bien me convaincre et s'il
m'arrête en me prouvant que ma pensée n'est pas juste, ou que mon action n'est
pas bonne, je suis à la joie de mon coeur de me redresser ; car je ne cherche
que la vérité, qui n'a jamais nui à personne, tandis qu'on se fait le plus grand
tort en persévérant dans son erreur et dans son ignorance.
XXII. En ce qui me concerne, j'accomplis le devoir qui
m'est imposé ; et quant au reste des êtres, ils ne me préoccupent point ; car,
ou bien ce sont des choses sans vie et des êtres qui ne sont pas doués de raison
; ou bien, ce sont des hommes qui s'égarent et méconnaissent la voie qu'il faut
suivre.
XXIII. A l'égard des êtres qui n'ont pas la raison en
partage, et d'une manière générale à l'égard des choses et des simples objets,
sache en user comme un être doué de raison doit le faire à l'égard des êtres qui
n'ont pas de raison, c'est-à-dire, avec une certaine hauteur d'âme et avec
liberté. Dans tes rapports avec les hommes que la raison éclaire, conduis-toi
comme faisant partie avec eux d'une société commune. Dans tous les
cas,appelles-en aux Dieux en les invoquant, et ne t'inquiète guère de savoir
combien de temps tu auras à te conduire de la sorte ; car trois heures
suffisent, employées de cette façon.
XXIV. Alexandre de Macédoine et le muletier qui le
servait, une fois morts, en sont au même point. Tous deux également ont été, ou
repris dans les mêmes raisons séminales de l'univers, ou également dissous dans
les atomes.
XXV. Essaie de calculer le nombre énorme de choses,
corporelles ou morales, qui se passent en chacun de nous, pendant un seul et
même instant imperceptible ; alors tu ne seras plus surpris qu'un nombre encore
beaucoup plus grand de choses, ou pour mieux dire que tout ce qui se produit
dans cette unité et cette totalité qui se nomme le monde, puisse y tenir et y
exister simultanément.
XXVI. Si l'on te demandait comment s'écrit le mot
d'Antonin, aurais-tu donc grands efforts à faire pour en épeler toutes les
lettres une à une ? Et si par hasard quelqu'un se mettait en colère contre toi
en te les entendant prononcer, est-ce que tu croirais devoir montrer colère pour
colère ? Ne pourrais-tu pas continuer doucement à énumérer les lettres l'une
après l'autre ? De même aussi dans la vie, il faut bien te dire que tout ce que
nous avons à faire s'accomplit également, au fur et à mesure, par nombre de
choses. Ce sont donc ces proportions nécessaires qu'il te faut observer avec
soin ; et sans te troubler, sans rendre à qui que ce soit reproches pour
reproches, tu dois marcher tout droit au but que tu t'es proposé.
XXVII. Quelle cruauté de ne pas laisser les hommes
prendre les moyens qu'ils jugent les plus convenables pour servir leur intérêt,
tel qu'ils l'entendent ! Eh bien ! c'est là pourtant ce que tu les empêches de
faire en quelque façon, quand tu t'emportes contre eux pour les fautes qu'ils
commettent ; car toujours ils suivent absolument leurs propres habitudes, ou ce
qui leur semble leur intérêt. - «Mais, dis-tu, ils se trompent du tout au tout !
- Soit ; mais redresse-les, et montre-leur qu'ils se trompent, sans pour cela te
courroucer contre eux».
XXVIII. La mort, c'est le repos pour notre
sensibilité, qui ne peut plus imprimer en nous les objets du dehors ; pour nos
désirs, qui ne peuvent plus épuiser nos nerfs ; pour notre intelligence, qui
sort d'esclavage et qui se soustrait à la servitude de la chair.
XXIX. C'est une honte que, dans cette existence où ton
corps ne t'a point manqué et ne t'a point refusé son service, ton âme ait été la
première à te manquer.
XXX. Veille à ne pas tomber au nombre des Césars, à ne
pas t'empreindre de leur couleur, comme cela s'est vu. Tâche donc de rester
simple, honnête, intègre, digne, sans faste, ami de la justice, plein de piété
envers les Dieux, bienveillant, dévoué à ceux que tu aimes, toujours prêt à
remplir les devoirs qui sont les tiens. Combats sans cesse, pour demeurer tel
que la philosophie a voulu te rendre. Adore les Dieux ; protège les hommes. La
vie est courte ; et l'unique fruit de la vie que nous menons sur terre, c'est
une disposition sainte de notre coeur ; ce sont des actes utiles à la
communauté. Tout cela, c'est l'enseignement qui convient à l'élève d'Antonin.
Souviens-toi de tout ce qu'il était ; rappelle-toi sa fermeté dans l'exécution
des actes qu'inspirait la raison, son égalité d'humeur dans toutes les
conjonctures, sa sainteté, la sérénité de son visage, sa douceur, son dédain de
la vaine opinion ; son amour-propre à bien saisir le sens des choses, son
habitude de ne jamais en laisser une seule sans l'avoir approfondie et
parfaitement comprise ; de supporter avec patience les reproches injustes, sans
jamais s'oublier à les rendre ; de ne jamais rien précipiter ; de ne pas
accueillir les calomnies ; de scruter avec le plus scrupuleux examen les
caractères et les actes des gens ; de ne jamais se permettre contre personne des
injures, de mauvais propos, des soupçons, des sophismes. Rappelle-toi sa
simplicité à se contenter de peu pour son logis, pour son vêtement, pour sa
table, pour son service personnel ; son amour du travail ; sa longanimité ; sa
sobriété, qui, grâce à la régularité de sa vie, lui permettait de travailler
jusqu'au soir, sans même éprouver aucune nécessité en dehors de l'heure
accoutumée ; la sûreté et la parfaite égalité de son commerce avec ses amis ; sa
patience à supporter les contradictions qu'on opposait à ses idées ; sa
satisfaction quand on lui montrait une idée meilleure ; enfin sa dévotion
sincère sans superstition. N'oublie jamais tant de vertus, afin que l'heure
suprême te trouve comme elle l'a trouvé, avec la conscience du bien que tu auras
tâché de faire.
XXXI. Dissipe ton ivresse, rappelle ta raison ; et
quand tu auras secoué ton sommeil et que tu seras convaincu que c'étaient des
rêves qui t'abusaient, alors considère la réalité que tu vois, pleinement
éveillé, ainsi que tu regardais naguère les fausses apparences qui te
trompaient.
XXXII. Je suis composé d'un corps et d'une âme. Pour
le corps, toutes choses sont indistinctes et sans différence entre elles, parce
que le corps n'a pas le pouvoir de rien discerner. Pour la pensée, il n'y a
d'indistinctes que les choses qui ne sont pas ses actes propres ; mais tout ce
qui est vraiment un de ses actes particuliers dépend absolument d'elle seule. Et
même encore parmi ces actes, ne faut-il compter que ceux qui se rapportent
exclusivement au présent ; car les actes futurs et les actes passés, s'ils sont
d'elle encore, sont aujourd'hui indistincts pour elle.
XXXIII. Ce n'est pas pour la main, ou pour le pied,
une fatigue contre nature tant que le pied ne fait que ce que le pied doit
faire, tant que la main ne fait que ce que doit faire la main. De même, ce n'est
pas un labeur contre nature pour l'homme en tant qu'homme, toutes les fois qu'il
ne fait que ce que l'homme doit faire. Et si la chose n'est pas pour lui contre
nature, elle n'est pas non plus un mal pour lui.
XXXIV. Quels plaisirs n'ont pas goûtés des brigands,
des débauchés infâmes, des parricides, des tyrans !
XXXV. Ne remarques-tu pas que les gens qui exercent
des professions salariées s'accommodent jusqu'à un certain point à l'humeur de
leurs clients, mais que toutefois ils se gardent bien de sacrifier les règles de
leur art, et qu'ils ne s'en laissent point écarter ? N'est-il pas étrange que
l'architecte et le médecin fassent plus de compte des principes de leur art
spécial, que l'homme n'en fait de la loi qui est la sienne et qui lui est
commune avec les Dieux ?
XXXVI. L'Asie et l'Europe sont perdues dans un des
coins du monde ; la mer entière n'est dans le monde qu'une goutte d'eau ; le
mont Athos n'y est qu'une motte de terre. Toute cette partie du temps que nous
pouvons mesurer n'est qu'un instant de l'éternité. Tout est mesquin, changeant,
périssable. Mais toutes choses viennent de ce principe commun qui conduit
l'univers, et duquel tout sort, soit directement, soit comme conséquence.
L'effroyable gueule du lion, les poisons qui nous tuent, en un mot tout ce qui
est mauvais pour nous, ici une épine, là de la boue, ne que sont les suites et
les dérivés des choses les plus nobles et les plus belles. Ne t'imagine donc pas
que tout cela soit étranger au principe que tu adores ; mais sache reconnaître
en lui la source universelle des choses, quelles qu'elles soient.
XXXVII. Celui qui a vu le temps où il vit a tout vu,
et tout ce qui a été dans toute l'éternité, et tout ce qui sera dans un avenir
également infini ; car tout en général se ressemble, et tout est uniforme.
XXXVIII. Applique-toi à réfléchir souvent à l'étroit
enchaînement de toutes les choses de ce monde et à leur corrélation. Elles sont
toutes en quelque manière entrelacées les unes aux autres ; et en ce sens, elles
ont entre elles une sorte d'intimité ; car l'une vient à la suite de l'autre ;
et cette connexion tient, soit à la fonction qu'elles remplissent dans le lieu
où elles sont placées, soit au but commun pour lequel elles conspirent, soit à
l'unité de la substance universelle.
XXXIX. Pour les choses que le sort te répartit, sache
t'y plier et t'en accommoder ; et quant aux hommes, avec qui tu dois vivre,
aime-les ; mais que ce soit en toute sincérité.
XL. Un instrument, un outil, un appareil quelconque,
quand il remplit la fonction pour laquelle il a été conçu, est parfait ; et
cependant celui qui l'a fabriqué en est absent. Mais pour les choses qu'a créées
la nature et qu'elle renferme, la force ordonnatrice est à leur intérieur, et
elle y persiste. C'est là pour toi un motif de l'adorer encore davantage, en
reconnaissant que, si tu vis et te conduis conformément à sa volonté, tout alors
se règle en toi sur l'intelligence. Or, il en est de même pour l'univers ; et
tout ce qui s'y passe se règle sur l'intelligence qui l'anime.
XLI. Quand pour des choses qui ne relèvent pas de ta
libre préférence, tu t'imagines qu'elles sont ou un bien ou un mal pour toi, il
faut nécessairement, lorsque ce mal vient à te frapper ou lorsque ce bien
t'échappe, que tu t'en prennes aux Dieux, ou que tu détestes les hommes, qui
sont les auteurs réels, ou que tu soupçonnes d'être les auteurs, de tes
mécomptes ou de ta souffrance. Dans tout cela, nous ne sommes si souvent
injustes qu'à cause de l'importance que nous y attachons. Si les choses qui ne
dépendent que de nous étaient les seules qui nous parussent bonnes ou mauvaises,
il ne nous resterait plus le moindre prétexte, ni d'accuser Dieu, ni de faire à
l'homme la guerre acharnée d'un ennemi.
XLII. Nous concourons tous à l'accomplissement d'une
seule et même oeuvre, les uns avec pleine connaissance et avec pleine docilité ;
les autres, dans une ignorance absolue. C'est ainsi que, même en dormant, comme
le disait, je crois, Héraclite, on travaille et l'on coopère à ce qui se passe
dans le monde. Chacun y concourt dans une sphère différente ; et par surcroît,
celui-là même y concourt qui critique le plus amèrement les choses, et qui
essaye de remonter le courant et d'anéantir la réalité. C'est que le monde avait
besoin de cette résistance même. Comprends donc enfin dans quels rangs tu veux
te placer ; car Celui qui ordonne toutes choses se servira toujours de toi
admirablement bien, et il t'accueillera dans le nombre de ceux qui travaillent à
son oeuvre et qui le secondent. Seulement, toi, ne va pas te faire une partie de
l'ensemble analogue à ce vers plat et ridicule qui, dans la pièce, tient la
place dont Chrysippe a parlé.
XLIII. Est-ce que le soleil veut jouer le rôle de la
pluie ? Est-ce le rôle de la Terre, «mère des fruits», que prétend jouer
Esculape ? Est-ce que chacun des astres, tout différents qu'ils sont entre eux,
ne concourent pas tous au même but ?
XLIV. Si les Dieux ont décrété ce que je dois être et tout ce qui doit
m'arriver dans cette vie, leurs décrets sont admirables ; car un Dieu sans
sagesse, ce n'est pas même chose facile à se figurer. Et par quel motif
imaginable les Dieux pourraient-ils jamais songer à me faire du mal ? Que
pourrait-il leur en revenir, soit pour eux d'abord, soit pour cette universelle
communauté des choses, qui est le plus cher objet de leur providence ? Si l'on
me dit qu'ils ne se sont pas occupés de moi en particulier, du moins ils se sont
occupés bien certainement de l'ordre général, lequel doit me faire accueillir et
aimer tout ce qui m'arrive comme sa conséquence nécessaire. Croire que les Dieux
ne s'occupent en rien de nous, c'est une impiété ; car alors nous n'avons plus à
leur offrir ni sacrifices, ni prières, ni serments ; il n'y a plus aucun sens à
tant d'autres actes que nous faisons, et qui supposent toujours que les Dieux
sont présents et qu'ils partagent notre vie. Mais, que si à toute force les
Dieux ne s'occupent en rien de ce qui nous regarde, il m'est du moins permis de
m'occuper de moi-même ; je puis réfléchir à ce qui importe à chacun de nous. Or
ce qui importe à chacun de nous, c'est de se conduire selon son organisation et
sa nature. Mais ma nature est essentiellement raisonnable et sociable. La cité,
la patrie, pour moi comme pour Antonin, c'est Rome ; mais en tant que je suis un
être humain, ma patrie, c'est le monde ; il n'y a de choses bonnes pour moi que
celles qui sont utiles aux cités diverses dont je fais partie.
XLV. Ce qui nous arrive est toujours pour le bien de
l'ensemble. Il ne nous en faudrait pas déjà davantage. Mais en y regardant de
plus près, tu verras que le plus généralement ce qui est utile à un individu
l'est en même temps à bien d'autres. Et ici l'utile s'étend d'autant plus loin
qu'il concerne les choses indifférentes et moyennes de la vie.
XLVI. C'est comme les spectacles de l'amphithéâtre et
les autres amusements de cette sorte, dont on se dégoûte à force de voir
toujours les mêmes choses, et où l'uniformité rend la répétition des mêmes
objets intolérable. On éprouve aussi une répugnance analogue durant le cours de
la vie ; car, du haut jusqu'en bas, les choses sont les mêmes, et elles ont les
mêmes causes. Ainsi donc, jusques à quand ?
XLVII. Songe sans cesse à cette prodigieuse diversité
d'hommes qui sont morts dès longtemps, de moeurs si différentes, de peuples si
divers ; et descends, si tu le veux, jusqu'à un Philistion, un Phoebus, un
Origanion. Passe ensuite à d'autres classes de gens ; et dis-toi que c'est là
qu'il faut un jour aussi nous rendre, là où sont déjà tant d'habiles orateurs,
tant de graves philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate ; tant de héros des
âges antérieurs, tant d'hommes de guerre venus après eux, tant de tyrans. Ajoute
à tous ces noms un Eudoxe, un Hipparque, un Archimède, et une foule de tant
d'autres natures d'esprits, ceux-ci pénétrants, magnanimes, laborieux, ceux-là
capables de tout, égoïstes, railleurs impitoyables de la vie même de l'homme, si
mêlée, si éphémère, un Ménippe par exemple, et tous ceux de son espèce. Compte
un peu depuis combien de temps ils gisent en terre. Qu'y a-t-il donc là de si
terrible pour eux ? A plus forte raison, quel malheur est-ce donc pour ceux dont
le nom n'a pas même survécu ? Ainsi, il n'y a vraiment qu'une seule chose qui
soit digne du plus grand prix : c'est de traverser la vie, dévoué à la vérité et
à la justice, et doux envers les hommes, bien qu'ils soient trompeurs et
méchants.
XLVIII. Quand tu veux te ménager quelque joie, tu n'as
qu'à songer aux qualités éminentes de ceux qui vivent avec toi, à l'activité de
l'un, à la modestie de l'autre ; à la générosité d'un troisième, et à tant
d'autres perfections que plusieurs possèdent. Il n'est pas de plus grand plaisir
que de contempler ces images de la vertu, brillant dans le caractère ou la
conduite de nos amis, multipliées et se répétant aussi souvent qu'il le faut.
C'est ainsi qu'on peut les avoir présentes à l'esprit toutes les fois qu'on le
veut.
XLIX. Est-ce que tu t'affliges de ne peser que tant de
livres et de n'en point peser trois cents ? Ne t'afflige donc pas non plus de
n'avoir à vivre que tant d'années et non davantage. Et de même que tu te
contentes du poids qui a été assigné à ton corps, de même aussi sache te
contenter du temps qui t'est accordé.
L. Efforçons-nous de persuader les gens ; mais, s'ils
ne t'écoutent pas, n'en agis pas moins selon les lois de la justice, qui doit
seule te conduire. Que si quelqu'un arrête ton action en t'opposant la force,
tâche alors de bien prendre la chose et de ne pas t'en chagriner. Que l'obstacle
même qui te gêne soit l'occasion pour toi de t'exercer à une autre vertu.
Souviens-toi que ton désir ne pouvait être que conditionnel, et que tu ne peux
désirer rien d'impossible. Que voulais-tu donc en effet ? Rien que de former en
toi ce même désir ; or, tu as atteint ce but ; et ainsi le résultat que nous
poursuivions est obtenu.
LI. Quand on aime la gloire, on fait consister son
propre bien dans l'acte d'autrui ; quand on aime son plaisir, on place son bien
dans sa satisfaction propre ; mais, si l'on est vraiment intelligent, on ne
place jamais son bien que dans l'acte qu'on accomplit soi-même.
LII. Il m'est possible de m'abstenir de tout jugement
sur une chose, et de faire qu'elle ne trouble point mon âme ; car les choses ne
sont pas par elles-mêmes de nature à pouvoir former nos jugements.
LIII. Accoutume-toi à écouter sans distraction
intérieure ce qu'un autre te dit ; et, autant qu'il est possible, entre dans la
pensée de la personne qui te parle.
LIV. Ce qui n'est pas utile à l'essaim ne peut pas non
plus être utile à l'abeille.
LV. Si les passagers injuriaient le pilote, si les
malades injuriaient le médecin qui les soigne, pourraient-ils avoir une autre
intention que de pousser le pilote à sauver l'équipage, ou le médecin à guérir
ses malades ?
LVI. Combien de ceux avec qui je suis entré dans le
monde en sont déjà partis !
LVII. Quand on a la jaunisse, le miel paraît amer ;
l'homme qu'a mordu un chien enragé a horreur de l'eau ; les enfants trouvent que
leur balle est la plus belle du monde. Pourquoi donc est-ce que je m'emporte ?
Crois-tu qu'une idée fausse agisse moins vivement sur les esprits que la bile
sur le malade atteint de la jaunisse, ou que le virus, sur le malade atteint de
la rage ?
LVIII. Personne au monde ne peut t'empêcher de vivre
selon la loi raisonnable de ta nature propre ; et rien ne peut t'arriver jamais
contre la loi de la commune nature.
LIX. Qu'est-ce que sont les gens auxquels on s'efforce
de plaire ! Et pour quels résultats ! Et par quels moyens ! Avec quelle rapidité
le temps effacera tout cela ! Et combien de choses n'a-t-il pas déjà effacées !